Un Siecle de Migrations Marocaines

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Un Siècle de Migrations Marocaines

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ESMigrance

34, rue de Citeaux

75012 Paris

Téléphone : 01 49 28 57 75

Télécopie : 01 49 28 09 30

Courrier électronique :

[email protected]

http://www.generiques.org

Numéro de commission

paritaire : 73784

Directeur de la publication :

Saïd Bouziri

Comité de rédaction :

Mustapha Belbah,

Marc Bernardot,

Hassan Bousetta,

André Costes (=), Yvan Gastaut,

Alec Hargreaves,

Smaïn Laacher, Anne Morelli,

Nouria Ouali, Benjamin Stora,

Jalila Sbaï, Patrick Veglia,

Djamal Oubechou

Coordination éditoriale :

Driss El Yazami

Secrétariat de rédaction :

Laurence Canal,

Sarah Clément,

Delphine Folliet,

Patrick Veglia

Ont participé à ce numéro :

Elkbir Atouf, Mimoun Aziza,

Mustapha Belbah,

Abdelkrim Belguendouz,

Hassan Bousetta,

Mohamed Charef,

Yvan Gastaut,

Claude Lefébure,

Gildas Simon, Patrick Veglia,

M’Hamed Wahbi

PRÉSENTATION 5

LE MAROC MIGRATOIRE ENTRE MONDIALISATION ET MÉMOIRE VIVE 7Gildas Simon, Professeur émérite de géographie, Université de Poitiers

IMMIGRATION ET ÉMIGRATION : LA NOUVELLE LOI MAROCAINE 11Abdelkrim Belguendouz, Professeur de sciences économiques à l’Université Mohammed V – Agdal, Rabat

LES MIGRATIONS MAROCAINES ET LEURS RELATIONS AVEC LE MAROC 16Mohamed Charef, Enseignant-chercheur, département de géographie de l’Université Ibn Zohr, Faculté des lettres et sciences humaines, Agadir

L’ASPECT MIGRATOIRE DANS LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE 24M’Hamed Wahbi, Faculté des lettres et sciences humaines, Agadir

LES MIGRATIONS DE TRAVAIL AU MIROIR DE LA POÉSIE BERBERE 30Claude Lefébure, CNRS Paris

POUR UNE HISTOIRE DES MIGRATIONS MAROCAINES EN FRANCE 36Mustapha Belbah, Groupe d’analyse des politiques publiques (GAPP-CNRS) et Patrick Veglia, Chargé d’études à Génériques, Paris

LES MIGRATIONS MAROCAINES DANS LES ARCHIVES FRANÇAISES 46Patrick Veglia, Chargé d’études à Génériques, Paris

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LES MAROCAINS EN FRANCE DE 1910 À 1965 : HISTOIRE D’UNE MIGRATION PROGRAMMÉE 62Elkbir Atouf, Docteur/chercheur en Histoire sociale contemporaine

UN SIECLE ET DEMI D’ÉMIGRATION RIFAINE : DE L’ÉMIGRATION SAISONNIERE À L’ÉMIGRATION PERMANENTE 73Mimoun Aziza, Professeur d’histoire contemporaine, Faculté des lettres et des sciences, Meknès

LES CONFLITS DANS L’AUTOMOBILE EN FRANCE AU DÉBUT DES ANNÉES 1980 : UN MOUVEMENT SOCIAL MAROCAIN ? 86Yvan Gastaut, Maître de conférences en histoire contemporaine, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, Université de Nice Sophia-Antipolis

MIGRATIONS MAROCAINES : UN ENJEU POUR DEMAIN 97Hassan Bousetta, Université de Liège

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E Coordination du numéro :

Mustapha Belbah

Couverture :

Haut gauche :

Rue des Archives.

Bas droit : Bloncourt/Rue

des Archives.

Autres photos : Associations

des Marocains de France.

Crédits photos :

Agence Rue des Archives,

Gérald Bloncourt/

Rue des Archives,

Association des Marocains

de France,

Fonds Génériques

Maquette : Antonio Bellavita

Imprimerie : Montligeon

Ce numéro a été réalisé en

collaboration avec le Centre

de documentation,

d’information et de formation

en droits de l’Homme de

Rabat.

Migrance est publié

avec le concours

du Fonds d’action et

de soutien pour l’intégration

et la lutte contre

les discriminations (FASILD)

et du ministère

de l’Emploi, du Travail

et de la Cohésion sociale

(Direction de la population

et des migrations).

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Selon les chiffres du ministère maro-cain des Affaires étrangères, plus dedeux millions de Marocains résidentaujourd’hui hors du pays, soit plus de7 % de la population. 80 % de ces émi-grés vivent en Europe, 13 % se répar-tissent entre les différents pays arabes

et un peu plus de 5 % vivent en Amérique (Canadaet États-Unis d’Amérique). Ces chiffres, qui neconcernent que les personnes inscrites auprès desconsulats, suffisent pourtant à montrer l’ampleurdu phénomène.

Dans le mouvement général des migrations inter-nationales ce fait est relativement récent. Il s’accé-lère paradoxalement à partir de la seconde moitiédes années soixante-dix, au moment même où laplupart des pays d’Europe occidentale suspendentl’immigration de travail et continue à progresseralors que ces mêmes pays décident de fermer leursfrontières devant de nouvelles immigrations. Lenombre de Marocains en France a augmenté de 90 %entre 1974 et 1986, passant de 300.000 à plus de575.000. Il se situerait aujourd’hui autour de 900.000.

Depuis l’indépendance du pays en 1956, lenombre d’émigrants n’a donc cessé de croître et labase sociale de l’émigration de s’élargir jusqu’àconcerner aujourd’hui pratiquement toutes lescouches sociales et toutes les régions du royaume.Cette généralisation de l’émigration s’accompagned’une globalisation en ce qui concerne les destina-tions. Elle n’est plus limitée à l’Europe occidenta-le où les Marocains se classent parmi les premièrescommunautés d’immigrés en France, en Belgique,aux Pays-Bas, en Espagne et en Italie, mais concer-ne aujourd’hui les cinq continents.

Généralisée et globalisée, l’émigration maro-caine a également connu durant les trente dernièresannées d’importantes transformations sociologiqueset démographiques. La féminisation, le rajeunisse-ment avec l’émergence de seconde et de troisièmegénérations témoignent d’un processus de séden-tarisation largement avancé. Ces dynamiquess’accompagnent d’une volonté d’intégration de plusen plus affirmée dans les pays d’accueil. Celle-ci semanifeste notamment par l’accroissement desmariages “ exogames ” et par le nombre de ceux qui

Présentation

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acquièrent la nationalité de leur pays d’accueil. Lacommunauté marocaine en France fournit, depuisle début des années quatre-vingt-dix, le premiercontingent d’acquéreurs de la nationalité françai-se avec une moyenne annuelle de 10.000 naturali-sations.

Depuis les accords Schengen et le renforcementdes réglementations européennes sur l’immigrationen provenance des pays du Sud, nous assistons àdeux phénomènes jusqu’ici inédits dans la migra-tion marocaine. D’une part, le Maroc devient de faitune zone d’attente, de transit et donc d’immigra-tion, pour tous ceux qui ne parviennent plus à accé-der à l’espace européen par des moyens légaux, cequi implique entre autres des effets altérant lescapacités de régulation de l’État marocain. D’autrepart, un phénomène de “ contagion ” migratoire sedéveloppe. Il s’alimente des carences de l’État etdes frustrations de tout ordre qui touchent des caté-gories jusque là épargnées telles les diplômés, lesprofessionnels qualifiés, les cadres supérieurs etparfois même des fonctionnaires.

Génériques et le Centre de documentation,d’information et de formation en droits de l’Hom-me, avec le concours scientifique de l’observatoirerégional des migrations - Espaces & Sociétés(ORMES), l’association marocaine d’études et derecherches sur les migrations (AMERM) et la Chai-re Unesco “ migration et droits humains ”, ont orga-nisé les 13, 14 et 15 juin 2003 un colloque interna-tional intitulé “ Entre protection des droits et mon-dialisation – Dynamiques migratoires marocaines :histoire, économie, politique et culture ”. L’objec-tif de ce colloque visait autant à faire un état deslieux sur les dynamiques migratoires marocainescontemporaines qu’à valoriser les travaux, de plusen plus nombreux, sur ce sujet. Ce numéro deMigrance, qui reprend les communications consa-crées à l’histoire des migrations marocaines, s’ins-crit dans cette démarche(*).

*)- Les contributions qui ne sont pas reprises dans ce numéro,seront intégrées lors de la publication des actes du colloque(NDLR).

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Toutes sortes d’enjeux se profilent ets’entremêlent autour des migrationssur notre planète engagée dans unenouvelle mondialisation, enjeuxlocaux autant qu’internationaux,enjeux géopolitiques autant que desociété (dans les pays d’origine, lut-

te contre la pauvreté, enjeux affectifs et éducatifs,dans les pays d’accueil à espérance de vie prolon-gée, apports de population active et de compétences),enjeux culturels et symboliques autant que maté-riels. Si la culture n’est pas le moteur principal dela migration, elle en est, par contre, l’un des vec-teurs actifs, non exclusif des autres. Tout au long del’histoire des hommes, une des fonctions essentiellesdes migrations n’a-t-elle pas été, au final, d’articu-ler, de relier entre eux les différents segments cul-turels et sociaux de l’humanité ?

Notre mise en commun des connaissances et dela réflexion sur les dynamiques migratoires maro-caines exprime fortement cette conception ouver-te de la culture. Tout en reconnaissant la spécifici-té et l’apport de chaque culture, et sans verser dansune vision angélique des rapports entre individus etentre sociétés, en dépit aussi de “ la face sombre ”des réalités migratoires (trafics en tous genres, ali-

mentation ou support de réseaux terroristes), nousaffirmons préférer ce qui rapproche et unit leshommes, à ce qui les sépare, les divise, ou a fortio-ri à ce qui les oppose.

Penser globalement les migrationsPour le chercheur, constater que les migrations

d’aujourd’hui signent les déséquilibres et les contra-dictions du monde actuel ne suffit pas ou ne suffitplus. Le problème qui se pose à la fois sur le plan del’analyse scientifique, mais aussi de la réflexionéthique est : comment pouvons-nous construire uneréflexion qui prenne en compte l’ensemble des réa-lités des nouvelles migrations et de mobilité inter-nationale, et pas seulement celles de l’immigrationou de l’émigration, une réflexion qui soit aussi atten-tive aux aspirations des sociétés de départ, qu’auxinquiétudes tout aussi légitimes des sociétés de tran-sit ou d’accueil ?

Les migrants d’aujourd’hui, qu’ils soient maro-cains ou de toute autre nationalité, ont parfaitementintégré qu’ils fonctionnent désormais à l’intérieurd’espaces transnationaux de plus en plus étendus,de plus en plus complexes, qui leur offrent donctoutes sortes de possibilités et d’opportunités. Maisglobaliser l’interrogation dans l’ensemble du champ

Le Marocmigratoire entre mondialisation

et mémoire vive

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migratoire ne veut pas dire la contourner, en ins-trumentalisant le changement d’échelle pour dévierles aspects problématiques ou délicats de la ques-tion, mais c’est essayer de reconnaître, de com-prendre les interactions, les interdépendances fonc-tionnant de part et d’autre dans l’ensemble desespaces humainement concernés par ces mobilitéstransnationales. C’est se laisser interpeller par lagéographie globale de l’interrogation migratoire, aulieu de l’enfermer dans la seule logique, dans la seu-le perception de l’émigration, de l’immigration et/oude l’intégration.

Mondialisation, mutations, et transnationalisationdes migrations marocainesLe Maroc de 2003 est indiscutablement à un

moment clé, à un tournant ou à un carrefour de sonhistoire migratoire. La migration marocaine, dontles traditions migratoires vers les autres pays musul-mans et africains sont anciennes, a été longtempstournée vers l’ancienne métropole coloniale dans lecadre de relations de dépendance (il y a pratique-ment un siècle, les premiers migrants marocainspartaient travailler en France dans les raffineriesde sucre de Nantes et de Marseille). Elle fut ensui-te associée à partir des années 1980 à toute la muta-tion du système socioéconomique et réglementairesud-européen, et travaillée en profondeur par deuxprocessus puissants, apparemment contradictoires :la mondialisation et l’ancrage dans la durée.

