Un texte de Norbert Elias (1987) : «The Retreat of...

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P ourquoi traduire aujourd’hui l’un des textes les plus célèbres de Norbert Elias ? À première vue, il semble qu’il ait déjà produit tous ses effets dans les sciences sociales françaises, habi- tuées depuis quinze ans à différents croisements entre sociologie et histoire. Comme les y invitait N. Elias dès 1983, les sociologues ont investi le passé, qu’ils se réclament d’une sociologie historique ou d’une socio-histoire, tandis que les historiens, de leur côté, faisaient un large usage des concepts de la sociologie. Genèses a pris toute sa part dans ces mouvements qui convergent, non sans certaines tensions, vers une plus grande porosité entre les disciplines. À vrai dire, socio- logues et historiens n’ont fait que reprendre un dialogue déjà arrivé à sa pleine maturité dans la France de l’entre-deux-guerres, avec la naissance des Annales, mais interrompu par la Seconde Guerre mondiale, après laquelle l’histoire a conversé avec l’anthropologie plus qu’avec la sociolo- gie. On connaît la trajectoire singulière de N. Elias (1897-1990) : découvert par ses pairs dans les années 1980, c’est un rescapé de cet entre-deux-guerres, formé dans la tradition de la sociologie allemande puis écarté de la scène académique mondiale. Cette marginalité ainsi que sa fidélité à son œuvre forgée dans les années 1930 expliquent sa lucidité sur les conflits qui opposèrent les sociologues entre eux pendant la guerre froide. Elles expliquent aussi l’étonnante actualité de ses textes, tous écrits avant la chute du mur de Berlin, mais qui nous aident encore aujourd’hui à réflé- chir sur un monde bouleversé. L’œuvre d’Elias est largement traduite et commentée en français, par des historiens et des socio- logues qu’elle contribue à rapprocher. Un de ses aspects est pourtant largement passé sous silence, parce qu’il gêne les uns et les autres : c’est sa volonté affichée d’une modélisation dynamique, où les historiens voient volontiers un évolutionnisme naïf. Il s’agit bien d’une modélisation au sens fort du terme : modèle théorique cohérent à confronter avec des données empiriques issues de l’histoire de l’humanité. Cette modélisation ne fait pas intervenir une causalité au sens mécanique du terme mais des processus, c’est-à-dire des configurations en mouvement, dans lesquels l’interdé- pendance de tous ne produit de la stabilité (sociale, politique, locale, nationale, mondiale) que par accident. Ancien étudiant en médecine et reconnaissant volontiers sa dette à Auguste Comte, N. Elias défend une conception presque scientiste des sciences sociales. Il conçoit son œuvre comme celle d’un généraliste – comme une sorte de théorie générale de la société – et, de fait, il réussit à unifier des théories présentées avant lui comme plus concurrentes que complémentaires. Sous les quatre fonctions élémentaires qu’il évoque dans le texte ci-dessous, on peut retrouver l’œuvre de Karl Marx, dont il critique pourtant le primat accordé aux fonctions économiques, celle de Un texte de Norbert Elias (1987) : « The Retreat of Sociologists into the Present » * Traduit de l’anglais par Sébastien Chauvin Présenté par Florence Weber 133 T R A D U C T I O N Genèses 52, sept. 2003, p. 133-151

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Pourquoi traduire aujourd’hui l’un des textes les plus célèbres de Norbert Elias ? À premièrevue, il semble qu’il ait déjà produit tous ses effets dans les sciences sociales françaises, habi-tuées depuis quinze ans à différents croisements entre sociologie et histoire. Comme les y

invitait N. Elias dès 1983, les sociologues ont investi le passé, qu’ils se réclament d’une sociologiehistorique ou d’une socio-histoire, tandis que les historiens, de leur côté, faisaient un large usagedes concepts de la sociologie. Genèses a pris toute sa part dans ces mouvements qui convergent,non sans certaines tensions, vers une plus grande porosité entre les disciplines. À vrai dire, socio-logues et historiens n’ont fait que reprendre un dialogue déjà arrivé à sa pleine maturité dans laFrance de l’entre-deux-guerres, avec la naissance des Annales, mais interrompu par la SecondeGuerre mondiale, après laquelle l’histoire a conversé avec l’anthropologie plus qu’avec la sociolo-gie. On connaît la trajectoire singulière de N. Elias (1897-1990) : découvert par ses pairs dans lesannées 1980, c’est un rescapé de cet entre-deux-guerres, formé dans la tradition de la sociologieallemande puis écarté de la scène académique mondiale. Cette marginalité ainsi que sa fidélité àson œuvre forgée dans les années 1930 expliquent sa lucidité sur les conflits qui opposèrent lessociologues entre eux pendant la guerre froide. Elles expliquent aussi l’étonnante actualité de sestextes, tous écrits avant la chute du mur de Berlin, mais qui nous aident encore aujourd’hui à réflé-chir sur un monde bouleversé.

L’œuvre d’Elias est largement traduite et commentée en français, par des historiens et des socio-logues qu’elle contribue à rapprocher. Un de ses aspects est pourtant largement passé sous silence,parce qu’il gêne les uns et les autres : c’est sa volonté affichée d’une modélisation dynamique, oùles historiens voient volontiers un évolutionnisme naïf. Il s’agit bien d’une modélisation au sensfort du terme : modèle théorique cohérent à confronter avec des données empiriques issues del’histoire de l’humanité. Cette modélisation ne fait pas intervenir une causalité au sens mécaniquedu terme mais des processus, c’est-à-dire des configurations en mouvement, dans lesquels l’interdé-pendance de tous ne produit de la stabilité (sociale, politique, locale, nationale, mondiale) que paraccident.

Ancien étudiant en médecine et reconnaissant volontiers sa dette à Auguste Comte, N. Eliasdéfend une conception presque scientiste des sciences sociales. Il conçoit son œuvre comme celled’un généraliste – comme une sorte de théorie générale de la société – et, de fait, il réussit à unifierdes théories présentées avant lui comme plus concurrentes que complémentaires. Sous les quatrefonctions élémentaires qu’il évoque dans le texte ci-dessous, on peut retrouver l’œuvre deKarl Marx, dont il critique pourtant le primat accordé aux fonctions économiques, celle de

Un texte de Norbert Elias (1987) :«The Retreat of Sociologists into thePresent»*

Traduit de l’anglais par Sébastien ChauvinPrésenté par Florence Weber

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Genèses 52, sept. 2003, p. 133-151

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Max Weber dont il reprend la théorie du contrôle de la violence, à l’intérieur des groupes (l’État)comme entre les groupes (la guerre), celle de Karl Mannheim dont il reprend l’insistance sur lasociologie de la connaissance (qu’il s’agisse de religion ou de science), celle de Sigmund Freudenfin d’où il tire la notion d’auto-contrainte et l’intérêt pour l’éducation – nous dirions plutôt primeéducation ou encore socialisation. C’est bien de toute la sociologie allemande du XIXe siècle et dupremier XXe siècle qu’Elias est l’héritier, alors qu’il se tient à distance de la sociologie française etde l’anthropologie anglaise et américaine, comme le montrent ses références à S. Freud plutôt qu’àMarcel Mauss ou à Ignace Meyerson pour comprendre les liens entre socialisation et psychologiecollective, comme le montre également son absence totale de relativisme culturaliste qui lui interditla démarche comparative.

Modéliser les processus historiques : s’agit-il là d’une ambition neuve et pleine d’avenir pour lasociologie ou, au contraire, d’une régression vers un stade infantile des sciences sociales, la philo-sophie de l’histoire d’un Comte ou d’un Marx ? Quels travaux empiriques peuvent-ils se réclamerd’une vision aussi large de l’histoire de l’humanité sinon pour y trouver matière à réflexion sansapplication possible ? La sociologie configurationnelle d’Elias a deux faces : une face ethnogra-phique, attentive aux processus qui s’autoengendrent en une sorte de réaction en chaîne et transfor-ment les situations de l’intérieur (en cercle vicieux ou en cercle vertueux) ; une face macrohisto-rique, qui dresse les grandes lignes de la coévolution de l’économie, de l’État, de la connaissance etde la socialisation. La première inspire des ouvrages sur la société contemporaine (Logiques del’exclusion) comme sur le passé (La Société de cour) ; la seconde inspire la grande synthèse duProcès de civilisation (La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident) et des syn-thèses partielles, comme sur le sport ou sur l’équilibre du pouvoir entre les sexes. La tension entreces deux échelles d’analyse des interdépendances, l’une réduite à l’interconnaissance ou du moins àla coprésence dans l’espace et le temps, l’autre étendue à la chaîne des générations depuis la préhis-toire et à la chaîne des interdépendances mondiales, fait sans nul doute la faiblesse du modèle maisaussi sa force de suggestion.

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* Cet article paru dans Volker Meja, Dieter Misgeld et Nico Stehr (éd.), Modern German Sociology, New York, ColumbiaUniversity Press, coll. « European perspectives », 1987 fut réimprimé dans la revue américaine Theory, Culture & Society(SAGE, London, Newbury Park, Beverly Hills et New Delhi), vol. 4, 1987, pp. 223-247. Le présent texte en français,traduit de l’anglais par Sébastien Chauvin, est publié avec l’autorisation de Columbia University Press [NDT].

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On a peu prêté attention au repli des socio-logues dans le présent. Ce retrait, cette fuitehors du passé, est devenu la tendance domi-nante de la sociologie après la Seconde Guerremondiale et, tout comme le développement dela discipline elle-même, ne fut pas, pourl’essentiel, le fruit d’un projet conscient.On peut voir clairement qu’il s’agit d’un replisi l’on songe à la manière dont les sociologuesdes générations antérieures pour tenterd’éclairer les problèmes des sociétés humaines,notamment ceux de leur propre époque,s’étaient appuyés sur une large connaissance

du passé de leur société et des phases anté-rieures d’autres sociétés. Les approchesconcernant les problèmes sociologiques deMarx et de Weber, peuvent servir d’exemples.Marx essaya de mettre en relief ce qu’il consi-dérait comme le problème le plus impérieuxde son temps en présentant sa propre époquecomme une étape entre le passé et des futurspossibles. Weber tenta à plusieurs reprises declarifier des problèmes sociologiques générauxau moyen de preuves empruntées aux époquespassées comme aux sociétés parvenues à unstade de développement antérieur.

