Une Enquête Aux Pays Du Levant

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Une enquête aux pays du Levant / Maurice Barrès,... Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Barrès, Maurice (1862-1923). Une enquête aux pays du Levant Maurice Barrès,.... 1923

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Une enquête aux paysdu Levant / Maurice

Barrès,...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Barrès, Maurice (1862-1923). Une enquête aux pays du Levant / Maurice Barrès,.... 1923.

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MAURICE BARUÈS

'V®NE ENQUÊTE.-,'-,. AUX "'•-,,

|fe§ DU LEVAIS!*

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// a été tiré de cet ouvrage :

20 exemplaire* sur papier ite Chine, numérotes de i à 20;

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Japon, numérotée de 2i à 35;

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L'édition originale a été tirée sur papier de fil.

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UNE ENQUÊTE

MX PAYS DU LEVANT

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MAURICE BARRESos i/iCiDKyiK raisons

UNE ENQUÊTEAUX

PAYS DU LEVANT(î'\\ vs\

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A, MONSIEUR L'A DR fi IIEN1U BliEMOND

Mon citer ami,

s^i^^nquerail au front de cet ouvrage une lumière,

si je n'y inscrivais le nom de l'historien du sentiment

religieux en France. Veuilles accepter ce livre comme

un gage de mon attachement et pour qu'il reçoive de

cette dédicace un sens plus clair.

Que d'années déjà depuis ce jour d'Athènes ou nous

nous sommes rencontrés pour la premièie fois, entre

ciel et terre, sur un échafaudage du Parthénonl Des

ouvriers travaillaient à la façade du temple qui regardeles Propylées, et vous et moi, nous avions eu, cha-

cun, Vidée île monter sur leur haut plancher pourmieux admirer la frise de Phidias. Je vois encore

comment, à cette minulo où nous nous sommes nommés

Pun à l'autre, votre main s'appuyait au marbre

sacré. Depuis lors, à votre manière, vous avez entre*

pris de sculpter une sorte de Panathénées; vous avezdécoré VEglise de France de ce long et savant cor-

tège où VQiunous montrez et nous montrerez la suite

de tous nos grands mystiques, illustres on obscurs; etvoici qu'à mon tour, je lente d'esquisser et d'ordonner

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il UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU L.EVANT

les choses et les gens que j'ai vus défiler d?Alexandrie à

Constantinople : enfants d'Asie menés par nos maîtres

français, et puis, dans une ombre plus reculée, dan*seurs de Konia, adorateurs du Diable, Hashâshinsd'Ahmout et du Kaf, bacchantes de Byblos...

Que de parties troubles dans cette société orienlolet

Qu'est'ce que cette ardeur qui l'anime et dont lesélans' peuvent s'égarer si étrangement? On voudraittirer ces mystères en pleine lumière et se les rendre

intelligibles; on ne peut se contenter d'une musiqueindéterminée de souvenirs et du parfum dont cette

terre des morts embaume ses sépulcres. Je suis né

pour aimer VAsie, au point qu'enfant je la respiraisdans les fleurs d'un jardin de Lorraine; et mainte*

nant encore, la tulipe, le jasmin, le narcisse, le lilas,la jacinthe et les roses me plaisent pour une grande

part parce qu'ils viennent de Chiraz, d'Arabie, de

VInde, de Constantinople et de Tartarie. Mais si jen'avais écrit qu'un livre de désirs, de rives et de cou-

leurs, je ne voudrais pas vous Voffrir. Je n'ai pas

songé à vous associer au Jardin sur l'Oronte, malgré

l'importance doctrinale que lui ont prêtée de graves

censeurs; ce n'était qu'une oeuvre d'art (et pas plus

coupable, disons-le en passant, que certain petit chef-d*oeuvre grec que le bon évêqueAmyot ne dédaigna pasde traduire), mais vous avez des droits sur mon voyage.J'allais là-bas plein de curiosités multiples, disperséentre vingt desseins, dont le principal était de me

rendre utile à nos maîtres qui y propagent la civili-

sation de f Occident, et sitôt que je suis entré dam

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UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT III

leurs collèges <fAlexandrie, du Liban, de Damas, de

VOronte, de Cilicie, d'Anatolie, regorgeant de garçonset de fdles aux yeux noirs, l'unité s'est faite en moi,toute pressante et brûlante, autour de cette question :

qu'y a-t-il dans ces âmes que ces missionnaires trai-

tent comme des âmes royales?

Qu'y a-t-il dans ces âmes? Votre oeuvre magistrale

répond à cette question. Ces maîtres honorent et soi-

gnent dans leurs petits élèves celte même source de

toute énergie que vous avez reconnue dans nos Car-

mels, chez M. de Condren, chez Bérulle, l'étincelle

mystique par qui apparaît tout ce qu'il y a de reli-

gieux, de poétique et d'inventif dans le monde. Rien

n'existe dans l'humanité sans ce jaillissement pri-

mitif, dont nul être n'est incapable, et qui d'abord

doit être obtenu, puis canalisé et discipliné. Vos

livres ne disent pas seulement les grandeurs de ce

mysticisme, ils en montrent aussi les dangers pos-sibles, et c'est en vous lisant que j'ai mieux compriscomment VOrient, tout rempli de ces forces magni-fiques, laisse s'égarer et se perdre ce que l'Occidentet VEglise guident, épurent, emploient et sublimisent.

Ainsi suis-je incliné par des préoccupations corn*

munes, aussi bien que par l'amitié, à mettre sous votrenom ce récit d'un voyage où je me trouve avoir visité

• nos congrégations françaises et tout ensemble les

confréries de VIslam et du Vieil Orient. La GrandeGuerre m'avait détourné de cette publication; lesdébats qui vont s'ouvrir devant le Parlement, pourautoriser les congrégations quïfenseignent à Vétranger,

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IV UNE ENQUÊTE AUX PAYS UU LEVANT

me commandent de ne pas la retarder davantage; et

je vous prie, mon cher confrère, d'en agréer Vhom-

mage, en remerciement du riche trésor que 'vous êtes

en train de ramener à la surface de la littérature

française et qui ne manquera pas de féconder lente-

ment notre élite intellectuelle.

Muurico BARRÉS.

Charmcs-iur-Moselle, octobro 1923.

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UNE ENQUÊTE

AUX PAYS DU LEVANT

CHAPITRE PREMIER

LA TRAVBRSBB

Ah I «ans amour ©'en aller sur 1%mer...

Cette plainte de Théophile Gautier» que je lisaissur les bancs du collège et qui m'est toujours restéeau fond de la mémoire, me revient à l'esprit d'unemanière obsédante, aujourd'hui qu'au large de Mar-seille je navigue vers Alexandrie et Beyrouth. Adeux reprises déjà, je suis parti d'ici prendre une

.idée de la Grèce, puis de l'Egypte, et maintenant jevais parcourir la Syrie, la Cilicie, l'Anatolio, avec

quel enthousiasme exalté 1 Ah!.ce n'est pas sansamour que je traverse la Méditerranée, dans ce

printemps de 1914. Je l'ai toujours désirée avec unesi folle ardeur, cette terre d'Asie ! Je me tournais '

vers elle à toutes mes heures de sécheresse. Elle

m'apparaissait dans une brume de chaleur, toutebruissante de rêves et de forces non organisées, qui

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t UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

me pouvaient & la fois revivifier et submerger. Au-

jourd'hui, au lendemain d'une campagne électo-rale, pour me récompenser, je vais franchir la zonedes pays clairs et pénétrer dans le mystérieux cercle.Je me donnerai une brillante vision, j'éveillerai enmoi des chants nouveaux, et m'accorderai avecdes faits émouvants que je pressens et quo j'ignore.J'ai besoin d'entendre une musique plus profonde et

plus mystérieuse, et de rejoindre mes rêves que j'aiposés de l'autre côté de la mer, à l'entrée du désertd'Asie. Il s'agit qu'un jour, après tant de con-trainte, je me fasse plaisir à moi-même, ot qu'ou-bliant des obligations de tous genres je me laissealler à ma pensée naturelle. Il est curieux que jen'aie jamais pu satisfaire l'attrait qui m'appelle'depuis toujours vers Bagdad et Chiraz! Quelquechose m'apparente aux Persans, qui sont les plusintellectuels des artistes ; j'ai passé d'innombrablesmoments aveo leurs poètes; j'ai vécu de ce quem'avaient apporté de leur horizon deux, trois ami-tiés précieuses ; i'ai cultivé cette nostalgie, mais noshabitudes et mule exigences nous attachont plussolidement que la corde au piquet. Qu'aujourd'huidu moins, il me soit permis d'aller, comme au seuilde mon véritable destin, dans le proche Orient,et d'y tendre mon verre aux échansons de l'éter-nité.

Je n'y vais pas chercher des couleurs et des

images, mais un enrichissement de l'ame. Déjà nos

grands peintres, les Dauzat, les Marilhat, les Des-

camps, qui découvrirent Smyrne, Damas, Jéru-salem et l'Egypte, incapables de se contenter defières draperies et d'armes singulières, prétendaient

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LA TRAVERSAS 3

saisir la pensée derrière les gestes, les attitudes etles regards. Avec Delacroix, le maître du choeur, ilsont mis sur la cimaise la rêverie farouohe du musul-man, son fatalisme et la nostalgie des races qu'ilopprime. C'est par ce chemin de leur romantisme

que je suis allô d'imagination jusqu'à la part éter-nelle de l'Asie. J'ai le sentiment que l'Asie a dos

secrète, toute une vie ténébreuse, un coeur religieux,qui m'inspire un attrait que je voudrais inonder delumière.

Que de fois, avec Renan, j'ai remonté en esprit lefleuve Adonis jusqu'à la source d'Afaka, tandis queles femmes du cortège dansant de Byblos gémis-saient le long des gorges profondes I Que do fois jeme suis assis en imagination sur les ohâteaux duVieux de la Montagne dans le pays inabordable desAllaouit 1 Et quand je priais les maîtres do notreÉcole des langues orientales de m'éclairer les pres-sentiments que Goethe et Victor Hugo m'ont donnésd'un Djelal-eddin Roumi, j'ai toujours désiré de

joindre à leur science les recettes que les Mevlevis

peuvent garder du grand inspiré.Eh bienl l'heure est venue de ces initiations.

Ayant touché pour quelques heures Alexandrie

d'Egypte, nous débarquerons à Beyrouth. Alorscommencera lo plaisir de la nouveauté. Je verraide mes yeux la sainte Byblos, les hauts lieux duLiban, les châteaux des Hashàshins, Damas, toutesles villes de l'Oronte, Homs, Hama la bourdon-nante, Alep, Antioche, marraine des chrétiens, et,cheminant à travers les gorges du Taurus, j'iraichercher à Konia, sur le tombeau du poète quej'aime et ne comprends qu'à demi, ce qui subsiste

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4 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

des moyens mécaniques inventés par l'Asie pourmultiplier l'âme.

L'éducation de l'âme, c'est la grande affaire quim'a préoccupé et attiré toute ma vie. J'en parledéjà en balbutiant dans Un homme libre, et depuisje n'ai pas cessé. Qui donc les sept devant Paris al-laient-ils interroger aux Invalides? Le héros qui adit : « J'ai l'art de tirer des hommes tout ce qu'ilspeuvent donner. » Et nos églises de village? Je lesaime parce qu'elles donnent une culture morale aux

plus humbles enfants, aussi bien qu'à Pascal, àAndré-Marie Ampère et .à Pasteur. Il s'agit pourchacun de nous qu'il trouve en soi la source cachéede l'enthousiasme. Il s'agit que chacun devienne lui-même à la plus haute puissance. Mieux que per-sonne, les Orientaux ont su éveiller et déployer cetteforce motrice que l'individu porte au fond de sonêtre. Ne pouvons-nous plus les appeler à notre se-cours? Les grandes leçons que leurs sages ont pro-fessées n'ont pas été toutes perdues : elles ont pé-nétré en Europe : mais sur place ne seront-elles pasplus émouvantes, plus efficaces? c Pays des morts »,dites-vous. Soitl Mais, au fond de la tombe, s'ilbrillait quelque joyau?

De nos bibliothèques, de nos laboratoires, de toutnotre positivisme, j'ai hâte d'aller à cet inconnu, et,selon mes moyens, d'y mener une enquête. L'Asieest-elle encore la gardienne d'une tradition efficace etl'un des espoirs du monde? La terre où nos congré-gations bâtissent leurs écoles se souvient-elle de mé-thodes dont noua puissions user, garde-t-elle desferments? C'est pour le savoir que je me mets en

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LA TRAVERSÉE 5

route. J'échouerai sans doute en partie; mais je me

préciserai à moi-mfme mes curiosités. Qu'est-ce donc

qui m'attire dans ce vague et cet indéterminé? Unefois pour toutes, je veux savoir de quoi je suis ob-sédé. Quand je ne ferais que dresser un questionnaire,du moins je reviendrai avec des curiosités claires,substituées aux parties nocturnes de mon désir.

Et puis, je ne vous dis que la musique d'accom-

pagnement de mon voyage et le halo le plus nébu-leux de ma pensée. Au centre, au net, j'ai un projetqui est proprement le corps de mon action et sa

partie solide. Je vais dans ce Levant pour y véri-fier l'état de notre puissance spirituelle. La prépon-dérance des idées, l'empire sur les esprits et les

coeurs, c'est notre but ; à d'autres, parfois, la pri-mauté de la force et celle des affaires ; mais à nous,

toujours et quand même, l'amitié des âmes. Eh bien 1de cette puissance qui est notre propre, qu'advient-il? Au gré deé coeurs, que vaut encore la France duLevant? Ces vieilles nations de l'hellénisme, au dé-clin de Byzance, quand elles commencèrent d'êtrelivrées au bon plaisir de l'Islam, c'est à nous qu'ellesdemandèrent secours, et, depuis six siècles, instal-lées dans leurs ruines à demi méconnaissables, pa-réesde quelques lambeaux des antiques civilisations,elles n'ont que nous pour amis efficaces. Nous pro-tégeons leur culte, nous leur fournissons des éduca-

teurs, nous sommes leur modèle et leur espoir.C'est notre vocation et notre gloire. Cela dure-t-ilsans fléchissement? Où en est notre protectorat etnotre apostolat? Que valent efficacement ces beauxtitres? Où en sont nos apports? Je voudrais le sa-

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6 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

voir. Des bruits inquiétants ont couru, Que pensentà cette minute et qu'espèrent les envoyés de notre

patrie et les messagers de notre civilisation? Quellessont leurs ressources et leurs besoins? Un des ar-ticles les plus clairs de mon programme, c'est queje vais mener sûr place, de ville en ville, une en-

quête sur la situation de nos maisons d'enseigne-ment laïques et congréganistes, spécialement surces dernières dont je sais qu'elles risquent de mourirdans un bref délai, faute de recrutement. Un écri-vain français a des dettes et des devoirs envers les

propagateurs de notre langue et de notre plus haute.civilisation. Je veux revenir dans la nouvelle Cham-bre avec des renseignements qui me permettent d'ydénoncer la grande pitié de nos missions et d'obtenir

qu'elles puissent ouvrir, sur la terre natale, des novi-ciats où se recruter.

Tels sont mes projets. Ma bonne fortune me per-met de suivre ma pente aux curiosités romantiques,tout en continuant à servir... '

Mais trêve d'imaginations 1 Dans cette grandevie monotone du bord, il faut que j'empêche mon

esprit impatient et désoeuvré de se construire paravance une Syrie et une Phénicie. Au lieu de devan-cer par mes songeries les leçons qui m'attendent, jeveux interroger ceux de mes compagnons de route

qui n'en sont pas à leur premier voyage.

Le capitaine n'a jamais vu que le rivage. Il n'amême pas trouvé une occasion de monter de JafTaà Jérusalem. Étrange petit-fils des Croisés 1 Du

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LA TRAVERSÉE 7

moins a-t-il des idées sur les Levantins qu'il em-

barque partout où il fait escale :— Certainement, ce sont des ffens d'esprit vif,

mais ils ne songent qu'à paraître. Les Messageriesont fait une fameuse trouvaille en imaginant de pu-blier dans les journaux le nom de ceux qui pren-nent des cabines de luxe. « M. X..., de Beyrouth,embarqué dans une cabine de pont. » Ah 1 pourlire cela, ils consentiraient tous les prix.

Un industriel provençal, qui partage son tempsentre Marseille et la Syrie, où il emploie beaucoupd'ouvriers, se plaint que ceux-ci manquent de forceet d'ardeur :

— Ce sont des populations peu viriles. Les Drus^sfournissent un meilleur rendement; ils sont plushommes ; mais dans l'ensemble, quelle mollesse 1

— Et les Turcs?— Les vieux Turcs méprisaient l'étranger, mais

gentiment, sans trop le lui faire sentir. Les jeunesTurcs nous haïssent.

Opinion aussi peu favorable chez un de nos com-

patriotes fixé en Egypte et qui, plusieurs fois, au lieude venir en France, a passé la saison chaude dansle Liban.

— Gardez-vous, dit-il, de juger les Syriens sur la

gentille idée qu'ils vont l'appliquer à vous donnerde leurs sentiments à notre égard. Us ne connais-sent que leurs intérêts (1).

— On les dit très intelligents?— Ils se font d'eux-mêmes une haute idée et je

ne dis pas qu'ils manquent d'esprit, s'il s'agit de

(1) Voir les notes à la fin de l'ouvrage (tome II).

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8 UNE BNQUÊTB AUX PAYS DU LBVANT

gagner de l'argent. L'argent, pour eux, c'est le tout...Vous faites un geste qui veut dire que c'est partoutainsi dans le monde. Eh bien I Lamartine lui-même,malgré son désir de tout voir en beau, a noté cecôté mercenaire de l'Orient. Relisez ce qu'il ra-conte des émirs du Liban qui fêtaient lady Stan-

hope, et qui l'abandonnèrent quand ils l'eurent

dépouillée. Dans l'empire ottoman, ce qu'il y a de

mieux, c'est encore le Turc.Mais deux passagers, un consul et un religieux,

me pi-cnnont à part et me disent :— Tout cela est très joli ; pourtant, il y a un fait,

c'est que ces Grecs, ces Arméniens, ces Syriens,sont la clientèle française. Qu'ils disparaissent, nousn'avons plus qu'à disparaître. Os sont toute notreraison d'être. Et il y a un second fait, c'est que leTurc dont ces messieurs s'accommodent, est le Turc

que nous ont façonné les Capitulations...Là-dessus, nous avons causé longuement. Le con-

sul, en même temps qu'il gère son poste dans uneville de l'Oronte, y fait pour son compte des affaires ;le religieux a plusieurs fois parcouru le Levant, de

l'Egypte à la mer Noire, pour visiter les maisonsde son ordre. Voici quelques-unes de leurs observa-

tions, que j'ai notées le soir dans ma cabine.Au dire de ces deux messieurs, les musulmans ont

dépeuplé l'Asie, arraché les arbres et fait rentrer lessources. Il y a des sources qu'on ne retrouvera ja-mais. Une année, me raconte le religieux, j'ai faitseize jours de caravane, de Mossoul à Alep. Pendantces seize jours, dans cette fameuse plaine de la Mé-

sopotamie qui a été un paradis terrestre, j'ai ren-contré en tout cinq arbres. Pas un de plus. L'Islam

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LA TRAVERSÉE 9

a détruit la terre et amoindri les races qui y vivaient.Nous ne pouvons pas vous dépeindre, continuent-ils l'un et l'autre, toutes les régions de l'Empireottoman ; elles sont diverses, et vous en parcourrezune partie. Quand vous aurez franchi le Taurus,vous passerez du monde arabe au monde turc.Turcs et Arabes sont très différents et se détestent.Ils ont pourtant en commun l'Islam. Et sous cetIslam vous rencontrerez les vieux habitants de cette

terre, les nations chrétiennes asservies. Ahl il estsûr que cet esclavage les a diminuées, et il est sûren outre qu'elles sont différentes de nous. Maistoutes ces nations d'Orient sont très intéressantes,très laborieuses. Laborieuses, n'est-ce pas dire civi-.Usées?

Et puis elles sont notre clientèle : catholiques la-

tins, que nous protégeons de par les, traité» ; chré-tiens catholiques ottomans (Chaldéens, Syriens de

l'intérieur, Maronites, Melkites, Arméniens catho-

liques) que nous patronnons en vertu d'un usagereconnu ; chrétiens de toute confession qui, chaquefois qu'ils ont été molestés, se sont tournés versl'Occident et spécialement vers la France en vertud'une tradition qui n'est inscrite dans aucun docu-ment officiel, mais dans les consciences. Il faut tou-

jours se rappeler cela, quand il s'agit de juger lesminorités dans l'Empire ottoman. Elles y sont lamatière de toute notre activité. Nous leur sommesliés par notre honneur et par nos intérêts.

Le Turc aussi a sa valeur. Mais pour s'éviter d'ef-

froyables surprises, il faut distinguer sous ses appa-rences son invincible nature et ne pas prendre à lalettre la vision enchanteresse de Loti.

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10 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

C'est justement qu'on vante les paysans turcs. 11

n'y a pas de population plus stable en Orient quecelle de l'Asie Mineure. A l'encontre de ce que nousconstatons en Attique et dans le Péloponèse, la po-pulation grecque antique a subsisté en Orient. Le

paysan turc est à peu près certainement un Grec quia subi l'Islam, comme il fallait bien, l'Islam pro-mené par le cimeterre. Voyez sa physionomie ; pasles pommettes saillantes, pas la face large et un peuaplatie du Mongol et du véritable Turcoman; ilsont le type aryen. On retrouve vivants et riants aumilieu d'eux les visages des vieilles statues qu'ondéterre sous leurs pieds.

Quant au Turc de Constantinople, le Turc fonc-tionnaire, celui qui plaît tant à Loti et à Farrère,il a une amabilité sans égale, une puissance decaresse extraordinaire. Leurs mères sont à l'ordi-naire des Géorgiennes ou des Circassiennes, car lesTurcs ont la préoccupation de choisir les femmesles plus belles. Ils les attrapent comme on attrapeles oiseaux. A leur usage, il y a des voleurs de jeunesfilles dans le Caucase. Ainsi dans la société .de Cons-

tantinople le type ne cesse pas de s'affiner. Seule-

ment, persuadez-vous bien qu'il y a chez Loti plusdo poésie que d'esprit critique et d'information. Ilfaut en dire autant des ambassadrices. La femme

turque n'existe pas, et, à Constantinople, les Euro-

péennes sont de véritables reines. En quittant cette

ville, elles croient descendre des marches du trône.Et d'une telle souveraineté, tout naturellement, elles

gardent aux Turcs une gratitude infinie. Elles n'ont

guère été réveillées de ce rêve que dans les trois

jours des massacres de Constantinople.

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LA TRAVERSÉE lt

Le 26 avril 1896, à dix heures du matin, les mas-sacreurs descendirent la grande rue de Péra, parbandes de cent cinquante ou deux cents assassins,armés de massues, toutes du même modèle et sor-ties de la même fabrique : des bâtons de fer termi-nés par une boule. A midi, la tuerie méthodique bat-tait son plein. Le premier jour, ils tuèrent dans lesrues et dans les tramways, le second et le troisième

jour dans les maisons. Douze mille Arméniens pé-rirent. Trois mille cinq cents, se borne à dire l'en-

quête officielle. Ce fut pour les dames françaises de

Constantinople une révélation du Turc sanglant, un

regard profond sur les dangers perpétuels qui justi-fient en Orient la peur constante des minorités.

— Ahl vous n'allez pas dans un pays morne.Vous serez accueilli avec reconnaissance par les

chrétiens, avec une bonne grâce incomparable par.le fonctionnaire turc; seulement, comprenez-le :vous allez dans un pays toujours menaçant d'orage.On fait de bons Turcs, voire de très bons Turcs,avec de l'énergie, mats jamais avec ce qui ressembleà de la peur. Ils sont accessibles à une impressionplus que quiconque. Il faut leur donner l'impressionque nous voulons que les nations auxiliaires, dontils ne peuvent d'ailleurs se passer, soient garantiesdans leurs habitats sur une terre qu'elles occupaientavant le Turc lui-même. Le bon Turc, c'est celui quia subi cette impression. Mais ces races de l'Islam,livrées à elles-mêmes et à leur tout-puissant ca-

price, elles détruisent....Ainsi me parlaient mes compagnons mêlant

leur expérience à mes rêves, qu'il faudra, ceux-cicomme celle-là, que je revise. J'écoute ces idées

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11 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

avant-courrières sans les faire miennes, un peucomme notre bateau accueille ces oiseaux à demimorts de fatigue qui se viennent poser sur ses mâtset sur ses vergues.

Grandes journées, à la fois gênées et charmées parla mer. Pendant des heures, j'arpente le pont dubateau qui court dans la brume. L'humidité pois-seuse du pont, les senteurs huileuses et la trépida-tion des couloirs ne m'enchantent guère, mais je lesdéfie bien de réduire l'exaltation où me jette le désirde cette Asie dont j'ai toute ma vie appelé ardem-ment les couleur», les vibrations, le lyrisme et leprofond mystère. J'examine mes rêves, je fais le dé-nombrement de mes voeux, je dresse leur itinéraire.Ah I que ne m'échappe aucune des religions innom-brables que la chaleur des races fait mûrir sous lesoleil de Syrie, trop heureux si mon destin m'ac-corde d'être utile à nos missions chrétiennes quiapportent au milieu de ces ferments une disciplinesupérieure I

Quel beau travail j'entreprends, et sur quel fondd'horizon 1 Depuis des années, j'avais cette voca-tion. Je vais voir des âmes et des dieux I Puisse ce

grand vent persistant de la mer, si léger et si fort,purifier mon esprit et l'ouvrir aux révélations queme promettent ces terres sacrées I

Page 26: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE II

UNE ESCALE A ALEXANDRIE

Voici la terre rose et jaunâtre d'Egypte, toute

plate et disposée en croissant de lune, qui porteau ras de l'eau des cheminées éparses et quelquesarbres groupés. Nous atteignons Alexandrie. DesArabes chantent et rient en ramant dans le port.Les bons types, les braves gens! Daignent lesmaîtres français que je vais visiter les mainteniren joie et ne pas écraser, sous une surcharge mala-

droite, leurs faciles espérances IJe vais tout droit chez notre consul, M. de Riffye,

lui demander que nous visitions les écoles.Il me mène aux deux lycées de la mission laïque.

Des bâtiments provisoires, aux portes de la ville,dans de vastes terrains sablonneux, où une simplebarrière sépare le hangar des garçons du hangar desfilles. Le proviseur, un inspecteur primaire du troi-sième arrondissement de Paris, un homme intelligent,simple et vrai, est peut-être arrivé ici avec des pas-sions radicales et anticléricales, mais, sous la pres-sion des faits, il a dû se rapprocher de ceux qu'ilcroyait venir combattre. Un modus vivendi s'estétabli tout naturellement entre lui, les Jésuites etles Frères.

18

Page 27: Une Enquête Aux Pays Du Levant

14 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

— Nous ne nous faisons pas concurrence, medit-il. Chacun de nous a son terrain. Je n'ai paspris un seul élève aux établissements congrégania tes.Nous autres laïques, une clientèle nous attend ici,d'orthodoxes et de Juifs de la classe moyenne (lesgrands Juifs vont chez les Jésuites, et les plushumbles à l'école israêlite).

Ce que me dit là ce proviseur, les directeurs des

collèges congréganistes me le confirmeront bientôt.L'école laïque a sa clientèle propre. A côté des6 660 enfants qui vont chez nos diverses congré-gations, elle a groupé 268 garçons et 82 filles, prin-cipalement israélites, et, sans nuire aux écoles déjàexistantes, elle élargit de quelques mailles le filet

que nous jetons sur la jeunesse alexandrine.M. Toutée me montre ses élèves, auxquels il dis-

tribue un enseignement neutre, qu'il définit avec des

phrases de Ferdinand Buisson; puis nous passonschez les filles, au milieu desquelles j'ai l'honneur desaluer leur directrice, une jeune dame très plai-sante, à figure ouverte. Là encore, l'installationtoute neuve est mal dégrossie, d'ailleurs en harmonieaveo ce petit peuple d'enfants plus vivants quefaçonnés. Ces deux lycées, c'est un des rares endroits

d'Orient, je le note aujourd'hui, où j'ai vu desécoliers pareils à ce que nous étions dans nos col-

lèges de France, agités, turbulents, osés. Tout celaun peu France ouvrière, au sens'le meilleur du

mot, très fait pour plaire à un Michelet : salubre,un peu court, un peu privé de rêves. Impossible de

parcourir sans un vif plaisir d'amitié ces deux éta-

blissements, dont la qualité française, bien virile,éclate dans cette atmosphère un peu molle d'Egypte.

Page 28: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE ESCALB A ALEXANDRIE 15

Je demande si quelqu'une des élèves pourrait me

faire une récitation. Une petite Juive me dit le Bara

de Maurice Bouchor, une autre le Cor de Vigny.Émotion d'entendre ces mots dans ces bouches

étrangères. Sentiment de la dignité sacerdotale del'écrivain dans la race.

D'ailleurs, maîtres et maltresses se plaignent den'avoir pas de bons livres pour enfants de quatorzeans. A leur avis, le ministre leur envoie des choses

sans intérêt. Ils voudraient des auteurs modernes.Eh I oui, mais qui de nous? Qui de nous, écrivainsmes frères, a écrit les oeuvres capables d'apporterà cette jeunesse le rayonnement de la France?

Le lendemain matin, dès neuf heures, je vais chez

les Frères qui m'attendent. La MarseiUaisel Très

émouvante, cette mise en scène de tous les élèvesmassés dans une grande cour. Un jeune Égyptienme récite des vers de sa façon, et de toutes partsquels compliments! J'avouerai que, dans ces pre-miers jours d'Orient, quand on me parlait de mon< glorieux génie, qui traversera les siècles commeil vient de traverser les mers », j'étais un peu inquietet je me disais : c Diable, voilà le moment où lesmalins de l'assistance me prennent pour un imbé-cile ! » Mais très vite, je m'y suis bronzé, et com-

prenant bien qu'aux yeux de tous ce n'était qu'unemanière de parler, une clause de style, je ne songeaiplus & m'intimider. En revanche, jamais devant cesauditoires d'immense bonne volonté, je ne cessaide sentir, avec une acuité presque douloureuse,quelle tâche magistrale incombe aux véritablesécrivains français. Que valons-nous, écrivains decette heure? Qu'avons-nous mis d'universel dans le

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16 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

trésor des lettres françaises? Depuis un demi-siècle,il nous fallut travailler pour notre nation d'abordet sur des problèmes intérieurs... Mais ce n'est pasici le lieu d'une méditation prolongée et je dois

prendre la parole sur le thème le plus simple, où

je me tiendrai dans toutes mes visites : < J'apporteà vos maîtres les respects et les remerciements dela France ; à vous, notre amitié. Nous vous donnonsnotre langue et tout ce qu'elle renferme de lumièreet de sentiments. Nous ne vous demandons rien en

échange, sinon vos coeurs. »

Acclamations, fanfares, drapeaux et vin d'hon-neur.

C'est une affaire formidable que les Frères desÉcoles chrétiennes d'Alexandrie I Huit écoles com-

prenant un total de plus de 2 500 élèves, ottomansou non-ottomans et de toutes les religions.

Je continuai mes visites, ce soir-là et le lendemain,chez les Jésuites, chez les Filles de la Charité, dansles écoles de l'Alliance israèlite. Je ne veux pasobliger le lecteur à m'y suivre pas à pas. C'avaitété ma première idée ; en 1914, j'allais dans le Levant

pour me documenter auprès de nos éducateurs, et

je voyais mon livre comme une suite d'interviews,auxquelles je voulais que le public assistât en tiers ;ainsi chacun, me disais-je, sera persuadé d'heure en

heure, en même temps que moi. Mais les maîtreset les élèves avec qui j'ai causé il y a huit ans, quesont-ils devenus aujourd'hui? Leurs propos et leurs

portraits, dont mes carnets sont couverts, risquentde n'être plus au point. Et puis, est-ce bien là ce

qu'on attend de moi? Me demande-t-on de mettreau jour toutes les substructions de ma pensée? Le

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UNE ESCALE A ALEXANDRIE 17

rapport de Maurice Pernot, que j'ai contrôlé surles points où je suis passé, demeure un instrument

incomparable, qui fournit à qui les désire les plussûrs éléments de statistique. Quant à moi, ne ferai-jepas mieux, à l'aide des couleurs que j'ai notées

chaque soir, dans la première fraîcheur de mon

émotion, si je cherche à donner une idée du climatmoral où vivent ces populations bigarrées, et si jetâche de montrer, selon mes forces, comment nos

congrégations l'assainissent en y distribuant la

pensée catholique de la France?On sait quel rôle immense jouent dans tout l'Orient

l'arrosement des terres et la distribution des eaux.C'est l'objet depuis des siècles de la plus savante

réglementation. Eh bien 1la distribution de la penséeeuropéenne sur ces vieilles races, desséchées à la

surface, c'est encore plus important et plus difficile.De quelle manière les pénétrer? En vue de quellesproductions? Avec quels résultats? Nous tâcheronsde nous en faire une idée. Pour mon début, dansces trois jours d'Alexandrie, je crois entrevoir com-ment chacune de nos congrégations a sa spécialité.

Ici, les Frères forment des employés -pour lesmaisons de banque et de commerce et pour lesdiverses administrations. Les Jésuites, qui ont aussides cours d'enseignement commercial, tiennent le

premier rang pour la belle culture française, et leur

collège d'Alexandrie vaut, dit-on, nos meilleurs deFrance. Les Filles de la Charité joignent aux oeuvresd'éducation une divine bienfaisance : leurs maisonsde la Miséricorde et de Saint-Vincent de Paul abri-tent des petits garçons (âgés de moins de sept ans),des orphelins, des orphelines, des nouveau-nés aban-

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lt UNE ENQUÊTE AUX* PAY8 DU LEVANT

donnés, des pensionnaires gratuits ou payants, entout 2 425 enfants, et j'ai vu devant leur porte la

longue file des pauvres gens qui viennent dans leur

dispensaire faire soigner gratuitement leurs yeux,leurs dents, toutes leurs misères... C'est bien beau,cet ensemble I Quels régiments divers ! Quelle actionvariée et coopérante I Quelle marche irrésistible detoutes les charités pour tous les besoins !

CHEZ LES DAMES VE SIOS

Pour apprécier l'humanité du catholicisme, lavariété des ressorts qu'il met en usage et son amplegénérosité à l'égard de toutes les faiblesses spiri-tuelles ou physiques, il faut passer, comme je. viensde faire, des Filles de la Charité chez les Dames de

Sion, qui élèvent ici princièrement les jeunes fillesde la meilleure société.

C'est un sentiment charmé, quelque chose d'assez

inexprimable que je garde de ma visite à leur pen-sionnat de Ramleh. J'y arrivai vers la fin du jour.Je fus d'abord introduit dans le parloir, et, tandis,

qu'on allait prévenir ces dames, je tombai en arrêtdevant les deux portraits qui tout naturellementdécorent cette pièce, les portraits des frères Ratis*

bonne, fondateurs de l'ordre de Notre-Dame deSion.

Les curieuses figures, à la fois cléricales et juives,où la mansuétude ecclésiastique se superpose à lafinesse d'Israël I Je les examinais aveo un vif inté-rêt. Les Pères Ratisbonne ont exercé de tout tempsun grand attrait sur mon esprit. Dans mon enfance,à Nancy et à Strasbourg, leur conversion faisait

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UNE B8CALB A ALEXANDRIE 19

encore l'objet de commentaires interminables. C'est

qu'on ne peut rien imaginer de plus romanesque.Les deux frères étaient Alsaciens, d'une famille

juive très pieuse. L'un d'eux, un soir, en se prome-nant, vit tomber sur Strasbourg une étoile filante.C'est un signe, se dit-il. Il court à la maison quece message du ciel vient de lut désigner. C'est là

qu'habitait la célèbre Mlle Human, autour de la-

quelle se groupèrent, dans la première moitié dudernier siècle, tous les saints du pays rhénan. Htombe à ses pieds en pleurant, lui confesse sa détressed'âme, et, quelques mois plus tard, il recevait le

baptême secrètement dans la maison de cette femmeéminente qui lui servit de marraine. Tous les siensle blâment, le rejettent durement. Mais bientôt son

propre frère, l'un des plus acharnés à le contredire,de passage à Rome, s'effondre en larmes devant unautel de la Vierge. Et tous deux alors de fonder cetordre de Notre-Dame de Sion, pour la conversiond'Israël.

L'aventure est extraordinaire, mais ce qui luidonne de l'approfondissement, c'est que ces Rqtis-bonne descendent du fameux Théodore Cerfbeer,que l'on peut tenir pour le maître de l'abbé Grégoire»C'est par Cerfbeer (personnage étrange qui, tout juifqu'il était, reçut de Louis XVI des lettres de no-

blesse) que le curé lorrain prit en main et fit triom-

pher la cause de l'égalité civile des juifs. Et là,nous saisissons un solide enchaînement de volontés.Tirer Israël du ghetto, de son isolement désolé, lerattacher à la nation, le rattacher au Christ, ce sontdes besognes nuancées, mais les effets d'un mêmedésir de libération : les Pères Ratisbonne ne font

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10 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 OU LEVANT

qu'accomplir une étape de la mission que s'étaitdonnée Cerfbeer. Derrière ces petits-fils, il y a l'aïeul ;mais derrière l'aïeul et dans les ghettos de Hollande,d'où i! venait, que verrait-on dans l'ombre, à bien

y regarder? Ce regard, Rembrandt l'a jeté. Rem-brandt a vu de grandes figures orientales, des pro-phètes, des Rebeçca, toute une Asie chargée de

poésie, dans la plus, honteuse misèro. C'est cela queles Cerfbeer et les Ratisbonne ne peuvent plus sup-porter... Je suis ici dans la maison où l'on projettede se servir, une fois encore, d'Esther. Je rêve à

Racine, à Chassériau...Je rêve, mais voici la soeur,— La Mère Supérieure, me dit-elle, est à Port-

Saïd. On vient de lui téléphoner. Elle est prête à

revenir, si elle peut espérer de vous rencontrerencore.

Je dis mon regret de ne pouvoir prolonger mou

séjour et combien j'aurais été heureux de saluer lafille d'un de mes illustres prédécesseurs, Prévost-

Paradol, dont l'Académie garde la mémoire.La soeur a un mouvement charmant :— Comme notre Mère va regretter 1Et nous commençons de visiter la maison et les

classes.Deux petites filles de six à*huit ans me récitent

en dialogue la Cigale et la Fourmi. Il faut Voir le

petit geste de dédain : « Eh bien 1 dansez mainte-nant. » Et elles dansent.

C'est ravissant de voir ces petites filles d'Orient

accueillir et reproduire si vivement la fantaisie etla mélodie de l'Ile-de-France. Et o'est un plaisirdont on ne doit pas se lasser, car une des religieuses

Page 34: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE E8CALB A ALEXANDRIE 91

qui regardent aveo moi cette scène gentille a deslarmes dans les yeux. Ce sont des mamans éprisesde ces petits bijoux.

J'ai demandé des ohiffres.— Combien, mesdames, avez-vous ici de musul-

manes?— Yingt-trois.— Et de grecques orthodoxes?— Cinquante-trois.— Et de juives?— Seize. Au juste, nous avons à cette heure

quatre-vingt-onze ottomanes, soixante et onze nonottomanes et dix françaises.

— Qui de vous est française, dis-je aux enfants?La religieuse intervient :— Toutes, elles aiment la France.— Oui, crient les enfants.La dignité ici est d'aimer la France. J'admire

l'exacte conformité qui s'établit dans une telle mai-son entre les sentiments des élèves et ceux desmaîtres. Et c'est une remarque qui vaudra d'un boutà l'autre de mon voyage.

Nous continuons notre visite de classe en classe,et nous voyons toujours les plus charmantes révé-rences de toutes les races de l'Orient formées parnos religieuses aux manières de la France. Ces yeuxbrillants, ces tresses noires, ces tailles naissantes,tous ces fronts déjà parés d'un rayon d'adolescenceet qui gardent encore la touchante «humilité del'enfance, ce sont des Antigone, des Iphigénie, desPhèdre, des Roxane, des Monime, des Bérénice, des

Cléopâtre, des Esther, des Délia, des Zaïre, à l'âgede Juliette, ou même plus jeunes, et je crois me

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II UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

promener dans les coulisses d'un merveilleux théâtre

romantique où d'innombrables figurantes sont entrain de répéter leur rôle et de vêtir leurs parures.Nos religieuses les préparent à paraître sur la scènedu monde.

Mais j'avais tort de songer à la toilette d'Estber.Ces jeunes filles sont aux mains de nos religieusesqui leur forment l'âme. C'est entendu, quand il leurfaudra des chapeaux, des robes, des parfums, et Dieusait qu'il leur en faudra 1 elles les prendront dansnotre rue de la Paix ; pourtant**! y a plus profond :ainsi formées, les femmes de l'Orient aimeront, àtravers Paris, le meilleur de la France.

— Voulez-vous entrer à la chapelle?— Certainement, ma soeur.Dans une niohe éclairée par en haut, une Vierge

au milieu de palmiers, présentée en trompe-l'oeilsous des jeux de lumière.

— C'est charmant, dis-je.— C'est pieux, rectifie avec une douce fermeté

la soeur.Je sors de là, et je retombe sur des maisons en

démolition, des terres pelées, des fillettes couvertesde vermine. On n'imagine pas le romanesque de ces

images de grâce et de dignité françaises dans ce

faubourg du Nil, sous les couleurs légères et tristes

d'un ciel rougeoyant d'Egypte, Retrouver l'atmos-

phère des couvents où ont grandi les héroïnes d'Oc-tave Feuillet, les rubans bleus et les rubans roses du

Sacré-Coeur, sous le palmier, le sycomore et le figuiersauvage 1 Et cependant ce sont bien les arrière-

petites-filles des princesses que les vieux artistesdes Pharaons ont dessinées d'un trait si léger !

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UNE E8CALB A ALEXANDRIE 13

Songez à ce qu'il faut d'efforts et de solideidéal intérieur pour créer sous le climat d'Egypte,chargé de poussière et si amollissant, ces hauteset fortes maisons, cet ordre, cette propreté, cette

paix! Quel rythme qui vient de l'âme et se com-

munique immédiatement aux âmesl Sainte race

d'Occident, qui recommencera éternellement lescroisades.

Entre temps, j'ai visité l'École suisse, l'institutionGirard et puis les écoles juives.

Les Juifs tiennent une grande place dans la villed'Alexandrie. Us y forment un prolétariat très nom-breux et très malheureux, chaque jour accru, et une

petite aristocratie de riches, en général des sujetsautrichiens anoblis par François-Joseph, et d'ail-leurs généreux pour les oeuvres françaises. J'ai visitél'École française israélite. Le baron de Menasce veutbien me faire les honneurs des écoles de l'Allianceisraélite.

— Nos frais sont lourds, me dit-il; une partieen est couverte par la location des logements quenous avons construits, sur le terrain même de nos

écoles, en bordure de la rue.Pour le surplus, il s'en charge. En effet, je lis dans

toutes les salles cette inscription : c Les déjeunerssont offerts par M. le baron de Menasce », et lerabbin l'appelle « Excellence ». Ces écoles coûtent100 000 francs par an. Elles sont obligées de laisserdehors un millier d'enfants juifs, faute d'argent,et tous les jours il en arrive de nouveaux. C'est lefait de la fécondité et de l'émigration des Juifs quidébarquent ici de partout.

Page 37: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SI UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

— Vous êtes certainement content, lui dis-je. Ilsn'ont pas l'air d'être révoltés.

— Oui, nous sommes contents, mais c'est cher.Nous avons les procédés les plus récents, tout ce

qu'il y a de scientifique pour l'instruction. Conti-nuellement nous recevons les propositions les plusavantageuses de l'Allemagne ; nous les repoussons !Notre attachement est trop vif pour le pays qui,le premier, nous a donné l'égalité, nous a éman-

cipés.Et comme nous venons d'assister à une récitation

française :— Non, me dit-il, ne nous remerciez pas de leur

apprendre le français; ce n'est pas par chauvi-

nisme, ce n'est pas notre rôle, d'être chauvins ; c'est

par intérêt, c'est pour leur donner un instrumentdans la lutte pour la vie. Et puis, nous leur appre-nons l'hébreu, comment diriez-vous, par nationa-lisme.

Je les ai priés immédiatement de réciter en choeurleur plu s sainte prière hébraïque. Une belle chosed'entendre sur la terre d'Egypte ces petits Juifs

invoquer Adonaï.'

LA FIGVRR D'ALEXANDRE

Au sortir de cette audition et de ces longues vi-sites contrastées, qui pourtant font une harmonie,je suis allé au musée, et désireux instinctivement dene pas descendre du plan d'émotion où ces trois

journées m'avaient laissé, je m'attachai à y chercherles effigies d'Alexandre le Grand qu'il contient en

grand nombre. On sait que les artistes grecs ont

interprété les éléments vrais de cette royale figure,

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UNE E8CALB A ALEXANDRIE 33

pour en faire l'image de la destinée interrompue,et qu'ils sont arrivés à créer ainsi le symbole detoutes les nostalgies qu'éveillent la jeunesse et le

génie. L'élan violent, mais toujours déçu par la

mort, pour déployer les ressources surhumainesamassées dans le fond de notre être, je ne vois pasde poème ni de symphonie qui le peignent mieux

que les monnaies d'Alexandre frappées par Lysi-maque ou la grande médaille d'or de Tarse, oul'Alexandre impétueux, d'une effroyable ardeur phy-sique, de la Mosaïque de Naples, qui fut la joie su-

prême de Goethe douze jours avant sa mort. Cesportraits du héros dans le plein sentiment de sa

force, qu'il développe aveo une toute-puissance me-

naçante, doivent être complétés par l'Hermès du

Louvre, qui nous montre le conquérant vers la finde sa brave carrière, dans sa trentième année, quanddéjà toute grâce et toute jeunesse l'ont quitté, pourfaire place à la terrifiante gravité du jeune vain-

queur rassasié et peut-être désabusé. Mais c'est au'musée d'Alexandrie que j'ai vu le plus beau de tousles Alexandre, un moulage de la tête, aujourd'huià Boston, qui fut retiré des boues du Nil. Ah ! ladure image de ce héros, fils des dieux et compagnondo no8 imperfections ! Avec sa chevelure relevée surle front et qui tombe comme une crinière des deuxcôtés de sqn masque léonin, c'est vraiment un lionhumanisé, et là-dessus une extrême mobilité, tantôtde solitude et de mélancolie, tantôt de véhémencefarouche. Un charme infini, et pourtant quelquechose de terrible, à cause de la violence de son âme,s'exhale de cette tête si fièrement portée et un peupenohée sur l'épaule gauche, de ce front large et

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I* UNE ENQUÊTE AUX PAYE DU LEVANT

plein, un peu bas, de ce menton aux courbes har-monieuses et douces, et de ce grand oeil au regardhumide et lustré.

Alexandre, la plus belle image de la grandeur,et d'une grandeur à la fois charnelle et spirituelle,complète ce que je viens de voir de grandeur surna-turelle chez nos missionnaires. Et puis ici, dans saville, ne devais-je pas lui porter mon hommage, à lui

qui préside à tout ce chaos d'idées et de sentiments,où je vais me promener et dont il fut le premiermoteur ! A mesure qu'il s'enfonçait en Asie, il s'est

apparenté avec les dieux vaincus, et il a paru sedonner en proie aux passions qu'il venait dominer.Saisi par un entraînement irrésistible à la vuedes proportions colossales du monde qu'il avait

dompté, il succomba à l'enchantement de ses es-claves. Tout cet Orient hellénistique, o'est un effetde sa viotoire et de sa politique de complaisanceaux vaincus ; toute cette fusion inachevée des élé-ments européens et asiatiques, o'est lui qui l'adécrétée. Et sur les travaux innombrables qu'unearmée de savants consacre chaque jour à la propa-gation des cultes orientaux et du néo-platonismedans le monde, sûr le bilan de ce que l'Orient

emprunta ou prêta au paganisme occidental, ne

peut-on pas écrire :• Suite del'histoire d'Alexandre»?

Ce soir-là, mon dernier soir, j'errai longtempsà travers cette charmante et puissante Alexandrie.

Quelques palmiers au bord du canal, des maisons

négligées à l'orientale, des terres jaunes et pâles,un ciel rose, une foule bigarrée, où les âmes sont

plus diverses encore que les cheveux, les profils et

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UNE B8CALE A ALEXANDRIE 17

les yeux, une ville construite sur des moeurs d'es-

clavage, sur un fond de population douce, rieuse,

prête à tout supporter, pourvu que rien ne vienneirriter son sectarisme religieux, toujours à fleur

d'épiderme. Le rythme du tambour de basque etla plainte du hautbois y redisent la mélopée qui,depuis des siècles, le long des générations et tout

le long du Nil monotone, traduit l'identité des tme9.

Plaintes, notes aiguës, prolongées en soupirs, éter-nelle songerie composite! J'entends l'Europe etl'Asie. Qui peut songer à regarder ces petites per-sonnes, d'une marche aisée et stylisée, glissant àtravers les rues, le front tatoué d'une étoile bleue,le bas du visage couvert d'un voile, charmantes,humbles, précieuses? Qui les distinguerait, ces four-mis de l'Orient, quand les jeunes Grecques écla-

tantes, ayant chacune leur âme, surgissent du milieudu parterre comme les tulipes au-dessus du gazon?Si j'avais la baguette des magiciens qui met del'ordre et de l'esprit dans le monde, j'aimerais tout

disposer pour qu'Alexandrie, qui fut, dès l'origine,passionnée pour les questions d'enseignement etles querelles de race, justifiât la doctrine de l'éter-nel retour. J'y transporterais mon charmant etîlluf Ire confrère, M. Bergson, dans la chaire relevéede Phi Ion. Nous viendrions de Paris l'écouter. Etsoeur Rose qui y est déjà, j'aimerais que le respectdont elle est entourée se traduisit par des signesextérieurs, et, pardonnez ma fantaisie, je rêve dela voir comme une nouvelle Hypatie circulant àtravers la ville en voiture superbe avec un cawaséclatant... Mais aucun de mes impossibles désirs nevaut ce que j'ai vu : ces milliers de figures enfan-

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«S UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

fines, garçons et filles de toutes les races d'Orient,qui parlent français et admirent la France.

iw BèfB

Chaque soir, rentré sur mon bateau, j'avais beau-

coup de mal à m'endormir. J'étais agité par tousces plaisirs et plus encore par l'inquiétude de laissers'évanouir et m'èchapper tant de belles images. Et

puis lés moustiques, le bruit infernal du port ! Ladernière nuit, je fis un rêve.

J'étais dans le parloir de Ramleh. Les deuxfrères Ratisbonne se détachèrent de leur cadre etme prirent par la main, aveo sympathie, à titre de

juifs Alsaciens rencontrant un Lorrain. Toute la

pièce descendit, comme la cage d'un ascenseur ; etnous nous trouvâmes dans la chaufferie d'un grandnavire qui voguait le long des côtes d'Asie. A côté

d'eux, pour les assister, il y avait tous ces prêtrescatholiques, de naissance juive, qui dans ma jeu-nesse jouaient un si grand rôle en Lorraine, et

parmi eux, au premier rang, le Père Hernsheim,dominicain, qui sortait de l'École normale, et futun des premiers à aimer Pascal et à vivre dans sonintimité comme nous faisons aujourd'hui (2). Tousces judéo-chrétiens me montraient une grande con-

fiance, parce qu'ils connaissaient l'attrait que m'ins-

pirent les profondes richesses spirituelles qu'il y eutdans Strasbourg (de Saint-Martin, le philosopheinconnu, à Jacques Matter, l'historien du gnosti-cisme), richesses mal connues et dont leur judaïsmemystique est un des signes notables. Mais j'étaisinquiet et je le leur dis : c Je vous vois naviguer, ici,

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UNE ESCALE A ALEXANDRIE 39

comme des médiateurs entre l'Occident et l'Orient ;cependant, je crains, un peu, que vous n'ayes envue que de convertir les juifs. Moi, je n'aborde pasl'Asie aveo des curiosités limitées ; je suis attiré partoutes les âmes de ces vieux pays. »

Les deux Ratisbonne, Théodore et Marie-Al-

phonse, haussèrent les épaules et me dirent : t L'E-

gypte, la Syrie, la Cilicie, toute l'Asie sont pleinesde nos parents. Après deux mille ans, ce sont eux

qui nous troublaient si fort, quand nous étionsenfants dans les brouillards de Strasbourg. Nous

sommes, comme vous le pressentez, leurs média-

teurs, et, poursuivant le rêve des vieux prophètes,nous présiderons à la grande réconciliation des

peuples. »A ce moment nous étions remontés sur le pont

et je m'aperçus que tout autour du bateau, dansune mer limpide, nageaient et se croisaient, avecune divine rapidité, une multitude de poissons d'oret d'argent. Mes yeux ne s'y arrêtèrent pas long-temps, car ils furent attirés par un spectacle plusétonnant. Je vis, à quelque cinquante mètres au-dessus de ma tête, une multitude d'oiseaux, et l'un

après l'autre, comme il était arrivé pendant la tra-

versée, ils vinrent se poser sur lès vergues du bateau.Je savais que c'étaient des Israélites qui venaientdu fond des siècles, fatigués d'avoir tant erré. Et

quand ils furent là, d'autres oiseaux d'espèces dif-férentes prirent confiance et des quatre coins duciel apparurent et s'abattirent encore sur le navire.On ne peut pas se' figurer comme il était merveil-leux, ainsi chargé dans tous ses agrès de ces petitesbêtes I De là en sautillant ils descendirent, et comme

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30 UNE BNQUÊTB AUX PAY8 DU LEVANT

il n'y avait sur le pont que les Pères et moi, ilsn'étaient pas effarouchés. Pour finir, ils sautèrentsur le pont, et à peine le touchaient-ils qu'ils devin-rent de ravissantes jeunes filles. Il y en eut bientôtune foule.

Le vaisseau étant vide, chacune d'elles alla recon-naître sa cabine, choisir sa place à table et s'assurerd'un fauteuil sur le pont. C'était une animationravissante de Juives, de Grecques, de Syriennes,d'Arabes et de Turques, aveo les infinies nuances

qui caractérisent chacune de ces races.Je me promenais curieusement dans tout le ba-

teau, et les jeunes filles, ou les oiseaux, me saluaientà mon passage de compliments et de chants variés.Il faut que je l'avoue, à chacune d'elles je faisaisdes serments. Mais ohaque fois que je disais à l'une :«C'est vous que.je préfère », un des Pères Ratisbonne

surgissait soudain et me faisait des reproches, enm'accusant de complaisance pour Baal.

A la fin, que leur aurais-je répondu 1*C'est ce quej'ignore, car j'entendis un grand tapage. C'était le

garçon de bord qui frappait à ma porte et mecriait t c Monsieur,* on quitte le port. Monsieur noveut-il pas voir le coup d'oeil? »

^

Page 44: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE III

PREMIER REGARD SUR BEYROUTH

Je vais tout droit à Beyrouth, sans m'arrêter enPalestine. H m'eût plu que mon voyage pût s'ap-peler D'Alexandrie à Constantinople par terre, etvoilà que je saute l'étape de Jérusalem ! Cette fois

je ne visiterai pas la ville sainte. C'est par conve-nance profonde. Je compte mêler à une enquêteprécise sur nos maisons d'enseignement, les pluslibres rêveries sur les multiples religions que je veuxaborder aveo sympathie. Je suis un esprit ardem-ment désireux, sans doute, de se faire rouvrir lessources antiques et de recueillir quelques gouttesdu flot de vie qu'elles peuvent encore épancher,mais.enfin un esprit chrétien, et je ne. veux pascourir le risque de paraître placer sur le même planque les vestiges des idoles le tombeau du Christ.A une autre année, la Judée! Cette fois, je n'aid'attention que pour voir surgir au rivage Tyr et

Byblos, et dans le ciel le Liban.Mais quelles contrariétés ! Après trente-deux

heures de navigation, ce matin, quand nous tou-chons à Beyrouth, rien qu'un immense brouillard,épais, universel et tout chargé de pluie. Aucun Li-ban! Faut-il le chercher à droite, à gauche, au-

81

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82 UNE ENQUÊTE AUX PAYS'DU LEVANT

dessus de nos têtes? Jugez de mon désappointementde trouver un rideau tendu devant la première mer-veille de mon voyage, devant le n° 1 qui, sur mon

catalogue idéal, portait : < Vue du Liban depuisla mer, décrite par Lamartine. »

Il n'est point débrouillards comme il n'est point d'algèbresQui résistent, au fond des nombres et des cieux,A la fixité calme et sereine des yeux...

Pardon 1les brouillards du Liban résistent. Ils neme laissent voir que la scène bariolée des barqueset des mariniers lancés à l'assaut de nos bagages,et, au ras de la mer, la ville.

Douceur générale de Beyrouth, avec les petitscarrés blanchâtres et bleuâtres de ses maisonscoiffées de toitures légèrement pointues, dont lestuiles rouges font le plus plaisant effet dans la ver-dure. Je n'oublierai jamais cette chaleur, cette hu-

midité, cette brume qui nous enfermaient, et, dansce désordre du bateau tirant de cale tout son char-

gement, la sorte d'éntoi sacré qui me soulevait. Detelles minutes s'incorporent à notre être, commeles dernières attentes d'un premier rendez-vousd'amour. Je respirais l'odeur de l'Asie...

Les deux députes de la nation, MM. Brané et

Chapotot, m'ont fait l'amitié de venir me chercherà bord. Puisqu'ils ne peuvent me nommer, dans ce

paysage voilé, aucun des sites fameux de l'antiquité,je leur demande que dans la ville, doucement lumi-neuse devant nous, sous la brume, ils me fassentvoir la grande pensée française de cette terre, l'Uni-versité Saint-Joseph des Jésuites. Si je ne peuxadmirer Byblos et sa noire vallée, le cap de Sidon,

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PREMIER tfEOARD SUR BEYROUTH 33

le promontoire de Tyr, les golfes immenses, lesforêts parfumées, les cimes et les torrents de neige,qu'au moins je distingue immédiatement l'autremoitié de ma curiosité : cette maison fameuse quis'épanouit au sommet de l'édifice scolaire de' toutesnos missions d'Or/jnt, et qui peuple de ses élèves,

'lettrés, médecins, juristes, formés intégralement àla française, l'Asie Mineure, la Perse, l'Egypte et

jusqu'au Soudan égyptien.Ils me montrent sur les premières pentes qui

dominent Beyrouth un long bâtiment flanqué detrois ailes.

Le voilà donc, ce phare spirituel de la Méditerra-née orientale! Quelle leçon de magnanimité nouadonnent ces religieux'! La France les chasse ; ils n'enseront que plus nombreux pour la servir au dehors.Elle les renie ; ils n'ont plus de France ; eh bien !ils en créeront une. Les voilà partis à la conquêtemorale du Levant. Et d'un tel élan que ce même

gouvernement, qui eût voulu les abolir, est con-traint de les soutenir. 0 bienheureuse inconséquence,qu'il ne faut pas railler comme un illogisme dégoû-tant, mais louanger comme un hommage de la dé-raison à la raison 1 Et ce n'est pas tout : ces Jé-

suites, que d'innombrables libelles accusent de nuireau progrès des lumières et de la civilisation, se ré-vèlent à l'usage les plus capables de civiliser cesimmenses régions d'Orient. Et cela se comprend.Plus souples que ne le sera jamais une organisationd'État, moins vulnérables aux tentations de décou-

ragement, ila arrivent par une longue série de tâton-nements à introduire en Orient la discipline occiden-tale. Le témoin le plus sûr m'affirme que Marcellin

Page 47: Une Enquête Aux Pays Du Levant

84 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Berthelot admirait profondément l'Université de

Beyrouth. Ce n'est pas à l'État, disait-il, de fournir

l'enseignement en Syrie. Notre personnel universi-taire est formé pour l'usage des Français, dans lecadre français. Il est destiné et plié à notre vietraditionnelle. Laissons à des oeuvres privées le soin

d'adapter l'enseignement français aux besoins de la

Syrie. Cela n'ira pas sans une série d'essais ratés.

Or, le propre de l'État, c'est son incapacité à changersa manière, qu'elle réussisse ou non. Dans ces mi-lieux d'Orient que nous connaissons mal, la seuleméthode sage, c'est de subventionner les congré-gations qui y apportent une tradition, une sagesseacquise sur place et des méthodes contrôlées parl'expérience. Nulle difficulté de leur adjoindre lamission laïque. Mail que ce soit dans un esprit decollaboration. Nous -mettons à la déposition des

Syriens différentes formes d'enseignement. A eux dechoisir.

Le temps de toucher barre à l'hôtel et de ré-

pondre à l'accueil si précieux que me font quelquescompatriotes, — au premier rang, M. Marteaux, ledirecteur des Chemins de fer, dont l'obligeance ami-cale va par la suite rendre possibles mes plus diffi-ciles projets, — et tout de suite j'ai commencé à me

promener dans l'Université Saint-Joseph. J'y ai vuavec enchantement les collégiens, les étudiants, lesmaîtres laïques, les religieux, les anciens élèves, les

classes, les amphithéâtres de droit et de médecine,les cours de langues orientales, la bibliothèque, l'im-

primerie, la chapelle. C'est un instrument complet,qui prend des enfants de toutes les races, dans l'âgede la formation de l'âme, et, sous l'action coopérante

Page 48: Une Enquête Aux Pays Du Levant

PREMIER RBOARD SUR BEYROUTH 35

de notre science et de notre religion, entreprend deles repétrir, et par eux tout un monde. Le coeurme battait de plaisir. Je regardais les chefs de cetteoeuvre royale, si osée et si bien menée. Des figuresterne8,ce8 Jésuites, modestes, grisâtres, et leurs sou-

tanes, bien vieilles, bien usagées. Je ne le dis paspour diminuer de tels hommes et avec un manquede respect, car la pauvreté physique, matérielle,dans un tel trésor de spiritualité, c'est d'un contraste

grandiose. Mais j'essaye de me rendre compte à moi-même de l'impression que m'a laissée cette petiteéquipe d'ouvriers, et cette impression s'accorde avecune phrase prononcée par le premier Consul, un jourque devant je ne sais quel architecture fameuse

quelqu'un disait : « C'est triste l — Oui, répondit-il,triste comme la grandeur. »

Ces Pères jésuites sont attachés à l'accomplisse-ment d'un grand dessein, qu'ils exécutent en travail-lant à l'envers de la tapisserie. Chacun d'eux estenfermé dans sa tâche étroite. Chacun d'eux, quandil tisse le fil que l'ordre a mis dans ses mains, à

quoi pense-t-il s'employer? Que signifie dans leur

esprit cette splendide tenture aux couleurs fran-

çaises? J'admire avec gratitude notre langue ré-

pandue, nos chefs-d'oeuvre d'art et nos méthodessavantes enseignés, nos traits éternels glorifiés, maisenfin cette propagande nationale ne peut pas êtrele dernier mot d'une puissante machine religieuseet internationale. Que veulent exactement les Jé-suites? Les voilà en plein, et de la manière la plusnoble, dans la tâche que la légende vraie ou fausseleur assigne et que leurs détracteurs leur reprochent.Ils cherchent à modifier par l'éducation les âmes

Page 49: Une Enquête Aux Pays Du Levant

3S UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

des classes supérieures de la société, et se mettentainsi en mesure de diriger les dirigeants. Ils créentune élite. Mais laquelle? Sur quel type? pour quelobjet? Quel rôle lui assignent-ils dans le mondeoriental de demain?

Je ne m'en tiens pas à cette maison capitale del'Université Saint-Joseph. Chaque jour, du matin au

soir, à travers Beyrouth, je vais chez les Frères dela Doctrine chrétienne, chez les Filles de la Charité,chez les Dames de Nazareth, chez les Soeurs de Saint-

Joseph, et puis à la Mission laïque et chez les

Israélites, c'est-à-dire dans tous les milieux sous-traits au souffle ennemi des protestants américains.

Ces écoles où l'instruction varie, primaire, ou pluslittéraire, ou toute professionnelle, selon les besoinsdes enfants, enseignent à tous notre langue etl'amour de notre pays : à tous, c'est-à-dire, cette

année, à sept ou huit mille garçons et filles. Ah ! les

yeux ardents de ces jeunes Asiatiques, faciles, dansun tel âge, à la séduction de tout ce qui brille.

Député- de Paris, membre de l'Académie française,des titres mis en valeur par les plus généreux dis-

cours, des entrées au bruit de la Marseillaise, des

drapeaux claquant, des vivats ! Je voyais des ima-

ginations enivrées. Quand j'embrassais le plus petit,quel enthousiasme chez tous ! On voudrait employerde telles âmes soulevées. Mais la question revient :les employer à quoi?