Les migrations marocaines sont quasi-emblé-matiques de cette approche des nouvelles mobili-tés, de la mondialisation des flux et des dynamiques,des aspirations et des frustrations des sociétés oùqu’elles soient, au nord ou au sud, et quels que soientleurs vécus et leurs héritages culturels. Il n’est pasdans mon propos de vouloir entrer dans l’analyse dela notion particulièrement complexe de mondiali-sation, surtout si on l’inscrit dans une vision histo-rique fondée sur le temps long. Je voudrais simple-ment souligner que dans le passé les migrationshumaines, situées par nature au cœur même des

échanges de toute vie sociale, ont toujours accom-pagné les phases d’accélération de la mondialisa-tion, comme en témoigne le caractère remarqua-blement mondialisé des grandes migrations euro-péennes mais aussi asiatiques vers l’Amérique dunord entre 1850 et 1914. Dans la phase actuelle dela mondialisation dominée par le développementextraordinaire de la circulation et des échangesinternationaux des idées, des biens et des services,dans le cadre plus ou moins souple des firmes trans-nationales, des réseaux techniques ou/et des réseauxsociaux, la migration a pris – me semble-t-il, – unsens, une signification autre. Cette signification estcelle que nous trouvons au cœur des dynamiquesmigratoires actuelles marocaines,– celle d’une répon-se à la mise en contact instantanée, au face-à-faceimmédiat, voire à la confrontation des différentesparties d’un “ espace-monde ”, réel ou supposé tel(un “ spectacle-monde ” produit et mis en scènecomme nous le savons). Se révèle aussi l’appropria-tion étonnamment rapide, par les circulants et lesmigrants, des moyens techniques mis à leur dispo-sition par la mondialisation et leur capacité à pro-jeter et à déployer des réseaux sociaux dans desespaces mondialisés ou en voie de mondialisation :horizons migratoires mondialisés, nouvelles logiques,formes inédites de mobilités et de rapports trans-nationaux, nouveaux contenus humains et culturels(migration des compétences). Cette prise deconscience favorise chez les migrants l’adoption denouvelles stratégies de mobilité géographique etsociale de plus en plus complexes, où les logiquesliées à l’éducation, à la formation et à l’accomplis-sement professionnel prennent de plus en plusd’importance, comme les stratégies à large rayond’action en termes de résidence, d’investissementsou de projets, de lieux de vie et de retraite. Cetteévolution des mobilités internationales, transnatio-nales, porte interrogation, notamment dans le domai-ne du droit international.

Dans ce contexte, rien d’étonnant que les migra-tions clandestines signent, de manière récurren-te, les contradictions entre ce monde (cet hyper-

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..marché mondial) à ouverture obligatoire, effecti-vement de plus en plus interconnecté et circulant,et le renforcement du protectionnisme dans ledomaine migratoire Sud-Nord. Dans ce monde demobilités, l’assignation à résidence est de plus enplus insupportable pour qui se perçoit aussi citoyendu monde.

Non seulement la migration marocaine évoluedans ses contenus humains, dans ses pratiques spa-tiales, dans ce qui est “ signifié ” par les nouveauxcomportements de mobilité, mais on constate aus-si que la position, “ le lieu ” du Maroc dans l’espacemigratoire mondial ont profondément changé, modi-fiant de ce fait le rôle, la fonction assignée dansl’espace migratoire sud-européen et mondial. Certes,le Maroc reste soumis aux tendances lourdes de lamigration économique, comme le confirment lesenquêtes récentes du Netherlands Interdiscipli-nary Demographic Institute (NIDI, 1999) et les sta-tistiques démographiques de la Division de la Popu-lation de l’ONU : de 1960 à 2000, on a enregistré unsolde migratoire négatif de 1.834.000 ; après le replides années 1980-1985, le solde négatif s’accentueau cours de la décennie 1990-2000 et se rapprochede celui des années 1970. Les éléments de connais-sance que nous possédons sur l’origine locale desémigrants actuels font penser que la géographie desflux migratoires marocains s’est profondément modi-fiée, avec une nette prépondérance du Maroc duNord et des grandes métropoles urbaines.

Mais à ses fonctions migratoires traditionnellesde pays d’origine et de foyer de départ toujours actif,la mondialisation des flux migratoires sur l’ensembledu continent africain et l’organisation défensive dusystème migratoire européen dans le cadre de l’espa-ce Schengen assignent au Maroc le double statut depays de transit, en réalité d’impasse pour la plupartdes migrants d’origine maghrébine et ouest-africai-ne, et celui de glacis migratoire, dont la métaphored’origine militaire ne me semble pas déplacée (lesbarrages érigés à Ceuta et Melilla évoquent pour moila version contemporaine du “ rivage des Syrtes ” !).

Un parallèle s’impose ici avec l’autre gardien sud dela Méditerranée, la Turquie, l’autre grand carrefourmaritime et continental de la Méditerranée, priseaussi dans l’étau de la double contrainte, entre exi-gences européennes et pression migratoire mon-dialisée en provenance d’horizons asiatiques de plusen plus diversifiés.

L’ancrage dans la durée, au demeurant classiquedans toute migration, complexifie à son tour le sché-ma traditionnel, apportant son lot de nouvelles ques-tions traversant, interrogeant sans fin la nouvellesociété des Marocains à l’étranger mais aussi la socié-té d’origine. L’évolution depuis les années 1970 estconsidérable. Avec le développement rapide de nou-velles générations élevées en Europe, l’acquisitioncroissante d’une nationalité européenne, cette immi-gration, initialement ouvrière et masculine, à forttaux de rotation entre les deux rives, s’est muée enprésence permanente, en nouvelle composante dela société européenne. Les processus d’intégrations’accélèrent, sous des formes diversifiées à l’inté-rieur des différents pays d’accueil (France, Belgique,Pays-Bas). Et même si une certaine mobilité, un cer-tain nomadisme risquent de perdurer vers les nou-veaux pays de fixation de l’Europe du Sud, il est clairque la sédentarisation est irréversible pour la gran-de majorité de ceux qui se sont fixés sur la rive nordde la Méditerranée.

Mais leur nouvelle appartenance sociospatialene signifie pas du tout coupure ou rupture par rap-port à leur société d’origine. Double nationalité, éta-blissement d’entreprises et de réseaux de toutessortes entre leur pays d’Europe et le Maroc, circu-lation migratoire incessante entre les deux espaces :les Marocains d’Europe sont des experts de la doubleappartenance, juridique, spatiale et culturelle, des“ passeurs ” fort efficaces de la relation entre la rivenord franco-européenne et la rive sud du mondeméditerranéo-atlantique, avec la même efficacitéque celle déployée par les Turcs entre l’Europe conti-nentale et l’Asie occidentale.

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La culture de l’émigration mais aussi de la migra-tion, que les Marocains ont acquise depuis près d’unsiècle maintenant, leur savoir-migrer et circuler, leurcapacité à déployer leurs réseaux à longue distancedans l’espace (désormais présents outre-atlantique,au Québec et sur la côte est des États-Unis), le sen-timent d’appartenance et le lien à la société d’ori-gine qui évolue en perdurant, –d’une appartenanceexclusive initiale vers des appartenances multiples–posent, pour le moins, la question de l’émergenced’une nouvelle diaspora. Sans entrer là encore dansle débat sémantique autant qu’idéologique de la défi-nition, de la genèse, de l’évolution toujours discutéede ce concept en expansion, dont on perçoit bien lapertinence opératoire dans le contexte de la mon-dialisation, il est clair que la migration marocainea engendré une construction identitaire stable dansla double dimension de la durée et de l’espace, unvéritable système relationnel et circulatoire (retoursannuels et visites familiales réguliers, envois de fonds– 3 milliards d’euros en 2001 –, flux de marchan-dises), système qui fonctionne de plus en plus ensystème autonome, et qui constitue, à notre sens,l’un des liens les plus forts, entre le Nord et le Sudde la Méditerranée et au-delà, une plate-formechaque jour plus ouverte sur le reste du monde.

Conclusion Entre mémoire vive et mondialisation :pour la création au Maroc d’un musée de la migration et des Marocains à l’étranger

Le rapprochement de ces deux concepts (mémoi-re vive, mondialisation) peut surprendre : d’un côtéun processus engageant le futur et de l’autre unretour plongeant au cœur du passé. Mais une sortede dialectique interne lie ces deux termes, car plusla mondialisation se développe comme une sorte demachine à uniformiser, plus la nécessité s’affirme,où que ce soit dans le monde, de préserver l’identi-té des sociétés et le caractère vivant de leurs héri-tages : la migration au Maroc comme dans biend’autres pays d’origine, fait partie de ces héritages,

mais la mémoire des mobilités est comme elles, éphé-mère, fragile, volatile.

Une véritable culture historique et scientifiques’est constituée autour de la question de la migra-tion marocaine. C’est pourquoi je voudrais faire unesuggestion : pourrait-on imaginer, suggérer que cet-te culture, cette mémoire vive puisse être mise auservice de tous au Maroc même, dans le cadre d’unMusée dédié à la migration et aux Marocains del’étranger, un lieu qui soit consacré à la mémoirevivante de tout ce mouvement de la société maro-caine avec l’extérieur, de ces millions d’hommes etde femmes qui sont partis, mais conservent dansleur cœur un attachement si fort à leurs originesmarocaines.

Rares, trop rares sont à travers le monde les lieuxde mémoire de la migration. Certes, on connaît lafonction hautement symbolique d’Ellis Island célé-brant la mémoire collective des migrants et leur rôledans la construction de la nation américaine ; parailleurs, on peut voir dans deux régions du Portugaldes monuments à la gloire des Portugais fixés auxquatre coins du monde, mais il n’y a pas, à maconnaissance, de lieu qui rappelle et qui expliquetoute cette richesse symbolique que portent ceuxqui, partis, demeurent en lien avec leurs origines.En honorant la mémoire et le présent de toute lamigration et des Marocains à l’étranger, le Marocs’honorerait lui-même en donnant une existencephysique, concrète à ce qui est une part de lui-même.Symbolique, car porteur d’une mémoire vive pourtous les Marocains de l’extérieur, ce lieu pourraitaussi avoir une vocation pédagogique pour les nou-velles générations marocaines mais aussi pour ceuxqui visitent le Maroc, non seulement intéressés parla beauté de ses paysages ou la richesse de son patri-moine historique ou culturel mais qui souhaitentaussi mieux comprendre ce pays en profondeur.

Gildas SimonProfesseur émérite de géographie,

Université de Poitiers

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Publiée au Bulletin Officiel n°516 du20 novembre 2003, la “ loi n° 02-03relative à l’entrée et au séjour desétrangers au Maroc, à l’émigrationet l’immigration irrégulières ” estentrée officiellement en applicationle jour même. Le texte comporte

trois titres. Le premier, consacré à l’entrée et auséjour des étrangers au Maroc, est composé de 49articles regroupés en sept chapitres : dispositionsgénérales, des titres de séjour, de la reconduite àla frontière, de l’expulsion, dispositions communesà la reconduite à la frontière et à l’expulsion, dis-positions diverses, dispositions pénales. Le secondtitre est beaucoup plus court, comportant septarticles (50 à 56) consacrés entièrement aux dis-positions pénales relatives à l’émigration et à l’immi-gration irrégulières. Le titre III (articles 57 et 58)est relatif aux dispositions transitoires.

Ce texte avait d’abord fait l’objet d’un projet deloi soumis au Conseil du gouvernement marocainle 9 janvier 2003 et adopté par celui du 16 janvier2003, après quelques retouches très formelles etsuperficielles. La nouvelle version ayant été enté-

rinée par le Conseil des ministres du 24 janvier 2003,la procédure d’adoption de ce projet exigeait son pas-sage et son acceptation par les deux chambres duParlement.

La convocation de celui-ci en session extraor-dinaire a été faite à partir du 5 février 2003 avec unagenda très chargé et une procédure en accéléré,qui concernait également un projet de loi contre leterrorisme, introduisant ainsi, de manière fâcheu-se, un amalgame entre la migration et le terroris-me. Le vote final du projet a eu lieu fin juin aprèsdiscussion et adoption tout d’abord par les députés,puis par les conseillers.

Quelle évaluation peut-on faire de ce texte ?quelles sont, à notre sens, les avancées que l’on peuty déceler et quels sont les éléments discutables ?

Une décolonisation nécessaire La loi n°02-03 a un premier mérite. Jusqu’à la

date de l’adoption de ce texte, la législation maro-caine relative d’une part à l’émigration vers l’étran-ger, d’autre part à l’entrée et au séjour des étran-gers au Maroc, était anachronique. Elle avait besoin

Immigrationet émigration :

la nouvelle loi marocaine

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d’être unifiée, mise à niveau, d’intégrer les dispo-sitions modernes des normes internationales et lesavancées en matière de droit humains. Cette actua-lisation était d’autant plus nécessaire que cette légis-lation, dans ses deux volets, date de la période duprotectorat. Elle avait besoin en premier lieu d’êtredécolonisée, tant elle portait atteinte fondamenta-lement à la dignité nationale et à celle des citoyens.Il nous suffit de reprendre l’intitulé des textes enco-re en vigueur jusqu’à l’adoption de la nouvelle loi,c’est-à-dire plus d’un demi-siècle après le recou-vrement de l’indépendance, pour saisir leur conno-tation heurtant pour le moins le sentiment natio-nal :

- Dahir du 15 novembre 1934 (7 chaâbane 1353)réglementant l’immigration en zone française del’Empire chérifien, signé le 17 novembre 1934 pourpromulgation et mise à exécution par le commissairerésident général, Henri Ponsot.

