Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

19
Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans Raquel Hornet The study of the Chronicle of Good Duke Louis of Bourbon, written by Jean Cabaret d’0rville following the narration of the knight Jean de Chateaumorand, the dukes’s former confid- ant, gives us some insight in the idea of society held by the nobility of the late medieval Bourbonnais. This article looks at the characteristics of the work and the circumstances in which it came to be writ- ten. Next, the role of the king and of the princes of the blood royal is examined, together with the nobility, clergy, townspeople and general popula- tion, and the perspective adopted towards social con@cts. Finally, there is an examination of the political outlook of the work, as expressed in the eulogy of duke Louis II. In exalting him as a good knight, a good Christian and a good ruler, and as a descendant of St Louis and founder of a new lineage, Cabaret achieved his aim of honouring the house of Bourbon. Moreover, the presentation of the duke as a champion of peace served the interest of his grandson the Duke of Clermont. Durant la longue periode de la Guerre de Cent ans, le systeme feodal a mis en Cviden- ce - entre autres - les contradictions entre le pouvoir royal centralisateur et les ambi- tions politiques de la haute noblesse. Ces contradictions se sont exprimees dans les faits et dans les ideologies qui les inspiraient. Je me suis proposee de faire ici l’analyse d’une conception politique: celle de la proposition poste a la tour des dues de Bourbon en 1429. Je fais allusion a La Chronique du bon due Loys de Bourbon, &rite a l’epoque par le Picard Jean Cabaret d’Or- ville.’ Elle constitua une proposition de gou- vernement royal et des etats ducaux d’inspi- ration feodale, mettant en ceuvre des res- sources materielles et intellectuelles sembla- bles a celles des tours princieres de l’epo- que, la tour royale aussi bien que les gran- des maisons de sang royal. Pour ce faire, je vais tout d’abord analy- ser les caractiristiques de la Chronique; en- suite, la conception de la sociCtC qui sous- tend cette chronique et, en dernier, la pro- position politique qui y est faite. 1. La Chronique La Chronique presente deux caracteres essen- tiels lies, l’un a l’auteur et l’autre au genre litteraire, qui seront examines avant d’etu- dier - en troisieme lieu - les circonstances historiques de sa redaction. 1.1. L’auteur et la structure de l’auvre Tout ce que nous savons de Jean Cabaret d’orville, l’auteur, est ce qu’il nous dit dans le Prologue et dans le dernier chapitre de sa Chronique. Ce n’est pas beaucoup: il ne nous Journal of Medieval History 15 (1989) 309-327 0304-4181/89/$3.50 0 1989, Elsevier Science Publishers B.V. (North-Holland) 309

Transcript of Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Page 1: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Raquel Hornet

The study of the Chronicle of Good Duke Louis of Bourbon, written by Jean Cabaret d’0rville following the narration of the knight

Jean de Chateaumorand, the dukes’s former confid- ant, gives us some insight in the idea of society held by the nobility of the late medieval Bourbonnais. This article looks at the characteristics of the work

and the circumstances in which it came to be writ-

ten. Next, the role of the king and of the princes of the blood royal is examined, together with the nobility, clergy, townspeople and general popula-

tion, and the perspective adopted towards social con@cts. Finally, there is an examination of the

political outlook of the work, as expressed in the eulogy of duke Louis II. In exalting him as a good knight, a good Christian and a good ruler, and as a descendant of St Louis and founder of a new

lineage, Cabaret achieved his aim of honouring the house of Bourbon. Moreover, the presentation of the duke as a champion of peace served the interest of his grandson the Duke of Clermont.

Durant la longue periode de la Guerre de Cent ans, le systeme feodal a mis en Cviden- ce - entre autres - les contradictions entre le pouvoir royal centralisateur et les ambi- tions politiques de la haute noblesse.

Ces contradictions se sont exprimees dans les faits et dans les ideologies qui les inspiraient. Je me suis proposee de faire ici l’analyse d’une conception politique: celle de la proposition poste a la tour des dues de Bourbon en 1429. Je fais allusion a La Chronique du bon due Loys de Bourbon, &rite a l’epoque par le Picard Jean Cabaret d’Or- ville.’ Elle constitua une proposition de gou- vernement royal et des etats ducaux d’inspi- ration feodale, mettant en ceuvre des res- sources materielles et intellectuelles sembla- bles a celles des tours princieres de l’epo- que, la tour royale aussi bien que les gran- des maisons de sang royal.

Pour ce faire, je vais tout d’abord analy- ser les caractiristiques de la Chronique; en- suite, la conception de la sociCtC qui sous- tend cette chronique et, en dernier, la pro- position politique qui y est faite.

1. La Chronique

La Chronique presente deux caracteres essen- tiels lies, l’un a l’auteur et l’autre au genre litteraire, qui seront examines avant d’etu- dier - en troisieme lieu - les circonstances historiques de sa redaction.

1.1. L’auteur et la structure de l’auvre

Tout ce que nous savons de Jean Cabaret d’orville, l’auteur, est ce qu’il nous dit dans le Prologue et dans le dernier chapitre de sa Chronique. Ce n’est pas beaucoup: il ne nous

Journal of Medieval History 15 (1989) 309-327

0304-4181/89/$3.50 0 1989, Elsevier Science Publishers B.V. (North-Holland) 309

Page 2: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

dit que son nom et ses origines picardes. En outre, il parle de lui-m&me comme d’un ‘pauvre pelerin’ ‘ de petit savour’ (Prologue).

Nous n’avons pas trouve de documents nous eclairant sur le role joue par Jean Cabaret a la tour de Charles de Clermont, petit-fils du due Louis II et qui donna l’or- dre de rediger le livre. M. A.-M. Chazaud, l’erudit responsable de l’edition franCaise parue il y a plus d’un siecle, n’osa pas afftr- mer que Cabaret eGt ete secretaire du comte de Clermont, &ant don&e l’absence de te- moignages (Chazaud 1876:xi).

Nous pouvons signaler, par contre, que la qualification de pelerin que Cabaret se donna repondait a sa conviction de que cet- te vie terrestre n’itait qu’un passage, une voie, une peregrinatio vers l’autre vie, vers 1’Eternel. Nous pouvons retrouver aussi ce theme, si cher aux ecrivains du Moyen Age, dans certaines pages de l’ceuvre, theme lie a celui des caprices de la fortune grace a laquelle

les majeurs et heretiers estoient dkhassik ou mors,

et autres elevt!s en lcurs sicgcs et obtenir leur seigneu-

ric. (33:266)

travail et il utilisa judicieusement la partie finale de la chronique pour le montrer a son seigneur et patron en ecrivant:

Si conclud que travail de tous ouvriers deschiet et

p&it. mais que travail d’escripre fait ainsi comme

l’homme vivre et estre tousjours en mtmoire neis

aprks la mort. (98:322)

Avec ces propos, il conferait une digniti a la tache de l’ecrivain laquelle, comme celle de l’artiste qui avait sculptt le tombeau de Louis II, le sauvait de l’oubli en perpetuant sa memoire et sa perennite. En fait, l’artiste s’attribuait un pouvoir quasi divin, en de- passant les limites des vies des simples mor- tels, vainqueur de la mort en tant que sei- gneur de la memoire collective.

D’autre part, on remarque chez le Picard le langage courant, intentionnellement choi- si: “Pour ce que la lecture plaisa aux liseurs et escouteurs, j’ai mis I’histoire en assez commun parler”. (Prologue, 2)

A notre avis, quoique le style de Cabaret ne puisse Etre compare avec l’ilegante prose de Froissart, si riche en details, il est clair et pricis, ce qui n’est pas a negliger.

11 y a encore une autre difference impor- Quant au ‘petit savoir’, le ‘petit engin’ et tante entre cette Chronique et celle de Frois- meme le ‘rude langage’ dont l’auteur s’est sart: ce dernier participa lui-meme a beau- accuse, ils nous semblent plutot une con- coup d’tpisodes qu’il racontait; il connais- vention qu’une preoccupation authentique. sait les protagonistes des evenements, a qui

Quoique Cabaret n’apportat pas de refe- il interrogea. Par contre, Jean Cabaret ne rences savantes, il mentionna tout incidem- semble pas avoir vu personnellement Louis ment ses lectures de Bake, de Sophocle et II. 11 n’eut qu’une source d’information ou de son contemporain Boccace (85:2 17)) sans presque: les memoires de Jean de Chateau- oublier une comparaison avec la guerre de morand. Troie, bien familiere a lui et a son public Cabaret d’orville connaissait l’ceuvre de (60: 185). Son habilete n’etait pas moindre, Froissart mais il ne l’utilisa pas pour une comme on peut aisement le voir a la structu- raison qui parait toute simple: ses points de re de son auvre. 11 avait une notion juste vue et ses objectifs etaient tout a fait diffe- de l’importance et de la signification de son rents de ceux du grand chroniqueur parti-

310

Page 3: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

san de la Maison de Bourgogne, rivale de celle de Bourbon. Tout au plus, il renvoya a la lecture de Froissart a propos de la ba- taille de Roosebeke, dans l’assurance que son auditoire le connaissait tres bien (Chap. 56).