Danger de former une race de jeunes gens dé-

classés, déracinés, inoccupés, mécontents, et qui selancent révolutionnairement dans des voies de ré*.formes politiques, sociales et religieuses. Le diplômé,

Page 50: Une Enquête Aux Pays Du Levant

PREMIER RBOARD SUR BEYROUTH 37

déjà si turbulent dans notre Occident, où trop sou-vent il hait la société de ne pas lui donner les placessur lesquelles, il a compté, devient dans l'Islam leJeune Turc, le Jeune Egyptien, le Jeune Tunisien.Comment éviter ce péril? Comment mettre l'âmede ces enfants en contact avec l'esprit du temps etles engrener dans le mouvement général de notre

époque, pour qu'ils y apportant leurs qualitéspropres? Peut-on retrouver leurs sources hérédi-

taires, et qu'ainsi se déploient à nouveau des forcesintérieures qui, à d'autres époques, eurent? de labeauté et de l'efficacité? Qu'est-ce que ces nations

syriennes feront des possibilités qu'elles reçoivent denos éducateurs? Quelles espérances exactement pou-vons-nous concevoir de leur réveil? Ces débris decivilisation qui s'amoncellent sur le sol de la Syrie,doivent-ils être considérés comme un obstacle,comme une barre dans le grand fleuve, ou bien con-tiennent-ils encore de fécondes semences?

Un jeune homme est venu me trouver et m'adit :

— Je suis fils et petit-fils de drogmans honoraires.Mon grand-père a connu Lamartine et Saulcy ; nousavons d'eux plusieurs lettres. Comment trouvez-vous ce pays?

— Un bien beau pays.— Beau I s'écria-t-il, avec horreur.Je l'entraînai à la fenêtre et lui montrai le Liban,

le Sannin, les neiges, ces cimes qui s'élancent versl'infini du ciel.

— On n'y peut pas vivre, me dit-il.— Vous voulez venir à Paris?

Page 51: Une Enquête Aux Pays Du Levant

38 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

—- Tous les jeunes gens de ce pays voudraient yaller.

Contraste d'un coeur malheureux et d'un paysagesublime. On ne peut pas vivre où le coeur se sent

oppressé.— Tenez, continua-t-il, voici, monsieur Barrés,

ce qu'on ne vous dira pas. Ce sont les livres qui fontnotre esprit. Je suis l'élève des Frères, je n'oublierai

jamais ce que je leur dois. Ils sont nos bienfaiteurs.Sans eux, nous èerions, comme les autres Orientaux,des zéfos. Us nous ont donné l'instrument,, et alorsnous avons lu. L'influence de la France en Orient,c'est la littérature. Nous voulons aller au pays deslivres que nous aimons.

Je l'écoutais avec gravité. Ce jeune inquiet réveil-lait en moi des scrupules que j'avais ressentis très

fort, depuis mon arrivée en Orient, à voir avec quelélan cette jeunesse m'accueillait. Qu'est-ce que lalittérature française d'aujourd'hui peut leur offrir

qui leur soit une digne nourriture? Qu'ont-ils à fairede nos histoires parisiennes? Dans notre exporta-tion littéraire, qu'y a-t-il d'humanité enrichissante?

— Ah! reprenait-il, ce matin je relisais Leurs

Figures. Cela s'est passé il y a une vingtaine d'an-

nées, mais je n'en sais rien. Ces figures pâles quisont figées par la terreur, puis qui s'agitent, m'émeu-vent. Je suis enlevé de mon pauvre pays. Je nesuis pas en France, ni dans des querelles mesquines,comme vous dites. C'est pour moi Homère, desluttes. Notre pauvre vie d'ici nous étouffe. Nous

préférons mille fois, aux torpeurs de l'esclavage, tousles risques de la liberté.

Un tel langage, est-ce l'inquiétude de la jeunesse,

Page 52: Une Enquête Aux Pays Du Levant

PREMIER REGARD SUR BEYROUTH 39

une demi-comédie dans l'âge où l'on désire paraître,le désespoir des races assujetties, la terreur endé-

mique de l'Orient? Je me répétais en esprit la devisechère à Descartes : Quod vitoe sectabor iler?

Car bouffées, le printemps commence de lutteravec avantage contre l'hiver et chauffe toute l'hu-midité du riVage. Aujourd'hui, le ciel et les mon-

tagnes sont encore chargés d'un brouillard opaque ;il n'y a pas un mouvement dans l'air ; une tiédeur

enveloppe la ville, où le vent du désert fait tourbil-lonner la poussière.

Je vais achever ma journée le long de la mer. J'ycroise les belles Syriennes étendues dans leur voitureavec trop de fierté, qui, des pentes du quartier des

riches, sont venues respirer la brise du Rocher des

Pigeons. Pourquoi me donnent-elles avec acuité ladouble sensation d'une turbulence brillante et pas-sionnée et de l'immobilité de la mort? C'est que,si charmantes sous leurs parures, qui leur font tantde plaisir, elles reproduisent exactement leurs

aïeules, chargées de bijoux, qu'on voit sculptées aux

cénotaphes de Palmyre. C'est aussi que je pressensleur grand rôle prochain. Invinciblement, dans mon

imagination, cette minute d'un soir se rattache àtoute l'histoire de Syrie. Je songe à la Délia de

Tibulle, aux femmes d'Horace, à toutes ces bellesaffranchies dont mourut la vertu antique. Michelet,Jules Soury, Boissier, Anatole France ont bien mar-

qué le rôle de ces Asiatiques devenues les maltressesdes jeunes nobles romains. Plus tard les princessesde l'Oronte, Julia Domna, Julia Maesa, Julia Mam-

maea, entrées tVno la famille des Sévère, y apporté-

Page 53: Une Enquête Aux Pays Du Levant

40 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

rent les cultes de Syrie. Nous les reverrons quelquejour, elles et bien d'autres, que je ne leur comparepas. (Je demeure frappé du ton avec lequel de jeunesofficiers, me parlant de jeunes femmes malgaches, medisaient : « Elles font de gentilles compagnes pourles Européens. ») Tandis que cette mer frappe etcaresse la rive rocheuse, pourquoi n'irions-nous pasdans l'infini du rêve? Les souvenirs e( les prévisionsviennent luire doucement, comme à fleur d'eau, surma mémoire, légères images tôt dispersées, qui me

laissent, dans la solitude de cette route battue parla mer syrienne, un mélange de crainte et de nos-

talgie. La grande sarabande des races et des dieuxne va-t-elle pas recommencer?

Ainsi des problèmes innombrables me pressent;mais il faut que, dans mon premier plaisir, au milieud'un monde si poétique qui me grise, je résiste àl'assaut de mes impatiences. Je suis ici pour dessemaines. Que j'y garde mon calme d'esprit, et jene doute pas que, grâce à l'expérience de tous ceshommes que j'interrogerai, je ne puisse entrer dans

l'intelligence des problèmes que j'ai vivement appe-lés et que maintenant je touche de la main.

Page 54: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE IV

LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN

. Ce que mon imagination réclame de ces premiersjours de Beyrouth, c'est un pèlerinage renanien,une visite aux lieux que le magicien habita et célé-

bra, et d'abord au tombeau de sa soeur Henriette,à Amschit.. Ah ! je sais tous ses défauts, et quandj'étais jeune, ils m'excitaient au,point que je lebâtonnai lyriquement. Ce n'est pas un procédé quime permette de me tenir quitte de toutes mesdettes envers le vieux maître. Car j'ai des dettes.Il nous a soulevés de terre. Vous dites qu'il dé-christianise? Eh bien ! il nous a christianisés. Et

puis croyez-vous donc que ce ne soit rien d'avoirannexé à notre domaine spirituel ces terres de fer-mentation religieuse? C'est avec lui qu'en esprit,bien souvent, nous les avons parcourues. Et jedésire qu'une de mes premières démarches m'yrapproche de l'homme à qui je dois originairementde les aimer.

J'ai cette bonne fortune que M. Henri Gaillardotm'offre d'être mon guide.

Gaillardot ! Un nom familier aux amis de Renan.Peu après 1830, un docteur Gaillardot fut de cette

poignée de Français qui vinrent en Egypte sur le

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43 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

désir que Méhémet Ali avait exprimé au roi Louis-

Philippe d'avoir des collaborateurs pour son oeuvrede régénération. 11 assista à la bataille de Nézibentre les Égyptiens et les. Turcs, et pour sa partde butin reçut la tente de celui qui devait être un

jour le maréchal de Moltke. La guerre finie, il semaria dans une famille française, fixée à Saïda

depuis le dix-huitième siècle, et demeura dans cette

antique Sidon comme médecin de l'armée turque.D'illustres voyageurs, Saulcy, Rey, l'y vinrent voir,demeurèrent en relation avec lui pour des questionsde botanique, de zoologie, de géographie, et le

signalèrent au jeune Renan, leur protégé. Quandcelui-ci, en octobre 1860, ouvrit au long de la côteses chantiers de Gebeil, de Saïda, de Ruad, d'Oumel Amad (près de Tyr) et d'Amrit, il eut pour aide

principal M. Gaillardot.Les fils de cet homme excellent vivent toujours,

l'un à Alexandrie et l'autre à Beyrouth. Je les con-nais tous deux, et c'est une chance précieuse queje puisse aujourd'hui faire, avec M. Henri Gail-

lardot, cette excursion d'Amschit auprès de latombe d'Henriette Renan.

— Nous irons déjeuner là-bas, m'a-t-il dit, etnous passerons au pied de Ghazir, où fut écrite laVie de Jésus; ainsi vous aurez vu tout l'horizon

que préférait Renan.

Le petit chemin de fer que nous prenons, un ma-

tin, court le long du rivage phénicien, au milieu deschênes verts, des caroubiers, des tamaris, des pins

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE KENAN 48

et des pierrailles; La mer bleue et verdâtre vientle battre de ses écumes mourantes, tandis qu'à deuxpas, sur nos têtes, s'étagent les premiers contrefortsdu Liban et la multitude des sommets qui portentjusqu'au ciel des villages, des couvents, des cha-

pelles. De notre wagon, nous voyons continuelle-ment Beyrouth bleue et rose, et cette image mêléeau bruissement de la mer, à la fraîcheur de la brise,à la neige des cimes, à l'immortalité des hauts lieuxcrée une harmonie qui fascine tous les sens. Qu'im-porte si les constructions sont trop souvent com-munes et laides ! On s'explique que cette douceuret ce syncrétisme de souvenirs aient marqué Renan

pour la vie.

Bientôt, descendus du train, nous montons dansune voiture que tirent deux petits chevaux syriens,nerveux et gentils, menés par un enfant.

Sérénité de cette baie de Djouné. Renan a raisonde l'appeler le plus beau paysage du monde. Aubord de la mer, dont les eaux sont vertes à la riveet plus foncées dans le lointain, ce sont des jardinsd'orangers, de mûriers, de citronniers, et puis, surles premières pentes, des maisons dans les vergers.Alors s'élèvent les montagnes vêtues de lumière etd'ombre, déchirées parfois par des ravins jaunâtresd'or clair, et leurs grandes formes simples, sévères,sont d'une noblesse religieuse. A cinq ou six centsmètres sur la hauteur, Gaillardot me fait reconnaîtreGhazir.

De Ghazir, Renan avait une heure de cheval pourgagner ses fouilles de Gebeil. Sans doute, quand laroute n'existait pas et qu'il chevauchait, aux côtésde sa soeur, vers Beyrouth et Sidon, vers Amschit et

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44 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Amrit, ce devait être encore plus pittoresque. Maislaissons ces détails, pour jouir de ce paysage éternel.

Qu'il fut heureux, ici ! Il y retrouvait les thèmes desa vie paysanne, une Bretagne illuminée, et puis lesthèmes qui l'ont fait sortir du séminaire, la muta-bilité des formes du divin.

Nous atteignons la vallée du Nahr- Ibrahim, l'an-cien fleuve Adonis. Quand Gaillardot me dit cenom fameux, je voudrais .m'arrêter.

— Et notre déjeuner? observe vivement cethomme sage. Nous ne pouvons rien nous faire servir

qu'à midi, à Amschit I Nous retrouverons l'Adonisau retour.

La ville de Byblos dépassée, nous aperçûmes Ams-chit sur la côte que nous commencions à gravir.C'est ici une terre plus desséchée, ravinée, très sem-blable aux paysages de la Durance à l'entrée dela Provence montagneuse. Un pin et une maison,sur chaque colline ; des cubes enduits d'un plâtrebleuâtre, portes et volets bleus, toits pointus detuiles rouges ; des champs soutenus, encadrés, pardes murets de pierrailles. Tout le village est do-miné par l'établissement des Pères de la Compagniede Marie, les Maristes, comme on dit communé-

ment, et c'est là que nous allons demander l'hospi-talité... J'entre dans un terrain, clos d'un mur, à la

française, aménagé en jardin et qui précède lamaison. Un Père est sur une échelle, sa robe relevée,

qui attache les branches d'une vigne pour formerune tonnelle.

Je me nomme. Quelle joie, dont je suis profondé-ment touché I Quel regard d'amitié, qui me paie-rait de toutes mes peines, si j'en avais eu dans une

Page 58: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LB TOMBBAU D'HENRIETTE RENAN 45

vie trop facile I Tous les Pères accourent, joyeux,et nous offrent leur déjeuner. Nous y joignons le

nôtre, et nous voilà attablés dans une grande celluled'où l'on voit la mer.

Le Père supérieur est de la Limagne.— Le plus beau verger du monde, mon Père 1— Le Patriarche maronite m'a remercié d'ap-

prendre l'horticulture aux paysans".— Vous vous plaisez, ici?— Nous sommes heureux, on nous aime.Et ils me racontent leur aventure.— En mai 1903, nous avons été expulsés de Va-

renne8-8ur-Allier, qui est notre maison provincialedu Centre. Un grand nombre de novices et de sco-

lastiques durent rentrer dans leurs familles. Une

quarantaine, plus courageux, nous suivirent enOrient. Leur formation pédagogique à peine achevée,ici même, ils furent employés aux écoles que, detoutes parts, on nous presse d'ouvrir. Malheureuse-

ment, les recrues de nationalité française que peu-vent nous fournir nos noviciats d'Italie ne suffisent

pas à combler les vides creusés dans nos rangs parla mort, la maladie, le service militaire et parfois,la nostalgie. C'est ainsi que nous, avons dû aban-donner dans le Liban, Miche-Miche, Saint-Jean Ma-

ran,Bèchebad, Hadeth, Bikfaia, Baskinta, Achkouth,et ailleurs, Homs, Mereine, Tarsous. Cette année,nous avons pu faire des fondations à Mossoul, à

Alep, à Damas, mais des demandes pressantes, dansle Liban, de Bikfaia et de Baskinta, de Hadeth Mon-

tagne, de Cartébra, de Salima, et plus loin de Bas-sora, Mardine,Orfa,Mersine, Naplouse, Césarée, etc.,nous les écartons, nous les ajournons. Pourquoi?

Page 59: Une Enquête Aux Pays Du Levant

46 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LBVANT

Toujours pour la même raison : parce que nous man-

quons de sujets, du fait des lois de 1901 et de 1904,et nos ajournements sont d'autant plus malheureux

qu'à notre place et au détriment de la France, cesont des Américains, des Italiens, des Belges, parfoisdes Allemands qui s'installent.

— Eh bien ! mes Pères, je suis venu ici, aujour-d'hui, pour recueillir vos plaintes et tâcher d'éclai-rer l'opinion française, et puis aussi, ne vous scan-dalisez pas, pour visiter le tombeau d'HenrietteRenan,

— Ah! oui, me disent-ils, la fille? la soeur? la

petite-fille de Renan?Ils ne savent pas trop et s'en excusent, mais cette

dame repose dans le tombeau de la famille Tobia,et justement ils ont pour élève un petit Tobia. Onva l'aller chercher ; il nous conduira.

— Nous vous montrerons le figuier sous lequelRenan écrivait la Vie de Jésus.

Gaillardot rectifie :— La Vie de Jésus, c'est à Ghazir.— Il y a ici un figuier sous lequel il écrivait.

D'ailleurs, ils s'excusent d'avoir peu de chose àme dire sur l'écrivain. Ce qu'ils savent, o'est qu'ilavait bien ohoisi sa résidence :

— A Amschit, nous scmmes sur un rocher, mais

partout ailleurs, près du rivage, près du fleuve, o'estla fièvre.

A la fin dû repas, arrive un gentil garçon, le filsde M. Tobia. Allons Voir sa maison, où habita Re-

nan, et son père qui se souvient très bien de l'avoirconnu.

Chemin faisant, je cause aveo l'enfant :

Page 60: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 4?

— C'est bien beau, votre pays. Je n'en ai pas vude plus beau dans le monde.

— Ah ! me dit-il, quand M. Yédrines a passé, ici,dans le ciel, il a ralenti son vol.

Cette .phrase subitement m'étonne d'émotion. Jeme tais. Comme ce gentil bonhomme est fier de sa

terre, et qu'il associe heureusement l'idée du cielà l'idée de la France !

— M. Bonnier, continue-t-il, est venu aussi au-dessus de la montagne.

Des quatre coins de la colline, d'autres écoliers etde plus grands garçons nous rejoignent. Ils me fontla conversation, avec une politesse parfaite, et aussicouramment que des enfants de France. Je féliciteleurs éducateurs.

— Dès maintenant, la moitié du village parlefrançais, me disent-ils, et revenez dans cinq ans,les deux tiers l'emploieront couramment.

Le maître du logis, le propre fils de Zakhia Schal-

houb, qui fut l'hôte de Renan, est encore habilléà l'arabe. A côté de lui se tient sa petite-fille, une

jeune demoiselle de quatorze ans, vêtue à la fran-

çaise, et qui reçoit son éducation chez les Soeurs.En 1861, il avait quatorze ans et ne quittait guèreRenan. Il m'apporte une photographie toute déco-lorée avec cette dédicace : « A mon vieil ami Tobia,Ernest Renan, 1885, » et quelques caractères arabes,sans doute sa signature. Il me montre encore unolettre, que je crois intéressant de transcrire, commeun signe de la continuité dans la politique fran-çaise.

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48 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

mtasTas D'ÉTATCASiKBTDUMiNtsTss Lo 10 jaorier 186*.

MOHSIBUB,

M. Renan, au retour de la mission dont Sa Majestél'Empereur l'avait chargé en Syrie, m'informe que vousavez rendu à cette mission des services signalés et queo'est à vous, en grande partie, qu'est dû le bon succèsde ses recherches dans le pays de Gebeil. H m'apprendque ces services, vous les lui avez rendus par un effetde la grande sympathie que vous et les gens de votre

pays, vous avez pour la France et comme un acte dereconnaissance envers Sa Majesté l'Empereur. Jeretrouve là les sentiments que les populations du Liban

professent depuis des siècles. Continuez à les enseignerà votre famille, et croyez que le gouvernement de Sa

Majesté l'Empereur n'oubliera aucun de ces témoignagesde dévouement.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération

distinguée.Le ministre dTEtat,

WALEWSKI.

Il cherche une autre lettre qu'il a encore de Renan

et ne la trouve pas.— Que contient-elle?— Des salamalecs. M. Renan disait : t Je suis

content que vous vous rappeliez votre séjour parminous. »

Serait-ce donc que l'hôte de Renan aurait un jourvisité Paris?

On nous a servi du café et de la bière, qui est en

Orient chose raffinée et coûteuse, et je leur fais un

grand éloge d'Ernest Psichari, qu'ils ne connaissent

pas encore.

Page 62: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 49

Ce n'est pas dans cette maison-ci que les Tobiaont reçu Renan, mais dans une autre, toute pareille,qu'à deux pas de là ils me mènent voir. Par contre-

temps, un prêtre qui l'habite en ce moment, estsorti en emportant la clé. Tous de dresser une échellecontre une fenêtre, pour que j'y puisse entrer parle premier étage.

— Mais non, mes chers amis, il suffit que vous

m'expliquiez comment elle est disposée.Du côté de la terre, la chambre où couchaient

Henriette et Renan, et de l'autre côté, la chambrede Gaillardot et de Lockroy. Au milieu, le vestibule,où l'on peut aussi se tenir.

J'admire, au-dessus d'une fenêtre, le dieu ailéde Gebeil sculpté dans une pierre antique.

De cette maison où ils furent heureux, nous mon-tons à la tombe d'Henriette. Tout le village suit.

Quatre murs de deux mètres de haut l'enferment ;quatre pierres, superposées de manière à former un

escalier, la recouvrent; un chêne vert, vigoureuxet trapu, l'ombrage et remplit tout le ciel de ce

petit enclos. Sur le haut de la porte d'accès, une

inscription en arabe encadre une croix; et voicison avertissement : « Par cette porte tout être de-vra passer. Ni la gloire, ni les richesses ne fléchissentla mort. Toutes les supplications sont vaines. »

En arabe encore, sur la pierre tombale, deux ins-

criptions funéraires : « Le 24 décembre 1836, estdécédé Tobia Schalhoub Callab. Son âme repose dansla paix du Seigneur. » Et puis : « Le 9 novembre 1856,est décédé Michel Bey Tobia Schalhoub Callab. Sonâme repose dans la paix du Seigneur. »

Henriette n'est pas nommée. Renan avait an-

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50 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

nonce l'envoi d'un marbre, d'une inscription. Nul

signe n'est venu. Cela serre le coeur. La petite Bre-tonne repose, comme abandonnée, dans la compa-gnie des étrangers. Pourquoi? D'instinct, je refuse

d'y voir aucune raison médiocre. C'est plus émou-vant ainsi. La noble fille s'est risquée et a suc-

combé, en étroite association avec le travail deson frère bien-aimê. Elle confond sa poussière,'pourjamais, avec les vieilles terres dont elle venait cher-cher les secrets.

...Ainsi, voilà ce tombeau, dont nous avons sisouvent parlé entre lecteurs de Renan, et qui cessed'être un mot, une parole vaine, pour devenir un

objet que je vois, touche et mesure, dans un paysagequi passe en beautés positives tout ce que je pou-vais inventer I Je suis heureux d'avoir sous la main,dans les yeux, dans l'esprit, quelque chose de vraiet de défini, au lieu de syllabes vides. Je me tiensdebout auprès de cette tombe, avec une grandeémotion de beauté, heureux de trouver à mon pre-mier pas sur cette terre des Adonies, dans cetteimmense tradition de lamentations et de plaintesfunèbres, un deuil que je ressente, un thrène où jepuisse joindre mon couplet, un cortège où je tiennemon rang. Lamartine a remporté le corps de sa

jeune fille, et je murmurerais son cantique sublimedevant une tombe vide ; la trace de lady Stanhope,si je la retrouve, serait trop mêlée d'extravagance :mais ici la présence réelle de la relique justifie mon

émotion, et ouvre un champ tragique à nos pensées.En face de la tombe, nous entrons dans l'église.

Gardons-nous de mettre au premier rang, dansl'oeuvre de ce beau génie, ce qui offenserait cette

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 51

maison de civilisation. Nous suivrions sa trace aveomoins de ferveur, si nous pensions que ses rêves,son travail et la mort de sa soeur aient vraimentréussi à diminuer Dieu. Qu'ont-iU voulu tous lesdeux?

Cependant que je m'interroge, une femme arabe,

que notre entrée n'a pas distraite, prie aveo uneferveur qui se rit des éruditions.

L'heure est venue que nous rentrions à Beyrouth.Au moment des adieux, le fils de Tobia m'attire un

peu à l'écart, et, d'une voix baissée, aveo un airde grande intelligence :

— Je sais parfaitement ce qu'était Renan. Ilniait la divinité de Jésus-Christ, et c'est pour cetteraison qu'il a donné le nom d'Arius à son fils.

Je suis très excité par l'idée de voir au retour lefleuve Adonis. C'est un des points que de Francemon imagination visait. Du Carmel à l'Oronte, lacôte est toute illuminée par les noms de Tyr, Sidon,Byblos, Arados, qui réapparaissent sous les formesde Ruad, Gebeil, Saïda et Sour, mais rien ne m'at-tire plus que cette vallée de l'Adonis, dont nosmaîtres ont fait lé paysage romantique par excel-lence.

—- Gaillardot, le voici, il faut nous arrêter.L'embouchure de l'Adonis est un endroit char-

mant, que l'antique Phénicie a chargé de mythes.Le fleuve y coule au fond d'un abîme. Un bouquetde trembles le surplombe et fraîchit dans son cou-rant d'air. Je m'y suis assis, sous une tonnelle,

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33 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

pour boire un verre de cette eau sacrée, surgissantdes profondes déchirures du Liban. Adonis est-ilmort? Une petite église sur la cote l'atteste. Ellesurveille les lieux où débouchait, il y a dix-huit

siècles, à son retour d'Afaka, le cortège des flagel-lants, des hurleurs, des danseurs, des mutilés volon-

taires, des pleureuses et des prêtres. Aujourd'hui,quel silence ! Toute cette rive est devenue une sorted'Italie. Des bois de pins, des tables sous les arbres,des puits, des animaux attachés que caressent desenfants : rien qu'un peuple en tarbouch, et, mêlésaux peupliers flexibles, d'innombrables palmiers.Mais cette eau, verte près de la rive, bleue foncéedans le lointain, comme elle est folle, mâle et fe-

melle, toute puissante ! On.attend que de son mys-tère surgissent des dieux. Je voudrais connaître ce

que pensent, sous les leçons que nous leur appre-nons, les petits enfants et les vieilles gens du pays.

Gaillardot me raconte que, dans le Liban, sub-siste une faculté prodigieuse de créer des petiteslégendes sentimentales. Des contes y circulent, oùil y a un fond de vérité. Celui-ci, par exemple.

Un jeune homme de Batroun est allé en Amé-

rique. Il revient aveo 500 livres. Avant d'aller voirses parents, il passe chez sa soeur, dans un villagevoisin, et lui demande ce qu'ils sont devenus. La

jeune femme, par jeu, lui propose de demeurer cettenuit-là sous son toit, et le lendemain d'aller chez les

parents, en se donnant comme un ami de leur fils.L'idée lui plaît, et la nuit passée, il là quitte, serend à Batroun, entre dans la maison de famille, etraconte à son père et à sa mère, qui ne le reconnais-sent pas, qu'il leur apporte des nouvelles de leur

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 53

fils : celui-ci se porte très bien et arrivera dans

vingt jours. Il s'assied à leur table, accepte leur

hospitalité pour la nuit, et au moment de se cou-che;-, leur confie son sac contenant ses 500 livres,le fruit de ses économies. Tandis qu'il dort, l'hommeet la femme pénètrent dans sa chambre et le tuent...Le lendemain, la jeune femme d'arriver toute

joyeuse à la maison. Il faut entendre les ululements,les ararî. Étonnement des parents. « Pourquoi doncest-elle si joyeuse? — Comment ! vous n'avez pasreçu mon frère? Il était chez moi hier. » Conster-

nation, et de gémir, de s'arracher les cheveux,les vêtements. Tous trois, père, mère et fille,les voilà prêts à entrer dans le cortège d'Atys oud'Adonis.

Je m'émerveille qu'un tel récit naisse spontané-ment dans « une vallée si bien faite pour pleurer ».Où pourrais-je étudier le folk-lore du Liban? Maissoudain :

—- Dites-moi, Gaillardot, quels sont donc cesprêtres qui se tiennent, là-bas, en travers de latfoute?

— Je parie que ce sont les Maristes de Djounéqui vous attendent.

— Comment savent-ils déjà?.... — Ah 1par la montagne, il y a des raccourcis.

ïk font signe au cocher d'arrêter. Je saute à terre.— Bonjour, mes Pères.

(complimenta, amitiés. Us nous disent que leurcollège m'attend ; si je continue ma route, je vais

beaucoup les décevoir. Hélas ! l'heure nous presse.Mais je leur promets de revenir un jour prochain.

Et c'est bien, sûr que je reviendrai, pourvoir de

Page 67: Une Enquête Aux Pays Du Levant

54 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

tels amis. D'ailleurs, je ne prends pas mon partid'avoir passé sous Ghazir sans y monter.

— Ghazir! me dit Gaillardot. Je vous donneraitoutes les indications sur les deux maisons qu?asuccessivement habitées Renan. En 1861, j'étaislà-haut avec lui. J'avais mes huit ans ; o'est déjàun âge ; j'étais un petit garçon, très fie» de ce qu'ilme demandait de l'encre. Renan, arrivé en Syriedans les derniers jours d'octobre 1860, n'avait pascessé, depuis lors, de circuler tout le long de la côte,et il venait de passer dix-huit jours en Terre Sainte

(du 26 avril au 14 mai). Pour prendre un peu de

repos, il s'installa à Ghazir. Ses rouilles étaient pra-tiquement terminées. Il commença de rédiger la Viede Jésus. Mes parents, de leur côté, avaient loué làune petite maison, pour y passer la saison chaude.

Chaque semaine, le plus souvent le samedi, il leur

lisait, devant Henriette, les pages qu'il avait misesau net. Mon père l'a empêché de multiplier les inter-

prétations de la Résurrection de Lazare. < Vous alleztout gâter, » lui disait-il. Renan habitait aveo sasoeur la maison d'un certain Kaouam, un excellentMaronite. Ds disposaient, à l'occasion, d'une chambre

pour Lockroy, qui était le dessinateur de la missionet qui circulait dans tout le pays... Ah ! ce Lockroy,il émerveillait le village par son entrain. C'est lui,

quand on joua la tragédie de Sainl-Agapit chez les

Jésuites, qui brossa les décors... Il faut vous dire

que dans ce temps-là les Jésuites avaient leur col-

lège à Ghazir ; ils ne se sont installés à Beyrouthqu'après qu'ils eurent vu les Américains y créer unemaison d'éducation. Vous savez leur goût pour la

tragédie de collège. Renan en redingote vint assister

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 55

à la représentation. La pièce se déroulait dans lesCatacombes de Rome. ...Les décors de Lockroy, si

je me les rappelle I On en a fait des caleçons, des

chemises, et j'ai vu indéfiniment leurs couleurs infer-nales sur le dos de tous les braves gens de Ghazir...

Oui, Renan entretenait de bonnes relations avecles Jésuites. Vous pouvez voir, dans son Rapport,qu'il faisait cas de leurs connaissances archéolo-

giques. Henriette était revenue enchantée d'unevisite chez le patriarche au couvent de Berkekê. Lefrère et la soeur s'appliquaient à ne pas froisser les

personnes du pays, et faisaient les actes extérieursde la religion. Je me rappelle comment, l'un et

l'autre, souvent, tenaient leur chapelet dans leursmains.;. Dans ce temps-là, ces populations étaienttrès pieuses. Aujourd'hui, la loge maçonnique...

A tous instants, mon parfait compagnon, entraîné

par l'abondance de sessouvenirs et de seslectures, parla richesse de ses expériences, après tant d'années

passées en Orient, voudrait m'ouvrir des nouvelles

curiosités, mais je ne le suis pas, je refuse de l'en-

tendre, je le ramène avec vivacité à notre enquête.— Gaillardot, occupons-nous aujourd'hui de Re-

nan à Ghazir et à Amschit, et de rien d'autre 1Voicides lieux où je passe trop peu d'heures : il ne faut

pas que vous m'en écartiez.Et le bon M. Gaillardot de me donner de nouveaux

détails, qui m'amènent à de nouvelles questions, sibien qu'en arrivant à Beyrouth il me fait le grandplaisir de me retenir à dîner. Il veut mettre sous mes

yeux la précieuse correspondance que son père,toute sa vie, a entretenue avec Renan. Vous pensezsi je me réjouis !

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56 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Mme Gaillardot est une Syrienne, élevée chez lesDames de Nazareth de Beyrouth. D eût été bien

avantageux pour moi qu'il me fût permis, plus sou-

vent, dans ce trop court voyage, d'approcher detelles personnes, qui sont les plus capables de nousfaire comprendre, par leur conversation et, déjà, parleur seule présence, ce qu'est la civilisation actuellede l'Orient chrétien. Un état d'esprit tout à l'opposéde celui d'une Henriette Renan. Mlle Renan étaittout à fait antireligieuse. Mme Renan d'ailleurs nel'était pas moins. L'une et l'autre avec moins denuances que leur frère et mari. Mme Renan disaità sa belle-soeur : t Tu verras, Henriette, que Renanfinira dans la peau d'un moine. » Au jugement deM. Gaillardot, c'est Henriette qui présida au déve-

loppement de la Vie de Jésus dans le cerveau de sonfrère. Il me décrit sous quels traits saisissants, petitgarçon, il a vu cette singulière personne : « maigre,d'une taille plus que moyenne, une figure extrême-ment intelligente, la bouche sombre, les cheveux

grisonnants, très savante et parlant de choses ar-

chéologiques. » Mme Gaillardot complète cettesilhouette :

—• Ma belle-mère, me dit-elle, m'a souvent ra-conté que Mlle Renan était acariâtre. C'est juste'lemot. Elle se plaignait toujours, ne prenait pas son

parti de la nourriture, se trouvait mal du climat,se fâchait contre les domestiques.

— C'est vrai, ajoute M. Gaillardot, mais c'est elle

qui fit ajouter par Renan les belles pages concernantmon père. Renan n'avait rien mis. Elle lui dit :« Écoute, mon ami, tu n'es pas juste envers Gaillar-dot. Rappelle-toi ce qu'il a fait. »

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 57

Légende ou vérité, ce trait indique en quelle es-time on tenait la droiture morale de Mlle Renan etson esprit de justice.

Après le repas, M. Gaillardot me conduisit dansson cabinet de travail, dont les hautes fenêtres do-minent Beyrouth et la mer, et embrassent largementles montagnes du Liban et le Sanntn perdu dans les

neiges. U mit sur la table les lettres et les livres do

Renan, et gaiement :— Regardez, lisez, et interrogez-nous.Quels moments que ceux où je pressais ainsi de

questions des personnes qui possèdent, d'une ma-nière unique, le détail d'une aventure si précieuse,en même temps que je contemplais le coucher dusoleil sur l'horizon admirable où elle se déroula!Pour bien m'assurer que je ne laissais dans l'ombreaucune circonstance importante, je demandai àM. Gaillardot que nous relisions à haute voix les

pages du Mémorial sur le Voyage de Syrie. Nous ytrouvâmes tout de suite le nom de son père :

M. Gaillardot, écrit Renan, resta à Amschit, aprèsnotre départ, pour veiller aux funérailles de ma pauvreamie. La population du village, à laquelle elle avaitinspiré beaucoup d'attachement, suivit son cercueil.Les moyens d'embaumement manquaient tout à fait.Il fallut songer à un dépôt provisoire. Zakhia offrit pourcela le caveau de Michaël Tobia, situé à l'extrémité duvillage, près d'une jolie chapelle et à l'ombre de beauxpalmiers...

— Des palmiers, interrompt à mi-voix Gaillardot,en avez-vous vu?

Il demanda seulement que quand on l'enlèverait,une inscription indiquât qu'une Française avait reposé

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58 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

en ce lieu. C'est là qu'elle est encore. J'hésite à la tirerde ces belles montagnes où elle a passé de si douxmoments, du milieu de ces bonnes gens qu'elle aimait,pour la déposer dans nos tristes cimetières qui luifaisaient horreur. Sans doute je veux qu'elle soit un

jour près de moi ; mais qui peut dire en quel coin dumonde il reposera? Qu'elle m'attende dono sous les

palmiers d'Amschit, sur la terre des mystères antiques,près de la sainte Byblos...

— Farceur, va 1 H n'y a pas de palmiers.— Peut-être, autrefois. -— Et pourquoi n'est-elle pas exhumée, transpor-

tée à Paris? Tout ça, c'est de la poésie.— Assurément, de la poésie ! Il s'agit pour Re-

nan de nous communiquer la sorte de musique dontil est rempli par le désastre de sa soeur. Une petiteBretonne semblait prédestinée à reposer auprès ducloître de Tréguier, ou bien, aveo son frère, dansun cimetière parisien, et voilà que, victime del'oeuvre fraternelle, elle demeure au pays des pal-miers, dans une sépulture étrangère. C'est là ce qu'ils'agit de faire comprendre. A mon avis, le textede Renan est plus vrai que votre exactitude ineffi-

cace, car ses images harmonieuses nous introduisentdans le cercle magique. Le petit étudiant de Bre-

tagne, jeté sur le bord du monde orienta], conçoit,non sans remords peut-être, que sa soeur s'est sa-crifiée là-bas, près du fleuve sacré, aux recherchesde la science. Cette âme hautaine est la rançon d'une

gloire, et même une hostie exigée par un Dieuoffensé. Au pied de la tombe hospitalière de Tobia,je vois Renan dans la plus profonde rêverie. Pasmême une inscription, dites-vous? Eh ! l'inscription,

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LE TOMBEAU D'HBNRIBTTE RENAN 59

il l'a mise, à bien des reprises, dans son oeuvre :au liminaire de la Vie de Jésus, dans le petit Mémo-

rial, dans ses Souvenirs. Renan n'a pas manqué aurite. Il a élevé à sa soeur le monument que les géniesde la grande race se doivent entre eux : il a fixé la

physionomie idéale de celle qui fut sa conscienceaustère. La question, si l'on veut à tout prix faireun procès à l'hôte de Ghazir, o'est de savoir s'il acontinué jusqu'au bout à vivre en esprit aveo Hen-

riette, s'il n'a pas un jour renoncé à leur idéald'ascétisme laïque... Monsieur Gaillardot, avez-vousrevu Renan?

— Certainement, lui et son fils. Renan nous estrevenu à la fin de 1864, et son fils Ary, qui avaitalors vingt-huit ans, est passé ici, en 1885. *

— Et dans quel esprit, l'un et l'autre?— Vous pouvez vous en rendre compte par vous-

même. Voulez-vous entendre Renan? Voici deuxlettres où il nous annonce sa venue et, vingt ans

plus tard, le voyage d'Ary.Et M. Gaillardot de nous trouver aussitôt dans ses

papiers deux belles pages, dont il a bien voulu medonner une copie :

Renan au docteurSuquct.

Sèvres,16octobre1864.MON CHER AMI,

Il est probable que nous allons bientôt nous revoir.Cet été, en travaillant à mon histoire des Apôtres eten particulier de saint Paul, j'ai conçu un vif désir devoir Antioche, Éphèse, Thessalonique, Athènes, Co-rinthe, les principaux lieux enfin de cette histoire. Na-turellement, remettant le pied en Syrie, j'ai songé à

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60 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

revoir quelques-uns des points que j'ai déjà visités et

qui m'ont laissé tant de souvenirs, quelques-uns sicruels. J'ai à remplir envers ma pauvre soeur un dou-loureux devoir. Puis il y a un endroit, Oum-el-Awamid,où je voudrais reprendre quelques fouilles. Je ne saisencore dans quelle mesure je le pourrai, mais le principedu voyage est chez nous arrêté. Ma femme m'accom-

pagnera. Nous avons bien des liens à rompre derrièrenous. Mais quand voyagerait-on si on attendait que tousles fils de la vie s'ouvrissent d'eux-mêmes pour laisserun espace libre? Nous avons donc brusqué notre réso-

lution, et presserons le plus possible notre départ. Jene sais si nous serons prêts pour le paquebot du 29 dece mois : si nous le manquons noua partirons par celuidu 9 novembre.

Je reçois aujourd'hui une lettre de Gaillardot, où il

m'apprend qu'il part pour la Syrie. Ayez la bonté de luifaire passer le mot ci-joint. Vous verrez, en lisant ce

mot, que l'époque où j'arriverai à Beyrouth est encorefort incertaine. Avertissez Khadra, si vous le voyez, denotre prochaine arrivée. S'il y a un télégraphe d'Alexan-drie à Beyrouth, je lui télégraphierai, quand le jour demon arrivée en cette dernière ville sera fixé. C'est pourmoi une grande joie, mon cher ami, de vous revoir,et c'est en grande partie ce désir qui m'a porté à com-mencer par la Syrie mon voyage que j'aurais pu com-mencer par Athènes ou Smyrne. Vous savez quel lienm'attache à vous.

A bientôt donc; croyez à ma vive amitié.

. E. RENAN/

Bellevue, 28 octobre 1884.

Ainsi donc, cher et excellent ami, c'est d'aujourd'huien huit que mon bien-aim'é Ary ira vous rejoindre pource voyage dont j'attends pour lui tant de plaisir et

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r LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 61

tant de bien. Que je vous remercie de cette précieuseidée et des incomparables moyens que vous nous offrez

pour la réaliser ! Vous savez combien j'aime mon Ary.Son infirmité n'a fait que me le rendre plus cher. Je

peux dire de lui : Vere dolores nostros ipse pertidiL.J'étais trop malheureux dans la première année de mon

mariage $ ma pauvre Henriette ne pouvait s'habituer àvoir traduite en fait une idée qu'elle m'avait plus quepersonne suggérée. Il fut vraiment Benoni, le fils dema douleur. Et puis, c'est le dernier des Scheffer. Iltient de ma femme beaucoup plus que de moi. Si vousaviez connu comme moi cette race étrange, dernierssurvivants des Berserkr du Nord, vous verriez quelmystère de race il y a dans cet enfant, né pour avoirsix pieds de haut, puis brisé par un coup de barre,luttant avec une force intérieure inouïe contre unefatalité extérieure qu'il a réussi à dompter en partie.L'amitié que vous avez tout d'abord conçue pour lui

prouve que vous l'avez bien compris.-J'en ai été bienheureux. Je suis sûr que ce voyage fera époque danssa vie. Il avait besoin d'être tiré du milieu parisien,qui le porte trop au dilettantisme et au paradoxe, pourêtre jeté en pleine nature et en pleine histoire. Votre

main, tant de fois bonne pour nous, est venue le prendre,et saura le guider dans ce monde nouveau pour lui. Ilest enchanté, et la joie qu'il éprouve est pour moi lemeilleur signe du bien que ce voyage lui apportera.

Ici l'on va assez bien, fort bien même. La petitefille que vous avez mise en ce monde paraît entrer fortrésolument dans la vie. La mère se lève depuis deux outrois jours, et ses forces commencent à lui revenir. Seul,le vieux père est bien impotent, usé qu'il est par ceclimat humide et atone. Ah ! si je pouvais voir encoreune fois votre chaud triangle de Beyrouth et le sablede Sarba ! Je vous assure que si Maspero m'écrivait qu'onpeut aller au Sinat sans trop de difficultés, je tenterais

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62 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

l'aventure. Je crois que votre saine atmosphère, sècheet riche de vie, me rajeunirait pour un temps. Et puisje voudrais faire encore une fois le pèlerinage d'Ams-chit. C'est pour moi une consolation de songer que, si

je ne peux y aller, vous et Ary accomplirez mes derniersdevoirs envers les restes de ma chère amie.

Embarquez-vous donc tous les deux en pleine joiesur cette belle mer bleue que je voudrais pouvoir vousrendre favorable. Croyez bien, mon cher Suquet, quevous laissez derrière vous de vrais amis de coeur.

E. RENAN

Et comment tout cela finit, c'est une sombre his-toire. Sur le tard, le docteur Gaillardot vint se faire

soigner à Paris de douleurs névralgiques, intolérables,

qu'il avait dans la joue. Il descendit chez les frères

de Saint-Jean-de-Dieu. Renan lui fit une visite, et

en le quittant lui dit : < Mon ami, je ne reviendrai

pas vous voir dans ce milieu. » Et il tint parole.

Le ciel nocturne était divin, quand, ayant quittémes hôtes, je descendis de leur quartier haut vers

mon hôtel, près du port. De ma fenêtre, avant de

m'endormir, je regardai longtemps la mer étaler,sous cette nuit bleuâtre, au pied du Liban, son azur

sombre, blanchi çà et là par le reflet des astres.

J'admirais dans le ciel Vénus-Astarté, la dame de

l'Amour et du Plaisir, celle qui fut aimée d'Adonis,dieu de Byblos, d'Eshmoun, dieu de Sidon, et de

Melgarth, dieu de Tyr ; la soeur du Soleil de Baalbek,celle à qui le prophète juif, en déchirant sa robe,

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LE TOMBEAU D'HENRIETTE RENAN 63

jetait l'anathème. Et j'entrevoyais dans le flot té-nébreux Derceto, la déesse-poisson, l'aïeule des Si-rènes et de toutes celles qui portent la figure des

anges sur un corps d'animal.Un tel spectacle d'éternité me désabuse des vues

trop lucides, qu'il noie sous les songeries. C'est un

plaisir, en plein midi, que le groupe des Renan soitcruellement inondé de lumière. Mais, pour faire letour de la vérité, il faut accepter les ombres où,douze heures par jour, ce soleil repose. Craignonsen Syrie d'abuser de l'esprit clair et critique ! Mesfacultés d'analyse, je les retrouverai toujours à Pa-ris. Ici, j'ai autre chose à faire qu'à garder le con-trôle de moi-même. C'est bien le moins que Byblos etle fleuve Adonis m'incitent à me livrer aux forcesde la sympathie et de l'enthousiasme. Ne chicanons

pas Renan, quand il dédie à sa soeur perdue une

lamentation, et sur la terre syrienne construit ladernière Adonie. Ici, Renan a perdu son aînée, son

guide féminin, sa soeur et son inspiratrice, envers

qui il avait été un enfant égoïste. Ce que fut cette

mort, comment il l'éprouva, quel sens le plus beauil donne à ce qu'il doit subir, cherchez-le dans lescouleurs que, peu après, il prêta au culte d'Adoniset de Tammouz.

Ce soir, ce que la mer de Syrie raconte au rivagedu Liban, avec cet accent de reproche et d'amour,c'est leur grand secret séculaire de larmes et de

volupté. Elle jette éternellement ses vagues sur la

grève de Byblos pour la purifier, et quand elle yconduisit la vierge bretonne, c'était pour que letombeau de cette dévouée demeurât aux lieux des

antiques mystères, comme la cendre d'un sacrifice.

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CHAPITRE V

UNE VISITE DANS LE LIBAN

Belle occasion de pénétrer dans l'intérieur de ceLiban que je n'ai fait que longer, au nord, sur le

rivage 1 Le consul général de France, M. GeorgesPicot, m'offre que nous visitions ensemble la partiesud. Nous irons de Ouadi-Chahrour, le premier vil-

lage au sortir de Beyrouth, jusqu'à Salhié, sur lafrontière de Sidon... Ah! certes, j'ai accepté. Etvoici mes notes de voyage, bien sommaires, telles

que je les retrouve sur mes cahiers, jetées sans verbes,à coups de crayon, dans les cahots de l'automobile,ou dans la nuit des fêtes que les villages nous don-naient.

A quoi bon les compléter et chercher à les mettreau point? Cent écrivains, dépuis 1914, m'ont suiviet dépassé. Si je vaux, c'est pour témoigner quelsétaient, à la dernière heure avant le drame, les sen-timents de cette nation fidèle. Un tel chapitre, dû-ment daté, prend place dans la longue série destitres du Liban et dans les subs tractions de l'édificefranco-libanais.

Au sortir de Beyrouth, en automobile, ayant prisle long du rivage la route classique de Sidon, nous

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 65

tournons bientôt à gauche, pour pénétrer dans la

montagne par des déchirures profondes, au fond

desquelles coulent des torrents, et nous montons lescontreforts du Liban vers Aley.

Des hauteurs couronnées de pins parasols, des

escaliers, des terrasses en jardins, un immense am-

phithéâtre aux teintes violettes, constellé çà et làde villages, de couvents, de chapelles. De loin, surles pentes, on aperçoit les populations groupées àl'entrée du village. Et quand nous arrivons, lafusillade éclate, tous les chants, toutes les frénésies.L'Orient mêle en notre honneur les rites du mariageet de la guerre. Le prodigieux, pour un novice, c'est,au milieu de ces coups de feu, les youyous des

femmes, ce long ululement dont elles se gargarisentsur notre passage, en même temps qu'elles nous

aspergent d'eau de rose.Comment donner une idée de ce désordre joyeux

et étincelant, de ce bruit, de cette turbulence? Rou-lades aiguës des femmes, salves redoublées des

hommes, sérieux des enfants qui, dans la fumée dela poudre, portent fièrement la baguette du fusil

paternel. Et soudain, l'orateur parait ! Partout devéhéments discours nous donnent l'esprit de cesdémonstrations : « C'est à la France, grande nation

émancipatrice, que les Libanais doivent leur statut,et c'est d'elle qu'ils attendent toutes les libertés.

Enfants,ils ont reçu cette espérance de leurs pères... »Ainsi parle chaque dêputation, et de nouveau enavant la poudre, l'eau de rose, les youyous...

N'avons-nous pas, dans nos pays basques, quelquechose d'analogue avec les irrinteinas, ces cris de

guerre aux intonations rudes et prolongeas? Le sa-

i. 5

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66 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

vant M. d'Abbadie avait institué des concours oùil donnait des prix aux meilleurs crieurs : c Les irrint-

cinas, disait-il, peuvent faire vibrer dans une âme

basque quelque noble sentiment, digne des vieux

temps et de nos grands ancêtres. » Quels sentimentsréveillent les ululements des femmes du Liban? Oncroit entendre des provocations amoureuses pourquelque mariage, ou des excitations de mort adres-sées aux guerriers du pays. Aujourd'hui, sur notre

passage, ce sont avant tout des réclamations sco-laires. Tous ces villages, pour conclure leurs com-

pliments de bienvenue, nous demandent d'ouvrir desécoles et de leur envoyer des maîtres.

Une vieille femme avec un enfant sur les brasme supplie. Elle est vêtue comme une madoned'Italie. « Que dit-elle? — Permettez que nos petits-enfants parlent français. Faites une école. » Uneautre lui succède : * Permettez que la prochaine fois

je puisse Vous saluer avec des mots français.»Cependant, nous ne cessons pas de monter dans

le Liban. Aley dépassé, qui est une halte importantedes caravanes, nous rejoignons la grande voie de

Damas, pour atteindre Aïn-Sofar et le col le plusélevé. Odeur de résine, au milieu des rochers et des

pins. Parfois, à l'horizon, entre les montagnes, ladéesse apparaît, avec son sourire, son oeil bleu etsa puissante volupté. O Méditerranée I Puis le rideause referme sur cette joie et cette jeunesse, et nousvoilà de nouveau enfermés dans les chênes verts,les caroubiers,-les aloès, au milieu des pierrailles,au-dessus des torrents profonds. Les landes aridessuccèdent aux champs d'oliviers, et les forêts de

pins aux pâturages où fraîchit une fontaine, jusqu'à

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 67

ce que nous retrouvions, dans ces solitudes gran-dioses, quelque paroisse et sa petite foule en délire.Je me rappelle un tournant prodigieux sur les pré-cipices et, là derrière, soudain, le village placé enembuscade. Au milieu de tous, le' curé qui fait le

coup de feu. Ils s'apaisent et nous tendent l'éternel

placet : « Nous désirons une école pour les filles. »

Ces arrêts multipliés ne nous laissaient guèreavancer. Parfois même, un messager venait nous

prier de ralentir encore notre marche, parce que son

village n'était pas arrivé. On entendait des fusil-lades dans le lointain, puis une petite foule appa-raissait, nous apercevait; à deux ou trois cents,hommes, femmes, enfants, ils dévalent le long des

pentes, courent seranger au-devant de notre cortège,c Des orphelins, disent-ils, se jettent aux pieds dela France. Des écoles 1 donnez-nous des écoles ! » (3).

De ce train, il était déjà deux heures, quand noustraversâmes le torrent de Ouadi-Safa, où, pour nousfaire honneur, dix moutons furent égorgés 'en un

éclair, au passage de nos voitures, et roulèrent dansla poussière. Bêtes innocentes et malheureuses, s'ilfaut maintenant attendre que vous soyez dépecéeset rôties, quand déjeunerons-nous? Mais non. Voici

Aïn-Zahalteh, le site classique des journées d'été,à plus de mille mètres, le seul endroit ombragé du

pays, et de longues tables y sont dressées au-dessusdu torrent, sous les arbres, dans le courant d'air.Un déjeuner tout à l'européenne nous y attend, quedes voitures ont apporté de chez le meilleur traiteurde Beyrouth.

Nous sommes là plus de deux cents convives,généreusement traités par le poète arabe, Rachid

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68 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Bey Nahlé, d'un talent, me dit-on, très doux et trèstendre (4). Avec nous Mgr Pierre Chébly, l'arche-

vêque de Beyrouth (5), et Mgr Paul Baslous, l'ar-

chevêque de Sidon. J'ai encore dans'l'oreille lé bruis-sement de l'eau, l'éternel refrain des youyoUs, mêlésaux clapotis de la cascade, les discours nombreuxet sonores, tous les bruits du banquet et de lanature. Par ces heures chaudes, dans un tel lieu.-nul n'est fâché de prolonger -la halte, et pour nous

fêter, les poètes du Liban déroulent, interminable-

ment, leurs cadences harmonieuses et parfumées.Quand nous continuons vers Deir-el-Kamar, ce

sont, à chaque arrêt, les mêmes ovations et lesmêmes suppliques. A Freidis, mot syriaque qui veutdire petit paradis (on croit que c'est ici l'emplace-ment du paradis terrestre, < à cause du grand fleuve

qui y coule»), une jeune fille nous offre des fleurs, etnous demande une école. A Barouk, une jeune fille

encore, d'une beauté royale, prend d'assaut le

marchepied de notre voiture, et nous déclame avecune inspiration violente des vers retentissants surce thème : « Donnez-nous l'intelligence, ô vous quila détenez! » Sa splendeur et sa véhémence, quim'éblouissent, me font songer à cette fille d'anciennefamille qu'a vue, dans ces mêmes parages, le jeuneRenan : c On eût dit, écrit-il, une Jézabel ressus-citée. Quoique jeune, elle était arrivée à une taillecolossale. La beauté de ces femmes, incomparabledurant un an ou deux, tourne très vite à l'obésité et.à un développement de la gorge presque mons-trueux. » Je fais demander au poète arabe, notrehôte du déjeuner, quelques détails sur cette héroïne.Il me répond : «.Elle est digne de vos chants. » Il

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 69

l'a chantée lui-même. C'est la muse du canton de

Chouf, à la fois inspirée et inspiratrice.Je ne peux pas interpréter médiocrement un désir

de savoir, exprimé avec des accents si violents etavec ce prodigieux élan de tout le corps. Ce quianime ces filles et, derrière elles, tout ce peuple quinous les délègue, c'est le sentiment mystique du

psalmiste : Ihtellectum da mihi et vivam, donne-moi

l'intelligence et je vivrai. Pour moi, désormais, cetteémouvante devise flotte sur tout le Liban.

... Mais, sur ce rocher escarpé, quel est ce coin deGrenade ou de Tolède? Au-dessus d'un profondravin, s'élève un des plus saisissants palais mau-

resques qu'il m'ait été donné de visiter. Je parcoursses jardins, ses salles, ses bains, ses galeries super-posées, ses arcades légères, ses patios où murmurentdes fontaines, ses tours carrées et crénelées, lesmasses de verdure qui s'y mêlent. Le beau séjoursomptueux ! Quelles sont les annales d'un tel lieu,à la fois prison, forteresse, harem, dont les jardinsde buis et de cyprès respirent la mort et la volupté?Ma naïve ignorance s'étonne étourdiment qu'un tel

lieu, Beït-Eddin, ne soit pas classé dans le trésordes images poétiques et dans le dictionnaire desrimes.

Tout un peuple était réuni dans ce décor roman-

tique, tout un choix de types par ailleurs disparus,car le Liban est un refuge, une arche de salut pourles races traquées. Et c'est à bon droit que Gérardde Nerval., y errait, à la recherche des femmes qu'ilavait aimées dans des vies antérieures ; que le jeuneRenan a pu, au détour d'un sentier, y rencontrerJézabel ; et que nos soldats d'aujourd'hui y retrou-

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70 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

vent les filles des Croisés. La fête de Beït-Eddin,ce jour-là, avait attiré des Maronites catholiques,des Druses idolâtres et des Metualis musulmans. Etau terme de la réception, leur foule m'a accompagné,quand je suis allé déposer sur le tombeau de nos

soldats, morts durant l'expédition de 1860, les fleurs

qui, depuis le matin, venaient de m'être offertes danstous les villages. Le bon accueil que prodiguent ces

populations au consul de France et à son compa-gnon est un effet de la gratitude vouée à notre

drapeau, protecteur du Liban

DFJRF.L-KAUAR

La journée s'achevait, quand nous sommes entrésà Deïr-el-Kamar, où nous devions passer la nuit. Queldélire de l'enthousiasme ! Cette ville fut jadis la plusconsidérable du Liban. Au temps de l'émir Bechir,elle possédait le monopole du sel, des allumettes et

peut-être de la soie. Depuis le chemin de fer, elle adû céder la primauté à Zahlé et à Aley. Mais qu'elledemeure plaisante, accrochée au flanc du profondravin, surtout à cette heure de notre arrivée, où nousla voyons toute bruissante et vibrante d'amour pourla France!

Visite immédiate des écoles. Les Maris tes ont240 garçons ; les soeurs de Saint-Joseph, 265 élèves.

Leçon de français. Le maître interroge :— Préférence. Qu'est-ce qu'une préférence?...

Donnez un exemple de votre préférence..— Je préfère la France à l'Allemagne.Exercice religieux. Par la fenêtre ouverte, dans

la nuit qui descend, j'admire un ciel sublime et ces

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 71

voix d'enfants récitant, dans une forme familière,les plus hauts principes de la philosophie catholique.

A la sortie, dans l'ombre, un petit garçon m'abordeet me questionne :

— Est-ce que je pourrai entrer à Saint-Cyr, êtreofficier français?

— Tu peux être maréchal de France.— Il n'y en a plus.— Avant que tu sois grand, il y en aura.Au sérail, nombreux discours, tout pleins d'un

ardent attachement à la France. Cependant que jeles écoute, je vois par une petite fenêtre de côté « le

champ des Martyrs », surmonté d'une croix, l'étroitecour où furent massacrés en 1860 les Maronites quis'y étaient réfugiés sans armes. Massacrés par les

Druses, avec l'aide des soldats turcs. Plus de milletrois cents cadavres, rien que pour Deïr-el-Kamar.Cette extermination systématique d'un peuple, quise dressa pour l'arrêter? La France, en dépit de

l'Angleterre, la France, depuis les Croisades, protec-trice des chrétiens en Orient et particulièrement desMaronites. Après un demi-siècle, Deïr-el-Kamar sesouvient d'avoir vu arriver le général de Beaufortà la tête de nos troupes et suivi de nos religieux etde nos religieuses apportant les offrandes de la géné-rosité française. Nous n'avon8 pas obligé des ingrats.Je m'en assure avec émerveillement, .avec émotion,durant le charmant dîner qui suit les visites d'écoleset les réceptions oratoires, dîner émouvant, tapa-geur, plein de coeur. Ces notables avec qui je causeénumèrent sans fin les raisons de l'attachement q u'ilsnous vouent. Ce sont les soldats français qui ontrebâti leurs maisons; c'est avec l'argent que la

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73 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

France leur a fait verser par les Turcs, qu'ils ontcréé leurs petits commerces ; leurs enfants sont éle-vés par des religieux français. Et tout cela se super-posant aux légendes de saint Louis, de Louis XIVet de Bonaparte, et s'augmentant de leurs espé-rances I Quel beau livre pour notre pays, l'histoirede l'imagination du Liban 1

La fête du soir fut féerique, et d'autant plus éton-nante pour moi que, demi-mort de fatigue, je la

voyais du fond d'un rêve. Nous étions assis sur l'unedes terrasses que forment ici les toits des maisons.Toute la ville, construite sur une pente assez rapide,montait au-dessus de nous vers les cimes, descendaitau-dessous de nous vers l'abîme, et se noyait enhaut et en bas au milieu des ténèbres, qu'elle illu-minait par la multitude de ses torches et de seslanternes vénitiennes. Tout Deïr-el-Kamar étince-lait de feux et bourdonnait de chants. Le flanc dela montagne, jusqu'au fond de la vallée, réverbérait,répercutait cette double magie. Les femmes en bleu,sur certaines terrasses, semblaient des statues dra-

pées. Sur d'autres terrasses, les hommes tiraient,tous à la fois, dix, douze feux d'artifice. Cependantles religieuses chantaient au milieu des flammes de

bengale. Les enfants sur la place couraient après les

baguettes des artifices retombés. Les fusées sillon-naient la nuit. Les coups de fusil, les chants, les

cantiques, les bannières, les feux, les discours, plu-sieurs civilisations, e'entrcT-croisaient de la terre au

ciel, et j'éprouvais sur mon toit un demi-vertigeenchanté. Les raisons du spectacle m'émouvaientautant que sa splendeur. Si Deïr-el-Kamar est touten flammes et en cantiques, c'est qu'il existe dans

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 73

le coeur de cette bourgade et de tout ce Liban,comme je le vois depuis ce matin, un sentiment defeu pour la France. Mes hôtes s'épuisent à chercherà le manifester. Dans le tapage, j'entends un récit

qui m'enchante : comme il y a une dissidence entredeux familles, on ne voulait pas tirer des coups de

fusil, de crainte de malheur, mais les représentantsdes autres villages sont venus et ont dit qu'une fêtesans coups de fusil, c'est triste ! Alors on tire, tantet si bien qu'une balle enlève l'oreille du cawas quiaccompagne Picot. Et tous de répéter avec satis-faction : « Il n'y a pas d'exemple d'une grandemanifestation sans accident 1 »

La longue course et la chaleur m'avaient un peusurmené. On s'est inquiété de me trouver le meilleurlieu de repos, et le docteur Téhini, un Maronite,élève de notre Faculté de Beyrouth, a bien voulume réserver sa très gracieuse hospitalité. %

Ainsi protégé, assuré des meilleurs soins, je nielaisse aller aux fantaisies d'une fièvre légère. Parles fenêtres sans volets, mon regard poursuivait dansle ciel, au milieu des nuages nocturnes, le bel astreà la marche glissante. Deïr-el-Kamar signifie « lecouvent de la lune », et l'on dit qu'ici existait ori-

ginairement un couvent, possesseur d'un tableau dela Vierge foulant sous ses pieds le croissant. Était-ceun souvenir d'Astarté vaincue? Une nostalgiepaïenne? Ou bien, dans son enfance, ce coin dumonde désirait-il les choses qui ne peuvent s'at-teindre? Ai-je la bonne fortune de m'asseoir pourun jour au pays des lunatiques d'Asie? Deïr-el-Kamar serait-elle la Lunéville du Liban? Je suis

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74 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

sûr que Gérard de Nerval est passé par ici. Il faudra

qu'uu matin j'interroge mon hôte.

...Au matin, mon hôte ne me permet pas decontinuer mon voyage. Il croit nécessaire que je me

repose et que je laisse partir Georges Picot et sasuite. Je ne verrai pas l'illumination du 'Liban

depuis Zezine ; je ne verrai pas les enfants d'Azourdanser la dabké au son des roseaux... Mais faisonsd'une contrariété un plaisir : causons. J'ai deshôtes charmants; j'ai mille-questions à poser : àmoi d'organiser une journée profitable, dans cettechambre blanchie à la chaux, toute nue, avec des

tapis sur les dalles, et dont la fenêtre embrasse un

paysage immense.— Docteur, d'où vient donc ce grand palais ro-

mantique que j'ai visité hier?— Nous n'eu savons rien de mieux que ce qu'en

dit Lamartine"— Quoi ! Lamartine en parle?Vite, ils vont chercher chez un de leurs parents

un gros volume, imprimé en petits caractères (So-ciété belge de librairie, Bruxelles, 1840), où l'ontrouve toute l'oeuvre du poèta à cette date. L'exem-

plaire est couvert de signatures arabes. Et meshôtes de me lire de belles pages harmonieuses, colo-

rées, odorantes, un peu incertaines, où fermententles premiers troubles de l'enthousiasme sacré.

Je vais plus loin dans le livre, et je parcours toutce que le poète i\ écrit du Liban. Chez un élève del'Université de Beyrouth, quelle page à lire que celleoù le poète nous peint les deux Jésuites, pas un de

plus à cette date dans tout le Liban, qu'il a vus à

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 75

Antourah ! c L'un apprend l'arabe et cherche inuti-lement à convertir quelques Druses des villagesvoisins : c'est un homme de beaucoup d'esprit etde lumières ; l'autre s'occupe de médecine, et par-court le pays en distribuant des médicaments gra-tuits : tous deux sont aimés et respectés par lesDruses et même par les Metualis. Mais ils ne peuventespérer aucun fruit de leur séjour en Syrie... » Voilàdes lignes bien glorieuses pour les Pères jésuites,et qui confirment ce que nous disions plus haut deMarcellin Berthelot, admirant la série des effortstâtonnants qu'ils surent imaginer, varier et conti-

nuer, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé la méthodecivilisatrice la plus efficace.

Mes deux hôtes aiment Lamartine, et se font la plusgrande idée de son apparition au milieu de leurs pères.Cependant je ne tire d'eux aucun trait qui préciseou complète les images étincelantes que le voyantde génie nous a laissées de sa fastueuse chevauchée,

— Et Gérard de Nerval? leur dis-je.-— Gérard de Nerval?Ils cherchent. Ce nom ne lsur rappelle rien.— Comment! Rien? Lui qui vous aimait tant!

Il s'est promené ici, il a séjourné à Beil-Meri (6). Ilnomme Antourah et Ghazir. Il allait dans la mon-

tagne en chantant :

Le matin n'est plus, le soir pas encore IPourtant de nos yeux l'éclair a pâli ;Mais le soir vermeil ressemble à l'aurore,Et la nuit plus tard amène l'oubli.

Vos pères l'ont vu passer, avec ses obsessions dedémence et de poésie, traversant vos solitudes

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76 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

comme un animal blessé. Parfois, en plein midi, lesesprits de la nuit l'attaquaient; il se livrait auxsouvenirs enfouis au plus profond de son âme, et,désireux de couronner un amour qu'il avait la con-viction d'avoir ressenti dans une série de vies anté-rieures, il insistait pour épouser la belle Salama, filled'un chef des Druses de votre Liban. Cher monsieurTéhini, n'est-il aucun moyen de retrouver l'itiné-raire de Gérard et de connaître le nom, la figure lafamille, l'histoire, la descendance de celle qui, un

jour, en signe de fiançailles, lui offrit une tuliperouge? Je voudrais voir l'arbre qu'ils plantèrentcomme un signe de leur intimité et qui devaitcroître sans fin.