I

Sous certains aspects, la réduction des centresd’attention et d’intérêt des sociologues au pré-sent immédiat représente indubitablement unprogrès dans le développement de la disci-pline. Les sociologues sont maintenant bienplus à même d’étudier et, dans certains cas, derésoudre d’une manière raisonnablement

fiable les problèmes de court terme de leurpropre société. Cette concentration sur lesproblèmes contemporains a trouvé uneexpression frappante dans la proliférationquasi explosive des enquêtes sociologiquesempiriques, en partie (mais en aucun cas uni-quement) de type statistique2.

II

Cependant le présent immédiat dans lequel seretranchent les sociologues ne constituequ’une phase restreinte, momentanée, au seindu vaste courant du développement del’humanité qui, venant du passé, débouche surle présent et se projette vers des futurs pos-sibles. Il n’est pas surprenant, par conséquent,que la récente abondance d’enquêtes sociolo-

giques empiriques soit allée de pair, sousd’autres aspects, avec un appauvrissement.L’un des symptômes de celui-ci fut le clivageprononcé entre la grande majorité de cesenquêtes empiriques et les travaux que l’onprésente maintenant comme relevant dela théorie sociologique. On pouvait déjà présa-ger ce clivage dans les travaux de Max Weber,

III

1. La première moitié du texte, initialement rédigée en allemand, fut traduite en anglais par Stephen Kalberg etVolka Meja à partir d’une version considérablement révisée et augmentée de l’article « Uber den Rückzug derSoziologen auf die Gegenwart » publié dans la revue allemande Kölner Zeitschrift für Soziologie undSozialpsychologie, vol. 35, n° 1, 1983, pp. 29-40. La deuxième moitié (à partir du paragraphe VIII) a été rédigée enanglais par l’auteur. Remerciements : Norbert Elias exprime sa gratitude à Volker Meja pour sa grande aide dans larévision du texte original en vue de la publication dans le volume collectif Modern German Sociology (New York,Columbia University Press, 1987). Il est aussi reconnaissant à ses assistants Rudolf Kijff et Maarten van Bottenburgpour leur aide concernant la deuxième partie de cet article.

2. Puisque, dans la perspective de la sociologie, « qualitatif » n’est pas un contraire conceptuel adéquat à« quantitatif », il faut chercher un terme plus approprié. Les recherches sociologiques empiriques non-quantitatives,ou non-exclusivement quantitatives, s’intéressent souvent à certains traits statiques et dynamiques des groupeshumains. Comme alternative à « quantitatif », je propose « configurationnel » [figurational].

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dont la théorie de l’action, exposée dans lespremières parties d’Économie et Société, estsouvent à peine repérable dans ses travauxempiriques. Pour un temps, le travail théo-rique de Talcott Parsons d’une part et celui dessociologues néomarxistes d’autre part ontoccupé le devant de la scène théorique. Maisl’éminence intellectuelle de ces deux écoles depensée n’a pas trouvé son pendant dans destravaux empiriques qui, tout en s’inspirant deces deux cadres théoriques, auraient étécapables de tester leur valeur cognitive. Lasignification réelle de cette division en deuxcamps, parsoniens et néomarxistes, quiont longtemps structuré, par leur opposition,et malgré les quelques tentatives de réconcilia-tion, le gros de l’enseignement des théoriessociologiques dans les universités du monde,est plus politique que scientifique. Les deuxtypes de théories représentent en effet uneprojection dans les sciences sociales de la divi-sion politique de la société globale entre d’uncôté conservateurs et libéraux, et de l’autresocialistes et communistes. Rien d’étonnant, parconséquent, à ce qu’en sociologie beaucoup detravail empirique se fasse sans référence à lathéorie, et que de nombreuses discussionsthéoriques se déroulent sans aucune référenceau travail empirique. C’est comme si les cher-cheurs en physique étaient divisés entre lesdisciples d’une théorie conservatrice ou libé-rale, et une théorie socialiste ou communiste,de la physique. Il y a bien évidemment quelquechose qui ne fonctionne pas dans une disciplinescientifique si ses principaux représentantsautorisent les préférences politiques à dominerleur travail scientifique. En sociologie, on peutobserver de manière récurrente que ce quisemble à première vue être une discussion

scientifique érudite et sérieuse menée à un trèshaut niveau d’abstraction se révèle en fait, à yregarder de près, être une superstructure com-plexe érigée dans le but d’attaquer ou de sou-tenir des positions spécifiques sur le spectrecontemporain des idéaux et des croyancessociales. Dans de tels cas, le détachementscientifique peut à peine dissimuler l’espritpartisan qu’il recouvre. De même, la façaded’une théorie scientifique ne peut pas cacherl’engagement extrascientifique qui la sous-tend, bien que celui-ci ne puisse souvent êtrereconnu que si l’on est capable de pénétrer lamasse confuse d’une terminologie absconse.Ainsi, le parsonisme et le néomarxisme, repré-sentant les deux plus importantes écoles depensée théorique en sociologie, ont mené uneversion atténuée de la lutte des classes dans lecadre d’une discipline académique. L’édificeintellectuel de ces deux écoles de pensée neconstituait pas vraiment des théories scienti-fiques au sens où ce mot est utilisé dans lessciences plus anciennes. Bien que l’on tendesouvent à l’oublier aujourd’hui, la physique etla biologie ont elles aussi eu à livrer unelongue bataille pour s’émanciper descroyances extrascientifiques. Galilée symboliseencore aujourd’hui la lutte de la physique pourson autonomie vis-à-vis de puissantes idéesextrascientifiques, en particulier religieuses. Àce qu’on peut voir, les représentants des théo-ries sociologiques, et plus généralement desthéories en sciences humaines, sont pourtant àpeine conscients du fait qu’une lutte analoguepour l’autonomie est encore devant eux. Maisdans ce dernier, le principal combat pourl’émancipation prend le caractère d’une luttepour l’autonomie par rapport aux idéaux poli-tiques et sociaux du moment.

La population humaine a connu un processusnon planifié de croissance, en un sens qui n’estpas purement numérique, et en dépit de toutesses fluctuations. À travers l’histoire, elle s’estdivisée en différents groupes, en unités de sur-vie d’un type ou d’un autre. Ces unités de survieont aussi vu leur taille augmenter. Partant depetites bandes de vingt-cinq à cinquantemembres, vivant peut-être dans des grottes, les

êtres humains se sont regroupés dans des tribusde plusieurs centaines ou plusieurs milliers demembres, et de nos jours, de plus en plus dansdes États de plusieurs millions de personnes. Lechangement de la taille de ces unités sociales ena modifié la structure. Les moyens de contrôle– de contrôle externe aussi bien que d’autocon-trôle – requis pour la survie et l’intégrité d’uneunité sociale de trente personnes sont différents

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des moyens de contrôle nécessaires à la survieet à l’intégrité d’une unité sociale formée deplusieurs millions de personnes. C’est le modede vie des humains dans son ensemble qui achangé au cours de ce processus. On peut voirici, en résumé, pourquoi une théorie de lasociété inspirée par les différents idéaux poli-tiques des sociétés industrielles du XXe siècle etprésentée comme une théorie universelle dessociétés humaines ne peut avoir qu’une valeurcognitive très limitée. Une transition entre depetites unités d’intégration et des unités plusgrandes se déroule aujourd’hui sous nospropres yeux. Je ne pense pas que des théoriessociologiques dépourvues de cadre évolution-niste puissent être d’un grand secours pour élu-cider les problèmes sociologiques soulevés parde tels changements, que ce soit sur le planthéorique ou sur le plan empirique. Aussi long-temps que domineront des théories qui fontabstraction du caractère aussi bien diachro-nique que dynamique des sociétés, il ne sera paspossible de combler l’énorme fossé qui existeaujourd’hui entre ce genre de projet théoriqueet la recherche sociologique empirique.

La compréhension des sociétés humainesrequiert, il me semble, des modèles théoriquestestables qui puissent aider à déterminer et àexpliquer la structure et la direction de proces-sus sociaux de long terme, c’est-à-dire, en der-nier ressort, le développement de l’humanité.En outre, je ne pense pas que les théories dece type ne puissent être utiles que dans lechamp de la sociologie. Un cadre de référenceévolutionniste unifiant, sans incrustationsidéologiques, par exemple sans postulat pré-construit sur un avenir nécessairementmeilleur, pourrait également être utile dans lesautres sciences humaines. Or, lorsque lesenquêtes se concentrent sur les problèmescontemporains, la portée des explications setrouve indûment réduite. On ne peut ignorerle fait que toute société présente est issue dessociétés précédentes et ouvre au-delà d’elle-même sur une diversité de futurs possibles. Sil’on enferme les problèmes sociologiques dansdes typologies statiques et dans les conceptsstatiques de structure et de fonction, onnéglige les dynamiques intrinsèques des socié-tés humaines.

La construction de modèles processuels [pro-cess models], c’est-à-dire de modèles dudéveloppement de l’humanité, requiert-elleaussi un certain nombre de concepts univer-sels indiquant les propriétés communes àtoutes les sociétés. Mais lorsque le travail derecherche se concentre sur l’étude des pro-cessus en tant que tels, les universaux acquiè-rent une valeur et un statut cognitifs diffé-rents de ceux des travaux qui recherchent desrégularités atemporelles énoncées sousforme de lois. Dans ce dernier cas, la décou-verte des universaux est le but ultime de la

recherche, alors que dans le cas des modèlesprocessuels, il ne constitue qu’un outil auxi-liaire pour la construction des modèles. Deplus, dans le cas des universaux processuels,les chercheurs doivent être certains qu’ils’agit bien d’universaux authentiques, seréférant aussi bien aux sociétés les moins dif-férenciées qu’aux plus différenciées. Lesrégularités présentées sous forme de lois oules typologies tirées des observations duchercheur sur sa propre société et présentéescomme des universaux ne sont pas, dans cecas, d’une grande utilité.