Quand Cabaret d’orville fit allusion a d’autres sources, &rites ou orales, que celle de Chateaumorand, il s’exprima d’une ma- niere tout a fait personnelle et generique: “comme a plain est escript en aucuns livres, qui sont fais de lui . ..” ( 1:4). Ou bien: “moult de vaillans chevaliers et de hiraulx creables ont afferme . ..” (77:236). En plus, dans les deux cas, il s’agissait de sujets au regard desquels Cabaret desirait renforcer ses propres affirmations.

Toutefois, comme on l’a deja dit, Cabaret s’appuya pour la plupart de son ceuvre, sur les notes qu’il avait prises des r&its de Jean de Chateaumorand, dont il se declara ex- pressement creancier:

J’ai mis l’histoire en assez commun parler, par le de-

cret et memoire de honnore chevalier, messire Jehan

de Chastelmorand, qui, a mon advis et selon verite,

parloit plus de voir que d’oi’r; et singulier dtlit prenoie

en escoutant par sa parole la honnorable vie du due

Lays, pour les tres grans biens que le chevalier me

disoit avoir de lui receus. et aussi l’honneur que avoit

eu en sa compaignie. Si eusse bien pou proufftte en

test volume, si le vaillant chevalier ne m’eust aidie en

celle bensongne, qui les faits de bataille avoit frtquen-

tts. (Prologue, 2)

Jean de Chateaumorand, second des fils de Hugues de Chatellus - chevalier bourbon- nais qui fut au service des dues - appartint vraisemblablement, depuis ses premieres annees, a la maison ducale. La Chronique

nous le montre prenant part aux escarmou- ches engagees contre les Anglais, dans les annees immediatement posterieures a la liberation du due Louis II de sa prison

anglaise. Depuis ces premieres interven- tions, il continua aupres de son seigneur jus- qu’a la mort de celui-ci. 11 se battait a ses &es pendant les combats et surtout lors des sieges et des assauts qu’il aimait a ra- canter; il le conseillait aussi et il fut enfin son homme de confiance pour les affaires diplomatiques et financieres.

Ces renseignements sont tous pris de la Chronique mais ils sont, par moments, conlir- mCs ou completes par les diplomes aux Ar- chives de Moulins ou de Paris. Cependant, nous ne savons pas la date de naissance de Chateaumorand. Pour M. A.-M. Chazaud, c’etait vers 1355 ou 1360. En effet, dans le chapitre 43 de la Chronique M. Chazaud sup- posait que Chateaumorand avait ete fait chevalier a l’occasion du couronnement de Charles VI, en 1380, et qu’a ce moment-l&, il avait done vingt ou vingt-cinq ans. Cette supposition nous semble judicieuse mais, en tout cas, ce qu’il faut retenir, c’est que Cha- teaumorand ne pouvait &re beaucoup plus jeune.

Le chevalier devait done friser les soixan- te-dix ou les soixante-quinze ans quand il racontait ses r&its au chroniqueur et comme celui-ci ne chercha pas a verifier ces propos, la Chronique contient beaucoup d’erreurs, surtout de datation, mais aussi d’autres confondant les personnages.’

Quoi qu’il en soit, il faut dire que ces erreurs qui seraient graves si nous nous &ions proposees de connaitre l’histoire eve- nementielle, ne le sont pas compte tenu de notre intention d’etudier la conception poli- tique de la noblesse bourbonnaise, dont Chateaumorand fut un bon representant. Aussi, les affirmations et mCme les omis- sions apparaissant dans la Chronique temoi- gnent-elles des opinions et de la mentalite

311

Page 4: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

de l’auteur, de son informateur, en bref, de la noblesse du Bourbonnais.

11 nous reste a etablir le degre de dependan- ce entre Jean Cabaret d’orville et Jean de Chateaumorand. A en croire M.A.-M. Chazaud, ce dernier fut le veritable auteur de la Chronique et le Picard n’aurait ete qu’un compilateur. Cabaret d’orville icri- vit:

Pour tant plus asseurtement. je Jehan d’orreville,

picard, nommt Cabaret, pouvre pelerin, apt-es les

memoires de lui eues, et la minute par moi faicte,

emprins a descripre et grosser par chappitres, les

louables fais d’icelui due et t&-noble baron, le mardi

XXIXe de mars, l’an mil 1111~ XXIX, apt& Pas-

ques, et voulentiers commenGai et ensuivi du livre la

matiere qui est telle. (Prologue, 2)

Quel est le sens du mot minute? Tout d’abord, il convient de se rappeler que pen- dant tout le Moyen Age, les ecrivains avaient et6 des compilateurs. Cabaret d’Or- ville, qui expliquait sa methode de travail ainsi qu’on vient de le lire, ecrivait sur lui- meme en s’appelant ‘l’auteur’. 11 faut re- marquer que Cabaret s’appelait comme qa justement dans les passages de son ceuvre oti il exprimait sa propre opinion.3

Autrement dit, il parait clair que Cabaret d’orville se disait l’auteur pour avoir re- cueilli les r&its de Chateaumorand, c’est-a- dire pour avoir organise ses memoires selon un ordre et une hierarchic, en vue d’un ob- jectif qui etait celui du comte de Clermont. L’observation de la structure de l’ceuvre nous devoile mieux encore cet objectif.

D’apres l’examen de sa structure, l’ceuvre ” apparait comme une composition coherente

et bien ordonnie. Son articulation? D’un coti, deux grands valets separes par la folie du roi Charles VI, de l’autre, une serie

d’ilements narratifs developpes en triades. La coupure marquee par la folie du roi

ne fut pas du tout involontaire. A l’avis de Cabaret, ce fut cet evenement qui dechaina tous les maux ayant frappt le regne d’une maniere encore si aigue en 1429, quand il ecrivait son ceuvre (Chap. 85).

La chronique a done une structure de base binaire d’ordre politique. En fait, la dichotomie axee sur la personne du roi est sante-maladie. La pensee politique repo- sant sur la croyance de l’identification entre l’avenir du royaume et le comportement du roi, la premiere dualite nous amene a une autre dualite: le bonheur du royaume - guerre civile. La folie du roi entrainait done le bouleversement politique.

A cot6 de cette structure binaire, il en a une structure trinitaire, non plus involontai- re. Peut-on penser en termes de hasard apres tout ce qui a it6 Ctudie sur la structure trinitaire dans la pen&e indoeuropeenne? Dans la Chronique, les trois volets narratifs principaux sont constitues par chacun des trois ages du due, soit, les trois &apes de la vie du due qui constitue le sujet de la Chro-

nique: sa jeunesse (Chapitres l--37), son age m& (Chapitres 38-87) et sa vieillesse (Cha- pitres 88-97). Chacune de ces &apes s’ac- corde, a son tour, avec des circonstances po- litiques bien definies: la reconquete contre les Anglais, la participation du due dans le gouvernement au niveau ‘national’ et, enfin, ses dernieres annees dans le Bourbonnais.

Pour en finir, on peut affirmer que Jean de Chateaumorand fournit ‘la matiere pre- miere’ pour ecrire la Chronique; on peut dire aussi qu’il y apporta meme ses opinions, mais ce fut Jean Cabaret d’orville qui ela- bora ces materiaux. 11 les organisa en vue d’un objectif d’ordre iminemment politique

312

Page 5: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

auquel nous reviendrons dans la troisieme

partie de ce travail.

connu etaient encore vivants mais il n’est

pas moins certain qu’une nouvelle genera-

tion de jeunes nobles nCs apres la mort du

1.2. Le genre due deja etaient p&s pour ‘prendre la rele-

ve’.

Nous avons appele cette czuvre ‘chronique’

et, bien entendu, nous continuerons de l’ap-

peler comme Ca, &ant don& que celui-ci

fut le mot avec lequel on y fait mention de-

puis des siecles: on lit ce titre dans l’inven-

taire des livres du chateau de Moulins, redi-

gi en 1523.” Mais, a vrai dire, Jean Cabaret

n’employa jamais ce mot. Pour se rapporter

a son ceuvre, il utilisa le mot ‘livre’. En ou-

tre, il declara ouvertement son objectif dans

le Prologue, oti il s’adressa au comte de Cler-

mont dans ces termes:

. . pour ce que vous entendez droitement a bien user de vostre dignitt, vous recordez des proesses et vail- lances de vos predecesseurs, et, pour le grant desir que avez leurs voies ensuivir, vous a pleu commander a compiler et descripre ung livre de leurs fais, et par special les ceuvres d’armes et chevaleries, vertus, bon- nes meurs, belle vie, et bonne fin de hault, et excellent prince tres renommt, le due Loys de Bourbon, vostre ayeul. (Prologue, 1)

La noblesse des etats du Bourbonnais

constituait done l’un des groupes destinatai-

res du kit. C’est pour elle qu’on avait mo-

dele la memoire du due qu’on desirait main-

tenir vive au sein de ceux qui l’avaient con-

nu et qu’on essayait de faire connaitre a

ceux qui ne l’avaient jamais rencontre.