Le docteur et son frère m'ont promis qu'ils lerechercheraient.

— Et lady Esther Stanhope?Je presse de questions mes'hôtes. Elle me plaît,

cette créature excentrique, à la fois prophétesse etfemme d'affaires, qui, pour un temps, exerça unesouveraineté parmi les tribus errantes, entre Damaset Palmyre, et puis, cette belle heure passée, pré-tendit au pouvoir spirituel et se targua de je nesais quel commerce mystique avec le ciel. Elle pas-sait les nuits en communion avec les astres. D'ail-leurs demeurée très anglaise, tenant tête aux maîtresdu pays et se moquant de notre Lamartine, dontelle excellait à faire des imitations, aussi bien quede Byron. Mais c'est trop facile d'avoir dé l'esprit !

.Je ne m'intéresse pas à sesmoqueries ; j'aime ce.fondd'enthousiasme qui la soutenait, la pauvre Sibyllevieillie... Des notables qui sont entrés, un à un, pen-dant que je causais avec les deux frères, et qui

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 77

maintenant remplissent la chambre, m'expliquentque personne à cette heure ne sait plus où elle

repose. Selon les uns, sous un oranger; selon d'au-

tres, au pied d'un mur. Et d'ailleurs, peu leur chautcette reine imaginaire du Liban : ils n'aiment quela politique.

L'après-midi et tout le soir, c'est dans ma chambreune vraie place publique. Tous les notables de Deïr-el-Kamar et des environs, j'imagine, me font l'hon-neur de s'assembler autour de mon lit. A tous ins-

tants, il en arrive de nouveaux. Us me prodiguentles politesses de l'Orient. Ceux qui savent le françaism'entretiennent de nos dernières élections législa-tives. Quelle aptitude politique chez cesmontagnardsisolés ! Grâce au journal la Croix, ils connaissent les

plus minces détails de notre vie parlementaire.— D y a deux Delpech? Y a-t-il aussi deux frères

Cochin? Bertrand de Mun, qui se présente, est-il lefrère du comte de Mun?

Entre temps, ils m'expliquent la politique du

Liban, leur éternelle revendication du territoire dela Beka, dont la récolte leur est indispensable, puistoutes leurs difficultés. Une phrase revient constam-ment dans la bouche de chacun de ces petits chefs :« Là où j'ai mes partisans. » Et les Turcs et lesDruses ! Je n'aurais jamais cru que ces faits d'his-toire et de religion m'apparaîtraient dans leur réa-lité de querelles de villages. « Le Chrétien mauditle Veau et le Druse maudit la Croix, » voilà ce

qu'aujourd'hui je dois entendre tout l'après-midi.A mon tour, je leur explique notre anticlérica-

lisme : comme quoi, depuis la Révolution française,les adorateurs du progrès croient trouver un obstacle

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78 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

dans la vieille religion chrétienne. Mais la jeunessen'en est plus à ces nuées, et tout s'arrangera bientôt.

— Chez nous, me répondent-ils, c'est tout arrangé.Vos religieux et religieuses nous donnent le progrès.

Au soir, les Soeurs de Saint-Joseph viennent mevoir. L'une est de la Lozère, une Française de teint

coloré, bonne ménagère. Elle se plaint qu'à Deïr-el-Kamar c on ne peut rien se procurer ». Cette expres-sion des petites villes françaises, retrouvée dans le

Liban, m'enchante. L'autre, la petite, gaie, rieuse,est de la Vendée. Toutes deux se plaisent ici. En

automne, on a la brise de mer. Il n'y a de mau-vais que les jours de siroco. Elles rient des mésa-ventures que leur valut d'abord leur ignorance del'arabe.

—. Quand je suis arrivée, me raconte la soeur

vendéenne, on m'a mise à la classe des toutes pe-tites. Je ne savais pas un mot d'arabe, ni elles de

français. On ne pouvait que ruv ensemble. Un jour,j'ai voulu dire à mes petites filles : « Taisez-vous. »J'ai employé le mot qui veut dire : « Sortez I » Ellessont toutes parties. Je disais : c Mon Dieu 1qu'est-cequ'elles ont, ces petites-là? » Dieu ! comme je mefaisais de l'ennui I J'en ris encore souvent, touteseule.

En se retirant, elles me disent :— Vous saluerez pour nous la France.Le lendemain, même journée charmante, un peu

dépaysée, mais non pas solitaire, certes I Jadis,avant les Facultés françaises de Beyrouth et du

Caire, j'aurais été soigné ici, ma bonne fortune ai-

dant, par quelques-uns de ces médecins arabes, ma-rocains le plus souvent, qui parcouraient le pays

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^ UNE VISITE DANS LE LIBAN 79

en criant : s Voici le médecin, celui qui guérit detout! » On se réunissait autour de lui, sur la

place publique. Il procédait le plus souvent parles scarifiants. Souffriez-vous de l'estomac? Il vous

appliquait un fer rouge sur le ventre. D'un rhu-matisme? Bien vite un cautère. Ne riez pas. Cesmédecins faisaient boire des infusions de digitale,quand nous donnons aujourd'hui la digitaline, etils donnaient le simple où nous donnons l'extrait.La médecine arabe se rapproche de la médecine

française, bien plus que de l'américaine... Ce**mon hôte, le docteur, qui me raconte ces belleschoses dans les minutes que je dérobe à l'obsession

politique où vivent mes visiteurs.Au soir d« cette seconde journée, je m'en vais,

ttut seul, faire une petite promenade aux alentoursde la ville. Je vois les Soeurs dans un clos. Rencon-trer les filles de France dans un jardin du Liban,voilà de la poésie ! Leurs petites filles sont avec elles.Tout ce monde profite du jour de congé que j'aidonné, l'avant-veille, en visitant leur école,

— Mais, disent-elles en s'excusant, il nous faut

partir. C'est l'heure où les messieurs vont venir hla promenade.

Dans une telle phrase, où l'on surprend le pointde contact des convenances du harem et' de la règledu couvent, mon esprit s'enivre de voir ce qui

. semble finir se prolonger dans ce qui innove.

Enfin, le troisième jour, à midi, je prends congé demes hôtes excellents t

—- Mon cher docteur, ajoutez deux plaisirs à tantde gracieusetés dont je vous remercie ; cherchez les

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80 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT „

traces de Gérard de Nerval : il vous aimait tant, etvous l'ignorez, vous qui savez les noms de nos plusinsignifiants députés I Et puis, donnez-nous l'his-toire véridique de lady Esther Stanhope.

J'ai la parole du docteur. Dans quelques, jours,son frère qui, pour l'instant, est occupé à des répa-rations au sérail de Beït-Eddin, s'en ira du côté de

Jouni, à six heures de Deïr-el-Kamar, et recueilleratous les souvenirs, toutes les légendes qui peuventtraîner chez les gens du pays. Lui-même, le docteur,il va consulter les vieux livres .arabes.

Et sur ces bonnes promesses (que la guerre, encore

invisible, allait dans deux mois rendre vaines) (7), jepars en voiture pour Beyrouth... A la sortie de la

ville; que vois-je? Tous les enfants de Deïr-el-Kamar

rangés des deux côtés de la route, les petites fillesavec leurs religieuses, les garçons avec les Pères, qui,à ma vue, agitent des drapeaux et acclament laFrance... La charmante clientèle, les heureuses pré-parations d'amitié ! Aussi longtemps que je puis les

voir, ces jeunes camarades, je salue de la main leur

petite fourmilière enthousiaste. Je m'en vais, en-chanté des heures que je viens de passer dans cedécor de rêve, où les filles de France ennoblissentla vie, près du tombeau de nos soldats. Parmi cechaos de l'Orient et cette confusion des races, quellecéleste lumière met la robe de nos religieuses!

De Deïr-el-Kamar à Beyrouth, par le sud, la,distance n'est pas grande, une trentaine de kilo-

mètres, je crois, mais je n'étais pas pressé d'arriver.La chaleur, traversée de grands souffles de brise,était splendide et supportable. Nous suivions uneroute en lacets, qui descend vers la mer, à travers

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UNE VISITE DANS LE LIBAN 81

des rochers où poussent seulement quelques pinset des oliviers espacés. C'est une nature toute pro-vençale par la fierté et la pauvreté, dans des pro-portions plus grandioses. De toute ma journée, jerencontrai seulement quelques cavaliers, des ânes,des chameaux, et des enfants cueillant des feuillesde mûriers. Aux plus beaux passages, je mettais

pied à terre et m'attardais dans mon plaisir. La

jeunesse, la tranquillité, la fierté de cette natureenflammée sont choses divines, qui développeraientl'amabilité chez un rustre. Quel silence ! On s'expliqueque tout naturellement, au tomber du jour, l'hommearrivé sur ces sommets lève les mains au ciel, exhalesa prière et crée le culte des hauts lieux. Ces heuresdemeurent dans mon esprit, heureuses, légères et

chantantes, un de ces moments d'allégresse où, sansune pensée distincte, nous respirons tous les dehorset mêlons l'azur, les parfums, la brise, les lumièreset les ombres à notre vie intérieure. Je ne me rap-pelle aucune image, aucune idée, rien que mon

plaisir, dans cette solitude brillante des montagnes,puis du rivage ; et le soir j'étais à Beyrouth, biendésireux de retourner très vite dans les plus an-

tiques cantons religieux du Liban.

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CHAPITRE VI

UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES,

AUX SOURCES DE L'ADONIS

Sunt in nobis semina seientim...n y a en nous des germes de

science, comme des germes de feudans le caillou. Les philosophesles en tirent par lo raisonnement,les poètes les font étineeler parl'imagination.

DBSCARTBS.

Adonis... Cédant à l'obsession de ces mystiquessyllabes, je continue de penser au fleuve sacré, et

je n'aurai de cesseque je n'aie remonté sesméandres

sauvages, jusqu'au temple ruiné d'Afaka. C'est là-

haut, dans ce sillon profond de la montagne, le

point vibrant, la source de vie et le secret du Liban.Ce matin, je suis parti de Beyrouth en automobile

et arrivé rapidement, par la route en corniche, le

long de la mer, jusqu'au petit village montagneuxde Ghazir. Je ne pouvais pas traverser ce fameuxsite reiranien, sans m'enquérir de la maison où le

jeune savant habita et où il écrivit son petit romande la Vie de Jésus (d'un effet si terrible dans son

premier scandale, et qui nous semble aujourd'hui,ss

Page 96: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES B.3

sous ses parures fanées, oserais-je le dire, d'unesubstance un peu médiocre).

« La pauvre cabane maronite, » comme Renan

l'appelait, est démolie depuis douze ans, et sur son

emplacement s'élève une grande bâtisse, mais saterrasse a gardé sa treille de roses, ses abricotierset sa vue incomparable de jeunesse, d'allégresse, defraîcheur sur le rivage et sur la mer.

« Ghazir est sans contredit l'un des endroits les

plus beaux du monde : les vallées voisines sont d'uneverdure délicieuse, et la pente d'Aramoun, un peuplus haut, es*t le plus charmant paysage que j'aievu dans le Liban... Nous y trouvâmes une petitemaison, avec une jolie treille. Là nous primes quel-ques jours d'un bien doux repos... Au sein du plusprofond repos qu'il soit possible de concevoir, j'écri-vis, avec l'Évangile et Josèphe, une Vie de Jésus,

que je poussai à Ghazir jusqu'au dernier voyagede Jésus à Jérusalem. Heures délicieuses et trop vite

évanouies, oh! puisse l'éternité vous ressembler!Du matin au soir, j'étais comme ivre de la penséequi se déroulait devant moi. Je m'endormais avecelle, et le premier rayon du soleil paraissant derrièrela montagne me la rendait plus claire et plus vive

que la veille... Le soir, nous nous promenions surnotre terrasse, à la clarté des étoiles ; ma soeur mefaisait ses réflexions, pleines de tact et de profon-deur, dont plusieurs ont été pour moi de vraiesrévélations... Elle me dit plusieurs fois que ces joursétaient son paradis. Un sentiment de douce tristesse

s'y mêlait. Ses douleurs n'étaient qu'assoupies, ellesse réveillaient par moments comme un avertisse-ment fatal... »

Page 97: Une Enquête Aux Pays Du Levant

84 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Pages harmonieuses dont le sentiment sembleavoir débordé sur tout le récit de la Mission dePhénicie.

« Dans le Liban, le charme infini de la natureconduit sans cesse à la pensée de la mort, conçuenon comme cruelle, mais comme une sotte d'attrait

dangereux où l'on se laisse aller et où l'on, s'en-dort (8). Les émotions religieuses y flottent ainsientre la volupté, le sommeil et les larmes. Encore

aujourd'hui, les hymnes syriaques que j'ai entenduchanter en l'honneur de la Vierge sont une sorte de

soupir larmoyant, un sanglot étrange. Ce dernierculte est très profond chez les races du Liban, etforme le grand obstacle aux «efforts des mission-naires protestants chez ces peuples. Ils cèdent surtous les points; mais quand il s'agit de renoncerau culte de la Vierge, un lien plus fort qu'eux lesretient. »

Tout occupé à confronter mes souvenirs de cesbeaux textes avec l'étincelante matinée, j'ai négligéd'interroger personne dans Ghazir. Un jeune Syrien,très distingué, M. Melhamet, a bien voulu réparermon oubli, et s'est chargé de faire une visite à lavieille femme qui, il y a soixante ans, a donné l'hos-

pitalité à M. Renan. 11l'a trouvée sur un sofa, vêtuede soie, coiffée d'un voile, égrenant son chapelet. Et,grand Dieu, quelle conversation 1 Que n'a-t-elle pasraconté ! Peut-être ai-je tort de faire un sort à cettehistoire que mon Syrien m'a rapportée, histoire cho-

quante, mais pourtant harmonieuse avec ce paradisde Ghazir (telle une cétoine dorée qui repose ausein d'une rose). Je la recueille pour qu'on en rie,car elle est, de toute évidence, absurde, inexacte,

Page 98: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE SOIREE AVEC LES BACCHANTES 85

impossible. C'est une légende significative du tour

d'esprit naïvement sensuel de ces douces popula-tions, qui, sans malice, avec une innocence animale,surveillaient, sans rien y comprendre, les méditationsdu jeune archéologue.

Voici ce que raconta la vieille logeuse, évoquant lesouvenir du temps où son hôte et elle-même étaient

jeunes :— La maison que j'habitais alors était bien pe-

tite. Si nous avions eu celle où vous me voyez au-

jourd'hui, l'étranger aurait eu toute sa commo-dité, et ne nous aurait peut-être pas quittés. Nousn'avions que deux chambres et une grande terrassesur la vallée et sur la mer. Je l'habitais avec monmari et deux enfants. Quand l'étranger est venu,je lui cédai la plus grande chambre. Il était accom-

pagné de sa soeur. Il avait aussi trois enfants.— Des enfants! dit Melhamet.— Mais /ion, grand'maman, interrompit une

jeune femme qui assistait à cette conversation.Vous confondez avec le directeur de la poste fran-çaise. Celui-là avait des enfants.

—- C'est possible. Excusez-moi, monsieur. Main-tenant je me souviens. Pendant les premiers jours,ce monsieur avait l'air dépaysé. Il ne sortait de sachambre que pour venir s'étendre sur une espècede divan pliant, qu'il avait apporté avec lui, àl'ombre de ces peupliers, tout près du mur de cemoulin.

Elle indiquait deux beaux peupliers et le mur,tapissé de fougères ruisselantes, d'une espèce d'aque-duc qui conduit l'eau au moulin.

— Le soir, après le coucher du soleil, il rentrait.

Page 99: Une Enquête Aux Pays Du Levant

86 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Je leur servais leur dîner sur la terrasse. Us veillaient

beaucoup. Je me réveillais parfois dans la nuit, et

je les entendais. Peu à peu il s'est accommodé ici.Il allait souvent assister à la messe et aux céré-monies religieuses. Il faisait des promenades et desvisites. Un jour, je vis arriver chez moi une jeunefille du village. Elle avait la réputation d'être éman-

cipée, et c'était la première fois qu'elle venait metrouver. Je la revois encore, fardée, portant des

bijoux et une jolie toilette. Le monsieur, contrai-rement à son habitude, quitta sa chambre et vintnous tenir compagnie. Je compris immédiatement

que cette visiteuse voulait l'attirer chez elle parcequ'il avait l'air très riche et généreux. Je fis ce

que je pus pour abréger cette séance, et quandla jeune fille fut enfin partie, je demandai : « Com-ment avez-vous trouvé ses bijoux et sa toilette?— Ses yeux, répondit-il, sont plus beaux que satoilette et que ses bijoux. » Je commis exprès une

impolitesse. Je ne rendis pas sa visite à la jeuneeffrontée, maie ceci ne l'empêcha pas de revenir. Ses

visites, d'abord rares et courtes, devinrent plus fré-

quentes et enfin quotidiennes. Elle se fardait et se

chargeait de mille chiffons : elle me faisait l'effetd'une poule faisane. Ceci me révolta au point que,profitant un jour de l'absence du monsieur, je luidéclarai que je ne voulais plus la recevoir. Elle seretira sans riposter ; elle se sentait la plus forte. Un

jeune démon est toujours beau, dit le proverbe. Un

soir, le monsieur m'avertit qu'il devait voyager. Ilfit ses malles, et nous quitta avec sa soeur. Mais ce

voyage n'était qu'un déménagement. Il s'était ins-tallé chez l'autre.

Page 100: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES 87

Tout en faisant ce récit, la voix de la vieille femmetremblait de colère. Après soixante ans, elle n'avait

pas encore pardonné. M. Melhamet lui montra des

portraits de Renan, qu'une revue de Paris venaitde publier.

— Je ne vois plus clair, dit-elle. D'ailleurs, pour les

détails, demandez à l'autre. Elle en sait plus que moi.C'est ce que ne manqua pas de faire M. Melhamet,

qui retrouva, vivant en famille, dans un petit vil-

lage de quelques maisons, bâti sur le sable non loinde Ghazir, une femme de soixante-dix ans, aux yeuxchargés de kohl, où survivait une grande beauté.

— Vous souvient-il, madame, d'un Français quihabita chez vous en 1860-1861?

— M. Renan, n'est-ce pas?— Justement, et je viens vous demander des

renseignements sur...— Eh bien I d'abord, dites-moi le nom de la per-

sonne qui vous a donné mon adresse?M. Melhamet inventa un nom au hasard.— Où habitez-vous? reprit-elle.— Ghazir, en ce moment.Elle eut un léger sourire, qui disait : c Je sais

quelle est la femme qui vous a raconté mon his-

toire, » mais elle ne refusa pas de répondre.— M. Renan, dit-elle, habitait depuis quelque

temps une maison au bas du village, une maison

étroite, où des petits enfants le gênaient beaucoup.Il trouva chez moi le repos qu'il désirait. Je n'étais

pas encore mariée, et je vivais seule avec mon frère.Notre maison était située au tournant de la route,près de l'établissement des Pères jésuites. M. Renanétait accompagné de sa soeur, d'un cuisinier et de

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88 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

plusieurs domestiques. Il avait des chevaux pourses excursions dans les montagnes. Des messieurs

français venaient le voir souvent. A plusieurs re-

prises, ils sont allés visiter Afaka.— Avez-vou8 gardé des souvenirs sur sa vie in-

time?— Des souvenirs vagues. Je puis vous dire qu'il

n'avait jamais l'air de se préoccuper de la vie maté-rielle. Il semblait distrait par une idée. Je crois qu'ildevait être amoureux. Il était excessivement géné-reux et vivait très bien. Tout le temps qu'il demeurachez nous, il nous forçait à partager sa table quiétait très bien servie. A son départ, il m'a gratifiéed'une somme à peu près égale à celle qu'il me devait.Il sortait rarement, et passait la plus grande partiede sa journée sur une natte, à l'ombre des sapinsdans le jardin. Il portait toujours un livre. Un jour,au début, il me surprit à chanter une romance, ilme la fit répéter.

— Mais comprenait-il l'arabe?— Oui, il cherchait sesmots et les prononçait mal,

mais il se faisait comprendre. Depuis ce jour-là, tousles soirs, après dîner, il me priait de chanter un peusur la terrasse.

— Voyait-il d'autres personnes que vous, dansGhazir?

— Il était excessivement gentil avec tout le

monde, malgré son rang et sa position (on le disaittrès haut placé dans son pays). Cependant il évitaitles relations avec les Pères jésuites. Les Pères avaient

envoyé des invitations à M. et à Mlle Renan pourla distribution des prix dans leur collège. Il s'excusaet me donna ses cartes d'entrée. Je m'y suis rendue

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UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES 89

avec mon frère, et nous avons été placés au premierrang, entre l'évéque et le consul de France. Dans

les premiers jours de septembre, M. Renan partitpour Amschit. Il laissait chez nous son gros bagageet me promettait de passer nous dire adieu, avantson départ pour l'Europe. Quelques jours après,quelqu'un vint de sa part prendre les malles et

m'annoncer que Mlle Henriette venait de mourir,

que M. Renan, lui-même bien malade, devait rentrerau plus tôt en France. Je ne l'ai plus revu depuis.

...Voilà tout un petit bavardage qui me rappellel'enquête que j'ai vu Déroulède mener, près de Saint-

Sébastien, dans la montagne de Passages, pourretrouver la chambre qu'y habita Victor Hugo. Unevieille femme nous y raconta des histoires qui nousintéressèrent fort, jusqu'au moment où il nousfallut bien comprendre qu'elle superposait à la figuredu grand poète le visage fâcheux d'un commis voya-geur eu vins de Bordeaux...

Cette population libanaise, entre les colonnes du

temple, voit les jeux des colombes qui se poursui-vent ; elle s'intéresse d'une manière exagérée à leurs

agitations gracieuses, qui la détournent des céré-monies du culte, et lui cachent même la beauté del'édifice. C'est très comique, l'obstination de ces deuxfemmes qui ont vu M. Renan, tout le jour, corriger,rédiger et dicter à sa soeur la Vie de Jésus, et quil'ont pris bonnement pour un amant inquiet ! Untel contresens est tout au moins documentaire.surles manières de voir des villages syriens. Ils ont

l'imagination amoureuse, dans ce pays, et l'épisodevaut peut-être d'être retenu en marge d'une excur-sion au temple des bacchantes d'Afaka.

Page 103: Une Enquête Aux Pays Du Levant

90 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

LE PARCOURS DR LA PROCESSION

Il était neuf heures, quand nous sommes partisà cheval de Ghazir, pour monter en une heure àGhiné. Et de là, sitôt le déjeuner, nous sommes allésà pied, à quelque cent mètres, voir les bas-reliefsd'Adonis.

Au milieu d'un cirque accueillant, tout cultivéet aménagé en terrasses pour les mûriers, un petitrocher de quelques mètres porte les sculptures fa-meuses. Des enfants avaient suspendu leur escar-

polette dans un figuier, au-dessus du rocher. Ils

interrompirent leur jeu, pour écarter aimablementles épines sauvages et la vigne, qui nous masquaientun peu les trois panneaux. Nous crûmes y distinguerAdonis qui lutte aveo un ours, et puis une femmedans l'attitude de la doulour. Au pied est une ci-

terne, un caveau, je ne sais quel sépulcre taillé dansle rocher.

Tout le site est charmant, agréable, italien. Desmûriers d'un vert intense, un petit bois de sombres

cyprès, un promontoire qui s'avance, quelques pi-tons bleuâtres, semblent un fond de tableau lom-bard ; et partout, sur cette campagne éblouissante,les genêts exhalent une odeur de miel. Ah! lebeau sépulcre agreste du jeune chasseur 1 Nul

outrage, rien que l'usure des saisons et le plusprodigieux abandon. Cette vieille station d'un che-min de croix païen n'a guère dû changer; maisles visiteurs 1 Pour ma part, je me sens incapablede murmurer ici aucune sorte de prière.

Ennuyé de me sentir si morne, devant ce rare

objet de ma curiosité, j'en brusque l'examen. Et

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UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTE8 91

nous voilà poussant nos chevaux et nos mules, aussivite qu'ils peuvent aller dans cet océau de pier-railles qui roulent sur d'épouvantables rochers.

Quelque cent mètres, et nous sommes sortis d'Italie

pour trouver, dans un cirque immense, uno séried'escaliers extraordinaires, où il est ahurissant quenotre cavalerie puisse se tenir debout. Je vous

épargne la description de nos difficultés. Enfin nous

rejoignons, sous de grandes vapeurs du plus bel

effet, la vaste vallée du Nahr-el-Kebir. Superbesprécipices, que nous contournons ! Je songe à Renan

qui parcourut ces « épouvantables routes de la mon-

tagne, au milieu desquelles, dit-il, mille fois lo coeurme faiblit en voyant ma soeur vaciller au-dessus des

précipices ». Mais de tels sites valent tous les efforts,car nous foulons les territoires sacrés de la chassoau dieu. C'est ici que les bacchants montaient du

rivage et couraient aux bords glissants de ces pré-cipices, où plus d'un sûrement se brisa. Ce risqueajoutait à leur excitation. Il s'agissait pour eux,hommes et femmes, d'entrer dans un état extatique.Ils alternaient la musique, les danses, les gémisse-ments, la procession solennelle ; et bientôt, lancéscoramo des chiens à la poursuite du dieu, pour lesaisir et prendre son contact, ils aspiraient à sedélivrer de leur humanité. Fracas des cymbales,gémissement aigu des flûtes, irritation de tous lessens, démence torrentielle du cortège qui danse etqui hurle, et puis, les ténèbres venues, plaisir sombreà la lueur des torches... C'est ainsi qu'ils s'efforcentde se transfigurer en une âme divine. Mais je nesuis pas fait pour peindre ces orages, et j'attends quej'y puisse percevoir le souffle de l'esprit. J'attends

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92 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

la suprême station du cortège, le temple consacré auculte de ces délires.

Le parcours est long. De Byblos aux ruines

d'Afaka, les paysans mettent sept heures pour re-monter la gorge effroyable où glisse la rivière, une

gorge toute noire qui, en un rien de temps, de cas-cade en cascade, s'élève de douze cents mètres. Jocrois que très peu de personnes pouvaient suivred'un bout à l'autre le cortège rituel et danser, crier,faire la débauche en route. A mon avis, les fidèlesvenaient se poster à l'une ou.l'autre des stations

traditionnelles, par exemple sous le bas-relief de

Ghinê, et quand ils voyaient passer la horde sacréedes joueurs de flûtes et de cymbales, des hurleurs, desdanseurs et des échevelées entourant leurs prêtres,qui, demi-nus, se tailladaient le corps à coups de

coutelas, beaucoup pris de frénésie entraient, pourun bout de chemin, dans la sarabande orgiaque.Il pouvait y avoir ainsi des cérémonies successiveset des relèves d'équipe, auprès des divers tombeaux,et seule une petite troupe d'enragés, portés par la

fièvre, accomplissait tout le parcours.Pour nous, montés à cheval, à Ghazir, vers les

neuf heures du matin, nous arrivâmes vers cinqheures en vue de Lessa (9). Là, sous d'admirables

noyers séculaires, des messagers, postés par l'évéquede cette misérable bourgade, nous attendaient pournous offrir en son nom l'hospitalité. Et comme nous

préférions poursuivre notre route et aller dresser nostentes auprès du temple, ils voulurent du moinsnous remettre des provisions pour notre dîner.

A ce moment, nous nous croyions arrivés. Il nousfallut encore nous enfoncer dans la gorge et marcher

Page 106: Une Enquête Aux Pays Du Levant

UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES 93

trois quarts d'heuse, avant d'atteindre les sources.Enfin les voici ! Quel émerveillement grandiose !

Voici l'amphithéâtre fameux, la masse d'eau qui

s'échappe de la haute grotte, le mur circulaire, les

immenses rochers. Imaginoz une combinaison du

cirque de Gavarnie et de la fontaine de Vaucluse,avec l'éboulement pathétique d'un temple. C'est un

lieu religieux. Les proportions en sont admirables.Un homme et un âne qui franchissent une arche

jetée à mi-chemin de la cascade, et qui me sem-

blent d'abord tout proches, à la réflexion, me révè-

lent, par leur taille minuscule, le gigantesque de

cet amphithéâtre. Tout invite au silence et à lavénération. On se meut ici dans une pensée grandioseet de qualité héroïque. La présence de la divinité est

certaine.Tandis que nos porteurs installent nos tentes, au

bas de l'immense falaise et parmi les décombres

sacrées, nous nous livrons aux rêves do cette déso-lation. Ici des peuples, dès le lointain des siècles, sontvenus accomplir des rites mystiques. Leur temple gîtà terre. Qu'importe! anéanti, prostré devant lanature qu'il célébrait et qui l'a abattu, il continuesa prière. C'est sa pensée qui s'échappe toujoursdu rocher, qui jaillit là-haut de ce trou noir, sem-blable aux tunnels du métro, et qui tombe, écu-

mante, d'étage en étage, pour former la rivière

magique, teintée du sang d'Adonis. Parmi ses dé-

combres, enchevêtré dans leur éboulement, un arbre

s'élève, seul survivant du bois sacré, qui toujoursavoisinait les temples. C'est un pistachier sauvage.11 porte dans ses branches une cinquantaine de

chiffons, accrochés par les femmes musulmanes ou

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94 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

chrétiennes. Ainsi l'indifférente »nature a renversél'offrande de l'humanité, et l'humanité continue de

supplier l'esprit du lieu. En vain le cirque est dé-saffecté ; ses roohers gardent le prestige des plainteset des fureurs qu'une immense multitude accourut

y porter. J'aime par-dessus tout ces chiffons de

supplication qui frémissent à cet arbre. Quelle mai-

greur, quelle pauvreté de nos sentiments touris-

tiques, auprès de ce signe d'espérance invincible!Il atteste un besoin infini qui résiste aux âges etnie la mort des dieux. Ce pistachier empanachém'émeut, comme une main tragique au-dessus du

flot, après le naufrage d'un monde.Eh bien ! que demeure-t-il de vivant là-dessous,

et aveo quoi je puisse prendre contact?Leconte de Lisle, Anatole France et les autres

ont aimé le cortège d'Adonis. Et surtout je penseà Gabriele d'Annunzio, à son tableau orgiastiquedu Martyre de saint Sébastien, où il a magnifié « lechant lugubre des côtes de la Phênicie et des gorgesdu Liban, le souffle de l'Asie, profonde et chaudecomme la gueule d'un lion et comme le cou de Cleo-

pâtre ». Je demande aux jeunes Syriens (10), mes

compagnons, que, du milieu de cette vigne dévastée,nous tournions notre pensée amicale, en hommage,vers le grand Italien qui en a cueilli la dernière

grappe et pressé la suprême ivresse. Mais là, sur

place, ces rochers, ces pierres syriennes et romaines,ces témoins des antiques folies et sagesses, nem'avanceront-ils pas plus avant dans la connais-sance? Je vais dormir sur ce coeur du Liban. Cettenuit ne m'en donnera-t-elle pas le secret?

Une tempête de vent avait commencé de s'élever*

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UNE 801RÊE AVEC LES BACCHANTES 95

J'écoutais l'orage rouler dans les montagnes assom-bries par le crépuscule. Le soir tomba peu à peu,et tandis que les voix des ohevriers arabes, qui se

hélaient, retentissaient dans le ciel, au-dessus du

c'.rque, nous dinâmes des offrandes de l'évêque :des perdrix rôties, du vin et diverses sortes de fro-

mage caillé, dont un pour manger aveo le miel.

Cependant la pluio, bientôt, nous obligea à ren-trer chacun sous notre tente...

AU PIED PU TEMPLE

L'idée religieuse d'Afaka, comment la saisir? Ilfaut pourtant que j'y parvienne. C'est tout le butde mon expédition. Je ne suis pas un sportif, et,par exemple, je ne perdrais pas mon temps à par-courir les sentiers des Alpes ; je n'irais pas couchersous les nuages des vallées du Mont-Blano : je suisici à cause du temple et des sources sacrées. Dansla tempête qui fait rage, je guette l'écho insensé deshurleuses.

Les femmes ici devenaient bacchantes, et leurbeauté se dégradait aux buissons ensanglantés... S'entenir à dépeindre leurs sarabandes, ces éternelles

processions de flagellantes, ce n'est pas sérieux. Ilsaute aux yeux qu'on n'a pas épuisé ces horribles

fêtes, en se tenant à leur aspect tragique et ignoble.C'est s'arrêter à la surface. A l'origine de ces bru-talités et do ces grandeurs, il y a un principe reli-

gieux. Principe très simple, petite source toujoursla même. Non, l'expérience des siècles ne permetpas de maudire ou de railler en bloo les extrêmes

poussées des frénésies saintes. Cette expérience nous

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96 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

conseille bien plutôt de chercher à dégager la celluleinitiale, respectable, paisible, divine, où tout se ra-

mène, c'est-à-dire ce besoin passionné d'entrer encontact avec l'invisible, besoin qui lui-même sup-pose au plus profond de l'âme une faculté et desantennes.

Entre l'invisible et nous, il y a une correspon-dance secrète, cachée et comme dormante, qui, àla rencontre soudaine de son objet, se réveille en uninstant et parait à l'imprêvi. Telle une étincello,qui sort entre les cendres et qui met le feu à toutl'être.

Cette puissance existe chez tous en principe,quoique le plus souvent étouffée et presque atro-

phiée. Là foule elle-même en est capable, commenous le voyons dans le cas des bacchantes. Les bac-chantes n'étaient pas des personnes extraordinaires,mais certaines circonstances, le jeu de certains rites,la hantise de certaines traditions et le mimétismedes foules leur ont communiqué soudain une inten-sité d'enthousiasme, qui, dans ce cadre sauvage et

parmi tout ce fracas, devait facilement délirer. Na-tures ignorantes, vulgaires et brutales, la visite dudieu les a consumées.

Ainsi la clarté se fait. Peu à peu, ce cortège bouf-

fon, odieux, sanglant, se dépouille de son absurditéet de son horreur. Les choses se simplifient. Je nevois plus que la petite flamme qui à mis en branlecette mystique aventure, et que tant d'excitationsartificielles ont poussée jusqu'à la folie.

Le chemin de cette solitude fut trouvé par des

voyants, qui étaient en même temps des sages :frères de celui qui vit le Buisson ardent, frères de

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UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES 97

celui à qui son démon apprit à mourir, frères deDescartes qui eut aussi ses visions, frères do Pascalqui vit l'abîme et le globe de feu, frères de tous les

mystiques. Ces bacchantes, des mystiques dévoyées,mais enfin des mystiques. Ces délirants, ces déli-rantes, ces hurleurs de la montagne, portent aucentre de leur fureur, au centre de leur être affolé,une flamme spirituelle toute pure et qui, d'elle-même, tendrait continuellement à épurer l'ivresse

qu'elle a suscitée. Aujourd'hui encore, la flamme

mystique, sans laquelle il n'est ni religion, ni art,ni science, ni aucune minute héroïque, porte en elleune force terrible d'expansion qui, en l'amplifiantsans mesure, menace de l'éteindre. Mais si mal-saine qu'elle puisse devenir, elle reste en son fondbienfaisante, ennoblissante. Pour être pleinementhomme, il faut l'avoir éprouvée : il faut en avoir étépossédé.

Et quand une fois a jailli ce phénomène, nom-mez-Io comme vous voudrez, qui nous fait entreren relations avec une réalité, un être, une présence,une chose invisible, insaisissable, intraduisible etdifférente de nous. — une réalité, puisqu'elle agit,une pré8ence; puisqu'elle nous pénètre et nous faitvibrer, —- quand il y a eu en nous cet accroisse-ment de chaleur et que nous avons pris ce contact,fût-ce pour une seconde, nous rendre compte à nous-mêmes de cette rencontre, et la traduire, soit pardes actes, soit par des poèmes, c'est le désir héroïquedes grands esprits. Mais de vrais poèmes, qui nesoient pas des divagations, mais des actes raison-nables, conformes à l'ordre et vraiment féconL'expérience laissée à son impulsion uniq ^8

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«8 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

produirait que l'absurde : il faut la régler. C'est l'im-mense service que l'Église rend à l'humanité, quandelle surveille, modère et canalise l'enthousiasme mys-tique, quand elle l'entretient et tout ensemble

l'apaise, par ses rites stimulants et paisibles, par sessacrements. Et o'est ainsi que, de leur côté, les

poètes soumettent aux heureuses contraintes durythme et de la rime une inspiration qui, libre detout contrôlo, ne serait que du vent.

Je ne regrette dono pas mon pèlerinage et d'êtrevenu de si loin mettre mes pas dans les pas desbacchantes. Poètes, elles sont vos soeurs forcenées ;âmes chrétiennes, donnez une pensée tendre à ces

viergec folles ! Pour moi, les émotions de cette nuit

rejoignent sans effort celles que j'éprouvai, un jour,de passage dans la ville sainte d'Avila. L'ivresse quijadis commandait les bacohantes, nous la retrou-vons dans le tambourin de Thérèse. Le mysticismecatholique de Thérèse nous a donné des poèmesadmirables et la réforme héroïque du Carrael. Mais,à San José d'Avila, j'ai vu le tambourin que lasainte castillane saisissait, aux heures de sa plusjoyeuse ferveur, pour s'élancer de sa cellule et danserau milieu de ses filles, qui l'accompagnaient de leurs

castagnettes et du claquement de leurs doigts, jus-qu'à ce qu'elle improvisât et chantât des stropheslyriques. Le petit tambourin suspendu dans l'églisede San José fait un écho infiniment grêle au tapagedes bacchantes.

...C'est bien un attrait proprement religieux quim'a conduit dans cette gorge sinistre du fleuve

Adonis, o'est bien une leçon religieuse que j'empor-terai du temple d'Afaka : le respect des violentes

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~UNE SOIRÉE AVEC LE8 BACCHANTES 99

poussées de l'Esprit et, en même temps, l'amour dela vieille Église qui, sans étouffer cet élan vital, asu le régler.

Au milieu de la nuit, l'orage devenu épouvan-table mit fin à ces méditations. Do vraies bacchanaless'étaient déchaînées dans le ciel, et ma tente, aprèsavoir longtemps chancelé, finit par s'abattre sur

moi, comme pour me livrer aux puissances offenséesdont j'analysais les mystères... Nul dommage pour-tant, et j'en ai tiré, comme on voit, mes papiers etmon crayon.

LE RETOUR AU RIVAGE

Au petit matin, nous pliâmes bagage sous la pluieet le vent, mais tout s'apaisa bientôt, et nous re-vînmes par un autre chemin, sur les hauts plateaux,toujours dans les rocailles, toujours sur les esca-liers.

Au cours de cette longue randonnée de six à septheures de cheval et dans ces sublimités, jonchéesde rhododendrons fleuris, je rêve de ramasser surle parcours de la procession une médaille aux effigiesde la déesse, d'Adonis ou de leur temple. Car, de

mêmejqu'un amant raffermit son amour, ou s'yconcentre, en maniant un anneau qu'il a reçu de sa

maîtresse, je me sentirais plus capable de retrouver,par la suite, mes émotions de cette nuit, si j'y étaisrattaché par un talisman que j'aurais moi-mêmedéterré, aujourd'hui, et que je serrerais contre moi,tout humide encore du sein de cette magicienneendormie.

Enfantillage, superstition? Mais quoi! sur le

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100 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Nahr-Ibrahim, les problèmes de l'Asie foisonnent.Le long de ce fleuve, puis-je éviter de me demanders'il est des procédés pour déchaîner l'enthousiasmeet nous mettre dans l'état des bacchants? Poète,savant, ou héros, qui ne voudrait savoir s'il est des

moyens de faire jaillir l'étincelle?

L'antiquité le croyait, quand elle accourait à

Byblos. Mais à chaque jour, sa tâche ! Nous retrou-verons le problème. Jo me réserve de le poser bientôtaux descendants des Hashâshins et du Vieux do la

Montagne, dans les Monts Ansariés, et aux der-viches tourneurs, disciples de Djelal-eddin Roumi,à Konia. Aujourd'hui, d'Afaka à Byblos, il convient

que je maintienne mon regard sur ce que je neverrai pas deux fois... Puissè-je ne rien négligor dece que l'heure et la circonstance me proposent l Queje garde mon rang dans la procession qui revientdu temple ! Mon pèlerinage s'achève, j'approche du

rivage, et ce que je vois et ressens, les fidèles d'Ado-

nis, pour une part, l'éprouvèrent.Ces gorges noires, ces abîmes qui serpentent dans

la montagne sont terribles d'inhumanité. A chaquefois qu'un de leurs détours nous permettait d'aper-cevoir l'oeil bleu de la mer et son sourire féminin,quoi épanouissement et quelle espérance ! Au-dessusde Byblos, cette douceur va jusqu'à l'attendrisse-ment. Leu collines qui succèdent alors à ces Alpesépouvantables s'abaissent en prairies, en champsd'oliviers, en modestes domaines heureux, parmi les

noyers, les platanes, les mûriers et les vignes, pouraboutir à l'immense horizon d'azur et de respirationlibre, auprès de la mer fraîchissante. Il y a là quelquechose qui incline à la tendresse. Dans ces oasis de

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UNE SOIRÉE AVEC LES BACCHANTES 101

verdure et do douce sensualité qui s'avancent jus-

qu'au bord de la vague, le voyageur épuisé quidébouche de la noire montagne sent des imagestristes et douces, des regrets, des souvenirs de

deuil et de chagrin, tout lo fond de son âme, se

mêler aux jouissances qu'il va recueillir. Ah ! quenous sommes faibles, pressés, menacés, se dit-il,car il revoit en frissonnant les bacchantes et lesfuit. Il mario les attendrissements du rivage avecles ivresses farouches de l'intérieur. « Ce pays se

prête aux larmes, » dit Renan. Ce n'est pas assez

dire, car les bacchantes ne faisaient pas que pleurer.Par ses contrastes, o'est un pays de brisement pourles coeurs et d'exaltation»

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CHAPITRA VII

LA RELIGIEUSE DU LIBAN

Les frissons du Liban courent le monde. Maissur place, que survit-il de la race des bac-chantes?

Le vieux culte qui, jadis, attira ici tant de pèle-rins, a-t-il été anéanti, sous les ruines du temple?Les dieux de Byblos ont-ils coulé au fond des âges,sans laisser de ride sur l'abîme? Ces vives sourcessont-elles aujourd'hui complètement desséchées? Laracine des sentiments et des mythes qui, durant des

siècles, fleurirent auprès d'Afaka, a-t-elle été arra-chée? Qui le dira? Pour moi, j'ai peine à croire quele christianisme ait transformé les Libanais jusqu'aufond de leur être, jusqu'au sanctuaire intérieur oùnaissent les songeries. Les cavernes de Sayyidet el-Mantara et de Maghdousché sont bien devenues des

chapelles de la Vierge, — Dieu ! que ces lieux sontlourds et tristes, aveo les signes religieux qui les

marquent! — mais elles laissent encore voir lesentailles qui servaient à fixer les lits des prostitu-tions sacrées. Cette confusion du sensuel et du

religieux subsisterait-elle dans les âmes, tout àl'extrémité de l'être qui veut s'épurer et qui crainten même temps de se dessécher? L'astre céleste,

109

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LA RELIGIEUSE DU LIBAN 103

qui les attire et les élève, remuerait-il encore leurs

pires profondeurs?Dans mes courses, à travers le Liban, on m'a mon-

tré les couvents de la religieuse Hendiyê Aajami,et raconté son histoire, qui troubla si profondément,au dix-huitième siècle, la nation maronite. Simpleaventure, dira-t-on, d'une âme située aux confinsde l'exaltation, et qu'il n'y a pas lieu de retenir,puisque l'Église, après des enquêtes retentissantes,l'a discréditée. Mais ai-je tort de distinguer, danscette enthousiaste un peu barbare, et dans lesfemmes groupées autour d'elle, une sorte de résur-rection des puissances qui firent les bacchantes, etde m'émouvoir de leur agitation, comme d'un regretlointain et sourd de cette race?

Je ne sais si je m'égare sur la portée réelle de cette

biographie, si pleine d'enfance, si pleureuse et qui-suscite de tels mouvements populaires. La napped'eau comprimée semble avoir jailli, dans la mysté-rieuse bacchanale qui termine ce roman d'Hcndiyéet de ses suivantes.

En 1720, naquit d'une riche famille maronite

d'Alep une petite fille douée d'une force incroyabled'enthousiasme, qui prit la vie, immédiatement,comme font les poètes et les saints, par le côté duciel. Dès l'âge de trois ans, à toutes les heures, onla surprenait en prière, dans tous les coins de lamaison : « J'aime Dieu, » disait-elle, et les AveMaria la faisaient tomber en pâmoison, par la répé-tition du nom de Jésus. Et tout de suite deux ta-

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104 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

bleaux qui ornaient les chambres familiales s'ani-mèrent pour elle. L'un représentait la Vierge etl'enfant Jésus ; l'autre, le Christ fustigé à la colonne.L'enfant divin et la victime sanglante lui dirent :« Tu fonderas une congrégation composée d'hommeset de femmes, dont tu seras la directrice. — Com-ment le pourrais-je, Seigneur, moi, faible créature? »

Ces visions, qui venaient continuellement la rechar-

ger de volonté, lui firent une âme très forte. Battue

par sa famille, blâmée par les uns, louée par les

autres, elle décida de gagner le Liban.Je passe les traits cruels, cette ceinture garnie de

pointes à l'intérieur, qu'elle mettait pour « tuer labête du corps, » ce sang qu'elle tirait de son brasc pour en verser juste autant que le Christ dans sa

passion, » ou bien encore cet anneau que le Christlui ordonna de porter au doigt, en signe de l'enga-gement qu'elle prenait envers lui. De tels traits seretrouvent chez les saintes chrétiennes, et je m'at-tache davantage au désir invincible, à la nostalgie,qu'éprouve Hendiyé pour le Mont Liban. Il semble

qu'il existe, entre ces profondes vallées et la jeunefille, une relation mytérieuse. C'est là qu'elle veutfaire sa vie, c'est là seulement qu'elle remplira sa

mission, suivie d'une troupe de religieuses : s Jeveux, lui disent ses voix, que cette congréga-tion, qui portera le nom de mon coeur, soit fondéed'abord à Kesrouan, pour devenir ensuite un ordre

religieux. »Pour commencer, elle entre comme novice chez

les religieuses d'Antoura, dirigées par les Pères dela Compagnie de Jésus.

On aimerait avoir, à cette date, un portrait phy-

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LA RELIGIEUSE DU LIBAN 105

sique de cette fille de dix-huit ans. Du moins con-naissons-nous son âme excessive, bondissante, à lafois mobile et tenace, toujours prête à s'épouvanter,et qui pourtant ne peut pas se détourner de sa voie

royale, une âme violente qui transparaît sur le vi-

sage, imprime son rythme à tout le corps, éclatecomme un chant, comme Une danse, comme une

flamme, et qui plaît si fort que les religieuses d'An-

toura, d'abord assez indifférentes à cette nouvelle

venue, au bout de huit jours, lui prodiguent tous les

empressements et veulent la convaincre de porterle voile de leur congrégation. La jeune enthousiasterefusa obstinément. Cette invincible obstination,c'est une caractéristique d'Hendiyé. Alors, à boutde sollicitations, la supérieure du couvent la menacede l'attacher à un poteau et de la revêtir par forcede la robe religieuse. N'a-t-on pas l'impression dese trouver dans une humanité puérile? En même

temps, c'est d'une poésie barbare, l'ardeur de ces

religieuses à se conquérir bon gré mal gré cette com-

pagne d'élite.

Hendiyé fait appel à son confesseur d'Alep, quiaccourt; et c'est une lutte entre ce père Vintoriet le père Guinard, qui dirige le couvent d'Antoura.La jeune fille veut quitter les religieuses, qui lui

rendent, dit-elle, la vie intolérable, par leurs persé-cutions, et s'aller réfugier au couvent de Hourache...Ses raisons, ses tribulations, nous pouvons les suivredans le détail, grâce à la déposition, à la fois si naïveet si orgueilleuse, qu'elle fit dans la suite au légatdu Pape, déposition où sa bonne foi me parait évi-

dente, mais non moins évident le bon sens supérieurdu prélat romain :

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106 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

« Quand le père directeur et la supérieure appri-rent ma résolution de quitter leur maison pour allervivre au couvent de Hourache, ils redoublèrent leur

persécution et me firent savoir que j'avais à mefaire religieuse à Antourâ ou bien à retourner à

Àlep. Cette alternative me jeta dans une grandeperplexité. Je ne voulais à aucun prix porter le voilede la congrégation d'Antoura, et il m'était impos-sible de supporter les fatigues du voyage d'Alep,étant donné que j'étais très faible et, depuis plusde cinq mois, prise des fièvres. Un jour, dans unaccès de fureur, la supérieure ordonna qu'on memit à la porte. J'étais malade, et seule. Vers le soir,j'errais dans un pays que j'ignorais, sans savoir où

diriger mes pas, lorsque je rencontrai le père Gui-

nard, qui me conduisit dans une écurie du couvent

d'Antoura, et m'abandonna, en fermant la porte surmoi. J'étais terrifiée par la solitude et la nuit quim'entouraient ; le père Vin ton, accompagné d'unefemme avec son fils, vint me trouver dans ma nou-velle prison, et me confia à cette femme, en luirecommandant de me loger chez elle et de me soi-

gner. Puis il alla trouver Mgr Germanos, évêque ducouvent de Hourache, et lui demanda de me rece-voir. L'évêque refusa d'abord ; enfin, des religieusesgrecques-melchites habitant alors son couvent, il

accepta de me prendre au milieu d'elles, malgré quela place manquât. »

Je continue de transcrire ces humbles textes, afinde me tenir au plus près de la réalité, mais qu'ilsrendent mal le frémissement de cette pauvre fille,égarée et touchante, dans cette nature qui l'épou-vante, et où elle ressent la présence divine !

Page 120: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA RELIGIEUSE DU LIBAN 107

« J'ai passé, dit-elle, un an au couvent de Hou-

rache, dans une grande perplexité. L'espace man-

quait : la nuit, je devais coucher dans la chambred'une des religieuses ; le jour, j'étais forcée d'errer,dans les vallées environnantes, portant ma fièvre etma faiblesse, et redoutant les animaux sauvages quigrondaient dans la forêt. J'ai vécu ainsi plus dehuit mois, sans avoir jamais l'occasion de causeravec Mgr Germanos, l'évêque du couvent. Ma seuleconsolation était le père Vintori qui, rarement, vula distance, venait d'Antoura entendre ma confes-sion et me réconforter de ses conseils... J'acceptaistoutes ces souffrances, comme des grâces envoyéespar Dieu, et je confondais ma douleur avec celle demon Sauveur. J'ai vu plusieurs fois, avec les yeuxde la chair, Jésus, mon ange gardien et la ViergeMarie, qui, par de douces paroles, me consolaient. »

Ces visions la confirmaient, par des ordres exprès,dans sa vocation de fonder une congrégation à la

gloire du Sacré-Coeur. Des scènes romanesques sesuccèdent, où l'on voit cette chose toujours si belle :un esprit qui, du milieu des plus basses réalités,déploie ses ailes, les éprouve, s'oriente, veut parti-ciper de la plus haute vie. Et ce que l'on va retrou-ver sous des couleurs et dans une atmosphère chré-

tienne, n'est-ce pas encore le vieux cortège des

bacchante, leur dangereux enthousiasme, tout

prêt à déchirer la maltresse du choeur, aussi bienqu'à l'acclamer?

« Je me trouvais au couvent de Hourache dans unedétresse \ vofonde et une tristesse infinie. Je sentaisen moi quelque chose d'immense et de grand, quime faisait mal et ne pouvait être porté par mon corps

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108 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

si frêle. Je me trouvais éprise d'un violent amour

divin, et pourtant je ne pouvais pas supporter mes

grandes douleurs physiques. Je m'évanouis. Dansmon extase, la voix qui m'encourageait et me con-

solait, me dit : « Reviens à toi, et fais-toi saigner. »Au réveil de cette léthargie, je me fis saigner. SoeurCatherine recueillit le sang, et, en le regardant fixe-

ment, elle y vit empreints les instruments de là pas-sion et un coeur transpercé... »

Lorsque le bruit de cette pauvre merveille se fut

répandu, des délégations de tous les villages duMont Liban se succédèrent auprès de la favorisée.Les infirmes et les malades so pressaient pour qu'elleles guérît. La supérieure et les soeurs de Hourachedistribuaient le sang qu'elles avaient recueilli deson bras. Et l'archevêque Germanos voulut réaliserses voeux, en l'aidant à fonder l'ordre du Sacré-

Coeur, dans un couvent de Békerké, conformémentaux statuts et règlements que la visionnaire préten-dait avoir reçus du ciel.

« J'étais heureuse, très heureuse, dépose Hendiyé,mais Dieu a voulu m'éprouver terriblement, par unfait dont le souvenir me fait tressaillir encore d'hor-reur et d'effroi. Une rumeur, dont j'ignore lo motif,se répandit parmi le peuple, que j'étais possédée parle démon, qui parlait par ma bouche ; qu'au momentde mes visions, la bave coulait do mes lèvres ; quetoutes mes paroles et mes gestes étaient impurs ;qu'enfin j'étais pleine de vices. Toutes mes appa-rences de vertu n'étaient que feintes et hypocrisies,savamment combinées par le Maudit pour tromperle peuple. J'étais l'arbre du mal, dont tous les péchésforment le branchage ; j'étais la synthèse de toutes

Page 122: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA RELIGIEUSE DU LIBAN 109

les malédictions... Une femme du peuple avait de-mandé à l'évêque l'autorisation dé me voir. Lors-

qu'elle fut devant moi, elle entra dans une grandecolère, saisit violemment mon bras, et me lança àla face les noms de sorcière et de possédée. J'écoutais

humblement, en ne demandant à Dieu que la grâcede pouvoir souffrir en silence. »

Pauvre bacchante ! D'où venait cette dangereuserumeur? Des Jésuites, à qui étaient confiées la gardespirituelle et la discipline du Liban. Tant de bruitautour d'une pauvre fille les avait émus, et d'autant

plus peut-être qu'ils lui reprochaient d'avoir dédai-

gné la vocation qu'ils avaient choisie pour elle. Et

maintenant, loin de les attendrir, cette contagionde folie venait se briser contre le tour pratique, la

rigueur scolastique et le sec bon sens des Pères.

Comprenez leur premier souci, qui est d'encadreret de discipliner ces naïfs chrétiens, prompts à tousles délires. Mais pour Hendiyé, quelle souffrance !

Quoi ! les Pères de la.Compagnie de Jésus, si doctes,si versés damvles choses de l'Église ! a Ils ne peuventpas se tromper, songe-t-elle avec angoisse. Je suisvéritablement une possédée, puisqu'ils l'affirment sihaut... Une cruelle incertitude s'empara de moi; jepriais, je pleurais, et j'en venais à douter de laréalité de mes visions. Seigneur, m'auriez-vous

trompée? »Je passe sur les tribulations de la pauvre fille, en

qui se reforment, enfin, grâce à d'heureuses appa-ritions, les forces de l'espérance. Autour d'elle, leconflit s'envenime entre le* Pères de la Compagniede Jésus et les Maronites. Nul qui méconnaisse danscette visionnaire une flamme, mais est-elle apparue

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110 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

pour la perdition de sa race, et pour rallumer lestorches éteintes au-dessus des abîmes d'Afaka?

Hendiyé devient un drapeau du Mont Liban, au

point que le Pape est obligé d'intervenir. En avril

1754, son délégué, Mgr Desiderio, arrive de Rome,pour mener une enquête, et subit si fort le charmede l'étrange abbesse, au milieu de ses vingt-cinqreligieuses, qu'il se range parmi ses partisans les

plus décidés :< Après un examen minutieux, écrit-il à Rome,

j'ai trouvé que toutes les accusations portées contrela religieuse Hendiyé étaient fausses. Il n'est pasvrai qu'elle trône sur un siège alors que les prélatset les archevêques se prosternent devant elle et luiembrassent les mains ; il est faux que l'archevêqueGermanos expose le sang de la religieuse sur l'autel,pour l'adoration du peuple, etc., etc. »

Sur ce rapport, le Saint-Père se félicite de voirl'affaire close, et se borne à conseiller à la mère

Hendiyé qu'elle écarte un peu, par prudence et

humilité, le grand empressement du peuple autourd'elle.

Mais déjà un autre rapport d'un sens tout opposéétait arrivé à Rome...

Perdu au mileu de tant de contradictions, le

Pape soumet le problème aux plus savants hommesde sa cour ; et ceux-ci, d'un commun accord, déci-dent qu'Hendiyé est possédée. De Rome, on notifiecette sentence au Patriarche maronite, et on luiordonne d'imposer un nouveau confesseur à la

voyante égarée.Rien n'est fini pour autant, et tout recommence.

Ce nouveau confesseur bientôt publie partout

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LA RELIGIEUSE DU LIBAN 111

l'éblouissement où le met la sainteté de cette fille.En deux mois, pas le plus petit péché! Alors

s'organise le triomphe prodigieux d'Hendiyé. Le

Patriarche, les évêques, les cheiks, l'émir druse,gouverneur du Liban, tous sont pour elle. Sa Béati-tude l'entoure de vénération. Le couvent de Békerkédevient le plus riche de l'Orient. Rome elle-mêmeoublie la condamnation d'autrefois. En août 1762,le pape Clément XIII accorde des indulgences plé-nières aux religieuses du Sacré-Coeur et à tous ceux

qui les visiteront en pèlerinage.Derrière ces pages de chancellerie, derrière ces

papiers moisis, où pourtant l'on distingue l'émer-veillement des uns et la suspicion clairvoyante desautres en face de la menteuse d'Orient, il faut se

représenter l'enfièvrement de toute la nation maro-nite. Hendiyé, à cette minute de sa vie, est la reinedu *iban...

Au bout de dix ans, commence le déclin. Pour-

quoi? Comment s'usèrent ces prestiges? Est-cel'effet de la jalousie? des cabales? Son fol orgueil deconfidente du ciel, orgueil d'abord innocent et tou-chant d'enfantillage, est-il devenu à la longue into-

lérable, inhumain, par la profonde dureté de cecoeur insatiable d'émotion? Il y a pis. Ce despotismeroyal de son âme s'est traduit en crime.

Dans le couvent d'Hendiyé, le feu du ciel étaitdevenu infernal. Son frère, le premier, la dénonça.Quel intérêt, quelle passion purent décider ce frèreobscur à se tourner contre sa soeur éclatante? Enaoût 1767, dans une brochure violente, il accuse la

prêtresse Hendiyé de sortilège/; il stigmatise sonoeuvre et sa personne. Une religieuse, Marie de Beït-

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112 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Chabal, s'échappe du couvent et fait éclater d'ef-

froyables révélations : ce couvent, c'est un lieu

d'orgie; la soeur Catherine, vice-présidente de la

congrégation, impitoyable pour ceux qui ne croient

pas à la sainteté d'Hendiyé, frappe les religieuses,et nu5me elle en a supprimé quelques-unes par le

poison. Un scandale enfin éclate, qui ne permetplus de douter, et qui, après avoir montré l'ardeuret vraiment la déraison criminelle de ce groupe de

religieuses ou plutôt de ménades, allait amener leur

perte. Mais je veux me borner.à publier la chro-

nique syrienne qui me guide.M. Antonin Wardi, de Beyrouth, avait ses deux

filles, soeur Nassima et soeur Rose, au couvent d'Hen-

diyé. Il reçut d'elles, par des voies secrètes, unelettre où elles lui racontaient comment la soeurCatherine les tenait en prison, et leur faisait subirdes tourments. Il courut à Békerké, mais Hendiyéle fit mettre dehors, sans qu'il pût obtenir de voirses filles. Toutes ses instances et démarches ayantéchoué, le 1ermai 1777 il adressa à S. B. le Patriarchemaronite une requête où il accusait la Mère Hen-

diyé et les religieuses de séquestration et de tenta-tive de meurtre. Le Patriarche le convoqua immédia-

tement, et se rendit avec lui au couvent Interrogée,la Mère Hendiyé répondit que les soeurs Nassima etRose appartenaient à la franc-maçonnerie, qu'ellesy avaient été initiées par leur père lui-même, et

qu'elles avalent essayé de répandre parmi les reli-

gieuses l'esprit diabolique de cette secte. Ce qui futconfirmé par plusieurs religieuses, qui déclarèrents'être affiliées à la maçonnerie pour tenter de ruinerle culte du Sacré-Coeur.

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LA RELIGIEUSE DU LIBAN 118

Sur l'ordre du Patriarche, les deux religieusesfurent relâchées, mais elles gardèrent leur voile etrestèrent dans le couvent.

Quelque temps après, Antonin Wardi apprendque ses deux filles ont été de nouveau emprisonnées,et que l'une d'elles, morte sous les coups et les tor-

tures, vient d'être enterrée dans le couvent. Il ac-court. Cette mort lui est confirmée, mais on refusede lui laisser voir la survivante. Alors, presque foude désespoir, il en appelle à l'émir Youssouf Cheale,gouverneur de la province. Ce prince envoie un déta-chement de cavalerie, avec ordre de livrer la reli-

gieuse •emprisonnée. Hendiyé refuse d'obéir. Lescavaliers forcent les portes du couvent, et se met-tent à fouiller de cellule en cellule, pour trouver, la

prisonnière. La tante de la jeune religieuse errait avec

eux, en l'appelant par son nom, jusqu'à ce que dufond de la terre une voix éteinte, enfin, lui répon-dit. Les soldats découvrirent le souterrain où setrouvait cette malheureuse. Rose agonisait, étendue

par terre, toute déchirée des tortures qu'elle avaitsubies. Elle raconta comment sa soeur était mortesous les coups du moine Elios Baracal el-Halalu, quiprétendait tuer son corps pour sauver son âme etlui arracher les pactes infernaux qu'elle avait passésavec le démon.

...J'avoue que cette fin du roman est abominable.Toutefois* ne nous hâtons pas de maudire notrobacchante. Ces archanges, qui exhalent.par touteleur âme une surabondance de vie spirituelle et unesorte d'hymne perpétuel à l'Infini, attirent autourd'eux des êtres plus grossiers, qui, tout en prenantleur rythme, les exploitent et tendent par là à les

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114 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

avilir. Aussi ne serais-je pas loin de croire qu'il fautlaisser à soeur Catherine seule, ou à quelque autre

personne de l'espèce basse, la responsabilité de ceshorreurs. D'un bout à l'autre de sa vie, Hendiyéme semble avoir été douce, triste, obstinément per-due dans son monde chimérique, dans uno longueconversation avec le ciel. Qu'à notre point de vueelle ait été menteuse et trop audacieuse à feindre,c'est vraisemblable. Mais dans l'ensemble, nul doute

pour moi qu'elle n'ait été compromise par la soeur

Catherine, comme cela dut se passer dans les cortègesd'Adonis, qui renfermaient un élément sincère au-tour duquel se groupaient les plus équivoques béné-ficiaires. Dans le couvent de Békerké, tout enveloppéde mystère, tandis que soeur Catherine exerçaitson despotisme et peut-être faisait la débauche,Hendiyé, retirée au fond de sa cellule, se sentaitdevenir déesse, et rêvait de s'adjoindre, comme qua-trième personne, à la Trinité.

Il fallait en finir. Le Patriarche, enfin désabusé,adressa un rapport au Saint-Siège. L'Émir gouver-neur de la province envoya des forces pour saisir

Hendiyé et ses religieuses. Celles-ci s'enfuirent, etse cachèrent dans une maison de ferme, à Beït-Chabal. On parvint à les retrouver, et on les incar-céra. Rome, en date du 17 juillet 1790, ordonna ladissolution de la Congrégation du Sacré-Coeur.

La pauvre Hendiyé ne mourut que vingt ans plustard (dans^d'excellentes dispositions) au couvent dela Vierge de la Prairie, le 13 février 1798. On voit

encore, dans l'église Saint-Joseph, du village de

Gosta, sous une couronne de trois fleurs de lis, deux

inscriptions latine et arabe attestant que cet édifice

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LA RELIGIEUSE DU LIBAN 115

fut élevé grâce à la munificence de Louis XV, roide France, pour les religieuses du Sacré-Coeur (11).

Que penser de cette religieuse arabe? Ai-je tortde croire qujavec elle, avec ses folles suivantes etla foule émue qu'elles mettaient en mouvement, lesfantômes de tout un monde évanoui remontent à lasurface de la conscience libanaise? Ce fut l'inquié-tude des Jésuites et, pour finir, le jugement deRome. Bien qu'elle ait introduit la grande dévotion

catholique du Sacré-Coeur dans la nation maronite,Hendiyé est demeurée suspecte. Mais je ne juge passon orthodoxie, je la retiens pour son ivresse et safaculté de troubler la montagne. Je voudrais qu'onnous fournit une collection de fleurs animées du

Liban, un riche herbier vivant. Pour comprendreHendiyé, je songe à Marie l'Arabe, cette petite reli-

gieuse syrienne qui, de nos jours, émerveilla leCarmel de Pau, et qui mourut en odeur de saintetéà Bethléem.