V

Il est sans doute utile de présenter un exemplede ce type d’universaux qui jouent un rôle cen-tral dans la construction des modèles proces-suels. Dans toutes les sociétés possibles, lesgens qui appartiennent à un groupe pour lequelils disent « nous » doivent remplir un ensembledéterminé de fonctions élémentaires les uns

vis-à-vis des autres, et vis-à-vis du groupe danssa totalité, s’ils veulent survivre en tant quegroupe. Je n’ai pas besoin ici de prendre enconsidération toutes ces fonctions élémen-taires, mais je vais en donner quelquesexemples. Habituellement entremêlées et cer-tainement interdépendantes, elles sont souvent

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conceptualisées comme des séquences ou dessphères du développement social. Dans denombreux cas, l’une d’entre elles est présentéecomme le seul moteur du développementsocial. Les idées comme forces motrices, lalutte des classes comme force motrice, en sontdes exemples évidents. Des modèles multifonc-tionnels et, en ce sens, non-réducteurs, restentencore à élaborer. Je ne peux pas, et je n’ai pasbesoin, dans ce contexte, de rendre compte demanière plus complète des divers modèles deleur interrelation. Je n’ai pas besoin non plusici de débattre de l’affirmation selon laquellecette interrelation reste toujours la même aucours du développement. Je ferai un courtrésumé diagnostique de quelques fonctions élé-mentaires, et je donnerai quelques exemplesqui, je l’espère, les rendront vivantes.Ce fut Marx qui identifia la première de cesfonctions élémentaires que les membres d’ungroupe doivent accomplir correctement s’ilsveulent survivre en tant que groupe. Tradition-nellement, on l’a appelée la fonction « écono-mique ». S’il n’est peut-être pas nécessaire derompre avec cette tradition, il ne fait aucundoute que le terme « économique » est imprécis.Si notre cadre de référence est le développe-ment de long terme, il nous faut distinguer trèsclairement entre un stade de développementdans lequel les fonctions économiques sont rem-plies par des groupes de spécialistes écono-miques, et un stade de différentiation moindre,où tout le monde doit remplir des fonctions éco-nomiques de manière non spécialisée. Pourl’exprimer plus simplement, on peut dire quel’un des universaux les plus élémentaires desgroupes humains est la fourniture de la nourri-ture et des autres ressources vitales de base.La seconde de ces fonctions de survie est celledu contrôle de la violence ou, dans un sens unpeu plus large, la fonction de gestion desconflits dans ses deux dimensions : le contrôlede la violence au sein du groupe, et le contrôlede la violence dans les rapports entre diffé-rents groupes de survie. Dans le cas des fonc-tions économiques comme dans celle du

contrôle de la violence, il faut distinguer entreles stades du développement social où les per-sonnes qui remplissent les fonctions écono-miques remplissent aussi les fonctions decontrôle de la violence – où, en d’autrestermes, ces fonctions ne sont pas encore rem-plies par des spécialistes – et les stades dedéveloppement où les fonctions économiquesd’une part et les fonctions de gestion de conflitde l’autre sont remplies par des personnes dif-férentes, c’est-à-dire par des spécialistes. Il y a,bien sûr, de nombreux stades transitoires.Cependant, on peut dire que lorsque les spé-cialistes sont entièrement libérés de l’accom-plissement des autres fonctions vitales, notam-ment de la production de nourriture, et queleur fonction sociale centrale est confinée aucontrôle de la violence et à la gestion desconflits au sein du groupe et entre les groupes,cette situation s’identifie, en gros, à la forma-tion sociale que nous appelons « État ». Peut-être faut-il ajouter que je ne m’intéresse pas àla question de savoir s’il est bien ou malqu’une telle spécialisation ait émergé. Jem’intéresse simplement à la clarification d’unfait démontrable. L’émergence de spécialistessociaux du contrôle de la violence est un bonexemple de l’entremêlement et de la transfor-mation des manières d’accomplir ces fonctionsvitales dans les sociétés humaines.Les spécialistes du contrôle de la violence nepeuvent émerger dans une société que si sesmembres produisent plus de nourriture qu’iln’en est besoin pour la survie des producteursde nourriture et de leur famille. Toutefois, surle long terme, la production régulière d’un sur-plus alimentaire requiert pour les producteursde nourriture un niveau comparativementélevé de sécurité physique. Elle suppose laprotection effective des ressources en ques-tion, quelles qu’elles soient – bétail, terres fer-tiles, zones de pêche – contre les maraudeurs.Au cours de leur développement, les avancéesvers la spécialisation des fonctions écono-miques et des fonctions de contrôle de la vio-lence progressent de manière réciproque3.

3. L’insistance sur la réciprocité des fonctions économique et de contrôle de la violence (aussi bien que d’autresfonctions vitales) peut peut-être apparaître comme une avancée purement théorique dans la connaissance. Elle aen fait de profondes implications empiriques. Pour n’en citer qu’une : en Union soviétique, une organisationmonopolistique du contrôle de la violence – et aussi bien du contrôle de la connaissance – s’est développée, bon gré,mal gré, en association avec, on devrait même dire en dépit d’un système de croyances officiellement sanctionné qui

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Les fouilles dans les villes sumériennes offrentun certain nombre d’indices des étapes qui ontconduit au développement de monopoles per-manents de la violence. On peut supposer queces derniers se sont accomplis en conjonctionavec le développement parallèle, indispensabledans ce cas, d’un monopole sur les taxes. Lesfouilles indiquent par exemple qu’à partird’une certaine période, les campements sumé-riens furent entourés de murs solides et sansaucun doute très coûteux4. Examiné en com-mun avec d’autres indices, ce fait indique quec’est là – et, c’est possible, pour la premièrefois – que les sociétés humaines atteignirent lestade organisationnel de la cité-État. Elles pro-duisirent assez de nourriture non seulementpour subvenir aux besoins de ceux quiconstruisaient et gardaient les murs, mais éga-lement pour nourrir les prêtres dans leurstemples, spécialistes détenteurs du monopoledu fonds de connaissances du groupe, et parti-culièrement de la connaissance des voies dumonde spirituel5, ainsi que les princes dansleurs palais, détenteurs du monopole ducontrôle de la violence, et les guerriers, spécia-listes de l’usage de la violence, sous contrôledes précédents. Parmi d’autres tâches, ces der-niers devaient garder les travailleurs dans leschamps, coordonner la construction et la main-tenance de canaux d’irrigation vulnérables,ainsi que des murs de la cité, des palais et destemples. Partant de petits groupements ayantpeut-être les caractéristiques de villages-Étatscentrés sur un temple, les groupements quenous connaissons aujourd’hui comme sumé-riens grossirent pour atteindre un premier typed’organisation à grande échelle, dotée d’une

plus haute différentiation de fonctions spéciali-sées. Ils se transformèrent en cités murées,chacune avec un vaste temple et une organisa-tion de palais. Ces cités-États sumériennes,telles les cités grecques d’une époque ulté-rieure, menèrent durant des siècles une lutteindécise pour l’hégémonie, jusqu’au jour oùelles furent toutes conquises, et dans une cer-taine mesure soumises à la domination d’unÉtat plus fort venu de l’extérieur.Dans les sociétés plus avancées de notreépoque, les groupes de spécialistes écono-miques sont parmi les plus puissants et, danscertains cas, les plus puissants de tous lesgroupes. La centralité d’activités économiques,spécialisées dans nombre de sociétés contem-poraines, a donné lieu à une théorie sociolo-gique selon laquelle la sphère économiquespécialisée est de tout temps la seule et uniquesphère de base de la société. Tous les autresaspects de la société semblent pouvoir êtreexpliqués à partir du développement écono-mique de celle-ci. D’après cette théorie, lesconflits entre les groupes de spécialistes écono-miques doivent être considérés comme la forcemotrice universelle du développement del’humanité, et la monopolisation des fonctionséconomiques, c’est-à-dire des moyens de pro-duction, peut être universellement considéréecomme la source principale de pouvoir social.Une telle hypothèse impliquerait que tout aulong du développement de l’humanité, toutcomme à des époques plus récentes, les spécia-listes économiques qui monopolisent lesmoyens de production constituent le groupe leplus puissant d’une société, son vrai groupedirigeant. Toutefois, qu’il s’agisse ou non d’un

décrit le développement de la « sphère économique » comme la principale, et souvent même comme la seule forcemotrice du développement social. Ce système représente l’organisation étatique comme une simple superstructureen rapport avec sa base économique. Dans ce cas, la représentation de la sphère économique comme la base dudéveloppement social, et donc aussi de la distribution sociale du pouvoir, est évidemment contradictoire avec lecours observable des événements. Elle aide à dissimuler le fait que le contrôle du monopole de la violence physiquepeut être une force motrice du développement social aussi puissante que le contrôle monopolistique de l’économieou, en la matière, de la connaissance.

4. Paul Garelli, Le Proche-Orient Asiatique, Paris, Puf, 1969, p. 66. Peut-être devrions-nous aussi nous rappeler lesmurs autour des villes et des châteaux médiévaux pour mieux comprendre le degré de pacification de ces sociétés.

5. Il n’est pas improbable que les prêtres, durant les phases les plus reculées de la croissance de l’organisation destemples, aient combiné avec leurs fonctions de prêtres celles de contrôle de la violence, de protection militaire deschamps et des systèmes d’irrigation naissants. Lorsqu’au fil du temps l’équilibre des pouvoirs entre les dirigeantsreligieux et séculiers pencha en faveur de ces derniers, de leur côté ceux-ci – les leaders des troupes, les chefsmilitaires – défonctionnalisèrent souvent certains de leurs prêtres et assumèrent eux-mêmes les fonctions deprêtrise.