- Dahir du 21 février 1951 (14 joumada 1370) modi-fiant et complétant le Dahir du 15 novembre 1934(7 chaabane 1353) réglementant l’immigration enzone française de l’Empire chérifien, signé pour pro-mulgation et mise à exécution par le commissairerésident général et par délégation par le ministreplénipotentiaire, délégué à la résidence générale,J. De Blesson.

- Arrêté du 17 avril 1959 (8 choual 1378) du minis-tère du Travail et des Questions sociales, portantextension à l’ancienne zone de protectorat espagnolet de la province de Tanger, de la législation relati-ve à l’immigration en vigueur en zone sud.

Cette législation et cette réglementation com-plètement dépassées, parlaient encore de zone fran-çaise de l’Empire chérifien et de zone espagnole,et faisaient toujours référence à certaines institu-tions ou services du protectorat français comme lesecrétaire général du protectorat , le trésorier géné-ral du protectorat, le directeur de l’Intérieur, le com-missaire résident général.

Le Dahir des Poux et des Punaises Mais la palme revient au Dahir du 8 novembre

1949 (16 moharram 1369) portant réglementationde l’émigration des travailleurs marocains. Ce texteest resté en vigueur jusqu’en 2003, servant de basejuridique pour les condamnations au titre de l’émi-gration clandestine par les tribunaux marocains(emprisonnement d’un mois à deux ans et uneamende de 12 000 francs anciens, ou l’une de cesdeux peines seulement). Le texte utilisait desnotions coloniales comme le “Trésorier général duprotectorat ” (article 4), “le Directeur de l’Intérieur ”(article 2), la “ Zone française du Maroc ” (articles2 et 11), “ le territoire de la zone française ” (articles10 et 12), “ la zone frontalière espagnole ” (du Maroc)(article 7), “ le rapatriement d’un Marocain aux fraisdu protectorat ” (article 9).

Ce Dahir comportait encore d’autres dispositionshumiliantes. Dans une optique de rapport de maîtreà esclave, l’article 5 parlait de la situation où “ ils’agit d’un domestique dont le maître quitte la zonefrançaise ”. Le Dahir stipulait par ailleurs au niveaude l’article 4, que “ les travailleurs marocains ne pour-ront quitter le territoire de la zone française de notreEmpire, s’ils ne sont pas pourvus d’un certificat dedésinsectisation ” (sic !), c’est-à-dire que les can-didats au départ doivent présenter un certificat médi-cal montrant qu’ils n’ont pas de poux, de punaises…

La loi n°02-03 a un second mérite. L’établisse-ment et la clarification d’un arsenal légal pourgérer ces domaines, sont de très loin supérieurs àl’inexistence d’un cadre juridique adéquat en la matiè-re, ou à son maintien de manière floue ou dispara-te. Les droits de l’Homme ne pouvant être protégéssans l’apport de techniques juridiques, la produc-tion de la norme juridique demeure indispensablepour recevoir la formulation claire de ce qui est per-mis et de ce qui ne l’est pas, ainsi que la sanctioneffective des violations et des transgressions à la règlejuridique. Il ne saurait en effet être question de délitou d’infraction, a fortiori de crime ou de sanction,sans l’existence d’un texte juridique.

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En troisième lieu, la lutte contre les trafiquantsde main-d’œuvre est à saluer. En effet, le combatsans relâche ni répit contre les réseaux mafieuxd’immigration et d’émigration illégales, qui exploi-tent la misère humaine, est une nécessité impérieuse.C’est ainsi que les peines infligées dans la loi n°02-03 aux responsables du trafic d’êtres humains et àleurs complices se justifient dans leur principe etsévérité. La fermeté doit être de mise. Selon l’article51, qui vise le cas de fonctionnaires ou de membresdes forces de sécurité, est punie de deux à cinq ansd’emprisonnement avec une amende de 50 000 à500 000 dirhams1, toute personne qui prête sonconcours ou son assistance pour l’accomplissementde l’acte d’émigration ou d’immigration irrégulières“ si elle exerce un commandement des forcespubliques ou en fait partie, ou qu’elle est chargéed’une mission de contrôle, ou si cette personne estl’un des responsables ou des agents ou employés dansles transports terrestres, maritimes ou aériens, oudans tout autre moyen de transport, quel que soitle but de l’utilisation de ce moyen de transport ”.

Par ailleurs, et selon l’article 52, est puni d’unemprisonnement de six mois à trois ans et d’uneamende de 50 000 à 500 000 dirhams, quiconque orga-nise ou facilite l’entrée ou la sortie des nationauxou des étrangers de manière clandestine, en parti-culier en effectuant leur transport, à titre gratuitou onéreux. Lorsque ces faits “ sont commis de maniè-re habituelle, le coupable est puni de la réclusionde dix à quinze ans et d’une amende de 500 000 à1 000 000 de dirhams ”.

En cas d’incapacité permanente ou de décès quis’en suit, les sanctions, selon le même article sontencore plus lourdes : “ s’il résulte du transport despersonnes dont l’entrée ou la sortie clandestine duterritoire marocain est organisée une incapacité per-manente, la peine prévue est la réclusion de quin-ze à vingt ans. La peine est la réclusion perpétuel-le lorsqu’il en résulte la mort ”.

Autres sanctions non justifiéesPar contre, on reste perplexe devant les sanc-

tions prévues contre les immigrés irréguliers eux-mêmes, arrêtés au Maroc, et ceux qui tentent“ l’ahrig ” vers l’Europe (nationaux ou étrangers)2.Ainsi et selon l’article 50 de la loi, est punie d’uneamende de 3000 à 10.000 dirhams et d’un empri-sonnement de un à six mois, ou de l’une de ces deuxpeines seulement, sans préjudice des dispositionsdu code pénal applicables en la matière, toute per-sonne qui quitte le territoire marocain, ou s’y intro-duit de manière clandestine.

Ceux qui ont décidé de pratiquer “ l’ahrig ”, c’est-à-dire pratiquement d’affronter volontairement lamort, compte tenu des graves dangers encourus,seront-ils dissuadés par ces mesures ?

L’emprisonnement de ces victimes n’aboutira-t-il pas seulement à engorger les prisons marocainesdéjà surpeuplées ? Début 2003, le nombre des déte-nus dans les prisons marocaines se situait en effetà 53 000, pour une capacité d’accueil ne dépassantguère les 32 000.

De manière plus générale, si certains aspects del’immigration et de l’émigration irrégulières, enrapport avec la mafia des passeurs, sont du ressortdu pénal, la question migratoire dans son ensemble,telle qu’elle est abordée dans la loi n°02-03, a obéien quasi-totalité à une logique sécuritaire exclusi-ve, avec “ l’importation ” notamment des notions de“ zone d’attente ” et de “ camps de rétention pourétrangers ” combattues en Europe par les ONG dedroits humains3. On a profité de la prédispositionde l’opinion publique à se doter d’une armature juri-dique anti-terroriste à la suite des attentats meur-triers et barbares du 16 mai 2003 à Casablanca, pourfaire par ailleurs une législation concernant ledomaine migratoire, dans un esprit foncièrementrépressif. La problématique migratoire ne peut seramener à l’émigration irrégulière et à l’immigra-tion clandestine, alors que l’essentiel de la loi et desa philosophie, se place sous le signe de la crimi-

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nalisation de la migration et de sa pénalisation, ycompris pour les immigrés et les émigrés eux-mêmes, et pas uniquement contre les organisa-teurs de la traite, les rabatteurs, les passeurs et lesmafias avec tous leurs complices.

Au total, la loi n°02-03 n’est pas équilibrée. Lanotion de “ trouble à l’ordre public ” est utilisée demanière démesurée pour justifier beaucoup demesures répressives : refus d’entrée d’un étrangerau Maroc, refus de délivrance d’un titre de séjour,retrait de ce titre, rétention des étrangers en zoned’attente avant leur reconduite à la frontière, inter-diction du territoire… sans envisager de recours réelset effectifs.

Par ailleurs, la loi n’a pas intégré les dispositionsde conventions internationales que le Maroc a rati-fiées, telle la Convention internationale sur la pro-tection des droits de tous les travailleurs migrantset de leurs familles, entrée en application le 1er juillet2003, mais sans qu’aucun des grands pays d’immi-gration du Nord, comme l’Espagne, ne l’ait ratifiée.

En fait, pour comprendre le contexte politiqueet régional, ainsi que les motivations profondes decette loi, il faudrait revenir à la note de présenta-tion qui accompagnait le projet. Il s’agit de “ per-mettre au Maroc d’assumer pleinement ses enga-gements envers ses principaux partenaires, notam-ment en matière de lutte commune contre la migra-tion clandestine frontalière, dans sa doublecomposante nationale et étrangère ”.

Autrement dit, il s’agit de faire du Maroc le vigi-le de l’Europe pour protéger le vieux continent de“ l’avalanche ” des “ sudistes ” et particulièrementdes Subsahariens4. L’utilisation par Rabat en 2004des charters de l’humiliation et de la honte pour ren-voyer notamment les Nigérians est un exemple decette sous-traitance sécuritaire. Dans son rapportsur sa visite au Maroc effectuée fin 2003, GabrielaRodriguez Pizarro, Rapporteuse spéciale sur lesdroits humains des migrants, encourage à juste

titre le Maroc “ à poursuivre une politique migra-toire visant à mettre fin à la dichotomie existant entrece que le pays demande pour ses migrants à l’étran-ger, en termes de protection et d’assistance, et letraitement qu’il offre aux migrants étrangers rele-vant de sa juridiction ”.

La défense des droits des immigrés marocainsen Europe notamment et ailleurs dans le monde, esten effet également inséparable de l’humanisationde la législation marocaine elle-même en matièremigratoire. Celle-ci doit prendre en considérationégalement le droit d’asile, les droits économiques,sociaux, culturels, cultuels et même politiques desétrangers, tels la liberté d’expression et d’opinion,la liberté d’appartenance à une association, à un syn-dicat, voire même le droit de vote aux électionslocales5.

Bien entendu, le Maroc doit contrôler ses fron-tières, savoir qui rentre et qui sort du pays, assurersa sécurité et protéger sa stabilité. Certes aussi, leMaroc connaît ses propres difficultés économiqueset problèmes sociaux. Mais on ne peut parler d’unMaroc “ victime ” d’une “ invasion ” subsahariennepour justifier une loi de l’inhospitalité. Est-ce“ rêver ” de penser que, dans ses rapports avec lesétrangers, il doit être un pays d’accueil dans le pleinrespect des droits de l’Homme, et qu’il faudra trèscertainement dans un proche avenir, prendre enconsidération le caractère, non pas temporairemais durable, d’une partie de l’immigration d’ori-gine subsaharienne que la notion de transit ou depassage, ne fait qu’occulter !

De par sa position géographique à la pointenord de l’Afrique et à quelques encablures de l’Euro-pe et dans le tourbillon de la mondialisation libé-rale qui secoue la planète, le Maroc ne peut resterhermétique aux mouvements migratoires. Cetteperspective, où le Maroc sera de plus en plus un paysde destination finale, où une partie de ceux qui arri-vent d’Afrique subsaharienne essentiellement, yresteront de plus en plus, nécessite bien entendu

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un changement de mentalité, une reconnaissancede ce fait et l’adoption de mesures en conséquen-ce, y compris en matière de législation sur l’immi-gration. Plus vite les nouvelles réalités seront prisesen compte, plus les tensions et difficultés liées à cetteprésence pourront être évitées.

Abdelkrim BelguendouzProfesseur de sciences économiques

à l’Université Mohammed V – Agdal, Rabat

1)- 1 euro équivaut à 10 dirhams environ.2)- Voir Abdelkrim Belguendouz, L’ahrig du Maroc,

l’Espagne et l’UE. Plus d’Europe… sécuritaire, Ed BoukiliImpression, Kénitra, 2002, 310 p.

L’ahrig : substantif désignant le fait d’émigrer illégalement ;littéralement : mettre le feu, faire brûler. D’où la désignationdes émigrants illégaux par le terme : harragas, les brûleurs.

3)- A la date de livraison de cette contribution (juillet 2004),les textes d’application qui précisent notamment, de qui relè-vent ces centres de rétention, n’avaient pas encore vu le jour…

4)- Voir Abdelkrim Belguendouz, Le Maroc non africain,

gendarme de l’Europe ? Alerte au projet de loi n°02-03 rela-

tive à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émi-

gration et l’immigration irrégulières, Imprimerie Beni Snas-sen, Salé, 2003, 129 p.