Marie l'Arabe, toute petite, devant des cadavresd'oiseaux, dans son verger de Palestine, prit sou-dain de la brièveté de toutes choses et de l'inutilitéde ce qui ne dure pas toujours un sentiment intense

jusqu'à la douleur, qui ne devait plus jamais la

quitter. Elle vécut comme une hostie, participantaux souffrances des peuples, des individus, des bêtes,des arbres, des plantes et même de la terre, tropdesséchée ou inondée. Cependant il lui suffisait dedescendre au jardin, pour que les fruits» les fleurs,les papillons lui missent l'Âme en fête ;' et des can-tiques se formant dans son coeur jaillissaient deses lèvres vers le ciel. Le spectacle de la montagne

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U6 UNB ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

ou de la mer la jetait dans le ravissement. Il arrivasouvent qu'au court de sesextases, elle s'élançât à lacime des arbres ; ses compagnes, en levant la tête,la voyaient perchée sur les tilleul» du couvent, à unehauteur prodigieuse, et qui passait d'un arbre àl'autre sur de petites branches qu'un oiseau auraitfait plier. Revenue à terre, elle embrassait les reli-

gieuses aveo une sorte d'ivresse. De même que sa

pensée s'échappait en cantiques irrésistibles et que,parfois, tout entière, corps et âme, sans en avoir

connaissance, elle fuyait jusqu'au plus haut des

arbres,.comme pour atteindre le Ciel, de même par-fois encore, sous une poussée irrésistible, elle accom-

plissait des aotes fâcheux. Elle ne pouvait pas enavoir de regret, car elle y était contrainte par uneforce surnaturelle. En toutes choses, elle gardait une

paix douce et profonde, comme un sceau divin

apposé au plus intime de son être, pour marquerque Dieu y habitait toujours, malgré les apparencescontraires. Une âme et un corps d'Assomption, inca-

pables de vertige...Ah 1la sève spirituelle de l'Orient n'est pas épui-

sée!Il faut peupler d'images le Liban. Je ne présente

ici qu'un feuillet de l'album souhaité. Je voudrais

qu'on nous fournit une abondante illustration, unesuite de figures qui puissent nous faire saisir, d'âgeen âge, la vibration continue de Byblos et d'Afaka.

Page 130: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE VIII

UN DÉJEUNER CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE

Cette idée que j'essaye de donner du Liban serait

trop incomplète, si je négligeais de montrer, aucoeur de la montagne, Sa Béatitude le Patriarche

maronite, chef et symbole de sa nation.

Mgr Hoyeck m'a fait l'honneur de m'inviter àBékerké. Bêkerké, sa résidence d'hiver, au-dessusde Djouni, et le couvent même qu'avait fondé Hen-

diyé... Cette visite, je la raconterai brièvement. Pasde portrait, pas même d'esquisse ; simplement trois,quatre touches de couleur, pour mettre en place levieux Patriarche et sa cour ecclésiastique, si curieu-sement bariolée, au milieu de son double domaine,féodal et spirituel.

Avant de monter à Bêkerké, le matin, en coursde route, je suis entré, au ras du rivage, chez lesfrères mariâtes de Djouni, ceux-là mêmes qui m'a-vaient si aimablement guetté, sur la route, quandje revenais d'Amschit. Une bonne école primairesupérieure, doublée d'une école des soeurs de laSainte-Famille, où deux cent soixante garçons etdeux cent soixante-treize filles parlent, tous, le fran-çais... Je n'oublierai jamais deux petits violons enca-drant un piano et qui, jouant tous trois la M orteil'

in

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Ut UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

laite, appelaient la France, au grand enthousiasmede ces enfants arabes.

Bien avant l'heure du déjeuner, j'étais à Bêkerké.Le bel endroit 1 Un palais, un couvent, un domaine

champêtre, en proie & l'azur du ciel et du gouffre,au parfum de la mer et de la montagne, et tout

rempli de prélats aux longues barbes, en robes écla-

tantes, qui agitent inépuisablement des problèmesd'administration et de politique. Et là, au milieud'eux, un sage, a la fois évêque et pache, un Nestoraussi, Sa Béatitude le Patriarche maronite d'An-ttoche, tout en courtoisie et en finesse, élevé à

Rome, mais plein des passions et des raisons de son

petit peuple oriental.

Quel curieux souverain 1 Assisté d'une douzaine

d'évêques, le successeur de saint Maron gouvernecinq cents prêtres séculiers, à qui le mariage estpermis, dix-huit cents moines, et environ quatrecent mille maronites du Liban. Me voici en pleinrègne théocratique et aussi en pleine vie patriar-cale. « Vous allez voir, m'a-t-on dit, l'hospitalitédes temps primitifs. Chaque jour, Sa Béatitude ac-cueille à sa table cinquante ou soixante personnes. »En attendant cette heure pittoresque, on me pro-mène à travers cette ample maison.

Une suite de chambres, desservies par de longscouloirs clairs et larges, dont les fenêtres plongentsur l'horizon incomparable de la mer syrienne. Aprèsque j'ai admiré, à la chapelle, une somptueusechape offerte par Napoléon III, je demande à voirles archives.

J'aimerais manier quelques-unes de ces piècesfameuses, où la légende raconte que l'on peut dé-

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CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE U9

chiffrer les noms de Godefroy de Bouillon et de saint

Louis. J'aurais tout au moins des chances d'y trou-

ver les témoignages de la protection que François Ier,Louis XIV, Louis XVI, la Convention, Napoléon Iw

et tous les chefs de l'État français jusqu'à nos jours,n'ont jamais cessé de donner aux Patriarches et à

la nation maronite. Mais j'ai vite fait de me dé-

tourner de ces grandes curiosités, trop difficiles à

satisfaire. La brise de mer, le parfum des monta-

gnes, la lumière d'une matinée orientale inondent,

submergent tout ce palais, par toutes ces fenêtresouvertes sur l'immense paysage d'azur, et ne nous

laissent pas nous perdre dans la poussière des ar-

chives. Je pense à cette bacohante d'Hendiyé.Naturellement je voudrais visiter le cachot où lessoeurs Nassima et Rose gémissaient, tandis que la

visionnaire, toute à son état lyrique, croyait rece-voir les faveurs du ciel. Mais, pour débuter, serait-ilconvenable de mettre la conversation avec les pré-lats sur ces vierges folles? Non ! tout le temps du

déjeuner, nous nous en tiendrons de préférence hla politique et à Raymond Poincaré.

Mgr Hoyeck et ses familiers surveillent avec le

plus vif intérêt les dispositions de la France. Ils ne

s'égarent pas en vaines curiosités : ils les apprécientpar rapport au Grand Liban. Et sur ce sujet, des

paroles énergiques les inquiètent, presque autant

qu'elles les, satisfont. Os voudraient être assurés

qu'elles seront suivies d'actions également7

éner-

giques, « car, disent-ils, vous comprenez qu'ellesindisposent contre nous les autres ».

Toujours ce fond de peur (et trop justifié) qu'ilV a ici dans tous les esprits 1 Toujours ce regard

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410 UNS ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

jeté vers la mer, aveo le désir ardent d'y voir nosbateaux.

Dans le divan, où nous allons au sortir de table,vaste salon tout baigné et pénétré d'air salin, cettedouzaine de prélats, aux grandes barbes étalées surdes croix d'or et des costumes éclatants, formaientune cour somptueuse et romantique, qu'il eût fallu

qu'un Delacroix peignit. Lui seul saurait rendre ceséclairs joyeux de fantaisie dans une atmosphère de

terreur, ce feu d'artifice léger et coloré sur un fond

dramatique.Il y a bien de l'élégance spirituelle chez tous ces

prélats, et décidément, si courte que soit mon expé-rience, à voir ces Libanais enthousiastes, légers,pleins d'esprit, je crains d'avoir trop pris au tragiquemême leurs bacchantes. De plus en plus j'arrive àl'idée d'un peuple aimable, émotif, rapide à saisirles aspects comiques des choses (12), et, si j'ose dire,à prendre le rythme qu'on leur propose. Le vieuxPatriarche lui-même, dans son grand âge, une foisles premières contraintes du cérémonial écartées,comme il est bondissant d'esprit et de geste 1 Quej'aime une âme ainsi demeurée vive, jaillissante,rapide, allègre, et qui semble du milieu de ses ruinesattester son immortalité 1 Qu'il est plaisant, ce pré-lat, chargé d'honneurs et de soucis, nullement écrasé

par cette antique tradition du Mont Liban, et quinous expose aveo une innocente véhémence ses

inquiétudes, ses amitiés, ses désirs 1 II aime son

peuple, dont il est le père, le pontife et le roi ; il ne

passe pas une minute sans soigner, aveo tout soncoeur et toute sa finesse, les intérêts de son beaudomaine matériel et spirituel. Comme il nous aime,

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CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE 121

mais comme il entend que son amitié lui profite !

Comme il se réjouit de nos témoignages, mais qu'ilserait fâché qu'ils le compromissent 1 Comme il est

justement jaloux de ses prérogatives, héritées d'uue

longue suite de chefs 1— Les Français, me dit-il, se succèdent à notre

table patriarcale.Et tous de sourire 1Ces messieurs sont encore sous

le coup de la visite assez accidentée qu'il y a

peu leur a faite un de nos plus retentissants com-

patriotes. Après le déjeuner, et comme un photo-graphe allait fixer une image de cette audience

mémorable, M. Cailloux soudain a pris sous l'ap-pareil une attitude désinvolte et narquoise, qui,propre à apaiser ceux qui pouvaient se scandaliserde le voir dans une compagnie si cléricale, étaitencore plus capable de blesser ses hôtes...

En revanche, tout Bêkerké garde la plus profondesatisfaction de la mission que vient de remplir auLiban la flotte française. Après avoir reçu l'amiral,le Patriarche lui a rendu visite à son bord dans labaie de Djouni. Belle cérémonie, sous les yeux grandsouverts de tout le Liban, et dont les détails devaient

prendre une valeur symbolique, indéfiniment com-mentée par l'imagination orientale, car, au cours decette heureuse journée, Sa Béatitude laissa glisserson anneau patriarcal à la mer. Et que firent nosmarins? Ils se cotisèrent pour offrir au patriarche unautre anneau, où le contre-amiral Lacaze voulutenchâsser un beau saphir, conservé dans sa famille

depuis deux cents ans.

Mgr Hoyeck me fait admirer ce bijou qu'il porteà son doigt : sur le saphir, entouré de quatre bril-

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111 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

lants, nos officiers ont fait graver une croix et uneancre (l'Église et la flotte) et la date de leur visiteà Bêkerké. Une lettre d'un ton charmant accom-

pagnait ce joyau, que mes hôtes veulent que je lise.Elle est datée du Mirabeau, 23 mars 1914. L'amiralLacaze rappelle que l'anneau perdu était un cadeaude la' France. C'est encore un anneau français queSa Béatitude portera, et offert par les marins, caro'est bien à eux de rendre ce que la mer a pris. Lebon peuple maronite célèbre, cette année, les noces

épiscopales de son vénérable Patriarche ; eh bien 1

que Sa Béatitude agrée ce don, comme un gage dela participation de la flotte française à son jubilé.

Joli goût français 1 art charmant de se faire ai-mer 1

Depuis le matin, par les fenêtres ouvertes de

Bêkerké, je voyais à quelques cents mètres, mais

séparé de nous par une profonde vallée, un drapeau,qui flottait à la brise, sans que je pusse apercevoir,voilés par les plis du terrain, les bâtiments qui le

portent. C'est notre drapeau tricolore, hissé en monhonneur sur le collège d'Antoura, où les Lazaristesm'attendent. L'heure est venue que je prenne congéde Sa Béatitude, qui veut bien me remettre son por-trait, en m'exprimant le désir de recevoir, accom-

pagné d'une dédicace, celui du président Poincaré...La guerre allait tout précipiter, tout compro-

mettre, et finalement tout réaliser 1 C'est à Paris

que Mgr Hoyeck est venu chercher le portrait de

Poincaré, et des témoignages décisifs ; c'est là que,bien des fois encore, chez Elle et chez moi, j'ai en-tendu Sa Béatitude, aveo une véhémence admirable.

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CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE 113

plaider sa cause nationale, et qu'il me fut donnéde m'associer, selon mes forces, à la délimitation du

Liban, dont tout le monde ici m'avait tant parlé.

ANTOVRA

... Quelques minutes plus tard, j'étais a Antoura,le fameux collège des Lazaristes, le plus ancien del'Orient (il fut ouvert en 1833), et celui qui abritele plus grand nombre d'internes t trois cent soixante-

dix-huit, au jour de ma visite. Ces enfants, par cettebelle fin de journée, faisaient la haie sur la route, etdès qu'apparaît notre voiture, la Marseillaise et lesVive la France! éclatent.

Le Supérieur, Monsieur Sarloutte, est de Longe-ville, près de Metz. Ancien officier et de race lor-raine 1 Je lui fais mon discours sur ce thème : c Ori-

ginaire d'un territoire français, dont vous fûteschassé par la force, vous avez acquis un territoiremoral à la France. » Et puis nous causons familiè-rement.

Je sais chez qui j'ai l'honneur d'être : dans une

grande tradition française, chez les fils de saintVincent de Paul, de Monsieur Vincent, qui est,auprès de Pascal, avec Jeanne d'Arc et saint Louis,une des grandeurs qui nous couvrent de gloiredevant les peuples, c Toute nation porte à sa têteune couronne», dit un poète mystique de l'Islam, etla France, plusieurs couronnes. Monsieur Vincentest l'une d'elles. Rien de plus français que ces

Lazaristes, de leur vrai nom les Prêtres de la Mis-

sion, fondés pour la charité et l'apostolat. Leur mys-ticisme trouve immédiatement son emploi dans une

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Ut UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

couvre de dévouement et de sagesse. Comme c'est

beau, cette plus haute pensée de l'Occident, qui,par eux, se promène dans les sentiers des bacchanteset d'Hendiyé 1...

Ainsi je songe, en écoutant M. Sarloutte, quim'expose ses efforts, pour donner à l'enseignementde sa maison un caractère plus scientifique.

— Quel est votre avenir? lui dis-je. Quelles diffi-cultés vous inquiètent? Dites-moi vos ennuis, voscraintes.

— Mes craintes 1 Je redoute la concurrence pas-sionnée, intelligente, patiente, merveilleusementoutillée qui nous entoure. Vous avez vu à Beyrouthle fastueux établissement de la Mission américaineet ses oeuvres dans le Liban. C'est un effort loyal,mais d'autant plus redoutable. Ces Américains éta-lent au plein jour leurs immenses ressources. Grand

danger pour nous, dans un pays où la richesse a tantde prestige 1... Et puis il y a les Italiens. .11 n'y a

pas cinquante ans que la langue et l'influence ita-liennes avaient la prééminence en Syrie... Enfin les

plus dangereux, à mon avis, ce sont les Allemands,dont l'action revêt toutes les formes : industrie,commerce, oeuvres de bienfaisance et d'éducation.

Jusqu'ici ils n'ont pu suivre, dans le Liban, nosconcurrents italiens et américains, mais en dix ans,quels progrès à leur actif 1.La Palestine et CaTffa,au Sud; Alexandrette, au Nord; Alep, à l'Est :voilà tout ce qui nous échappe. Que nous reste-t-ilde nos anciennes possessions morales? Le Libanà peu près intact, et une mince bande de la côtede Syrie.

— Vous voyez la situation bien en sombre 1

Page 138: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE 1SS

— Regardez nos enfants l Ils vous disent assez

que nous ne manquons pas d'espérance. Nous man-

quons d'argent et surtout de personnel. Notre col-

lège a bel aspect, mais nous réussissons tout justeà subvenir aux réparations les plus urgentes. Nous

autres, lazaristes, noul sommes missionnaires avant

tout, et, par là, obligés de faire une part très largeà la charité. Et puis la Syrie, le Liban surtout, sont

plutôt pauvres, et notre modique pension de cinqcents francs semble déjà bien lourde à la plupartdes familles. Sous peine d'écarter une foule d'enfants

intéressants, il me faut faire des concessions telles

que, sur deux cent quatre-vingts petits Maronites,

je n'en connais qu'un seul qui paie sa pension com-

plète. Alors je réclame de l'aide, des secours, soit

officiels, soit privés.« La France et le Gouvernement ont admis la

nécessité de soutenir les oeuvres françaises à l'étran-

ger. Or, depuis quatre-vingts ans qu'il existe, le col-

lège d'Antoura a reçu de précieux encouragementsoraux, mais savez-vous à combien se montent lessecours matériels qui lui ont été alloués? Exactementà sept* mille francs. Sept mille, que j'ai reçus l'an'dernier et qui m'ont permis d'installer un embryonde cabinet de science et de bibliothèque : deux millefrancs du ministère de l'Instruction publique, deuxmille des Affaires étrangères, trois mille du prixDebrousse de l'Institut de France.' C'est tout. Carles quinze bourses que le Consulat général de Bey-routh nous confie très gracieusement, je ne puisles compter comme des subventions proprementdites, puisqu'elles payent l'entretien de quinze bour-siers.

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116 UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

t Et ce manque de ressources n'est encore rien

auprès du manque de personnel. Nous sommes en

règle ; nous avons l'autorisation, et on ne nous laisse

pas 8ervirl Quel désastre que la diminution pro-gressive des missionnaires français 1 En 1911, nousétions à Antoura, prêtres et frères, vingt-cinq laza-ristes. Trois ans plus tard, nous voici vingt. Les cinqdéfunts n'ont pas été remplacés, faute de sujets.Sur ces vingt, six sont à la retraite, usés par letravail. En ce moment, monsieur Barrés, vous voyezici dix prêtres valides et quatre frères pour assurerla marche d'une oeuvre très lourde. A mes demandes

pressantes de renfort, l'autorité supérieure de notre

Compagnie me rappelle tristement la pénurie des

sujets et le besoin aussi urgent des autres missions,en Chine, Madagascar, Amérique. Nos supérieursmajeurs sn souffrent autant que nous. Alors devantla détresse générale, nous prenons notre parti devieillir avant l'heure... Mais par qui serons-nous

remplacés? Par des missionnaires d'autres natio-

nalités, qui apporteront dans nos collèges un espritqui ne sera plus celui de' la France.

c Monsieur Barrés, instruisez, émouvez les esprits ;faites qu'on ne paralyse pas nos efforts, qu'on nouslaisse lutter aveo toutes nos armes contre des con-currents qui disposent de ressources presque illi-mitées... s

Je pense que le lecteur,'qui entend ici M. Sar-

loutte, ne nous reprochera, ni à lui, ni à moi, ces

précisions! Comme on jouit mieux d'une belle

oeuvre, quand on en connaît les ressorts, les fièvres,les angoisse* 1 Par de tels détails, humbles et minu-

tieux, nous pénétrons dans la cellule du Supérieur

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CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE 137

d'Antoura, et nous voilà associés à ses difficultés,

que nous l'admirons de si bien surmonter. Nous

prenons une idée de tout le génie d'organisation etet de volonté que' la France religieuse dépense pourcouvrir de ses écoles le monde...

Et puis, quelle leçon pour chacun de nous, s'il

peut entrevoir quelque chose de la modestie de cescréateurs d'oeuvres I En causant aveo ces messieurs,

je crois distinguer qu'ils sont soutenus par leurfierté d'être prêtres-missionnaires et d'être Fran-

çais, et je crois aussi qu'ils tirent un certain conten-tement intérieur d'être autorisés. C'est Napoléon Ier

qui les a reconnus. Sauf erreur, parmi les congréga-tions masculines, il n'y a qu'eux, les Pères du Saint-

Esprit, le» Sulpiciens et les Missions étrangères dela rue du Bac, qui aient devant l'État leur situationen règle. Ils sont légaux. Peut-être que je me trompe,mais personne ne prendra en mauvaise part mon

interprétation, je crois distinguer qu'ils en éprou-vent le sentiment de tenir de plus près au gros dela nation, au vieux tronc séculaire.

Quel milieu plein d'honneur, que cescongrégationsfrançaises 1 J'en respire l'atmosphère salûbre, et

cependant la beauté du Liban me distrait. J'écouteces messieurs, et je regarde le jour descendre sur le

paysage sublime 1Quel contraste d'une telle nature

voluptueuse et misérable, et de la sagesse occiden-tale que nos religieux y distribuent 1

— Monsieur Sarloutte, voilà des jours et des joursque je parcours les sentiers du Liban, à chaque heurearrêté par des Maronites qui sont élèves de nosécoles ou qui réclament dés écoles. Eh bien I je vou-drais, une fois pour toutes, apprendre de vous

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US UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

comment s'alimentent ces fontaine» de civilisa-tion!

— Les écoles communales, dans les villages dela Montagne, me dit M. Sarloutte, ah 1 c'est encoreune oeuvre bien intéressante, que les diverses con-

grégations se partagent et qui pèse, pour une part,sur notre mission provinciale de Beyrouth. Com-ment on les entretient, ces petites écoles, si pré-cieuses, vous ne me croirez pas! On donne à unbrave homme un franc par jour, pour réunir lesenfants du village et leur apprendre à lire, à éorire,à compter dans leur langue arabe.. Si le mettre peutdonner une vague teinte de français, nous portonsle traitement au chiffre fastueux de 1 fr. 60 par jour !Nous autres, lazaristes de Beyrouth, nous avons ainsifondé cent quarante-neuf écoles qui abritent7 338 enfants. Et comment notre maison provincialepourvoit-elle à cette oeuvre? Mystère d'économie etde confiance. Chacune de nos maisons particulièress'est chargée du contrôle des écoles de son district.

Ainsi, nous, à Antoura, nous envoyons, chaque trois

mois, un lazariste en inspection dans, le Kesrouan.En outre, nous avions pris à notre charge l'entretiendes écoles dans une douzaine de villages avoisinants.Mais que Youlez-vous ! malgré les traitements déri-soires dont se contentent ces pauvres maîtres, c'était

pour notre Collège une charge trop lourde ; j'ai dûréduire à trois le nombre/des écoles que nous sou-tenons de'*nos deniers. En vain, de tous côtés, des

villages viennent nous**supplier de leur créer desécoles de garçons et de filles. Que faire? Les res-sources nous manquent.

— Merci de tous ces détails, monsieur, il faut

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PORTRAIT DU PATRIARCHE MARONITE

• L'heure etl venue que je prenne congé* de Sa Béatitude (jui teut •bien me remettre son portrait. • (page \H),

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CHEZ LE PATRIARCHE MARONITE 129

qu'on les connaisse chez nous ; je vais m'y employersans retard...

Et comme je prenais congé de mon hôte, en lui

donnant rendez-vous en France :— Monsieur un tel, dit-il, sans me répondre di-

rectement, et en se tournant vers un de ses collègues,depuis combien de temps étes-vous allé en France?

— Depuis cinquante ans, monsieur le Supérieur.— Vous entendez, monsieur Barrés, nous ne

sommes pas assez nombreux pour prendre jamaisde congé.

Eh! j'entends, mais j'admire trop pour ne pasavoir pleine confiance. Je songe à l'anneau pastoralde Mgr Hoyeck, qui a glissé sous le flot et que nos

marins, aussitôt, ont remplacé au doigt de Sa Béa-titude. Un superbe symbole, un heureux présage 1Au pied de Tyr et de Byblos, sur le sable inacces-sible des fonds de la mer syrienne, loin de toute

piété, gisent les anneaux des grands prêtres d'Adoniset d'Astarté, et personne ne se préoccupe de lesrétablir au doigt d'aucun hiérophante. Mais le sa-

phir de France, où nos marina ont gravé leur signe,brille à la main du patriarche, et notre pensée la

plus pure, héritière d'Athènes, de Home et du Paris,s'inscrit, par les soins de nos maîtres, dans l'âmereconnaissante des enfants du Liban.

Liban, terre de souvenirs, et pleine de semences...

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CHAPITRE IX

BAALBEK

Que de superbes nouveautés me promet le jourqui commence I Ce matin, je franchis en chemin defer le Liban ; je visiterai dans la plaine Baalbek, et,vers minuit, je serai à Damas. Tandis qu'à traversles vitres du wagon, j'admire une fois encore cetteProvence montagneuse, le cirque de Hamana, oùhabitait Lamartine, et les hôtels d'été des Égyp-tiens, qui succèdent à ces maisons de plaisance quela Bible appelle « les Délices de Salomon », M. Mar-teaux me raconte les vicissitudes de son chemin defer : les hordes de Bédouins venant, avec leurs cha-

meaux, sur le ballast, jusqu'à la mer, sans se déran-

ger d'un pas pour les locomotives qui les écrasent.« C'était écrit I »

Longuement il me parle de la Syrie, dont il résumeainsi le bilan : une chaîne de montagnes de trentekilomètres d'épaisseur, improductives ; derrière ces

montagnes, une plaine superbe, large de dix kilo-

mètres, longue de quatre cents, la Beka ; puis encoreune chaîne de montagnes improductives, l'Anti-Liban ; et derrière, le désert. En somme, cette Beka

pour l'instant, c'est le meilleur de la Syrie.Nous y descendons, et voici Baalbek.

ito

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BAALBEK 131

Je n'essaierai pas une description que le lecteura déjà entendue de trente-six poètes, sans jamaisen retenir une vision nette. Nul espoir que je réus-sisse mieux que mes prédécesseurs à rendre sensible

par des mots cefcha03 de splendeurs écroulées, cetteimmense jonchée de porphyre et de marbre, toutun océan de colonnes, de chapiteaux, d'architraves,de volutes. Une prodigalité sans idées, le lendemainde l'envolement d'un dieu! Mais que ce désastreatteste de grandeur ! Ah ! c'est un temple, cela ! Ces

proportions imposantes, vastes, solides et graves,qui pourraient recueillir des peuples, et au-dessusde tout, six colonnes haut placées, qui portent avec

magnificence l'arche du Jupiter Soleil, cela est lo-

gique, conforme à la pensée humaine, apte à rece-voir et à mettre en émoi les âmes. C'est une des

plus grandes prières du monde qui se détache là,éblouissante de lumière, sur les monts de l'Anti-Liban. !

Tout à côté, la petite Vega, l'oasis pleine d'arbres,avec une jeunesse inouïe, balance ses noyers, ses;

abricotiers, sespoiriers, ses brugnons et ses peupliers.Brillante, mouvante, rafraîchie par la divine rivière

qui bruisse et serpente à ses pieds, cette verdureentoure, assaille, presse les hautes et terribles mu-railles. Et sur le tout, sur ce tableau contrasté defraîcheur et de ruine, règne un ciel de feu, immense,au fond duquel se dresse le Mont des Cèdres, cou-vert de neige.

Parle, ruine sacrée ! Tu n'as pas de cantique?L'un des nôtres, à l'abri des vergers qui t'entourent,a jadis entrepris de te rendre une voix. Lamartine,ici, a gémi ses plaintes sur la mort de sa fille, sans

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132 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

parvenir à humaniser ces grands espaces, trop dénuésd'âme.

Ce que l'on voudrait entendre, c'est l'antiqueliturgie des Mages. Le promeneur de Baalbek ap-pelle, du fond des siècles, un écho des hymnessavants que les processions psalmodiaient en l'hon-neur du Soleil.

c Des hymnes d'un symbolisme étrange, queFrançois Cumont nous a fait connaître, chantaientles métamorphoses produites dans le monde parl'antithèse des quatre principes (feu, terre, air, eau).Le dieu suprême conduit un char attelé de quatrecoursiers, qui tournent incessamment dans un cercleimmuable. Le premier, qui porte sur son pelageéclatant les signes des planètes et des constellations,est vigoureux et agile, et il parcourt avec une vélocitéextrême la périphérie de la carrière fixée. Le second,moins fort et moins rapide, a une robe sombredont un seul côté s'illumine aux rayons du soleil ; letroisième marche plus lentement encore, et le qua-trième pivote sur lui-même en rongeant son frein

d'acier, tandis que ses compagnons se meuventautour de lui comme autour d'une borne. Le qua-drige tourne longtemps sans encombre, accomplis-sant sa course perpétuelle ; mais, à un moment donné,le souffle brûlant du premier cheval, tombant surle quatrième, enflamme sa crinière superbe; puisson voisin, s'étant épuisé en effort*, l'inonde d'unesueur abondante. Enfin se passe un phénomène plusmerveilleux encore : l'apparence de l'attelage se

transforme, les chevaux changent entre eux de

nature, de telle sorte que la substance de tous passeau plus robuste et au plus ardent d'entre eux, comme

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BAALBEK 133

si un sculpteur, ayant modelé des figurines de cire,empruntait à l'une de quoi compléter les autres,et finissait par les fondre toutes en une seule. Alorsle coursier vainqueur de cette lutte divine, devenutout puissant par son triomphe, s'identifie au con-ducteur même du char... Le premier cheval est l'in-carnation du feu et de l'éther, le deuxième de l'air,le troisième de l'eau et le quatrième de la terre. Lesaccidents qui surviennent à ce dernier représententles incendies et les inondations qui ont désolé etdésoleront notre monde, et la victoire du premierest l'image de la conflagration finale, qui détruiral'ordre existant des choses. »

Au fond de ces imaginations subtiles et barbares,jen'espère pas retrouver vivants les sentiments quicherchaient à s'y satisfaire ; mais j'aime tenir, un

instant, dans ma main, comme des abraxas ou des

pierres lunaires, ces riches énigmes sacerdotales...Le diable soit du fâcheux! Voici qu'un photo-

graphe surgit d'entre les ruines et tout un grouped'indigènes. Eh bien ! je ne tomberai pas dans l'irré-flexion ou rhypocrisie de m'en plaindre. En vérité,je serais bien en peine si l'on me disait : « Va, cir-

cule, tire-toi d'affaire avec tes propres ingéniosités. »

J'accepte, comme un bonheur, toutes les obligeancesqu'on me prodigue, et les facilités que l'époque com-mence à multiplier. Qu'ils soient donc bénis, le che-min de fer qui m'a dispensé d'une caravane, l'hôtel

qui m'abritera et cet aimable photographe, grâceà qui j'emporterai des images exactes de ces brèvesminutes !

Je viens de voir sur un marbre le nom de PierreLoti, que mon illustre confrère a inscrit de sa main,

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134 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

quand il parcourait ce pays, habillé en Bédouin. Jedemande au photographe de prendre cette signature,mais cet homme aimable me le refuse nettement. Ilest Arménien et doute des sympathies de Loti poursa race.

Pendant deux heures, je me promène avecM. Alouf. C'est un notable de l'endroit qui, de lui-

même, aimait les ruines et qui s'est instruit en re-

gardant les Allemands déblayer les temples. (LesAllemands avaient ici leur grand centre d'archéo-

logie, d'où, sous couleur d'explorations d'art, leurs

espions rayonnaient de tous côtés. Le savantM. Oppenheim, tout en faisant des fouilles à Tell-

El-Halaf, levait des plans et travaillait en liaisonavec les officiers allemands d'Alep et le grand état-

major de Berlin.)— Monsieur Alouf, que pensez-vous des amours

de Salomon et de la reine de Saba? Est-il exact quele vieux roi ait fait construire ici un château féerique,pour l'offrir en dot à Balkis?

M. Alouf n'en croit rien, mais il admet (contrel'avis de Renan) que Baalbek peut être ce templede Baalath que, sur le tard de sa vie, Salomon, préoc-cupé sênilement de complaire à ses femmes étran-

gères, a dédié au dieu de leur enfance... Idée char-mante d'un vieillard ; et si j'étais Robert Browning,je mettrais en vers la dédicace de Salomon auxfemmes de Son sérail et à leur idole.

M. Alouf continue de prononcer de beaux noms.Sur les propylées du temple de Jupiter, il me montreune inscription, qui atteste que ce vestibule de

colonnes, l'entrée la plus grandiose de l'antiquitégrecque et latine, est de Caracalla. (Caracalla avait

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BAALBEK 135

officié comme grand-prêtre dans Baalbek.) Quant àl'escalier des propylées, nous le devons à ce Philippel'Arabe qu'a chanté Jules Tellier.

Les deux cours qui précèdent le grand templeétaient consacrées à toutes les divinités qu'honoraitl'Empire romain. Environ cinq cent soixante niches

vides, et qui n'ont même plus de mémoire. A peinesi l'on peut déchiffrer sur l'une d'elles le nom du

Dieu-Lune, le vieux dieu de la ville de Ur, celui

qui guidait les nomades dans le désert. Entre tousces déchus, Vénus et la Volupté occupaient le pre-mier rang dans l'estime des habitants de Baalbek,qui leur dévouaient, de la manière la plus inconve-

nante, leurs fillee. C'est dans ces cours qu'auxgrandes fêtes se réunissaient les adorateurs ; c'estde là qu'ils partaient, à travers les rues de la ville,avec la statue du Soleil. Macrobe nous en fait une

description, dans ses Saturnales : « ... Quand le dieumanifestait sa volonté, ceux qui le portaient surleurs épaules avançaient ou reculaient, comme mus

par une force surnaturelle. » Deux pas en avant,un pas en arrière. Cette mazurka rituelle nous rap-pelle que nous avons à peine quitté la région déli-rante d'Afaka. Ici même, dans Baalbek, les ruinesdu Jupiter Soleil voisinent avec celles du temple deBacchus, dont les bas-reliefs nous montrent le cor-

tège des bacchantes.Et maintenant, qu'on m'amène le dieu ! Je suis

las de festons, d'astragales et de gigantesque. J'aibesoin de quelque chose d'humain et de divin. Baal,vous dis-je, ou tout au moins son catéchisme ! Le

temple est vide? Les divinités ont été brisées ou

emportées? Eh bien 1à défaut de dieux, donnez-moi

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136 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

des idées claires ; à défaut du divin, de l'intelligible ;et si je né puis m'émouvoir, je me consolerai en com-

prenant. Alonsieur Alouf, je voudrais assister auxderniers moments du dieu et avoir une vue de sescommencements. Je voudrais connaître l'heure oùil fut choisi, et l'heure où il fut frappé.

Son désastre est l'oeuvre des Arabes. Quand ilsvinrent ici, aux premiers temps de l'Islam, ils jetè-rent à bas une basilique chrétienne, édifiée au cin-

quième siècle par Théodose, qui, lui-même, avaitruiné le temple d'Antonin le Pieux, — un templeédifié au Jupiter Héliopolitain, et si beau qu'on leclassait parmi les sept merveilles du monde. Etavant Antonin le Pieux, ce qu'il y avait ici, c'étaitun sanctuaire syrien, dont quelques blocs colossauxsubsistent dans ces ruines gréco-romaines, un sanc-tuaire pareil à tous les anciens temples sémites,c'est-à-dire une enceinte à ciel ouvert, et dans cetteenceinte un tout petit édifice pour l'image sacréedu Bétyl.

D'où venait ce Bétyl? De Babylone. Au fond des

temps, aux plus hautes époques, on l'y trouve sousles traits du dieu Shamash : un dieu de justice, quidissipe les ténèbres, les maléfices et les complots ;un homme des épaules de qui sortent des rayonsde flamme. Son symbole, c'est le disque solaire, le

disque ailé. On le voit en Egypte, ce disque ailé ;il y parvint dans les bagages, ou mieux dans le coeurd'une princesse asiatique. On le voit également chezles Hittites, en Syrie. Il circulait avec les caravanes,avec les riches émigrants. Un beau jour, de passageici, il y trouva ce qui lui plut toujours, une source,un bosquet. Et dès lors, des hommes amaigris, as-

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BAALBEK 137

soiffés, épuisés par la traversée du désert, des adora'teure que leur misère même avait préparés à l'état

mystique, ont senti, en arrivant à cet endroit, seformer en eux le poème divin. Ils ont cru, ils ont

vu, ils ont éprouvé une présence, et prié.Ah 1 que nous sommes loin, touristes mes frères,

des émotions de ces vieux pèlerins, quand nous des-cendons du train, en gare de Baalbek !

Toutes ces grandes choses s'engendrèrent ici, àcause d'une source. Cette eau et ce bosquet, quiverdoient et fraîchissent encore dans Baalbek, ledieu les a trouvés agréables. C'est là qu'il eut son

premier autel ; une simple pierre et le pieu sacré ;c'est là qu'il agréa sa première victime. J'aime cebel endroit .

Ravi d'en avoir fini avec ces puissantes construc-tions administratives, derri*'"e lesquelles je vois tropd'empereurs et de préfets, je m'émerveille de trouver,sous cet immense décor ruineux et pompeux, le

spontané, l'intime et le vrai ! Ces grandes affairessolennelles nous donnent d'autant plus le goût du

simple, du primitif, de la fleur première etmflme deshumbles racines souterraines, avant les savantescultures et les trop pleines floraisons. Je viens avecdélices dans cette prairie originaire, sous les peu-pliers, près de l'eau. Les enfants me crient : < Bat-chÎ8ch » de loin, avec cette voix forte des petitsArabes que j'entends, dans les écoles que je visite,et qui, en plissant le front, lisent très haut: a Trente-huitième legon. Je suis un garçon, Adèle est unefille... » Un mendiant avec dignité refuse qu'on le

photographie, mais s'empresse pour qu'on nousapporte un canapé de satin sous les peupliers. Tout

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13$ UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

cela, dVn goût noble et familier. Devant ces moeurs,où respire un souvenir de la vie antique et de la viedes poèmes, je me dis : c Voilà ma patrie. » (Quelmalheur qu'il y ait la vermine 1 Sans ces puces,poux et punaises toujours menaçants, c'est d'échoppeen échoppe que je voudrais faire le voyage d'Orient.)

Et même au dieu j'ai quelque chose à dire, non auBaal à qui les caravanes brûlées, enivrées par unastre de feu, rendaient un culte effréné, mais ausoleil levant, tel que le vieil Ambroise et la traditionde l'Église l'ont civilisé.

A Baalbek, j'aurais voulu avoir le mince livret des

hymnes que Racine dédie à l'aube bienfaisante, ausoleil chrétien que l'on peut regarder en face. Qu'ellessont délicieuses, ces Ambrosiennes, devenues pournous le» Raciniennes, et ces mots latins décalquésparle plus beau génie français : Aies dieinunciusl...

L'oiseau vigilant nous réveille,Et ses chants redoubles semblent chasser la nuit)Jésus se fait entendre à l'âme qui sommeilleEt l'appelle à la vie, où son jour nous conduit.

« Quittez, dit-il, la couche oisive.Où vous ensevelit une molle langueur :Sobres, chastes et purs, l'oeil et l'âme attentive,Veillez) je suis tout proche, et frappe à votre coeur. »

O Christ ! O soleil de justice.

Ou bien encore : Noz, et tenehrae, et nubila.

Sombre nuit, aveugles ténèbres,Fuyez : le jour s'approche, et l'Olympe blanchit}Et vous, Démons, rentrez dans vos prisons funèbres :De votre empire affreux, un Dieu nous affranchit.

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BAALBEK 139

Le Soleil perce l'ombre obscure,Et les traits éclatants qu'il lance dans les airs,Rompant le voile épais qui couvrait la nature,Redonnent la couleur et l'âme à l'univers.

O Christ, notre unique lumière !

Et encore : Aurora jam spargit polum...

L'Aurore brillante et vermeille

Prépare le chemin au Soleil qui la suit}Tout rit aux premiers traits du jour qui se réveille :

Retirez-vous, Démons, qui volez dans la nuit.

Fuyez, songes, troupe menteuse,Dangereux ennemis par la nuit enfantés.Et que fuie avec vous la mémoire honteuseDes objets qu'à nos sens vous avez présentés.

Chantons l'Auteur de la lumière !

Je m'arrête à grand'peine, et je prie qu'onm'excuse de tant me plaire à cet enchantement. Je

ne suis pas hors de mon sujet. Ces hymnes si belles

jettent une vive clarté sur les services de l'Église,modératrice des forces éternelles. On y voit notre

religion épurer la matière syrienne et endiguer leflot mystique sans le détruire. Je lirai désormais avec

plus de plénitude ces marginalia du génie de Racine.

J'y sais maintenant retrouver, apaisées et unique-ment bienfaisantes, les antiques fureurs religieusesde l'Orient.

Retirez-vous, Démons qui volez dans la nuit.

Le culte du Soleil, les chants, les danses, la glos*solalie et la procession débauchée envoient leurs

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140 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

derniers frissons dans les rimes des strophes saintesde notre Racine; mais ici, en Syrie, c'est toujoursma question, que pouvons-nous retrouver de ce

passé? Est-il possible qu'un temple où s'étaient

accumulées, durant des siècles, tant de croyances, giseà terre, sans que celles-ci ne se soient dispersées et

tapies dans les abris de la région? Les feuilles mortesdu grand arbre divin de Baalbek, où pourrissent-elles, et quelle naissance ont-elles favorisée? J'aihâte de retrouver leur trace aux quatre coins de cet

horizon, et surtout dans la région sauvage des MontsAnsarieh8...

Mais il faut patience et méthode ; ce soir, je vaisà Damas.

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CHAPITRE X

DAMAS

Une gare de chemin de fer, des fils télégraphiques,des tramways, tous les signes extérieure d'un urba-nisme banal. Ces apports d'un jour n'entament pasl'éternité d'un tel lieu. En approchant de Damas,je viens de voir, sous la nuit qui descendait, uneinterminable désolation de côtes pelées, et sur la

plus haute, un oratoire qui protège le tombeaud'Abel. L'emplacement du premier crime ! Quelpays que celui qui peut se permettre de telles attri-butions !

Sur le quai, un des aimables Damasquins qui, paramitié pour la France, sont venus m'attendre, medit:

— J'ai écrit sur la tombe de mon père chéri une

phrase que j'ai trouvée dans un de vos livres.— J'en suis bien touché, monsieur. Et quelle est

donc cette phrase?— « Qu'il soit béni Celui qui posa l'espérance sur

les tombes. »— En effet, c'est une inscription que j'ai relevée

dans un cimetière lorrain, pour la citer dans Metzcaptive, et qui depuis a fait son chemin. Un grandtexte, dérivé de saint Paul. Et justement je me

m

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US UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

suis promis qu'à Damas je visiterais avant toutle lieu où tomba le premier des génies chrétiens.

— C'est assez loin, hors de la ville.— Eh bien I nous irons autant que nous pourrons

dans cette direction.Nous avons, tous, dans notre vie, un certain

nombre de curiosités à satisfaire, un petit pro-gramme de désirs à remplir. Quand le comte de Bas-

terot, l'ami de Gobineau et de Bourget, esprit ro-

manesque et tout rayonnant de beaux enthou-

siasmes, mais infirme de corps, me raconta jadiss'être fait porter en litière, sur ce chemin de Jéru-

salem, jusqu'au point du miracle, je l'enviai avecémerveillement. En ce temps-là, une telle visite,même d'un homme ingambe, pouvait paraître méri-toire. Aujourd'hui, qui n'est allé en Orient? Et pour-tant je suis heureux qu'à mon tour je puisse bifferde mes rêveries ce * chemin de Damas >. C'est aveeenchantement que demain, à mon réveil, je vaismettre le deleatur sur mon vieux désir de voir l'ho-rizon exact où, en proie au plus émouvant des

transports de l'esprit, le persécuteur d'hier se chan-

gea en apôtre.Et voilà comment, dès ce premier matin de mon

séjour, je descends le long faubourg du Meldan, sousun ciel d'immortelle jeunesse, en croisant de longuesfiles de chameaux et de. Bédouins, armés de lancesou de fusils, au milieu de cette odeur si particulièredes villes .d'Orient, un peu écoeurante et chargéed'images attrayantes,—ici, des images de force ani-

male, de beauté éphémère, de barbarie fière et mal-

propre. Les Arabes du désert viennent au Meldan,depuis le début des âges, faire leurs ventes et leurs

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DAMAS tU

achats. Beaucoup d'entre eux y paraissent, à deux,trois brèves reprises, dans leur vie, sans avoir suà quelle époque nous vivons, ni de quoi le mondeest fait. Au milieu de cette foule grouillante, les voilà

isolés, assis sur des estrades, l'oeil perdu dans leurrêverie fataliste, ou bien par cercle de dix ou vingt,taciturnes et nobles, tous pareils à notre Lamartine,ou, mieux encore, à leurs splendides chevaux légen-daires qu'il a célébrés. Une promenade dans le

Meldan, aux heures où le soleil commence à chauffer,me donne l'équivalent d'une lecture de ses adieuxenivrants à Sultan, le cheval favori de sa fille ; c'estle même plaisir moiré, rose, tressé de rubis et de

fleurs, plein de hennissements, et taché de l'écumedu mors.

Après avoir jeté un regard au dehors de la ville,entre les collines du Hauran, couvertes de pierresnoires volcaniques, et l'éternel Hermon neigeux,je suis allé aux bazars, où la lumière et l'ombreétincellent sur des milliers de petites scènes. C'estune fourmilière de métiers et de soins, un tumultede passants, un brouhaha d'interpellations ravis-santes. Les marchands m'offrent des fleurs en mecriant : c Apaise ta belle-mère », et du pain defroment beurré, en le nommant « nourriture d'hi-rondelle s. Pour vendre leurs poires, ils chantent :« Le médecin prescrit à son fils un biscuit blanoet deux poires > ; et ils vantent leurs nèfles en di-sant : t Les rossignols ont chanté sur les branchesdu néflier, et le jardinier qui les garde ne dormira

pas de la nuit. » Tout cela prodigieusement mêléd'enfances. A chaque minute, on retire un miochede dessous ma voiture ; il est gratifié par le cocher

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Ut UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

d'un coup de fouet pédagogique, et si quelque sagevieillard a vu la scène, il tire, autant qu'il puisse lesatteindre, les oreilles du jeune imprudent. Tout ce

monde, d'ailleurs, paisible, courtois et buveur d'eau.Au sortir des bazars, indéfiniment, tout le jour,

j'ai circulé dans les rues, animées et bariolées, etdans les ruelles mortes, dont les hauts murs cachentles riches Damasquins. Rues et ruelles s'enche-vêtrent, obscures et tortueuses, couvertes le plussouvent de nattes ou de planches, et bordées de mai-sons bien sales, bâties de boue et de paille hachée.Mais ne trouvez-vous pas que-cette misère et cesdemi-teintes favorisent l'activité de l'imagination?Derrière ces murailles secrètes, je désirerais savoircomment on comprend l'amour et la mort.

Nos villes d'Europe sont quelque chose de voulu,une oeuvre tenue dans toutes ses parties ; et le planqu'elles réalisent méprise, malmène, anéantit biendes vues qui nous plairaient. L'Orient, lui, sembledonner la permission à toutes les fantaisies ; il nousinvite à croire que toutes nos richesses intérieurespourraient s'y épanouir, et que les problèmes éter-nels y sont médités sans hâte par des centaines de

sages. J'aime cette vie appauvrie, plus simple, oùl'offre d'une cigarette, d'une tasse de café, un com-

pliment écouté et jamais interrompu, sont de petitesjoies ; cette vie où l'oa jouit des détails, des minimes

agréments, des délicatesses, où l'on regarde indé-finiment un rosier, un rossignol se détacher sur lenéant. Quel repos pour l'esprit, quel aimable ralen-tissement des fièvres trépidantes de notre indùstriailisme! Durant les heures chaudes de cette belle

journée, j'écoute couler le temps ; et toutes les pro-

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DAMA8 1*5

positions de cette ville, plus que chez nous, me sem-blent à la mesure de mes forces.

Le soir, j'ai gravi la côte de Sâlêhiyé, pour mieux

respirer et pour voir d'ensemble l'oasis. Une côteocreuse et ruinée, une colline du Tage, plus rocheuseet plus haute que celles de Tolède. De là, devantnous, sur un horizon assez proche, des collines cou-leur de chameaux. Dans l'intervalle, à nos pieds,un immense espace d'abricotiers, d'oliviers, de pê-chers, d'arbres fruitiers, jamais taillés, d'où s'élan-cent des peupliers. Au centre de cette verdure heu*reuse et reposante, se rassemble la ville, semée deminarets. La direction de Jérusalem et de La

Mecque est marquée par le Meldan, très longue ettrès mince traînée de maisons, que j'ai suivie ce

matin, route de la caravane sacrée...Rien de tout cela, grâce aux toits de tuiles, n'est

proprement oriental, et les maisons modernes gênentla vue. Quelques chiens désabusés trottent sur lespentes ; des chèvres, plus haut. Partout de misé-rables dépotoirs. La terre de Sâlêhiyé semble faitede ces tessons de pots aveo lesquels le patriarche Jobse grattait sur son fumier. N'importe ! Damas, c'estle seuil du désert, la fontaine paradisiaque où centmille nomades, perpétuellement renouvelés, vien-nent se mêler à trois cent mille musulmans séden-taires I Un rêve, vieux comme le monde, repose sousses peupliers, au bord du rapide torrent. Damas, si

jeune, si vieille, étalant ses misères et son immortel

prestige au milieu des grandes collines fauves, nouséblouit et nous attendrit. Une des patries de l'ima-gination, une des résidences de la poésie, un deschâteaux de l'âme.

«• 10

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145 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

Assez tard après le dîner, je me suis promené le

long du Barada : je ne voyais ni n'entendais rien derare : les maisons étaient européennes, les tramwaysroulaient, le muezzin se lamentait sur un petitminaret au-dessus de ma tête. C'était bien ordinaire,mais j'éprouvais un extrême plaisir à me sentirenvironné de tant de races, que je devais me rendre

intelligibles. Mes frères romantiques voulaient sedépouiller de leur nature propre, pour vivre d'autres

vies, qu'ils choisissaient dans les temps passésou sousdes climats exotiques. Je n'entends pas me dé-

prendre de ma personne, mais éveiller au fond demoi ce qui y sommeille, je pense, et que l'Orientépanouit. C'est ici que s'est déployé un fameux épi-sode, un des plus profonds symboles de l'histoiredu monde. Alexandre, après sa victoire d'Issus, mitla main, -dans Damas, sur les trésors et sur lesfemmes de Darius. Quelle idée mesquine de nous

peindre, à cette occasion, la continence d'un jeunegénie I C'est de bien autre chose qu'il s'agit I L'élève

d'Aristote, le victorieux qui vient de venger et declore les guerres médiques, le héros dont l'âmen'était jamais rassasiée de surnaturel et de divin,relève la fille agenouillée du grand roi, et par ce

geste nuptial marie l'hellénisme à l'Asie. A Damas

se/rencontrent, non pour tâcher de se détruire l'un

l'autre, mais pour se comprendre et s'unir, l'Orientet l'Occident.

LE mSTICISHE SANGLANT

Fini de flâner. Au travail ! Je me réveille pleind'ardeur, décidé à m'assurer quelque beau gibier.Puisqu'on veut me faire visiter des maisons, je

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DAMA8 U?i

désire du moins en voir une où se soient déchaînéesdes intrigues, des douleurs, des fureurs, enfin, s'il est

possible, de grandes choses révélatrices du génie dela race. Quelqu'un trouvera-t-il un jour, dans Da-

mas, Homs, Hama, Alep, l'équivalent des Chro*

niques Italiennes de Stendhal? Les Chroniques Sy-riennes, des épisodes où l'on voie, comme des abeillesdans une ruche de verre, bourdonner et travaillerles âmes. Relisez, me dira-t-on, les Mille et une Nuits.Sans doute ! de beaux gâteaux de miel ! Mais leurdouceur sucrée et parfumée ne nous suffit pas. Onvoudrait s'engager jusqu'aux sources vives de l'être,et toucher ce qui palpite de plus typique dans les

profondeurs ténébreuses de ce paradis ruisselant.Mes amis m'ont conduit en plein quartier juif,

dans la maison de Daoud-Arari, où s'est passée unefameuse histoire, qui semble appartenir au fond des

figes, une histoire chargée, souillée des plus vieillesidées religieuses sur la vertu expiatoire du sang : la

disparition du Père Thomas et d'Ibrahim-Amarah,son domestique, qui pénétrèrent dans le quartierdes Juifs, le 5 février 1840, un quart d'heure avantle coucher du soleil, et qu'on n'a plus jamais revus.

lia me mènent à la maison accusée, pareille àtoutes les autres, et d'un extérieur misérable. Nous

y pénétrons par le long corridor classique, pour tom-ber dans une cour intérieure, pavée de pierres mul-ticolores, qu'un jet d'eau anime et rafraîchit, aumilieu d'orangers, de jasmins et de vases fleuris.Une grande baie donne accès par deux marches àune salle entourée d'un divan, couverte de natteset de tapjs; ses parois sont revêtues de marbreniellé d'or, et le plafond de bois peint sertit dans

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US UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

ses rosaces de petits fragments de miroir. Une nichedu mur, en forme d'ogive, renferme les narghilés,les tasses à café, les flacons d'eau de rose et le

brûle-parfum. Tel je vois ce lieu, tel il était le soir de

février, où le Père Thomas y fut attiré et immédia-

tement, saisi, ligoté, saigné par neuf Juifs, qui re-cueillirent son sang dans une bassine, pour le mettreensuite en bouteille. Pendant cette cuisine, les heures

passaient ; son domestique qui le cherchait vint frap-per à son tour à la porte. Lui aussi, les Juifs le saisis-

sent, le ligotent et le saignent. Quelle horreur ! Et quifait pendant à notre affaire Fualdès ! Mais à Rodez,ce «ont des petits propriétaires, ligués par l'intérêtet peut-être par des haines politiques, pour faire dis-paraître leur dur créancier, et s'ils saignent leur vic-

time, dont le sang mêlé à du son va repaître un co-chon, c'est une simple précaution, pour qu'il n'en resteaucune trace. Du moins, ainsi l'attestent certaines

dépositions. A Damas, ces neuf Juifs qui saignent cesdeux hommes, o'est pour expédier leur sang à Bag-dad, où il servira à fabriquer un pain azyme de choix.Du moins, ainsi l'attestent certaines dépositions.

Les physiologistes parlent quelquefois de typesrevenants. Rs entendent par ce mot des figures oùrevivent quelques traits des races de jadis, et quisurprennent comme des réapparitions de morts.L'engemble des procès-verbaux relatifs à la dispa-rition du Père Thomas ranime sous nos yeux les plusvieux rites syriens de l'offrande meurtrière. Des hor-reurs insensées reposent depuis des siècles dans ksfonds de la magie. L'émoi soulevé autour du mystèrede Daoud-Arari rappelle l'affaire si curieuse des étu-diants de Bêryte, au sixième siècle, telle que nous la

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DAMAS U9

raconte Zacharie le Scholastique, dans sa Vie deSévère,Des étudiants, originaires de Thessalonique, d'Ile-

liopolis, do Tralles et de Thèbes, entraînèrent aumilieu de la nuit un esclave éthiopien dans le cirquede Béryte, pour l'égorger selon les règles, afin d'ame-

ner au maître de cet esclave, par le moyen des dé-

mons, une femme dont il était profondément épris.L'arrivée imprévue de passants sauva l'esclave. De

graves rumeurs coururent la ville. Quelques amisou compatriotes de l'étudiant soupçonné, — c'étaitun Égyptien, — se rendirent à son domicile, et luidirent qu'ils venaient examiner ses livres, à causedu soupçon dont il était l'objet. Le chroniqueur étaitde cette délégation, et il raconte : « L'étudiant fit

apporter tous les livres qui étaient placés en vue danssa maison. N'y ayant rien trouvé de ce que nous

cherchions, l'esclave de cet homme, dont on avait

comploté le meurtre, nous indiqua la chaise de son

mettre, en nous donnant à entendre par signes que,si nous enlevions seulement une planche, aussitôtles livres que nous cherchions apparaîtraient. C'estce que nous Urnes. Lorsqu'il s'aperçut que son arti-fice était connu de tout le monde, il se jeta sur saface et nous supplia, les larmes aux yeux, de ne pasle livrer aux lois. Nous lui répondîmes que nousn'étions pas venus auprès de lui pour lui faire du

mal, mais dans le désir de sauver et de guérir sonâme. U devait toutefois brûler de sa propre mainces livres de magie, dans lesquels il y avait certaines

images de démons pervers, des noms barbares, desindications présomptueuses et nuisibles, et quiétaient remplies d'orgueil. Certains d'entre euxétaient attribués à Zoroastre le Mage, d'autres à

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150 UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

Ostampis le Magicien, enfin d'autres à Manêthon.Il promit de les brûler et ordonna qu'on apportâtdu feu. Entre temps, il nous racontait qu'étanttombé amoureux d'une femme, pour triompher deson refus, il avait eu recours à la perversité de cet

art, mais l'art des magiciens était tellement impuis-sant, et leurs promesses tellement vaines, que cettefemme le haïssait encore davantage. A cause d'ellenon seulement lui, mais beaucoup d'autres s'étaientadonnés à la magie et à la sorcellerie. Il énuméraleurs noms en disant qu'ils possédaient des livresde ce genre. Lorsqu'on lui eut apporté le feu, il yjeta de sa propre main ses livres... »

A la suite de cet incident, il se fit dans Beyrouth une

grande recherche et destruction d'ouvrages qui sem-blent bien avoir été les oeuvres de Zoroastre ; et ceux

qui les possédaient étaient gravement inquiétés...C'est dans de tels récits que l'on voit comment

furent brûlés tant de livres sacrés, parce qu'ils com-

promettaient leurs possesseurs, et comment dispa-raissent les religions. Mais ces autodafés n'ont puempêcher que les vieilles recettes ne survivent et necourent encore le monde. Cet asiatisme a cheminé

jusque chez nous. Racine écrit Iphi génie, où l'on

égorge une jeune fille pour, obtenir des dieux qu'ilsfavorisent les desseins de son père ; et le voilà lui-même mêlé, nous dit-on, aux horreurs de ces amou-reuses qui, pour obtenir des astres la perte de leurs

rivales, faisaient égorger les enfants. Il est calomnié?Je le crois comme vous. Nous savons toutefois qu'au-tour de lui des femmes, incomparables pour leurdélicatesse de manières et de langage, trempèrentdans ces sanglantes ignominies.

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DAMAS 151

Mais laissons... Je voulais une nuit syrienne, un

approfondissement des Mille et une Nuits. Le voilà IL'Asie est pleine de marchands de rêves. Le crimerituel n'est-il qu'un cauchemar de la crédulité popu-laire, une terreur imaginaire? Ou bien est-il vrai

que des pervers cherchent dans le sang, anxieuse-

ment, les moyens de l'amour et de l'ambition, etmême la clef d'or du ciel? Un tel récit, qu'il nous

peigne un fait vrai ou seulement les terreurs conta-

gieuses du peuple? mérite d'être rangé parmi leshistoires exemplaires de Damas. C'est un beau coupde sonde, un noir prélèvement dans les imaginationsde la vieille reine du désert : c'est un toit soulevéentre mille maisons, et la plus violente lumière dansle cloaque où se décomposent les imaginations quetraînent en lambeaux, derrière elles, les races de

l'Asie, capables d'enchevêtrer le crime au désir duciel.

LES FILLES DE MONSIEUR YINCBKT

De l'air pur 1Remontons à la surface, et plus hauts'il se peut. Au sortir de ces fosses empoisonnées, on

aspire à la société des anges. Comme je suia heureuxmaintenant d'aller voir des religieuses 1

Les Pilles de la Charité dirigent deux écoles, aucentre de la ville et dans le Meldan, où neuf centsenfants apprennent à parler notre langue. En outre,dans un dispensaire gratuit, elles soignent par moisdeux cents malades. Mais la place leur manque, la

place, c'est-à-dire l'argent. Elles rêvent d'acheterun terrain, pour enseigner aux musulmans pauvresl'élevage des bêtes, les soins du jardinage, la culturedes légumes.

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151 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

La Soeur qui m'explique cela vient des Ardennes,de Charleville. C'est un pays que je puis aisémentme représenter, et qui tout de suite m'apparente àcette religieuse. Deux Français de l'Est, au milieude cette multitude, croient si bien se comprendre !

J'éprouve un sentiment de fierté et de reconnais-sance attendrie. Je me surprends à dire intérieure-ment : « Ma Soeur, nous vous remercions d'employersi bien les trésors de notre race, et de nous fairetant d'honneur 1s Et j'essaye de voir clair. La mo-rale chrétienne, la règle, c'est un joug pesant, audire de très bons chrétiens. Oui, répondent d'autres

esprits, également religieux.mais un joug que l'usagepeut alléger. Quant à ces filles de Monsieur Vincent,pas un de leurs mouvements qui ne crie : « La règle,la morale, un joug? Ehl ce sont deux ailes, pournous élever vers une destinée plus heureuse ; deux

moyens d'accéder au bonheur. Pesante, la moralechrétienne? Mais elle nous soulève. » De là cette

allégresse paisible et constante que respirent tousleurs propos et tous leurs actes.

Avec une générosité joyeuse, la Soeur me vantela reconnaissance deé enfants de Damas. Ils savent

qu'on leur fait du bien ; ils désirent tant être ins-

truits, afin de gagner leur vie 1 -

— Les familles musulmanes, continue la noble

religieuse, sont d'une moralité supérieure. L'Islamest une religion qui conseille de bonnes choses. Il ya des différences entre les races, mais, le premiermoment passé, toutes s'entendent.

Enchanté de ces Filles de la Charité, qui ne savent

que courir aveo gratitude au secours de la souffrance,je quitte leur* maison d'enseignement pour aller à

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DAMA8 153

VHôpital français, qu'elles tiennent sans recevoird'aucun côté aucune subvention. Elles sont trèsdépourvues. Après huit ans, j'ai encore dans lamémoire l'accent de chagrin de la soeur qui me gui-dait, quand elle me confessa en baissant la voix

qu'elles manquaient de lits pour les pauvres.Les êtres supérieurs ont, chacun, leur rôle dans

la vie, et je baise le pan de la robe de toutes les

femmes, arrogantes ou modestes, qui possèdent la

grâce spirituelle. Mais impossible de nier qu'il y aitune hiérarchie. Cette compassion, exprimée d'unevoix baissée par la religieuse, recouvre les cris les

plus exaltés de l'amour humain ; et dans la coursevers les astres, la Soeur grise survole le poèteéblouissant. On raconte que dès leur arrivée, vers'le milieu du dix-neuvième siècle, ces servantesdes pauvres ont si fort émerveillé les musulmans deDamas qu'ils leur ont permis, ce qu'alors ils refu-saient à tous les chrétiens, de pénétrer dans la

grande mosquée.

Des Filles de la Charité, je vais chez les Lazaristes.Ils ont deux écoles primaires, une payante, une gra-tuite, et ils en admettent les meilleure élèves dansleur collège d'enseignement secondaire, à des condi-tions de faveur. Dans ce collège, près de la moitié desenfants (85 sur 205) appartiennent aux meilleuresfamilles musulmanes de Damas, du Hauran et del'Arabie, et chaque année un certain nombre d'euxvont achever leurs études en France. Ces messieursme demandent quelques revues et journaux fran-

çais, un cabinet de physique... Des voeux modestes,une organisation solide, efficace, émouvante.

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154 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Ah! les beaux et grands spécimens d'activitéféminine ou virile ! Ces Lazaristes, quels défricheurs 1Ces Filles de la Charité, des prodiges de grâce aumilieu de cette humanité aride ! Les uns et les autressont marqués par l'esprit, à la fois si mystique et si

pratique, de Monsieur Vincent, leur fondateur. Ce

qui me frappe dans ces deux visites (et que je devaisvoir, le lendemain encore, chez les Franciscaines de

Marie) o'est que nos religieux et nos religieuses fa-

briquent des Franco-arabes... Que ne puis-je m'a van-cor plus avant dans la connaissance de ce magis-tral problème !

Il me semble quelquefois, au cours de mes visites,qu'à ressentir mon émotion je perds ce qu'il mefaudrait de force pour raisonner des faits qui, detoutes parts, m'assiègent et me débordent.

CHEZ LE PETIT-FILS DABD-ELKADBR

Il y a quelques années, à Paris, j'ai vu venir chezmoi l'émir Omar, le petit fils d'Abd-el-Kader, dési-reux de faire augmenter la pension que la Francelui servait en souvenir de son aïeul. Il demandaitaussi qu'on lui permit de vendre sa maison de Da-

mas, pour entretenir d'autant mieux sa propriétéde campagne. Je m'employai à lui être agréable,et quand il nous quitta, je lui promis de lui rendresa visite à Damas. Une promesse de courtoisie, un

peu au hasard. Mais tout se place à son heure dansla vie des poètes, et ce matin, dans la vallée étroite,sur une assez bonne route, le long de la Barada etdu chemin de fer de Beyrouth, une voiture m'em-mène à la maison de campagne de l'émir Omar.

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DAUA8 155

Un vieux landau, une route poudreuse, une voie

ferrée, une rivière qui court, tout un paysage fami-lier de France ; mais, que je lève les yeux, voici leshautes montagnes fauves et désolées, la ruine del'Orient. Et puis, au bord de la Barada, cette prairieun peu sèche, ces saules, ces peupliers, ces figuiers,et là-dessous ces éternels canapés de soie érai liée oùdes rentiers rêvent en se grattant les orteils? Ce sontles fameux jardins de Damas, qui font si bien dansnos récits, et que l'on peut tenir pour un des meil-leurs topiques de la poésie universelle.