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diagnostic juste de la distribution des chancesde pouvoir [power chances] dans les sociétésindustrielles contemporaines, ce n’est certaine-ment pas une lecture correcte de la distribu-tion du pouvoir dans les sociétés à État plusanciennes. Dans celles-ci, avec très peud’exceptions, les principaux groupes dirigeantsétaient les guerriers et les prêtres. Sous uneforme ou sous une autre, ces groupes de spé-cialistes, alliés ou rivaux, formèrent lesgroupes dirigeants des sociétés à État durant laplus grande partie de leur développement. Lesspécialistes économiques, tels les marchands,étaient généralement classés plus bas que lesnobles et les prêtres, et ne pouvaient que rare-ment, jusqu’à récemment, atteindre le pouvoiret la richesse des groupes dirigeants commeles rois ou les papes (dans les pays comme laRussie, l’Allemagne et l’Autriche, pas avant1914). On ne peut s’empêcher de se demanderquelles caractéristiques structurelles des socié-tés humaines sont responsables de la domina-tion durable, au sein de la plupart des sociétésà État, de ces deux groupes de spécialistes,guerriers et prêtres. On voit à travers cetexemple à quel point notre vision est rétréciepar la préoccupation pour des phénomènescontemporains et de court terme. Toute ten-tative de construction d’une théorie univer-selle de la société à partir du présent accroîtle risque d’échec. Si la découverte des condi-tions économiques du changement social futun grand progrès, la réduction de tous leschangements sociaux à des conditions écono-miques constitue un grand obstacle pour defutures avancées. Concernant la distributiondu pouvoir dans une société, on peut direque la monopolisation des instruments de laviolence ou des moyens d’orientation, c’est-à-dire de la connaissance et particulièrementdes connaissances magico-mythiques, nejoue pas un rôle moins important que lamonopolisation des moyens de production.Ni les fonctions sociales de gestion et decontrôle de la violence ni celles de transmis-sion et d’acquisition de la connaissance nepeuvent être simplement réduites aux fonc-tions économiques d’une société ou expli-quées par elles. Toutes les trois, et unnombre d’autres qu’il n’est pas besoin d’étu-dier ici, sont également fondamentales etirréductibles.

Quelques mots sur la connaissance peuvent êtreutiles ici. La connaissance en particulier ne s’estjamais vraiment remise de la malédiction quelui porta Marx en lui attribuant le statut ontolo-gique d’une simple superstructure. Afin de per-cevoir son rôle fondamental dans les sociétéshumaines, il suffit d’imaginer un groupe « sansconnaissance » – c’est-à-dire un groupe auquelaucune connaissance n’a été transmise par lesgénérations précédentes – pour reconnaître lafonction sociale essentielle de la connaissance.L’idée d’un tel groupe est bien sûr une pureexpérience de pensée, mais elle démontre assezclairement que les groupes humains, qui incon-testablement ne peuvent pas survivre sans nour-riture ou protection contre la violence physique,ne peuvent pas survivre non plus sans connais-sances. Les organismes non-humains, dans uneplus ou moins grande mesure, sont capables detrouver leur nourriture « instinctivement »,c’est-à-dire à l’aide de mécanismes de conduiteinnés, et peut-être en conjonction avec un degrécomparativement bas de connaissance acquise.Les êtres humains, par contre, sont complète-ment incapables de s’orienter sans connaissanceacquise : sauf à l’état de nouveau-né, ils ne peu-vent trouver la bonne nourriture ou mêmequelque nourriture que ce soit sans connais-sance apprise. Le besoin humain de connais-sance, en d’autres termes, est aussi élémentaireque le besoin de nourriture. Tout comme lesmoyens de satisfaire d’autres besoins élémen-taires, ceux qui satisfont les besoins de connais-sance peuvent être monopolisés. Sous forme demonopole, les moyens d’orientation, l’appro-priation des moyens de satisfaire les exigenceshumaines de connaissance, peuvent servir desocle aux inégalités de pouvoir.Il faudrait mentionner une autre fonction élé-mentaire. D’autres organismes sociaux possè-dent parfois des autocontrôles innés qui leurpermettent de vivre ensemble dans desgroupes sans se détruire eux-mêmes nidétruire les autres. Mais les êtres humains nedisposent pas de telles limitations naturelles. Illeur faut acquérir, par l’éducation au contactdes autres, les modèles d’autorestriction indis-pensables à la vie sociale. Par conséquentl’apprentissage individuel des modèles sociauxd’autorestriction ou d’un processus de civilisa-tion de ce type est aussi l’une des fonctions desurvie les plus élémentaires que l’on rencontre

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Je voudrais illustrer à l’aide d’un exemple lavaleur cognitive du concept de « fonctionssociales de base». Marx a tenté de comprendrethéoriquement toute la dynamique du déve-loppement social en référence à un seul déno-minateur commun. Il voyait la monopolisationdes moyens de production – par exemple, lesmoyens de satisfaire la faim – comme la sourcedes inégalités sociales et la racine de toutes lesautres inégalités. Il considérait les conflits issusde cette monopolisation des chances de satis-faire les besoins « économiques » comme laforce motrice essentielle et peut-être mêmeexclusive du développement social.Il concevait en conséquence une classe diri-geante faite de guerriers féodaux comme unestrate plus ou moins du même type qu’uneclasse dirigeante d’entrepreneurs du commerceou de l’industrie. Il n’accordait pas beaucoupd’importance à la distinction entre ceux quidevaient leur pouvoir « économique » à leurclasse et ceux qui le devaient à leur capital.Pourtant le slogan français nulle terre sans sei-gneur* était bien un slogan de classe. Il signi-fiait que quiconque n’appartenant pas à lanoblesse d’épée, et n’étant donc pas compétentdans l’usage de la violence physique pour assu-rer l’obéissance, n’avait pas le droit de possé-der la terre. Dans un certain nombre de cas, lacoutume renforcée par la solidarité de classe

déniait aux paysans ainsi qu’à d’autres groupesnon privilégiés la possession et l’utilisation desarmes propres aux classes supérieures.L’identification du rôle des conflits structurauxcomme moteur du changement représenta unprogrès pour la capacité de diagnostic des cher-cheurs en sciences sociales, mais leur restrictionà des conflits de nature économique interneaux États fut en même temps un obstacle.Marx vit ce que les groupes féodaux et entrepre-neuriaux avaient en commun plus clairementqu’il ne perçut leurs différences structurelles. Ilnota que, puisque tous les deux pouvaientmonopoliser les moyens économiques de pro-duction, tous les deux acquéraient les chances depouvoir [power chances] leur permettantd’exploiter d’autres groupes. Cependant il négli-gea de poser la question et, par conséquent, il netrouva pas d’éléments pour expliquer pourquoiceux qui étaient en possession des monopoles depouvoir furent une noblesse guerrière dans uncas, et une classe marchande relativement paci-fiée dans l’autre.Les sociologues vont à l’encontre de leurspropres objectifs s’ils négligent de telles diffé-rences ; s’ils omettent, par exemple, de sedemander pourquoi les classes de spécialisteséconomiques n’ont pas toujours joué le mêmerôle central dans la structure du pouvoir deleur société qu’ils ne le jouent aujourd’hui. On

VII

*En français dans le texte [NDT].

dans chaque groupe humain. On peut trouverl’une des institutions sociales qui accomplitcette fonction dans les rites d’initiation desgroupes humains les moins complexes. Ilsreprésentent une première forme de civilisa-tion des membres individuels d’un groupe. Lespressions du groupe vers l’exercice de l’auto-contrainte, comme toutes les autres fonctionsélémentaires que j’ai mentionnées, peuventaussi être monopolisées et ainsi utiliséescomme source de pouvoir et de différentiationdes statuts, donc comme un moyen de domina-tion et d’exploitation. Les rites d’initiation, parexemple, ne sont pas seulement un moyen deproduire un modèle spécifique d’autocon-trainte, mais aussi d’importants épisodes dans

la lutte de pouvoir larvée ou ouverte entre lesgénérations. Cette fonction élémentaire est,elle aussi, irréductible. L’apprentissage del’autocontrainte n’est certainement pas pos-sible sans que les autres fonctions mentionnéesci-dessus, y compris le contrôle de la violence,soient simultanément assurées. En revanche,celles-ci requièrent à leur tour des modèlesindividuels d’autocontrôle.Ces quatre fonctions élémentaires ne consti-tuent pas à elles seules la gamme de toutes lesfonctions possibles. Il y en a d’autres. Cellesque j’ai mentionnées fournissent néanmoinsdes exemples d’universaux du développementsocial qui peuvent être testés empiriquementet, si nécessaire, corrigés.