De plus, les hommes de l’epoque cher-

chaient la gloire de la renomme. A ce pro-

pos, rappelons les mots que Cabaret utilisa

pour caracteriser ce souci justifiant ainsi le

role de l’ecrivain dans la societe.

Comme les rois, les grandes familles de la

noblesse voulaient etre renommees par les

exploits de leurs ancetres; elles deve-

naient fortes a cause du prestige de leurs

‘fondateurs’. Ainsi, la maison de Bourgogne - rivale de la maison de Bourbon - fut ce-

lebree par la plume d’Enguerrand de Mons-

trelet, et elle l’avait ete notamment par

celle de Froissart. On peut se faire une idee

de la populariti de ce dernier aupres de la

noblesse par le fait que, quand le sobre

Cabaret le nomma explicitement il supposa

son public familiarise avec lui (Chap. 56).

Par consequent, il n’est pas impossible que

l’auteur Cabaret d’orville, ainsi que son

patron le eomte de Clermont, eussent garde

l’espoir que le dauphin Charles et sa tour

L’intention louangeuse, panegyrique meme,

est a rapprocher de l’intention de faire du

bon due un modele qui devait etre exem-

plaire de tout point de vue, et pas seulement

dans le domaine de la politique.

1.3. Les circonstances historiques de la re’daction

de la Chronique

Cabaret d’orville commence a rediger la icoutassent le r&it-des exploits de Louis II

Chronique en mars de 1429 et on peut presu- comme eux, ils avaient ecoute les histoires

mer qu’il l’avait deja linie avant la fin de de Froissart.

cette meme annee.5 La maison de Bourbon avait CtC etroite-

A ce moment-la, il s’etait ecoule presque ment like a la dynastie capetienne et l’a CtC

vingt ans de la mort du ‘bon due’ Louis II, ensuite a celle des Valois. Les dues de Bour-

en 1410. Beaucoup de ceux qui l’avaient bon descendaient de Louis IX par le maria-

313

Page 6: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

ge de Robert de Clermont, un des fils cadets du roi saint, avec l’hkitikre de la seigneurie de Bourbon. Quelques annies plus tard, en 1327, le roi Charles IV Brigea en ducat l’an- cienne baronnie. Pierre I, le second des dues de Bourbon, kpousa Isabelle de Valois, sowr du roi Philippe VI ct, & son tour, il donna sa fille Jeanne - scour de Louis, le ‘bon due’ de la Chronique - comme ipouse au futur Charles V.”

Ce fut grsce B ces solides alliances fami- liales auxquelles on doit ajouter les ressour- ces de ses itats - tout faibles qu’ils l’t!taient - que le due Louis II put jouer un rBle de premier ordre dans la politique du royau- me. En eflet, sous le rkgne de Charles V, il collabora depuis 1380 $ la guerre contre les Anglais men&e par Bertrand du Guesclin; pendant la minorit du jeune Charles VI, il participa d’une manike directe au gouver- nement du rPgne, avec les oncles paternels du roi (Leguai 1969).

C’est cette derniire pkriode, si durement jugie par l’historiographie contemporaine, clue Cabaret d’orville loue dans sa Chroni-

que. Les raisons de ce parti pris sont bien claires: pendant ces annies-lh, la plus haute noblesse 2 laquelle appartenait le due de Bourbon, Ctait le seul arhitre des affaires du rPgne.

D’autre part, il ne fut pas tellement difi- tile au chroniqueur de faire comme si le gouvernement des oncles a\-ait CtC bon, compte tenue des &+nements qui s’ensuivi- rent, c’est-a-dire compte tenu de la guerre civile qui klata durant la folie de Charles VI et aprk la bri-ve &ape de son gouverne- ment sans tutelle. Cette guerre et le d&as- treux &at de ses finances obligeaient Louis II & rentrer dans ses itats; il se disposait B participer B la lutte - tout cn le regrettant

et seulement pour ipargner le rcgne d’un ma1 encore plus grand - quand la mort le prit en 1410.

Cette guerre, qui opposait les Bourgui- gnons aus Armagnacs ou, mieux encore, les Anglo-bourguignons aux partisans de la monarchic Valois, se confondit avec la Guerre de Cent Ans et elle se poursuivait encore & 1’Cpoque oti le chroniqueur rCdi- geait son owvre.’

En effet, la bataille d’Azincourt, en 1415 avait signifii non seulement le triomphe de 1’Angleterre mais aussi l’effondrement de la noblesse franqaise, ruinke par la mort, la prison our par la fuite. Azincourt reprksenta ainsi une nouvelle mise en question de la noblesse en tant que gardienne du corps so- cial par les armes.

Cette journee si dksastreuse pour la Fran- ce entraina la prison, en Angleterre, du due Jean I, fils et successeur de Louis II. Jean I ne rentra jamais dans ses ktats car il y trouva la mort, aprk de longues an&es de prison dans des conditions bien plus dures que celles subies par son p&-e. Les tentati- ves visant sa liberation - qui par ailleurs khou&-ent - engagk-ent les ressources si la- borieusement rassemblkes dans le Bourbon- nais.

L’epouse de <Jean, Marie de Berry, prit depuis lors en main lc gouvernement du Bourbonnais et B partir de 1427, ce fut leur fils - le comte Charles de Clermont. C’&aient des temps difflciles puisqu’aux lourdes charges financi&es s’ajoutaient les diffkultPs de la guerre, gros souci des gou- vernements subissant d’une part les exigen- ccs de leur loyautt traditionnelle au roi, et les pressions bourguignonnes d’autre part.

En 1422, la mort d’Henri II d’angleterre et de Charles VI de France entrainkent la

314

Page 7: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

mise en ceuvre de ce qui avait it6 accord6 lors du Trait6 de Troyes, impose par les Anglais apres Azincourt. Aussi, Henri VI qui venait de naitre, n’herita-t-i1 pas la seule couronne anglaise de son p&e mais aussi la franCaise de son grand-pere maternel, les droits du dauphin Charles au trone de France ayant et6 denies par ce traite. Le tout jeune Henri VI &ant mineur, la res- ponsabilite de la regence en France retomba sur le due de Bedford.

Dans la pratique, la domination anglaise s’exerqa sur le nord du royaume: la Nor- mandie, Paris avec l’universiti et le Parle- ment; autrement dit, la force des institu- tions d’opinion et de gouvernement et en plus, les pays qui etaient deja dans leurs mains, notamment le Bordelais. Lust but not least, les Anglais comptaient avec l’alliance bourguignonne.

Le sud - a l’exception de la Guienne anglaise - et les etats du Bourbonnais -, malgre les difficult& que nous venons de signaler - restaient fiddles au dauphin Charles qui s’etait Ctabli dans le Berry. 11 s’agissait d’un jeu d’alliances bien plus complexe que ce que la seule enonciation ne laisserait entendre, compte tenu de l’in- stabilite de certaines solidarites.

En 1425, le comte Charles de Clermont avait CpousC Agnes de Bourgogne, soeur du due Philippe le Bon, et depuis lors il devint le champion du rapprochement entre la France et la Bourgogne.

Pendant ce temps, la lutte itait devenue une guerre de coups de main et de razzias me&e par de petits groupes anarchiques, tandis que la noblesse loyale au faible dau- phin participait des divertissements mon- dains et semblait plus Cloignee que jamais de toute idee d’obligation ou de responsabi- lit6 sociale.

C’est a ce moment-la, le 23 fevrier 1429, que Jeanne d’Arc apparut sur la scene poli- tique.8 Elle se presenta devant le dauphin, a Chinon. Le 8 mai de cette an&e-la, la pucelle d’orltans obtint la liberation de la ville, serieusement menacee par les forces des Anglais; elle remporta une autre victoire le 17 juillet quand le dauphin Charles fut couronne roi a Reims. Cette ceremonie mar- qua un moment essentiel car elle dissipa d’un seul coup tous les doutes concernant la legitimite du nouveau roi.

La monarchic de la fleur de lys avait soi- gneusement elabore durant des siecles le rite du sacre par lequel les rois devenaient rois en recevant l’onction sainte. L’eglise avait joue un role decisif dans l’elaboration et la diffusion de cette ideologie royale qui mettait l’accent sur le role du roi en tant que protecteur et defenseur de son peuple.g

I1 n’est pas du tout fortuit que l’ideal de la monarchic nationale et chretienne se vit reaffirme durant la grave crise au tours de laquelle la France naissait a la modernite grace a l’intervention de Jeanne d’Arc. Cet ideal-la se raffermit a travers la solidarite populaire autour du roi et contre l’ennemi anglais.

Nous avons souligne les dates de l’appari- tion de Jeanne sur la scene politique afm d’attirer l’attention sur sa coincidence avec la decision de faire rediger La Chronique du bon due Loys de Bourbon. 11 ne s’etait pas passe beaucoup plus d’un mois depuis la premiere rencontre de Jeanne avec le dauphin quand Cabaret d’orville cornmensa a ecrire son ceuvre.