5)- Encore faut-il, bien entendu, que le gouvernementreconnaisse dans la pratique le droit de vote et d’éligibilité desMarocains résidant à l’étranger dans les institution élues auMaroc. S’agissant des élections législatives et de la nécessai-re représentation des Marocains résidant à l’étranger au Par-lement à Rabat, voir A. Belguendouz Marocains des ailleurs

et Marocains de l’intérieur, Imprimerie Beni Snassen, Salé,novembre 2003, 159 p.

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Le mouvement migratoire marocains’est forgé au fil du temps une spéci-ficité et des caractéristiques qui luisont propres, comparativement aureste de l’émigration maghrébine àlaquelle il est bien souvent identifié.Par son épaisseur historique, son

importance numérique, son dynamisme permanent,sa diffusion géographique, le poids de l’attachementau pays et son évolution professionnelle, il se dis-tingue sur de nombreux points saillants des autrespays du Maghreb.

Ainsi, il est apparu au cours des études menées,que les émigrés marocains ont, semble-t-il, une per-ception quelque peu éclatée de l’espace. Apparais-sant, à cet égard, comme écartelés entre leur espa-ce d’origine et les espaces d’installation ; ayant mêmeà l’âge de la retraite, du mal à se défaire de leurmobilité. Ils ne sont plus, comme par le passé, ten-tés par le retour définitif au pays, ceci relevant plusd’un discours, que d’une mise en pratique. Se disant“ fiers de leur territoire d’origine ”, mais revendi-quant tout en même temps celui d’installation. Ain-si, la circulation, incessante entre le Maroc et lespays d’arrivée et le maintien d’une double résiden-ce ici et là-bas, laissent supposer la naissance d’une

double idéalisation qui prend de l’ampleur ens’accroissant avec la distance et l’évolution chrono-logique de leur migration. Paradoxalement, onconstate aussi qu’ils se sont adaptés avec une rapi-dité étonnante aux mutations sociologiques, écono-miques, juridiques et politiques en mettant en pla-ce leurs propres stratégies. Ces dernières ne coïn-cidant pas forcément, ni avec celles du Maroc, niavec celles des pays “ d’accueil ”.

Tout laisse croire que l’affirmation selon laquel-le l’émigration n’a de signification que si elle per-met le retour, est battue en brèche par de nouvellescontraintes et par un nouvel ordre mondial qualifiéde mondialisation ou globalisation. Plusieurs fac-teurs semblent en fait être la cause de ce change-ment, comme la situation socio-économique qui pré-vaut au Maroc, la remise en question de la politiquede rotation migratoire, le renforcement de la stabi-lisation par l’encouragement du regroupement fami-lial, le verrouillage des frontières, l’émergence d’unedouble appartenance culturelle (exprimée bien sou-vent dès la deuxième génération), la rigidité de lalégislation dans les pays d’immigration et le déve-loppement de nouvelles technologies de transportset de télécommunications qui favorisent une mobi-lité transnationale accrue. À cet égard, nous utili-

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... sons le terme transnational non dans le sens du pré-

fixe trans : au-delà (transalpin), mais dans sa secon-de acception : à travers (transsibérien). On est ame-né à constater qu’ils produisent ainsi des construc-tions territoriales réticulaires marquées, non par lacontiguïté des lieux, mais par la continuité deslogiques communautaires.

Survol historiqueIl n’est pas dans notre intention de faire un fas-

tidieux récapitulatif de type historique dont l’inté-rêt pratique immédiat ne semble pas ici des plusopportuns. Nous laissons aux historiens cette tâche.Je n’omettrai cependant pas de signaler qu’a contra-rio de certaines idées répandues (et parfois mêmedans des milieux spécialisés) que :

* l’émigration marocaine n’a pas démarré avecla seule circonstance historique de la colonisationalgérienne à savoir en 1830 mais ;

* que cette dernière a été autonome très tôt(avant même l’avènement de l’islam !) dans la mesu-re où il y avait des échanges commerciaux avecl’Afrique sub-saharienne que les historiens quali-fient de commerce “ muet ” ;

* elle avait ses motivations et ses dynamiquespropres de déplacement, dans la mesure où elle étaitliée à des conditions socio-économiques précisescomme les épisodes de sécheresse, les crises poli-tiques et la volonté parfois de répandre la foi musul-mane ou pour effectuer le pèlerinage vers La Mecque.Elle faisait ainsi converger des motivations parfoisquelque peu éloignées (religieuse, idéologique, com-merciale, professionnelle) ;

* par sa situation d’extrême couchant du Magh-reb, le Maroc est devenu carrefour entre l’Europe etl’Afrique sub-saharienne mais aussi un point d’exten-sion vers le levant. Aussi existait-il des voies de cir-culation qui sillonnaient le Sahara vers “ Bilad Sou-dan ”. Une autre voie vers l’Égypte à travers les oasissahariennes qui contournait la Tunisie par le sud enpassant directement par la Tripolitaine. La derniè-re allait dans la direction du levant par le nord entraversant l’Oranie, l’Algérie et la Tunisie. Sans comp-ter la voie maritime partant du nord du Maroc dans

la direction de l’Égypte et de la Syrie. Avec le déve-loppement de la marine à vapeur, elle connaîtra unsuccès grandissant assurant une sécurité relativequi faisait défaut aux routes de l’époque. Ce qui fai-sait même dire à un chroniqueur de la fin du XVIIIe

(Zayani dans Atterjema al Koubra) : “ mieux vautse noyer que de passer par l’oasis de Barka ”. Cir-culation à tel point prégnante que pour les Tuni-siens, tout arrivant venu du couchant est aussitôtnommé “ Gharbi ”, le faisant bizarrement associerà la profession de gardien !

Néanmoins, il convient de reconnaître que lacolonisation de l’Algérie a permis de dynamiser lademande en main-d’œuvre. De même, par la suite,le protectorat sur le Maroc a favorisé les mouve-ments en mettant en place les conditions matériellesde sa réalisation (accaparement des terres fertiles,morcellement des parcelles jusque-là indivises,réduction des terrains de parcours et de nomadis-me, etc.). De même pour l’appel en provenance dela métropole en vue d’assurer les contingents detirailleurs et d’ouvriers qui faisaient alors défaut.Ces phénomènes généralisés ont eu pour résultat ladiffusion de l’émigration à l’ensemble du territoiremarocain et non plus aux seuls foyers traditionnelsqu’étaient le Souss et le Rif.

L’indépendance créera de façon momentanée unarrêt de l’émigration qui ne résistera cependant pasà l’appel des “ trente glorieuses ” conjugué aux dif-ficultés économiques surgissant dans le pays deve-nu indépendant. C’est une émigration toujoursd’hommes jeunes, souvent illettrés, sans qualifica-tion aucune, et vivant loin de leur famille.

Avec l’arrêt de l’immigration officielle, un chan-gement s’opère sous la forme du regroupement fami-lial, qui donnera à cette communauté les caracté-ristiques que nous lui connaissons aujourd’hui. Celled’une population qui s’est féminisée, rajeunie et qua-lifiée sur le plan professionnel, aspirant ainsi à uneassimilation sans pour autant vouloir renier ses spé-cificités socio-historiques. Sans omettre par ailleurs

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que dans cette approche rapide du phénomènemigratoire nous n’avons pas opéré de distinctionréductrice entre musulmans et juifs marocains enmigration. Certes, des spécificités existent tout par-ticulièrement depuis la fin du XIXe siècle et l’émer-gence du mouvement sioniste, cette particularitédevenant plus saillante avec la création de l’Étatd’Israël, où vivent actuellement environ soixante-quinze mille juifs d’origine marocaine. Rendant ain-si la donne migratoire plus complexe même s’il exis-te toujours une tendance à l’entraide entre ces deuxcommunautés (par exemple on trouve souvent le casde migrants musulmans marocains travaillant encollaboration avec un compatriote juif, de même auniveau des réseaux suivis par les uns et les autresdans le périple migratoire).

Les allers et retoursL’immigration représente dans de nombreux cas

la “ ghorba ”, à savoir l’isolement, la solitude, lemanque de chaleur humaine, etc., et contraste dece fait avec les valeurs idéalisées du Maroc en géné-ral et du pays d’origine en particulier. Nous utili-sons ici la notion géographique du pays, commel’espace qui se traverse à pied dans la journée, et oùl’on va en un aller et retour dans la journée ; doncun espace d’inter connaissance. C’est aussi ce quel’on tient, à qui l’on tient ou à quoi l’on est tenu.

Le pays représente la chaleur, l’ensoleillement,l’accueil, la générosité, la solidarité, la sécurité,l’endroit où il fait bon vivre (on peut multiplier àl’infini les atouts dont les immigrés bardent cet espa-ce, tout particulièrement lors de moments de contra-riétés, de difficultés ou de problèmes de tous genresrencontrés en exil). De ce fait, il y a comme unevolonté “ inconsciente ” de mystification, en tantque “ terre originelle ”. Ainsi, la migration a-t-elleeu pour conséquence, la nécessité de continuer desrelations sociales à la fois avec le territoire d’origi-ne et hors du territoire, avec l’éclosion d’uneconscience commune dans un espace réticulaire.

Généralement, dans leurs discours, l’un des

espaces n’est pas la compensation de l’autre, maisl’un prend appui sur l’autre, comme complémentnécessaire à la fois pour se définir et pour vivre. Le“ pays ” est le lieu où l’on se ressource, mais aussiun lieu où l’on va et d’où l’on repart. C’est le lieu del’enfance, de la tradition, des racines et le modèledu passé. En suffit à témoigner la fièvre du retour,cette fuite affolée vers le “ pays ” qui le rend émi-nemment désirable. Souvent sur le mode d’unmanque qu’il faut nécessairement combler ; d’unappel auquel on ne peut pas résister. L’orientationdu trajet, n’ayant pas la même allure à l’aller et auretour, de même que les objets que l’on transportedans un sens ou dans un autre, ce qui leur donnesignifiance et révèle cette soif de vouloir vivre “ iciet là-bas ”. Bref, l’émigré/immigré se dédouble pourêtre “ ici ” et “ là-bas ”, pour tirer le meilleur dechaque système et pour se nourrir des deux espaces.

Pour ces retours en vacances, les émigrés/immi-grés n’expriment pas toujours les raisons qui les fontvenir de très loin à la recherche d’une trace, d’uneombre qui rétrécit de plus en plus avec le temps, duminuscule vestige de leurs racines qu’il faut arroserpar ces retours, sans quoi elles s’effilochent ; cher-chant aussi à écouter, se remplir des paysages et dela vie, un peu fruste, dépouillée de tout superfluconsumériste. De revivre les raisons de leur départ,à savoir partir pour le compte de ceux qui restent.Pour eux, les voyages de retours ordonnent le pas-sé, organisent le présent et décident de l’avenir ; ilsne forment peut-être pas, mais tout au moins ils gué-rissent.

Ces retours sont toujours sujets d’exultation fami-liale et occasion de voir ceux qui vivent sur place etceux qui étaient partis mais reviennent pour lesvacances. Toutefois, après l’effusion des premiersjours, l’émigré se consacre à consolider ses relationssociales ou à les réactiver, participant aux cérémo-nies familiales resserrées sur cette période, et sur-tout à régler ses problèmes administratifs. Mais cequi est surprenant, c’est qu’ils ne prennent que trèsrarement des vraies vacances avec repos et déten-

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tent au service de la famille étendue aux dépens deleur propre repos. Tout se passe comme si la famil-le, les relations sociales et l’air du pays suffisaientpour se “ ré-oxygéner ” et retrouver une nouvelle for-me pour affronter les difficultés à la fois du travailet de la “ ghorba ”. C’est aussi l’occasion de renfor-cer les liens sociaux et de résorber un certain “ défi-cit de citoyenneté ” par une approche préventivedans un cadre familial et dans un environnement,un territoire et un espace appropriés. Tout laissecroire que la plupart des émigrés n’ont pas intério-risé le sens des vacances, telles qu’elles se conçoi-vent et se pratiquent dans le pays de séjour.

Même chose pour les logements construits aupays par les émigrés qui représentent bien souventun gros investissement, mais leur semblent néces-saires, puisque répondant au besoin de marquer leurterritoire, de le baliser et de préserver la mémoiredu passé.