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constate facilement que les caractéristiquessociales de ces groupes qui ont représenté laformation dirigeante [establishment] la plusélevée dans les sociétés à État et dont on peutpar conséquent supposer qu’ils possédaient lesressources en pouvoir les plus importantes, ontchangé de façon bien spécifique depuisl’époque où, probablement dans l’antiquitésumérienne, des sociétés ayant les caractéris-tiques d’un État émergèrent pour la premièrefois sur la base de sociétés préétatiques.Depuis cette époque, d’il y a cinq ou six milleans, jusqu’à des époques passablement plusrécentes, deux groupes de fonctionnairessociaux, avec relativement peu d’exceptions,occupaient la position de groupes les plus éle-vés, les plus puissants, et souvent les plusriches dans la hiérarchie des statuts au sein dessociétés à État. Ces deux principales forma-tions dirigeantes étaient, pour aller vite, lesgroupes de prêtres et les groupes de guerriers ;ceux qui dirigeaient le temple et ceux qui diri-geaient le palais (les princes, les rois, et lesempereurs à la tête de leur cour en conjonc-tion avec des groupes oligarchiques de guer-riers nobles, et parfois déposés par eux).Il y eut des exceptions. L’une d’elles fut la cité-État. Les cités phéniciennes, grecques et, plustard, italiennes et hollandaises, en sont desexemples. Les États maritimes, autrement ditles États dont les principaux effectifs militairesétaient concentrés dans la marine, avaient engénéral des groupes dirigeants aux caractéris-tiques sociales différentes des groupes diri-geants des États terrestres, États dont les forcesmilitaires principales étaient les armées deterre. Nous en avons des exemples évidentsavec l’Angleterre depuis l’époque d’Henri VIIIou encore avec les Pays-Bas. Le développe-ment de la Chine suivit aussi une autre voie.Les fonctionnaires de l’administration civile àla cour impériale et, à travers le pays, uneclasse de propriétaires fonciers occupant desfonctions administratives, réussirent relative-ment tôt à arracher le pouvoir aux guerriers.Parfois appelée gentry, parfois « mandarins »,ils formèrent dans tout le pays un réseau hié-rarchique dense doté d’une tradition culturelleunifiée et d’un fort sens de sa propre supério-rité par rapport à tous les autres groupes.Ainsi, en Chine une formation sociale non-militaire qui, pour le maintien de son haut

niveau de pouvoir et de son statut élevé,requérait de ses membres un niveau assezpoussé d’autocontrôle, remplaça durant dessiècles les guerriers qui, partout où ils for-maient le groupe dirigeant, gouvernaient plusdirectement, et étaient aussi gouvernés plusdirectement, au moyen de pressions de l’exté-rieur. Durant la période correspondant, engros, au Moyen Âge occidental, les fonction-naires dirigeants de la Chine développèrentmême ce qui fut probablement l’organisationétatique la plus avancée de l’époque, quiensuite se rigidifia lentement et déclina.Mais dans la majorité des États, les plusgrandes chances de pouvoir et de statut, danscertains cas jusqu’à tard au cours du XXe siècle,se trouvaient dans les mains soit des guerriers,soient des prêtres, soit des deux à la fois,comme alliés mais aussi comme rivaux. Larelation entre ces deux groupes dirigeants, aucours des longues années de leur suprématie,fut fondamentalement ambivalente et variabeaucoup. À certains moments ils étaient enconcurrence pour le pouvoir, comme dansl’Égypte antique et dans l’Occident médiéval,où la lutte entre l’empereur et le pape offre unexemple parlant. Plus récemment, le conflitentre le Shah et les mollahs en Iran en offre unautre. Dans d’autres cas, ils devinrent alliésdans leur effort pour assurer l’ordre parl’obéissance des autres groupes. Comparé austatut des princes, des nobles et des grandsprêtres, le statut des marchands dans le passédépassa rarement le second ou le troisièmerang. Ce constat peut, en lui-même, servird’indication assez fiable du fait que leurschances de pouvoir étaient en général plusfaibles que celles des guerriers et des prêtres.Au cours des XIXe et XXe siècles, deux groupesde spécialistes économiques, d’abord lesentrepreneurs et les manageurs de la classemoyenne et, plus tard, dans une moindremesure, les représentants des classes ouvrièresorganisées, dans un nombre croissant desociétés à État, prirent l’ascendant sur lesdeux groupes dirigeants traditionnels. Avantcette époque, l’un ou l’autre de ces derniers(ou les deux) avait généralement occupé uneposition dominante dans les assemblées parordre [estate assemblies] partout où elles exis-taient. Aujourd’hui, les représentants desgroupes de spécialistes économiques organisés

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On peut se demander pourquoi des classesdirigeantes aux fonctions distinctes et, parconséquent, aux caractéristiques sociales diffé-rentes prirent place au sommet des hiérarchiesde statut et de pouvoir au sein des sociétés àÉtat à différentes époques. Les références pré-cédentes aux fonctions de base de la surviedans les sociétés humaines peuvent ici nousaider. Hegel comme Marx, l’idéaliste histo-rique comme le matérialiste historique, suppo-sèrent tous les deux qu’un seul et toujours lemême ensemble de fonctions, dans un cas lesfonctions intellectuelles, dans un autre lasphère économique, joue le rôle dominantcomme force motrice tout au long du dévelop-pement de l’humanité. En réalité on peutobserver, depuis les sociétés à État des ori-gines jusqu’à celles de nos jours, plusieursfonctions de base dont les spécialistes jouentou partagent un rôle dominant dans la hiérar-chie de pouvoir et de statut, et donc dans lesluttes de pouvoir de leur siècle. Mais les res-sources et donc la répartition des différentespossibilités de pouvoir accessibles à ces diffé-rents groupes de fonctionnaires, et particuliè-rement leurs chances d’accès aux monopolescentraux d’un État peuvent varier considéra-blement selon les conditions sociales. Ainsi enva-t-il, par conséquent, de leur position dans lahiérarchie de statut des sociétés.

S’émanciper des modèles monistes et les rem-placer par des modèles pluralistes de dévelop-pement social (qui incluent le temps présentautant que le passé) requiert ainsi de prendreen compte les questions de force et d’intensité.De façon provisoire, on peut peut-être direque le pouvoir relatif d’un groupe de fonction-naires sociaux varie en rapport avec les varia-tions de la force et de l’intensité des besoinssociaux que ce groupe est à même de satisfaireen vertu de sa spécialisation. La capacité d’ungroupe à fournir, à rationner ou à retirer, c’est-à-dire à contrôler les moyens de satisfaire lesbesoins sociaux d’une unité de survie (et ainsid’autres groupes) constitue le principal appuidu pouvoir de ce groupe.Cependant, la dépendance vitale d’une unitéde survie différenciée ayant la forme d’unesociété à État, vis-à-vis d’un ou de plusieursgroupes de fonctionnaires spécialisés (tels lesprêtres ou les guerriers), n’est jamais totale-ment à sens unique. Jusqu’à un certain point,ces groupes dépendent à leur tour d’autresgroupes pour la satisfaction de besoinssociaux. Ce que l’on peut généralement obser-ver lorsque l’on étudie les sociétés à État estun ajustement réciproque des besoins et dessatisfactions, un équilibre des concessionsmutuelles, aussi inégal soit-il, entre différentsgroupes de spécialistes, y compris ceux chargés

VIII

sous la forme de partis de masse, ont prisl’ascendant au sein des assemblées législatives[state assemblies], ce qui a changé leur carac-tère : les assemblées par ordre ont laissé laplace aux parlements. On ne devrait peut-êtrepas refermer trop tôt la question de savoirquels changements structuraux reflètent cedéveloppement depuis les sociétés à État oùpendant longtemps les guerriers ou les prêtres(ou les deux) formèrent les classes dirigeantesles plus puissantes, occupant les rangs les plusélevés, jusqu’à des sociétés à État plus récentesdans lesquelles les nobles et les prêtres ontperdu leur statut privilégié, et où deux classeséconomiques antagonistes mais interdépen-dantes ont pris l’ascendant.En outre, un nouveau mouvement s’est déve-loppé dans les périodes très récentes. Uneautre formation sociale aux caractéristiques

sociales différentes surpasse maintenant fré-quemment en pouvoir et en statut les diri-geants des deux groupes de spécialistes écono-miques, tout en restant souvent dans uneposition de compétition latente avec eux. Jeveux parler des hommes et des femmes quisont politiciens professionnels et membres dela direction d’un parti. Dans les États à partiunique aussi bien que dans les États plura-listes, les politiciens de carrière (c’est-à-dire lesspécialistes politiques) possèdent à présentdans beaucoup de sociétés à État unemeilleure chance d’accès aux monopoles cen-traux d’État et aux possibilités concomitantesde pouvoir, que les militaires, les prêtres ou lesspécialistes économiques. Ces derniersgroupes, là où ils sont assez organisés et puis-sants, sont en compétition pour le pouvoiravec les politiciens de parti.

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de la tâche de prendre les décisions pour lasociété à État en tant que telle. En règle géné-rale, par conséquent, on rencontre dans unetelle société une lutte acharnée, ouverte oulatente, entre des groupes spécialisés, y com-pris les groupes gouvernants, avec pour but dedéplacer l’équilibre des échanges et desconcessions dans une direction plus favorableà son propre groupe. Et, avec peu d’excep-tions, à travers les âges, les sociétés à État,même celles qui visaient explicitement à pro-mouvoir l’égalité complète, prenaient toujoursforme dans un moule fait de grandes inégali-tés. L’équilibre des échanges entre les diffé-rents groupes de spécialistes est resté obstiné-ment inégalitaire, même si dans certains Étatspluralistes, il est devenu un peu moins accen-tué qu’il ne l’a été. En dépit de cette pousséede démocratisation fonctionnelle, les sociétés àÉtat présentent généralement encore une réci-procité fortement déséquilibrée entre lesgroupes gouvernants et les gouvernés.La situation actuelle s’éclaire lorsqu’on lacompare aux situations du passé. En effet, siles lectures contemporaines des premièressociétés à État que nous avons pu mettre aujour jusqu’ici sont correctes, si la premièreorganisation de type étatique de la Sumerantique (la première organisation à grandeéchelle que nous connaissons) était en fait cen-trée sur un temple, et dirigée par des prêtres, iln’est peut-être pas excessivement audacieuxde conclure que les exigences sociales de lapopulation de l’État que les prêtres pouvaientsatisfaire étaient à ce stade bien plus pres-santes et impératives qu’aujourd’hui. Unniveau plus élevé d’autocontrainte a égale-ment pu aider les prêtres à prendre le dessussur la population qu’ils gouvernaient. Leniveau relativement élevé de sécularisation, lecaractère très étendu du fonds de connais-sances testables et valides [reality-congruent]d’une époque ultérieure, et une formation dela conscience qui, chez les adultes, estaujourd’hui devenue moins dépendante descontraintes externes, réelles ou imaginaires,peuvent rendre difficile la compréhension del’idée qu’à un stade de développement où lefonds de connaissances valides était considéra-blement plus restreint, le besoin social d’unsavoir magico-mythique des voies du mondespirituel (qui forme le cœur de la profession-