Est-ce que la decision du comte Charles fut-elle prise dans l’espoir de neutraliser Jeanne, paysanne vue d’un ceil mefiant par la plupart des nobles? L’on ne saurait l’affir-

315

Page 8: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

mer mais il m’est d’avis que ce put avoir &C le facteur qui dkcida le comte de Clermont $ cklkbrer la mimoire de son grand-p&e et, par ce moyen, ?I exalter un rkgime politique, tout en voulant convaincre de son excellen- ce le dauphin et son cercle d’amis et conseil- lers.

La participation de Louis II g la plus haute politique du royaume avait permis aux membres de la noblesse de ses &ats d’en profiter pour obtenir des gages par les services prett% A la Couronne, soit directe- ment, soit B travers le service du due. Ainsi, Jean de Chsteaumorand accomplit beau- coup de missions auprks du due mais d’au- tres aussi aprk de Charles VI. Pour la no- blesse du Bourbonnais, qui Ptait pauvre et manquait d’occasions de s’enrichir, la possi- bilitC non pas de faire fortune - qu’est-ce que c’gtait qu’etre riche en ce temps-123 - mais au moins de vivre noblement avec la guerre etait Ptroitement like au ser\+ce du- cal. Naturellement celui-ci itait 2 son tour bien plus riche en dons et en opportunitks dans la mesure oti la participation des dues au gouvernement du rkgne fut plus impor- tante, surtout parce que les ressources du Bourbonnais ne permettaient pas B ses dues de mener la vie dispendieuse qu’ils aimaienr et que, d’autre part, tous les Grands de l’kpoque menaient. Voil& une des principa- les raisons ayant amen6 la post&it& de Louis II et la noblesse bourbonnaise 2 me- morer celui-ci comme mod;le B suivre.

En mars 1429, toutes les conditions s’ktaient ainsi donnges pour que le comte de Clermont, disireux de rendrc prestigieu- se sa maison et qui avait envie de jouer un premier r&le dans la politique du royaume, trouvgt le moyen d’accomplir ses projets en

exaltant le nom et les exploits de son grand- p&e.

2. La conception de la socie’te’

La Chronique met en kvidence une concep- tion g&&ale de la sociitk qui apparait par- faitement delimitie et qu’on peut qualifier de conservatrice et de rkactionnaire. Voyons pourquoi.

La socikte, en tant que corps politique, itait organiske autour du roi, avec la santk duquel elle s’identifiait. Le roi, par suite de l’onction, itait audessus et en-dehors de la dimension humaine. 11 devait rkgner et do- miner la socittk indipendamment de ses conditions et ses qualit& personnelles con- cr+tes.

Sain et prudent, le roi garantissait l’ordre social. Or, si la paix et l’ordre ttaient kbran- l&, ainsi qu’il advint sous le rkgne de Char- les VI, le statut de roi n’ktait pourtant pas contest&. Le roi, fou ou sage, ktait le roi. 11 itait nk roi, il l’ktait par la g&e de Dieu et ce fait ne pouvait pas etre modifik. Inutile de souligner combien cette loyauti pour la cause de Charles VII fut prkieuse.

Autour du prince, le ‘doux peuple fran- qais’ ne fut dCfini par le chroniqueur que par deux de ses Ctats: le clergC et la nobles- se. L’invocation aux trois ktats $ la fin de l’ouvrage n’est qu’un appel rhktorique (98:321).

Le r&it des conflits armis nous montre clairement cette position: la guerre la plus pknible fut celle qui klata aprk la folie de Charles VI, celle qui opposa les dues - le frke et les oncles du roi - qui “orent entre eulx ung pou d’envie, par convoitise de gou- Verne? (85:267).

316

Page 9: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Cette guerre eclats a la suite de l’assassi- nat de Louis d’OrlCans et fut l’une des cau- ses du retour de Louis II a ses etats du Bourbonnais. Le chroniqueur nous dit que le bon due etait dedie a pacifier les esprits et qu’il ne se decida a intervenir dans le. conflit que quand il ne lui resta aucune au- tre possibilite (Chap. 96).

D’ailleurs, les evenements de Flandre, de meme que ceux des maillotins parisiens, fu- rent appeles ‘rebellion’ (56: 166-7; 58: 178)) terme qui, ainsi que la seule description des soulevements, evoque le bouleversement de l’ordre etabli.

Autrement dit, tous les conflits devaient etre &it& parce qu’ils troublaient le corps social; or, chaque categoric de conflit etait concye d’une maniere differente.

Dans le premier cas, les arguments invo- ques par Louis II en essayant de persuader Guillaume de Laire de ne pas faire la guerre contre la Bourgogne, furent:

Vous estes ung fol, qui conseillez mes nepveuz k com-

mencer la guerre B si forte partie comme ils ont B

faire. 11s ont ung pou d’argent, si pens&je que vous

et autres leur voulez faire despendre, puis demoure-

ront pouvres et souffreteux. 11s sont jeunes, et ne

savent que c’est de tel mestier. Allez vous en ?I eulx,

et les acertenez que, au besoing, ne leur fauldrai mie,

qui les oppresseroit; mais je serois bien d’accort qu’il

fussent en eaige, et se congneussent, si que leur ar-

gent ne fust mie despendre sans cause. (96:310)

Le due cherchait a eviter un appauvrisse- ment qui affaiblirait la noblesse. Cette guer- re entre egaux etait, en plus, une source de depenses sans recompense. Alors que dans le cas des conflits de la seconde catigorie, toute la noblesse marcha unie pour les ecra- ser. Le chroniqueur racconta tout heureux le massacre des Flamands a Rossebeke (Chap. 56).

En d’autres termes, le conflit d’ordre ho-

rizontal saignait la noblesse du point de vue materiel et financier. C’etait un scandale parce qu’il opposait les membres de la clas- se gouvernante entre eux, si bien qu’il de- vait etre evite coute que cofite. D’autre part, les conflits d’ordre vertical ne pouvaient etre resolus - dans l’optique du chroniqueur - que par la force des armes.

Au premier regard, le clerge et la noblesse apparaissaient sur un plan d’egalite. Mais cet equilibre etait aussitot rompu car la de- finition de roi comme chevalier donna une nette superiorite a l’ordre nobiliaire.

Par ailleurs, la noblesse ne constituait pas un groupe homogene. Elle avait une organi- sation hierarchique rigide dont le principe organisateur etait la naissance. La parent6 avec le roi itait dicisif et elle conferait une prioriti absolue a la ligne male et a l’ordre de naissance.

Lors de la mort du 81s cadet du due de Bourbon, le due de Berry alla lui presenter ses condoleances. Le chroniqueur ne man- qua pas de souligner que le due de Berry etait le plus age des oncles du roi et le fait qu’il s’y rendit en personne chez le ‘bon due’ montrait combien l’infortune avait frappe le protagoniste (Chap. 87).

La preeminence sociale de la noblesse de sang lui conferait des droits et lui exigeait l’accomplissement de certaines obligations. Parmi les premiers, son pouvoir politique en itait un qui, chez les membres de la fa- mille royale s’exprimait dans le conseil du roi, et chez la noblesse bourbonnaise, par sa participation dans le conseil et l’admini- stration ducaux. Parmi les obligations, la defense etait la plus caracttristique; c’itait celle qui definissait le role des nobles dans la societe.

A l’occasion des guerres, la solidarite en-

317

Page 10: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

tre les membres du groupe nobiliaire etait presente. Les valeurs chevaleresques la poussaient au-de12 des barrieres et des cir- constances politiques. Louis II en Ctait le meilleur exemple. Quand la duchesse de Bretagne fut faite prisonniire, le ‘bon due’ la lib&-a aussitot puisque - dit-il - “nous n’avons point de guerre aux dames” (14:38). Et il lui rendit tout ce qu’elle em- portait sauf quelques papiers temoignant de la trahison du due de Bretagne, et que Louis II envoya au roi.

Les nobles partageaient l’orgueil de leur metier d’armes. La bravoure au combat, le courage etaient les conditions poussant a l’admiration de celui qui les possidait, meme s’il Ctait ennemi.

A propos de l’expedition en Afrique, ou les Maures etaient les ennemis par excellen- ce, le chroniqueur ecrivit:

oh d’un coustt et d’autre, tant des Chrestiens nostres comme des Sarrasins, y ot fait de belles apper- tises d’armes, car les Chrestiens se usoient des armes des Morisques contre leurs ennemis, et les Sarrasins s’effor$oient de batailler des armes chrestiennes pa- reillement. (79:245-6)

Nous avons deja signal6 que le clerge, bien que theoriquement au meme rang que la noblesse, etait de fait religue. La Chronique, dans son ensemble, ratihe cette affirmation. Les hommes d’eglise jouissaient de consi- deration a condition de se borner a leur fonction spicifique et, surtout, de ne pas ap- partenir au camp ennemi.

Quant aux ecclesiastiques qui agissaient en tant qu’hommes d’armes, ils couraient le meme sort que les autres combattants. 11s etaient trait& sans Cgards, malgre leur in- vestiture. Un vieux chanoine de Nantes qui avait essay6 de remettre les cl& de la ville aux Anglais fut publiquement outrage

(Chap. 40). A une autre occasion, au tours d’une expedition franCaise en Angleterre, le prieur de Leaux fut emprisonne et dut payer une forte ranGon pour retrouver sa liberte (Chap. 25).