Ces lieux de délices, que nous remplissions de noslointaines fantaisies, les voilà dans leur émouvantemisère (pareils aux femmes pour qui l'on se déchire

l'âme, tandis que seules avec leurs servantes, elless'enivrent de néant). Je ne me lasse pas de les con-

templer, de mettre leur image dans mes yeux.Des murs en pisé les entourent, de' pauvres mure

qui peuvent bien durer deux ou trois ans. Sous leursarbres fruitiers, il y a du blé, de l'anis, des légumes.Le soir, leurs propriétaires s'y viennent installer,et, les jambes croisées, au bord de l'eau, fument leur

narghilé, jouent au trictrao, ou pincent leur guitare.Çà et là, au milieu de ces petits paradis privés, descafés à la mode, suspendus en terrasses sur la rivièreparmi les peupliers et les saules, où des juives (carles musulmanes ne se montrent pas en public)chantent sans s'arrêter, deux, trois heures, accom-

pagnées par des musiciens ; et si l'on est satisfait,on leur envoie des bouteilles de bière, qu'elles ali-gnent comme des bouquets.

« Clinquant, paillettes et tristesses, direz-vous.Quelle duperie que la vie de ceux qui ne voient de

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156 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

bonheur qu'au loin sur l'horizon 1A peine arrivés à

Damas, ils doivent renvoyer leurs rêves en Europe,ou les lancer plus loin vers l'Indus... » Je ne suis pasde ces désabusés. Je ne souffre que de passer tropvite, sans pouvoir dégager le sens profond de cette

oasis, de cette fleur des espaces arides, de ces mi-nutes heureuses et de leur accueil ravissant. J'aimeDamas et sesfeuillages qui, sous un soleil effroyable,frémissent au-dessus de la rivière pressée, rapide,transparente, écumante. Je voudrais vous donner lasensation de cette beauté qui désaltère notre soif etrafraîchit notre corps tourmenté par la chaleur ; jedésirerais que le visage du lecteur fût couvert de

sueur, et que mes images lui fussent un délicieuxcourant d'air, un sorbet de neige : tout cela pouraboutir à connaître quel état d'esprit créent chezles Damasquina de telles sensations indéfiniment

répétées. Mais je passe en courant sur cette pous-sière, éclatante de blancheur, et voici déjà la pro-priété de l'émir Omar.

Au long de la route, un mur, une porte, un petitescalier entre les arbres, et l'Émir qui me tendla main. Il a fait guetter notre approche, de manièreà nous accueillir.au seuil de son domaine. Tout en

causant, 80us un couvert de feuillages, nous gagnonsla maison, assezvaste et bien assise sur une terrasse,d'où la vue embrasse agréablement la petite vallée.

Un escalier de belle largeur conduit à un vaste

salon, planchéié et ciré, nullement encombré, quedécorent des portraits d'Abd-el-Kader. Nous nous

asseyons dans une chambre à la suite, et fumons des

cigarettes, tandis qu'un serviteur nous apporte, non

pas du café, mais des tassesde thé. L'Émir m'exprime

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DAMA8 157

le regret que. mon séjour trop court ne lui permettepas de me faire les honneurs de ses chasses. D me

parle de ses chiens et d'un poème que son frère aconsacré aux chevaux. Puis passant aux affaires, ilsouhaite la construction d'un chemin de fer de Homsà Bagdad, et me dit que c'est le rêve de son frèreAli. Cependant nous visitons la charmante propriété.Sa gloire est une eau courante, et, sur cette eau,un assez large pont de planches, où l'on peut dînersous un berceau de vignes, d'arbres et de fleurs.Non loin s'élève un kiosque, d'où une petite fillecuivrée nous surveille. Tout cela très simple, en

bois, ni peint, ni façonné, mais agréablement adaptéà une vie de repos sous la chaleur.

Chemin faisant, j'ai dit à l'Émir mon intentionde visiter le tombeau de son illustre père, et quandje veux prendre congé de lui, très galamment il

m'exprime le désir de m'en faire les honneurs.Nous voilà partis en voiture, pour gagner sur les

pentes de Sâlêhiyé, non loin du tombeau d'Ibn-el-Arabi, le philosophe et poète mystique, une petitemosquée dont les fenêtres ouvrent sur la verdure.

— Nous aurions voulu enterrer notre père seul,me dit l'Émir, mais c'est ici le lieu le plus vénéréde Dama».

On tire d'une armoire, pour que je les admire,de riches manuscrits du Coran et de ses Commen-taires. C'est une heure pleine d'humanité, où, dansun silence amical, s'accordent un Arabe et un Fran-çais, deux âmes de formations si diverses. J'exprimeà l'émir Omar l'admiration que m'inspire une viede soldat et de philosophe, éclatante de gloire etterminée dans la prière. J'essaye d'obtenir de lui

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158 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

quelque lumière sur la pensée religieuse d'Abd-el-Kader, dont on m'a dit qu'il était un mystique devaleur. Mais, à supposer que l'Émir soit préparé àme répondre, je ne le suis pas, je m'en rends compte,à lui poser de bonnes questions bien précises. Et

pour finir : *

— Veuillez expliquer au prince, dis-je à l'inter-

prète, que je dois le quitter, parce que je vais visiterles religieuses françaises.

— L'Émir répond que voué êtes venu avec luivisiter le tombeau de son père, et qu'il fera avecvous une visite aux religieuses françaises.

Nous voilà donc, tous deux, chez les Franciscainesde Marie. Plus de la moitié de leurs élèves sont de

jeunes musulmanes des meilleures familles de Da-mas. Elles ont baissé leurs voiles noirs, mais tien-nent à rester pour voir le Français. Je leur dis quema venue avec l'émir Omar signifie l'entente del'Islam et de la France.

La Supérieure m'explique que, dans les premierstemps, ces jeunes musulmanes refusaient de selaisser prendre la main pour tracer l'alphabet, exi-

geaient une salle pour aller faire leurs prières. Main-tenant c'est fini. Elles viennent même les joursde congé, car elles s'ennuient chez elles, et ellesinsistent pour que les religieuses les visitent dansleurs maisons.

Je ne trouverai pas les mots, j'évite même de les

chercher, qui vous traduisent mon émotion de voirces jeunes Orientales réchauffées à la chaleur desâmes de nos religieuses. Je songe qu'armées dans lesilence de ces demeures, elles apporteront à leurs

maris, à leurs enfants, dans le mystère du harem,

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DAMAS 159

de profondes nuances occidentales, et que ces Fran-

ciscaines travaillent à modifier, à enrichir l'amour

en Orient. Quel passant ne s'émerveillerait, quandil voit ces humbles filles de nos villages faire accep-ter aveo gratitude nos meilleures pensées de France

par les jeunes princesses de Damas.La Supérieure nous offre d'enfler dans la cha-

pelle du couvent.— Eh bien ! prince, vous m'avez mené à la mos-

quée, je vous mène à l'église.Il rit comme Voltaire.

Après cela, tous deux, nous avons visité les mos-

quées principales. Je n'ai rien su y voir de beau.Si j'avais été seul, j'aurais cherché à goûter l'atmos-

phère religieuse de la grande mosquée ; et ses nobles

proportions me touchent, quand je me les remémoreà distance ; mais je tramais à ras du sol des babouches

d'emprunt, auprès de l'Émir qui trottait en chaus-

settes, et je n'ai pas su me dégager de Ces mesqui-neries pour m'élever jusqu'à l'esprit même du

temple.Le tombeau de Saladin est, à mon avis, le meilleur

coin religieux de Damas. Là, dans la gloire du sultan

légendaire, venaient d'être ensevelis trois aviateurs

musulmans, dont à Beyrouth on m'avait raconté

qu'ils étaient venus au cercle français, jeunes, char-mants et gais, et l'un d'eux parlant notre langue.Tandis que nous sommes sur leur tombe, des sol-dats musulmans y viennent prier. Je leur adresseun salut qu'ils accueillent avec empressement. Lespauvres coeurs humains, aux meilleurs moments etpar intervalles, se rejoignent dans une minute defraternité.

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160 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Depuis ces heures charmantes, que je me rappelleavec tant de plaisir, mon pauvre ami a été pendu. Iln'entre pas dans mon programme de raconter la ter-reur que Djemal Pacha et ses maîtres allemandsfirent peser sur la Syrie, durant la Grande Guerre.Cet hôtel de Damas, où je viens de passer les quel-ques jours que je raconte, il fut en 1915 la geôle deceux-là mêmes qui m'y avaient si aimablementinstallé. MM. Brané et Chapotot, « députés de lanation », qui, dès mon arrivée dans le port de Bey-routh, étaient venus me saluer sur le bateau, M. Du-bois qui, de Beyrouth, m'avait accompagné à Baal-bek et durant tout mon séjour de Damas, passèrentici de longs mois, comme otages, ayant la libertéde circuler dans la ville, mais pouvant s'attendre àtoute heure à un arrêt de mort, sur un caprice dece Djemal qu'ils voyaient, chaque soir, prendre son

repas à une table voisine de la leur dans la salle durestaurant. En 1916, ils furent transportés à Ku-

tahia, et finalement survécurent. J'ai pu les revoiret recueillir le récit courageux de leure effroyablesmisères. L'émir Omar, lui, fut pendu. Voilà le des-tin qu'il y avait derrière les minutes heureuses queje passai avec ce petit-fils d'Abd-el-Kader, danssa fraîche villa et parmi les jeunes musulmanes ! En

Orient, quand on soulève les draps d'or et d'argent,on voit courir les punaises, et dans les broderiesmêmes elles. éclosent.

Les Tharaud et Henry Bordeaux raconteront, jepense, les heures noires. Moi, je suis antérieur, et,du fait de notre victoire, la tragédie germano-turquen'est qu'un épisode odieux dans l'histoire qui m'oc-

cupe, histoire de l'étincelle jaillie du contact des deux

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DAMAS 161

esprits d'Orient et d'Occident. Un mot pourtant de

cette tragédie nous appartient, le mot d'une vieille

musulmane. Djemal et les Allemands avaient pendu

ses deux frères, suspects d'attachement à la cause

des Alliés. Sous leur potence, elle apparut et, déchi-

rant son voile, elle vociféra ces grands mots qui

coururent toute la Syrie : « Puisqu'il n'y a plus de

justice dans l'Islam, je suis chrétienne; et c'est la

France qui les vengera ! »

il

Page 177: Une Enquête Aux Pays Du Levant

XI

LES YÉZIDIS

Je suis rentré à Beyrouth. De ma fenêtre, chaquematin, à mon réveil, je vois la-mer bruissante briserau rivage ses volutes bleues, et les hautes montagnesdu Liban mêler leurs neiges aux nues; et chaquefois tant de beauté, d'un caractère à la fois grandioseet précieux, me cause une indéfinissable oppression,cependant que tous mes sentiments s'accroissentet s'exaltent, comme il arrive sous l'influence de la

musique. Asie singulière ! se peut-il que des assem-

blages d'eau et de rochers, des villages disséminéset des chapelles superposées, qui s'élèvent vers le

ciel, soulèvent ainsi les âmes, et depuis des sièclesmettent les gens de ces rivages dans un état reli-

gieux?Tous les jours, je continue de visiter nos maisons

d'enseignement, et, chemin faisant, de belles occa-sions s'offrent à moi. Si je compte bien, j'ai déjà vuou entrevu quelque trentaine de groupementsreligieux : parmi les 'Musulmans, des Sunnites, des

Chiites, des Zaydites des Nosséiris, des Ismaéliens,des Druzes, des Wahalites et des Balistes ; parmiles Chrétiens, des fidèles de l'Église de Rome quise subdivisent en Maronites, Melchites, Syriens ca-

10*

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LES YÉZIDIS 163

tholiques, Chaldéens, Arméniens, ayant chacun leur

liturgie, leur langue religieuse et leur clergé national,et des 8chÏ8matique8, divisés en Grecs orthodoxes,'Arméniens grégoriens, Jacobins et Chaldéens nés*toriens. Joignez-y des protestants ; n'oubliez pas les

Juifs, dont les anciennes communautés sont accrues

par d'incessants arrivages d'Europe; songez àAbbas Effendi qui maintient à Saint-Jean-d'Acreune forme de babysme et qui dit : « Tout passe,Alexandre, les Empereurs, Mahomet après Jésus-Christ » ; enfin mentionnez, pour mémoire, la logemaçonnique de Beyrouth.

Mon coeur étant placé, je puis laisser ma curiosité

vagabonder à son aise parmi cette multitude d'hé-térodoxes. Ce foisonnement est bien beau, et, danscette pêche miraculeuse de faits religieux, ce quim'attire, ce sont les cas de survivance païenne, loin-tains vestiges qui brillent dans l'ombre. Je brûled'aller débusquer les Ismaéliens,'c'est-à-dire lesHashâshins du Vieux de la Montagne, dans leursretraites, et hier j'ai rencontré une véritable mer-veille. J'ai vu un Manichéen.

Manès? Vous connaissez ce prêtre chrétien dutroisième siècle, né à Babylone, d'une famille demages persans, et qui tout naturellement se mit àprêcher une hérésie où la doctrine de Zoroastre secombinait avec le christianisme. Il affirmait l'éter-nelle coexistence de deux puissances souveraines,éternellement adverses : le prince de la lumière etle prince des ténèbres. Il s'agit, avec le concoursdu premier, de spiritualiser l'homme et d'illuminerl'univers ; il s'agit de réduire les liens qui attachentl'âme à la matière, pour parvenir à la plénitude de

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164 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

la connaissance et à la perfection morale, c La sagesseet la vertu, disait-il, ont toujours été manifestéesaux hommes par des messagers du Dieu de lumière :par Bouddha dans l'Inde, par Zoroastre en Perse,

par Jésus en Orient. Enfin la révélation et la pro-phétie sont descendues à Babylone, par moi Manès,messager du Dieu de vérité. »

Tout cela, nous l'avons entendu vaticiner super-bement par notre Victor Hugo. C'est la philosophiede la Légende des Siècles, c'est sa conception des

Mages. Hugo était manichéen. .

Ah ! pourquoi faites-vous des prêtres,Quand vous en avez parmi vous?

Eh bien I l'autre jour, je causais avec le patriarchesyrien d'Antioche, Mgr Ignace Ephrem II Rahmani,un esprit de la plus rare distinction; je lui disaismon extrême désir de connaître les rêves de sesouailles et, en général, de tous les Syriens, non pasleurs prières officielles, mais ce qui affleure à la sur-face de leur être, quand ils ne se surveillent'paset que leur discipline sommeille.

— A votre avis, monseigneur, le côté nocturne deleur âme a-t-il beaucoup changé depuis une quinzainede siècles? Selon moi, le cortège qui partait de

Byblos n'est pas entièrement dispersé.— Certainement non, me dit-il.— Votre Grandeur en a vu des débris?— Quand j'étais prêtre, dans un'petit village du

côté de Mossoul.— Ah I Mossoul, monseigneur, que j'aimerais y

aller!—- C'est une bonne ville, sauf deux mois en été-

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LES YÉZIDI3 165

On y trouve des citrons, des pistaches, des raisinset la neige des montagnes pour la boisson. Le Tigreaussi est un beau fleuve.

— Et qu'a vu Votre Grandeur des mystères an-

tiques, au pays de Mossoul?— J'ai vu les Yézidia adorer le démon. Ils en ont

peur et le flattent. Dieu est d'une bonté parfaite,disent-ils : que pouvons-nous craindre de lui? Maisle Diable, c'est une autre histoire 1on ne saurait tropchercher à lui plaire. Ils tremblent de le nommer.Ils l'appellent le Roi Paon, et se le représentent sousla forme de cette bête façonnée en airain. Chaqueannée, dans la première semaine d'avril, leur grandprêtre promène le Roi Paon à travers les villages. Onétait venu m'avertir. J'étais monté sur un toit. Jeles ai vus venir. Tout le jour, ils se sont excités ;ils ont bu, chanté, dansé et processionnê derrière le

paon ; et puis, le soir, ils se sont enfermés dans unemaison. Alors ils ont éteint les lumières...

— J'aimerais causer avec ces Yézidis.— Ils vous recevraient bien. Ce sont de braves

gens, peu nombreux, bousculés par les musulmans/Ils disent qu'un jour ils se feront chrétiens.

— Quel ennui d'être empêché d'aller jusqu'àeuxl

— En voulez-vous voir un?— Ah ! monseigneur I— Eh bien ! je vais faire venir pour vous un de

mes jeunes clercs, qui est le fils cadet du grandprêtre des Yézidis de Bachiga. Son frère atné succé-dera à leur père dans la prêtrise ; lui-même n'avaitpas d'avenir, son père refusait de lui confier leslivres sacrés, et jugeait qu'il n'avait pas une assez

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166 UNE. ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

belle voix pour officier. Je lui ai dit : « C'est unefolie d'adorer un paon ; vous n'avez qu'à vous déta-cher de ce culte, et à.venir avec nous. » Bref, la grâceaidant, il s'est converti. Personne mieux que lui ne

peut vous renseigner.— Vous l'avez ici? Je pourrai causer avec lui?— Dans trois jours, à votre heure..Vous pensez si j'ai été exact au rendez-vous 1J'ai trouvé, auprès du bon archevêque, un petit

homme d une vingtaine d'années, l'air doux et acca-blé par le soleil, avec des yeux bleus assez beaux,bridés, précautionnés contre la réverbération. Quandje lui ai tendu la main, pour lui marquer ma sym-pathie envers sa culture si rare, il l'a saisie vivementet l'a baisée. Je me suis mis à l'interroger.

Je ne crois pas que le lecteur désire que je repro-duise tout notre dialogue avec ses redites. C'étaitun entretien sans philosophie, dont il ne me reste

qu'une poignée de faits saugrenus. J'avais espérémieux d'une religion diabolique ! Pour l'acquit dema conscience d'enquêteur, permettez que je trans-crive les notes que j'ai prises et que je jetterais au

panier, si elles ne venaient pas de Mossoul.

Les Yézidis, m'a dit en substance le fils de leur

grand prêtre, adorent le démon, qu'ils appellent le« Roi Paon t. C'est lui qui, avec le concours de son

père, a créé les mondes. Le père et le fils sont en

lutte, mais ils se réconcilieront un jour.Le Yézidi, à sa mort, monte droit au ciel. Quant

aux autres incroyants musulmans ou juifs, ils des-

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LES YÉZIDIS 167

cendent en enfer. Le ciel est composé de trois étages :le plus élevé est l'apanage des Yézidis ; le second,celui de leurs bêtes ; le troisième, celui des chrétiens.Leur paradis est du même caractère que celui deMahomet. L'enfer est un lieu ténébreux, plein defeu. Ils croient à la métempsycose, qu'ils appellentvulgairement • changement de chemise ». Cependantlà-dessus les opinions varient ; les uns tenant pourcette transmigration des âmes, les autres ne l'ad-mettant pas. L'âme serait une substance éthéréeet volatile.

Chaque année, ils célèbrent une grande fête à la

première semaine d'avril : la /ête de Cheil h Moham-

med, un certain Mazrani de Bachiga. Dans chaquevillage, à cette date, on exécute des chants en kurdeet on récite quelques prières. Celles-ci achevées, onéteint les lampes et on se livre à toute espèce dedésordres.

Les Yézidis possèdent encore le culte du Soleil.Le point de l'horizon où il se lève est pour eux unlieu de pèlerinage. Ils baisent la pierre sur laquelletombent ses premiers rayons. Les autres lieux de

pèlerinage sont ceux de Cheikh Mohammed, du roide Miran, de Chidak, du Cheikh Mouchallah, duCheikh Abou Bekr le Juste, du Cheikh Hassan, duCheikh Adi, du Cheikh Chams ed-din, de MalekFakhr ed-din, du Cheikh Zain ed-din, de Sett Ha-

bibi, de Sett Khadije.Ils ont encore une fête annuelle qu'ils appellent

la Nativité. Ils allument de grands feux dans les-quels ils jettent du raisin sec, des dattes, du sucre.La cendre de ces feux est conservée comme amu-lette. Les enfants sautent par-dessus les flammes.

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168 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Chaque famille célèbre cette fête en particulier.Chaque année, ils observent un jeûne de trois

jours qu'ils appellent jeûne du Yézid et de leurs« ouely » ou « santon s. Les plus grands de ces ouelysont : Cheikh Hassan et Cheikh Adi. Le jeûne com-mence quinze jours après l'entrée de l'hiver. Aprèsle coucher du soleil et durant toute la nuit, ils

mangent à satiété.La magie n'est pas prohibée chez les Yézidis, non

plus que le divorce et la polygamie.Il leur est défendu de s'asseoir ou de dormir sur

les nattes.Leurs cheikhs sont revêtus de manteaux de laine

blanche aux jours de fête ou de funérailles. Dans lescérémonies de deuil, on fait usage d'instruments de

musique, clarinettes, cymbales et tambourins. Lesfemmes se coupent la chevelure en signe de deuil.

Quand ils s'associent pour prendre leurs repasils s'écrient : Dastour Houdal, Pardon, mon Dieu !

Les habits de couleur de collyre sont prohibés et

regardés comme impurs. Quand un Yézidi touche

par mégarde quelqu'un qui en porte, immédiatementil change d'habit.

Lès Yézidis honorent le Christ et la Sainte Vierge,mais comme de simples « ouely » ou justes.

La laitue, les haricots verts et le porc sont inter-dits au Yézidi. Pour les haricots verts, la raison enest que le Roi Paon, dans je ne sais quelle circons-

tance, n'a pu se cacher derrière leurs tiges.Ils poussent le scrupule religieux à l'égard du

démon jusqu'à ne pas prononcer un mot où entreune des consonnes du mot démon.

La lecture et l'écriture sont prohibées à tout

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MIRZ.t, FILS DL* CHEIKH BÉHIV^MOTTï. ., CHKF DES YÉZIDIS

A BACIIIUA

« J'ai «u un Manichéen... le fil* caJet «tu grand prclre des YrzMi»

île B.icliiga... v (page li>)j.

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LES YEZtDIS 169

Yéridi, sauf à la familfe du Cheikh Mirza. résidantà Bacnifja.

Chaque année le grand Cheikh promène le GrandPaon à travers les villages et recueille des offrandesà partager entre tous les cheikhs. A leur retour,tout le monde sort à la rencontre du Paon, et onvend a l'encan le droit de le réintégrer dans sonsanctuaire.

À un jour, de marche de Bachiga, se trouve lesanctuaire de Cheikh Adi, autour duquel il y a une

vingtaine de vasques. Là réside un fakir, habillécomme un prêtre. On lui amène les enfants en bas

âge, et il les baptise jusqu'à trois fois, en disant :< O Roi Paon 1 garde cet enfant en bonne santé. » .

Au moment de la prière publique, une douzainede personnes se réunissent dans ce sanctuaire deCheikh Adi. Le grand Cheikh revêt une chape etune sorte de mitre. Tous ensemble il».font trois foisle tour dû Paon, et chaque fois ils se prosternenten l'adorant.- Ils ont une fontaine appelée fontaine jaune. Ils

s'y rendent chaque mercredi, vendredi et dimanche,et font brûler des limpes sur la pierre.

Quel fatras que ces croyances 1 En somme, ces

Yézidis, ce qui les obsède,, c'est l'antithèse, gros-sièrement représentée, de Dieu et du Mal, de laLumière et des Ténèbres. En.elle, ils voient la véri-table essence divine. Eh bien ! ils peuvent dispa-raître ; nous uvons notre Victor fjugo. i Dieu, me

•'.''-.'«Sx.-.. .,

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170 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

raconte ce jeune clerc, créa l'enfer pour punir Adam.Mais celui-ci recueillit ses larmes, et quand il eneut une cruche pleine, il éteignit les feux infernaux. >C'est un mauvais poème de la Légende des Siècles,Victor Hugo, à son insu, était Yézidi.

Et cependant, sous tous ces symboles, de toutesces extravagances, peut se dégager une lueur. C'estencore en Syrie, au dire de Joinville, que nos Croi-sés rencontrèrent cette femme qui, de l'eau do sa

cruche, voulait éteindre l'enfer, pendant que, del'autre main, elle brandissait une torche pour incen-dier le ciel... Cette femme, déjà toute imprégnée du

plus pur esprit du christianisme, appelait de sesvoeux le jour où l'on n'aimerait Dieu que pour lui-

même, pour sa bonté et sa beauté. Elle allait del'avant (13). Nos pauvres Yézidis, eux, épaississentles troubles traditions auxquelles ils se sont cram-

ponnés...Dans leurs montagnes de Mossoul, ce sont de

pauvres gens, pas méchants et traqués. En vain sesont-ils réfugiés dans les retraites inexpugnables de

Sinjar, on en tue à tout propos. Ils ont tant souffert

qu'il leur arrive parfois de désespérer de leur Dieu,et qu'ils pourraient bien, un jour, se convertir enmasse au christianisme. Leur vieille pensée balbu-tiante consentirait à se taire. C'est ce qu'ils ont demieux à faire. Je suis arrivé en Syrie avec l'idée quenous avons, à ménager les anciennes croyances, et

peut-être à les vivifier dans quelques-unes de leurs

parties encore efficaces. Je rêvais, sinon de ressus-citer les dieux morts, au moins de maintenir deriches aptitudes intellectuelles et d'exercer des fa-cultés endormies. Mais quel parti tirer de ces ado-

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LES YÉZIDIS 171

rateure du diable? Leur petite procession du RoiPaon me semble piétiner au fond d'un cul-de-sac.Ah! qu'ils suivent donc, dans sa décision, ce jeuneclerc, et qu'ils se rallient avec lui à la civilisationde la France et de Rome I

Quoi qu'il en soit, j'ai été enchanté de ce rare

jeune homme. Il m'a parlé en toute bonne foi. Jecrains qu'il ne m'ait donné là que des parcelles bieninformes de la vérité totale, et je devrais peut-êtrerougir de les avoir notées, mais quoi ! tout au fond,je les aime, ces sénilités d'une pensée qui se sou-vient de Zoroastre, du Bouddha et du Christ... Jeserais ravi d'aller me promener avec un tel compa-gnon du côté de Mossoul... C'est malheureux qu'àcette heure il y soit méconnu, déconsidéré !

L'archevêque m'explique qu'il va l'expédier à

Jérusalem, où quelque couvent le cachera. Dès lors,rien de plus à tirer de cette bonne fortune, et je doism'en tenir à ce simple regard 8ur les adorateurs dudiable. Mon regret est très vif, mais je sens bien

qu'à trop me plonger dans cette pauvre secte, elleme lasserait, et d'ailleurs l'instant est venu que jetente une excursion approfondie aux châteaux desAssassins.

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XII

LE VIEUX DB LA MONTAGNE

t Si Donato, — ainsi que d'au-

tre», — provoque une*rapide etbrutale fascination, quelle estla part de l'habileté acquise parune longue expérience? et quelleest la part de l'action person-nelle? Je ne saurais me pronon-cer : mais j'imagine qu'on n'a pastout dit en parlant de l'habiletéde Donato et qu'une action phy-siologique spéciale à Donato etémanant de lui, n'est pas sans

quelque vraisemblance. »

COAALBJ RlCHBT.

Sans rien en dire à mon lecteur, depuis que jesuis en Syrie, je poursuis ma grande idée. Je n'ai

pas cessé une minute de préparer mon excursionaux châteaux des Hashftshins et du Vieux do la

Montagne. Ah 1 la tâche difficile ! A Paris, M. René

Dussaud, dans son cabinet du Louvre, m'avaitdit : « J'ai fait le voyage ; voici mon itinéraire, et jesuis prêt à vous donner tous les renseignements ;mais franchement, je ne crois pas que vous puissiezen supporter la fatigue, ni même en obtenir l'auto-

178

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 173

risation. » Et pourquoi donc? Dès mon arrivée à

Beyrouth, j'ai vu Thomas Cook. Il m'a vivementconseillé d'aller plutôt à Jérusalem, comme tout le

monde, ou bien en Egypte comme Loti. Que serais-

je devenu sans M. Marteaux?M. Marteaux, le directeur des chemins de fer, a

pris mes intérêts à coeur, et m'a juré qu'il m'aplani-rait tous les obstacles, t Je vous prêterai mon maté-

riel, m'a-t-il dit, et mon personnel. » Mais je voyaisbien que l'itinéraire même lui donnait du mal à

régler. Quand je revenais du Liban, de Damas, jecausais longuement avec lui. Par deux fois, un deses meilleurs agents,'Ladki bey, s'en alla dans lesmonts Ansariês, sur tous les points que je lui nom-

mais, à Masyaf, à Qadmous, au Khaf, à Khawabi.Il releva les pistes, vérifia les distances, nous ména-

gea des accueils, trouva des points de campement,assura les ravitaillements. Aujourd'hui, ça y est !Plus d'obstacle. Tout est prêt. Nous allons à notreaise errer à travers les collines sauvages du paysque bornent la mer, l'Oronte et l'EIeuthère ; nousvisiterons les châteaux de Hasan Sabâh et deRachid-eddin Sinan, nous recueillerons leurs lé*

gendes, nous causerons avec les arrière-petits-fils deleurs compagnons ; nous verrons, nous écouterons,nous rêverons, nous comprendrons. J'arrive au mo-ment que j'ai tant appelé, et au seuil des pays demon imagination. Ces châteaux-là et leurs hôtessinistres, enveloppés d'une mystérieuse musique de

réprobation, une des mélodies éternelles du monde,me servaient de refuge au milieu de toutes les cor-vées que j'ai toujours eu la folle manie de m'im po-ser. Je ne connais d'équivalent au plaisir que je vais

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174 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

prendre que l'enivrement que j'éprouvai à vérifier,dans Combourg, les images laissées dans mon espritpar le premier livre des Mémoires d'ouire-lombe. Maisce n'est pas une maison de ma race, c'est une demi-douzaine de demeures inconnues, que je vais visiter,et moi l'un des premiers.

J'y songe depuis si longtemps ! J'avais dix ans ;au réfectoire de mon collège, le lecteur lisait...

N'aimez-vous pas cette coutume de lire pendantles repas? Combien je la préfère, pour ma part, à ces

musiques qui gênent les causeries et qui s'évapo-rent! Il en peut rester des images pour toujours.Pour toujours, elle est restée dans mon esprit, cettevoix du lecteur nous lisant le voyage du comteHenri de Champagne qui, vers 1194, s'en revientde Tarse à Jérusalem :

< Le sire des Hassissins, ayant ou! dire que lecomte Henri était en Arménie, envoya vers lui, le

priant qu'au retour d'Arménie, il vint par chez lui,et qu'il lui en saurait bon gré, car il désirait beau-

coup le voir. Le comte lui manda qu'il irait volon-

tiers, et ainsi fit-il. Quand le sire des Hassissins sut

que le comte venait, il alla à sa rencontre, et le

reçut avec grande joie et de grands honneurs, et lemena par son pays et en ses châteaux, jusqu'à ce

qu'il vint un jour devant un château. Dans ce châ-teau était une haute tour, et sur enaque créneauétaient deux hommes vêtus tout de blanc. Le siredes Hassissins lui dit : «Sire, vos hommes ne feraient

pas pour vous ce que les miens feraient pour moi. -—

Sire, dit-il, cela pourrait bien être. » Le sire des Has-sissins cria, et deux des hommes qui étaient sur latour se laissèrent aller en bas et se brisèrent le cou.

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LE VIEUX DE LA MONTAONE 175

Le comte s'émerveilla beaucoup et dit que vrai-

ment il n'avait pas d'hommes qui fissent cela pourlui. Celui-ci dit au comte : « Sire, si vous voulez,

je ferai sauter en bas tous ceux que vous voyez là-

dessus. » Le comte répondit que non ; et quand le

comte eut séjourné autant qu'il lui plut au pays du

Vieux, il prit congé pour s'en aller. Le sire des Has-

sissins lui donna une grande abondance de ses

joyaux, lui fit escorte jusque hors de son pays, et luidit que, pour l'honneur qu'il lui avait fait d'être

venu, il s'assurât qu'il était pour toujours à lui, et

que s'il était aucun seigneur qui lui fit chose dont il

eût déplaisir, il le lui fît savoir, et qu'il le ferait oc-

cire ; puis ils se séparèrent... \Un tel tableau, ce n'est pas simplement une anec-

dote dramatique, une belle image. C'est une heureexacte de la vie de Rachid-eddin Sinan dans quel-qu'un de ses châteaux, dans El-Khaf, je crois. Il

y a un esprit là dedans, quelque chose à com-

prendre. Cela présente le coeur humain sous un as-

pect nouveau et inconnu. C'est vraiment une fleursaisissante de cette civilisation de l'Orient, héroïqueet malsaine, avec ses étranges moyens pour multi-

plier lés énergies intérieures. Ici nous voyons unmaître qui possède un secret pour disposer de lavie que ses affiliés lui sacrifient joyeusement, et deshommes incomparables par leur loyalisme et leurfaculté de sacrifice complet. Sur cette simple anec*dote, n'êles-vous pas disposé à penser que, danscette région des A mariés, où nous allons nous pro-mener, s'est vraiment déroulé un des plus beauxromans intellectuels du monde?

D'une telle histoire, mieux on sait les chapitres,

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176 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

plus elle est excellente. L'amitié de Hasan Sabâh, lecriminel fondateur de cette confrérie des Assassins,avec Omar Khayyam, le grand poète et savant dunihilisme ; les rapports mystérieux que je crois de-viner entre Khayyam et les Hashâshins d'une part,et Djelal-eddin Roumi d'autre part;la controverseentre Hasan et Ghazali; le laboratoire de surhu-manité installé dans Alamout ; tous les ordres reli-

gieux de l'Islam et bien des idées de notre Occident,peut-être, dérivant de cette noire propagande Ismaï-

lienne; le tombeau du Vieux de la Montagne, auKhaf : autant de thèmes que j'ai médités pendantdes années, et dont je puis dire que j'ai eu la nos-

talgie. J'en faisais ma société, et il faut que je les

expose au moins sommairement au lecteur, pourqu'il soit associé à l'enivrement avec lequel jem'achemine dans leur horizon.

Je ne me donne pas pour un savant, pas même

pour un élève, seulement un lecteur, enchanté, pas-sionné. Silvestre de Sacy, — c'est vous le patriarche,— Hammer, Defrémery, à qui succède le noble et

trop romanesque Stanislas Guyard, et plus près denous Cl. Huart, Carra de Vaux, Louis Massignon, jeme suis plongé dans vos livres, sans pouvoir discutertant de problèmes que tour à tour vous résolvez dif-féremment d'année en année... J'ai écouté et je pré-sente la construction que j'ai cru pouvoir tirer des

leçons de ces maîtres à qui j'exprime ma grati-tude.

Cependant, qu'il me soit permis d'aller pas à pas,gradatim, comme disait Descartes, pour ne pas tom-ber dans l'erreur des gens passionnés et trop pleinsde leur sujet, qui, voulant tout montrer à la fois

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 177

recouvrent; les unes par les autres, les plus belles

images qu'ils nous apportent.

LES TROIS ÉTUDIANTS

Un texte d'abord ! A mon goût, un des plus grandsde l'Asie, et le coeur même de toute cette histoiredes Hashàshins.

On ne me croirait pas, si je n'apportais, au milieude mes commentaires d'ignorant enthousiaste, quel-ques authentiques documents de l'époque, quelquesparoles certaines de mes personnages, pour servirde pierres de touche. ( « Pierre de touche, disent les

dictionnaires, c'est une espèce de pierre basaltique,noire, très dure, sur laquelle on frotte les petitsbijoux en or ou en argent, pour en reconnaître lestitres... » Mes textes permettront d'éprouver si jeme laisse aller à brillanter mon sujet, si je donne dutoc ou du faux.)

Voici cette pierre basaltique, telle que nous latenons de Nizam-el Mulk, le fameux grand vizir dusultan seldjukide Alp Arslan, et l'un des hommes les

plus considérés de l'Asie.Nizam el-Mulk (qui mourut en 1072) a écrit ce

qui suit dans son Testament :

« Imâm Muaffik de Nishapur (que Dieu accueilleson âme!) était un des hommes les plus savants du

Khorasan, et considéré avec le plus grand respect. Hvécut plus de 85 ans, et c'était Vopinion commune quetous les jeunet hommes qui lisaient le Coran et étu-diaient les Traditions avec lui, devaient arriver àla richesse et au* honneurs. Pour ce motif, mon père

t. 12

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178 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

m'envoya de Tus à Nishapar, travailler sons la direc-tion de cet éminent savant. H me témoignait de taffec-tion, et, moi, je mis à le servir tant (TaUaihement etd'amour que je restai près de lui pendant quatre ans.Hahim Omar Khayyam et ce mécréant d?Hasan ibnSabâh. tous deux de mon âge, remarquables tousdeux par la puissance de leur intelligence, suivaient

depuis peu son enseignement. Nous devînmes amis,et quand nous quittions la classe Slmàm, nous nous

répétions Vun à Fautre ce que nous venions ^en-tendre... >

Quelle page de roman et d'histoire! Qu'on nedise pas qu'il est impossible, à travers les épaissesténèbres des sectes et des races étrangères, de par-ticiper aux sentiments des morts ! « Un coup de ventdéchire les nuages, et la lune lai«se tomber un pâlerayon sur le cimetière. »

Nizam el-Mulk, nous venons de le dire, c'est undes grands hommes politiques de l'Asie. Omar

Khayyam, aucun lecteur n'ignore ses Rubâiyat,dont il se publie chaque semaine en Europe unenouvelle édition, et nous avons une idée de l'estimeoù les historiens de la science tiennent ses travaux

astronomiques. Quant à Hasan Sabfth, c'est le

législateur de la confrérie criminelle que fait déjàassez connaître son titre d'Ordre des Assassins.

Ces troiYgênies, à l'heure où mon texte les saisitet nous 1er présente, ne sont encore que des jeunesgens bien minces et démunis, de jeunes étudiantsorientaux du onzième siècle, par bien des côtéssemblables aux étudiants de toutes les époques,dans tous les pays. Leur camaraderie et l'entr'aide

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 179

que, dans un instant, ils vont se promettre, c'est un

pacte balzacien, pareil à celui par lequel les « Treize »

se lient, et pareil encore à ces ententes que nous

voyons, dans chaque génération, des arrivistesformer au quartier latin, dans des cénacles, dansdes dîner» de coterie. C'est plus encore, c'est unserment de carbonari. Et l'Université de Nichapour,toutes différences gardées, doit être comparée à cesUniversités de Prague et de Cracovie où, hier

encore, sous nos yeux, s'échauffaient les espoirstchèques et polonais, aux Universités irlandaises^ '

à l'Université d'Helsingfors où se formaient Ifdeux pensées finlandaises des Suédois et des %} 'a

nois. T£*La Perse du onzième siècle était un vieux sof

volcanique, invinciblement travaillé par d'antiquespensées religieuses et nationales. Sous le fer et le

feu, elle avait dû renoncer à la loi du grandZoroastre. Une première fois, dit-on, l'Avesta avaitété brûlé par Alexandre le Grand, et la penséehellénique avait tout recouvert. Ce texte souve-

rain, reconstitué du mieux que l'on put, en l'an.226 de Jésus-Christ, par Ardéchir, qui refit l'unitéde l'Empire et restaura la religion nationale, dis-

parut lore de la conquête mahométane, et resta

précieusement conservé dans les cachettes desParsis jusqu'à ce que— merveilleuse histoire 1.—

notre Anquetil-Dupcrronl'allât chercher et retrouverdans les Indes, jusqu'à ce que Nietzsche se proclamâtson commentateur, son disciple. Et le dernier desChosroès, vaincu, écrasé par Omar, s'en alla mourirà Merv où c'est l'archevêque chrétien, — ô dérisionémouvante I —' qui lui fit l'aumône d'un tombeau •

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180 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

A tous le vainqueur imposa le joug de l'Islam.

Quel désastre pour cette race persane, qui appar-tient, comme les Indiens, les Grecs, les Latins et

nous-mêmes, à la grande famille aryenne, d'avoirà s'accommoder de la pensée sémitique et d'unepensée contre sa naturel Terrorisée, elle dut direà haute voix : c II n'y a d'autre dieu qu'Allah, smais elle ajoutait tout bas : i si ce n'est le dieu denos pères. > Le magisme, le gnosticisme, le brah-

.manisme, toutes les pensées de l'Inde, de Zoroastre' et de l'hellénisme, demeuraient, dans son sang,

More même qu'elle ne savait plus les nommer. Elle,'it prête pour tous les schismes. Ainsi s'explique

,,on élan à se rallier au Chiisme. « Elle reporta,'écrit-on, sur les rejetons de cette touchante famille

des Alides ses sentiments comprimés. Ils lui paru-rent des symboles de ses propres infortunes... Ali,laissant à Mahomet le soin de révéler aux hommesla religion littérale, s'était réservé le rôle plusmodeste, mais sublime, d'en expliquer le sens réelà quelques esprits d'élite... > En face d'un pouvoirétranger, fondé sur la force brutale, Ali incarnaitle sentiment de l'espérance, la conviction que ledroit et la justice finiront par triompher.

Que cesPersans aient perdu la doctrine, n'importe 1Il leur reste des manières de sentir, des désirs, desrêves dont la puissance est invincible, c On change-rait plutôt le coeur de place ! » D'instinct ils accueil-lent tous les mouvements qui cherchent à donnerà l'Islam le fondement rationnel de la philosophiegrecque, et à le rendre plus profondément religieuxpar les doctrines du soufisme et du messianisme.Ils attendent un Mahdi, un sauveur* qui apparaîtra

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 181

dans la lignée légitime des descendants d'Ali. Com-

ment le reconnaître? C'est la question que tous se

posent. Tous s'adonnent aux sciences occultes,ramassent les traditions prophétiques, les signesastrologiques, supputent la durée, rêvent de la fin

des temps et créent des apocalypses.Si tel est l'état d'esprit parmi les masses incultes,

imaginez ce qu'il peut être dans ces Universités

où des jeunes gens de l'élite viennent étudier ce

qui survit du savoir hellénique ! Sans doute Nizam

el-Mulk, Omar Khayyam, «Hasan sont islamisés et

arabisés; sans doute, ils désirent retrouver à la

cour des conquérants les places que leurs pères

occupaient jadis sous le régime national, et c'est

pour obtenir de gros: emplois qu'ils s'asseyent au

pied de la chaire des maîtres étrangère ; mais au

fond d'eux subsistent les énergies souterraines de

la race, les vieilles nappes de la sensibilité aryenne.Ils sont disposés héréditairement à croire que deux

puissances se disputent le monde et qu'ainsi s'ex-

pliquent les alternatives du bien et du mal, et voici

que l'Imâm Muaffik prétend leur démontrer qu'undieu unique régit l'univers ! Un seul dieu, ou, pouremployer le terme mahométan, « le seul réel agent ».Ce dieu unique est donc responsable du mal? Ces

jeunes gens pourraient glisser à la révolte, au blas-

phème. Certainement ils se cabrent. Comment ilsrésoudront le problème, c'est une superbe image,un des symboles du monde. Us vont s'enfoncerchacun dans la vie et faire leur destin, à leurs risqueset périls, avec leur nature propre : Nizam el-Mulkse réfugiera dans un mysticisme tempéré par sonbon sens d'administrateur; Omar Khayyam flot-

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ISS UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

tera entre le Carpe diem et le fatalisme qui courbela tête ; Hasan Sabâh glissera au plus noir scepti-cisme, mais tous trois, dans ce premier moment,ils se sentent bien seuls et cherchent à s'épaulerles uns les autres.

« Quand nous quittions la classe, nous nous répé-tions l'un à Vautre ce que nous venions d'entendre.,. »Ainsi s'exprime sommairement Nizam el-Mulk.Us commentaient entre eux l'enseignement de leur

maître, son enseignement du Coran et de la tradi-tion coranique ; ils le confrontaient avec les aspira-tions qu'ils avaient dans le sang, et avec les livres del'hellénisme qu'ils venaient detrouver à TUniversité.

« Et alors, un jour, ce méchant Hasan nous dit :« C'est Popinion générale que les disciples d'imâm

Muaffik atteignent le succès, et sans doute Fun d'entrenous réussira, sinon tous trois. Quel arrangementou quel contrat faisons-nous? » Je répondis : Ce

qu'il vous plaira, * Il proposa : </Celui de nous quifera fortune devra partager avec les autres, et ne pasen jouir seul, » Nous fûmes d'accord et nous nous

engageâmes ainsi... r

Pour moi, cet engagement ne vise pas tout court

l'argent et les honneurs. Ces trois jeunes gens de

génie se sont attachés aux problèmes les plus pro-fonds, qui. intéressent tout l'être, problèmes reli-

gieux, politiques et de race. Ce serait calomnierl'ardeur généreuse de la vingtième année que de

penser qu'il leur suffise d'avoir de bonnes places etde jouir de la vie. Plus encore qu'en jouir, ils vou-draient la corriger, la redresser. Ils s'engagent les unsenvers les autres, et tous trois envers leur idéal. Cet

Page 200: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VIEUX DE LA MONTAGNE 183

engagement solennel se relie à la partie divine de

leur être. Il exprime ce qu'il y a de meilleur dans

l'esprit, à l'âge du désintéressement, au moment de

la jeunesse où l'être est le plus disposé à « se jeterau pied du trône de Dieu, » et à se dévouer.

« ... Le temps passa, continue Nizam el-Mulk.J'allais du Khorasan à Mawara un-Nahr, et puisà Ghazni et à Kaboul, et, à mon retour, je fus nomméau poste de Vizir près du Sultan Alp Arslan. A ce

moment, Hakim Omar Khayyam vint à moi% et je

remplis envers lui toutes les exigences du pacte, toutesles obligations de notre engagement. Je le reçus avechonneur et distinction, je lui dis : « Un homme devotre talent devrait servir le Sultan, et puisque, parnotre convention, pendant que nous étudiions avecImâm Muaffik, je me suis engagé à partager avecvous ma situation, je dirai au Sultan vos talents etvos connaissances, et je ferai si bien'que %'oussereznommé comme moi à un poste de confiance. » Mais

Khayyam répondit : « La plus grande faveur quevous puissiez me faire est de me laisser vivre dans la

retraite, afin que, protégé par vous, je puisse m'occuperà accumuler les richesses de la science et à prier pourvotre longue vie. » Et il se tint à cette résolution. Quandje vis qu'il parlait sincèrement et non par sentimentde l'étiquette, je lui fis donner un traitement annuelde 1200 miscals «for, payables sur le trésor de Nisha-

pur. H retourna à Nishapur, s'adonna à Cétude des

sciences, surtout de Vastronomie, et devint par la suiteun astronome hors ligne... »

J'ai grand regret d'aller si vite et de ne pas m'ar-rêter devant le problème que pose la modération

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19* UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

d'Omar Khayyam. Que pensait-il? En deux mots,pour moi, cet homme s'est très vite renoncé et avécu aveo ses idées de derrière la tête, ne s'occupantdes autres que pour en obtenir sa sécurité. Il 8e

place dans la série très connue des philosophesméprisants.

Hasan Sabflh, lui aussi, vint trouver Nizam el-Mulk. Il invoqua leur pacte, et obtint le poste dechambellan à la cour (1063). Seulement, à l'encontred'Omar Khayyam qui demeura l'ami de Nizamel-Mulk et le savant favori des sultans, Hasan sebrouilla aveo le Vizir.

Pourquoi? « Une haine religieuse s'éleva entreeux ! » A mon avis, pas de doute : Hasan dans son

esprit avait condamné la dynastie. Il rompit aveoson ami, au moment où Alp Arslan mourut et queMêlik shah lui succéda, au moment où la circons-tance avait dû lui paraître favorable pour une révo-lution dans l'État. Le fait de Hasan ne peut êtred'un ambitieux vulgaire et d'un ingrat, car toute savie par la suite nous révèle un politique poursuivantaveo un génie criminel d'immenses desseins. En

outre, nous savons qu'il appelait aveo mépris le

sultan, « ce Turc, » et le Vizir, c ce paysan ». Et lechoix de ces deux termes indique qu'il détestaitdans le souverain un étranger, un non-Persan, et dansson ancien condisciple une âme intéressée et basse,incapable de se régler sur un idéal. Ce Nizam el-

Mulk, qui se renferme dans son loyalisme et croitavoir assez à faire d'administrer un grand royaume,c'est ce qu'aujourd'hui nous appellerions un rallié*Il appartient de naissance à la vieille aristocratie

persane dépossédée, il descend des dirigeants d'au-

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LE VIEUX DE LA MONTAONE 185

trelois; c'est le fils des vieux serviteurs des Sas-sanides ; sa destinée lui parait être de retrouver les

place qu'ont tenues ses pères. Il lui suffit de rede-venir dans le nouvel ordre de choses un grand sei-

gneur. Il n'a pas la force d'âme de Hasan, qui veuttout contraindre et modeler selon ses rêves, non

plus que d'Omar Khayyam qui admet le dualismede sa pensée et de sa vie.

La rupture entre Hasan et Nizam el-Mulk fut

violent), implacable, définitive, une de ces haines oùtout l'être est engagé. Hasan se déroba par la fuiteà la vengeance de Nizam, qu'il avait vainement

essayé de perdre, et que dès lors il no cessera plusde viser comme le premier obstacle à détruire. 11n'est pas homme à se déprendre de sa vocationsur un échec. Il n'a pu satisfaire ses ambitions révo-lutionnaires par son ancien ami, qu'il accuse main-tenant de trahison : eh bien ! sur la route de l'exil,il cherche d'autres instruments. Et par fortune,dans sa patrie, à Réï (ville qui précéda l'actuelle

Téhéran), voici qu'il rencontre les hommes qui vontdécider de sa vie.

Nous tenons tout droit de sa bouche un superberécit :

« lly avait à Réï un homme appelé Emireh Dharrâb

qui professait la doctrine des Bathiniens d'Egypte.Nous avions continuellement des contestations, Funavec Vautre : il réfutait les dogmes auxquels je croyais,mais je ne lui accordais pas gain de cause. Cepen-dant ses discours firent impression sur mon coeur.Sur ces entrefaites, il me survint une maladie, très

dangereuse et très pénible. Je réfléchis en moi-même

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188 UNE ENQUÊTA AUX PAYE DU LEVANT

et je me dis .*« La doctrine de cet homme est la véritable,mais, par suite de mon fanatisme, je ne Vai pas recon-nue comme vraie. Si donc, ce qu'à Dieu ne plaise, leterme fatal arriva pour moi en ce moment, je mourraisans être parvenu à la connaissance de la vérité. » Je

guéris de cette maladie. Il y avait parmi les Bathi-niens un autre individu que Von appelait Bon-NedjmSerrâdj (le sellier) ; je ?interrogeai touchant les dogmesde sa secte. Il me les exposa en détail, de sorte quej'obtins la connaissance des mystères les plus cachésde cette doctrine. Enfin il y avait un troisième person-nage appelé Mountin, à qui Abd-Almélic Attâchavait conféré le diplôme do prédicateur. Je lui deman-dai de recevoir ma profession de foi. Il me répondit :« Ton rang, à toi, çvi es Hasan, est plut élevé quele mien, à moi, qui suis Moumin; comment donc

recevrais-je ton engagement, o'est-à-dire comment pren-drais-je de toi un strment de fidélité envers Vimâm? »

Mais quand je Itn eus vivement pressé, il reçutmon engagement. Lorsqu'en Vannée 464 (1071-1072),Abd-Almélic Attâch, qui remplissait à celte époqueles fonctions de Dal dans Vlrâh, fut arrivé à Hét,il daigna me prendre en affection, et me confia le

rang de son suppléant, « // te faut, me {lit-il, allerdans la capitale de F Egypte. »

Grand texte myttérieux, qu'il est pourtant aiséd'éclairer. Je sais ce qu'Emireh Dharrâb, Bou-

Nedjm Serrâdj, Mouxnip, puis Adb-Almélic Attâch,dans des conversations savamment graduées, ont

dit, l'un après l'autre*, à Hasan. Ce» hommes (et descentaines d'autres, pareils à eux, ..ffiliés à la même

franc-maçonnerie) parcouraient l'Asie musulmane

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 187

pour prêcher en termes voilés que, sous les rites ettes cultes divers, brille une seule vérité, une seulefoi, une seule religion et qu'il faut faire la révolutioncontre le pouvoir établi, au nom de ceux qui sontlésés et au nom du bien public. Cela, ces mystérieuxerrants ne le disaient pas tout d'un trait, mais à la

longue, api es une suite de précautions toujoursles mêmes, et en faisant passer leurs disciples parsept degrés d'initiation. Aveo un Hasan, très viteila en vinrent au grand secret : « Ce que tu révais àNishapur avec Omar Khayyam et Nizam el-Mulk,ce que tu voulais réaliser aveo Nizam el-Mulk,et devant quoi ce lâche parjure a reculé, voilà deuxsiècles quo deux hommes l'ont pensé et voulu.Voilà deux siècles que deux grands esprits favo-risés du ciel, Abdallah, fils de Maïmoun, et Moham-med ben Hosaïn, surnommé Zaïdan, celui-ci savantduns la philosophie, l'astrologie et la sorcellerio, ettous deux très attachés aux vieilles doctrines dela Perse,ont créé l'instrument pour anéantir l'Islam.Ce qu'Abdallah et Mohammed ben Hosaïn ontvoulu, tu le veux. Prends leur succession. Deviensdes nôtres et au premier rang... »

Dans ces interminables causeries de Réï (de 1071à 1076), Hasan fut mis au courant de l'oeuvre fondéepar les deux Persans qu'on lui donnait en modèle.Il connut leur roman grandiose et s'en inspira.Abdallah, fils de Maïmoun, et le riche Mohammedben Hosaïn, surnommé Zaïdan, s'étaient dit : « Lesecret de la force irrésistible de nos conquérantsarabes, c'est leur foi; il faut briser ce ressort. »Abdallah imagina de gagner la confiance d'une sectemusulmane dissidente chiite, les Ismaéliens, ainsi

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188 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

nommés parce qu'ils vénéraient un certain Ismaêl,descendant d'Ali, et très nombreux à La Mecque, à

Médine, en Mésopotamie, en Syrie et surtout enPerso. Avec quelques modifications, leur large doc-

trine, reflet de toutes les croyances existantes, toute

imprégnée de magisme, de judaïsme, de christia-nisme, de gnosticisme, de philosophie grecque, de-venait très propre à réaliser une conversion géné-rale des peuples...

Je no vais pas vous exposer le système à 1& fois

religieux, philosophique, politique, social, que com-bina Abdallah et qu'il gradua suivant les intelli-

gences ! Je passe ce qui m'ennuie, ce qui est mort,ce qui ne peut plus fournir de plaisir, de peine, de

profit, ni même d'étonncment. A quoi servirait-ilque je puise, entre mes deux mains maladroites,quelque peu de cette eau morte du lac d'oubli. Lais-sons ce chaos, ces siècles en poussière et ces théo-

logies en pourriture. J'ai besoin d'éternité. De toutce que j'ai lu d'essais qui cherchent à définir lesBathiniens, les Ismaéliens (donnez-leur à votrechoix l'un de leurs trente-six noms), il n'y a rien

qui me satisfasse autant que ces dix lignes quevoici du grand Avicenne, où je reconnais certainesdémarches constantes de l'esprit humain.

t Ils croient à VImamat d'Ismaël, fils de Djafar,du nom duquel ils ont emprunté leur nom. Ils sontsurnommés Sêbayah (adjectif dérivé du mot seb'at),à cause de leur croyance à sept imâms. Ils s'imaginenten effet que dans chaque période de temps il y a septimâms, soit manifestes, et c'est alors le temps de la

manifestation, soit cachés, auquel cas ce temps est

Page 206: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VIEUX DE LA MONTAGNE 189

nommé Vépoque du mystère. Il faut de toute nécessité

qu'il y ait un imâm, soit apparent, soit caché, et

cela conformément à ce mot du Khalife Ali : • La

terre ne sera pas dépourvue d'un homme qui se

consacrera à la cause de Dieu et fera valoir ses argu-ments. » Ils sont encore surnommés Bathiniens, parce

qu'ils prétendent que chaque choseapparente a un sens

caché, et Atla'limy, parce qu'ils disent que la science

s'acquiert particulièrement par les leçons des imâms.Souvent aussi ils ont été surnommés Melàhideh

(pluriel de Molhid, hérétique), parce qu'ils abandon-

nent les sens manifestes du Koran et de la Sounna,et qu'ils expliquent aUégoriquement tous les textes.Chez eux quiconque vient à mourir sans avoir connuFimâm de son temps, et sans porter suspendu à soncou Vacte d'un serment prêté à cet imâm, est considéré

comme étant mort dans Vignorance, a

Il y avait là de quoi satisfaire les Ismaéliens,attachés à la mémoire de l'imâm Ismaël, les vieuxPersans attachés au dualisme de Zoroastre, les phi-losophes qui vivaient d'un souvenir de la raison

hellénique, les juifs, les chrétiens, les musulmans.Et par surcroît, Abdallah prétendait descendred'Ali ! Ainsi avait -il accumulé dans sa drogue tous?e8 ferments les plus actifs. Il ne la distribuait

qu'avec d'infinies précautions. L'initiation compte*naît sept degrés (et plus tard neuf). Le maître exci-tait la curiosité des novices, en leur proposant des

problèmes dont ils ne devaient recevoir la solution

qu'après qu'ils seraient engagés au secret par deterribles serments. Ce pacte signé, ils appartenaientcorps et âme à la secte ; ils versaient un tribut

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190 UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

d'argent entre les mains de l'Imàm, et malheur àcelui qui tentait de se soustraire aux ordres des

supérieure !Pour la création de cette maçonnerie, comme

nous dirions aujourd'hui, Abdallah reçut du richeZaïdan la somme énorme de deux millions de piècesd'or. Obligé de quitter la Susiane, il s'établit en

Syrie, à peu de distance de Hama, et de' là il

répandit en tout sens ses mis^onnaires qui firentdes merveilles. Une multitude d'imaginations s'al-lumèrent. Il parvint à former une vaste société

secrète, se disant ismaêlienne et chiite, qui n'avaiten réalité d'autre but que la ruine do l'islamismeofficiel et de la dynastie abasside. Ses fils et petits-fils marchèrent dans la même voie. Ils fondèrentla dynastie des Fatimites, qui régna d'abord en

Tunisie, puis en Egypte.

I. INITIATION DR HASAN SABAH

Cet exposé forcément est trop bref ; cependant ilnous rend intelligible le premier émoi, l'ardente adhé-sion do Hasan. quand il rencontre ces missionnairesdu grand secret, ces apôtres de la rébellion socialeet de la fusion de toutes les religions, ces chefs d'uneimmense conspiration permanente. Pour cette na-ture passionnée et désemparée, quel événement!C'est la rencontro d'un homme à la mer aveo une

embarcation qui va le recueillir et où il commandera.Et tout de suite, le plus haut de ces missionnaires,Abd-Almélic Attâch, qui a distingué le génie d'unetelle recrue, l'envoie au coeur de l'Ismaélisme, au

point de la plus profonde initiation... « Hasan, il

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LE VIEUX DK LA MONTAONE 191

te faut aller dans la capitale de l'Egypte (1076). »

L'Egypte était le pays de réussite des Ismaéliens.Ils y avaient mis sur le trône, nous venons de le

dire, les descendants de leur fondateur, les petits-fils de l'oculi8to persan Abdallah. Ces Fatimites

(ainsi nommés parce qu'ils prétendaient, du fait

d'Abdallah, descendre d'Ali et de Fatmah) avaientmontré une largeur de vues, une tolérance bien

éloignées du fanatisme mahomêtan et très propresà confirmer ce que nous admettons : que l'Ismaé-lisme est un des effets profonds du vieil espritaryen opprimé par l'Islam. Et celui d'entre eux quirégnait alors au Caire, Mostansir, vonait de reprendrele titre d'imâm des Ismaéliens. Il voulait rétablir lecalifat universel, déposséder les Abbassides. C'était

pour les Ismaéliens d'Asie l'heure de lui envoyer un

agent de premier ordre, tel qu'était Hasan.

Malheureusement, Mostansir était peu intelli-

gent et très fou. Il tenait de son aïeul, Hakim le

méchant, de cet extravagant qui porte sur sonfront dans l'histoire « un diadème affreux sentantle carnaval. » Hakim, monté sur le trône à l'âgedo onze ans, est le type de ces despotes que la toute-

puissance rend insensés. Il avait pris les femmesen suspicion méchante. C'est un état d'esprit assez

répandu et pour l'ordinaire inoffensif, parce queceux qui le possèdent ne peuvent pas le faire passeren acte. Mais Hakim défendit aux femmes du Cairede sortir des maisons, de monter sur les terrasses,et aux cordonniers de leur fabriquer des chaussures ;en outre, ils les fit surveiller par des vieilles quis'introduisaient dans tous les harems, et lui fai-saient des rapports, d'après lesquels il multipliait

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191 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

contre les plus jolies et les plus amoureuses la

peine capitale. Il soupçonna sa soeur d'être liéeaveo un de ses émirs. Cea deux amants, justementpris de peur, donnèrent mille dinars à deux esclaves

pour qu'ils se missent en embuscade sur le mont

Mocatan, où Hakim avait coutume de venir, la

nuit, observer les astres, avec un jeune écuyer,et qu'ils les tuassent tous deux. Hakim était versédans l'occultisme. Il savait qu'il courait un granddanger, et que s'il y échappait il vivrait huit centsans. Sa mère, qu'il avait, mise au courant, le

supplia très humblement de ne pas sortir ot, lanuit venue, versait des larmes et le retenait parle pan de sa robe.« Mais, disait ce fou pris d'angoisse,si je ne sors pas à présent, mon âme s'envolera demon corps. » Poussé par son destin, il se dirigeavers le Mocatam avec son jeune écuyer. Les deuxesclaves le tuèrent et portèrent en secret son corps àsa soeur l'amoureuse, qui l'ensevelit dans son palais.

Il n'est pas étonnant que le petit-fils d'un tel

extravagant, pour qui notre Gérard de Nerval toutnaturellement professait un culte, ait mérité à sontour d'être appelé par les historiens orientaux« Mostansir le fou. » Ce fou, petit-fils de fou, ne fut

pas capable d'apprécier Hasan. Hasan, sur l'heure,commença d'intriguer. Ce n'était pas assez pour untel ambitieux de se plonger dans le trésor des penséesnoires que Hakim avait laissées au Caire, il chercha àmettre la main sur la dynastie. C'est ce que l'on voitdansce texte hautement significatif de sesmémoires :

« Quoique durant tout le temps de mon séjour jen'aie pu parvenir jusqu'à Mostansir, néanmoins,

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LE VIEUX DE LA MONTAQNB 193

ce prince était instruit de ce qui me regardait, et à

plusieurs reprises il fit mon éloge. L'émir Altljoïouchou chef des armées, qui Vavait asservi à son pouvoiret qui exerçait sur lui une autorité absolue, était beau-

père de son fils cadet, Mosta'by, que le calife avaitdéclaré son successeur par un second acte de sa volonté.Mais moi, conformément aux principes fondamen-taux de la doctrine que je professais, je prêchai en

faveur de Nizar. Pour ce motif Vémir Aldjoîouch me

fut contraire et se disposa à me faire un mauvais

parti...

Un texte, à mon avis, d'immense importance IC'est la charnière même de l'oeuvre des Hashâshins.C'est dans ce texte que je vois naître l'idée quifut couvée par Hasan, entretenue par Rachid-eddin

Sinan, et qui, aujourd'hui encore, dans leur déca-

dence, soutient les Hashâshins... Je m'en suis con-vaincu sur place, au coure de mon voyage, et meslecteurs s'en apercevront, quand nous serons en-semble à Qadmous. Sous les oliviers de Qadmous,parmi ces pauvres Hashâshins dégénérés, il y auraencore une voix qui s'élèvera pour affirmer lesdroits de Nizar... Mais ne devançons pas l'ordre denotre récit.

Hasan dut fuir d'Egypte, après dix-huit moisenviron (en 1080). Il emmenait avec lui le fils deNizar : retenez bien cela, o'est le fait dont nousentendrons les pauvres gens de Qadmous se réclamer.

Et de nouveau le voilà au milieu des périls et des

fatigues. Mais le coeur plus audacieux que jamais.Il aborde en Syrie, se rend à Alep, à Bagdad, etarrive à Ispahan, au printemps de 1080. Partout il

«• 13

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194 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

faisait une ardente propagande en faveur de Nizar.A Ispahan, il s'alla loger chez un certain affilié,Abou-el-Fazl, toujours rêvant aux moyens de sedébarrasser de Mélik-shah et de Nizam el-Mulk,et parfois rêvant tout haut M Ah 1disait-il un jour,si j'avais seulement deux amis fidèles et dévoués,je serais bientôt délivré de ce Turo et de ce paysan. »Un vrai propos de fou ! Comment supposer qu'unempire qui s'étend depuis les frontières les plusreculées du pays de Kachgar, jusqu'à Antioche,recevrait aucun dommage de .l'assistance prêtée pardeux hommes à Hasan? Abou el-Fazl plein de com-

passion servit à son hôte les aliments et les boissons

que l'on a coutume de donner aux personnes atteintesde démence. Hasan, voyant sa suggestion ainsi

accueillie, s'en alla d'Ispahan à la frontière duKerman et à Yezd. Il faisait des conversions. Saméthode était de s'attacher en secret les habitantsdes châteaux ou forteresses. Parfois même des

gouverneurs accueillaient ses prédications. C'estainsi qu'un jour, sur le rivage méridional de lamer Caspienne, dans les montagnes au Nord-Ouestde Kazwin, il convertit les habitants tout autourd'Alamout.