Les réseaux commerciauxLes travaux d’Alain Tarrius1, ont été parmi les

premiers à décrire et analyser les itinéraires qui ontconduit les immigrés maghrébins en France à déve-lopper une stratégie commerciale sur plusieursespaces, en s’appuyant sur des réseaux communau-taires. Les études que nous avons entreprises dansle Sud-Ouest marocain ont mis l’accent sur l’impor-tance de la circulation des marchandises, surtoutd’une manière informelle, entre les pays d’installa-tion et le Maroc. Avec aussi une circulation interne,entre les différents points d’ancrage de la commu-nauté marocaine, que ce soit en Europe ou enAfrique. Mais au cours des enquêtes, nous noussommes aperçus que les entrepreneurs émi-grés/immigrés développent des projets complé-mentaires et parfois non ; d’abord dans le pays d’ins-tallation, et dans une étape ultérieure au Maroc. Àl’instar des retraités, ils ne cherchent pas à réin-vestir la totalité de leurs bénéfices au Maroc. Aucontraire, en fonction des opportunités, ils s’appuientsur l’un ou l’autre des espaces, afin de faire fonc-

tionner leurs entreprises et fructifier leurs inves-tissements. Ils sont à l’affût des occasions et n’hési-tent pas à élargir les domaines d’investissement, quece soit la restauration, l’hôtellerie, les transports, lecommerce alimentaire, les bibelots, le bâtiment etles travaux publics, etc.

Afin d’illustrer ceci, il nous semble nécessairede citer des exemples significatifs, sans chercherpour autant ni à donner une liste exhaustive, ni àfaire des biographies. Ainsi, la plupart des émigrésqui ont investi dans le domaine touristique à Agadirou à Tiznit, ont toujours une activité commerciale àl’étranger. C’est le cas notamment du patron del’hôtel Ali Baba (trois étoiles) et du patron d’unerésidence de vacances à Agadir, l’un et l’autre onttoujours des restaurants à Paris et vivent entre lesdeux pays. C’est aussi le cas du créateur et direc-teur d’une agence de voyages charter (Safar Tour),qui tout en commercialisant les produits de ses col-lègues immigrés, comme l’hôtel Ali Baba, s’est lan-cé dans la construction du plus grand hôtel de Tiz-nit. Dans le secteur des transports, les deux socié-tés privées de transport collectif urbain d’Agadir, àsavoir Atlas et Grand-Agadir, appartiennent à desimmigrés commerçants dans la région parisienne,qui ont créé des sociétés de transport internationalpar autocar entre le Maroc et l’Europe (Hebdo etAssa Tour), en même temps ils possèdent des res-taurants qu’utilisent entre autres les voyageurs deleurs autocars. Il existe ainsi une remarquable diver-sification et complémentarité des activités, qui igno-rent les frontières. Mais sans avoir pour autant lastature et l’organisation de grandes sociétés struc-turées de dimension internationale.

Du fait de l’importance des relations familiales,certains s’en servent comme base pour développerleurs activités. Pour exemple, le cas de ce vieil immi-gré qui s’est spécialisé dans le thé, boulevard de Cli-chy à Paris, est très éloquent. Malgré son âge avan-cé, il supervise le fonctionnement des activités eteffectue des voyages entre Tiznit, Agadir, Casablan-ca et Paris, où sa famille a essaimé dans des activi-

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tés commerciales. En plus du commerce du thé, il ya la production et la vente de cassettes audio etvidéos. Cette maison de production, sise à Casa-blanca, est gérée par l’un de ses fils. Elle s’est spé-cialisée dans la production des chansons berbèressous forme de vidéo-clips ou par l’enregistrementde concerts. Mais en même temps, elle est la pre-mière à se lancer dans la production de films ber-bères, qui rencontrent beaucoup de succès, que cesoit au Maroc ou à l’étranger auprès de la commu-nauté marocaine. La distribution est assurée par leréseau familial et relationnel, au Maroc et à l’étran-ger. Un autre fils s’occupe des commerces et des mul-tiples affaires. Ainsi, à titre d’exemple, il a profitéde la liquidation d’une carrière en France, pour seporter acquéreur du matériel de concassage et créerune entreprise dans la province de Tiznit. Il est doncclair que cet entreprenariat repose sur des idées etdes compétences acquises à l’étranger, mais surtoutil exploite l’avantage d’être sur plusieurs pays et depouvoir tirer profit à la fois de l’information et desécarts entre les possibilités économiques existantes.Un exemple similaire, mais dans le nord-ouest duMaroc, illustre ce constat. Un émigré marocain, aprèsdes années de périple aux Pays-Bas, a construit uneusine originale par son fonctionnement, près deTétouan, où il emploie plusieurs centaines de femmespour décortiquer les crevettes. Il reçoit des crevettespêchées dans la mer du Nord, qui traversent l’Euro-pe par camion frigorifique. Une fois à Algésiras, laremorque traverse le détroit de Gibraltar avec lescrevettes à décortiquer et le camion récupère, danscette même ville, une remorque chargée de crevettesdéjà décortiquées. Que ces investissements soientle fruit d’un intérêt économique individuel et/oufamilial est incontestable, mais ils répondent aussià un soupçon de désir de participer au développe-ment de sa région d’origine et de se montrer en tantque tel.

Ces échanges fonctionnent dans les deux sens.Pour s’en convaincre, il suffit d’observer parexemple les magasins tenus par des Marocains ; ily a de plus en plus de produits qui viennent direc-

tement du Maroc. Au début c’était la poterie, lebois, les tissus, mais on remarque actuellement laprésence de produits manufacturés, tels que l’hui-le, les pains de sucre, la confiture, les boissonsgazeuses qui ne se fabriquent et ne se commer-cialisent pas dans les pays d’accueil, comme parexemple antérieurement la marque “ la Cigogne ”2,ou les matelas pour les canapés traditionnels (entre70 et 110 centimètres de largeur). Une usine maro-caine de Casablanca a ouvert, en 1997, une bou-tique pour commercialiser ces matelas tradition-nels à Paris. La plupart de ces produits transitentpar des circuits informels, ils sont transportés parpetites quantités entre le Maroc et les pays d’ins-tallation. Là aussi, les transports par autocars etfourgonnettes, qui entretiennent une liaison per-manente entre le Maroc et les pays d’installationfacilitent l’approvisionnement de ces circuits paral-lèles. Mais, généralement le filon finit par être offi-cialisé, comme c’est le cas notamment des bois-sons et des matelas en France. Sinon, il est reprispar des autochtones, par exemple la menthe qu’unMarocain fait acheminer par avion de Tiznit versParis, où elle est distribuée tous les jours. Maisaprès le développement de sa culture dans les jar-dins ouvriers, il y a eu la production sous serresdans la région nantaise notamment. Par consé-quent, on voit que les entrepreneurs impliquent àla fois le pays d’installation et la région d’origine,s’organisant de manière à constituer une conti-nuité spatiale, que favorisent le développement desnouvelles techniques de communication et d’infor-mation, la rapidité et la baisse du coût des trans-ports. Nous avons, de ce fait, affaire à des entre-preneurs transnationaux d’un genre nouveau, créantainsi un nouveau type de rapports socio-écono-miques entre pays de départ et d’arrivée.

En guise de conclusion : paradoxesIl est impossible de conclure sur ce que sera la

future configuration des migrations marocaines etle devenir de leur rapport avec le “ pays ”. Cette ana-lyse conduit cependant à faire plusieurs remarques.

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... - À l’aube du troisième millénaire, on observe un

changement dans le comportement desémigrés/immigrés marocains qui “ surfent ” au mini-mum sur deux systèmes politico-juridiques, deux cul-tures, deux lieux de résidence. Leurs pérégrinationssont l’expression d’un dilemme et des difficultés defaire un choix ferme entre deux espaces. Résultat,ils ne tranchent pas, ils ne coupent pas comme parle passé avec le pays d’immigration, mais ils “ zap-pent ” et vivent dans “ un mouvement en boucle ”entre les deux espaces. D’un point à l’autre, d’unespace à l’autre, en l’occurrence, le “ pays ” d’origi-ne et le lieu d’installation, ils tracent un axe autourduquel gravitent leur vie et leurs intérêts dans unréseau communautaire de plus en plus dense, enstolinification permanente et qui s’élargit géogra-phiquement de jour en jour.

- Bien des parents craignent pour leurs enfantset leur descendance l’expérience angoissante dudéracinement et de l’absence d’ancrage véritable.Être né ici, mais n’être à proprement parler de nul-le part ; ne pas posséder la mémoire, mais simple-ment la mémoire de la mémoire. À la question “ d’oùdescendez-vous ”, Borges répond par une boutadequ’il descend du bateau3. Kafka à son tour se deman-de s’il faut : “ tout acquérir, non seulement le pré-sent et l’avenir, mais encore le passé, cette choseque tout homme reçoit gratuitement en partage ;cela aussi je dois l’acquérir, c’est peut-être la plusdure des besognes ; si la terre tourne à droite, je nesais si elle le fait, je dois tourner à gauche pour rat-traper le passé ”4.

- Le maintien des liens avec le pays ne reposepas uniquement sur des considérations individuelles.Il est en fait conditionné par la mise en œuvred’actions efficaces de promotion de l’image des émi-grés/immigrés et des politiques menées pour leurarrimage au “ pays ”. Il faut notamment rappeler queles jeunes ne parlent pas forcément l’arabe, que lesparents sont souvent analphabètes, que les opéra-tions d’apprentissage de l’arabe ne furent pas jus-qu’à présent une réussite et qu’il ne saurait être

question de sacrifier cette population. Les enfantsde la deuxième génération, nés ou ayant grandi dansles pays d’accueil se trouvent à la croisée des che-mins ; tout dépend d’eux : perpétuer, transmettreou oublier le pays des parents. Mais quelle que soitla couleur de leur passeport, ils auront en commund’être d’origine marocaine. Toutefois, il est à craindreque la disparition des parents ne les éloigne davan-tage encore de la notion d’appartenance à une com-munauté d’origine. Il est nécessaire de les aider àexprimer leur singularité, de consolider leurs rap-ports avec le Maroc et de faire perdurer le sentimentd’appartenance à une communauté, sans quoi lesfutures générations risquent de ne conserver qu’unnom ou un prénom de famille5. Ils sont de plus enplus rares les enfants d’émigrés qui fréquententl’école maternelle sans connaître un mot de la languedu pays d’installation. Moins nombreux par contreceux d’entre eux qui maîtrisent quelques rudimentsde vocabulaire, d’écriture et de culture arabe. Il fautleur faire découvrir le pays, sa culture, ses traditionset son économie, il s’agit de cultiver chez eux l’appar-tenance au Maroc, et de nourrir le “ désir du pays ”.

- Comme le note Pierre Bourdieu, l’immigré est“ Ni citoyen ni étranger, ni vraiment du côté dumême, ni totalement du côté de l’autre, l’ “ immi-gré ” se situe en ce lieu “ bâtard ”, dont parle aus-si Platon, la frontière de l’être et du non-être social.Déplacé, au sens d’incongru et d’importun, il sus-cite l’embarras ; et la difficulté que l’on éprouve àle penser... ne fait que reproduire l’embarras quecrée son inexistence encombrante ”6. N’ayant pas lechoix entre ici et là-bas, l’émigré/immigré doit sedédoubler pour vivre dans les deux à la fois ; élé-ment actif dans la construction de réseaux trans-nationaux, qui dans sa quête de la liberté de circu-lation tente de combiner et de classifier les loyau-tés. C’est cette forme “ d’allégeance ” à portée plusjuridique que sociale et identitaire, qui est devenueune nécessité pour pouvoir vivre pleinement “ l’immi-gration/émigration ”. La naturalisation7 ne veut pasdire cesser d’être “ marocain ” ou de s’identifier auxintérêts de sa “ région ”, son “ pays ” et sa “ religion ”,

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cela signifie simplement pouvoir être à l’aise dansses territoires. C’est le compromis indispensabledans la recherche de l’aisance et du confort écono-mique, social et juridique, c’est un moyen d’avancervers la sphère publique et plus de visibilité.

- Théoriquement qu’on le veuille ou pas, qu’ons’en accommode ou pas, l’immigration internatio-nale marocaine se stabilise dans la plupart des paysd’accueil et se stabilisera encore plus avec le temps.Il est impossible de continuer à penser que ses liensavec le Maroc demeureront ce qu’ils sont de nosjours, il y aura forcément une coupure pour une gran-de partie de cette population. Il n’y aurait finale-ment là que le résultat logique d’un enracinement8

ailleurs, celui que d’autres mouvements migratoiresplus anciens ont connu, il suffit de voir les Libanais,les Syriens, les Japonais en Amérique latine9 ou lesItaliens. Mais dans le cas de l’émigration marocai-ne, ce qui pourrait favoriser le maintien de liens avecle Maroc, c’est d’une part la proximité géographiqueet surtout le développement des transports et desnouvelles technologies de l’information et de la com-munication.