Les bourgeois, quoique tolCrCs dans leur fonction economique, etaient contest& des qu’ils abritaient des ambitions politiques. Bourgeois et ‘hommes nouveaux’, ces par- venus si aprement rejetes par la vieille no- blesse de sang, faisaient l’objet du mepris du chroniqueur et de son public eventuel. Cette hostilite etait due au fait que la vieille noblesse, trouvant menacee sont exclusivite pres du roi, avait lance ses diatribes - et aussi ses persecutions, quoique Cabaret d’orville ne le dise pas - contre ces person- nes qui avaient change de statut grace a la faveur royale.

De temps de Charles V, il y eut, dans la politique du royaume, une opposition ou- verte du due de Bourbon envers le groupe de ‘parvenus’ represent6 par Bureau de la Riviire. En effet, malgre le prestige du roi, Louis II n’hesita pas a lui reprocher de sui- vre de mauvais conseils. Selon Cabaret d’orville, Bureau de la Riviere et ses parti- sans avaient it6 les seuls responsables de l’eloignement de Bertrand du Guesclin (Chap. 37).

Quelques annees plus tard, pendant la courte periode oti Charles VI gouverna sans la tutelle de son oncle avant de tomber dans la folie, Louis II porta ses efforts afin d’eloigner le jeune roi de l’influence de ces mimes hommes qui avaient entoure son p&e et contre lesquels il fut jete, apres la maladie du roi, une cruelle persecution que le chroniqueur ne mentionna pas (Chap. 83-84).

Par ailleurs, un incident tres signilicatif

318

Page 11: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

eut lieu dans le Bourbonnais au retour de n’analysa pas mais qu’on rencontra partout Louis II de sa prison en Angleterre. A cette lors des bouleversements de l’tpoque. occasion, le ‘bon due’ avait loge a Moulins Par ailleurs, aux yeux de l’auteur, l’har- “en l’hostel d’ung de ses bourgois appelle monie et la paix sociales etaient possibles Huguenin Chauveau, qui estoit grant pro- non seulement en evitant la guerre civile cureur de Bourbonnois” (3:8). Chauveau mais dans la mesure ou ‘le commun’ restat profita de cette circonstance pour denoncer dans son &at et sa condition. au due les abus commis par les nobles ‘Le commun’ etait constitue par les hom- durant son absence et qu’il avait note dans un livre appele Pe10ux.‘~ Mais Louis II agit

mes qui pouvaient etre appeles aux armes. Le chroniqueur en parle de faGon tout a fait

d’une maniere bien differente de celle a occasionnelle et condescendante. A eux le laquelle son h6te s’attendait. 11 lui dit: plaisir de brGler les Anglais pris a la Bruye-

. . . Vous avez fait comme ceuvre de mauvais villain,

et bien ressemblez la nature dont vous estes issu. Car quant seigneur vous prent en son service, veu l’estat

dont vous estes, vous vous descongnoissez et ne regar- dez point a la fin de vostre commencement, qui n’es-

tes riens. se non oar le wince esleu en celui office ou 1 I

il met. Certes. il me semble aue vous n’avez mie I

descript en vostre livre les biens que m’ont fais mes

barons, qui m’ont gette hors de prison, mais pour me

cuider esmouvoir, y avez mis les grans haines que

vous avez B eulx, comme telles gens de vostre estat

ont (3:11-12).

Apres avoir prononce ce discours, le due jeta au feu le livre contenant les accusations.

Bien que Huguenin Chauveau restat a son poste et que le comportement du due au regard du Peloux efit obti a une raison ‘politique’ envers la noblesse - dont il avait besoin pour poursuivre la guerre - les pro- pos mis aux levres de Louis II sont tres rC- velateurs du sentiment abrite par la nobles- se du Bourbonnais envers la bourgeoisie.

De ce point de vue, les bourgeois etaient des ‘vilains’ par nature et ce fait ne pouvait etre modifie ni par la richesse ni par la pro-

re 1’Aubespin (Chap. 27), mais a Belleper- the, oti on craignait que le siege fiit long, ils furent renvoyes parce qu’ils n’etaient pas utiles (Chap. 29).

D’autre part, la noblesse avait besoin de l’affection populaire. Quand Louis II rentra de l’Afrique, il se rendit a son conte de Fo- rez

oh tout le peuple lui venoit au devant, en lui faisant

la plus grant chiere, et la plus grant honneur que on

povoit faire, partout ou il venoit. (82:258)

Et quand le ‘bon due’ mourut:

par les chemins ou l’en menoit le corps - de Mont-

luGon, oti il moura, B Souvigny, oti il fut enseveli -

estoient les gens a gram tourbes, regretans leur sei-

gneur, plourans et crians si hault que les voix en rt- sonnoient bien loing. (97:316)

11 est significatif de constater que le chroni- queur ait appele pour exalter son heros a l’opinion de la foule, la grande absente de tout l’ceuvre. C’Ctait une reconnaissance ta- cite de l’importance naissante de l’opinion publique.

motion sociale. La distance sociale entre la bourgeoisie et la noblesse etait infranchissa- 3. La proposition politique de la Chronique

ble. L’antagonisme social, irreversible, Ctait Du point de vue politique, la Chronique, un fait accompli. Le desir de paix social se adressee, comme on vient de le voir, a un heurta a cette rCalitC que le chroniqueur public de nobles, contient un message cen-

319

Page 12: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

tral et des messages secondaires que nous l’errons, l’un aprk l’autre.

3.1. Le message central

Le message central, annonci dans le Prolo-

gue, est la louange du due Louis de Bour- bon. L’ktude des connotations de cette exal- tation nous permettra de connaitre les ca- rackistiques particulikes du message, de savoir quels ktaient les aspects qu’on voulait mettre en relief et quelles ktaient les per- spectives dont on s’efforCait B convaincre les lecteurs ou les auditeurs.

Les qualit& perques comme li6es au due appartiennent tant au domaine publique qu’au privi, en supposant que l’on puisse qualifier ainsi la conduite d’ordre domesti- que d’un grand noble $ l’kpoque.

En premier lieu, la mise en Cvidence des gunlife’s inne’es: les liens du sang. Le chroni- queur les signala dans le premier chapitre afin d’icarter toute possibilit6 de doute quant B la filiation de son hiros. 11 y souli- gna deux traits: d’une part, la descendance en ligne directe m%le du roi saint Louis, dont le fils Robert avait Ctl l’arri?re-petit- fils du due Louis II; d’autre part, Cabaret d’Or\rillc nous informa dcs alliances matri- moniales des scours et d’une des tantes du ‘bon due’ a\.ec des rois et des nobles &ni- nents.

De cette maniire, Louis II mettait si pro- fit le charisme du roi saint. De plus, con- naissant les liens de famille du h&os, le pu- blic corroborait la position familiale de prestige de ce dernier ct apprcnait quels 6taient les liens concrkts spicifiques des re- lations et des obligations mutuelles Ctablies pour le protagoniste.

En second lieu, les distances imposCes par

le protocole n’empkhaient pas Louis II de se montrer tel qu’un fils d&out!, un kpoux aimable, un mari affectueux qui, malgrC sa fermetC, ne put pas cacher sa douleur de- vant la mort d’un de ses fils.”

Le due rCvilait un respect profond pour les liens de famille. Ainsi, il marcha defen- dre les droits de sa scour, veuve du comte de Savoie, oppoke i son propre fils (Chap. 82). Quelques annkes plus tard, quand ce mcme neveu, le comte Verd de Savoie or- donna l’invasion dans le Beaujolais, le due prefera laisser croire qu’il ignorait B qui en ktait la responsabilit4 de l’attaque plut6t que de se battre contre quelqu’un de son mime sang:

Puisquc mon ncp’eu de Savoir s’escondit, ct qu’il fait

si grant scrcment. et qu’il est mon nepveu, fils de ma

scur. et n’a point de querelle ?I moi, il me semble quc

je le doi croire Beau cousin d’l\lbret, supposons qu’il cut cc fait faire, si ne le vouldroie-je pas destruirc.

lui qui m’est si p~~chain. nonobstant qu’il est bien en

mn puissance, mais jc doi croirc son escondit ,,,

(93:301)

Lcs qualit& de Louis II comme chevalier - louees aussi par Christine de Pisan - prirent une place importante dans la Chronique. Elles allaient au-deli de la simple courtoisie en\.ers lcs dames dont il tkmoigna et qui le rendit fameux du temps de sa prison doree en Angleterre, l’amenant mime B libkrer la duchesse de Bretagne.

En plus, Louis II utilisa la chevalerie comme institution pour gouverner. Ainsi, B son retour de prison, il cr6a l’ordre de 1’Ecu d'0 . 1, qu’il explica en ces termes:

La dite ordre signifie que tous nobles qui l’ont et qui

la portent doivent estrc tous comme f’rkes, et vivre et morir I’ung a\‘ec I’autre en tous besoings. (4:12-13).