IIASAS A ALAMOUT ET L'ÉCOLE DU CRIME

Alamout, un château dont les deux mots, Alah-

Amout, signifient le nid de l'aigle, et qu'occupaitalors, au nom du sultan Mélik-shah, un homme dela famille d'Ali, plein d'ignorance et de simplicité.Plusieurs de ces paysans qui venaient d'accueillirla doctrine d'Hasan, allèrent dans le château la

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 195

prêcher à ce gouverneur. 11leur déclara : « Je croisà cotte doctrine. » Mais dans la suite il fit deucendredu château, par ruse, tous ceux qui avaientembrassé la croyance ismaélienne ; il ferma les

portes et dit : « La forteresse appartient au Sultan.»

Après de nombreux pourparlers, il les laissa pour-tant rentrer. Désormais, malgré ses ordres, ilsn'en sortirent plus. Ce fut alors que Hasan se rendità Ankéroud, une bourgade voisine. Il manifestaitune grande dévotion et ne revêtait que des habitsd'un drap grossier, Beaucoup de personnes accueil-lirent ses prédications. Enfin, dans la nuit du 4 sep-tembre 1090 (ses partisans font remarquer que leslettres composant le mot Alah-Amout, prises numéri-

quement, donnent l'année de l'entrée de Hasandans Alamout), on l'introduisit à la dérobée dansle château. Il y habita secrètement pendant quelquetemps, se faisant appeler du nom de Dih-Khodâ ouchef du village.

Lorsque l'Alide eut connaissance de cela, commeil n'avait plus aucun pouvoir, il demanda lui-mêmeà se retirer. En échange du château, Hasan lui donnaune assignation de trois mille, dinars sur les gouver-neurs de Kerdcoùh et de Dftmeghân, qui avaientembrassé secrètement la doctrine.

Pour s'expliquer cette fortune merveilleuse il faut

comprendre qu'Ibn Attash, celui de qui Hasan avaitreçu la suprême initiation, et qui était le plus hautchef de cette maçonnerie ismaélienne en Perse, setenait avec lui étroitement d'accord et avait misà sa disposition la liste des affiliés. Hasan récolteles fruits d'une longue préparation. Il passe sur desterritoires depuis longtemps ensemencés. Quoi qu'il

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196 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

en soit, en 1090, c'est-à-dire dix-neuf ans aprèsqu'il est revenu d'Egypte, le voilà en possession d'un

puissant refuge.C'est ce que ne pouvait accepter le vizir Nizam

el-Mulk. Depuis cinq ans, préoccupé de la propa-gande intellectuelle de Hasan, et désireux d'y oppo-ser le prestige d'une haute pensée, il avait fait venirle fameux philosophe Ghazali qui ouvrit une polé-mique d'un caractère fort élevé contre les Ismaé-liens.—Ah ! c'est quelque chose d'incomparable queces heurts de doctrines armées-! (14) Mais l'heureétait venue pour Nizam el-Mulk de déployer toutesa force. Il excita le Sultan à exterminer ces héré-

tiques, et envoya contre Alamout une armée con-sidérable. Quel péril pour Hasan ! Hasan n'avaitavec lui que soixante-dix hommes et l'ardeur reli-

gieuse des fidèles que ses prédications lui avaient

acquis dans tout le district. Qu'est-ce que cela pourarrêter les forces régulières d'un grand roi? Alors

apparut quelque chose d'inouï dans l'histoire du

monde, une application criminelle, méthodique,des plus hautes forces mystiques.

Dans la nuit du vendredi 16 octobre 1002, aux envi-rons de Néhawcnd, un nommé Kahir Arrany se pré-senta sousie costume d'un sou fi, devant la litière deNizam el-Mulk, — qui, après avoir rompu le jeûnedu Ramadan, se faisait transporter à la tente deses femmes, — et le tua net d'un coup de poi-gnard..

Quarante jours après, au cours d'une partiede chasse, aux environs de Bagdad, Mélik-shah setrouva mal et mourut, réalisant ainsi une prophétiede Nizam el-Mulk, qui lui avait dit : c Mon turban

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LE VIEUX DE LA MONTAONE 197

et ta'couronne sont joints ensemble, * et l'on pensequ'il avait été empoisonné.

Puis ce fut le tour des deux fils de Nizam el-Mulk.Le premier, Ahmed, étant à Bagdad et se dirigeanten barque vers une mosquée, les assassins fondirentsur lui, le frappèrent de leur poignard, et il futatteint de paralysie. Le second, Fakhr el-Mulk, à

Nichapour, un jour de juillet 1106, entendit leslamentations d'un homme qui disait : « Les vraismusulmans ont disparu ; il n'est resté personnecapable de prendre la main de l'affligé, »et touché de

compassion il s'approcha, mais l'homme le tua. Etce misérable, quand on voulut lui arracher desaveux, dénonça faussement les meilleure servi-teurs de l'Empire, qui furent mis à mort.

Ainsi commençait la monotone série des crimesdes Hashâshins. Les chroniques musulmanes ouchrétiennes les énumèrent par centaines, et nousfont voir les assassins s'approchant de la victime

désignée à leurs coups, captant sa confiance, vivant

parfois de longs mois auprès d'elle, et, pour finir,le corps à corps fatal. L'Asie comprit avec terreur

qu'une école mystique venait d'être ouverte, d'oùsortaient des individus merveilleusement éduquéspour accomplir leur besogne, et d'autant plus forts

pour tuer qu'ils étaient joyeux de mourir. Ceshommes qui joignaient à une prodigieuse éducation

professionnelle de meurtrière une intrépidité pousséejusqu'à l'allégresse, c'étaient les fèdawis, les dé-voués du Vieux de la Montagne. Les imaginationsen furent épouvantées jusqu'à l'éblouissement.Tous les desseins de Hasan s'accomplirent sansobstacle.

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198 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Aussi bien l'époque s'y prêtait. Les deux fils deMélik-shah se disputaient le pouvoir; les Croisés

apparaissaient sur les terres de l'Islam ; l'Asie sedébattait dans l'anarchie. A la faveur de ce désarroi

universel, Hasan envoya ses missionnaires de tousles côtés jusqu'en Syrie. Ceux qu'il ne dominait paspar ses prédications, il les domptait par le meurtre.Il s'emparait de toutes les forteresses, autant qu'ilpouvait, et s'il trouvait un rocher qui convint, il

y construisait.

Enfin, vers l'an 1105, l'un des fils de Mélik-shah,Mohammed Ier, parvint à triompher de son frère etse fit reconnaître comme légitime successeur deleur père. Monté sur le trône persan, son premiersoin devait être de détruire Hasan et la puissance desIsmaéliens. Il s'empara, dans le voisinage d'Ispahan,de la forteresse de Diz Kuh; il y saisit cet Ibn-Attash qui avait été l'initiateur et qui demeuraitle chef de Hasan, le chef de toute cette maçonnerieismaélienne, et il le mit à mort. A ce moment, unefemme vint lui révéler un complot où trempait le

grand vizir : son barbier avait accepté de le saigneravec une lancette frottée de poison. Les conjuréssuppliciés, le sultan Mohammed envoya un de ses

émirs, Shirgir, mettre le siège devant Alamout.Celui-ci avait remporté de nombreux succès et

déjà il se flattait de saisir la forteresse et Hasan,quand soudain Mohammed fut assassiné. L'émirleva le siège.

Le nouveau sultan, Sandjar, allait reprendre la

lutte, mais un matin, à son réveil, il vit auprès deson lit un couteau fiché dans le sol, et cette missivede Hasan : « Si je n'avais dans mon coeur de l'af-

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 199

fectioii pour toi, respecté sultan, ce couteau quel'on a enfoncé dans la terre durcie eût été plongébien plus facilement dans ton sein tendre et délicat.

Quoique j'habite la cime d'un rocher, te* confi-dents sont dans un accord intime avec moi. » LeSultan abandonna toute entreprise contre Hasan, etaccueillit ses messages.

La puissance du seigneur d'Alamout parvint alorsà son apogée. Par la mort d'Ibn-Attash, il étaitdevenu le Grand Maître officiel des assassins. Parses succès, il avait conquis ses refuges, ses placesde sûreté dans tout le royaume. Il régnait sur toutesles imaginations, au palais comme dans le menu

peuple. On l'admirait, autant qu'on le craignait.Une sorte de maladie mentale avait envahi la Perse.Des milliers d'hommes et les plus hauts personnagess'affiliaient à cette doctrine perverse.

LE JARDIN DE IJASAN

Voilà les faits. Il reste à les comprendre. Il resteà s'approcher, s'il en est quelque moyen, des penséesintimes de Hasan. Ah 1 si nous pouvions connaîtrele fond d'un tel être, et nous faire une idée du dres-

sage humain qu'il poursuivait dans sa vie mysté-rieuse d'Alamout I Alamout, le laboratoire où ce

philosophe criminel réussit à sélectionner des assas-sins au service de son idéal. Que de fois j'ai cherchéà me représenter le lieu et ses pensées ! Chardinnous le décrit en deux traits : c Un fort château,

proche de Casbin, sur une haute roche, aux bordsd'un précipice... » Et de nos jours, un voyageuranglais, le colonel Monteith, l'a visité : « Nous corn-

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100 UNE ENQUÊTE AUX PAYS'DU LEVANT

mençâmes l'ascension d'une montagne raboteuseet escarpée, autour de laquelle courait un mursolidunent bâti en pierres. Sur le sommet se dis-

tingue encore une tour, probablement destinée àservir de vigie. Sur un côté, au-dessus d'un profondravin, il parait y avoir eu une résidence considé-

rable, qui communiquait, par le moyen d'un escalier

étroit, avec un jardin situé en dessous. La partieinférieure de la montagne a été disposée en ter-

rasse, mais le tout est loin de répondre à la descrip-tion de paradis terrestre où se complaisent quelquesauteurs ; le climat est réellement froid et pendantau moins la moitié de l'année, cet endroit doitavoir été une habitation désagréable... Je n'ytrouvai pas d'inscriptions. Un réservoir de bains etune vaste place sont Ici seules constructions main-tenant existantes. »

Ce jardin et ces terrasses, distingués parle colonel,pourraient s'accorder avec ce qu'ont écrit MarcoPolo et les auteurs orientaux : que Hasan, pourdonner à ses dévoués tin avant-goût du paradissensuel qui les attendait, s'ils mouraient à son ser-

vice, avait installé à .Alamout des jardins paradi-siaques et des pavillons de délices, où il faisait

transporter des homme* endormis. Réveillés dansces lieux enchanteurs, ils y goûtaient toutes les

voluptés, et quand de la même manière ils enavaient été tirés, ils étaient prêts à tout pour con-

quérir un Séjour étemel dans ce paradis entrevuentre deux sommeils.

Tel est le récit du voyageur Morco Polo, confirmé

par de nombreux témoignages musulmans. D'autresauteurs croient qu'il n'était pas besoin de jardins

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- LE VIEUX DE LA MONTAGNE 201

merveilleux, mais simplement des visions que pro-cure le haschich. Et c'est un fait que la voix publiquedonnait aux Fédawis le nom de mangeurs de

haschich, hashâshtn.Hasan droguait ses dévoués. De quelque manière

que ce fût. le fait ne semble pas douteux. C'étaientdes énergies fouettées. Mais il avait su d'abord

créer, façonner, diriger ces énergies. Il avait trouvéle moyen d'agir sur les âmes. C'est par là qu'il nousintéresse passionnément. C'est par là qu'il se rangeparmi les échansons de l'humanité, et que seschâteaux sont des châteaux de l'âme.

Hasan avait fait d'Alamout un refuge, où venaientle rejoindre des hommes perdus, des hommes d'aven-

tures, des hommes d'imagination sur qui son pres-tige agissait. Il choisissait les plus jeunes, les plusvigoureux, et les entraînait aux exercices du corps,leur faisait apprendre plusieurs langues, leur don-nait la formation professionnelle la mieux appro-priée à leur besogne effroyable. Mais commentsont-ils prêts à mourir sur un signe? Et à mourir

joyeusement? Par quel dressage obtient-il que pources jeunes athlètes le monde des représentationssoit plus vrai que le monde réel?

Tomber martyr de son dévouement était, pourun dévoué et pour ses parents, une joie et un hon-neur. Une mère apprend que son fils, un « fidèle »,a été massacré avec quelques-uns de ses compagnons,aussitôt elle se pare et donne les marques de la

plus vive allégresse. Quelques jours après, le filsrevient ; il avait par miracle échappé à la mort :la mère se coupe les cheveux, se noircit le visage ets'abandonne au désespoir... Croyez-vous que pour

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202 UNE ENQUÊTE AUX i»AYS DU LEVANT

obtenir une telle exaltation spirituelle, il suffisede donner à quelques jeunes gens des pastilles dedawamesk, avec ou sans jardin de délices? Unmot de Hasan nous guide vers une merveilleuselumière.

Parmi tous ces partisans qui venaient se jeterdans Alamout, un jour apparut l'affilié Abou el-

Fazl, celui-là même qui reçut Hasan à Ispahan,lors de son retour d'Egypte. Hasan lui dit : « Tuvois ce que j'ai fait, lorsque j'ai trouvé des amis

dévoués, et cependant tu me soupçonnais de folie. »Abou el-Fazl répondit aveo confusion : c J'ai tou-

jours confessé ton savoir, mais à l'esprit de qui eût-il

pu venir qu'on pût amener les choses à ce point? »Et alors Hasan de déclarer : « Tu as vu ce que j'aifait pour la puissance. Si j'obtiens l'assistance

divine, tu verras aussi ce que je ferai pour la religion.»Phrase prodigieuse, qui nous donne la clé. Hasans'adresse aux forces religieuses dans les êtres. Ilcherche l'assistance de Dieu, et veut accomplir la

politique du ciel.Combien nous sommes heureux, quand nous

trouvons de cet homme mystérieux un mot qui se

présente aveo un caractère d'authenticité, et quenous l'entendons, — non pas d'un air joyeux et

triomphant, ce serait bien mal connaître le pathé-tique austère de ce fanatique, mais plutôt aveo

quelque chose de terrible sur son visage sombre,— nous dire : « Tu verras aussi ce que je ferai pourla religion !» Et cet esprit lui survivra, un odieux

mélange d'exaltation et de fourberie. Méditez cebeau passage de nos chroniques. Deux assassinssont allés se mettre à la disposition de Saladin,

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 203

qui est en péril, et pour le dégager ils tuent le chefdes croisés. Alors Saladin, dans sa joie et sa grati-tude, les combles de prévenances : « Demandez-moice que vous voudrez. Il est de toute justice que jevous l'accorde. » Et eux de répondre : « PuisseDieu envoyer ses anges pour protéger le roi! Cemonde est le néant, et quiconque se laisse séduire

par lui aura lieu de s'en repentir, mais alors le

repentir ne servira plus à rien. Nous fuyons lemonde et nous y avons renoncé : aussi notre uniquedésir est-il de recevoir deux charges de farine,une pour chacun, car nous avons l'un et l'autrede la famille. »

Ce que Hasan a toujours poursuivi, c'est de

changer la loi. Il voulait cela avec Nizam el-Mulket avec Omar Khayyam. Nizam a sombré dans

l'opportunisme ; Khayyam, dans le scepticismecontemplatif; mais lui, Hasan, il demeure unhomme politique et religieux, un homme de foi,briseur de foi, un briseur d'Islam. Il vient donnersatisfaction à ces débris de religion qui fermententet se souviennent au fond des âmes indigènes. S'ila voulu la puissance, c'était pour satisfaire les rêves,les vengeances, les espoirs de Zoroastre écraseet dénaturé, tout le génie persan qui réclame sesdroits. Dans les âmes, ce qu'il va toucher, c'est leressort religieux. Lui-même, avec ses fraudes etses crimes, il est un ascète mystique. Comme ils'élève au-dessus de la conception du bonheur

qu'il cultive chez ses instruments 1 II promet à sesdévoués une vie future, où ils satisferont leurs

appétits physiques ; il leur ménage, dans le paradisde ses jardins, des jouissances brutales ; mais pour

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204 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

sa part, jour et nuit, il demeure enfermé dans sa

bibliothèque.« Pendant tout le temps de son gouvernement,

Hasan ne sortit que deux fois de sa maison, et nemonta sur sa terrasse qu'une seule fois.» Ainsi parlerhJ8torien Hamd-AUah. Et cet autre historien, Mir-

khond, écrit que Hasan ne sortit jamais du châteauet ne monta sur la terrasse que deux fois. Il était

continuellement en prière ou occupé à composerses écrits.

Ses écrits ! voilà ce que nous voudrions connaître.Grand maheur qu'ils aient été brûlés, cent trente-deux ans après sa mort, quand les Mongols s'em-

parèrent d'Alamout. C'est à l'étude de l'âme qu'ils'adonnait, recherchant les moyens de disposertotalement des individus. On entrevoit une mé-thode monstrueuse pour corrompre les consciences,d'étranges recettes qui, en agissant sur les corps,lui permettaient de capter les âmes. Un de sestraités était intitulé Ilzam. c Semblable à un oise-

leur, Hasan fit de quelques sentences fort brèvesla chanterelle de ses tromperies, et leur donna letitre â'Ilzam (ce qui convainc). » L'ouvrage est

perdu. Nous en connaissons l'esprit.Les anciens docteurs de l'Ismaélisme se fon-

daient sur l'interprétation du Coran et surtout desversets obscure. Ils en tiraient des sens cachés.Hasan Sabâh ferma entièrement la porte de l'en-

seignement et de la science. Sa réforme, ou,comme on dit, la c nouvelle prédication, » annonce

que la connaissance de Dieu ne s'obtient pas par la

sagesse ou par une étude attentive, mais par l'ini-tiation de l'imâm... La spéculation et l'étude isolée

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LE VIEUX DE LA MONTAGNE 205

ne servent de rien ; on ne peut parvenir à la sciencevéritable (et ainsi faire son salut) que par une sou-mission entière aux décisions du Pontife infaillible...Se donner lui-même pour l'imâm, Hasan ne l'ose

pas ; mais il a près de lui l'enfant qu'il a ramené

d'Egypte, le fils de Nizar, le descendant, aflîrme-t-il,de Mohammed, fils d'Ismail. « L'Imamat qui ap-partenait jadis à son père, maintenant lui appar-tient. Les hommes ne peuvent se passer d'un ins-tituteur ; le vôtre est cet enfant. Obligation de luiobéir. Lorsqu'il sera satisfait de vous, vous serezheureux dans ce monde et dans l'autre. Vousn'avez besoin de rien autre chose que d'obéir àl'instituteur. »

Tel est le message de Hasan, et le nouvel ensei-

gnement dont il nourrit ses fidèles. Un grand pasdoctrinal ! Et pourtant, il n'a pas atteint son butdernier. Il hésite. Il lui faudrait être l'imâm.

Comment y parvenir? Avec le temps. Ses suc-cesseurs pourront ce qu'il ne lui est pas permisd'oser.

A condition qu'ils soient capables...Et alors Hasan fixe son regard sur ses fils, et les

pèse. Il ne reconnaît pas en eux les héritière de son

génie. La chronique dit : etII avait deux fils ; on lesaccusa de boisson et de fornication : il les fit périrsous le fouet. »

Cette décision atroce achève de me persuaderque nous ne sommes pas là devant un comédien

qui exploite pour son avantage propre une idée

religieuse, mais devant un fanatique dévoué au butidéal pour lequel il multiplie les crimes. Et plus quejamais nous voudrions dépasser les doctrines de

Page 223: Une Enquête Aux Pays Du Levant

206 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Hasan, connaître ses passions, ses doutes s'il en

eut, sa poésie, ses modèles, connaître l'homme lui-même 1

Ah ! si nous avions cette autobiographie que l'on

gardait dans la bibliothèque d'Alamout, où ill'avait écrite, durant ses longues heures de soli-tude ! L'historien Djouelny raconte : « Quandl'auteur de cette histoire, au lendemain de la prised'Alamout et sur l'ordre du prince royal Houlagou,procédait à l'examen de la bibliothèque dans cette

forteresse, où les sectaires, avaient mélangé avecdes Corans et toutes espèces de livres précieuxune multitude d'écrits mensongers et de traitéserronés touchant leur doctrine et leurs croyances,il trouva un ouvrage en un seul volume contenantles événements de la vie de Hasan Sabflh, et queles Ismaéliens appelaient : Aventures de notre

Seigneur... » Djouelny a gardé de nombreux extraitsde cette autobiographie. J'en ai fait usage, tout aucours de cette notice. Ils me donnent à penser que,dans ce travail, Hasan avait voulu, avec mille pré-cautions, transmettre sa pensée aux chefs futursde la secte. C'est un manuel de conduite qu'il leurdédie. 11 y vise à former d'autres Hasan. Lui quidoit tout à la tradition d'Abdallah, il pressentquelque Rachid-Sinan, à qui il cherche à communi-

quer le legs du passé, enrichi de ses expériencespropres. Oh I certes, les chefs de la secte parlaientà chacun son langage; ils entouraient leur penséed'une multitude de voiles qu'ils ne déroulaient queles uns après les autres, selon les degrés de l'initia-

tion, et jamais ils ne la mettaient à nu que pour lechef suprême ; pour eux la divulgation du secret

Page 224: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VIEUX DE LA MONTAGNE 207

s'appelait l'adultère. Toutefois le mémorial deHasan nous eût guidé comme nous guident en

dépit des déguisements et des réticences, les Mé-moires qu'un Charles-Quint joignit à son acted'abdication pour son fils.

A défaut de confession directe, un autre moyende connaître l'homme dans Hasan, serait d'exa-miner le catalogue de cette bibliothèque d'Alamoutoù il vivait. Il serait du plus vif intérêt de le suivredans ses lectures. Nous approcherions ses pensées dederrière la tête, le secret et le ressort de sa domina-tion. J'estime que la liste n'en est pas impossibleà établir. On devrait y trouver à peu près tousles ouvrages que nous savons qu'Omar Khayyamlisait vers le même temps, des manuscrits arabes,traduits du syriaque et d'origine grecque. Ce sontdes traités scientifiques et d'astronomie (15).

« Omar al Khayyam, Imâm du Khorassan, le

plus grand savant de son temps, connaissait toutesles sciences grecques. Il exhortait les hommes à cher-cher le Dieu unique, créateur de toutes choses, en

purifiant les actes matériels pour atteindre à la sanc-

tification de Vâme. Il recommandait aussi Vétude dela politique, telle qu'elle est exposée chez les auteurs

grecs. Les derniers Soufis se sont attachés au sens

apparent d'une partie die ses poèmes et les ont pliesà leurs propres dogmes, en faisant un sujet de dis-cussion dans leurs assemblées et leurs conventicules,mais le sens ésotérique consiste en axiomes de reli-

gion naturelle et en principes d'obligation universelle.

Quand ses contemporains anathématisèrent ses doc-trines et arrachèrent le voile dont il couvrait ses opi-

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20$ UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

nions, il sentit sa vie en péril et mit une sourdine auxaudaces de sa langue et de sa plume. Il fit le pèleri-nage, mais cefut plutôt par accident que par piété...Quand il arriva à Bagdad, les hommes qui pour-suivaient les mêmes études anciennes que lui se réu-nirent pour le rencontrer, mais il leur ferma sa portecomme s'il avait renoncé à ses travaux et ne s'y adon-nait plus. À son retour dans sa ville natale, il pritl'habitude d'assister aux prières publiques du matinet du soir, et de cacher ses opinions privées, mais sessentiments étaient connus. En' astronomie et philo-sophie il était sans rival et sa supériorité dans lessciences fût devenue proverbiale s*il avait su se maî-triser... »

Voilà ce que nous dit l'historien des sectes orien-

tales, Sharastani. Et la méditation de ce texte, siriche de leçons, trouve sa place toute naturelle en

marge d'une histoire des origines de cette franc-

maçonnerie. Les commentateurs ordinaires de

Khayyam écrivent sur lui des choses bien oiseuses,de véritables balbutiements. Cet élève de l'hel-lénisme (spécialement des sciences et de la poli-tique) avait sesidées cachées sur la religion. Ce quesa poésie contient de scepticisme, doit-on l'attri-buer pour quelque part à ses études scientifiques?Serait-il de la race de Sex tu s? Ah! le beau pro-blème. Quoi qu'il en soit, nul homme de jugementne lira les Quatrains sans y reconnaître une rébel-lion contre la pensée orthodoxe. Mais par ce grandtexte sur la vieillesse prudente de Khayyam, vous

pouvez juger que s'il avait les mains pleines de

vérités, il ne tenait pas à leur donner l'essor. Chez

Page 226: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VIEUX DE LA MONTAGNE 209

lui, rien de cet esprit de prosélytisme qui brûlaitHasan Sabâh. Avait-il jugé son siècle par trop inca-

pable d'arriver à la lumière? Plus profondément,désespérait-il de l'humanité universelle? Plus pro-fondément encore, ne voyait-il dans la vérité elle-même qu'un songe? Il se tient à un carrefour d'oùil commande toutes les solutions humaines, maisc'est pour conclure à l'inaction et au dédain.

Était-il resté en relation avec Hasan? Lui en-

voyait-il ses vers? Vint-il jamais à Alamout? Le

dialogue de ces deux vieux camarades, sur le tardde leur vie, quel enseignement prodigieux! Adéfaut de cette conversation décisive, le simple rap-prochement de leurs physionomies les éclaire l'unet l'autre. Tout d'abord une différence saute aux

yeux. Sous le gouvernement de Hasan, personnejamais ne but de vin dans ses États. Sa sévéritéétait si grande qu'un individu ayant joué de laflûte dans Alamout, il l'expulsa. Quant à Khayyam,nous savons assez qu'il ne maudit ni la flûte, ni levin. Mais à cela près, chez l'un et chez l'autre,c'est le même manque de foi aux hommes et auxchoses de leur temps, le même dégoût de la civilisa-tion qui les entoure. Ni l'un ni l'autre n'acceptentla \ictoiro de l'Islam. Chez Khayyam, c'est une pro-testation dédaigneuse et voluptueuse ; chez Hasan,c'est la résistance active, c'est la guerre. Ils ontlu les mêmes livres, Khayyam pour s'enivrer de spé-culations, Hasan pour s'enflammer à l'action. En

effet, je m'aventure à dire que je vois chez les Hel-ènes des linéaments de ce que furent Hasan et sonoeuvre infernale. Ne trouve-t-on pas, chez Platon etchez les Alexandrins, le sourd désir d'un souverain

». 14

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110 UNE ENQUÊTB AUX PAYS DU LEVANT

pouvoir exercé aveo l'aide de pratiques magiques,et justifié par un atroce mépris d'intellectuel pourle vulgaire troupeau? Et chez leurs lointains leoteurs

d'aujourd'hui, chez un Nietzsche (et dans quellemesure, chez un Renan?), n'y a-t-il rien qui s'ap-parente aveo le nihilisme et l'ascétisme du Vieuxde la Montagne?

Quoi qu'il en soit, un fait doit être retenu, c'est

que leur doctrine secrète, les Ismaéliens l'appelaientle Jardin. Pour moi, le jardin enchanté de Hasance n'est aucun terrain sous Alamout ; c'est, dans

Alamout, sa bibliothèque. Son verger des merveilles,o'est sa pensée, c'est sa doctrine. Le jardin dontla connaissance pour jamais conquérait les fidèles,o'est la pensée même de Hasan. Jardin semé defleurs vénéneuses. Notre génération en a vu fleurirun presque tout semblable. Nietzsche, c'est aussila révolte contre la victoire chrétienne. Une nou-velle fois, Zoroastre et le sur-homme (16) se dressentnon plus contre Mahomet, mais contre le Christ.La Germanie sous nos yeux a son Vieux de la

Montagne, dont la prédication no cesse pas d'agir.Songez à leurs sociétés secrètes, et aux assassins

qu'elles délèguent! Ce rapprochement n'est pasune imagination de poète. L'Allemagne nous dit à

pleine bouche qu'ayant tout dépassé et tout épuiséd'un Occident émasculé, elle veut se mettre à l'écolede l'Asie.

RACUID EDDINSINAN FRAPPE A LA PORTE D'ALAMOUT

Hasan partit pour l'enfer dans la nuit du vendredi12 juin 1124. Ainsi s'expriment les auteurs orien-

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LE VIEUX DE LA UONTAONB 211

taux. Et Ibn Muyassar écrit : < Hasan, lorsque samort fut proche, fit sortir un jeune homme qui setrouvait caché chez lui et lui livra toutes ses forte-resses. » Oui, dans ses dernières semaines, il imposacomme son successeur à la tête de l'ordre BozorgOmid, l'un de ses missionnaires. L'Empire au plusdigne!

Par la volonté de Hasan, Bozorg-Omid régna. Ettout de suite il rejeta, renia ce qui venait d'êtrele testament et l'une des pensées essentielles du

grand homme. Au principe du choix il substituale principe de l'hérédité. Pour éviter le danger d'unehérédité sans génie, l'impitoyable Hasan était allé

jusqu'à mettre à mort ses fils, qu'il jugeait tropfaibles pour le commandement. Mais sa volonté futsans force, dès qu'il eut disparu, et l'ordre des

Assassins, qui dans son esprit devait être gouvernéà vie par le plus digne, se transforma en une royautéhéréditaire, au profit de l'obscure famille du mis-sionnaire Bozorg-Omid.

Et cependant, après deux règnes, le génie vint,une fois encore, conseiller et aviver la vieille tradi-tion ismaélienne ; et il en fut ainsi grâce à la penséede Hasan qui veillait dans la bibliothèque.

Bozorg-Omid était mort. Son fils Mohammed

régnait^ Un soir, vers l'année 1150, un jeune garçonvint frapper à la porte d'Alamout. Alamout avait

gardé le caractère d'un refuge et aussi d'un cou-vent. Ce jeune garçon, de naissance nossetrienne,croit-on, arrivait de la Basse-Chaldée, et demandaitd'être initié aux doctrines de l'ordre. Qu'est-ce quiplut en lui? Sa démarche aventureuse, l'audace et

l'intelligence que respirait sa jeune figure? Moham-

Page 229: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SU UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

rned l'accueillit, le fit instruire aveo son fils Hasan,et le traita comme son propre enfant." Les deux garçons travaillèrent ensemble dans

la bibliothèque d'Alamout. Ils étudièrent tous les

ouvrages qui avaient nourri la pensée de HasanSabfth, et plus spécialement ils s'attachèrent à son

autobiographie, à cette fameuse Histoire de notre

Seigneur. Nulle jeunesse ne connut pire intoxica-tion que celle que se donnèrent ces deux adoles-cents, l'un génial, l'autre à demi aliéné. La fascina-tion du magicien agissait encore. Le poison dumort les pervertit et les hérolsa. Ils voulurent lecontinuer, et se placèrent immédiatement dans lefil de son oeuvre, au coeur de ses pensées. Ce qui les

frappa plus que tout, tandis qu'ils étudiaient cesArcana imperii, o'est la présence auprès de HasanSabfth de cet Égyptien mystérieux, le fils de Nizaret le légitime successeur de Mostansir, qui avaitvécu ses jours dans l'ombre d'Alamout auprès duOrand-Maftre. « Je suis né do sa descendance, »dit le jeune Hasan Aladhikrihis-Salâm. Par unetelle affirmation, il soustrayait l'Ordre des Assas-sins à la suprématie des grands pontifes du Caire.Nizar n'avait été écarté du Khalifat que par unecriminelle intrigue ; sa race avait barre sur la racede l'usurpateur. Dès l'instant que Hasan Aladhik-rihis-Salâm descendait de Nizar et avait dans sesVeines le sang du prophète, il pouvait légiférer. Ilétait l'imâm. Cette fable fut rapidement accueilliepar un grand nombre d'Ismaéliens, qu'elle flat-

tait^).Dans la bibliothèque d'Alamout, les deux jeunes

gens avaient trouvé la plus prodigieuse poésie, et

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LE VIEUX DE LA MONTAONB 213

en même temps qu'ils s'en enivraient, elle les ar-mait. C'est ce qui est très bien indiqué par Djouelnyquand, s'aidant toujours des archives d'Alamout,il raconte la vie de cet Hasan Aladhikrihis-Salâm,fils de Mohammed.

Sa naissance, dit-il, eut lieu dans Vannée 1125.

Lorsqu'il approcha de Vâge de la puberté, il conçutle désir d'acquérir la science et d'examiner les dogmesde la doctrine de Hasan Sabâh. Il mêla à celte doc-trine les sermons et les maximes des soufis. Leshommes du commun Vécoutèrent avec admiration. Illes égarait par sa douceur et son éloquence. Commeson père était dépourvu de ces qualités, il semblait àcôté de lui un savant de premier ordre. Les gens du

peuple soupçonnaient qu'il était l'imâm prédit parHasan Sabâh. Aussi cherchaient-ils à se prévenir lesuns les autres dans les soumissions qu'ils lui ren-daient. Son père le désapprouvait énergiquement. Il

poursuivit les individus qui avaient cru à VImamatde son fils et en fit périr deux cent cinquante à Ala-mout. Il en chassa deux cent cinquante autres. Hasanlui-même- dans sa terreur se soumit, mais il se livrasecrètement à la boisson. Son père eut quelque con-naissance de ses excès, et fit les plus grands effortspour en acquérir la certitude. Mais beaucoup de sec-taires regardaient sesactions illicites et Vusage du vincomme un indice de Vinspiration de VImâm. Enfinpar la mort de son père, il devint le chef. En juillet-août 1164, il ordonna de construire une chaire, sousles murs mêmes o?Alamout, et fit rassembler toiU au-tour les habitants de son État. On dressa des tables

chargées de boisson; les musiciens jouèrent de leurs

Page 231: Une Enquête Aux Pays Du Levant

1U UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

instruments; on but du vin publiquement, et il pro-clama : • Je suis VImâm; je dispense les hommes detoute contrainte, j'abroge les commandements de laloi. Il faut que les hommes soient intérieurement aveo

Dieu, et n'attachent aucune attention au culte exté-rieur. »

*

Après ces paroles, il descendit, rompit le jeûne,commit toutes sortes d'actes défendus, et ses sujetsl'imitèrent.

Ce que venait de prêcher ce nouvel Hasan

s'appela la doctrine do la rénovation ; il faut êtreaveo Dieu par le coeur, et avoir son âme toujourstournée vers la Divinité : o'est la véritable prière.Il faut obéir au Grand-Maître. Quant aux règles,aux lois, aux coutumes, elles n'existent plus. Le

péché, je le supprime. L'hérésie, dit un chroniqueur,parvint à son comble, tellement que plusieursIsmaéliens crurent à la divinité du nouvel Hasan.

Rachid cddin, quelle qu'ait été sa part magis-trale dans ces événements, désirait s'éloignerd'Alamout. Il ne pouvait s'accommoder d'un rôlesubalterne. Il se fit déléguer en Syrie par son ami

d'enfance, devenu souverain. La Syrie était un terri-toire de grande espérante pour la secte. En quelquesannées, les Hashâshins venaient de s'y développerpuissamment. Une mosquée à Alep, les châteauxde Masyaf, du Khaf, de Qadmous, d'Ollalka, de

Khawabi, telles avaient été leurs étapes succes-sives. Ces belles possessions étaient loin d'Alamout ;elles étaient régies, au nom du Grand-Maître de

Perse, par un vieillard, Abou-Mohammed ; Sinann'eut pas de peine à persuader Hasan Aladhi-

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LE VIEUX DE LA MONT AON E 115

krihit'Salâm de la nécessité d'avoir là-bas un*mis-sionnaire de confiance, qui, sans réclamer derôle public, surveillât la situation. Ses originesnossélriennes lui donnaient plus de facilité qu'àtout autre pour se mouvoir au milieu de ces popula-tions, elles-mêmes, en grande majorité, nossel-

riennes, et pour harmoniser la doctrine mouvantedes Ismaéliens aveo les aspirations de cette vieilleterre imprégnée des souvenirs du temple de Baalbek.H sut persuader son jeune chef, et, nanti d'une

délégation secrète, il quitta Alamout pour n'y plusjamais revenir.

... Partons aveo lui. Détachons-nous d'Alamout,

qui n'a plus que peu d'années à vivre. Il va en Syrie.Il y va de son pied boiteux, très empêché, très

menacé, en apparence bien démuni ; mais il portedans sa tête sa méditation des leçons de Hasan

Sabâh, qui lui a enseigné comment-on devient un

prophète, un despote et un dieu. Le plus misé-rable des hommes en apparence, infirme, sordideet sans amis, mais fanatique et le coeur plein de

ruses, il chemine. Il voyage comme un mendiant,

allant, selon les règles de la secte, d'affilié en affilié,leur demandant l'hospitalité, leur apportant unmot d'ordre proportionné à leur grade. Il évite detraverser les villes; le monde musulman retentis-sait du bruit des sinistres exploits des assassins ; pareux la terreur régnait dans l'Asie occidentale;reconnu, il eût été arrêté et mis à mort. Des frèresIsmaéliens le firent parvenir sain et sauf à Alep.

Et alors, comment il apparut dans les monts des

Ansariés, comment il y fit revivre le génie du grandHasan Sabâh, comment il y devint le Vieux de la

Page 233: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SIS UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

Montagne, c'est ce que nous allons voir sur placé.C'est là, dans ses châteaux légendaires, que nousachèverons de le connaître, maintenant que nousen savons assez pour nous émouvoir de retrouver,au milieu des ruines et sur un peuple délaissé,quelque chose de ces fleurs du mal dont nous venonsde respirer le coupable mystère.

Page 234: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE XIII

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS

L'esprit tout plein de ces histoires, un beau jourde mai, je suis enfin parti de Beyrouth, en compa-gnie de M. Chapotot, du Père Colangette et de Ladki

Bey, et le soir nous avons couché à Baalbek.Je ne vous raconterai pas cette première journée,

non plus que mon passage du lendemain à Homs.Nous avons déjà vu Baalbek, et je reviendrai à

Homs, sitôt que j'aurai l'esprit libre de ces Hashâs-hins qui m'obsèdent. Pour l'instant, je suis toutavec eux, et je me réjouis qu'il me soit permis de lesaborder à peu près comme fit Rachid-eddin Sinan,quand il arriva d'Alamout. Les chroniqueurs nous

disent que sa première étape, dans le pays des An-

sariés, fut le château de Masyaf. Il l'inspecta, sans,

s'y faire reconnaître, puis s'en alla au château de

Qadmous, et de là, toujours anonyme, gtta durantdes années, dans une masure, au pied du châteaud'El Kaf, qui était le centre du pouvoir des Has-hâshins et le séjour de leur chef Abou-Mohammed

qu'il venait espionner. Comment ensuite il se fit

reconnaître, au lit de mort de cet Abou-Moham-

med, et régna en digne disciple d'Abdallah et deHasan Sabâh, o'est ce que nous verrons sur place,

sir

Page 235: Une Enquête Aux Pays Du Levant

lit UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

quand nous aurons, nous aussi, gagné El Kaf parMasyaf et Qadmous... Encore un jour de patience,un jour à passer dans Hama, pour rassembler lapetite caravane de chevaux, de mulets et de mou-kres (ainsi nomme-t-on les muletiers), qui nous pro-mèneront à travers cette région quasi inconnue.

HAMA

Je distribue sur Hama l'enchantement des plat-sirs qui m'attendent. Quelle ville attrayante, sousses voiles arabes, aveo la chanson éternelle que,jour et nuit, elle élève d'une voix forte dans une desboucles de l'Oronte ! Ses habitants sont aimables et

vifs, au point qu'on les a surnommés « les oiseaux

parlants ». Je la remercie d'exister et qu'il m'ait été

permis de la rencontrer, de l'aimer, de la célébrer.Elle m'a chuchoté son secret, et ne me sait pas mau-vais gré de mon indiscrétion. Un voyageur, quivient de visiter, huit années après moi, la petiteville, y remémore mon passage en termes qui me

touchent, et je lui emprunte sa description, afin

que nos voix s'entrecroisent et se contrôlent.-« Une petite ville, dit-il, cachée, serrée dans un

repli zigzaguant de l'Oronte, enjambant la rivièrede tous ses ponts, plongeant ses maisons, ses palaisdans cette eau précieuse, dont elle tire l'ornementde ses fontaines et la parure de ses jardins : c'estHama. Le fleuve lui donne sa marque, son unité et,à vrai dire, son existence. Jour et nuit, les grandesroues hydrauliques, quelques-unes de dimension

colossale, à la fois ingénieuses et ^arbares, compli-quées et primitives, font monter l'eau sans arrêt

Page 236: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DE8 A8SA881N8 119

dans ses aqueducs. Le gémissement des lourds ma-driers qui, dans une pluie tourbillonnante, tournentlentement sur leur axe, forme une rumeur continueet profonde, la chanson de l'Oronte. Une chanson

qui se mêle au paysage, le pénètre, l'anime et lui

prête un attrait difficilement exprimable... »

Après nous avoir donné cette aquarelle délicate,M. Raymond Recouly passe immédiatement à unevue politique : • Quatre ou cinq familles arabes,et l'une d'elles apparentée au Prophète, possèdentla ville presque entière. Les maisons de leursinnombrables parents et clients se serrent autourde leurs palais. Une organisation purement féodalea fixé et figé, pour ainsi dire, cette société hors du

temps. Nous avons grand intérêt à nous appuyer surleur influence... » Et les frères Tharaud, à leur tour,dans cette ville où ils me donnent une pensée ami-

cale, mêlent à la chanson des jardins* de l'Oronte

quelques notes plus graves.Ainsi, quand nous parlons aujourd'hui de Hama,

notre curiosité s'élargit et trouve de virils objets.Nous n'y sommes plus des étrangers, autorisés àvisiter quelque palais d'un goût extravagant et ai-mable que plus jamais nous ne reverrons. Nousavons à cette heure des droits et des devoirs en

Syrie, et, pour les remplir, il faut que nous sachionsune infinité de choses qui, hier, ne se proposaientmême pas à notre esprit. Ces palais si bellement

sculptés, qui les habite? Qu'y pense-t-on? Dans

quelles conditions peuvent-Us durer? Et quellesleçons en recevoir? Ces aristocrates lieront-ils partieaveo la civilisation de la France?

En 1914. à Hama, je ne pouvais pas aborder ces

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120 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

problèmes, et jo m'en allais dans le rêve. Au soird'une belle journée, j'ai besoin de cristalliser autourd'une figure souveraine mes heures de plaisir ou de

Yague espérance. Occupons-nous des ombres et du

peuple invisible qui flottent sur Hama. Quellesimages reposent sous les yeux fermés de cette villeau doux visage? Quels souvenirs, dans son coeur?Et son parfum, le ruissellement de cet Oronte quil'épouse, la lumière du sourire dont ello l'accueille,je voudrais les saisir, les fixer, dans quelques syl-labes chantantes et dans des images qui me demeu-rent après que la musique de cette présence auracessé. Je mettrai des palais et lo plus beau jardinde jeunesse et d'amour sur cette rive aride ; je feraide cette matinée une douce Isabelle; de ce midi

royal, Oriante ; et de ce coucher de soleil, leur

mort, pour que de brefs instants passés par un

voyageur auprès de la rivière d'Asie deviennent un

songe aux traits de femme...Le lecteur se souvient peut-être que le Jardin

sur VOronte s'achève avec mon retour à la gared'Hama, dans la nuit. Une effroyable chaleur etdes moustiques ne me laissèrent pas dormir; j'aipu, à ma fantaisie, rêver d'Oriante et de ses amours,et à quatre heures j'étais debout pour les derniers

préparatifs.

DE 1IAHA A VASi'AF

Déjà nos chevaux et nos tentes avaient pris laroute de Masyaf, qui allait être notre premièreétape, pour nous attendre à mi-chemin, à Tell-Afar. Il y a vingt kilomètres de Hama à Tell-Afar,

vingt kilomètres de plaine, que l'on peut franchir

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DB8 A88AS3IN8 221

en voiture, et nous avions décidé d'en profiter. Vers

cinq heures, escortés de quatre ou cinq gendarmes,nous partîmes, dans un assez bon véhicule, sur une

piste herbeuse.Air frais du matin, vaste horizon,'un terrain plat,

ou du moins à faibles renflements. Nous roulons àtravers les cimetières qui entourent la ville, puis surune voie antique, bordée de puits et de tombeaux.

Quelques troupeaux ; de curieux bédouins ; matinée

virginale et pure. Nos gendarmes, sur leurs chevauxtout trais, font de la fantaisie. Tout est neuf, sa-

lubre, et nous remplit de bienveillance.J'ai lu dans un vieux récit qu'à deux heures de

marche de Hama, je devais passer dans un lieu

appelé Tell-Afiyun, ce qui veut dire la montagnede l'Opium. Un tel nom fait rêver celui qui va chezles Hashâshins, et semble un 8igne posé sur la route.Mais j'ai vainement demandé que l'on me fit voir

Tell-Afiyun.A Tell-Afar, où la chaleur commence, nous mon-

tons à cheval. Parcours monotone et agréable, à tra-vers une succession de petites vallées qui, peu à peu,deviennent plus accidentées.

Si j'avais écrit ce chapitre en 1914, au lieu d'être

oblige d'en ajourner la rédaction à 1923, alors quebien des images sont embrumées dans mon espritet recouvertes par huit années, qui nous ont, tous,fait vieillir si fort, je n'aurais pas manqué de vousdécrire en détail notre caravane : M. Chapotot, lePère Colangette, de la Faculté de médecine, l'ArabeLadki Bey et les muletiers. Mais tout s'est évanoui.Seul, Masyaf demeure, et ce battement démoncoeur, quand la sombre ruine se détacha, au loin,

Page 239: Une Enquête Aux Pays Du Levant

111 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

par-dessus le désert pierreux, et plaquée aux mon-

tagne*... Walter Scott raconte qu'un roi d'Ecosse,voyant un château fort, situé dans un sinistre en-

tonnoir, au milieu d'un marais, s'écria : « Celui quil'a bâti devait être brigand au fond du coeur 1s Etmoi. je songeais : « Je n'ai pas perdu ma journée ;je n'ai pas perdu mon voyage. Une fois de plus, surdes récits bien incomplets, j'ai pressenti la réalité,

jo me suis annoncé l'étoile qui me ferait plaisir.Une fois encore, un gibier rare s'est levé dans le sen-tier dé ma vie... » Dans un sentier terriblement

pétré ! Je n'imaginais pas que des montagnes pussentfournir de tels lits de rocailles roulantes ! Sur cetimmense cailloutis, nous nous acheminons, aveo lesattardements d'un amour qui, maintenant, estassuré que son objet ne lui échappera plus.

Longue et lente procession de notre caravane

pour approcher de la superbe ruine, — à demi en-tourée de mai Î8, et soulevée par son esprit roman-

tique sur des rochers presque verticaux, au piedmême des montagnes, dont elle n'est séparée quepar l'étroit petit village.

tyous la contournons, nous la dépassons, et nousallons à travers le village camper dans une prairie,au bord d'une eau vive, contre la montagne même.Nous sommes au bout du monde, accolés à la roche

pure, sous des hauteurs toutes ravinées et dépouil-lées de leur terre.. Il est une heure. Je voudrais bien prendre un peu

de lait, de café, mais nous ne sommes pas au restau-

rant; et de Masyaf, immobile et muette, qui sansdoute nous observe, nulle aide d'abord ne nousvient.

Page 240: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DBS A88A88INS SS3

Enfin tout s'arrange. Déjeuner.Il fait chaud sous la tente et sous le grand ciel

implacable, et ce serait l'heure de la sieste ; mais

suis-je venu ici pour dormir? Un peu de courage ! En

route, à pied, pour le fameux château que j'aime.

VISITE DE MASi'AF

Que je suis heureux de pénétrer sous cette voûte,où passèrent tant d'hommes qui ne pensaient, pasà ciel ouvert! Je m'introduis dans l'un des do-maines les plus secrets de l'esprit oriental.

Nous gravissons dans l'intérieur du rocher et du

château, vers une haute terrasse, d'où la vue s'étendà l'Est, bien au delà de Hama et de Homs, jus-qu'aux montagnes de Palmyre, m'a-t-on dit. Pour

l'heure, je ne désire rien connaître de si lointain ;mon esprit s'absorbe dans cette ruine f j'y vais, de-ci

de-là, sous le splendide soleil. C'est prodigieusementémouvant, cette lumière intense, répandue aveoune brutale prodigalité sur le point mystérieuxdont mon imagination ne parvenait pas à dissiperles ombres.

Toute la construction est remplie d'éléments hété-

rogènes : des croix, des colonnes byzantines, descolonnes gréco-romaines, que les architectes arabessont allés chercher, je suppose, dans les démolitionsdes vieilles églises chrétiennes. En furetant, je dé-couvre une famille logée dans un coin de l'antiquerepaire. Hommes, femmes, enfants, je les associe,du mieux que je peux, à ma perquisition. D'autresIsmaéliens arrivent du village. Et, chacun se fai-sant reconnaître, me voici en face du propriétaire

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Î24 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

de la ruine, que ses clients entourent. Ah ! que jevoudrais causer familièrement avec eux, et, si lessecrets de jadis leur sont inconnus, tout au moinsme plonger dans leur présent et y chercher des

signes du passé IIls me racontent des histoires emmêlées d'Ismaé-

liens et de Nosseïris, que l'interprète sait mal mefaire comprendre.

— Enfin, vous tous, des Ismaéliens, des fils deRachid-eddin Sinan?

Le propriétaire du château'm'entraîne, pour memontrer une tombe. La tombe de son grand-père,de son grand-oncle, enfin d'un aïeul, qu'il nommeSoleiman. Et dans ses explications, voici que jeretrouve le drame de 1807, tel que nous le connais-sons par le voyageur de Burckardt.

Burckardt, un homme très intéressant, qui vintici en 1812. Le premier, après de longues ténèbres,et peu de gens sont venus à sa suite. Il y trouva les

Ismaéliens, tout bouleversés d'une rude crise, quiles avait si fort frappés qu'après un siècle, c'estencore d'elle que tout de suite ceux-ci me parlent.

Le lecteur ne manquera pas de noter l'analogiesaisissante que cet épisode présente avec ce quenous avons relaté de la prise d'Alamout, par HasanSabâh. L'Asie, dans son histoire, comme dans sonart décoratif, ne se lasse pas d'employer les mêmesmotifs.

Les Nosscîris et les Ismaéliens sont deux peupleset deux religions, ni les uns ni les autres musulmans,bien que par prudence ils en affichent les dehors,mais 8e détestant plus encore qu'ils ne détestentleure maîtres. Leurs montagnes forment un enclos

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS S25

où, depuis des siècles, ils luttent. En l'année 1807,trois cents familles de Nosseïris, menées par leurcheikh Mahmoud, quittèrent leur résidence sécu-

laire, et prétextant un conflit avec les leurs, vinrentdemander aide et protection à Soleiman, émirismaélien de Masyaf. Celui-ci, enchanté d'affaiblirses vieux ennemis, accueillit avec ferveur les trans-

fuges. Il les logea dans son village et parmi ses par-tisans. Mais, un beau jour, alors que le plus grandnombre des habitants travaillaient aux champs, cestraîtres Nosseïris tuèrent l'émir, son fils, autantd'Ismaéliens qu'ils purent, et se saisirent du châ-teau. Le lendemain, ils y furent rejoints par leurs

coreligionnaires de l'intérieur... Cette prétendue émi-

gration était un complot préparé de longue main.Et que le secret en ait pu être conservé, trois mois,par un si grand nombre de gens, voilà, remarquejustement Burckardt, qui jette une profonde lu-mière sur le caractère de ce peuple.

Environ trois cents Ismaéliens périrent dans cetteaffaire. Les survivants-se réfugièrent à Hama, à

Homs, à Tripoli... Les Nosseïris, dans la premièrechaleur du succès, s'emparèrent encore de troisautres châteaux des Ismaéliens, dont Qadmous.Puis Youssouf Pacha, gouverneur de Damas, inter-vint avec quatre ou cinq mille hommes. En vain

quarante Nosseïris, dans le château de Masyaf, luifirent-ils une résistance de trois mois. Il parvint àles forcer; il reconquit également les trois autres

châteaux, et les rendit aux Ismaéliens, en gardantd'ailleurs pour lui tout le butin qu'il eût dû leur res-tituer.

Peu après, en 1812, Burckardt arrivant à Masyaf,«• 15

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216 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

y trouva deux cent cinquante familles Ismaélienneset trente familles chrétiennes. Leur émir, logé dansle château, était un neveu du Soleiman tué par les

Nosseïris, et ses parents régnaient dans les châ-teaux ismaéliens de Qadmous, du Kaf, d'Ollalqah,de Marqab. Sous des dehors apaisés, les deuxsectes se haïssaient à mort. « Croyez-vous, disait àBurckardt un beau jeune homme tout étincelant de

colère, croyez-vous que cette barbe deviendra grisesans que j'aie vengé ma femme et mes deux petitsenfants assassinés? » Les Ismaéliens paraissaientles plus faibles. A peine s'ils avaient huit centshommes avec fusils, tandis que les Nosseïris en pou-vaient aligner deux mille cinq cents.

Le pillage du château n'a pas été sans consé-

quences pour la science. Masyaf, comme nous avonsvu d'Alamout, possédait une bibliothèque. Les offi-ciers de Youssouf Pacha en vendirent çà et là desmanuscrits. Notamment un texte précieux de Ra-chid-eddin Sinan, du Vieux de la Montagne, qui futensuite édité et traduit par Stanislas Guyard. Est-ce de la même provenance qu'est venu, par M. Ca-

talfago, à notre Société asiatique le recueil d'anec-dotes sur Rachid-eddin Sinan qu'avait constituéen 1324 un certain Abou-Feras de Meïnaka? Cestextes de Masyaf ont été pour beaucoup dans mondésir de faire le voyage.

J'avais en poche le curieux petit livre d'Abou-Feras. Je demandai aux gens du château que decette haute terrasse ils me fissent voir la fameuse

chapelle élevée sur le lieu d'où le Vieux de la Mon-

tagne regardait le roi Saladin assiéger Masyaf. Ilsne surent pas me répondre. « Quoi I leur dis-je, vous

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LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 22?

ignorez que ce grand homme, votre Seigneur, a rem-.pli de terreur Saladin et l'a contraint à devenir sonami? » Ils me désignèrent alors un point parmi les

rochers, où je n'ai pu, à mon vif regret, faire de pèle-rinage. Je continuai à les catéchiser. Toutes meslectures avaient pris corps et palpitaient autour demoi. Et pour finir, comme un gros pigeon s'étaitvenu poser sur la ruine, je leur récitai le quatrainde Khayyam :

< Ce château où les souverains se succédaient à

l'envi, et qui rivalisait de splendeur avec les cieux,nous avons vu une tourterelle s'y poser sur les cré-neaux en ruines et gémir : krou-krou. »

En quittant ce lieu inoubliable, nous sommes

passés auprès d'un étang. Un jour que Sinan, à sonarrivée d'Alamout, encore inconnu de tous, en lon-

geait la rive avec un homme de Masyaf, celui-ci

s'aperçut que l'eau reflétait seulement son image etne renvoyait pas la figure de Sinan. Alors, frappéde stupeur, l'homme se prosterna aux pieds de Sinan,qui lui dit : « Garde mon secret, et ne commu-

nique à personne ce que tu as vu. » Et le Seigneurquitta Masyaf, pour se rendre à Qadmous, et auKaf... Après avoir regardé nos ombres dans ce maré-

cage, nous sommes allés chez le Caîmakan, AbdulKhader ben Azem, qui, fort tard et déjà dans les

ténèbres, vint à son tour nous visiter sous notretente.

...C'est étrange que j'aie si peu de choses à dired'une si belle journée, c Plénitude de bonheur, »

viens-je de déchiffrer sur mon cahier de route. Et

plutôt que ce mot naïf, que je transcris en m'excu-sant, que n'ai-je noté de nombreux détails? Mais

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J28 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

feraient-ils comprendre un état mystique de l'ima-

gination et ce frémissement d'ordre musical qui,tard dans la nuit, me tint éveillé?

Le Père Colangette m'avait dit qu'avant le dé-

part de notre caravane, aux premiers regards du

soleil, il dirait la messe annuelle pour l'anniversairede Jeanne d'Arc. Je me réjouissais d'y assister dansun tel horizon, car ce fut l'or de la Syrie, les gainsimmenses de Jacques Coeur au pays du Levant, quipermirent de lever les troupes de la Pucelle... Et

puis, dans cette ténébreuse vallée, au milieu des

mystères noirs des Hashâshins, quel bonheur de setourner vers nos clairs trésors d'Occident, vers cetoiseau matinal qui chante sur notre campement, etvers l'autel de Jeanne d'Arc!

DE MASYAF A QADMOUS

La charmante messe s'achève auprès de la ri-

vière; nos tentes s'affaissent sur la prairie; les

juments et les étalons hennissent, car nous sommesau printemps ; le carillon des mules commence, etvoici le moudir et les notables qui nous apportentleurs aimables adieux.

A cheval, en file indienne, nous traversons Masyaf.D'un dernier regard, j'aime la belle forteresseet ce coin perdu, où je suis venu vérifier mes rêveset les transmuer en. données positives. Puis, tout

droit, nous attaquons la haute montagne.Une petite croupe, un ravin, et l'ayant longé et

traversé, nous nous trouvons en présence d'un nou-vel étage de rochers, où serpente une nouvelle val-

lée, jusqu'à ce que nous arrivions sur un plateau

Page 246: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES A8SASSIN8 229

broussailleux. On le descend à l'Ouest, on franchitun ruisseau qui coule du Sud au Nord, puis l'on

gravit, au long d'une petite gorge, pendant deux

heures, des éboulis et des broussailles. Et c'est alorsun nouveau plateau, dont nous suivons les sinuo-sités pour gagner une colline où commence la« route carrossable ».

Quelle description difficile ! Sûrement, je manqued'imagination topographique. C'est qu'au milieu decette immense pierraille qui roule sous nos pieds,et dans cet enchevêtrement de vallées, sous ce soleil

infernal, je ne pense qu'à voir, après Masyaf, Qad-mous. Ù ne faut me demander que la descriptionde cette obsession d'amoureux. Sur mon carnet,tout est confusion, sauf trois lignes : c Traverséepénible de la chaîne des Ansariés ; terrain rocheux,légèrement boisé et sans eau. Arrivée à onze heuresà Ain-Hassan, petite source où nous sommes heu-reux de nous asseoir, tandis qu'un berger qui s'ap-proche nous vend du lait de ses chèvres. »

A cette heure du déjeuner, nous sommes dans la

grande montagne, où les masses de calcaire alter-nent avec les bancs d'argile. L'horizon est immense,terminé par la mer. Notre route dorénavant va ser-

penter sur une espèce de plateau un peu accidenté,jusqu'à ce qu'elle descende franchement à Qad-mous. Mais si large que soit la vue, ce Qadmousnous demeure masqué par une colline à notre droite,et ne surgira qu'une demi-heure avant notre arrivée,faible ruine sur un haut massif de soulèvement,autour duquel les terrains ont été emportés. Un

grand paysage théâtral...A cette minute de l'apparition, vers une heure

Page 247: Une Enquête Aux Pays Du Levant

2S0 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

de l'après-midi, nous sommes abordés en fantasia

par la plus brillante escouade de cavaliers. A sa

tête, Abdallah Elias, jeune homme d'excellentesmanières et parlant le français, qui est employé àla régie des tabacs de Lattaquieh. Il vient d'apporterau Moudir de Qadmous, de la part du Caimakande Banias, Husf.in Efferidi Massarani, l'ordre denous rendre de grands honneurs. Et nous ayantexprimé fort galamment son intention de nous

accompagner jusqu'à Tartous, il prend sur l'heurela direction de notre caravane. .

QADMOUS

Belle entrée dans Qadmous. Nous passons sansnous arrêter auprès de nos tentes, déjà toutes dres-

sées, car elles nous ont devancés tandis que nous

déjeunions, et Abdallah nous conduit tout droit chezun notable ismaélien, Mohammed Taha Effendi,qui veut bien nous prier à dîner.

Ses invités sont là ; on palabre, les heures s'écou-

lent, je ne vois rien venir...— Enfin, dis-je, qu'est-ce qu'on attend?— Que vous daigniez donner vos ordres, me

fait répondre en s'inclinant mon hôte.Je ne vais pas vous décrire les plateaux qu'on

apporte alors, chargés d'une ou deux douzaines decuriosités de bouche, prodigieusement parfumées.Essayons plutôt de rétablir la conversation.

— Vous me montrerez votre château, dis-je aux

Qad mou siens.Et tous de me donner des renseignements qui

complètent ceux que j'ai recueillis à Masyaf. Quandles Nosseïris se furent emparés du château de Ma-

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 231

syaf, ils vinrent assiéger celui de Qadmous. UnIsmaélien de Khawabi, dont ils me donnent le nom,que je vais sûrement estropier, le cheikh Ali-el-Hadj,courut prévenir Alep, Homs, Hama. Mais là-bason perdit du temps; le gouvernement ottoman,avant d'envoyer Youssouf Pacha et des troupes, fit

prendre par les savants, par les grands cheikhs, une

fatwa, une décision pour établir que les Ismaélienssont musulmans. Les gens de Qadmous, qui ne

voyaient rien venir, qui ne savaient même pasqu'on s'occupât d'eux, se rendirent aux Nosseïris,à condition que leur vie serait sauve ; et ils quit-tèrent le pays. Sur les entrefaites, Youssouf Pacha

arriva, bombarda la forteresse, chassa les Nosseïris,et commença à ramener les Ismaéliens. Mais la for-teresse resta demi-détruite, et bientôt sa ruine futachevée par Ibrahim Pacha, qui n'entendait paslaisser de refuges aux indigènes...

(Ainsi en Orient, en France, en Allemagne, les

burgs sont tous morts de la même manière et parun effet du même dessein politique. Partout le pou-voir central a voulu désarmer et rendre impos-sible la vie politique locale.)

Je ne suis pas sans remords d'avoir dû exclure demon itinéraire un certain nombre de châteaux desHashâshins trop écartés, presque inabordables, dansles montagnes. J'essaye d'obtenir de mes hôtes

quelques renseignements sur ces ruines que je nevisiterai pas.

Mohammed Zahiour connaît Ollaïqah. Il m'enfera voir l'emplacement, après-demain, sur l'horizon,dans notre descente sur Bardas : c'est une grandemasse rocheuse, un cylindre taillé à pic de tous les

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282 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

côtés, mais il m'assure qu'aucun vestige de cons-truction n'y subsiste. Non loin d'Ollaïqah, dans lechâteau de Meïnaka, vivait un cheikh très renommé,Abou-Feras... Parfaitement! c'est celui dont j'aile livre dans ma poche, celui que je commentaisavant-hier à mes hôtes de Masyaf!... MohammedZahiour suit son idée ; il me récite douzo vers quifurent dits par Rachid-eddin Sinan au grand Sala-

din, et, voici qui m'intéresse, cesdouze vers ne sont

pas dans mon exemplaire. Sous la dictée de notre

hôte, Abdallah Elias veut bien les écrire sur moncarnet.

c De la part de Kiya (prince) Mohammed Sinan,surnommé Rachid-eddin Sinan, à Saladin (Salah-eddin Youssouf), roi d'Egypte.

c Les perroquets de l'époque se sont tus, et aumatin la chauve-souris était seule à parler.

« Les damiers se sont vidés de leurs pièces, et les

pions sont allés à dame.« Le corbeau a attaqué l'aigle avec impétuosité, et

le petit du hibou a chassé la buse.« Les ânes boiteux ont brait ; j'ai été privé par

le manque d'antériorité... »

Voilà un petit poème obscur à souhait et quipar là pourrait plaire aux amateure, si nombreux,d'énigmes. J'en dois la traduction à mon éminent

confrère, M. Clément Huart, de l'académie des Ins-

criptions. < Je ne sais pas, me dit-il, ce que signifiele dernier hémistiche. Le mot que j'ai traduit par« antériorité » signifie aussi « des précédents. » Le

poète se plaindrait-il de n'avoir pas eu de précé*

Page 250: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 233

dents, c'est-à-dire de modèles antérieurs? Telle

quelle, à ma connaissance, cette poésie arabe estinédite. J'ai recherché si elle ne se trouverait pas,soit dans le texte du travail de Stanislas Guyardsur Rachid-eddin Sinan, soit dans l'édition du Cairedu Livre des deux Jardins d'Abou-Chama. Rien dece côté-là... »

Abdallah Elias, qui me voit enchanté d'acquérirun texte dont je voulais déjà croire que j'enrichiraisle trésor des savants, se pique d'émulation. Il me

prend à part pour me conter, en grand secret, une

légende qui court ici sur l'origine de la religion ismaé-lienne. Rachid-eddin était un chef fameux, un deslieutenants du roi c El Daher. » Il s'amouracha fol-lement d'une vierge nommée « Roda, » laquelle semontra insensible. Il la harcela tant que pour finirelle consentit à l'épouser, à la condition qu'il lafît adorer de toute la tribu. Rachid-eddin acceptale défi. Il composa un livre sacré où il prédit lavenue d'une personne destinée à être adorée, et il la

peignit sous les traits de sa propre déesse. Ce livre

terminé, il le cacha sous une pierre dans les environsd'une source. Peu après, au cours d'une grande céré-

monie, il s'endormit devant tous, et soudain, se ré-veillant en sursaut et comme en proie à un rêve

terrible, il déclara à ses hommes que l'ange Gabrielvenait de lui apparaître et lui avait révélé qu'unmessage du ciel était enfoui près de la source... Ondevine la suite : tous s'y portèrent, trouvèrent le

livre, en suivirent les leçons et adorèrent l'amantede Rachid-eddin, en même temps qu'ils adoptaientla religion ismaélienne.