- Le Maroc n’a pas d’autre choix : face au déve-loppement de la migration internationale, à sa dif-fusion spatiale et à sa durabilité, il doit entreprendre,sans gaspillage et avec pragmatisme, avec une déter-mination bien arrêtée et sans négliger aucunconcours, pour mieux ancrer les enfants des émi-grés/immigrés dans la société marocaine. L’enjeuest d’une grande importance, il ne concerne rienmoins que l’avenir du Maroc dans le monde à tra-vers cette “ diaspora économique ”.

Mohamed CharefEnseignant-chercheur,

département de géographie de l’Université Ibn Zohr,

Faculté des lettres et sciences humaines, Agadir

1)- Voir notamment Alain Tarrius, Les fourmis de l’Euro-

pe : migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes

internationales, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales,1992, 208 p.

2)- Dans certains magasins, on trouve parfois même duCoca-Cola, mais avec la mise en bouteille au Maroc !

3)- La question de la recherche des origines et de la filia-tion est un thème récurrent de la littérature sud-américaine,voir notamment Le labyrinthe de la solitude d’Octavio Paz,Fayard “ Horizon libre ”, Paris, 1959, 259 p.

4)- Cité par Haim Zafrani, Juifs d’Andalousie et du Magh-

reb, Paris, Ed. Maisonneuve & Larose, 1996, p. 410.5)- Mark C. Taylor, “ Ce qui apparaît un nom propre finit

toujours par se renverser en marque impropre ”, in Errance :

lecture de Jacques Derrida, Paris, Les éditions du Cerf, 1985,p. 241.

6)- Pierre Bourdieu, “ Préface ”, in l’immigration ou les

paradoxes de l’altérité, Sayad Abdelmalek, Bruxelles, Edi-tions Universitaires et De Boeck, 1991, p. 9.

7)- Pour Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart, lesfrontières ethniques ne sont pas des barrières : “ elles ne sont

jamais occlusives, mais plus ou moins fluides, mouvantes

et perméables ”. Ph. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories

de l’ethnicité suivi de Les groupes ethniques et leurs fron-

tières, F. Barth, Paris, Editions PUF-Le Sociologue, 1995, p.169.

8)- Nous utilisons volontairement “ enracinement ”, pouréviter le débat épineux sur assimilation, insertion, intégra-tion. Même si de nos jours l’intégration est de plus en plusconçue comme une interpénétration et une fusion de groupesculturels différents, sur la base de dénominations communes.Voir à ce sujet, Ph. Poutignat et J. Streiff op. cit.. En France,le Haut conseil à l’intégration, définit l’intégration comme un“ processus spécifique par lequel il s’agit de susciter la par-

ticipation active à la société nationale d’éléments variés,

tout en acceptant la subsistance de spécificité culturelles,

sociales et morales, en tenant pour vrai que l’ensemble s’enri-

chit de cette variété et de cette complexité ”, cité dans le dos-sier “ penser l’intégration ”, Revue Sciences Humaines, n° 96,de juillet 1999, p. 25. Joseph Roth considère que : “ Le plus

haut degré de l’assimilation devrait être celui où chacun,

aussi étranger qu’il fût, devrait le rester, afin de se sentir

chez lui où il se trouverait ”, Croquis de voyage, Paris, Ed.Seuil, 1994.

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... 9)- A titre anecdotique, les Japonais ont tenté de favori-

ser la ré-émigration des ressortissants d’origine japonaise,mais ces derniers n’ont pas réussi à se réintégrer dans la socié-té de leurs aïeux ; ils ont eu des difficultés à s’adapter au modede vie nippon et à la langue.

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Nous convenons dès maintenant quesi l’objet de notre communicationpeut sembler dans un premier tempsquelque peu à la périphérie de laquestion centrale de ces journées,nous verrons progressivement qu’enfait, il n’en est rien.

Bien au contraire, il existe un certain nombre deliens récurrents entre le traitement littéraire du faitmigratoire et cette problématique socio-économique,vue sous un aspect dynamique, mondialisant. “ Immi-gration ” le terme même conduisant à aborderl’ensemble des référents habituels auxquels il estrenvoyé sur le plan économique, statistique ; avecde plus la lourdeur des chiffres, la sécheresse desstatistiques et l’opacité des théories. Or cette immi-gration n’est pas une simple translation spatiale,substitution géographique de lieux. Elle est aussi etsurtout une aventure humaine, expérience spiri-tuelle par laquelle le migrant traverse et se trouvetraversé par des lieux, y imprimant une marque aus-si minime ou négative soit-elle. Il transite certesd’abord avec son corps mais aussi son cœur et sonâme.

La littérature en tant que production sociocul-turelle ne pouvait manquer d’aborder ce thème. Ontrouvera des auteurs français (comme Michel Tour-

nier ou Émile Ajar), des écrits par procuration sousforme de récits de vie (Maurizio Catani) et les récitsde la “ seconde génération ”, œuvres que nous nedévelopperons pas ici.

Ainsi, un survol quand bien même généralisantde la production des écrivains maghrébins d’expres-sion française, suffit à montrer qu’une relative pri-se de conscience est apparue dès le tournant histo-rique des indépendances maghrébines (avec néan-moins l’existence de précurseurs littéraires majeurset ce, en pleine colonisation).

Dans leur ensemble les écrivains ont expriméleur point de vue sur la question en matière d’immi-gration. Émettant leur opinion sur le sujet, il semblequ’ils aient implicitement invité à réfléchir sur laplace qu’occupe cette dernière dans les relationsfranco-maghrébines. La plupart d’entre eux ayantconsacré au moins un ouvrage au thème de l’exilmigratoire vers la métropole française.

Bien que le rapport entretenu avec ce thème res-te quelque peu spécifique, selon que l’on ait affaireà des auteurs directement concernés par la problé-matique ou se sentant globalement interpellés parle sujet, il n’en est pas moins vrai que la lecture detoutes les œuvres produites sur le sujet laisse trans-paraître un malaise certain. Car il aurait été diffi-cile en outre pour les romanciers d’éluder une réa-lité qui touche d’aussi près et aussi profondément

L’aspect migratoire dans la littérature maghrébine

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la communauté. Et c’est la raison pour laquelle denombreux auteurs ont développé par contrecoup desthèmes mettant en avant leurs préoccupations prin-cipales sur la question.

Dans un premier temps, les romans ont servi àmontrer sous un angle généralement identique lepays d’origine. Le regard y est de plus teinté d’unecertaine lecture ethnographique de la société magh-rébine. Il s’agit pour les auteurs de témoigner enfaveur d’un passé désormais révolu, époque toujoursempreinte d’ordre et de certitudes (ce qu’ont faitpar exemple les écrits de Mouloud Feraoun).

Progressivement, une description romanesquetendra à porter sur le Maghreb contemporain d’alorset ce, en servant d’illustration à une position contes-tataire se voulant être d’abord une remise en cau-se. Ainsi, l’écrivain devenu par force anti-confor-miste, si ce n’est provocateur, peut-il finalementaborder la question d’un exil aliénant et du trau-matisme occasionné chez le sujet. Une thématiquegénérale finit par s’inscrire dans l’ensemble des pro-ductions littéraires, évoquant à tous coups la nos-talgie du départ ; de même que la déception à l’arri-vée sur le sol de France. Chaque auteur traitantnéanmoins la question selon un style propre. On pas-se alors au fil des textes, du récit autobiographiqueà une écriture hyperréaliste.

À se pencher sur la biographie des principauxauteurs maghrébins concernés, le lecteur finit parprendre connaissance de l’importance qu’a occupél’exil dans leur vie personnelle. Il devient alors évi-dent que cette expérience de la rupture avec le solnatal puisse sensibiliser l’écrivain et nourrir sonœuvre de ce thème majeur. Seulement, quand bienmême le déracinement affinerait le regard porté surla société d’appartenance, il n’en demeure pas moinsque le romancier s’est trouvé matériellement cou-pé de ses compatriotes et du mouvement sociocul-turel évolutif régissant la société de départ dans sonensemble. Celui-ci se voit donc le plus souventcondamné à se référer aux rêves et souvenirs d’antanselon une vision focale quelque peu idéalisante. Cequi nous montre le parcours de leur vie.

Avec Driss Chraïbi, installé en France depuis les

années cinquante, et qui a publié un roman intitu-lé Les boucs, le sarcasme émerge chez cet éterneldéçu à la fois du Maghreb puis de l’occident. Onpeut dire globalement qu’à travers ce récit, l’auteurchoisit de décrire les conditions extrêmes de vie d’ungroupe de Nord-Africains. Néanmoins, si le romandépeint dans son ensemble un univers proche decelui que connaissaient certains migrants, il n’enreste pas moins que l’ouvrage relève d’un parti prisaffiché à la fois sur les plans esthétique et théma-tique. C’est en réalité sous la forme d’un exercicepersonnel critique, que l’auteur crie sa totale désillu-sion vis-à-vis de valeurs hexagonales autrefois encen-sées.

Le tableau socio-économique ainsi brossé au fildes chapitres reste foncièrement pessimiste, carl’auteur s’attache le plus souvent à décrire les êtreset les lieux sans entrer dans une quelconque analy-se de rapports humains les régissant théoriquement.

Cette approche de surface va pourtant en s’appro-fondissant en ce qui concerne par exemple leursaspirations intimes ou bien les raisons objectivesleur permettant de ne pas désespérer malgré tout.Conçu, semble-t-il, comme une sorte de “ descenteaux enfers ” ou de reportage réaliste, le récit par-vient à appréhender le personnage sous l’uniquedimension du social. Pourtant le travail de fictionproduit décrit bien cette première “ mort ” de l’immi-gré comme constat de déception face au regard néga-teur et annihilant de l’autre.

De plus, l’auteur marocain y retrace un chemi-nement spécifique, à savoir le trajet migratoire par-ticulier emprunté par les exilés de la première heu-re ; ceux qui se sont trouvés humiliés alors qu’à pei-ne débarqués du fait des “ événements ” d’Algérieprincipalement. La question n’étant pas encore celled’un retour mythique au pays d’origine mais biende l’arrivée matérielle dans le pays d’accueil.

Le lecteur ne peut en définitive qu’être saisi, enparcourant ce roman, par le nihilisme de fait despersonnages dont l’activité sociale semble orientéevers la destruction (comportement reproché ausside nos jours aux adolescents maghrébins de France).Il semble qu’il n’y ait pas de rédemption possible

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pour ces lascars, aussi usent-ils de lamythomanie, de la violence etd’autres expédients tout aussi répré-hensibles. En contrepoint, on voitse dresser la figure du héros appe-lé “ yalan waldik ”, à la fois procheet pourtant distant des boucs com-me peut l’être le romancier. Lerécit de vie affleure avec ce stylepropre à Driss Chraïbi dont l’écri-ture est concise au point d’enêtre hallucinante, mais les com-plications, surcharge, manié-risme sont d’autant plusgênants que le sujet, le témoi-gnage sur la vie des Nord-Afri-cains en France offrait à lui seul matiè-re assez riche.

Le romancier algérien RachidBoudjedra aborde lui, plus directe-ment, la question de l’immigrationen évoquant dans son roman inti-tulé Topographie idéale pour uneagression caractérisée, l’histoiretragique d’un immigré maghrébinperdu (à la fois spatialement etidentitairement) dans le métroparisien. Ainsi par un traitementlittéraire particulier, le person-nage nous est rétrospectivementdépeint au cours d’une enquê-te criminelle le concernant.

Durant la succession desdifférents chapitres, “ le héros ” parcourt ledédale des couloirs souterrains tel un Thésée moder-ne. Marchant inexorablement au-devant de sa des-tinée, cette dernière prendra les traits d’un per-sonnage au racisme exacerbé. On remarque que surle plan narratif, tout est fait pour tenter de tradui-re le désarroi dans lequel se trouve placé l’immi-gré, et ceci jusqu’à son inaptitude à saisir le sensdes messages verbaux et publicitaires (“ Gauloisréveillez vos instincts ”). Par ailleurs avec l’articu-lation du thème du labyrinthe, le mythique et le

sociologique finissent pars’enchevêtrer, faisant du person-nage un “ Ulysse contemporain ”fatalement séduit par une sociétéde consommation dont il se voitpourtant dès le départ exclu.

En définitive ce roman novateurpar bien des aspects permet à l’écri-vain d’effectuer une remise en cau-se de présupposés socio-politiquesliés à l’émigration. Chez ce romancier,la narration commence et finit aumême point. Elle fait des évènementsrapportés un cycle de haines et de mal-heurs. Le lecteur est ainsi amené à com-prendre et admettre que l’émigration est

un fléau à enrayer.Avec L’homme qui enjamba la

mer, roman écrit conjointementpar deux auteurs (Ramdane etMengouchi) nous nous trouvons,pour une fois, placés d’emblée ausein de l’immigration. Un cliché évo-cateur des conditions de vie maté-rielles des travailleurs maghrébinsnous est proposé. Avec de plus lerecours à une technique narrative fai-te de tableaux dépeints de manière suc-cessive.