C’6tait une fraterniti artificielle dont les liens obligeaient autant que ceux du sang,

320

Page 13: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

et qui admettait par l’ennemi (Contamine 197213, 1980);

que ceulx qui le portent ne soient jongkes ne mesdi- - le comportement du due evolua, allant de sans l’ung de l’autre, qui est une laide chose B tout l’ardeur au moment du combat - qu’il gar- gentil homme, mais porter fey l’ung B l’autre, comme il appartient B tout honneur et chevalerie. (4:13)

da jusqu’a l’age m<r, au point de s’exposer lui-mime dans la bataille - jusqu’a une at-

C’etait done un moyen d’aider a la cohesion titude plus reflechie devant la guerre. Au du groupe nobiliaire et, en consequence, un siege de Verteuil, il tint a se battre avec le moyen de mettre en evidence ses differences lieutenant du capitaine de la place (Chap. et sa superiorite. Sa creation, sans doute in- 50). A Roosebeke, ayant fait une chute de spiree des antecedents anglais d’Edouard cheval, il y remonta et poursuivit le combat III et franGais de Jean II, signifia un encou- (Chap. 55). Meme en Afrique il ne put ragement pour la noblesse du Bourbonnais s’empecher de conduire une attaque contre qui avait bien aide a la liberation du bon le camp des Sarrasins (Chap. 79). Alors due mais que Louis II - apres des an&es qu’on le vit se manifester plus prudent a d’absence et compte tenu qu’il etait tout mesure que les circonstances l’exigeaient, le jeune au moment de partir comme otage - chroniqueur loua avec insistance cette pru- avait besoin de rassembler autour de lui. dence du due et en plus garda silence sur

La prestation de serment des membres quelques decisions auxquelles Louis II de 1’Ordre renforqait le compromis recipro- n’avait pas eti &ranger, telle la persecution que, obligeant tous ceux qui prEtaient ser- au groupe de Bureau de la Riviere, ce qui ment devant Dieu et devant leurs egaux. renforcerait la sensation exprimee plus C’etait l’ilement qui sacralisait la ceremo- haut. nie et l’obligation qu’elle comportait. Parallelement, le chroniqueur nous mon-

L’appartenance a 1’Ordre exigeait un tra Louis II projetant son inergie belliqueu- comportement social qui moderait et limi- se avec un sens ethique-religieux. Son tait la conduite de l’homme de guerre, amour au combat ne se manifesta que sous l’orientant par des voies courtoises. le signe de la ‘bonne guerre’, celle de la fa-

Les qualiths militaires du due, maintes fois mille, celle de ses &tats, celle du royaume et, lo&es par le chroniqueur, font &at de deux enfin, celle de la religion. caracteres principaux: Celle de la famille, quand il marcha a la - son accord avec les regles de la guerre de defense des droits de sa sceur (Chap. 82). la reconqucte du temps de Charles V oti Celle de ses etats quand il repondit a l’at- tout combat face a face pouvant amener a taque de Ame de Very. Celle du royaume, une defaite itait evite. Ce realisme prove- contre les Anglais et la ou l’exigeat le service nait des ordres du roi, desireux d’eviter la de la couronne. Enfm, celle de la religion. repetition des defaites de Crecy et Poitiers. La lutte contre l’infidele apparait comme 11 y aurait affrontement seulement si les l’entreprise guerriere par excellence. Celui- forces du roi Ptaient cinq fois superieures a ci, en la personne de l’ennemi archetype, le celles de I’ennemi (Contamine 1972a:60). Surrasin, selon l’expression courante entre Aussi, la guerre devint-elle une suite de les chevaliers de 1’Ordre Teutonique et que sieges des places fortes et des villes occupees Cabaret d’orville requt sans doute de Jean

321

Page 14: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

de Chateaumorand.12 Ainsi, le due justifia sa premiere expedi-

tion en Castille pour le desir de “passer par conqueste au royaume sarrazin de Grena- de” (36:107).

L’entreprise africaine, quoique Cabaret d’orville ne l’appela jamais ‘Croisade’, ex- primait pour lui le desir d’expansion de la foi chretienne (Chap. 72). Une fois d&id&e sa realisation, Louis II se rendit a Avignon en vue d’obtenir l’autorisation du Pape pour marcher contre les infideles et de lui prier l’absolution de ‘peine et de coulpe’ pour lui et pour ses hommes (73:223-4). Autrement dit, la belligirance trouvait sa meilleure justification sous le signe de l’ex- pansion et de la defense de la chretiente.

La contrepartie de l’amour pour la guer- re, chez Louis II, est sa representation en tant que champion du pacifisme. L’attitude pleine de bon sens du due devant son neveu Verd de Savoie constitue une expression de ce desir supreme de preservation de la paix.

Mais c’est l’activiti du due durant la guerre civile qui temoigne de toute evidence de sa vocation pacifiste. Le chroniqueur joue ici avec le role joue par la capricieuse fortune dans la rupture de la paix. Or, cette intervention accomplissait sa tache par les actions des hommes. Le due opposa tenace- ment sa volonte aux ambitions dechainees et au desir de vengeance, tout en faisant appel aux armes de la tolerance et meme du renoncement. 11 essaya d’iviter la guerre entre Armagnacs et Bourguignons, quoique son fils et heritier fut anxieux d’y interve- nire. Enlin, quand il se decida a prendre le parti des premiers, il le fit devant la totale assurance de l’inivitabilite du conflit et l’in- sistance de ses amis (Chap. 96).

Le ‘bon due’ eut, a l’avis de son biogra-

phe, les qualites souhaitees chez le bon gou- aernant. A son retour de l’Angleterre, il sut choisir et retribuer ses collaborateurs:

Et fit de ses offkes ung chascun double, et haulsa son

cstat bcl ct grant. non mie comme on le fait au jour

d’hui, mais par be1 arroi et bonne mesure. j5:18)

Cabaret d’orville profita ici des louanges au due pour fauliler une critique a l’admi- nistration du comte de Clermont. Peut-etre avait-il &out& une plainte de Chateaumo- rand.

Les qualites de Louis II en tant que gou- vernant se sont manifestees notamment dans deux directions: demander conseil a ses nobles avant de prendre une decision d’ordre gouvernemental ou autre; sa capaci- te pour choisir de bons collaborateurs. Ain- si, avant que le sire de Nourry fut nomme au gouvernement des etats ducaux, le due souleva la question devant les hommes de son conseil (Chap. 53).

L’intervention des nobles dans le conseil militaire est particulierement evidente dans le ricit de la campagne en Afrique. Cabaret d’orville a sans doute voulu defendre le due des critiques formulees par Froissart, si bien qu’il souligna la participation de tous les chefs aux deliberations et a la prise des de- cisions.‘”

La seule exception importante a cette regle fut la decision de Louis II de croire a son neveu de Savoie et de refuser de le rui- ner, ainsi qu’il lui avait etC conseille par les siens (Chap. 93).

Quant au gouvernement du royaume, le ‘bon due’ representa, selon l’image que nous en donne son chroniqueur, la parole pond&e et le conseil prudent. Cabaret d’orville souligna d’une maniere speciale la sagessr de son avis concernant le roi. Cela

322

Page 15: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

signiliait, ainsi que nous l’avons deja vu, que le due se rangea aux toujours sous la banniere de la haute noblesse de sang, op- poke aux inter-i% des groupes de nouveaux parvenus qui jouissaient de la faveur royale dont ils encourageaient le pouvoir centrali- sateur.

11 etait diffkile de louer la situation finan- c&e deja deplorable quand Louis II herita le ducat, au point qu’il dut s’engager a payer les dettes de son pi-re pour que l’ex- communication lui fut levee et qu’il pGt l’ensevelir chritiennement (Huillard-Bre- holles 1867:2.1, 475, no. 2741).

Par ailleurs, le ‘bon due’ avait beaucoup de depenses. Quoique Charles V et Charles VI le recompenserent pour ses expeditions guerrieres, parfois celles-ci etaient a ses frais, ce qui revenait tres cher. I1 devait en- tretenire l’etat de ses hommes et la vie che- valeresque qu’il aimait etait onereuse. Ca- baret raconta, en le soulignant, que le deli de quinze chevaliers anglais par quinze che- valiers du due de Bourbon parmi lesquels etait Chateaumorand,

cousta au due de Bourbon trois mille francs de

harnoys et de habillemens qu’il manda 5. ses gens,

tous les jours, par l’espace de trois sepmaines . . .

(93:128).

La seconde expedition en Espagne endetta le due qui dut demander un emprunt au compte Phebus de Foix (Chap. 64). Egale- ment, l’entreprise africaine l’accabla de det- tes (Chap. 82). On doit y ajouter les frais destines au batiment: la guerre avait oblige a rebatir beaucoup de chateaux et de forte- resses que le chroniqueur evoque dans le dernier chapitre (Chap. 98).