Je demande à mes hôtes s'ils possèdent des ma-

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234 UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

nuscritsrdes livres, une façon quelconque de biblio-

thèque... Oui, en été, gens du peuple ou notables,ils se réunissent volontiers près des sources, et l'und'eux fait à haute voix la lecture dans des cahiers

qu'ils me montrent, des cahiers imprimés au Caireet qui s'achètent ou se louent. Sur l'heure, ils semettent à m'en réciter ou chanter de mémoire beau-

coup de poèmes qu'ils admirent. Ah ! les agréablesminutes! Mon plaisir les réjouit. Abdallah Eliasm'invite à l'accompagner dans un village nosseïri

qui lui appartient. « Là, me dit-il, nous aurons unbal. Les dames Nosseïris et leurs maris, au nombrede deux ou trois cents, danseront à visage découvert. »Cette liberté, extraordinaire dans le monde musul-

man, Abdallah prétend que les Nosseïriennes la

prennent depuis le temps des Croisades. Les Ismaé-liennes se voilent à la ville, et vont demi-voiléesdans les champs.

Que voilà un aimable monde 1 Un Anglais, le cha-

pelain Lyde, qui est venu ici en 1850, décrit un

Qadmous tout rempli d'émirs, qu'il peint commedes petits princes héréditaires, vêtus d'une manière

somptueuse. Un autre voyageur, Walpole, raconte

que les femmes de Qadmous sont presque touteshabillées de soie : des vêtements bigarrés de rougeet de noir, avec des dessous noirs, bleus et blancs, etle paletot syrien à manches brodées. Pour moi, jesuis charmé par le fils du Moudir, un petit garçon dehuit à douze ans, du nom de Mohammed Effendi

Pacha, avec une âme sérieuse d'enfant. Il m'offredes fleurs. Je veux lui en donner une. « Non, me dit-

il, quand quelqu'un a apporté quelque chose, il n'est

pas joli qu'il en accepte une part. » Je lui promets un

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 235

album d'images d'Épinal. Il voudrait aller à Paris

pour apprendre le français. Pendant toute la jour-née, il ne cesse pas de m'examiner avec un grandsérieux et une sorte d'inquiétude. Comme il aime-rait à comprendre ce qui se passe ! Il multiplie les

questions à son grand ami Abdallah Effendi. C'estun de ces êtres, comme j'en ai tant vu ici, qui semeurent du désir de parler français.

Il y a beaucoup à faire avec de tels éléments. Desruines qui portent de tels enfants me remplissentd'espérance. Le pays s'est desséché ; les montagness'effritent en pierrailles ; les religions et les sourcesont glissé sous terre ; l'air semble empoisonné des

poussières qui se sont échappées des grands tem-

ples antiques du soleil (Ladki Bey me collectionnedes histoires saugrenues, dont il faudrait parlerdans un chapitre spécial), mais, quand même, toutest digne d'amour et reverdira. Ces pays prennentun grand repos pour de puissants rebondissements.

— Savez-vous, me dit Ladki Bey, ce qu'ils pen-sent de vous?

— Attention 1 Ne me dites rien que d'agréable !— Ils croient que vous venez pour préparer l'oc-

cupation, et que bientôt on va voir paraître lesmarins français.

Nous campons sous la tente, à l'entrée du village,au pied du tertre qui porte le château de Qadmous.Le plus profond et le plus agreste repos. Je le diraiune fois pour toutes, et d'une manière paisible et

générale, afin d'éviter l'apparence même d'un re-

proche envers aucun de ces hôtes qui nous accueil-lent de leur mieux : c'est vraiment triste qu'enOrient les nuits appartiennent aux moustiques ot

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236 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

aux punaises. Écoutez la chanson cruelle de ceux-

là, et voyez la marche horrible de celles-ci I Par cen-

taines, ils tourbillonnent dans l'air, tandis qu'elless'avancent en silence sur les murs, au plafond, danstous les plis de toutes les étoffes, des plus somp-tueuses et des plus misérables. Quel dégoût ! Ah ! cen'est pas en Asie, à ma connaissance du moins, quenos nuits deviennent la plus belle moitié de notrevie. Restent les campements : soUs la tente, trêvede reproches I Propreté, silence, large et pure res-

piration! Un tel régime, c'est bien-être, guéri-son, oubli, apaisement physique et moral, retourà nos destinées premières et peut-être les plusvraies.

Au réveil, avec le Moudir et plusieurs notables, jesuis allé visiter le château, ou du moins le haut durocher que le château occupait jusqu'aux premièresannées du dix-neuvième siècle. C'est un massifd'une centaine de mètres, à la pointe de l'angledessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce mas-

sif, séparé de sa base par une dépression, a la formed'un oeuf, d'une ellipse allongée, dont le dessus aété aplani par l'architecte du château. Tout autoursauf du côté Nord, où l'on accède plus aisément du

village, de profonds ravins l'enserrent, qui doiventdébiter beaucoup d'eau en hiver. L'horizon estfermé par des montagnes calcaires, entres les-

quelles, à l'Orient, par plusieurs brèches, on aperçoitla mer et les hauteurs de l'Ile de Chypre.

Sur cette terrasse, mi-naturelle, mi-taillée dansle roc, à la place du château anéanti, quelquespauvres maisons, quelques mûriers chétifs qui ontsu trouver un peu de terre végétale. Vif étonne-

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LE VOYAOB AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 23?

ment, pour un Français, d'y trouver un vieuxcanon à fleur de lis. Que fait-il là?

Le grand vent, un immense espace à surveiller,le silence, et ma curiosité qui ne sait où se renseigner.Je regarde au-dessous de moi cet inextricable enche-vêtrement de vallées, où des restes de murs me font

comprendre que jadis les avancées du château lesfermaient. Mais que puis-je saisir des intérêts, des

passions, de l'intelligence qui animaient cet horizonruiné?

Je cause avec plusieurs Ismaéliens, dont l'émirTamer AU. Ils me racontent que le seigneur Rachid-eddin Sinan demeura quelque temps à Qadmousdans une maison éclairée par une grande fenêtre. Si

quelqu'un de ses compagnons voulait entreprendreune affaire, un voyage, il venait y réfléchir devantcette fenêtre. Et le seigneur le voyait. Au bout de

peu, un serviteur sortait et disait à l'homme : « Tonaffaire réussira, » ou bien c Ton voyage échouera ! »Et celui-ci, selon cette réponse, abandonnait ouexécutait son projet.

Souvent, la nuit, le seigneur Rachid montait ausommet des montagnes voisines, et laissant soncheval à son écuyer, il se tenait dans la solitude.Une nuit, l'écuyer s'enhardit jusqu'à s'approcher,et voici qu'il vit un oiseau vert aux grandes ailes

qui causait avec le seigneur. Un peu avant l'aube,l'oiseau s'étant envolé, le seigneur se leva et rejoi-gnit son cheval. L'écuyer osa alors l'interroger surcet oiseau vert. « C'est, répondit Rachid, le seigneurHasan Aladhikrihis-Salâm, le Grand-Maître dePerse, qui vient me demander assistance. »

Ces anecdotes sont relatées par Abou-Feras. Elles

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238 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

donnent une idée de l'absolue possession que Rachidavait prise de cet pauvret esprits.

Les Qadmousiens me racontèrent d'autre» his-toire». Je crains de le» dénaturer. En 1914 nousn'avions pas, pour ce» conversation», le» facilité»

qu'apportent aujourd'hui le» excellent» interprète»de l'armée.

De» montagne» voisine» se détachent, çà et là,plusieurs pitons ; l'Emir m'indique l'un d'eux, tout

près de nous, au Nord, qui porte, me dit-il, le tom-beau de Mollah-Hasan, le fil» de Rachid-eddin Sinan.Il domine le pays, et je vois avec plaisir que j'aipassé ma nuit dan» une dépression, entre la forte-resse et ce tombeau du fil» de l'homme que j'admire.

Le» haut» lieux dont ce pays est semé, m'expliqueencore l'Émir, «'appellent Maxar. Un certain nombred'entre eux sont nommé» Gharbi, ce qui veut dire

occidental, et renferment dés reste» d'Européen»,de chefs croisé» ; ou bien encore on y voit de» ins-

criptions romaines.Rachid-eddin est enterré au Kaf, où je vais aller

tout à l'heure. L'Émir le tient pour un chef poli-tique, non pour un chef religieux. Son tombeau,auprès duquel subsistent de» vestiges de maison,est une coupole en très bon état avec un caveau.On y va l?eaucoup dans la saison d'été, et en arri-vant on égorge des moutons. On y met des lampes,la veille de chaque vendredi, et des chiffons bleus.Il s'y produit souvent des miracles. Sur le tombeauaussi de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin, onmet des lumière», le jeudi soir, et des chiffons bleus.Nulle inscription ne s'y trouve.

Plusieurs Ismaéliens se sont groupés autour de

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LK VOYAOB AUX CHATEAUX DBS ASSASSIN8 m

l'Émir qui me donne ce» explications. Je revienssur ce qu'il m'a dit de Sinao, et je lui demande :

— Vraiment, Rachid-eddin Sinan n'était pas unchef religieux? Je croyais qu'il se faisait adorercomme un dieu?

— C'était un chef politique.— Où donc est le dieu?Nulle réponse.— Récitez-vous des poésies spéciales? (je n'ose

dire des prières.)Les visages se ferment, et au bout d'un instant,

l'Émir me répond :— Non.Des enfants nous suivent et nous présentent des

monnaies -byzantines" qu'ils désirent me vendre.

DE QADUOUS AU KAF

Déjeuner sous la tente, et puis, à midi, la grandeminute, le départ pour El Kaf.

Nous traversons les petites rues de Qadmous,nous contournons de côté et d'autre des monticules,et nous voilà qui serpentons, par des pistes très

rudes, dans des paysages sauvages. Toujours ces

pierres qui roulent ! Vraiment des pays en démoli-tion. J'ai noté sur mes carnets que je franchis un

premier col, puis un second, des hauts, des bas, des

pentes raides sur de» colline» boisées. Au flanc d'une

montagne assez importante, nous atteignons un'endroit très difficile, un escalier dans le roc, quinous hisse sur un plateau où se trouve le village de

Hammam-el-Wassel, un village de Nossetris.Deux sortes de Nossetris : les uns assez pareils,

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1*0 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

aveo leurs barbes très noires, h des Tzigane» ; le»

autre», roses, blonds de cheveux et de moustaches,et les yeux prodigieusement bleus. Entre eux, riende commun. Je n'oublierai jamais ces figures toutes

lorraines, mosellanes, rhénanes, du pays de Metz oude liège, qui me regardaient, voulais-je croire, avecune sorte de nostalgie. Le maître d'école faisait laclasse en plein air. Saisissants, ces élèves étendusà l'ombre : des petits paysans ae France.

Tout en chevauchant, je me suis rapproché.duPère Colangette. 11me dit que son collègue, le Père

Lammens, bon arabisant, habitué au pays, certaine-ment l'homme qui connaît le mieux les Nosselris.a assisté à la mort d'un do leurs cheikhs.

— Ce pauvre païen faisait de» invocations quin'auraient pas été déplacées dans la bouche d'unchrétien. H invoqua. saint Jean Chrysostome...Pourquoi?... Nous savons par ailleurs que saintJean Chrysostome a envoyé des missionnaires dansce pays...

*

A partir de Hammam-el-Wassel, on descend une

pente douce, et bientôt l'on commence à apercevoir,dans d'immenses espaces, au creux d'un vallon pro-fond, le promontoire sur lequel règne Qalaat el Kaf.

Nous l'apercevons, ce sombre but de nos pensées ;nous y marchons, et soudain nous constatons qu'iloccupe une hauteur que nous ne pouvons atteindre

qu'en descendant pour remonter ensuite. Mais com-ment descendre ces parois lisses, ces rochers à pic?

H nous faut contourner la montagne, de façon à

aborder, par une autre vallée, qui court du Nord au

Sud, la pointe nord du promontoire, c'est-à-dire le

socle du château.

Page 258: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES A88ASSIN8 341

Et cette descente, qu'elle est difficile 1 Des esca-

liers, des tables de rocher», d'où le» chevaux ris-

quent de glisser dans l'abîme, nous mènent sur une

rivière. Celle-ci traversée, nous nfontons une berge,que nous redescendons pour retrouver une seconderivière. C'est à s'estropier 1Mais quand il n'y aurait

pas le Vieux de la Montagne à rejoindre dans son

repaire central, cette horreur de site vaudrait qu'onprit la peine de s'y venir heurter l'âme. J'ai passéles deux rivières ou torrents; me voici à piedd'oeuvre : le château se dresse à pic, à cent cin-

quante mètres au-dessus de ma tête, sur sa table de

rochers. En avant 1 Les Arabes me saisissent, et

triomphalement poussé, tiré, porté, j'arrive sur la

terrasse.

Magnifique site, au centre d'un massif inextri-cable de rochers et de vallées, qui en empêchentl'accès 1 Je parcours cet flot rocheux, orienté de

l'Est à l'Ouest, et formant promontoire au con-

fluent de troi» vallées profondes, si peu larges que les

bergers se parlent de l'un à l'autre bord. Un massif

d'érosion, une table elliptique, dont le grand axe

peut avoir trois cents mètres au sommet, sur cin-

quante à soixante dans sa plus grande largeur. Je

viens de voir, dans mon escalade, le débris des for-tifications qui en défendaient l'approche, du Sudau Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d'un

aqueduc amenant l'eau d'une source qui jaillit, me

dit-on, du tombeau d'Araki. C'était vraiment au

onzième siècle un château inexpugnable, non seu-lement par se* abords immédiats, mais par toutela sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se

glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs

I. 16

Page 259: Une Enquête Aux Pays Du Levant

1*1 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

de calcaire dénudé et sur ce» lit» de pierrailles!Quant à de» troupes, guettées, harcelées par des

embuscades, jamais elle» n'arriveraient jusqu'ici.Mustapha Barbtur, gouverneur de Tripoli, a ruiné

définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans.Rien n'en subsiste que son assiette colossale, unetable rase, où quelques vestiges attestent un grandpassé. Mais c'est l'horizon du Vieux de la Mon-

tagne 1Je doute qu'il ait rien tiré de ce spectacle de déses-

poir. 11ne vivait que d'une vie intérieure. De son

pied boiteux, l'oeil fixé à terre, il a gravi cette côte,et s'est allé enfermer dans la pièce la plus retirée.

Parfois, le matin, il s'asseyait en plein air, à l'ombred'une grande roue ruisselante, qui puisait l'eau dela rivière pour arroser ses jardins. C'est là qu'avertisecrètement par ses pigeons voyageurs, U venait

prophétiser à ses humbles et soupçonneux villa-

geois la prochaine arrivée d'une nouvelle heureuse.Pour lui, quelle solitude morale 1 Des jours noir»,vénéneux, remplis d'une sorte d'ascétisme du crime.L'exacte réplique d'Hasan Sabâh à Alamout.

Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf.Me* amis se sont dispersés où la curiosité les menait.Je n'ai que de courts instants à passer dans ce lieu

grandiose, si dévasté, si muet. Combien j'y vou-drais discerner sa figure, sa voix, ses pensées I

Nous avons des textes certains qui nous donnentles contour» nets et les résonnances de son génie. Unsoir de sa vieillesse, dans ce château du Kaf, il reçutla visite d'un passant, et mis en veine de confi-

dence, — pour quelle raison? je ne distingue pas, —

il lui raconta sa vie, dont ce personnage, un certain

Page 260: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOB AUX CHATEAUX DBS ASSASSIN8 243

Mawdoud, nous a transmis un saisissant résumé.Par lui, nous savons de quelle manière, en arrivantici d'Alamout et de Masyaf, Sinan a pris le contactaveo le vieil Abou Mohammed, qu'il venait secrè-tement surveiller :

« Un jour, on apprit à Abou Mohammed qu'uninconnu, se disant originaire de l'Iraq arabe, étaitvenu s'établir dan» le village de Bastaryoun, voisinde la citadelle du Kaf. Nul ne pouvait le suspecter,car il appartenait à la secte, et d'ailleurs son élogeétait sur toutes les bouches. Jamais on n'avait vu

pareille austérité. Vêtu d'un grossier burnous enlaine rayée du Yémen, chaussé de souliers qu'il cou-sait lui-même, il consacrait son temps à la prièreet à des oeuvres de charité. Dans le village, il ensei-

gnait l'écriture aux enfants. Un habitant tombait-il malade, l'inconnu avait des recettes pour le guérir.Sa réputation s'était répandue dans le pays. Detous les environs, on venait le consulter ; il passaitpour un saint, et on lui donnait le sobriquet demédecin. Ses allures étaient bizarres. Souvent, assissur une pierre,, il restait immobile pendant des

heures; il paraissait converser avec quelque être

invisible, car on voyait ses lèvres s'agiter, sans qu'ilen sortit le moindre son. Un personnage aussiextraordinaire excita la curiosité du Grand-Mattredu Kaf. Abou Mohammed le manda au fort, et luioffrit de demeurer auprès de lui, moyennant sonentretien. L'inconnu accepta, et sept années durantil vécut au Kaf, pratiquant de plus belle les vertus

qui l'avaient déjà rendu célèbre parmi les Assassins.

Ignorant son vrai nom, les gens du Kaf l'appelaientle cheikh Iraqien.

Page 261: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SU UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

« Cependant Abou Mohammed touchait au termede sa vie (en 1169, il devait avoir de quatre-vingts à

quatre-vingt-dix ans). Il tomba malade. Un jourl'inconnu entra dans sa chambre, et, sans autre

préambule, lui annonça que sa fin était prochaine.t Mais avant de mourir, dit-il, prends connaissancede mon diplôme d'investiture. » Et il lui lut un

diplôme qui lui conférait le titre de Grand-Maître.Abou Mohammed fut profondément troublé à cetterévélation. L'humble personnage que pendant septans il avait traité comme un serviteur était depuissept ans désigné pour lui succéder 1 »

Cette prise de contact mystérieuse, cette manièreoù se marient le mysticisme et le charlatanisme,nous éclaire déjà Rachid-eddin Sinan (18). Maisnous avons mieux encore, quelque chose de plusintérieur, un document authentique où Sinan nousrévèle quel rôle il a joué, dans une suite d'incom-

parables interventions, depuis le commencementdu monde.. Ah ! la superbe prétention 1 Lui qui don-nait à boire aux autres la coupe opiacée, voici com-ment il s'enfonçait dans la forêt obscure des rêves,sur les det x ailes de l'ambition et de la religion.Écoutez ce feuillet qui provient du pillage de Ma-

syaf et qui, offert à la Société asiatique parle consul

Rousseau, a été publié par M. Stanislas Guyard.Le Vieux de la Montagne parle, et il dit :

« Compagnons! La terre gémissait, les cieux s1agi'talent. Alors je suis apparu sous la forme d?Adam, etma religion, ma prédication, mon enseignement furentreprésentés sous la forme palpable (PÈve, qui con-tient toute Vhumanité. Puis cefut un progrès : j*ap-

Page 262: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOB AUX CHATEAUX DBS ASSA881NS 2*5

parus dans le cycle de Noé, et les créatures furent sub-

mergées,hormis celles à qui je communiquai mon ins-

piration et ma grâce... Ensuite, j*ai paru dans le

cycle à*Abraham, sous les trois noms (Pétoile, de so-leil et de lune, et Ton me rendait le culte des astres...Puis j'ai parlé à MoXse en termes clairs et non voilés...J'ai été, sous la forme dîAaron, la Porte pour les aspi-rants... Ensuite, j'ai passé sous la forme de Notre Sei-

gneur le Messie, et j'ai effacé les péchés de mes en-

fants... Ensuite, je me suis manifesté sous la formeà"Ali. Mais la religion n'a été parachevée pour vous

que lorsque je vous suis apparu sous la forme de Ra-chid-eddin Sinon.., La maison n'est pas vide des

germes éternels. Je suis le témoin, le surveillant, le

souverain, au commencement et à la fin. Vous dites :< Un tel a passé, un tel lui a succédé. » Je vous en-

joins, moi, ofattribuer toutes ces figures à une seule

personnalité. Je suis le souverain maître. Ne vousécartez jamais de celui qui a reçu votre engagement... »

Peut-on établir son autorité avec une ampleurplus majestueuse que par ces grandes vues de mé-

tempsycose? Comme le Vieux de la Montagne sesaisit des imaginations, quand il nous révèle qu'ilest l'éternelle sagesse, se dévêtant d'un de ses voilesà chacune de ses apparitions successives à traverslé» âges! Et de fait, sa doctrine n'est explicablequ'à l'aide d'un grand nombre de siècles. Elle sembleavoir recueilli des*débris de toutes les religions quifleurirent depuis l'origine des temps, sur le sol àcette heure asservi par Mahomet. Ah ! le Vieux peutdire que la maison n'est pas vide des germes éter-nels. Avez-vous remarqué ce passage où il raconte

Page 263: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SU UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

que jadis on lui rendit « le culte des astres? » C'est

qu'il n'appartient pas au sang du prophète et que,parlant non loin des ruines de Baalbek, il veut êtrede la parenté du Soleil.

Cependant, si habile que fût Sinan, tous ne

croyaient pas en lui. Beaucoup bafouaient sa boi-terio. D'Alamout, où son ami d'enfance HassanAladhikrituVSalâm était mort, on cherchait partous les moyens à l'affaiblir, voire à l'assassiner.Aveo une activité infernale, il déjouait les com-

plots et réconfortait tous les doutes. Des savants etdes jurisconsultes venaient du Caire, de Damas, de

l'Iraq, de Bagdad disputer aveo lui. Il les réduisaitau silence, c non par la science de la magie, maisbien par la force de la vérité et de la conviction, parson savoir et par l'utilisation qu'il misait des ver-sets du Coran. » Il savait parler. Il était de ces géniesdont la parole tombe de haut, comme du ciel, ets'élance sur les êtres avec une vertu surhumaine.La grande affaire pour celui qui veut agir sur leshommes, c'est de savoir disposer autour des âmes,dans.la chambre secrète, dans le sanctuaire pro-fond où vit chacune d'elles, un jeu de tapisseries quile rende maître des humeurs, des rêves et des actesoù se prolongent les rêves. Les images auxquellesSinan recourait avec le plus de succès se rapportentà la transmigration des âmes. Ceux qui déniaientson pouvoir devaient, après leur mort, revivre dansun corps d'animal: Cette perspective terrifiait lesIsmaéliens et les Nosseîris.

Un jour qu'il cheminait de Qadmous à Masyaf,un grand serpent se montra sur la route. Les gardesse précipitèrent pour le tuer, mais Rachid les en

Page 264: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LB VOYAOB AUX GHATBAUX DBS A88A881N8 «?

empêcha, et leur nommant quelqu'un de leur con-naissance qui venait de mourir : « Ce serpent, leur

dit-il, est son purgatoire, car il était chargé de

péchés. Ne le délivrez pas de sa condition. » Unautre jour, il vit un singe que faisait danser un vaga-bond. Il donna une pièce de monnaie à ce singe. Le

singe se mit à la tourner en tout sens, puis expira.• L'animal, expliqua Sinan, était jadis un roi, etcette monnaie était frappée à son nom. Quand il l'a

vue, Dieu l'a fait se souvenir de sa puissance passée,et lui a montré le degré d'avilissement où il étaittombé. La violence du chagrin l'a tué. »

Ainsi ne perdait-il aucune occasion de se saisirde l'esprit de ceux qu'il trouvait sur sa route, tandis

qu'infatigablement il chevauchait autour du Kaf,de l'Oronte à la mer. On dit que c'est lui qui édifiala forteresse de Marqab. Plus sûrement il conquit etfit reconstruire 01alqah,il rebâtit Rosafah, il réparaKhawabi. Il parvint à constituer les Hashftshinsde Syrie en secte indépendante dos grands maîtresd'Alamout. Enfin il tint l'emploi d'un dieu. Centtémoins l'attestent. Le voyageur hispano-arabe,Ibn Djobair, qui dans ce temps-là traversait la

Syrie, écrit : « Sur les flancs du Liban, se trouventles citadelles des Ismaéliens, secte qui a dévié de l'Is-

lamisme, et qui prétend que la divinité réside dansune créature humaine. Un démon à face humaine,appelé Sinan, a été suscité par eux. Ils en ont faitun dieu, .qu'ils adorent et pour qui ils sacrifientleur vie. Ils en sont venus à un tel point d'obéis-sance et de soumission à ses ordres que, s'il com-mande à l'un d'eux de se précipiter du haut d'unrocher il se précipite aussitôt. »

Page 265: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SIS UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

Voilà un homme tout seul, bien démuni, qui lutteaveo des rustres, et qui triomphe en appelant le cielà son aide. C'est son coeur (infâme, mais brûlant),c'est sa foi qui lui permettent de subjuguer les être».

Vais-je traiter cet homme, tout au court, de char-latan? Se» habileté» ne m'empêchent pa» de croireà son ascétisme. Il n'est pas si malaisé de marier

l'hypocrisie et le fanatisme. Et puis, n'est-ce doncrien que la force de l'âme, la continuité dans lemême dessein? Rachid-eddin avait cette étincelle

qui met le feu au monde. E^ jusque parmi les dé-

mons, il peut y avoir des héros.De tout cela, que reste-t-il dans l'imagination des

Ismaéliens? Dès notre arrivée, dans le bas, près dela rivière, ils m'ont fait voir une inscription encaractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher

qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin,sur le sommet, à gauche de la porte d'accès. Laseconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bainbéni a été construit... Gouvernement Hasan d'Ala-mout étant... » Qu'est-ce que cela veut dire? Le Père

Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sousl'autorité de Hasan d'Alamout... >

Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deuxmots I Et puis de saluer, en dehors de la forteresse,devant la côte Nord-Est, le tombeau de Raohid-eddin 1 Mais, si j'ai bien compris mes guides, leVieux n'est pas seul dans le paysage. U y a icideux tombeaux, le sien et celui de Hasan-el-Askari

(près de la source dont cet aqueduc ruiné amenait

l'eau). Hasan-el-Askari, n'est-ce pas le fondateurde la religion nosseïrienne? Le lieu serait deux foissacré. Tombeau ou chapelle, cette double vénéra-

Page 266: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE YOYAOE AUX CHATEAUX DB8 ASSAS8INS K9

tion, quel indice capital sur l'union que le Vieuxavait su créer entre les deux sectes ennemies 1 IIs'était soustrait au pouvoir du grand maître de Perseet avait ramassé sous son autorité absolue ces Ismaé-liens et ces Nossetris, qui, après sa mort, devaient sediviser à nouveau et dépérir, tek que je les vois

aujourd'hui. Combien les documents s'éclairent àl'aide de l'esprit qui flotte dans cette nature ets'exhale de ces ruines I Quelle jouissance une semained'études dans ce lieu mereservera.it 1Que n'y suis-jeaveo quelqu'un de nos maîtres de la Société Asia-

tique 1...Nos guides exigent que nous partions : la nuit

s'approche, et, plus encore, un formidable orage.En cours de route, il éclate.. Éclairs et coups de ton-nerre répercutés dans la montagne. Le fils deMohammed Taha Effendi nous offre de passer lanuit au village de Djounet, dans une maison appar-tenant à son père, mais cette invitation est déclinée,et nous continuons notre chemin, après nous être

reposés .un instant. La nuit vint s'ajouter à la tem-

pête.Quand nous arrivâmes trempés à Qadmous, ce fut

"

pour trouver notre campement inondé. Erreur quel'on avait faite de ne pas creuser un petit fossé cir-culaire autour de chaque tente 1Cependant le Mou-

dir, que nous avions invité, arrivait avec ses pla-teaux. Dîner aux lumières incertaines, et le vent

agitant les tentes. Après mille insistances, il faut quej'accepte d'aller passer la nuit chez l'émir Tamer-Ali. Grand divan circulaire, espèce de dortoir. Au

matin, déjeuner. L'Émir insiste, avec une cour-toisie de grand seigneur, sur l'honneur qu'il lui

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330 UNB BNQUBTB AUX PAYS DU LBVANT

plaît de dire que je lui ai fait, mais je n'en tire riensur l'ismaélisme. Les Ismaéliens de haut rang sont-ils plus prudents que leurs humble» coreligion-naire», qu'ensuite à Khawabi il me fut donné de voir?Ou bien à Qadmous doivent-ils se surveiller?

Notre départ a été fixé à dix heures. Mais Ladlri

Bey, qui dès son arrivée avait couru à la mosquée,se fait longuement attendre, parce qu'il y prolongeencore ses prières. Ainsi tout le monde saura qu'unbon musulman nous convoie.

En route enfin I Je quitte des hôtes pleins de déli-

catesse, et un horizon dont je n'ai pas épuisé l'in-térêt. Ces départs rendent sensibles les images deslivres saints. « L'espoir de l'impie est comme lesouvenir de l'hôte d'un jour qui ne fait que passer.Tanquam memoria hospUis unius diei praetereuntis, >

DB QADMOUS A BAMAS

Notre route vers Banias est dite « carrossable » ;en réalité une route à peine ébauchée» où affleurentde larges bancs de roches sur lesquels nos chevauxse tiennent difficilement. Elle se déroule à flano de

colline, et nous avons à droite une vallée immense.

Après deux heures de chevauchée, halte à la source,pour déjeuner. Auprès d'elle, un clos d'une ving-taine de figuiers, fermé complètement de pierres en-

tassées., C'est X'Hortus conclusus. Le pauvre homme

qui l'habite s'empresse de faire une brèche dans samuraille. Nous jetons des tapis sur les figues. Cen'est rien, et cela semble une merveille.

Après déjeuner, continuant notre route, nous

apercevons, séparé de nous par de vastes espaces,

Page 268: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOB AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 351

et dans un cirque superbe, un piton isolé, un

cylindre gigantesque de rochers à pic. Le jeuneAbdallah Elias pose sur cet horizon le nom d'Ol-

laTqah, et voilà le site tout transfiguré par ce beau

sortilège de mes lectures... Comme je m'ennuierai»de me promener dans de tels sentiers, si je n'avais

pas leur* grands hommes dans l'esprit 1 Le poèmeétrange s'est écroulé moins vite que les pierres deschâteaux. Je suis ivre des souvenirs qui, de ces val-lées sinistres, se sont réfugiés dans nos biblio-

thèques d'Occident. Et grâce à mes livres, dontmes poches sont remplies, je suis tenté de me croirele confident de cette vieille aventure.

Sur la ruse par laquelle Rachid-eddin s'emparad'Ollalqah, nous avons une anecdote d'Abou-Feras.Hasan envoie un présent au gouverneur de la cita-delle. Celui-ci, tout occupé à boire, et sans plusréfléchir, remet au lendemain de recevoir les por-teurs ; il leur fait donner l'hospitalité dans la for-teresse : au cours de la nuit, ils en ouvrent les portesà Sinan... L'histoire de tous ces puissants châteauxest toujours pareille. On ne les prenait quasi jamaisde vive force, mais par trahison.

Vers cinq heures, après une longue descente surdes crêtes de collines vers la mer, nous arrivons àBania8. Comme à Qadmous, une escorte de gen-darmes nous attend à l'entrée de la petite ville.Défilé assez solennel,- et réception immédiate aukonack du Calmakan Hussein Effendi Massarani.Un lettré indigène m'adresse un discours, auquel jeréponds quelques mots. Verres de limonade.

Nous ne faisons que toucher barre à notre camp,dressé tout près de la ville, sous des arbres, au bord

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253 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LBVANT

d'un petit canal d'eau courante. C'est l'emplace-ment d'un gentil café qu'on, a délogé pour nousmieux installer. Combien j'aimerais me reposer danscet endroit charmant 1 Mais le Calmakan nous ainvités chez un notable de l'endroit, Abdul KhaderEffendi Tahbouf.

Tout de suite, j'interroge mes hôtes.— Avez-vous ici des Ismaéliens? Connaissent-

ils Rachid-eddin?Et mon Calmakan de rire.— Des Ismaéliens, on n'en a jamais tant vu.— Comment 1 ils font des recrues?—- Pas une. Dans ce pays,, on ne tire jamais per-

sonne d'une croyance à l'autre. On croit de père enfils.

— Alors?— Autrefois, quand j'étais jeune, il y avait beau-

coup d'Ismaéliens à Homs et à Hama, seulement ils

priaient dans les mosquées et ne se laissaient con-naître que de leurs coreligionnaires des montagnes.Depuis la Constitution, ils se déclarent Ismaéliens,et à ce titre demandent d'avoir un représentantdans les comités locaux ou à la Chambre. Mais onleur répond : « Vous avez toujours dit que vousétiez musulmans. »

— J'aimerais causer avec quelqu'un d'eux.Cette idée ajoute à la joie du Calmakan, mais

un de nos hôtes me dit :— A Qàdmous, vous avez bien vu le cheikh Ali

Soleiman?— Je n'ai même pas entendu son nom. Pourtant

j'ai demandé à tout le monde des détails sur les Is-maéliens.

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 253

— Cet homme n'aime pas les relations. Il ne semêle pas au monde.

— D'ailleurs, il est mort, remarqua un convive.— Enfin, mort ou vif, qu'aurait-il pu me ra*

conter d'intéressant?— C'est lui qui, il y a vingt-sept ans, est allé à

Bombay et en est revenu en niant que MohammedShah fût.la divinité. Mais deux ans après lui, un

autre cheikh, de Khawabi celui-là, un nomméAchmet Mohammed, a fait le même voyage. Il estresté deux ans à Bombay, et de retour à Khawabi,il a dit : c J'ai trouvé le dieu. Le dieu, c'est Moham-

med. » Et dès lors, ses partisans commencèrent à

prendre le cinquième de tout ce qu'ils possédaientpour l'offrir au dieu. Quand il mourut, son frère, lecheikh Nasser, lui succéda, et fit la collecte pour le

dieu, jusqu'à ce que le gouvernement se saisît de

l'argent et le fît jeter en prison à Damas. Mais du

fond de sa prison, Nasser disait : « Cet argent n'est

pas perdu. Mohammed Shah saura nous le fairerendre. »

— Comment est-il, le cheikh Nasser?— C'est un homme simple.— Croyant?— Certainement, affirme mon hôte. Sans cela,

aurait-il supporté la prison? Et ses deux frères,

plus âgés que lui, sont morts en prison pour lamême cause.

— Bah 1 dit le Caîmakan, nous finissons toujourspar croire à ce qui nous rapporte de l'argent.

— Et ce Mohammed Shah?— Peuh I continue le Calmakan, j'ai rencontré

dans la gare d'Homs un cheikh indien qui m'a dit :

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S54 UNB BNQUÊTB AUX PAYS DU LEVANT

c Le dieu de» Ismaéliens, c'est mon camaraded'école. Il est un dieu comme vous et moi. »

— Tout de même, dis-je avec humeur, vous et

moi, on ne nous met pas sur les autels.— Ah! cher monsieur, vous croyez à leur reli-

gion? Vous prenez à la lettre leurs prières? Vous ne

soupçonnez pas ce qui s'y cache. Laissez-moi vousconter un souvenir. Un jour, à Baalbek, me trou-vant à dîner avec plusieurs cheikhs musulmans, jefis observer que tous les livres des Druses com-mencent par cette phrase : * J'ai mis ma confiancedans le Seigneur Hakim », et tous les livres des Nos-setris, par cette phrase i • Celui qui a progressé estentré sous le gouvernement du Chauve. » Il y a làun sens caché. Hakim pour le profane, c'est bien lesultan fatimiste du Caire, mais Hakim, en tant queDieu, pour les initiés, c'est une tout autre chose.Quant au Chauve, c'est Ali qu'ils adorent comme

divinité, et puis c'est encore une tout autre chose.Et ces deux-là, vous m'entendez, Hakim et le

Chauve, depuis l'origine des temps, se complètent.— Vous me parlez Druses et Nossetris, mais

c'est des Ismaéliens qu'il s'agit.— La grande fête annuelle des Ismaéliens s'ap-

pelle la fête c El Gadir. » L'héroïne en est une jeunefille qui doit être née le jour d'une fête « el gadir»et présenter beaucoup d'agrément physique. On lanomme elle-même « el gadirate ». Les cérémonies

plus qu'étranges dont elle est l'objet 8e déroulentdevant les femmes, les filles et les hommes mariés.Les jeunes gens célibataires en sont exclus. Et si

quelque profane a cherché à en sur/rendre le secret,il est mis en pièces...

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LB VOYAGE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 255

Notre Camaïkan raconte. Et chacun d'accueilliravec enchantement des détails cultuels dont l'ex-

travagance ne me cache pas le sérieux trop humain.Les curieux mystères 1 Quand même ce ne seraientlà que des rumeurs mensongères, quelle trace del'obsession que les antiques bacchanales ont laisséedans l'imagination de ces vallées immobiles 1

Le fils de notre hôte, un gamin de huit à dix ans,ne perd pas un mot de nos propos. Pour distraireson attention, quelqu'un lui demande :

— Tu sais, petit, ce que c'est que l'Académiefrançaise? Tu en as entendu parler?

—- Oui (avec un grand signe de tête).— Dis ce que c'est.— C'est des messieurs qui se réunissent dans une

chambre pour se faire des compliments.Et tous de rire. Cet enfant et surtout ce jeune

fonctionnaire turc ont trop d'esprit. Je ne suis pasvenu de Paris pour voir des hommes spirituels. Jevais me coucher.

Tard dans la nuit, je veille. Mon imagination esttoute étonnée des histoires bizarres que l'on vientde mé raconter et dont j'épargne le récit à mes lec-teurs. Quoi 1 les vieilles religions discréditées, dontil traîne, dit-on, des lambeaux ridicules au fondde nos cloaques (chez un abbé Boulan, à Lyon,chez un Vintras, à Tilly-sur-SeulIea), seraient encorevivantes dans ces retraites montagneuses? Insécu-rité troublante de ces solitudes syriennes l C'est icique les Templiers, s'il faut accueillir les réquisi-toires de leurs ennemis, se sont empoisonnés avecles ferments qui subsistaient des sanctuaires an-tiques. Ces hardis chevaliers rêvaient dans leurs

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256 UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

châteaux tragiques, par les après-midi pesants.Combien de temps faut-il à cette Asie stagnantepour dénaturer le plus actif et le plus sain de nos

Normands, de nos Flamands? Il doit y avoir des

reptiles dans ces pierrailles, et de vilaines fièvres,des pestes dormantes. Pourtant il ne se peut pasque l'on ne trouve aux origines de cet Ismaélisme

qu'un homme de mensonge et des vapeurs corrup-trices. Je vois ce royaume des Hashftshins dans sa

décomposition, quand la tête est morte, quand au-cune pensée capitale n'en subsiste, et que seules lesmisérables légendes achèvent de grouiller sur unsol de cimetière ; des plantes de haute culture sontretournées à l'état sauvage ; mais je n'abandonnerai

pas mon enquête sans m'être fait une idée de la belle

époque, sans avoir distingué, retrouvé la petiteflamme qui ne meurt jamais...

Mon hôte Abdul Khader Effendi Tahbouf a gra-cieusement exigé que je demeure, cette nuit, danssa riche maison. Dès avant l'aube, je me hâte d'allerdormir sous ma tente, près de la rivière, au grandair. Il ne tarde pas à m'y rejoindre. Là, encouragésans doute par l'absence de ce Calkaman sceptique,il commence à me parler avec beaucoup d'abandonet de vivacité.

— Voyons, lui ai*jé dit, chez eux y a-t-il ce vi-lain culte, un peu ridicule, de la femme, dont on

parlait hier?— On en parle. Mais qui l'a vu?— Connaissez-vous leur doctrine?— Les Ismaéliens eux-mêmes la connaissent peu.

Us savent qu'ils ont une religion spéciale, mais de

quelle sorte? Ce sont de bons paysans ignorants,

Page 274: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LB VOYAGE AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 257

qui ne savent rien de leur histoire, sinon qu'ils se

distinguent des Musulmans.— Tout de même, leur dieu a ses titres?— Aga Khan prétend être joint à l'Ame univer-

selle, à la Raison suprême, être uni à Dieu...— Permettez l Quel est cet Aga Khan? Pourquoi

me parlez-vous maintenant de lui? Je connais cenom.

— C'est la même personne qu'on appelle Moham-med Shah. Il dit, et ses fidèles croient, que tous lesêtres vivent d'après son existence, et que tout se

passe dans le monde d'après sa volonté et ses

signes. Sa position lui est échue par héritage de sesaïeux. Il se prétend l'enseigneur, et quand il n'yaura plus de sa famille, alors ce sera la fin du monde.On l'honore sous le vocable de c Propriétaire du

Temps. » •

(Le Temps, la Raison, l'Ame, la Matière première,l'Espace, si j'y entends quelque chose, sont les prin-cipaux domaines de Dieu, au jugement de ces Ismaé-liens. Cela vaudrait d'être éclairé. Est-ce d'Alexan-drie que cet inutile fatras' est venu les encombrer?A parler franc, je suis plus curieux de comprendreces personnages que leur métaphysique.)

— Cher monsieur, dis-je à mon hôte, racontez-moi tout ce que vous savez d'Aga Khan.

— On le dit intelligent, très éloquent, généreux.Il donne beaucoup d'aumônes à n'importe qui, mu-

sulman, chrétien, juif, peu importe. Chez lui, il y a

parfois jusqu'à deux mille personnes qui mangentà ses frais.

Nous avons ainsi causé au bord de l'eau, sous les

figuiers, dans l'ombre qui, d'heure en heure, s'amin-

i. 17

Page 275: Une Enquête Aux Pays Du Levant

25S UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LBVANT

cissait. Abdul Khader Effendi m'avoua son déplaisirdu scepticisme affiché par le Calmakan. A son avis,tous les hommes doivent s'attacher à leur religion,quelle qu'elle soit... Cette façon de penser me rap-pelle ce que l'on voit en Alsace, où les catholiques, les

protestants, les juifs, laisseraient à l'occasion touterivalité confessionnelle pour ne faire qu'un seul

parti de la religion contre l'irréligion... Mais touten l'écoutant, je poursuis une idée qui me trouble.

—-' Cet Aga Khan, ce Mohammed Shah, pensez*vous qu'il soit jamais venu en Europe, à Paris?

— Pourquoi pas? Il sait la langue et les sciences.— Je voudrais causer avec quelqu'un qui le con-

nût très bien, qui me dépeignît son aspect.— Ceux qui lui sont attachés sont rares, mais

plus rares encore ceux qui l'ont vu. Pourtant allezà Khawabi. Autour de Khawabi, il y a une douzainede villages ismaéliens. Dans l'un d'eux, à Aker-

Zeit, est né le cheikh Nasser. Les Ismaéliens de cetendroit-là possèdent le portrait de leur dieu indien.C'est un jeune homme d'une trentaine d'années, bien

gras, avec beaucoup de décorations. Ils le mettentsur la table, quand ils se réunissent chez le cheikhNasser et qu'ils prient. Puisque le gouvernement de

Constantinople nous a fait passer l'ordre de vousservir en tout, réclamez de voir ce portrait.

DR BAN/AS A UABQAB

Si pressé que je sois d'aller à Khawabi, il faut queje monte au château de Marqab, à une distance dedeux heures de cheval.

El-Marqab, la Vedette selon les Arabes, — Cas-

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LE VOYAOB AUX CHATEAUX DB8 ASSASSINS 259

trum Mergkatum, d'après les Chroniqueurs des

Croisades, — un des fiefs de la principauté d'An-tioche et le séjour du Grand Maître des Hospita-liers. C'est une place d'armes formidable, qui com-mande le rivage et qui semble déjà appartenir à unautre système que le monde mystérieux des Ansa-

riés, dont elle est séparée par une profonde vallée.

J'y vais en maugréant, car je sors du domaine demon imagination ; je m'éloigne de mes Hashftshins .le savant M. G. Rey affirme que cette place est unecréation des Byzantins. Il est vrai que Stanislas

Guyard le contredit et affirme que Marqab a étéfondée par Rachid-eddin Sinan. Mais M. Rey, enme donnant un doute, a gâté mon plaisir.

D'ailleurs, pour dire vrai, je ne pense qu'à allercauser du mystérieux Aga Khan avec les Ismaéliensde Khawabi et à vérifier un pressentiment quim'obsède. Il ne me suffit plus de visiter des ruines ;

j'y voudrais grouper les derniers Ismaéliens, et

pénétrer dans leur cercle magique pour ressusciteravec eux le passé.

Et pourtant, là-haut, — une fois dépassés le pre-mier village, Boustan-el-Naddehar, puis le villagemême de Marqab, installé sur la croupe d'accès du

château, une fois gravi le piton abrupt, à pic au-dessus de la mer, — là-haut, quel superbe dévelop-pement de monastère, d'arceaux et de tours rui-nées 1 Des vieilles pierres d'un ton orangé, brûléesde soleil, où gîte tout un peuple de Nosseîris. En

bas, la vaste mer immobile de Syrie, et des rivagesoù jouent la lumière et les ombres. Un des plusbeaux abîmes du monde sur l'Hermon, lé Liban et lavallée du Jourdain.

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260 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Dans ce haut ciel, à travers les restes du château,et près de la chapelle transformée en mosquée, nousassistons à une petite scène de fauconnerie. Maisvoilà des choses qu'à cette heure, des centaines de

Français ont vues et décrites à leurs amis. Pas-sons... Le pèlerin Vilbrand d'Oldenbourg s'est en-thousiasmé à Marqab au début du treizième siècle :c Un château vaste et bien fortifié, possédant double

enceinte, muni de nombreuses tours, qui semblent

plutôt faites pour soutenir le ciel que pour aug-menter la défense, car la montagne que domine lechâteau est extrêmement élevée et semble, comme

Atlas, soutenir le firmamant. Ses pentes sont bien

cultivées, et chaque année la récolte forme plus de

cinq charges. Ce château appartient aux Hospitalierset forme la principale défense du pays. Il tient enéchec le Vieux de la Montagne... »

On remarque avec plaisir cette note sur le bonrendement de ces pays, aujourd'hui si chétivementtravaillés. Généreuse activité de nos Français de

toujours, soldats, moines et agriculteurs 1Un jour cependant, les chevaliers de l'Hôpital

ne reçurent plus assez de recrues de France. (Jepense à nos congrégations aujourd'hui.) Ils durentcéder à la force, capituler devant le nombre. M. Rey,le savant historien de l'architecture militaire des

croisés, cite la lettre émerveillée du Soudan deHama après cette victoire : « Le diable lui-mêmeavait pris plaisir à consolider sa bâtisse. Combiende fois les Musulmans avaient essayé de parvenir àces tours et étaient tombés dans les précipices 1Mar-

qab est comme une ville unique, placée en observa-tion au haut d'un rocher; elle est accessible aux

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LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 161

secoure et inacessible aux attaques. L'aigle et levautour seuls peuvent voler à ses remparts.. » LesArabes attribuèrent la chute d'une telle place à l'as-sistance des anges Gabriel, Mikael, Azrael etIsraël...

Il y a bien de la rhétorique dans tout cela, or jeme suis juré de ne rien consigner dans cette « en-

quête » qui ne soit de mon expérience personnelle.Que n'ai-je pu causer avec les Adra I C'est une fa-

mille, aujourd'hui fixée à Tripoli, à qui cette forte-resse a appartenu en dernier lieu. J'aurais vouluaussi interroger les braves gens dont j'ai vu, en gra-vissant jusqu'à la forteresse, qu'ils pratiquent leculte des arbres. Ces beaux figuiers, couverts dechiffons et d'ex-votos de toute sorte, on m'assure

que c'est le fait des Metualis. Je donnerais toutevaine évocation du passé de cet éclatant manoir,pour une bonne causerie avec ces Metualis surl'idée qu'ils 8e font aujourd'hui du culte des arbres.Un culte tellement sympathique 1

De retour à Banias, nous avons dîné en plein air,auprès de nos tentes, avec les notables et le Cal--makan. -Indéfiniment la conversation s'est pro-longée sur mes Ismaéliens et sur Mohammed Shah,tandis que j'entendais courir le ruisseau dans lanuit.

DE BANIAS A KHAWABI

Au matin, à huit heures, départ de Banias pourKhawabi. Nous suivons la mer, par des sentiers

faciles, au pied du château de Marqab. La chaleur,déjà remarquable, grandit terriblement, lorsque,pour éviter les sinuosités du rivage, nous coupons

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262 UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

au court, à travers des terres volcaniques où la brisemarine cesse de nous rafraîchir.

Vers onze- heures, nous atteignons la halte du

déjeuner, les jardins du pont Kharab : quelquesarbres, auprès d'une source et d'un champ de blé.Un beau figuier met son ombre sur nos tapis éten-dus. C'est un figuier non greffé, mais on y fait grim-per un petit enfant qui sait choisir les fruits. Sousles arbres voisins, les chevaux remuent leurs grandesqueues pour chasser les mouches. Avec eux sontassis les gendarmes et lea'Moukres. A mesure quechacun de nous s'est servi, on leur passe les platsde poulet, de légumes froids et de laitage, tout uncharmant festin qu'a voulu nous offrir la familled'Adballah Elias.

Dans les arbres, un oiseau, d'autant de coeur

qu'un rossignol, chante à demi endormi. Un ânebrait au loin.

Pas de sieste. En route. Nous traversons unerivière où il y a des arbres et de l'eau très claire,et nous commençons à gravir des collines assez

raides, pour parvenir à un vaste plateau où le

terrain, de calcaire devient volcanique, sans cesserd'être pierreux. Nous suivons ses ondulations acci-dentées. Rien que le bruit des pas de nos che-vaux à la file. L'insolation nous menace, mais quecette vie animale est belle ! Je me fais toute une

morale, à part moi, pour m'inciter à mépriser ma

fatigue et à jouir de ces minutes paisibles. QuandMahomet fit son voyage de Syrie, deux anges luiformaient un abri de leurs ailes contre l'ardeur du

soleil. La jeune Khadidjah en ayant été infor-mée offrit sa main à Mahomet, Ni les anges, ni la

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DBS A8SASSIN8 263

jeune Khadidjah ne m'apporteront leurs faveurs.Une heure et demie après avoir quitté la rivière,

nous arrivons au village greo orthodoxe d'El-Sanda.Tandis que les paysans nous apportent du siropde mûres, les mulets se roulent à terre et s'attirent

une bastonnade générale.Maintenant, par une série de lacets, dans les ter-

rains volcaniques, et dans un véritable petit bois,on descend une très forte pente, pour arriver, dansle fond de la vallée, à un ruisseau. Là, notre guideindécis s'arrête. Une sait plus sa direction. Une

paysanne providentielle surgit, qui vient puiser del'eau. Mais la menteuse, la prudente, la sotte, n'a

jamais entendu parler de Khawabi 1 Autre provi-dence : soudain apparaît une escouade de jeunescavalier». A leur tête, le fils du Moudirde Khawabi.Ce Moudir se nomme Achmed Bey ai-Mahmoud, etson fils, Abdel-Khader. Us viennent d'être préve-nus par nos conducteurs de bagages qui, eux, sont

déjà arrivés, et ils accourent à notre rencontre.Il est six heures du soir ; ces jeunes gens font une

charmante fantasia dans le ht de la rivière, et jeles applaudis, tout en me disant în petto que je neleur cède pas en fantaisie, moi qui viens, par cette

chaleur, admirer ici leur équitation 1Et tous ensemble, de repartir. Nous chevauchons

dans le ruisseau même, et rejoignons ainsi le lit des-séché d'un torrent, que nous remontons, puis un

petit sentier périlleux. Soudain, dans le ciel, parune échancrure de vallée, entre les montagnes fa-

rouches, apparaît Khawabi. Des constructions surun rocher, entouré lui-même, de quatre côtés, parquatre montagnes qui le surplombent de quatre à

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264 UNB ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

cinq cents mètres. Quelle beauté, cette dure soli-tude guerrière ! Le long du mince sentier serpentantà pic, au-dessus de la profonde rivière, nous appro-chons dans le soir, et déjà nous pouvons voir la

population debout sur les murs qui nous attend.A ce moment, j'ai écrit sur mon carnet deux lignesque j'y retrouve en riant : « J'aperçois Khawabi àla fin du jour dans le ciel, et j'éprouve de l'enthou-siasme 1»

Au pied du rocher qui porte la forteresse, devenueelle-même le village, nous trouvons lés notables et,devant eux, le moudir, Achmed Bey ai-Mahmoud,gros bonhomme à l'air jovial, une sorte de Toulou-

sain, qui soudain me rappelle l'ancien ministreConstans. Ils nous disent que, là-haut, il n'y aurait

pas de place pour nous, et qu'ils ont fait établir nostentes en bas, dans un champ d'oliviers, où ils nousconduisent.

Fort excité par le désir de voir Khawabi, jedécide que nous n'attendrons pas au lendemain

matin, et que nous allons Sur l'heure, dans le cré-

puscule, gravir à pied la rude côte, avec le Moudir,a qui nous ferons d'abord notre visite.

On entre dans le château par une porte pareille àcelle de Marqab. Ce sombre porche franchi, mevoici à ciel ouvert (un ciel déjà plein de nuit) dansl'enceinte fortifiée. Une rue y est construite, où jefais quelques pas. Puis à droite, l'escalier et là mai-son du Moudir. Son salon : tout un orientalisme de

pacotille allemande. Sur un marbre, devant une

glace, une collection de lampes à pétrole en cristal.On sert des verres d'orangeade et le café.

Nous reprenons la visité du village, dans le châ-

Page 282: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOB AUX CHATEAUX DB8 ASSAS81NS 265

teau. Une seule rue, en rumeur, pleine d'ânes etd'enfants qu'épouvante notre vue. Des femmesbravent la défense de nous approcher, jetées versnous par la curiosité. Les hommes, très sombres,répondent pourtant à nos « bonjours, messieurs »et à nos saluts. Cette rue finit très vite en cul-de-sac. Il nous faut revenir par le même chemin, sousla même voûte, si noire maintenant qu'on doit yallumer des allumettes. Nous redescendons le longescalier, et trouvons, sous nos oliviers, les tentesdressées.

Je m'en vais, de fatigue, me coucher sansdîner (19).

LES CONVERSATIONS SOUS LES OLIVIERS

Je reposais depuis une heure sous ma tente,quand vers neuf ou dix heures on vint m'annoncer

que le Moudir arrivait à notre campement, avec unesuite de porteurs de plateaux...

Force m'est bien de me lever. Je passe trop peude ma vie dans cet important Khawabi pour me

priver une minute de cette présence d'un indigènenotable.

Le dîner vite dressé en plein air, nous nous atta-blons à la lueur des torches. Toujours cette cui-sine prodigieusement parfumée : des délicatesses debuveurs d'eau. Mais j'ai hâte de sortir des considé-rations culinaires.

— Avez-vous, mon cher hâte, quelques tradi-tions de Rachid-eddin Sinan?

Le Moudir sourit, et me répond qu'il y a un ro-cher de ce nom dans Khawabi.

— A-t-on souvenir de ce grand chef?

Page 283: Une Enquête Aux Pays Du Levant

266 UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

11 sourit encore et me dit qu'il n'y a que des

musulmans à Khawabi/ Toutefois les Ismaéliens,habitent le village voisin d'Aker<foU ; il peut lesfaire venir pour que je cause avec eux, si vraiment...

(et ici, c'est son air plutôt que ses paroles que nousdevons traduire) si vraiment j'ai fa fantaisie decauser avec ces pauvres gens...

— Vous n'avez pas l'air de les prendre au sérieux.Et lui d • rire joyeusement :-— Ah ! si vous saviez l— Eh bien! expliquez-moi. Mais d'abord, les

Ismaéliens de Qadmous et ceux de ce coin, d'aprèsce que j'ai cru comprendre, ne me semblent pass'entendre complètement. Est-ce que vous pourriezme débrouiller leurs idées?

—^ C'est assez simple. A Qadmous, comme à

Khawabi, les' Ismaéliens croient que de la familled'Ali doit surgir celui qu'ils appellent le Proprié-taire du Temps et qui instruira le monde. La diffé-

rence, qui est grande, c'est qu'autour de Qadmous,ceux des Ismaéliens qu'on appelle Suendanes croient

que le Propriétaire du Temps est pour l'instant

caché, qu'il n'est pas encore né, tandis qu'autourde Khawabi, les Hedjaounes croient que le Proprié-taire du Temps existe et qu'au moment où il meurt,son fils hérite de son pouvoir. D'après les Hed-

jaounes, aujourd'hui, le Propriétaire du Temps,c'est Mohammed Shah; les Suendanes le nient;alors ils se méprisent les uns les autres, et il ne peutpas y avoir de mariage entre eux... Les Hedjaounesallaient à Hyderabad, aux Indes, et ils y portaientde l'argent à je ne sais quel Propriétaire du Temps.Il y a cinquante ans, c'était le cheikh Ahmed Al*

Page 284: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATBAUX DBS ASSASSINS 26?

leigh qui avait coutume de ramasser }'$rgent dansces villages-ci et autour de Qadmqùji environ dans

vingt villages. Et voici qu'une âfti^e )e cheikhAhmed Alleigh et deux autres sont allés, comme de

coutume, aux Jncjes, et le Propriétaire du Tempsétait mort. Comme ils revenaient, tous trois bien

désemparés, ils se sont rencontrés avec des croyantsqtii leur ont dit : « Vous vous êtes trompés en appor-tant l'argent à Celui d'Hyderabad, car s'il était lui-même le Propriétaire du Temps, il devrait avoir unfils. En vérité c'est Hasan Ali qui est le Propriétairedu Temps et il habite Bombay... » Alors l'argentqu'ils devaient donner au mort, ils l'ont donné àHasan Ali. Et depuis ils continuent. MohammedShah est le petit-fils de cet Hasan Ali. Seulement

aujourd'hui Mohammed Shah ramasse davantage,il prend un cinquième.

— C'est prodigieux I Comment ces pauvres gensse dépouillent-ils ainsi?

— Tous les Musulmans s'en moquent.-^ Us sont pauvres?— Par rapport à leurs voisins, les Nosseîris, ils

sont riches. Ils ont des terres avec des arbres.— C'est chaque année?— Chaque année. On envoie une caisse cachetée

de plusieurs sceaux, en marquant bien le nom de

chaque personne avec sa cotisation, en même tempsle nom de ceux qui ont refusé de payer, pour qu'ilssoient rayés.

— Comment, rayés?— Celui qui ne paierait pas serait rejeté par-

tout. On ne. lui permet pas de se marier. On neparle pas avec lui.

Page 285: Une Enquête Aux Pays Du Levant

168 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

— Et qui ramasse cet argent?— Quelqu'un qui garde lé cinquième du cinquième

ramassé, et à 'qui Mohammed Shah fait des appoin-tements fixes que j'ignore..

— Quand on consent de pareils sacrifices, c'est

pour obtenir quelque chose. Quel réconfort moralleur donne cette religion?

— Celui qui paye de l'argent, lorsqu'il meurt,ne devient pas une bête, il demeurera humain tou-

jours— Croient-ils à uno vie future, à un paradis?— Non, le mort, s'il a fidèlement payé à Moham-

med Shah, redeviendra de nouveau un homme.— C'est comme les Druses.— Pas tout à fait. Les Ismaéliens reconnaissent

le Propriétaire du Temps, mais les Druses ne lereconnaissent pas. Et puis les Druses considèrent

que Hakim, leur fondateur, a disparu ; il est allé auParadis et il reviendra un jour. En réalité, il a ététué sur le Mont Mokatem au Caire. Il y en a dix

qui sont partis', de la même famille que Hakim, et

qui sont allés en Perse, où ils sont restés, et depuisce jour-là leur famille a abouti à Mohammed-Shah.

J'écoute le Moudir avec une immense curiosité,car je pense à ce fils de Nizar, dont nous savons queHasan Sabâh l'emmena d'Egypte. Je le prie deme répéter l'explication qu'il vient de me donner.Tout ce qu'il me dit est très clair :

— Hakim appartient à la famille d'Ali, c'est unfatimite. Une branche de sa famille s'est fixée en

Perse, et a abouti à Mohammed Shah.— N'avez-vous jamais entendu parler d'Ala*

moût et de Hasan Sabâh?

Page 286: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LB VÔYAGB AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 269

— Hasan Sabâh était un chef des Ismaéliens,et considéré comme un prophète par celui qui était

Propriétaire du Temps à ce moment-là; et lui-même il invitait tout le monde à adorer le Proprié-taire du Temps de cette époque-là. Aujourd'hui lecheikh Nasser 8e considère comme ayant le mêmerôle que Hasan Sabâh.

— Je comprends, il est le vicaire, le porte-pa-role, l'exécutant du Seigneur. Mais assassinent-ilsencore?

— C'est fini. Cette organisation-là n'existe plus,lié ne sont pas plus dangereux que d'autres. Seule-ment entre eux, afin que leur secte resté unie dansuûe seule et même opinion, lé mari égorge safemme obligatoirement si, l'ayant épousée, elle

n'adopte pas sa croyance en Mohammed Shah, etde même la femme, ayant initié son mari, doit

l'égorger, s'il demeure incroyant... On dit cela. Jene sais pas. Ali Dil, de Tell Akrab, qui est un vil-

lage du pays de Salimié, dénonce, d'accord avec

plusieurs témoins, que son frère a été ainsi égorgépar une Ismaélienne qu'il avait épousée. C'est unecoutume des Ismaéliens de la secte hedjaoune.

— Et toutes ces histoires bizarres? Est-ce vrai

qu'ils adorent la femme, le grain de blé, la semence

symbolique?— On a raconté, mais maintenant rien.— Enfin, vous m'entendez, adorent-ils le blé? -— On prétend qu'ils l'adorent comme symbole

de l'origine de tout. Ce que je puis vous dire, c'estque Cheikh Mohammed Hamed, celui qui est morten prison à Damas, s'était toujours conformé à la

religion musulmane. Mais après avoir passé trois

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270 UNE BNQUÊTB AUX PAYS DU LEVANT

années aux Indes (il est un des trois qui ont décou-vert le Propriétaire du Temps à Bombay), il a annulétoute la religion musulmane. Il a supprimé le Rha-

madan, les fêtes. Cela, il y a quinze ans, à son der-nier voyage avant le procès.

—- C'est cela qui a fâché le gouvernement?— Le gouvernement ne s'est fâché que de lui

voir envoyer de l'argent.— Mais on en avait toujours envoyé.— Secrètement jadis. Songez donct A son der-

nier voyage, Cheikh Mohammed Hamed, aveo son

beau-frère, Cheikh Soleiman, et puis Hadji Musta-

pha, portaient douze mille livres turques (la livre

turque vaut 23 francs) et des bijoux. Oui, desfemmes offraient des bijoux au Propriétaire du

Temps. Ils avaient aussi des écritures qui ne conve-naient pas au gouvernement. Ils ont été saisis à

Tripoli. Bombay est anglais.(Ce dernier mot est important. Le gouvernement

de Constantinople a été mécontent de voir des

sujets ottomans se ranger sous le protectorat an-

glais.)— Quelles étaient ces écritures?— Dans les écritures, ils se plaignaient de la con-

duite du gouvernement ottoman. On a trouvé sureux des ceinturons militaires de régiments anglais.

— Écoutez, ceci sent le mauvais prétexte, un

argument pour les condamner à tout prix.Le Moudir a un rire profond :— Les cheikhs ismaéliens de Salamié avaient

exigé qu'un des leurs, nommé Hamadi Omar, bien

qu'il ne possédât pas le sou, s'inscrivit pour quatrelivres turques dans la collecte pour les Indes. Il

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LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS 271

se débattait en invoquant sa misère. Us l'ont presséde s'exécuter sous peine d'un châtiment exemplaire.Que voulez-vous, le pauvre diable est allé conterla chose au Calmakan, qui a prévenu le gouverneurde Hama, et c'est celui-ci qui a envoyé la forcearmée pour mettre la main sur le coiTre-fort. Alors,c'est vrai que, pour avoir le droit de saisir cette

gomme, le gouverneur a dit que les Ismaéliensétaient vendus, aux Anglais. Sous cette accusation,il a mis soixante-dix cheikhs en prison. Après trois

mois, beaucoup d'entre eux furent heureux d'être

relâchés, moyennant qu'ils renonçassent à leur

argent. Leur cheikh Ahmed est mort en prison. Cesmalheurs ne les ont pas découragés. Us ont ramasséde nouvelles sommes et les ont envoyées, par l'en-tremise d'un commerçant de Hama, à l'adresse queje peux vous dire : Kammaria Hadji dans les paysde Mouzrumm Bakla Agha Khan à Bombay. Aprèscela, niez donc que leur dieu indien dépende de

l'Angleterre ! C'est comme les Kurdes. Les Kurdes,à ce moment-là, ont proposé d'être une organisa-tion militaire ottomane. Ds voulaient ainsi démentir

l'opinion qu'ils sont acquis à l'influence anglaise.Mais le gouvernement a estimé que leur propositionétait une ruse.

— Les Ismaéliens vont-ils à la Mecque? font-ilsle tour de la Kaaba?

— En allant aux Indes seulement, ils passentpar la Mecque. Us veulent marquer ainsi qu'ils sontmusulmans. Mais depuis quinze ans, ils ne vont

plus à la Mecque. Ils n'ont plus aucune fête musul-mane. Os ont la grande fête persane qui est la fête du

printemps. Dieu, disent-ils, a occupé le corps d'Ali.