À cet effet, les immigrés, person-nages centraux, se trouvent placés dansdes situations caractéristiques, celles dutravail, de l’habitat ou du repos. Bienqu’elle ne soit pas véritablement mani-feste, une certaine forme de contestation

parvient cependant à transparaître à la lecture del’œuvre. L’essentiel de l’histoire se déroulant au seindu microcosme aliénant que constitue le foyer pourtravailleurs immigrés.

On remarque que le cadre physique dépeint ten-te de traduire la part relative de sordide présentedans l’existence quotidienne des ouvriers nord-afri-cains. Le rêve servant cependant d’exutoire aux per-sonnages, leur permettant ainsi de vivre au sein

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d’une marge fantasmatique à la fois aliénante etprotectrice.

En un curieux travail d’association, le narrateurlie l’activité professionnelle des immigrés aux“ strates, couches et sédiments ” matérialisant lamémoire individuelle des sujets expatriés. D’où uneproximité symbolique existant entre la terre du chan-tier et les déracinés maghrébins, restés toujours nos-talgiques de leur sol natal.

Il n’en demeure pas moins que le lecteur éprou-ve parfois quelques difficultés à saisir la trame dece livre qualifié par sa maison d’édition de “ poli-tique-fiction ” et dont il peut à la limite, garder lesouvenir d’une description sociologique relativementpoétisante.

Faisant suite à des travaux théoriques et pra-tiques en psychologie, Tahar Ben Jelloun a publiédivers écrits orientés vers une thématique répétée.Principalement celle de l’exil et plus particulière-ment, celui rencontré par ses compatriotes magh-rébins, dans leurs tentatives d’adaptation à la trans-plantation. Soulignant de plus les incidences psy-chopathologiques dues à cet effort douloureux d’assi-milation d’un modèle de vie nouveau.

Une fiction éditée en 1976, intitulée La réclu-sion solitaire, reprendra pour l’essentiel les thèmesdéveloppés dans une de ses recherches antérieuresintitulée La plus haute des solitudes. Dans ce roman,l’auteur brosse le portrait d’un personnage quelquepeu névrotique qui, après avoir été rejeté par “ lasociété ”, finit par s’éprendre d’une affiche publici-taire représentant une femme (en une forme detransfert fétichiste extrême).

De plus, la malle tenant lieu métaphoriquementd’habitation au personnage, symbolise les conditionsde vie de ses congénères. L’objet devenant par exten-sion, le motif signifiant d’un certain enfermementsocial et psychologique, à même de souligner les ten-dances schizophréniques du sujet.

La part de romanesque que l’on peut néanmoinsconcéder au texte découle d’une évocation tour àtour réaliste, puis fantasmatique.

Elle semble en mesure de figurer l’état psycho-logique plus ou moins instable du personnage. À cet

égard, on remarquera que le travail descriptif effec-tué porte essentiellement sur le problème d’une soli-tude imposée, qui serait capable d’infliger à l’indi-vidu migrant une seconde mort. L’unique issue étantle repli forcé sur une activité fantasmatique substi-tutive, si ce n’est délirante.

Incidemment, le thème permet au narrateurd’évoquer les conditions socio-historiques qui ontcontribué à la migration. Celles qui ont fait de lamémoire le lieu privilégié de la catharsis ; ainsiqu’une certaine forme de contestation psychoso-matique. Nous comprenons qu’en fin de compte, lesujet est condamné à projeter indéfiniment son moisur un objet de désir devenu utopique parce quematériellement inaccessible pour lui. Et que d’autrepart, un échec patent généralisé est le seul résultatpossible de son émigration. C’est pourquoi le per-sonnage prendra la décision de sortir de son isole-ment physique et psychique en acceptant de faireface à la dure réalité du monde extérieur.

Le roman se clôt finalement sur une totale ambi-guïté, volontairement entretenue puisqu’on ne saitce qu’il adviendra du personnage (ira-t-il rejoindresa compagne palestinienne ou rentrera-t-il au pays ?).Cela permettra en tout cas au romancier de tenterd’établir une conclusion sur les objectifs et les limitesde l’écriture dans le désir que celle-ci a de vouloirtraduire la réalité.

On voit donc que globalement, la thématiquetourne autour :

- de l’arrivée en France (retraçant cette premièremort de l’émigré, produite par le choc ressenti) ;

- d’un quotidien fait de travail et de vie domes-tique d’où les rapports socio-affectifs sont quasiabsents ;

- de l’imaginaire comme réponse et compensa-tion face à un vécu des plus négatifs, amenant l’indi-vidu à se replier sur le passé, l’intimité perdue etl’idéalisation ;

- de la politique, c’est-à-dire des raisons de lamigration et des revendications exprimées ; le per-sonnage devenant un porte-parole idéologique despositions de l’auteur.

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La situation de l’exilé dans le romanEn une sorte de traitement quasi-obli-

gé, la grande majorité des romans fontétat d’un quotidien quelque peu révéla-teur quant à l’existence menée par letravailleur immigré. L’activité socialedu personnage n’étant souvent décri-te ou plutôt suggérée qu’à l’occasiond’un dysfonctionnement relationnel(comme celui d’une inaptitude àaborder l’univers féminin parexemple). L’écrivain devient de cet-te façon, le médiateur d’une réali-té semblant impossible à formulerpar le personnage, ainsi que le témoind’une protestation muette de ces indivi-dus face à la situation qui est la leur. Lesconditions de vie et de travail (formula-tion quasi-tautologique dans les cas enquestion), sont les premiers élémentssaillants d’une réalité foncièrementnégative souvent évoquée par les roman-ciers.

“ Ici quand j’ai débarqué, j’avaisdes problèmes pour dormir et puisdes crises, je ne travaillais pasbien et j’allais de boulot en bou-lot… et toujours clandestin, sanspapiers, sans rien. Il a falluattendre avant d’avoir une car-te comme tout le monde, maisça va pas. Il me reste le désordre. ”(Tahar Ben Jelloun, La réclusion solitaire)

De même, le choc de la rencontre du migrant avecle monde froid et distant de la société d’arrivée se tra-duit par une forme de désarroi psychique, et l’indivi-du resté seul depuis sa décision initiale de migrationplonge en fin de compte dans un univers qui a poureffet principal de le réifier.

“ Il ne comprend pas que c’est là que noussommes détenus fous, vivant dans des mansardespour éviter des hôtels non moins sordides. ” (Ibid)

La désillusion extrêmeconstitue donc la premièreexpérience de l’exilé, elle faitsuite à son arrivée immédiate.Le sujet ainsi placé dans la réa-lité amorce par conséquent unetentative d’adaptation et voits’opérer au sein de son moi, uneffondrement total. De fait, uneréelle inadaptation socioculturel-le semble qualifier le migrant dèsson arrivée en cela que des valeurs,érigées en dogme dans une sociétéconsumériste, viennent ébranler lesreprésentations qu’il se faisait du

monde où :“ (Lui) perplexe et

paniqué et ne comprenantrien à ce déluge de mots,restant des signes pluscabalistiques, trompeurs etperfides mais dénués de tou-te signification, démentsdans leur gesticulation calli-graphique… ” (Rachid Boud-jedra, Topographie idéale…)

Ainsi, devant les yeux dumigrant, la cité dévoile d’emblée soncaractère totalement factice ; elledemeure pour lui l’espace de l’altéri-té absolue (celle du dominantaujourd’hui qui fut aussi colonisateurhier). En cela, la culture médiatique

indique généralement dès les premiers contacts leprofond fossé qui sépare la culture de l’étranger d’avecles usages locaux.

Or, face à l’indifférence collective qui est en soiune forme de rejet patent, ou suite à toute agressionxénophobe, seule une certitude intérieure ontologiquepeut permettre à l’individu de dépasser la minérali-té qui lui est prêtée faisant dire à un personnage :

“ Je marchais au milieu de la rue, je traver-sais et les passants et les voitures, j’étais devenu

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INEune transparence, un mouchoir en papier que le

vent emportait. ” (Mohamed Dib, Habel)

L’autre (la femme surtout) constituant pour leMaghrébin exilé un obstacle insurmontable où :

“ Elles me renvoyaient l’une après l’autre monsourire dans un kleenex en boule mouillée. Jeramassais le refus et continuais mon chemin. ”(Ibid)

Placé dans une solitude frustrante, l’étranger ain-si devenu objet anonyme doit-il faire face à un amerconstat d’échec. Il arrive de plus que le sentimentd’aliénation soit au départ la dynamique d’une cer-taine prise de conscience chez le narrateur, avouant :

“ L’idée d’exister autrement me hantait. ”(Tahar Ben Jelloun)

Et seul le transfert affectif projeté par le sujet, surune femme devenue enfin complice, pourra alors lelibérer des affres de l’exil et du sentiment objectifd’aliénation. La pulsion vers une mixité ethnique mar-quera le désir d’entrer dans le monde de l’autre :

“ Dans une ville, une foule où il ne connais-sait personne, où il n’était lui-même personne.Une fille qui se moquait pas mal de tous cesregards pointés sur eux, qui continuait d’aller àses côtés… ” (Mohamed Dib)

Lorsque toute tentative d’ouverture se trouve reje-tée, alors le sujet finira par percevoir sa condition defaçon désormais lucide s’interrogeant en disant :

“ Mais que faisons-nous dans ce territoire, unsupermarché de l’esclavage et de l’indifférence ? ”(Ibid)

Parvenant ainsi au constat politique de sa situa-tion et avouant finalement :

“ Je suis venu dans ton pays du cœur, expul-sé du mien, un peu volontairement beaucoup parbesoin. ” (Tahar Ben Jelloun)

On l’aura saisi, l’intérêt de cette littérature, d’unpoint de vue critique (et en dehors du seul plaisir du

texte au sens où le définissait Roland Barthes), peutporter entre autres, sur le domaine :

- de la sociocritique, à travers une lecture des inter-actions sociales du migrant avec le milieu, et ce, mal-gré le prisme difractant de la littérature ;

- de la psychocritique, en une analyse de com-portements récurrents (plus ou moins déviants), à lafois individuels et/ou collectifs.

En conclusion, nous dirons que les principaux écri-vains ayant fait de la littérature maghrébine de languefrançaise le moyen d’expression privilégié de leursoptions idéologiques ou affects, et de l’immigrationde leurs compatriotes, un thème central ou acces-soire de leurs œuvres, qu’ils auront su dessiner avecbeaucoup de justesse et de sensibilité (et parfois avecun excès compréhensible) une situation socio-éco-nomique, mais aussi politique, propre à ces décen-nies.

Leur regard, emprunt pour beaucoup d’autobio-graphies, reste pour nous aujourd’hui un témoignagehistorique des conditions de “ servage ” faites à tou-te une génération d’hommes exilés, soumis aux loisdu grand capital. C’est aussi un cri et une dénoncia-tion virulente de l’atteinte aux droits humains élé-mentaires non plus seulement socio-économiquesmais aussi et surtout psychoaffectifs. S’attachant àdécrire une souffrance d’autant plus profonde quesilencieuse et parfois plus ou moins consciente. Ils’agit bien ici d’aliénation et de réification que l’ana-lyse socio-psychologique peut tenter de mettre enéquation, mais dont seul l’écrivain véritable, peut sai-sir dans les zones d’ombre, expressions muettes, lignesmouvantes du dire humain, la portée profonde et signi-fiance véritable.

Face à la non-reconnaissance effective de touteune génération et à cette perte d’identité dans la tra-jectoire migratoire, il reste à ancrer des lieux de réfé-rence, un imaginaire compensateur afin de réinves-tir l’espace du symbolique désormais perdu. C’est làun devoir de mémoire que nous avons à leur égard.

M’Hamed WahbiFaculté des lettres et sciences humaines,

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Les populations berbérophones duMaroc, Chleuhs du Sud-Ouest d’abord,ont ouvert en France le chemin de lamigration marocaine de travail.Représentées dès avant la GrandeGuerre, elles comptaient en 1930 pourles neuf dixièmes de cette main-

d’œuvre ; en 1960, après qu’ait augmenté la part desarabophones, encore pour les trois quarts. Alors, etcomme s’emballait la demande des pays du Nord,sont venus s’ajouter des Imazighen de l’Atlas cen-tral, plus les Rifains que ne captaient pas en priori-té la Belgique, les Pays-Bas, ou l’Allemagne.

Ces populations ne sont pas muettes, lors mêmeque se prononcent sur les migrations ouvrières magh-rébines, sans jamais avoir privilégié l’écoute, tantd’intervenants de tant et tant de disciplines ou offi-cines... Les premières à ressentir, elles élaborentaussi. Et ce, jusque dans les campagnes les plusdéshéritées. La poésie orale en particulier, souventune création collective, toujours un discours consen-suel ou convenu, leur est, plus qu’un exutoire, unsystème d’appréhension des choses de ce monde.Dans plusieurs de mes publications, je m’y suis spé-cialement intéressé et reprendrai ici l’essentiel dupropos.