vocation d’un prêtre) était beaucoup plus fort,et que le pouvoir des prêtres était en consé-quence plus grand.Dans les sociétés à État préscientifiques, lesprêtres étaient généralement les principauxspécialistes de la préservation, du développe-ment et de la transmission des moyensd’orientation de base d’une société, et de sonfonds de connaissances. En outre, les connais-sances magico-mythiques peuvent beaucoupplus facilement être monopolisées que lesconnaissances scientifiques. C’est pourquoi, iln’est pas surprenant que dans les cités-Étatsde l’antiquité sumérienne, les prêtres formè-rent le groupe dominant le plus puissant ou,après que les guerriers eurent pris l’ascendantsur eux, le deuxième groupe le plus puissant.Le fait que les prêtres aient également contri-bué à renforcer et à reproduire les besoinssociaux des groupes qui formaient la base deleur pouvoir ne doit pas détourner l’attentionde la réalité de ces besoins à ce stade du déve-loppement de l’humanité. La projection d’unestructure contemporaine de besoins – et decontrainte – sur celle d’époques antérieuresempêche la compréhension de ces dernières.Les sociétés à État contemporaines sontextrêmement dépendantes de la productionscientifique de connaissances. Leurs membrespeuvent s’appuyer sur tout un corps demoyens d’orientation valides. Les connais-sances que les enfants apprennent aujourd’huiavec une grande facilité étaient dans beau-coup de cas inexistantes à un stade antérieurde développement, et auraient sans doute étécomplètement incompréhensibles pour lesreprésentants des sociétés anciennes si ellesleur avaient été présentées. D’une certainemanière, les gens qui savent déjà peuventtrouver incompréhensible la situation deconnaissance de ceux qui ne savaient pas. Ilspeuvent trouver extrêmement difficile de semettre dans la position de ceux qui nesavaient (ou ne savent) pas encore, et les cher-cheurs en sciences sociales ont dansl’ensemble échoué à leur rendre plus facile lacompréhension de cette situation. Ils n’ont pasréussi à agir comme les interprètes d’êtreshumains dont le fonds de connaissancesvalides, bien que peut-être beaucoup plusdétaillé, était beaucoup moins étendu que leleur. Aujourd’hui les gens font rarement

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l’expérience de ne pas savoir, de rencontrer desévénements pour lesquels ils ne disposentd’aucun nom. Les êtres humains ne peuventsurvivre s’ils ne peuvent classer les événementsen leur donnant un nom, en les replaçant dansleur fonds de symboles communs. Ainsi, durantles longues époques durant lesquelles leur fondde connaissances valides est demeuré compara-tivement restreint, les gens comblaient ceslacunes avec des connaissances fantasmatiquesstandardisées par la communauté. Par ailleurs,les membres des sociétés contemporaines quenous appelons avancées trouvent souvent quele niveau d’insécurité et les dangers auxquels ilssont exposés sont beaucoup trop grands, dumoins rapportés à leurs propres aspirations et àleurs propres besoins. Par conséquent, ils neparviennent pas à comprendre que le niveau dedanger dans les sociétés industrielles contem-poraines est bien inférieur à celui des sociétésmédiévales, ou, dans ce cas précis, à celui desÉtats de la Mésopotamie antique. Sous cetaspect, aussi, l’imagination des membres desÉtats-nations industriels fait souvent défaut. Àpeu d’exceptions, ils jouissent, qu’ils soientmalades ou en bonne santé, riches ou pauvres,d’un niveau de sécurité comparativement élevéqu’ils semblent à peine remarquer. Ils com-prennent difficilement que dans les sociétés àÉtat antérieures, la capacité de maîtriser lesdivers dangers était bien moindre. Les motsleur manquent lorsqu’ils essayent de montrerque le modèle de contrainte des membres dessociétés antérieures – y compris la formationde leur conscience – était différent du leur.Pour se contrôler eux-mêmes, il fallait à cesgens du passé compter dans une plus grandemesure sur la crainte de forces extérieures, ycompris la crainte des dieux.Le processus qui a vu les villages tribaux sedévelopper en cités-États représenta une desétapes les plus importantes dans le développe-ment des sociétés humaines. Il signifia un nou-veau degré de différentiation et d’intégration.Les progrès de l’archéologie mésopotamienneont considérablement accru notre compréhen-sion de ce processus. Le développement aucours duquel émergea ce nouveau type d’orga-nisation, la configuration nouvelle d’un Étatavec ses qualités propres qu’on ne retrouve pasaux niveaux précédents, a sans doute pris beau-coup de temps, certainement quelques siècles

et peut-être plus de mille ans. Un processuscontinu comprenant de nombreuses étapesintermédiaires lia le stade du village à celui dela cité-État.L’une des caractéristiques évidentes de cettedernière était le plus grand nombre de per-sonnes liées les unes aux autres au sein del’unité de survie disposant des caractères struc-turels d’un État. Mais vivre ensemble en grandnombre ne fut rendu possible, et ne s’imposaaux membres de ces sociétés, que par la nou-velle configuration qu’ils formaient les uns avecles autres, notamment par un nouveau mode devie. Il nécessita un nouveau mode de contrôle àla fois par les autres et par soi-même. Le gou-vernement, la coordination centralisée, la direc-tion et le contrôle de toutes les autres activités,le maintien de la paix au sein de l’État, et ladéfense de ses citoyens contre les attaques exté-rieures devinrent désormais des spécialités per-manentes. Ceux qui remplirent ces fonctionssociales furent libérés de la plupart des autrestâches sociales, et par-dessus tout de la néces-sité d’assurer leur propre subsistance, ce qui lesséparait de tous les autres groupes par des diffé-rences de statut et de pouvoir, et produisaitainsi une distance sociale d’une ampleur incon-nue au niveau du village. De la même manière,ceux qui produisaient la nourriture ou les biensmanufacturés devinrent désormais aussi desspécialistes permanents en un sens qui n’existaitpas avant que les fonctions centralisées de gou-vernement ne prennent les caractéristiquesd’une spécialité permanente monopolisée parcertains groupes, certaines personnes, ou cer-taines familles. Au stade tribal ou villageois, lanorme était une stratification en termes degroupes d’âge et de sexe. Parmi les rares spécia-listes professionnels, on trouvait les prêtres etles forgerons. Au stade étatique, au contraire, lastratification professionnelle imprègnel’ensemble du tissu social. Le fait que la produc-tion de nourriture soit désormais devenue unespécialité permanente et exclusive a sans aucundoute joué un rôle significatif dans l’augmenta-tion du produit agricole, mais il a aussi signifiél’exclusion des producteurs de nourriture detoute participation dans les fonctions de direc-tion, de coordination, et de contrôle d’unesociété à État.La compréhension de ce processus de dévelop-pement d’un niveau préétatique à un niveau

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étatique d’organisation (et de beaucoupd’autres changements parallèles) est à présent,dans une certaine mesure, bloquée par unmode de conceptualisation qui divise les socié-tés, d’une manière plutôt vague, en quatre oucinq sphères statiques. Celles-ci sont présen-tées dans des termes tels que « politique »,« économique », « culturel » ou « religieux », etsont généralement conçues comme des univer-saux présents dans toutes les sociétés quel quesoit leur niveau de développement. Ils sontcependant rarement reliés avec précision auxfonctions spécialisées accomplies par desgroupes humains selon le stade d’intégrationet de différentiation de leur société. En consé-quence, des termes tels que « différentiationsociale » et « division des fonctions » (cettedernière avant tout sous sa forme mieuxconnue de « division du travail »), sont souventrestreints à ce qui est considéré comme lasphère économique de la société. Il peut sem-bler périlleux d’appliquer des termes comme« différenciation sociale » et surtout « divisiondu travail », à la sphère politique, par exemple.C’est pourquoi, l’émergence d’un gouverne-ment central comme ensemble de fonctions dif-férenciées de façon permanente n’est souventpas clairement identifiée comme un processusde différenciation croissante des sociétés.Des travaux plus anciens, en particulier ceuxde Gordon Childe6, ont découvert le fait,aujourd’hui largement reconnu, que l’émer-gence des cités-États sumériennes, avec leurnombre considérable de groupes spécialisés necultivant pas leur propre nourriture, a été ren-due possible par un développement de l’agri-culture à un niveau pour lequel ceux qui tra-vaillaient à la campagne produisaient unsurplus agricole, c’est-à-dire plus de nourritureque ce dont ils avaient besoin pour leur propresurvie et celle de leurs familles. On a souventanalysé la production d’un surplus alimentairefut largement perçue comme la condition del’émergence d’installations humaines ayant lescaractéristiques d’une ville, contenant beaucoupde groupes qui ne cultivaient pas leur proprenourriture. Ce qu’on a peut-être vu moins clai-rement est la signification du fait que les citéspossédaient également les caractéristiques d’un