Mais ce fut surtout l’hotel de Paris qui exigea de lourdes sommes d’argent desti- ntes a l’achat de terrains et de maisons. 11

faut y ajouter les frais de demolition, de con- struction, d’amenagement et d’entretien de l’hbtel (Leguai 1969:267-72).

Cabaret d’orville nous a laisse une breve description de la vie me&e a Paris, du temps de la maladie de Charles VI:

Et estant en celle attente tenoit lors le due grant tine1

a Paris, en son hostel de Bourbon, ainsi que bien

l’avoit acoustumt de tout temps, et estoient bien re-

ceus quelconques gens qui venoient. Et advint quant

le roi estoit malade, qu’il ne tenoit point de court, et

tous ceulx qui venoient a la court du roi ou rien ne trouvoient apparaille disoient: “Allons nous disner a

l’hostel du due de Bourbon, et nous y serons bien

Venus.” (87:272).

Et, apres d’autres explications, le chroni- queur termina ainsi:

Si dura si longuement ceste dance, que le due de

Bourbon se trouva bien endebte de soixante mille

frans d’or qu’il debvoit a Paris, car les marchans lui

deslivroient ce qu’il demandoit, pour ce qu’ils le sa-

voient preudhomme, et poyoit voulentiers. (87:273)

Cet endettement se justilia par la necessite de vivre conforme aux exigences de la vie noble. Autrement dit, le due devait entrete- nir sa famille et son hotel, devait payer les gages de ses olhciers et de ses serviteurs, faire des cadeaux a ses amis, batir ou rebatir des chateaux, Cquiper des eglises et surveil- ler les necessites des plus faibles de ses vas- saux. Tout cela, de meme que chez tous les princes et tous les grands seigneurs, pour Etre regard6 comme prodigue, afin d’affi- cher sa g&k-ositt.

En consequence, le chroniqueur ne son- gea pas a reprocher au due sa liberalite ni ses dettes, quoiqu’il loua sa prudence de- vant les conseils du sire de Nourry concer- nant l’administration des finances.14

Nous evoquerons ici une autre qualite de Louis II: sa religiositL, exprimee a differents niveaux, parmi lesquels ses devotions.

323

Page 16: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Louis II aimait les pklerinages; il frC- dant ?I Saint-Antoine de Viennois et & Notre- quenta done les sanctuaires depuik son jeune sge. D’aprks la Chronique, A son retour de l’Angleterre, il visita Souvigny, le priorat clunisien des ktats ducaux oti gisaient les corps des saint abb& Mayeul et Odilon, 2 qui Louis II rendit hommage (Chap. 2). 11 y alla au moins une autre fois, quand il con- nut l’ilection de Pierre de Candia comme Pontife (Chap. 92) .I5

Lors de ses campagnes et de ses voyages, le due avait l’habitude de remercier Dieu dans les sanctuaires du pays oti il se trou- vait. Aprks la reconquete d’Auvergne, com- me la Sainte Vierge faisait l’objet de sa fi- d+le dkvotion il,

Dame de Puy avant de rentrer & ses ktats de Forez (Chap. 82).

Le chroniqueur ne nous a pas inform6 dans quelles conditions se dgroulaient tous ces pklerinages. 11 n’a fait que souligner l’idee de peregrinafio comme un passage & la fois matkriel et spirituel conduisant vers la kiti et la lumikre de 1’Eternel. A la mort du jeune Louis, Cabaret d’orville mit aux l&vres du due de Bourbon, le p&e du jeune disparu, ces paroles:

Cettr vie prkente n’est fors unc hostellerie, mais la

lie adI,cnir est la ferme et proprr maison de I’lme

immortclle, et la bonne congnoissance pour voler 2

Dicu (87:274)

s’cn alla en pellerinage B Nostre Dame d’orcival. et

illec offrit son pennon, qui encores y est. lequel il Dkji vieux, le ‘bon due’ s’ktait proposi en- a\wit \-OUG quant il le vit premier sur la Roche Senn- core un vova,ee en MCditerannke orientale

De 12, le due se rendit & Ardes et ensuite $

cloire, pour ce qu c’estoit la premike place prk de I?I

aouric de Nostre Dame, et ITi fonda le due unc messe

Puy-Notre-Dame “Ou

perpkuellc. (36: 105)

il s’estoit vouk” (36:105).

sa vie en se rendant au centre mcme du cosmos, au lieu saint par excellence.‘”

qui devait i’emmener jusqu’au Saint Skpul- cre de Jkrusalem (Chap. 91). La dkvotion de Louis II l’amenait i vouloir couronner

Le respect, m?me la r&+rence decant les hiCrarchies de l’kglise itaient des aspects les plus formels de cette religiosite. En dkpit de l’en\?ronnement qui - ainsi que nous l’avons dkj$ vu - releguait l’ordre ecclisias- tique au second terme, Louis II exhiba une defkrence permanente vis-A-vis des hommes et des affaires de l’iglise. Rappelons-nous comment il avait fait sienne la cause de chretientk dans l’entreprise contre les Sarra- sins. 11 mit toujours ces campagnes sous le signe et la btkkdiction de la Papauti, de la Papautk franGaise, bien entendu. Aussi, a\,ait-il demand& l’approbation et l’absolu- tion ‘de peine et de coulpe’ non seulement avant de partir pour la campagne de l’Afri- que mais aussi h la veille de I’expCdition

Au tours de ce dernier pklerinage, Louis II reGut un ambassadeur d’Henri de Tras- tamara, roi de Castille qui l’invita $ s’y ren- dre. Pendant le voyage en Espagne, il visita deux sanctuaires, celui de Notre Dame de Montserrat, au royaume d’Aragon, et avant de rentrer en France, celui de Saint Jacques de Compostelle, en Galice, l’un des endroits les plus renommks de tout l’occident chrd- tien (Chap. 37).

L’expPdition de 1’Afrique fut l’occasion d’une nouvelle promesse: debarquer tout d’abord au port de Marseille si Dieu lui per- mettait de rentrer au royaume (Chap. 81). 11 accomplit son vceu et il poursuivit en- suite “en pellerinage” son voyage, se ren-

324

Page 17: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

manquee contre les Maures de Grenade (Chap. 37).

C’est dans les attitudes du bon due envers le Saint-P&e oti l’on voit mieux l’exteriori- sation de son respect envers le Saint Siege. Voila la description de sa separation de Gregoire IX avant le depart du Pape vers 1’Italie et Louis II vers 1’Espagne. Les ges- tes nous en parlent tout seuls:

Et du palais mena le due de Bourbon au dextre It par

la bride du destrier blanc, la pape jusques hors

d’Avignon, avecques le preffect de Rome, qui la estoit

en court. Et hors de la Porte, tantost le pape comman-

da au due de monter a cheval, qui le fit, et le convoya

le due hors d’Avignon, une lieu (37:108).

D’autre part, le cheminement des affaires ecclesiastiques preoccupait Louis II, souci bien nature1 pour un prince franqais qui avait souvent travail16 en vue d’obtenir la paix de l’Eglise, au dire du chroniqueur, quand en 1409 le due crut fini le schisme (92:293).

Louis II veilla a la protection des inttrcts materiaux de l’eglise par des moyens diffe- rents, parmi lesquels: epargner l’eglise du pillage des hommes d’armes. Ainsi, en Au- vergne il ordonna aux siens de rendre aux Cglises les calices voles par les Anglais et qu’ils avaient a leur tour voles aprts la re- prise de Tracros, bien qu’il indemnisat ses hommes de la perte du butin (Chap. 32).

Comme c’etait l’habitude en ce temps-la, le due fit beaucoup de legs pieux, “pour le remede de l’ame de lui et de ses predeces- seurs et successeurs” (98:3 18).

11 fonda non seulement l’eglise des Celes- tins a Vichy mais il eut aussi l’intention de s’y renfermer les dernieres an&es de sa vie, pour se vouer au service divin accompagne de quelques-uns de ses amis les plus proches (Chap. 92).17

Finalement, la mort de Louis II fut dtcri- te par Cabaret comme un modlle du ‘bon mourir’ chretien (Chap. 97). En outre, com- me si le chroniqueur avait eu peur que l’on crfit superficielle ou t&s formelle la religio- site du due, il signala qu’apres sa mort:

on trouva deux cordes ceinctes a sa chair nue, I’une

de fouet, nouee de neuds, et l’autre de corde de che-

ron, et nul de ses serviteurs, sa vie durant, ne s’en

estoit aperceu. (97:316)

L’ensemble des qualitts attribuees au ‘bon due’ evoquent une conduite inspiree par le modele royal de son glorieux anc&tre, Saint Louis, chez qui Joinville - dont l’oeuvre sans doute Ctait a la bibliotheque du comte de Clermont - remarqua ces mimes vertus. Le chroniqueur icrivait presque a la fin du dernier chapitre et apt& avoir fait une lon- gue louange de son heros:

He! He! seigneurs, que tant vault ung preudhomme

au grant besoing! Entre grant fouc de gens qui enco-

res sont esbahies, par ung preudhomme est monti

ung lignaige, dtffendu ung royaume, et a mil hommes

par ung seul garanties les vies! . . . . (98:321-2).