Page 289: Une Enquête Aux Pays Du Levant

272 UNE ENQUÊTB AUX PAYS DU LEVANT

— Et le Coran?— Une croyance très modérée au Coran.— Ont-ils des cérémonies?— Ils se réunissent tous les jours deux fois. Lors-

que Cheikh Ahmed est rentré de Bombay, il a cons-truit douze mosquées, non compris celle de Sala-mié. Elles sont sans minaret, et tous les jours, matinet soir, à l'aube et au moment où l'ombre parait(pas de prière à m id . pas de prière à trois heures),ils se réunissent en cercle, et derrière eux les femmes.Au milieu 8e trouve une table. Sur la table, le por-trait du Propriétaire du Temps et de sa femme. Ils

appellent leurs mosquées maalad et non pas dja-mih. Tenez, en un seul mot, ceux qui relèvent del'Indien Mohammed Shah, au lieu de dire comme

•* les mahométan8 c au nom de Dieu », font le signede la croix, comme vous autres chrétiens. De dé-clarent : Dieu (en se frappant à gauche), Ali (àdroite), Mohammed Shah (au milieu). Ils considè-rent que ce sont là, tous les trois, un même Dieu,c'est-à-dire que la divinité est en eux. Ils croient quedepuis Adam, la première créature, jusqu'à Moham-med Shah, tous les prophètes sont Dieu par voied'incarnation.

*— Vous ne savez rien de leur dieu actuel?— Eux-mêmes, qu'en savent-ils? La députation

qui lui apporte.-à Bombay la part qui lui revient ararement l'honneur de le contempler. Presque tou-

jours, paraît-il, l'entretien a lieu à travers un para-vent.

— Ah 1 je vous remercie bien de tout ce quevous me racontez. Cela m'intéresse passionnément.Quand me les ferez-vous voir?

Page 290: Une Enquête Aux Pays Du Levant

.'''"

Sil1,<A CONVERSATION AVKCJ.K|.!uflAKUKXS

OU K1LVW VIII

Au centre, Maurice Barrèa tête nue; «« »« droite, le Moudir en tarbouch; a »« couche, le jeune nabi,leur, chef (page, â"4).

Page 291: Une Enquête Aux Pays Du Levant
Page 292: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES A88AS8IN8 J73

-^ A Khawabi, nous n'avons que des musul-mans. Mais le village voisin d'A ker-Zelt est Ismaé-lien. J'ai reçu des ordres de faire ce qui vous est

agréable. Je peux, si vous le désirez, vous les pré-senter demain matin.

— Je vous en serai bien reconnaissant. Et pour-raient-ils apporter le portrait de leur dieu, je veuxdire le portrait de Mohammed Shah, Aga Khan?

—-Mais'certainement, il faut qu'ils vous l'ap-portent.

Quand le Moudir m'a quitté, je note aussi exac-tement que je puis notre dialogue. Et tard dans la

nuit, le tapage que mènent nos muletiers m'empê-chant de dormir, je songe à bien goûter le plaisirde retrouver vivantes, ici, dans ces Vallées, comme

je l'avais supposé, les influences des Abdallah, des. Hasan Sabâh et des Rachid-eddin Sinan. Si débon-naire que puisse être l'aspect des derniers Ismaéliens,je m'interdis de laisser s'affaiblir, s'adoucir en moi

l'imagé de ces terribles génies qui ont si totalementfasciné les ancêtres de ces paysans. Je crois saisirles dernières traces d'une puissance mystérieuse etméchante qui, après tout, peut ressusciter demain.Mon savant confrère, M. Charles Richet, m'a ra-conté que Donato s'asservissait des individus prisau hasard dans une salle, des individus qu'il n'avait

Jamais vus. fl se faisait suivre par eux malgré eux.Ce Donato, ou plutôt les quelques centaines deDonato qui courent aujourd'hui le monde seraient-ilsun exemplaire très adouci, mais encore assez redou-table, du Vieux de la Montagne?

18

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374 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

JE VIVIFIE L'ISMAÉLISME

Au matin, on vient m'avertir que le Moudir arriveavec toute une troupe d'Ismaéliens. Je me hôte deles rejoindre.

Sous les oliviers, les voilà, une trentaine de genstrès simples, humbles travailleurs campagnards,le front ceint de voiles blancs, et à leur tête un

jeune nabi, fin, intelligent, assez rayonnant.Le Moudir, en veston et en tarbouch, me les pré"

sente avec une bonhomie protectrice. Et moi, toutde suite, de prendre le ton d'un ami :

— Je viens de Masyaf, leur dis-je. Et je suisallé au Kaf honorer le tombeau de Rachid-eddinSinan.

— A chaque ohâteau, me répond le jeune chef,il y a une chapelle pour l'adoration de Rachid-eddin,une chapelle qui s'appelle Mollah. Il y a iei, dansle château, un rocher Rachid-eddin, où l'on allumeles lampes à certains jours.

~r- Qu'était-ce donc exactement que ce Rachid-eddin?

— Un madhi, un derviche, il indiquait les chosesde la religion.

— Mais à Qadmous, je viens de causer avecl'émir Tamer Ali qui m'a dit que Rachid-eddinétait un chef politique, et non un ohef reli-

gieux.— L'émir Tamer est d'une famille honorable,

mais non de la famille d'Ali.— Vous êtes beaucoup de votre croyance?— Ici (autour de Khawabi), presque sept mille.

A Salamié, aussi beaucoup.

Page 294: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES A88AS8IN8 275

-*• Quelles différences entre vous et les autres Mu-sulmans?

— Il y a peu de différence. Nous aimons Moham-med et Ali.

<-**Tout de même, depuis quinze ans, vous necélébrez plus le Rhamadan, parce qu'à Bombay onvous a dit de le cesser. (Ils se taisent.) Et au lieude déclarer « au nom de Dieu », vous déclarez s Dieu

(en vous frappant à gauche), Ali (à droite), Moham-med Shah (au milieu). »

— Tu sais très bien nos questions.— C'est que vous êtes très illustres.' Nous nous

intéressons beaucoup à votre histoire en Europe.Nous vous appelons les hashâshins, les fumeurs

d'opium.— Maintenant nous ne fumons ni l'opium, ni le

tabac ; pas de narghileh, pas de cigares..Et tous de rire.**- Mais vous ne priez pas comme les autres Mu-

sulmans.*— Notre prière est une voie différente. Chacun

a son chemin.—- Nous avons appris comment vous priez. Dans

une chambre, avec le portrait de Mohammed Shah.Ici, mû par un premier succès, emporté par une

trop ardente espérance, je fais une tentative et unesorte de raid vers des territoires que noqs n'avonspas encore abordés.

— Y a-t-il des Ismaéliens à Konia? Avez-vous

quelque idée que des relations aient existé entrevos Grands Maîtres et le poète Djélal-eddin Roumi?N'est-ce rien pour vous que Chems-eddin?

Mes questions se pressent. Ils les accueillent

Page 295: Une Enquête Aux Pays Du Levant

J76 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

d'abord par une réponse claire : c Autrefois nousavons eu des Ismaéliens à Konia, mais aujourd'huiil n'y en a plus. » Et de là ils passent à toute une.suite d'explications obscures, déformations devieilles histoires séculaires, parmi lesquelles on en-

trevoit, mais sans espoir de les dégager, de vagueslambeaux de vérité. Je me décourage d'entendre etde transcrire cette confession. Us voient mon trouble,mon énervement, et avec modestie :

— Ici nous ne sommes pas habitués à discuterdes choses du passé. Nous sommes deux ou trois,pas plus, qui savons lire et écrire.

— Mohammed Shah, lui, connaît bien la doc-trine?

—- Il connaît tout. (Sur ce mot, ils ont un sourireet s'épanouissent de satisfaction.) Un jour, à Zan-

zibar, on voulait le photographier avec une massede peuple, et le photographe ne pouvait pas. Alors,lui, il a crié. Et d'un seul doigt sur l'appareil, le pho-tographe a réussi.

Je marque mon admiration. Le Moudir, avecson profil en bec d'aigle, ne cessait pas de rire inté-

rieurement, je le voyais bien. Il était content d'avoirbien organisé ma réception, et puis il se réjouissaitdu bon tour que, dans son idée, il jouait à ses amisles Ismaéliens. Mais ceux-ci confusément sentaient

que mes préférences allaient à eux.—- Nous croyons, continua le jeune chef, que

Mohammed Shah, c'est Hossein ressuscité. (11baisse la voix et regarde si les autres écoutent.)Nous croyons en Jésus-Christ qui a souffert sur la

Croix et qui a souffert réellement, car s'il n'a passouffert, il ne faut pas juger les Juifs.

Page 296: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LÉ VÔYAOE AUX CHATEAUX DES ASSASSINS H1

— Vous n'aimez pas les Juifs?— Non, car c'est la nation qui contrarie.— Enfin, pourquoi lui rendre un culte?— Mohammed Shah est une véritable incarna-

tion d'Allah. L'âme de Mohammed Shah est Dieu.H est le Temps et l'Existence même. Il est l'Être.

— Alors dans son langage, dans sa tenue, il estsurhumain? Il rayonne de lui une majesté divine,l'étincelle d'en haut?

— Je vois en lui toutes les grandeurs suprêmes.— On m'a dit à Paris qu'il aimait les chevaux de

course.— C'est vrai, il a été à Paris. Pourquoi n'aime-

rait-il pas les chevaux de course?— Où est-il aujourd'hui?— A Zanzibar, je crois.— Et pourquoi donc?— Les Ismaéliens y sont nombreux. Le vizir de

Zanzibar est un Ismaélien qui s'appelle BerdoujeMohammed.

— Il va souvent à Londres?— Qui, à Londres. Il reste moins qu'autrefois

chez lui, trois mois seulement, et le reste du tempsil visite les Ismaéliens à Zanzibar et en Perse.

.-— Un homme de quel âge?— De trente-six à trente-sept ans. (Il fait deux

gestes pour marquer une poitrine large et une haute

taille.)<-—Pourrais-je voir son portrait?— Tout le monde le voit. Comment ne pourrait'

on pas voir son portrait? Le Moudir nous a demandéde l'apporter.

L'un d'eux me présente le dieu danè un cadre

Page 297: Une Enquête Aux Pays Du Levant

278 UNE ENQUETE AUX PAY8 DU LEVANT

de bois peint en rose... Diable l c'est bien lui, o'estmon Aga-Khan, du Ritz.

Un personnage posé de faco, en pied, impassible et

débonnaire, la figure trèa ronde, trèa pleine, régu-lière, aveo une forte moustache bien cirée et hori-

zontale, coiffé d'une toque persane, vêtu d'un grandmanteau de satin noir, doublé de blano, que re-tiennent sur les épaules d'énormes noeuds de ru-bans aveo des pendeloques, et qui porto en sautoirun grand cordon de je ne sais quel ordre, et au couune large chaîne où pendent de nombreuses déco-rations. Dans ce personnage hiératisé, je reconnaisà n'en pas douter un honorable familier des plaisirsles plus élégants de Paris. Nous le connaissons tous,le dieu. Personnellement, je n'ai pas l'honneur d'êtredo ses amis. Mais on le croise dans les salons deParis et sur nos plages d'été. Il habite au Ritz.C'est un habitué de Deauville. Ah 1 quelque chosem'avertissait. Mais je n'en espérais pas tant 1 Yoilàune des expériences les plus réussies de mon voyage,et véritablement saisissantes. Interprète, deman-dez-leur : « Mohammed Shah, c'est bien l'Aga Khan

que nous connaissons à Paris, à Deauville, aux

courses, dans le Midi... Non, ne leur dites pas toutcela. Ils m'ont déjà répondu... s Mes chers amis,causons t

— Vous êtes allés à Bombay?— Non, pas encore. Mon oncle Cheikh Nasser y

est pour le moment.—* Vous aimeriez bien voir Mohammed Shah?— Chaque année, chacun désire y aller.— C'est lourd, tout de même, de payer le cin-

quième.

Page 298: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAOE AUX CHATEAUX DBS ASSASSINS 279

— C'e8t notre devoir, on paye aveo plaisir.Il s'arrête un temps, et tout d'un coup reprend :— On voudrait mourir pour lui,

Quoi? Qu'est-ce donc? Je prie l'interprète de lefaire répéter. « On voudrait mourir pour lui l » Et

quel accent 1 quel regard I Voilà un mot bien beau.

C'est, avec les paysages, ce que j'ai trouvé de mieuxtout le long de mon voyage. Mais j'aime encoremieux le mot que les paysages. Après cela, je peuxsuspendre l'interrogatoire.

— Écoutez, mes chers omis, je suis heureux dessentiments dans lesquels je vous vois. J'admirovotre fidélité. Les choses s'arrangeront pour vous.Comme un signe, une promesse, je vous ai apportéun beau texte d'un caractère sacré.

Et déchirant quelques pages d'une édition mi-

française, mi-arabe que je portais avec moi, je leurremis « Le noble écrit ou vertus de notre seigneurRachid-eddin. »

Ils reçurent ces feuillets avec une vive curiosité,et leur chef commença d'en prendre connaissance.A mesure qu'il lisait, une véritabe satisfaction illu-minait sa figure. Il s'arrêta pour me marquer sa

gratitude. Puis il relut, et cette fois à haute voix,à sa vingtaine de coreligionnaires :

« Louange à Dieu, maître de l'univers 1 Que sesbénédictions reposent sur tous les prophètes 1

a Sachez, 6 vrais croyants unitaires (c'est le nom

que s$ donnent à eux-mêmes les Ismaéliens) t que noschefs sont unis à la véritable Unité, par les ins-

pirations divines. Leurs âmes saintes sont l'Ame

universelle, et leur sublime raison est la Raison uni-

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280 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

versclle. De la sorto, ils pénètrent les choses se-crètes... L'essence des êtres 8e dévoile à eux, parsuite du lien qui unit leurs âmes au monde supérieuret de l'attraction qui les élève vers la Causo pre-mière. Les êtres spirituels et corporels, les chosesdu monde supérieur et du monde inférieur, leurobéissent en raison de leur étroite union aveo l'Es-sence des essences. Leurs âmes sont jointes à laVéritable Existence (c'est-à-dire à Dieu), commel'était celle du Seigneur (ftachid-eddin), son salutsoit sur nous. »

Comme ils sont contents 1 Et moi, je me réjouisde leur être utile et que mon passage marque satrace dans leurs vallées immobiles. J'ai fortifié leur

religion. J'y remets de la métaphysique, et je la

pare de plaisantes historiettes. Que vaut leur

croyance? Quelle loi pose-t-elle au-dessus de leurstêtes? Où sont-ils conduits? Quel est le but finalde leur activité, le point où ils se dirigent et qui lesattire? Je l'ignore, mais j'éprouve à contemplerleur sincérité le même plaisir inexprimable qu'àperdre mon regard la nuit dans le ciel. Cette aveugleconfiance, qui leur fait donner aveo enchantementle cinquième de leur revenu, rend compte de cetteobéissance qui les amenait aveuglément à assas-siner. Nul besoin de haschisch. Une foi les possède.Étrange histoire I Voilà donc où aboutit ma longuepromenade dans lès ténèbres : à cette joyeuse figurede l'hôtel Ritz, vénérée et subventionnée par de

pauvres gens 1 Après tant dé siècles 1 C'est pour enarriver là qu'Abdallah l'oculiste constitua sa franc-

maçonnerie 1 C'est pour en arriver là que Hasan

Page 300: Une Enquête Aux Pays Du Levant

I.E PORTHAITn'AOA-KIIA^;

m QU'll, KST ADORÉ

PAR I.KS ISMAKI.IF.XS

« L'an d'eu* me présente le dieu dans un cadre de bois peint en

rose... » (page 21").

Page 301: Une Enquête Aux Pays Du Levant
Page 302: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES ASSAS81N8 281

Sabâh emmena du Caire en Perse et à Alamout lefils de Nizar, le petit-fils de Hakim l C'est pour enarriver là que Hasan Aladhikrihis-Salnm, conseillé

parle jeune Rachid-eddin Sinan, se déclara le petit-fils de Nizar... Oui, c'est pour en arriver là, à cetteadoration un peu niaise, et cependant haute et bien-

faisante, puisqu'elle élève ces villageois au-dessusde beaucoup d'entre nous. Mais oui, au-dessus ! Sousune diversité apparente, ces paysans autrefois des

assassins, aujourd'hui des braves gens qui font descollectes et adorent le portrait d'un mondain, pos-sèdent la petite flamme religieuse, et c'est par elle quevit l'humanité et que l'humanité résiste au néant...

Je suis heureux d'être venu là, comme un évêquoen tournée de confirmation. J'aimerais, selon l'usageavoir à dé jeûner le chef de mes ouailles, ce jeune,nabi aux sentiments si nobles. Mais il paraît quec'est impossible. Je ne sais pas ce qui les empêche,le Moudir et lui, de s'asseoir à la même table. Ilssont d'accord pour écarter mon invitation. Les der-niers fidèles du Vieux de la Montagne s'éloignent un

peu, et à distance ils continuent, tous, de me regar-der aveo une parfaite entente de sympathie (20}.

DE KHAWABI A TARTOUS

Je suis profondément contrarié de quitter ce cherami. En lui, j'ai vraiment le plus rare spécimend'humanité : il me présente l'état d'esprit des genssur qui agissaient les Rachid-eddin et les HasanSabâh. Quel malheur que mes compagnons, troppressés de rentrer à Beyrouth, veuillent aller cou-cher ce soir à Tartous 1

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192 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Après avoir redescendu, sur un petit parcours,une partie de notre chemin d'arrivée, nous commen-

çons à suivre le lit d'une rivière qui s'en va à la mer.C'est une vallée si resserrée que, vingt fois de suite,nous devons traverser l'eau, pour aller chercher,tantôt à droite, tantôt à gauche, au milieu des lau-

riers-roses, un peu de rive où maroher ; et finale-ment nous chevauchons en plein dans son lit, quiheureusement n'est guère profond. Mais commentfait-on en hiver?

Bientôt commence à sa faire sentir la chaleurmoite du rivage syrien. Nous débouchons dans une

plaine cultivée, d'où l'on aperçoit au loin la villede Tartous. C'est l'heure du soir, où toutes lesfleurs respirent, boivent le graud air, dilatent leurs

forces, éclatent de couleur; et dans le crépusculeles chacals gémissent.

Notre camp s'installe sur le sable, au bord de la

mer, en face de l'Ile de Ruad, et nous allons saluerdivers notables du pays. Il paraîtra peu croyablequ'ayant si fort désiré ce voyage, qui vient de m'en-

chanter, j'en sois déjà rassasié au point de ne pasvisiter le château de Tartous. Mais ce château

appartenait aux Templiers, et je continue d'avoirtoute ma curiosité accaparée par les Ismaéliens...Je cherche qui pourra me renseigner plus encore sureux. M. Achmet Hamad voudrait nous donner une

hospitalité dont nous déclinons l'offre gracieuse;il tient du moins à nous envoyer un dîner sous nostentes. C'est le chef politique d'un grand groupe-ment de Nosselris, et pour défendre leurs intérêts

auprès du gouvernement turc, il touche d'eux, me

dit-on, 50 centimes par personne, Or on admet

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DE8 ASSASSINS 383

qu'il y a 150 000 NosseTris dans la montagne. So.

maan-el-Dayan, ohez qui nous entrons ensuite, estun notable chrétien. Notre troisième visite est pourle Moudir, un jeune homme sanglé dans une magni-fique redingote, qui s'excuse, car il n'a pas été pré-venu de notre arrivée. Il nous offrirait, lui aussi,un dîner, si nous pouvions en attendre quelquesheures les apprêts. Du moins veut-il assister, sousnotre tente, à notre repas, pour lequel il nous fait

porter une formidable caisso de biscuits Olibet.Au cours de ces visites et dans cette fin de jour-

née, j'ai recueilli quelques renseignements complé-mentaires qui ne sont pas sans valeur.

— Voyons, dis-je à tous, ce fameux culte secret

qu'on attribue aux Israaélions?— C'est malaisé à savoir. Connaissent-ils bien,

eux-mêmes, leur théologie? La plupart croient àla métempsycose, et plusieurs d'entre eux affirment

que notre Seigneur Ali habite la lune... Ils ont un

respect religieux pour la femme. Ils estiment qu'elleest d'une essence plus noble quo celle do l'homme,et ils le prouvent en faisant remarquer qu'elle al'honneur d'être la source de l'humanité. Une telleidée scandalise, dans un pays où les Nossetris et lesmusulmans professent pour la femme le mépris le

plus absolu, et oroient qu'elle n'a pas de religion.Même les chrétiens ici traitent la femme à peu prèscomme font les musulmans, sauf qu'ils la laissentcirculer sans voile. Cette espèce de vénération que lui

témoignent les Ismaéliens parait étrange, et même

impie. C'est peut-être une des raisons qui expliquentla rumeur de leur culte secret. Je crois ce que l'on

raconte, qu'ils portent dans leur turban, en guise

Page 305: Une Enquête Aux Pays Du Levant

384 UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

d'amulette, un sachet qui contient des cheveux de

femme, mais je no sais rien des mystères orgiaques.A ma connaissance, les Ismaéliens ont de belles

qualités morales. Ils s'interdisent les liqueurs, ilsfument très modérément : il y a quelques années,leur Dieu les invita à négliger le tabao, et bon nombre

y renoncèrent. Us sont généreux, intelligents et

probes. Dea êtres calmes, réfléchis, et d'un grandcourage. Littéralement, ils méprisent la mort.

— Ce Dieu, enfin, cot Aga Khan?— Qu'est-ce qu'on sait? Avant l'occupation des

Indes par lec Anglais, un grand personnage, richeet influent, avait accaparé beaucoup de terrainsdes Indiens, et après l'occupation, pour éviter toutmal pouvant provenir de sa part, les Anglais ontdû le respecter beaucoup, en lui laissant tous lesterrains. Cet homme descend de la famille d'Ali.Il n'avait aucune qualité, ni emploi officiel dans les

Indes, mais devant lea Ismaéliens, il possédait des

titres, que les tribunaux anglais ont examinés ; etles Anglais le soutiennent. Pourtant il y a unemoitié des Ismaéliens qui n'est pas pour lui.

Je rapporte ces propos qui ne me satisfont guère.Ici, dès qu'on cherche des faits historiques, on entreen pleines ténèbres. De tels renseignements peu-vent tout au moins nous donner une idée de ceux

qui nous les fournissent : on entrevoit, à côté des plusfolles crédulités, une veine de dénigrement scep-tique. Et parfois une certaine clairvoyance. Écoutezceci :

— Il y a dix ou douze ans, un des chefs ismaé-liens fut accusé d'espionnage pour le compte des

Anglais. Ses ennemis l'accablèrent à ce point qu'il

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LE VOYAGE AUX CHATEAUX DES A8SA8SINS 289

pouvait être condamné à mort. Quatre ou cinqcheikhs Ismaéliens s'en allèrent à Bombay deman-der l'intervention du dieu. Il les accueillit en sou-riant et leur dit que leur ami no souffrirait aucunmal et sortirait de sa prison, la tête haute, dans

quatre mois. Il leur fixa même la date de sa déli-vrance. Ils insistèrent ; ils firent voir qu'il y avaitun dossier formidable, et qu'il courait un danger demort. Le dieu se contenta de répéter les mémosassurances et leur donna congé. Ils revinrent etracontèrent ce qu'ils avaient entendu. Tous lesIsmaéliens s'inclinèrent, mais les Chrétiens, les Mu-sulmans et les Nosseiris accueillirent l'oracle aveodérision. Cependant, au jour indiqué par le dieu de

Bombay, un iradè impérial arriva de Constanti-

nople ordonnant d'élargir immédiatement le pri-sonnier... Le dieu de Bombay, qui est fabuleuse-ment riche, avait-il agi dans l'entourage d'AbdulHamid? ou bien les Anglais étaient-ils intervenus?

..Je ne me lasserais pas de recueillir ces traits

qui peu à peu rattachent à la réalité nos invraisem-blables disciples du Vieux de la Montagne; mais

après ces longues journées de voyage et d'enquête,il faut prendre du repos, et peut-être le lecteur neveut-il plus en savoir davantage...

Au cours de la soirée, nous avions été avertis queles voitures demandées par nous à Tripoli, car nousétions plus qu'excédés de nos chevaux et de nos

mulets, venaient d'arriver heureusement.,

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ISS UNE ENQUÊTE AUX PAY8 DU LEVANT

DE TARTOUS A TRIPOLI, PAR AMRIT

Un réveil enchanté par les oris des paons, l'ex-centricité des tortues qui nagent sur la mer, etl'éclat de l'Ile de Ruad, brillante comme un Ilot des

lagunes vénitiennes.C'est quelque chose de bien caractéristique, la

première chaleur du matin dans une ville orientaledu rivage, et cette vibration de couleur, de lumièreet de ohant...

Dès cinq heures, nous partons, le long de la mer,en voiture, pour atteindre en sept à huit heures Tri-

poli. Au passage, visite de la cathédrale des croisés,Notre-Dame de Tartous, où pria Joinville, et quitombe en ruines au milieu des palmiers. Le pathé-tique de cet endroit, o'est qu'il fut l'un des derniers

occupés par les chrétiens en Terre Sainte. Les Tem-

pliers, ayant à leur tête l'infortuné Jacques de

Âlolay, durent quitter définitivement le châteaude Tartous en l'an 1301, et, l'année suivante, l'Ile deRuad.

Après une heure de trajet, arrêt à Amrit, où lesdeux Renan prirent leur fièvre néfaste, et visitesommaire des ruines phéniciennes. Ce sont trois

groupes de pierres : la ville, le stade et le temple.Tout autour, une grande plaine et des marécages.La montagne est couronnée de nuages ; quelquesvoiles sèment la mer, et, noyé dans la lumière du

ciel, je crois voir étinceler le glaive qui frappa Hen-riette Renan. Au demeurant, un lieu terrible.

Je constate combien il est difficile de garder safraîcheur de curiosité. Je sommeille grossièrementet ne goûte plus que le plaisir d'être en voiture, et

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LE VOYAOE AUX CHATEAUX DES ASSA8S1NS 287

quelle voiture l sur quelle piste l aveo l'obligationde mettre pied à terre à chaque ruisseau, où nosvéhicules enlizés ou culbutés menacent de se dislo-

quer!A partir du village de Mohadjerin, où nous dé-

jeunons, la route s'améliore. Dormons 1Je me réveille aux approches de Tripoli, en enten-

dant annoncer un couvent de derviches et un étangde poissons sacrés. Il y avait longtemps quo jen'avais plus rencontré de belle singularité religieuse.Honneur à Dercéto, que les Syriens nommaient

Atargatis! Gloire à la Dea Syria, à la grande As-

tarte, à la déesse poisson IDe vieux arbres épais ombragent des eaux lim-

pides, où s'agitent des milliers de poissons argentés,abondamment nourris par la piété musulmane. Et

j'accueille favorablement dans mon coeur cette

pieuse pisciculture.Vers trois heures, nous arrivons à Tripoli, dans

un hôtel relativement propre, que tient un de nos

compatriotes.

Page 309: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE XIV

TRIPOLI

Aussitôt installé, j'ai voulu m'aller promenerdons la ville. Pourquoi Ladki Bey juge-t-il néces-saire de marcher à quinze pas devant moi, aveo unesolennité qui détourne ma propre attention du

spectacle, pour la reporter sur mon personnage?Je me sentais devenir pacha. Tout s'écartait surmon passage; Ladki Bey poussait de la main etbétonnait du regard les inconsidérés qui, sur la

seconde, ne me faisaient pas la plus large place.J'allai m'asseoir, au crépuscule, dans un jardin pu-blic, d'où la vue s'étend sur la ville et son paysageagricole et marin d'une grande couleur monotoneet triste.

Le silence et la splendeur d'une après-midi d'Asiedescendent sur mon voyage achevé. J'ai tournéles pages de mon livre de désirs ; je suis passé durêve à la réalité, et mes aspirations incertaines sesont muées en expériences, dont je n'ai pas fini

d'épuiser la leçon..Nos savants se moquent des vieux chroniqueurs

qui attribuent au haschich le dévouement absoludes sicaires Ismaéliens à leur chef ; nos savants ontdécouvert que le Vieux de la Montagne simulait des

988

Page 310: Une Enquête Aux Pays Du Levant

TRIPOLI 289

miracles, et recourait aux prestiges d'un RobertHoudin. Je crois à l'explication de nos savants et àcelle de nos vieux chroniqueurs; je crois au has-

ohich, aux escamotages, et à bien d'autres chosesencore. Mais il n'est pas d'opiat ni de prestidigita-tion pour transfigurer les âmes, encore qu'ils puis-sent contribuer à les mettre en mouvement. Le

grand secret, le ressort, le mot du miracle (je viensde m'en assurer chez ces pauvres Ismaéliens, sousles oliviers do Khawabi), c'est une aptitude ma-

gnifique au don de soi-même. Que ne pourrait-onfaire, aujourd'hui encore, de cette nation ismaé*Henné 1

Le chapelain anglais Lyde, qui est entré vers1850 dans leurs montagnes, raconte qu'à chaquepas, alors qu'il allait de Latakieh par Qadmous vers

Qalaat el Hoesn, les gens qu'il croisait lui deman-daient des écoles. Ils les attendent encore, en cetteannée 1914, et jusques à quand? Je plaiderai leur

cause, demain matin, auprès de nos religieux de

Tripoli, et c'est une coïncidence qui me plaît que cesoit le jour de la Pentecôte, le jour de la fête de l'Es-

prit, que je vais demander aux Frères dos Écoleset aux Filles de la Charité qu'ils secourent l'intelli-

gence do ces gens de coeur...Dès mon réveil, j'eus le plaisir d'entendre la

messe chez les Frères. Plaisir profond, plaisir com-

plet. Je m'intéresse au culte d'Aga Khan, et si j'en-tendais les chants de Byblos et de Baalbek, il mesemblerait que des ombres sorties du tombeau

m'apportent en supplément les forces spirituellesde l'antiquité ; mais quand j'écoute la messe chré-tienne et française, après des jours de dispersion

i. 19

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290 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

au milieu d'une barbarie si lointaine, c'est la patriede mon esprit que je trouve et qui m'offre tous lessecours avec toutes les beautés.

Après l'office, les Frères et leurs élèves me firentles honneurs de leur Académie et d'une bibliothèquebien pourvue de livres français. Nous causâmes. Jedis à ces messieurs l'intérêt que j'éprouve pour cetteextraordinaire diversité de religions que nous offrela Syrie. Quelques-unes si grossières, comment semaintiennent-elles ?

— Parce que chacune d'elles interdit à ses fidèlesde se marier avec des adeptes d'autres croyances.

Et ils me disent ce qu'ils voient chaque jour :— Nous avons dans notre collège des enfants des

religions les plus variées. Ils suivent obligatoirementnos cours de catéchisme, et, s'ils le veulent, nosoffices. Quelques-uns sont premiers au catéchisme.11ne leur vient pas à l'esprit de se convertir. Quandje pense aux inconvénients qui résulteraient d'uneconversion pour ces pauvres enfants, je me dis quec'est un effet de la bonté de Dieu qui veut leur épar-gner ces peines. Certes, notre religion, outre qu'ellenous otonne la vérité, met à notre disposition plus de

moyens qu'aucune autre pour faire notre salut;mais chacun est sauvé, quand il observe les loisnaturelles et les moyens que lui donne sa religion,si c'est de bonne foi qu'il ne voit pas notre supério-rité.

Voilà des paroles mémorables, qui me semblent

engendrées directement d'un grand texte que nous

tenons de saint Jean-Baptiste de la Salle, le fonda-teur des Frères : < Le bon maître fera toute sa satis-

faction, toute sa joie d'instruire sans relâche, sans

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TRIPOLI 291

distinction, sans aucune acception de personne,tous les enfants, quels qu'ils soient, ignorants,ineptes, dépourvus des biens de nature, riches ou

pauvres, bien ou mal disposés, catholiques ou pro-testants. »

Ce grand homme est une de nos gloires de notre

dix-septième siècle, au même titre que saint Vincentde Paul qui fonde les Filles de la Charité, que le car-dinal de Bérulle qui fonde l'Oratoire, que le Père

Joseph qui, dans l'ombre de Richelieu, est-un descréateurs des missions françaises. A côté de Cor-neille, de Pascal, de Racine, de Molière et des autres

génies, ils figurent la France elle-même devant lesnations. Ce sont des hommes qui rassemblent toutesles forces de leur esprit, toutes leurs pensées, toutesleurs passions, pour obtenir un effet bien déterminéet pour atteindre le but qu'ils ont médité; deshommes qui savent établir l'unité dans leur être ettout au long de leur activité. La vocation de Jean-

Baptiste de la Salle fut de faire la classe aux en-fants du peuple. Il a fondé l'enseignement populaireen France. En France et dans tout l'univers (21).

Les Frères sont arrives à Tripoli en 1886. Deuxmois après l'ouverture de leur première maison, ilsn'avaient que dix élèves. Aujourd'hui, ils me mon-trent deux écoles primaires et un collège d'enseigne-ment primaire supérieur avec cours commercial :

. environ sept cents élèves. Ces jeunes collégiens, quiparlent avec moi dans le meilleur français, des en-fants tout à fait plaisants de vivacité et de politesse,sont tellement recherchés par les employeurs que leFrère Supérieur y voit des inconvénients.

— Les commerçants, les banquiers, me dit-il,

Page 313: Une Enquête Aux Pays Du Levant

292 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

viennent nous les prendre, avant même qu'ils aient

passé leurs examens. En vain disons-nous à ces pa-trons : « Laissez-les-nous quelques mois encore;c'est l'intérêt de ces enfants qu'ils obtiennent leur

diplôme. » Rien n'y fait. Les patrons ne veulent pasattendre... De toutes parts, on nous demande d'ou-vrir de nouvelles écoles. Mais quoi! nous n'avons

pas de personnel. Vous nous dites d'aller chez lesIsmaéliens. Mais ici même, et à Beyrouth, à Lata-

kieh, dans nos collèges existants, les maîtres nous

manquent. Ils meurent, et la loi nous empêche denous recruter en France. Nous allons être obligésde remplacer nos morts par du personnel étranger.Déjà, ici, nous avons deux frères américains. Celane fera qu'empirer fatalement, puisque nous nous

agrandissons, que nous ne pouvons plus nous recru-ter et que nous sommes un ordre international. Et

alors, monsieur Barrés, si d'autres nations se substi-tuent à nous dans notre Institut et dans nos col-

lèges, ce n'y sera plus l'esprit français.Et moi, toujours de répondre :— Je suis votre ami et votre admirateur, et je

veux vous servir de mon mieux, auprès du grandpublic, dès mon retour en France.

Des Frères, je m'en vais chez les Filles de la Cha-rité. Un orphelinat, des écoles, des ouvroirs de lin-

gerie et de couture, environ sept cent trente élèves,et puis un hospice d'enfants trouvés qui abritetrente petits malheureux, un hôpital de vingt lits,un dispensaire qui soigne trente mille malades àl'année.

En traversant les dortoirs, où l'air circule abon-damment et fait tout voltiger, je remarque :

Page 314: Une Enquête Aux Pays Du Levant

TRIPOLI 293

—- C'est bien aéré, mais tout de même un peuserré.

— Aussi faisons-nous construire, répond la Supé-rieure.

— A quoi bon? dit plaisamment le consul,M. Hepp, avec qui j'ai le plaisir de faire cette visite.Ce sera tout de suite aussi plein.

La Supérieure m'explique qu'on leur demandede tous côtés de nouveaux orphelinats, de nouvellesécoles. Dans la montagne, elles ont des classes fré-

quentées gratuitement par cinq cents élèves.Cette Supérieure est d'Avallon, dans l'Yonne.

C'est dès 1863 qu'elle est venue, en Egypte d'abordet puis à Tripoli, et au cours de ce demi-siècle elle

n'est retournée que trois fois en France. Ses pre-mières élèves maintenant sont grand'mères. Jeunesou vieilles, toutes les Tripolitaines qui ont passé parl'école y reviennent souvent voir les Soeurs.

— Ici tout le monde nous aime, les Musulmans

les premiers.Cette vieille religieuse bourguignonne est vrai-

ment une grande dame de chez nous. En sortantde son école, je vais remercier le gouverneur de Tri-

poli, le Mutessarif Raouf-ben-Ayouli, qui a envoyéun détachement de soldats pour me rendre les hon-

neurs. Il me dit, à mon grand effroi, qu'on se pré-

pare à me recevoir grandiose ment à Qalaat-el-Hoesn, et qu'on est venu faire des achats à Tripoli.Cela me confirme ce que je savais par ailleurs, et

me donne un vif désir de rentrer à Beyrouth, car

ces fêtes et ces festins vont gâter ces solitudes, et jesuis à bout de fatigue. ]

Je n'avais pas quitté le Mutessarif depuis deux

Page 315: Une Enquête Aux Pays Du Levant

294 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

heures qu'il venait à mon hôtel me rendre ma visite.Il était accompagné du président de la Commission

municipale, qu'il veut bien me laisser pour me gui-der à travers la ville.

Nous allons d'abord au château. En cours de

route, cet homme aimable me dit (par l'interprète)que c'est un honneur pour lui, et une chance dont ilse félicite, d'être toujours désigné pour accompa-gner les illustres Européens qui traversent Tri-

poli.— Et moi, je me félicite, monsieur le président,

que ce soit vous qui me fassiez visiter un châteausi fameux en Europe.

— Fameux, me répond-il, il le sera après votrevisite.

Ainsi devisons-nous galamment, et à travers lavieille ville nous atteignons, au pied de la côte, lesmarches cuites et recuites, toutes brunies, du châ-teau de Raymond comte de Toulouse. Des guichetsferment les ruines, qui servent aujourd'hui de

bagne. Nous circulons sur les toits, je veux dire surdes terrasses qui recouvrent les tours coupées à mi-hauteur. Dans les fonds, à trente mètres sous notre

promenade, ce sont les préaux des prisonniers.Nous les apercevons par des ouvertures de puits.Us se grattent, ils causent, ils subissent et atten-dent. Dans cette ombre sinistre, l'un d'eux est pros-terné en prière.

Si je relève mon regard, c'est une vue superbe surles forêts d'orangers qui enveloppent la ville. La

mer, les campagnes, l'univers sont baignés de so-leil.

Nous continuons d'errer sur les terrasses de cette

Page 316: Une Enquête Aux Pays Du Levant

TRIPOLI 295

chiourme inimaginable. C'est un vaste corps de

garde en plein air. On monte, on descend, toujoursà ciel découvert. Des coffres aux ferrures barbareset des lits de camp sont installés sous des arbres,

que l'on s'étonne de trouver, à cette hauteur, mer-veilleusement poussés parmi les pierres descellées.Et dans les branches de ces arbres sont suspenduesdes cages d'oiseaux. Une cuisine qui fume en pleinair; des soldats qui circulent, quelques-uns nègresaux figures brutales et jeunes ; des bruits de grillesqu'on verrouille, et partout des abricotiers et des

pêchers, des boites de pétrole peintes en bleu etvert où poussent des fleurs : c'est la dureté et le

bariolage de l'Orient.Pour finir la journée, nous allons chez le chef de

gare de Tripoli, un Syrien, qui ramasse dans toutela région les antiquités, les monnaies surtout, et

qui, chaque année, me dit-il, envoie ses collec-tions à Paris, à Londres, pour que notre cabinetdes médailles et le British Muséum y fassent leurchoix.

Dans sa petite maison, il étale tout autour de moises trésors. 0 bonheur I ô délices l j'ai connu pendantune heure chez ce chef de gare, les enivrements dunumismate. C'est quelque chose de tout pareil àl'excitation presque douloureuse, vous rappelez-vous, que, collégiens, nous éprouvions à manier lestimbres triangulaires du Cap de Bonne-Espérance,ceux des États du Pape, des villes libres d'Alle-

magne, et le vermillon de la République de 1848 :un désir de posséder l'objet rare, doublé d'une sortede rêverie profonde sur les réalités qu'il évoque.Je tenais dans ma main, sous mon regard, toutes ces

Page 317: Une Enquête Aux Pays Du Levant

29* UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

monnaies précieuses de Syrie, les monnaies de

Qadmous, les monnaies romaines d'Héliogabale, oùl'on voit l'Empereur syrien officiant auprès de la

pierre sacrée, tombée du ciel, les monnaies des croi-

sades, marquées à la croix et. portant des inscrip-tions arabes.

Quel est lo sens du plaisir confus que me donnece maniement des héros, des empereurs et des

dynasties? J'ai une disposition à m'intéresser aux

amulettes,' aux talismans : scarabées et basilics du

Nil, abraxas des gnostiques, jaspes, agates, tur-

quoises. Non que je croie le moins du monde à leurvertu favorable ou funeste; mais, comment dire,c'est un attrait, une sympathie, une légère fascina-tion, vraiment une sorte de magie. Ces objetscharmés peuvent-ils émettre certaines vibrations,et nous relier aux milieux où ils reposèrent? Quisait 1J'aime tant cette phrase : « Les mers sont en-core ébranlées par le sillage des vaissaux de Pom-

pée. ».— Cher monsieur, dis-je au chef de gare, les chré-

tiens d'Asie, dans les premiers siècles, portaientdes médailles où figuraient d'un côté la tête d'A-

lexandre, et de l'autre le nom de Jésus-Christ. Ne

pourriez-vous m'en trouver une?Le chef de gare n'en a jamais vu, mais il sait que

l'image d'Alexandre porte bonheur. Et c'est vrai

que, chez les Anciens, les hommes aimaient avoir

l'image du jeune héros sur leurs anneaux, et lesfemmes sûr leurs bracelets et leurs bagues. Même des

élégantes la faisaient broder en différentes cou-leurs sur leurs tuniques, leurs ceintures et leursmanteaux (22).

Page 318: Une Enquête Aux Pays Du Levant

TRIPOLI 297

— Chef de gare, donnez-moi toutes vos mon-naies d'Alexandre, pour que je rapporte des chancesde bonheur à mes amis de France.

Ce soir-là, au sortir de cette rêverie, et surchargéd'émotions et- de vues que j'avais hâte de mieuxsaisir et de méditer, je pris la décision de rentrertout droit à Beyrouth. Pour accomplir tout mon

programme des châteaux, il me restait à voir Qalaatel Hoesn. Le voyage le plus simple, et l'on m'yattendait. Mais les divertissements que venait dem'annoncer le Mutessarif ne pouvaient rien ajouterà mon enquête des Assassins. Ces fêtes, que jeregrette maintenant, m'intimidèrent. J'avais hâted'un peu de repos et de solitude, pour classer mes

impressions et me refaire de nouvelles curiosités.Cette espèce de fantasia que l'on me promettaitacheva de donner, dans mon imagination, un carac-tère un peu banal à des ruines auxquelles je repro-chais déjà d'avoir reçu trop de visites. Très fierd'avoir vu des sites mystérieux, je savais mauvais

gré à Qalaat el Hoesn d'avoir été décrit par Loc-

kroy et Gérard de Nerval. Sur un seul point, macuriosité était en éveil. J'aurais voulu y lire de mes

yeux une inscription que je sais qui s'y trouve, grif-fonnée par un chevalier, au douzième siècle, sur lesmurs du vestibule de la chapelle, et dont je ne doute

pas que Gérard de Nerval ne l'ait heureusementméditée.

Ultima sit primaSU prima secundaSit una in medio positaNomen habebit ila.

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298 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

A M. Aristide Marie de vérifier si ce n'est pas en

déchiffrant sur place ce logogriphe que le charmant

fol conçut le sonnet d'Artemis, le poème insensé quenous aimons :

La Treizième revient... C'est encore la. première,Et c'est toujours la seule, — ou c'est le seul moment :Car es-tu reine, ô toi! la première ou dernière?Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement :C'est la mort — ou la morte... ô délice 1 ô tourment fLa rose qu'elle tient, c'est la rose trémière.

Vers charmants et pleins d'ombre I Bijou enlevé

à la dea Syria, à la déesse multiforme, qu'aprèsGérard je suis allé honorer. Ceux qui viendront

après moi se défendront mieux sans doute contrecette contagion de poésie (23). La mystique proces-sion n'est-elle pas interrompue? Le général Gouraud

a créé de grandes routes qui ouvrent ces régions aux

curiosités les plus paresseuses. Des touristes iront

bâiller, où.le coeur me battait si fort de fatigue et

d'émotion. J'aurai clos, en juin 1914, la longuesérie des pèlerins du mystère.

Page 320: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE XV

DE TRIPOLI A BEYROUTH

De Tripoli, nous avons regagné Beyrouth parmer, en longeant le rivage. C'était un spectacle su-blime. Pendant cinq heures, notre bateau a glisséà quelques cents mètres des montagnes, dont lessommets étincelaient au-dessus de nos têtes. Quellemultitude de motifs ! Des golfes infinis, des champsd'oliviers et de vignes, le sable rouge, les pins para-sols, les monastères, les précipices, les villages, les

lignes crénelées de rochers, de forêts et de neiges,les nuages, l'azur : je n'avais jamais rêvé cette plé-nitude de beautés. C'est un Olympe vivant, l'expo-sition des dieux : j'admire leurs demeures, et je per-çois letir présence éternelle.- Devant la mer immense et dangereuse, et dansce climat consumé de soleil, ces montagnes portentdes ombrages et des neiges. Bien plus, à tous leurs

étages, elles offrent à la vénération de la*terre et dela mer, comme des ostensoirs, leurs chapelles ; et surtous les hauts lieux elles dirigent nos regards, sou-lèvent nos pensées vers le ciel. Par une successionde degrés et d'invocations, nous voilà haussés des

splendeurs visibles jusqu'au mystère invisible.H y a trop longtemps que j'ai vu ce paysage pour

999

Page 321: Une Enquête Aux Pays Du Levant

800 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

que je puisse vous le peindre positivement, mais

j'en garde au fond du coeur l'enthousiasme, et jemurmure la parole de l'ascète païen qui, venu s'ins-taller au pied du Liban, disait : « Je ne trouve nulle

joie à l'existence en dehors de la Syrie, où je pro-mène ma religion do montagne en montagne, et decolline en colline, tandis que les gens qui me voientme prennent pour un dément ou, un conducteur dechameaux. »

Les dieux du Liban ont été dépassés. Mais lesidoles d'un jour, qu'avaient intronisés nos appels,nos désirs, nos erreurs et nos pressentiments, étin-cellent encore au milieu d'une nature qui n'a pasperdu ses puissances d'ivresse. Nous allons sur lamer inchangée, au pied des montagnes qui, sous lesoleil éternel, vêtues des mêmes ombres et desmêmes lumières, sont toujours fleuries d'invoca-tions divines. Le coeur humain n'a pas cessé des'émouvoir devant le déploiement des beautés etdes chants du Liban. Le glissement du bateau, l'or,l'azur, l'argent, le parfum des espaces, le désir du

ciel, mon imagination enflammée, mon impuis-sance à saisir l'impalpable et à retenir l'écoulementdes heures, le salut perpétuel et multiforme que jedonnais à la divinité et aux ressorts divers du monde,tous mes hymnes de gratitude au cours de cette

journée, m'enrichiront jusqu'à ma mort.Je ne cessai pas d'errer tout l'après-midi sur le

bateau, espérant toujours trouver quelque pointd'où j'arrêterais le cours du temps et m'approprie-rais l'insaisissable. Voici Batroum, les sites rena-niens d'Amsohit, de Byblos, de Ghazir, les gorgesprofondes de l'Adonis et du Lycos, et le palais du

Page 322: Une Enquête Aux Pays Du Levant

DE TRIPOLI A BEYROUTH'• 301

pontife seigneur du Liban. Voici les saintes occul-

tations de Baal par saint Georges et saint Élie, et

d'Astarté, déesse de la mer, des ténèbres et de la

mort, qui s'efface derrière la Vierge de clarté. La

fontaine de vie jaillit des profondeurs du sol, et

jette à la vive lumière le trésor épuré des antiques

mystères. Au soir nous arrivons à Beyrouth...

Après avoir parcouru les replis obscurs, les vallées

desséchées, je viens de revoir la face lumineuse du

pays.

Page 323: Une Enquête Aux Pays Du Levant

CHAPITRE XVI

LA CHEVALERIB D'AUJOURD'HUI ET D'HIER

Tout cela m'enivre, mais, d'une ivresse que jene prends pas tout à fait au sérieux. Vous ne mecroiriez pas, si je vous affirmais que j'espérais àfond retrouver, sur les châteaux du Vieux de la

Montagne, son secret pour disposer corps et âmesde ses fidèles. Tandis que je cherche et appellece que je sais qui est mort, j'attends quelquechose d'autre que je ne sais pas nommer... Au mi-lieu de ces folles musiques, une vérité s'est forméeen moi : j'ai vu que ces ferments jadis tout-puis-sants, et qui gardent un attrait de mystère, ne sont

plus qu'une pourriture où végètent de pauvresgens.

Ces pauvres et bonnes gens, qui les sauvera? Les

religieux de France, jésuites, lazaristes, maristes,capucins, franciscains, dominicains, Frères desécoles chrétiennes..., les soixante-dix congrégationsdiverses que notre pays entretient au Levant et

qui en sont l'exacte et actuelle merveille !Il ne faut pas que je romantise sur des souvenirs

démantelés, pour manquer ensuite d'imaginationdevant les forces vivantes. C'était beau, jadis. Ma-

syaf, Qadmous, le Kaf, Aleïka, Marqab, Khawabi ;MM

Page 324: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA CHEVALERIE D'AUJOURD'HUI 303

mais l'Université Saint-Joseph, Antoura, la moindreécole de nos religieux? Oui,- nos religieux, à leur

tour, après les Raymond de Toulouse et les Ra-

chid-eddin, comment les comprendre? Avant de

quitter définitivement Beyrouth, et de poursuivremon voyage par terre jusqu'à Constantinople,je veux achever mon enquête.

Je suis retourné dans cette grande maison del'Université Saint-Joseph. A nouveau j'ai causé avecles Pères Jésuites. Leur Institut d'études orientales,leurs écoles d'agriculture, leurs petites soeurs arabes,les Mariamette8, autant de machines prêtes à s'en-

grener avec la vie indigène, autant d'imaginationsde génie.

Je suis retourné chez les Frères des Écoles chré-tiennes. Leur enseignement professionnel est quel-que chose d'extraordinaire. Ils fournissent tout le

personnel des professions libérales, des administra-

tions, des chemins de fer et de toutes les entreprisesde caractère international. Au milieu de cette civi-lisation musulmane et de ces débris composites, cen'est rien moins qu'une classe moyenne qu'ils sonten train de créer, une classe nourrie de notre cul-ture et vivant de nos traditions.

Je suis retourné chez les Filles de la Charité. Ellesont pour mot d'ordre, si je les comprends bien, dene jamais juger ni même interroger le malheur, etde courir à tout ce qui souffre. Comme elles se fontaimer 1

Tous et toutes, je me sens mieux capable d'ap-précier leur action, maintenant que j'ai vu les ter-ritoires qu'ils ont entrepris d'assainir. Je les regardeavec respect exécuter, conformément à leur règle,

Page 325: Une Enquête Aux Pays Du Levant

SOt UNE ENQUÊTE AUX PAYE DU LEVANT

un dessein de vertu et de génie. Us obéissent à une

pensée initiale dont ils déroulent les contéquences.Quelle pensée exactement? On ne me demande pasque je décrive davantage leurs maisons, leurs élèves,leurs programmes, bref les signe? extérieurs et leseffets de leur mission ; je viens d'en fournir le ta-bleau le plus récent à la Chambre ; mais je voudraisentrer plus intimement au coeur de leur politique.

— Cher monsieur, dis-je à l'un et à l'autre, jesuis émerveillé de l'oeuvre française que vous accom-

plissez. Mais je ne comprends pas clairement votre

point de vue. Ainsi, vous, les Jésuites, vous êtes unordre international. Pourquoi vous dévouer à laFrance?

— Nous agissons par province. L'oeuvre de Bey-routh, c'est l'oeuvre de notre province do Lyon, quitout naturellement, parce que française, travaille

pour la France.-— Bonne réponse l Mais enfin des Jésuites fran-

çais, et qui relèvent de la province de Lyon, ne sonttout de même pas entrés en religion avec le but

exprès de répandre la langue française.— Nous accomplissons gesta Dei per Francos.— Cela encore est très bien. Mais dans l'espèce,

à l'Université Saint-Joseph, où sont les gesta Dei?En quoi les services que vous rendez à la Franceservent-ils Dieu et l'Église? Qu'est-ce que Romoattend de cet immense effort?

De leurs multiples réponses j'arrive à me formercette pensée claire : le prêtre catholique n'est pasen Orient pour enseigner la langue française. Cet

enseignement est le moyen, et non pas le but. Le

prêtre est en Orient pour faire l'union des Églises,

Page 326: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA CHEVALERIE D'AUJOURD'HUI 305

pour mettre fin au schisme de Photius et de Céru-laire. C'est dans ce dessein principalement qu'ilrecourt aux oeuvres d'enseignement et de charité,dont il attend qu'elles rapprochent les hommes et

apaisent leurs malentendus. Avant de réussir àconvertir les gens, il faut se faire connaître, aimer,apprécier, il faut préparer l'heure unanime où fleu-rira la grande parole d'unité : « Nous nous esti-mons ; pourquoi ne serions-nous pas un seul trou-

peau sous un seul pasteur? Sa tâche de professeurpermet au missionnaire de pénétrer dans toutes lesfamilles chrétiennes et d'y apporter la vérité catho-

lique, aveo le double prestige du prêtre et de l'édu-cateur. On désire ici aveo tant d'ardeur acquérir laconnaissance de la langue française 1 Et les oeuvresde charité sont plus efficaces encore que les oeuvres

d'enseignement. Une infirmière sur le champ debataille est toute-puissante auprès des coeurs : danscet Orient livré aux ravages de la misère, nos reli-.gieuses émerveillent les. Turcs eux-mêmes, qui lestraitent comme des reines. Un savant uléma de

Sainte-Sophie disait : c Puissé-je ne pas mourir,sans avoir auprès de moi un de ces anges venus duciel pour consoler la misère humaine 1 »

Mais si haute et si vraie qu'elle soit, cette poli-tique do la réunion n'explique nullement l'abon-

dance.des missionnaires français, qui forment à euxseuls les huit dixièmes de l'armée de la propagandecatholique. La fin du schisme, voilà un motif plusofficiel qu'intérieur et dont je doute qu'il ait déter-miné beaucoup de vocations. N'exigeons pas que lesmissionnaires nous fassent là-dessus des réponsesnettes et claires. « Nul oeil ne peut se voir lui-même,

i. 20

Page 327: Une Enquête Aux Pays Du Levant

306 UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

Oculus non semetipsum videt, » comme disait Taineà Bourget. La vérité, c'est que leur âme a son ins-tinct, ses ailes, et veut accomplir la tâche aventu-reuse que nos ancêtres ont toujours estimée

attrayante et noble. Us appartiennent à une racedont la plus lointaine parole est : « Je ne crains rien,sinon que le ciel me tombe sur la tête, » et ces cou-

rageux fils de la Gaule et de Rome sont venus ici ausecours du ciel chrétien ébranlé par l'Islam. C'estle legs des siècles, une tâche française qu'ils ne re-mettent pas en question. Ils sont ici, parce qu'avanteux d'autres clercs et des chevaliers y furent.Ils ont trouvé ce désir, ce devoir, cette imagina-tion dans la tradition chevaleresque. Us succèdentvraiment aux Hospitaliers, aux Templiers.

Saint François d'Assise était regardé comme « lechevalier du Crucifié », et le premier chapitre géné-ral de ses disciples fut appelé « le camp de Dieu, »« le rendez-vous des chevaliers du Christ. » Saint

Ignace, c'est un soldat et qui pense créer un ordrede chevalerie. Sa méditation des deux étendards etcelle du règne du Christ rendent bien compte de sonétat d'esprit. Saint Vincent de Paul, en fondant lesFilles de la Charité, s'accorde avec ce Jacques Molayqui donnait comme mot d'ordre à ses chevaliers de

protéger l'humble pèlerin sur les chemins de Syrie,sicut mater infantem. Le Père Joseph, jusqu'à sa

mort, a rêvé.de recommencer la Croisade. Dans leurs

hôpitaux et leurs dispensaires, les soeurs de Charité

pourraient prendre pour devise lé vers superbe deschansons de geste :

Donner, voilà ses tours et ses créneaux.

Page 328: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA CHEVALERIE D'AUJOURD'HUI 307

Tous et toutes méritent la sublime définition queVictor Hugo nous a laissée du chevalier :

Il écoute partout si l'on crie au secours !

Et justement voilà pour compliquer le mystère :ils sont partis comme des chevaliers, et nous lestrouvons en train de faire la classe à des marmots.

Quand vous êtes venus de France, mes Pères, cetOrient, c'était la terre promise, une terre de délices :au spirituel, du lait, du miej, et peut-être le mar-

tyre. Et puis voici (avouez-le) rien que des pierres.Le missionnaire qui faisait des rêves d'apostolathéroïque se heurto à une civilisation si fermée, sisûre d'elle-même que parfois il ne peut pas ne paséprouver le sentiment de son impuissance absolue.Comme tout était beau, quand il était en route I Et

puis, sur place, position fausse d'être venu convertirdes inconverti88ables. Inertie qui le gagne et qu'ag-grave le climat. Je vois se raleutir le battement dece coeur désabusé. Le missionnaire n'a plus de lamission que le paysage. Se rappeler la mort de Fran-

çois Xavier, l'apôtre des Indes, au rivage chinois.Une des minutes les plus tragiques de l'histoire des

grandes âmes.Ils ne.nou8 avoueront jamais ces multiples décep-

. tions, qu'ils se cachent à eux-mêmes, mais nous nesommes pas insensibles au point de ne pas devinerce que leur bel équilibre dissimule de renoncementdouloureux. Pour cette souffrance muette, je lesaime et les admire davantage. Je les admire de cemélange d'idéal et de platitude où ils consumentleurs jours d'exil. Je les admire dans l'humble vé-rité de leur vie quotidienne et dans les soudains

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30S UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LEVANT

sursauts de foi, de poésie, qui les ramènent parinstants aux enthousiasmes de leur première voca-tion : immense bonne volonté, demi-réussite, relè-vement continuel par la force du rêve, et puis trébu-chôment. Je les admire dans la tristesse qu'à tortou à raison je suppose qu'ils ressentent, parfois,durant ces longues journées d'un climat épuisant.Je les admire dans ce royaume d'avenir incertain.

L'autre jour, j'étais retourné à Ghazir. Je regar-dais la maison qui s'élève sur l'emplacement decelle qu'habita Renan. Un jeune hommo que je neconnais pas m'aborda, et danaun français excel-lent répondit aveo obligeance à plusieurs de mes

questions. Et soudain, comme je lui demandais oùse trouvait au temps de Renan le collège desJésuites, il me dit aveo véhémence :

— Quand dono mettra-t-on ici une plaque contreles Pères, et pour rappeler que la Vie de Jésus y futécrite?

Je regardai cet enfant battre le sein de sa nour-

rice, et je songeai au blasphème de Caliban : c Tum'as donné la parole ; je m'en sers pour te maudire. »

Qu'est-ce que cette révolte? Je voudrais com-

prendre. Est-ce la protestation d'une race gênéedans ses moeurs? L'effet d'une instruction qui créedes énergies inemployées? Une tentative de. la logede Beyrouth, dont on m'a affirmé pourtant qu'elleen est à l'étape libérale, sans anticléricalisme? Jone connais pas le problème.

— Pour moi, lui dis-je, je rêve d'une inscription,dont j'ignore encore les termes, qui réconcilie ceux

qui vous instruisirent et celui qui nous apprit à vousaimer. Vous êtes sensible à l'oeuvre érudite et char-

Page 330: Une Enquête Aux Pays Du Levant

LA CHEVALERIE D'AUJOURD'HUI 80»

mante du poète, mais qui dono vous a portés à sa

hauteur, sinon les Pères jésuites?Cette anecdote, c'est un cas d'exception, j'en suis

sûr ; mais enfin elle est vraie, je vous prie de m'encroire. Quelle solitude de telles paroles laissent voir•autour de l'éducateur ! Auprès de lui, à ras du sol,dans ce grand paysage accablant d'Asie, on dis-

tinguo la figure à demi cachée de l'ingratitude. Detoute son âme, il a fait cette éducation. Et le jeunedisciple, devenu grand, s'éloigne sans un regard...Qu'importe 1 II n'est pa* de beauté sans un ingratqui l'offense, et qui, croyant la diminuer, y metl'accent sublime.

La ténacité de ces prêtres, leur désillusion per-sonnelle, s'il en est, l'empressement mystérieux deleurs élèves, l'ingratitude même de ces enfants, toutme ramène au problème qui m'obsède : peut-oncréer une civilisation franco-orientale? Doit-on jugerqu'il y a chez les Orientaux de précieuses aptitudesspéciales à ménager et à sauver? Quel dosage sou-haiter d'Orient et d'Occident?

Pratiquement, quelles qu'aient été leurs aspira-tions au départ, quelle que soit leur détresse dans le

présent, si vains que deviennent leurs espoirs deconvertir le mécréant, une chose est claire, c'est

qu'ils travaillent à répandre notre civilisation. Sousle signe du Christ, ils prêchent l'amour de la Franceavec une ardeur qu'aucune peinture n'exagérera.Apôtres du Christ et d'une religion universelle,, ilsferaient, certes, dans une colonie anglaise et danstout pays, une besogne analogue* à celle qu'on leurvoit accomplir ici. Mais qu'ils préfèrent travailler

pour la France l Ils la jugent de la même manière

Page 331: Une Enquête Aux Pays Du Levant

ttO UNE ENQUETE AUX PAYS DU LEVANT

que font les Maronites, o'est-à-dire comme la caté*

gorie de l'idéal. Ils éprouvent une joie quotidienne,un sentiment royal à la voir dominer, protéger,nourrir spirituellement toutes ces races.

C'est qu'en effet la France, ici, est souveraine-ment bienfaisante. Elle alimente et unifie ces na-

tions, pluo divisées encore qu'épuisées. En revenantdu pays des Nosséiris et des Ismaéliens, et de jeterun regard sur le ohaos de leurs traditions millé-

naires, je suis persuadé que ces pauvres gens ontvraiment besoin de notre civilisation, et que sanselle ils continueront à n'en posséder aucune (22).

Je m'arrête. Quelques lecteurs s'étonneraient queje tire déjà des conclusions de mes petits voyages etles jugeraient prématurées. Mais puis-je empêchermon esprit d'être agi par ce que je vois? Au restenous continuons nos expériences. Je vais poursuivredemain mon enquête, par la vallée de l'Oronte^tavCilicie et l'Asie Mineure, pour la terminer enfin sur^la tombe du poète persan à Konia. . ux

FIN DU TOME PREMIER

Page 332: Une Enquête Aux Pays Du Levant

TABLE DBS MATIÈRES

DU TOME PREMIER

DÉDICACE. i

CHAP. Ie'. — La traversée 1

— II. — Une escale à Alexandrie 13

Chez tes Dame» de Sion.La figure <FAlexandre.Un rive.

— III. — Premier regard sur Beyrouth... 31— IV. — Le tombeau d'Henriette Renan. 41— V. — Une visite dans le Liban 64

Detr-etrKamar.

— VI. — Une soirée aveo les bacchantes,aux sources de l'Adonis 82

Le parcours de ta proeeuion.Au pied du temple.Le retour au rivage.

— VII. — La religieuse du Liban 102. T— VI ït. — Un déjeuner chez le patriarche

maronite 117Antoura.

= su"

Page 333: Une Enquête Aux Pays Du Levant

Sit UNE ENQUÊTE AUX PAYS DU LBVANT

CB4P. IX. — Baalbek 130*— X. — Damas : ,\ 141

Le mysticisme sanglant.Les /we* de Monsieur Vincent,Chn le petit-fils fAM-el-Koder. *

— • XI. — Les Yéadis..... 162— XII. — Le Yieux de la Montagne 172

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DEDICACECHAP. Ier. - La traverséeCHAP. II. - Une escale à AlexandrieChez les Dames de Sion.La figure d'Alexandre.Un rêve.CHAP. III. - Premier regard sur BeyrouthCHAP. IV. - Le tombeau d'Henriette RenanCHAP. V. - Une visite dans le LibanDeïr-el-Kamar.CHAP. VI. - Une soirée avec les bacchantes, aux sources de l'AdonisLe parcours de la procession.Au pied du temple.Le retour au rivage.CHAP. VII. - La religieuse du LibanCHAP. VIII. - Un déjeuner chez le patriarche maroniteAniowa.CHAP. IX. - BaalbekCHAP. X. - DamasLe mysticisme sanglant.Les filles de Monsieur Vincent.Chez le petit-fils d'Abd-el-Kader.CHAP. XI. - Les YézidisCHAP. XII. - Le Vieux de la MontagneLes trois étudiants.L'initiation de Hasan Sabah.Hasan à Alamout et l'école du crime.Le jardin de Hasan.Rachid-Eddin Sinan frappe à la porte d'Alamout.CHAP. XIII. - Le voyage aux châteaux des AssassinsHama.De Hama à Masyaf.Visite de Masyaf.De Masyaf à Qadmous.Qadmous.De Qadmous au Kaf.De Qadmous à Banias.De Banias à MarDe Banias à Kha .Les conversations sous les oliviers.Je vivifie l'Ismaélisme.De Khawabi à Tartous.De Tartous à Tripoli, par Amrit.CHAP. XIV. - TripoliCHAP. XV. - De Tripoli à BeyrouthCHAP. XVI. - La Chevalerie d'aujourd'hui et d'hier