État. Il est peut-être désagréable del’admettre, mais on ne peut pas faire l’impassesur le fait qu’à ce stade la production et la dis-tribution d’un excédent alimentaire et, plusgénéralement, la production d’un capitalsocial, dépendait dans une large mesure desformes que prenaient les contraintes externes.Ces contraintes ont d’abord été imposées à lapopulation par la crainte des déesses et desdieux, et des pouvoirs magiques des prêtres etdes prêtresses, ou par les seigneurs de laguerre et leurs partisans, qui paraissaient aussitenir leur puissance des dieux. Durant ces pre-miers stades, et en fait pour une longuepériode, ces groupes dirigeants utilisèrent leurpouvoir pour dominer et exploiter sans bornes,confinant beaucoup de ceux qui travaillaientsur la terre ou sur les chantiers d’irrigation àun niveau de pure subsistance. Vraisemblable-ment, les prêtres inventèrent d’abord l’art del’écriture comme un moyen de contrôle desgrandes quantités de nourriture et de produitsmanufacturés qui étaient dus aux dieux, stoc-kés dans les bâtiments du temple, et redistri-bués de là à diverses couches de la populationde l’État. Une organisation si gigantesque nepouvait plus être gérée et contrôlée au seulmoyen de la mémoire des serviteurs des dieux.Les comptes écrits facilitèrent grandement lagestion et le contrôle des revenus et desdépenses d’un temple. L’extraction d’un largesurplus pris aux producteurs de nourriture etaux artisans par les organisations du palais etdu temple fut selon toute probabilité l’une desconditions du riche épanouissement de la cul-ture sumérienne. Mais souvent le fait que lescontraintes de l’organisation centralisée del’État étaient initialement à la racine aussi biende la production que de la distribution d’unsurplus n’est pas clairement perçu, probable-ment parce qu’il nous est trop désagréable.Pour cette raison, la révolution urbaine,comme on l’a appelée, a paru entièrementexplicable en termes économiques. On a prêtébeaucoup d’attention à la grande fertilité du soldans le delta des grands fleuves, et au rende-ment agricole dû à un ingénieux réseau d’irri-gation. La découverte du rôle joué par l’excé-dent agricole dans le développement des cités

6. Gordon Chile, What happened in History, Harmondsworth, Penguin, 1942.

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sumériennes a représenté un authentique pro-grès scientifique. Mais celui-ci a été réalisé sousl’égide d’une théorie monocausale considérantles facteurs qui pouvaient être classés commeéconomiques, comme la seule et unique sourcede tous les autres développements.Ce qui arriva à Sumer, comme je l’ai men-tionné, fut un développement des villages nonseulement en cités, mais aussi en cités-Étatsavec un niveau de spécialisation (particulière-ment des fonctions gouvernementales) plusélevé qu’il n’avait jamais été atteint par leshumains auparavant. La fertilité du sol et laproduction d’un surplus alimentaire joua sansaucun doute un rôle dans ce développement,mais ne peut l’expliquer totalement. Des pay-sans libres ne se donnent pratiquement jamaisla peine de produire un surplus alimentaireannée après année sans de fortes récompensesou une forte contrainte. Il est difficilementconcevable que les villageois de l’antiquitésumérienne représentaient une exception, end’autres termes, qu’ils commencèrent à pro-duire un excédent alimentaire régulier quidonna par la suite naissance à un excédentdémographique de groupes urbains non-agraires. Une explication moniste en terme decause et d’effet n’a pas sa place ici. Enrevanche une image différente ressort si l’onessaie de rassembler les fragments de preuvenon pas sous forme causale, mais sous la formed’un processus. Émerge alors la question desavoir quels fonctionnaires sociaux avaient àleur disposition des ressources de pouvoir suf-fisantes, pour obliger les producteurs de nour-riture à accomplir le dur travail requis pour laproduction d’un surplus alimentaire mêmesous les conditions naturelles les plus favo-rables. Quel groupe (ou quels groupes) avait lepouvoir de développer et de contrôler laconstruction et le maintien de dispositifs d’irri-gation ? Qui avait l’autorité pour coordonnerla main-d’œuvre sur laquelle reposaient laproduction régulière, le transport et la distri-bution d’un surplus alimentaire ? Les preuvesexistantes fournissent une réponse. Le noyauautour duquel la cité-État sumérienne sedéveloppa fut en premier lieu le temple, sièged’un dieu et bastion des prêtres, et en secondlieu le palais, siège d’un seigneur de la guerreou d’un roi, et bastion de ses guerriers et deses administrateurs.

Il a parfois été dit de l’appropriation du sur-plus économique qu’elle était la principalesource de pouvoir des deux groupes dirigeantsdurant ces premiers temps. Mais le surplus nepréexistait pas. Il grossit avec et fit lui-mêmepartie de l’organisation humaine qui àl’époque prit les caractéristiques d’une cité-État centrée initialement sur le temple, puissur le couple temple-palais. Une explicationcausale obscurcit le problème. Dans de tels casune explication de type processuelle est plusappropriée. Le dernier stade du processus, quiseul nous est connu, montre assez clairementnon seulement que l’excédent alimentaire pro-duit sous la pression par ceux qui travaillaientla terre fut la condition de l’existence d’unepopulation urbaine non-agricole, mais égale-ment qu’une organisation étatique capable decoordonner le travail agricole aussi bien quel’entretien et la défense des installations d’irri-gation fut aussi une condition de la productionrégulière d’un surplus. Un groupement centrésur un sanctuaire sumérien vieux et vénéré,celui d’Eridu, a pu se développer dans ce sens,initialement protégé contre les attaques étran-gères continuelles par les marécages ou par lesbras de la rivière, et peut-être par le respect etla crainte que la divinité d’un grand sanctuairepouvait inspirer à des groupes étrangers. Au fildu temps, de plus en plus de cités-États setrouvèrent en concurrence pour l’hégémonie,et les groupes spécialisés dans la guerre prirentl’ascendant sur les prêtres. Les caractèresnaturels et magiques de ces derniers furentcomplétés ou remplacés par des réalisationshumaines, particulièrement par les murs de lacité. Une fois admis que le développementd’une cité-État et la production d’un excédentalimentaire, représentèrent un processus lent,il devient plus facile de voir que ce ne fut pasd’abord l’appropriation des ressources écono-miques qui constitua le fondement du pouvoirdes prêtres et des guerriers, mais plutôt lescaractéristiques inhérentes à leur spécialisa-tion. Le pouvoir des prêtres dérivait en pre-mier lieu de leur relation particulière avec lesdieux, de leur possession exclusive des moyensd’orientation du type magico-mythique. Enfait, la position élevée des prêtres dans la hié-rarchie de statut et de pouvoir des sociétésjusqu’à l’émergence de connaissances séculari-sées (et en réalité bien au-delà) peut servir

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comme mesure empirique de la force et del’intensité du besoin de telles connaissancesdans la société en général. De la mêmemanière, si les seigneurs de la guerre ou lesrois et leurs troupes furent capables de mainte-nir et de contrôler l’organisation qui assurait laproduction régulière d’un excédent alimen-taire, ce fut d’abord parce qu’à partir d’un cer-tain stade, le danger auquel étaient exposés lesgroupes humains installés dans les cités– comme le risque quotidien d’une attaque pardes maraudeurs ou d’une guerre par des enne-mis humains – était tellement important que ladépendance des membres d’une société pourleur sécurité physique (et en fait pour leur sur-vie) vis-à-vis des spécialistes de l’usage de laviolence ou de la guerre – en d’autres termesvis-à-vis des militaires – était considérable.Presque partout les militaires prirent le carac-tère d’une caste séparée des autres groupespar leur naissance, occupant le rang le plusélevé. Comme dans le cas des prêtres, là aussile statut élevé d’un groupe de spécialistes peutêtre considéré comme une mesure de la forceet de l’intensité des besoins sociaux qu’il peutsatisfaire en vertu de sa spécialisation. Le faitqu’une forme de noblesse héréditaire en vintavec une grande régularité à être associée auxmilitaires est un indice de la grande prioritéque représenta pendant des milliers d’annéesla guerre, défensive ou offensive, parmi lesbesoins des sociétés humaines. À l’évidence,les rois et les nobles maintinrent leur supréma-tie même après que des changements spéci-fiques de la structure des sociétés humaineseurent diminué la force et l’urgence desbesoins sociaux qu’ils remplissaient. On esttenté de penser que la question de la défonc-tionalisation des rois et des descendants desclasses guerrières traditionnelles mériteraitplus d’attention. Cependant, le fait que cesgroupes de spécialistes sociaux occupèrentlongtemps la position la plus haute dans lahiérarchie de pouvoir et de statut, la plupartdu temps bien supérieure à celle des mar-chands et autres groupes de spécialistes éco-nomiques, peut servir de mesure de la forceet de l’urgence de la demande des servicesqu’ils étaient en mesure de monopoliser.Un modèle pluraliste exhaustif du dévelop-pement des sociétés humaines devraitinclure, en plus des fonctions économiques,

un certain nombre d’autres fonctions, parti-culièrement lorsque les groupes concernésfurent capables de pérenniser leur spécialisa-tion sous la forme d’un monopole hérédi-taire. Les églises ont souvent revendiqué ledroit héréditaire de légitimer les prêtres, etles nobles ont dans beaucoup de cas revendi-qué avec succès l’accès exclusif aux positionsde commandement des forces armées. Plusgénéralement, on peut dire que la monopoli-sation des moyens d’orientation et des instru-ments de violence (et les luttes de pouvoirqui leur sont liées) doit être placée côte àcôte avec la monopolisation des moyens deproduction et les conflits en résultant,comme facteurs irréductibles du développe-ment d’une société. Un autre groupe, que jene peux mentionner qu’en passant, est celuides hauts fonctionnaires, groupe dont le pou-voir relativement élevé est fondé sur uncontrôle monopolistique de l’accès aux hautspostes de l’État. Enfin, à notre époque, lespoliticiens de parti, comme je l’ai déjà men-tionné, ont rejoint les rangs des groupes diri-geants. Au cours d’un processus de démocra-tisation fonctionnelle, les partis de masse, àla fois dans les États pluralistes et dans lessystèmes à parti unique, furent capables demonopoliser l’accès aux postes gouverne-mentaux d’un État, et donc aux monopolescentraux d’État.La pacification interne croissante et soncorollaire, une plus grande sécurité physiqueet légale, ont aidé à augmenter le potentielde pouvoir [power potential] de deux groupesde spécialistes économiques, celui quicontrôle le capital et celui qui contrôle le tra-vail. Une lutte prolongée entre ces deuxgroupes interdépendants a occupé le centrede la scène sociale dans la plupart des paysqui ont connu l’industrialisation au cours dudix-neuvième et vingtième siècle. Ce fut unépisode transitoire de grande importance.Jusqu’à ce que le gros du travail agricole etindustriel, et une partie des services devins-sent mécanisés, aucun des deux groupes enconflit ne pouvait prendre le dessus. L’équi-libre du pouvoir entre eux penchait en faveurdes détenteurs du contrôle des moyensd’investissement et donc de la structure del’emploi, mais leur surplus de pouvoir n’étaitjamais suffisant pour atteindre la domination