Cette evocation du due en tant que fonda- teur de souche, avait, dans le contexte que nous venons de decrire, un objectif tres de- fini. Au debut de I’ceuvre, on avait procla- me l’appartenance du due a la lignee du roi Saint Louis et ce saint ancetre fut encore evoque sur la fin de la chronique car le due s’etait recommande a lui avant de mourir.

Louis II Cvoque comme createur de li- g&e entraina, a I’avis du chroniqueur, une nouvelle fondation, une renovation oti les va- leurs de la saintete royale etaient actualisees au profit de l’heritier, c’est-a-dire, du due et done de sa postkite. En d’autres termes, Cabaret d’orville voulut faire de Louis II un nouveau Saint Louis. Celui qui en b&e- ficiait etait, sans aucun doute, Charles de

325

Page 18: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Clermont qui, en tant qu’hiritier direct en ligne male de Louis II, participa des vertus de son grand-pere et de leur ancstre. La Chronique remplissait ainsi son objectif poli- tique d’honorer la maison de Bourbon et de porter un message de paix au royaume bou- lever&.

3.2. Le message secondaire

Parmi les messages secondaires, voire com- plementaires de la Chronique, celui qui nous interesse est le modele de conduite propose aux nobles. Le comportement exemplaire du due supposait une attitude convenable de la part de ceux qui l’entouraient: Jean de Chateaumorand symbolisa cet ideal dans lequel devait s’inspirer la noblesse du Bour- bonnais.

A une epoque ou regnait le desespoir dans l’ordre nobiliaire, le chevalier coura- geux, her de combattre, loyal au due qu’il se vantait de servir et dont il suivait les en- seignements, celui qui jouissait de la con- fiance de son seigneur qui lui confiait les missions les plus delicates, celui aussi qui etait prZt a accompagner le due dans sa re- traite de Vichy, representait le modile qui meritait d’etre diffuse.

Jean de Chateaumorand representait la vieille noblesse de souche du Bourbonnais et celle-ci devait le voir comme un ideal par- ce que sa relation avec Louis II etait un modele de collaboration des nobles au gou- vernement des etats ducaux. Ainsi que nous l’avons deja dit, la noblesse du Bourbon- nais, &ant pauvre, son espoir de progres etait lie au service ducal dont elle dtpen- dait. Chateaumorand, de qui Cabaret d’orville ecrivit qu’il avait reGu “les tres grans biens” du due et qui avait joui des

honneurs de la compagnie de Louis II (Pro- logue, 2), representait le meilleur des exem- ples a suivre, il encourageait les volontes de la noblesse.

11 y avait, en somme, une etroite relation entre le message central et le message secon- daire. La vieille noblesse bourbonnaise etait f&e de ses obligations mais, en mEme temps, elle avait le souci de retenir d’une maniere exclusive ses privileges. La relation entre cette noblesse et son due-modele, Louis II, reproduisait done celle existant entre le due et la haute noblesse de sang royal d’une part et le roi d’autre part.

La Chronique nous montre, en somme, le re- fus de la noblesse bourbonnaise aux chan- gements qui s’etaient produits au sein de la sock%. Elle est le timoignage d’un groupe qui s’est accroche a ses privileges et a un schema thiorique sans fondements reels parce qu’etrange a la rialiti et ne repondant qu’aux besoins immidiats de cette noblesse locale.

L’exaltation de due Louis II que Jean Cabaret d’orville diveloppa dans cette Chronique renferme une conception politique conservatrice dans la mesure oti elle adhe- rait aux vieux ideaux nobiliaires sans per- mettre aux groupes bourgeois naissants de trouver leur place dans la sociCtC. Aussi, ceux-ci restaient-ils entierement a l’tkart de la fonction publique, aussi bien au niveau ‘national’ qu’a celui des etats ducaux.

Enfin, l’ceuvre &ant conGue comme une exaltation de la paix et, surtout, des efforts faits par Louis II pour obtenir la paix entre les nobles, elle servit done aux inter&s im- mediats de Charles de Clermont, desireux d’un approche entre la France et la Bour- gogne.

326

Page 19: Une conception politique nobiliaire au temps de la guerre de Cent Ans

Notes I Les indications de chapitre et de page se rappor- tent B A. Chazaud 1876. 2 Ainsi, a l’occasion du soulevement de Flandre en 1382 il confondit Philippe d’Artevelde avec son pere,

Jacques, qui avait dirige le soulivement de Gand en 1338. 3 Dans les chapitres 85 et 98. A part ces cas, Caba- ret d’orville n’employa le mot ‘l’auteur’ qu’au chapi- tre 30 et ici d’une maniere tout a fait occasionnelle. 4 NumCro 127 de 1’Inventaire des livres de la li- brairie du chateau de Moulins. Dans Chazaud 1978:241. ’ En effet, dans le chapitre 85 Cabaret d&Clara qu’il ecrivait “a ce jour veille de l’ascension mil ccccxxIx”. 6 Cabaret d’orville nous donna cette information dans le chapitre 1 de la Chronique, bien qu’il attribua erronement a saint Louis l’eltvation de la baronnie en ducat. 7 On peut trouver un bref panorama de la guerre fans Ph. Contamine 1972a.

Ph. Contamine 1972a:95, donne la date du 6 mars, mais nous preferons la chronologie proposte

Y ar J. Calmette.

A propos de ce sujet on peut voir les etudes de f. Giesey (1986) et de C. Beaune (1985).

M. de Coiffier Demoret (1824:229, note l), tcri- vit qu’il ne connaissait pas l’etymologie ni le sens de ce mot. Je suis d’accord avec A. Allier (1833:2. 138 note 1) qui le fait dtriver du latin pilosus, sans doute

P, arce que la couverture du livre ttait poilue.

On peut remarquer la conduite du due en tant que 61s B l’occasion de la prison de sa mere (Chaps 27-31), celle d’epoux quand il, deja vieux, s’adressa a Anna Dauphine avant de partir en aide de ses ne- veux d’OrlCans (Chap. 96). Enfin, il agit comme un ptre souffrant pour la mort de son 61s cadet, le jeune f;ouis (Chap. 87).

Jean de Chateaumorand avait participe a une campagne B la Prusse organisee par les chevaliers teu- toniques (Chap. 23). Sur le Sarrasin comme ennemi archetype on peut lire Garcia Pelayo. l3 Chapitres 75-80. Froissart attribua a un des no- bles participants de l’expedition en Afrique l’opinion que celle-ci ne rtussit pas a cause des manieres du due de Bourbon: “car de due ttoit haut du cceur, et de man&e orgueilleuse et presomptueuse, et point ne parloit si doucement ni si humblement aux cheva- liers et tcuyers &ranges que le sire de Coucy faisoit” (A. Pauphilet 1963:771).

14 Bien que Louis II en laissa beaucoup de dettes a sa mort. 13 Le chroniqueur plaqa a tort a ce moment la fin du schisme qui, comme on sait, se continua jusqu’a l’election d’Odonne de Colonna comme pontife Mar- tin V, en 1417. 16 Pour l’idee de Jerusalem comme le centre du cos- mos on peut voir l’ceuvre de M. Garcia Pelayo ( 198 1). 17 Selon le chapitre 92 il s’agissait de Jean de Cha- teaumorand, Robert de Vendat, Guichard d’UlphC et Jean de Bonnebault.

Bibliographic

Allier, A. 1833 (reed. 1934). L’hncien Bourbonnais, 2. Moulins.

Beaune, C. 1985. Naissance de la nation France. Pa- ris.

Calmette, J. 1945. Jeanne d’Arc. Paris. Chazaud, A.-M. (ed.) 1876. Jean Cabaret d’orville,

La Chronique du bon due Loys de Bourbon. SHF. Paris.

Chazaud, A.-M. (ed.) 1978. Les Enseignements d’Anne de France duchesse du Bourbonnois et d’Auvergne a sa fille Susanne de Bourbon. Marseil- le.

De Coilher Demoret, S. 1824. Histoire du Bourbon- nais et des Bourbons qui l’ont posstdt. Paris.

Contamine, Ph. 1972a. La Guerre de Cent Ans. Paris. Contamine, Ph. 1972b. Guerre, Etat et Socittt a la

fin du Moyen Age. Etudes sur les ArmCes des Rois de France, 1337-1494. Paris.

Contamine, Ph. 1980. La Guerre au Moyen Age. Pa- ris.

Garcia Pelayo, M. 1981. Los mitos politicos. Madrid. Giesey, R. 1986. Modeles de pouvoir dans les rites

royaux en France. Annales (ESC) 3:579-99. Huillard-Breholles, A. et A. Lecoy de la Marche,

1867. Titres de 1’Ancien Maison ducale de Bour- bon, 2. Paris.

Leguai, A. 1969. De la Seigneurie B 1’Etat. Le Bour- bonnais pendant la guerre de Cent Ans. Moulins.

Pauphilet, A. (Cd.) 1963. Historiens et Chroniqueurs du Moyen Age: Froissart, Les Chroniques. Bruges.

327