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incontestée à laquelle ils aspiraient parfois.Le but correspondant n’était pas non plus àla portée des dirigeants des organisationsouvrières. Bien que les associations profes-sionnelles des travailleurs améliorèrent gran-dement le potentiel de pouvoir de ces der-niers, les ressources intrinsèques des classesouvrières industrielles en tant que groupe defonctionnaires sociaux [social functionaries]remplissant les besoins de base de la société,ne furent jamais suffisamment importantespour atteindre une supériorité durable sur lesautres groupes, y compris ceux contrôlant lecapital. Cet idéal de quelques-uns de leursporte-parole était aussi inatteignable par desmoyens violents que par des moyens non-violents. La révolution au nom des tra-vailleurs de l’industrie augmenta le pouvoirdes directions de partis politiques [party esta-blishments] aux dépens de tous les autresgroupes, y compris les travailleurs de l’indus-trie eux-mêmes. Elle conféra à la directiondu parti, non seulement le contrôle desmoyens de violence et de taxation, mais aussile contrôle du capital et donc des opportuni-tés d’emploi. En outre, la direction gagnaaussi le contrôle monopolistique de l’organi-sation et de la connaissance.Les quatre types de besoins sociaux de base,et de spécialisations capables de les satisfairementionnés ci-dessus, n’en épuisent pas laliste. Les groupes humains spécialisés dansles moyens de violence, d’orientation, d’accu-mulation du capital et d’investissement, ainsique dans l’organisation des autres groupes dela population, furent capables, à un momentou à un autre, de contrôler les monopolescentraux d’un État et ainsi, seuls ou en parte-nariat, de remplir les fonctions de directionde leur société. Les conflits de pouvoir récur-rents au sein des États ou entre ceux-ci, quece soit entre des establishments concurrentsou entre les établis et les outsiders – end’autres termes, les luttes d’hégémonie7 et desurvie de divers types – formèrent l’une desplus puissantes, sinon la plus puissante forcemotrice du développement des sociétés. En

tant que tels, ces conflits étaient aveugles ; ilsengagèrent les personnes et débouchèrentsur des résultats non intentionnels. Dans cer-tains cas, ces résultats furent une ascensionprogressive et accidentée ou parfois unepoussée rapide vers un degré plus élevéd’intégration et de différentiation ; dansd’autres il s’est agi d’une descente vers unniveau d’organisation inférieur, de déclin oude désintégration.Il reste beaucoup de travail à effectuer defaçon détaillée sur les changements de lastructure de l’humanité qui trouvent leurexpression dans les changements de groupedirigeant brièvement étudiés ici sous la formed’un modèle testable. L’expression « struc-ture de l’humanité » peut encore à présentsonner de façon peu familière à nos oreilles.Mais elle devient un concept indispensable sil’on considère que les changements structu-rels de relations au sein des sociétés et entrecelles-ci sont fonctionnellement interdépen-dants. L’humanité est simplement un autremot pour désigner la totalité des sociétéshumaines, et le processus de transformationdes configurations de toutes les unités desurvie, que celles-ci aient le caractère degroupes de parenté, de tribus, ou d’États.En d’autres temps le terme « humanité » asouvent servi comme symbole d’un idéaltrop éloigné et hors de portée des enquêtesde sciences sociales. Il n’est aujourd’hui plussi éloigné. Et il ne s’agit pas non plus d’unidéal. À une époque où toutes les diffé-rentes tribus, tous les États du monde, sontde plus en plus étroitement rassemblés,l’humanité représente de plus en plus uncadre de référence opératoire pour desenquêtes sociologiques sur les phases pas-sées aussi bien que présentes du développe-ment social. Comme symbole d’un hautniveau de synthèse, représentant la conti-nuité de long terme du développement dessociétés humaines, le concept devient uneporte d’entrée indispensable pour la décou-verte et la compréhension du passé commedu présent.

7. Norbert Elias, Humana Conditio. Beobachtungen sur Entwicklung der Menschheit, Francfort-sur-le-Main,Suhrkamp, 1985.

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Parmi les nombreuses questions laissées ensuspens pour le moment demeure celle desavoir pourquoi des relations différentes entreles prêtres et les guerriers semblent s’êtredéveloppées relativement tôt dans différentesbranches des peuples indo-aryens. Dans leprocessus de formation étatique des groupesaryanophones qui envahirent l’Inde, lesprêtres émergèrent au sommet de la hiérarchiede statut et de pouvoir. Ils formèrent la castela plus élevée, suivie de celle des guerriers. Demême, parmi les peuples celtiques et gaé-liques, des prêtres appelés druides ont puoccuper certaines fonctions de direction et uneposition très élevée dans la hiérarchie de statutet de pouvoir. En revanche, dans les processusde formation étatique des peuples hellénique,italique, germanique et slave, les guerriers pri-rent l’ascendant sur les prêtres. Chez les Grecsen particulier, les prêtres et les prêtresses, bienqu’ils jouaient un rôle dominant dans certainssanctuaires comme celui de Delphes, semblentavoir perdu la lutte de concurrence pour lasuprématie et particulièrement pour les posi-tions dominantes dans la société au profit desguerriers nobles. Déjà, dans Homère, on peutconstater la suprématie des guerriers. Lesdieux s’y associent souvent avec des guerriersnobles, ou dirigent leurs destins sans l’intermé-diaire des prêtres et parfois comme si eux-mêmes étaient simplement une race pluspuissante de nobles. Il est difficile d’imaginerqu’une grande poussée de sécularisationpuisse avoir eu lieu chez les Grecs anciens etcontinué pour un temps chez les Romains sila vieille compétition entre guerriers etprêtres y avait pris le même tour qu’en Inde,c’est-à-dire si là aussi les prêtres avaient prisl’ascendant sur les guerriers. On peut dire lamême chose de la grande lutte pour la supré-matie entre le pape et l’empereur au MoyenÂge. Encore une fois, si les prêtres, organisésen églises, avaient pris l’ascendant sur les roiset les nobles (descendants fonctionnels desvieilles classes guerrières), la deuxièmegrande poussée de sécularisation représentéepar-dessus tout par l’essor des sciences de lanature aurait difficilement pu avoir lieu.Le temps a adouci la rivalité entre ces deuxgroupes de spécialistes. Les groupes sacerdo-

taux et militaires restent encore haut placésdans la hiérarchie de pouvoir et de statut dela plupart des sociétés à État contemporaines.Mais par comparaison avec les époques pas-sées le besoin social de ces services a diminué.Dans beaucoup de cas, les spécialistes écono-miques et les directions de parti les ontdépassés au sommet de la hiérarchie de pou-voir et de statut. Les groupes scientifiques, entant que spécialistes de la production et de latransmission des connaissances de base, prin-cipaux fournisseurs des nouveaux moyensd’orientation dans leurs sociétés, remplissentdésormais les fonctions anciennement assu-rées par les prêtres. En vertu de leur spéciali-sation, leurs membres répondent à desbesoins sociaux d’un autre ordre. Pourtant,les ressources en pouvoir des groupes scienti-fiques sont bien plus limitées que celles desdirections économiques et de parti, ce quiéclaire la structure de l’équilibre du pouvoir.Individuellement, certains scientifiques peu-vent disposer d’une grande autorité. Mais entant que groupe, les scientifiques contempo-rains sont loin de former un foyer de pouvoirau même sens que les groupes dirigeantspréalablement cités. La raison n’en est passans intérêt. Les scientifiques sont engagésdans une activité qui à la fois engendre etrequiert un niveau élevé d’individualisation.Leur organisation est en général plus relâ-chée et moins militante que ces autresgroupes dirigeants. Bien qu’en aucun casignorants de leur communauté d’intérêts pro-fessionnels, leur distribution dans différentesuniversités et dans une variété d’autres insti-tutions, aussi bien que le caractère individua-lisant de leur travail d’enseignement et derecherche, tend à diminuer l’investissementdans leurs instances de représentation en tantque corps constitué. En outre, il est très diffi-cile, et sur le long terme presque impossible,de monopoliser les résultats du travail scienti-fique. La pensée magico-mythique peut sou-vent être traitée avec succès comme un mys-tère et ainsi comme la chasse gardée d’ungroupe humain particulier. Les connaissancesvalides [reality congruent], une fois décou-vertes, peuvent être maintenues secrètes pourun temps, mais elles peuvent toujours être

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découvertes par d’autres et, en pratique, peu-vent rarement être tenues secrètes longtemps.C’est un bon exemple de l’importance, dansla distribution des ressources de pouvoir[power resources], de la capacité différentielleà monopoliser des satisfactions dont d’autresont besoin. Les prêtres et les scribes de l’anti-quité sumérienne et égyptienne furent pen-dant longtemps capables de se réserver avecsuccès un large corps de connaissances, etnotamment l’art de la lecture et de l’écriture.La monopolisation de cette connaissanceconstitua un socle puissant de leur positionprivilégiée. A contrario, même la connais-sance scientifique la plus sophistiquée de

notre temps est publiée et rendue accessible àun large public par les bibliothèques. Lesgroupes scientifiques sont en concurrence lesuns avec les autres et essayent de réserver despostes et des subventions pour leurs propresouailles. Dans certains cas, ils s’enfermentdans une tour d’ivoire faite de symbolesincompréhensibles pour l’extérieur, enessayant de gagner du prestige et de l’autoritépar leur obscurité. Il est rare, cependant,qu’ils puissent faire longtemps un secret deconnaissances scientifiques authentiques,c’est-à-dire conformes à la réalité.

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