La poésie villageoise et celle des poètes semi professionnelsDans le Maroc rural, pour un ensemble de rai-

sons où dominent l’exiguïté des ressources et le modecollectivement contrôlé de leur mise en valeur, lesgroupements berbères présentent, en général, unetaille restreinte et beaucoup de cohésion. On n’arri-ve pas à faire qu’aucune tête ne dépasse ; mais quetoutes s’emplissent des mêmes valeurs, d’une consen-suelle idéologie, cela est voulu ; et la poésie orale,souvent une activité collective, toujours un discoursconvenu, fortement y contribue.

Le distique (izli) ou la très courte pièce que lesgens improvisent pour la danse chantée collectivene véhiculent forcément qu’une pensée ramasséemais, malicieuse ou frappée de sagesse, elle est res-sassée longuement :

Biljik, c’est la Belgique que veut la jeunesse : L’argent s’y trouve mais “ faut déjà y aller ! ”

(Lortat-Jacob 1980 : 136, retraduit).

Ceux qui menaient bestiaux ramènent de France des autos :Les voilà, pour le coup, qui peinent à conduire ;Moi, je n’ai pas quitté le Maroc, de nectar je vis : Eh, j’aurai bien butiné ! C’est pas comme nos “ vacanciers ”...

(Peyron 1993 : 204, retraduit).

Les migrationsde travail au miroir de la poésie berbère

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Que le cœur ne te poigne, quand tu vois ceux de FranceRevenir au volant. Car ce qu’ils en ont en main, c’est que la roue tourne !

(Peyron 1993 : 204, retraduit).

Bien sûr, le premier distique évoque moins unlong franchissement que les péripéties liées à l’obten-tion du passeport. Pour amoindrir cent jalousies, lescitations suivantes brocardent le retour des émigrésau volant de véhicules internationalement imma-triculés d’un F français (fakans, se moquent les lais-sés pour compte), un B valant “ Belgique ” (bakans),voire un GB britannique (grand’ bakans) ; cepen-dant, ces chauffeurs néophytes restent maladroits :une embardée est probable car la chance, ça va, çavient...

À l’écart des oreilles masculines, les femmes ontdes joutes (timnadin) où former aussi, à l’occasion,un point de vue sur la migration :

– … Tirou cultive ses champs à wausmmid et dans la plaine en contrebasPendant que Ou-Tekhchi fait l’esclave chez les Juifs ; – Je préfère mon émigré et ses mandats à vos campements sur les pentes du Jebel Koucer ; – Eh ! J’y ai vécu, et n’en ai pas crié divorce : L’ambre et l’argent suivaient avec moi le troupeau, Je porte fibules, et toi pas, ma pauvre Haddjou…

(Lefébure 1977 : 117).

Mais c’est à l’unisson qu’elles clament contre lacroqueuse d’hommes :

O Fransa, tu es bien sorcière : Qui accoste, il s’écrie pour qu’un autre embarque.

(Lefébure 1992 : 257).

À l’unisson, qu’elles mêlent leurs inquiétudes :

Malheur ! Je grimperai au sommet du Tichka.Pour voir les jeunes travailler parmi les étrangers.Caporal, ne donne ni pelle ni pioche à mon ami trop jeune !Mère, prie pour qu’il ne m’enterre pas parmi les étrangers !

Les vers précédents et le morceau qui va suivreont été recueillis en contrebas du Haut Dadès, dansle sillon sud-atlasique, entre Tinrhir et Kelaa desMgouna. Ce secteur et, jusqu’aux sables, l’ensembledu Sud, furent prospectés, trente ans durant, par unagent recruteur des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, M. Félix Mora ; le chœur féminin reprend :

Maurras [sic] est venu aux bergeries d’El Kelaa,Il a choisi des moutons, il a laissé les brebis.O filles, mettons le voile du deuil !Maurras a pris nos garçons ;O filles, mettons le voile du deuil !Maurras nous a humiliées.

(Souag 1976 : 43).

Là-haut, Touda brahim n Ayt Ayd, treize ou qua-torze ans, m’avait dit : “ Si les hommes ont Mora,pourquoi pas nous Tamorat ! ? ” — c’est grammati-cal, en berbère, et en français... piquant. Le publi-cateur quant à lui, un jeune enseignant, aura vu dansle rabatteur des Houillères un héritier prévisible dudoctrinaire de l’Action Française.

Les citations précédentes sont représentativesde genres courts. Et réservés aux cantons d’origine.Mais voici l’ample poésie des “ chansonniers ”, des“ trouveurs ” préfère Paulette Galand-Pernet (1972),ces poètes-musiciens itinérants, audacieux commedes satiristes à la scène, et que conduit un raïs enpays chleuh, l’amdyaz chez les Imazighen. Leur artse prête à des développements, et il a accompagné,lui, les migrants dans leur exil.

Dans la région parisienne, en effet, jusqu’à ceque leurs familles commencent à entourer des tra-vailleurs de plus en plus nombreux, le communau-tarisme berbère et les méthodes de recrutementvoulues par certaines entreprises ont concouru à laformation d’agrégats quasi ethniques, parfois villa-geois et lignagers jusque dans le détail du plan ausol. Dans les colonies ainsi formées, aux jours derepos, la nostalgie certes s’allégeait, mais aussi lesens des valeurs traditionnelles se réassurait à l’écou-te des chants de trouveurs ; un disque tournait, ou

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bien un Maître et sa troupe officiaient. Raïs Lahou-cine ou Sihal, par exemple, travailleur émigré lui-même après avoir fait le baladin dans la région deTiznit ; au début des années soixante, l’ORTF l’enre-gistra dans plusieurs titres pour nourrir ses pro-grammes à destination des immigrés chleuhs :

Quel n’est pas notre étonnement, ah ! comment comprendrions-nous ! De voir parmi les nôtres, ouvriers, des gens hors de bon sens !Il est parti, le voyageur, laissant là ses enfants, Son père et sa mère et ses proches. “ Me voilà sur le point de partir, leur dit-il, Encore un mois ou deux : je vous enverrai de l’argent. On peut écrire, partout, des mandats : je vous en enverrai ! ” Mais il est à peine à Paris qu’il oublie sa famille, À peine arrivé, les yeux emplis de choses jamais vues !Jolies femmes, autobus et métro, mes amis, Et l’avenue de l’Opéra ! Il fréquente les courses. Quinzaine après quinzaine, l’argent lui fait défaut ; Le voilà même, ô malheureux, sans argent de retour !Vingt ans se passent, vingt ans et plus. La prière ? Il n’a point prié ! Le ramadan ? Il l’a croqué !………………………………………………………Le voyage est pour nous chose bonne, convenable et licite, Mais le terme en doit être bien affirmé : Un an, ou deux, trois au plus, seront suffisants. À Dieu nous demandons de nous accorder le pardon.

(Galand-Pernet 1972 : 86-87).

Le poème qu’on vient de lire, ici presque dansson intégralité, prenait position dans un débat augu-ré dès les origines. Est-il permis de partir travaillerchez les Européens ; par rapport aux siens, eu égardà l’Islam ? Dans les années trente, un Maître si talen-tueux qu’il reste dans toutes les mémoires, le raïsLhadj Belaïd, s’était évidemment prononcé sur laquestion. Non sans frôler l’innovation blâmable, maisavec toute l’habileté du lettré formé dans une zaouïaprestigieuse – ce qui est exceptionnel pour un adep-te de “ la science des tripes ”, la poésie – lui, avaitchanté que la migration est souhaitable :

En trouver un qui ne soit pas expatrié !En Tunisie l’un, l’autre à Paris ou à Saint-Étienne.Mais qui s’en va pour le bien des siens reste irréprochable.Bien nés sont, et grandis vertueux, Ceux que leur sort ne contente pas, qui ne se résignent point à l’impuissance.

“ Même les cimetières, ce sont les ouvriers deFrance qui les entretiennent / Et les tombeaux dessaints locaux ainsi qu’une bonne part des mos-quées ”, poursuit le poème. Puis vient sa leçon, etje reprends maintenant la traduction de PauletteGaland (1972 : 51) :

Ah ! combien d’hypothèques a levé le mandat de Paris !Combien de miséreux — et je dis vrai — ont reçu de quoi vivre !À qui observe la prière tout est liciteDe ce que lui gagna la sueur du travail.……………………………………………………Quelle mauvaise raison pourrait-on donc trouverPour se refuser au voyage outre-mer ?

Trois décennies ayant passé, on a vu la pruden-ce de Lahoucine ou Sihal : partir en France, oui, maisne pas s’y éterniser. Une dizaine d’années encore,l’émigration marocaine multipliée par dix, et voicil’opinion toute négative d’un amdyaz réputé dansl’Atlas central :

Les Marocains ont migré, déserté, ils ne sont pas restés.Par Dieu, le résultat c’est bien de la misère !Considérez les jeunes, tel ou tel parmi les enfants ;Ils affirment : “ Un peu plus grands nous partirons tous ”.J’ai voulu voir auprès des vieux, ils ont regretté :“ Si nous étions valides, tous nous partirions, car ici rien de bon ”.Regardez ceux-ci prier, les hypocrites !“ J’égrène mon chapelet, diront-ils, je récite mes litanies ”,Quand ils comptent l’argent sur leurs doigts ! S’impatientent pour un contrat !Oublieux des plus courts versets ; oh ! l’haïssable concupiscence.

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À quoi bon un décor carrelé pour toi qui t’en tiens éloigné ?Et de quel attrait l’automobile quand bien même on se l’est procurée ?Tu possèdes des abris à moutons, tu as du bien, cependantNe va pas croire que tu en jouiras dans la nuit du tombeau.Malheur à qui t’offense, ô Seigneur,Tandis que cette vie passe, comme la pluie par le soleil chassée.Le thésauriseur que vaut-il, l’ingrat qui n’a pas rendu grâces ?C’est comme s’il avait acquis une terre desséchée,Il confie la semence au désert, ainsi la perd...Et qui conteste mon poème, je le dis,En tient pour notre désarroi du temps du Protectorat.Jours révolus, clarté retrouvée, les Français ont dû passer la main.Dieu ! Dieu ! Lui seul est éternel.... Accordons-nous le pardon.

Si Belaïd, au risque de l’innovation répréhen-sible, s’efforçait de raffiner sur ce qu’est le respectdû à son sort chez les musulmans, notre amdyaz faiten sens inverse l’effort du théologien, voire joue lepoliticien. Au final, en quelques traits choisis par-mi les plus aptes à susciter le dégoût, il brosse unportrait expressionniste de l’émigré contaminé parl’Occident :

Il s’est embelli de mèches, notre émigré, le bel Européen !Il pue le vin comme un colporteur les épices.Et sa bouche empeste la fumée autant que la gueule du fourneau ;Au demeurant dans cette vie déjà brûlé, avant d’atteindre l’autre, et ne le sachant.

(Lefébure 1987 : 33-7)

Avec Ousman, une mutation expressive et musicaleÀ l’heure où le poème qu’on vient de lire s’écou-

tait dans l’Atlas central, et tandis que la poésie chan-tée de raïs continuait d’être appréciée, quelquesjeunes Chleuhs entreprirent de mettre la musiqueberbère au diapason du monde. On était en 1973, le

groupe Ousman allait naître avant que son mélodisteet soliste attitré, Ammouri Mbark, ne fasse cavalierseul : j’ai relaté ailleurs une décennie de l’aventureet vanté ses mérites (Lefébure 1986).

D’un collecteur et créateur chleuh, originairedes Idaw Mahmoud, Amarir, voici l’essentiel d’uncourt poème mis en musique en 1980 :

Aïe, ma mère ! Je suis un gerfaut perdu dans le ciel deParis,Le pauvre : point de falaise sous la brise pour se poser,Se conforter longtemps sous le plumage.

Aïe, mon père ! Je suis un esquif perdu dans les ténèbresocéanes ;Le pauvre : point de sillage pour guider son retourVers l’onde limpide et douce du pays natal.

De la plume d’un solitaire que les générations àvenir se partageront avec ferveur, le créateur de lalyrique chleuhe moderne, Ali Sadki Azayko :

Gennevilliers, les nues l’ennoientMais qu’est-ce qui s’y noie ?Toute une humanité, la peine et le tourment au cœur.Ceux de mon sol point ne s’adaptent- Soleil ! toi tu les enfantas ; l’ombre désacclimate -C’est l’amour du pays qui les expatria.Et vous les jours, les années : tout ce temps à tuerQuand eux n’espèrent qu’une aube, qui ne vient pas...

Secoue la chape, Gennevilliers ! Là, le soleil est là !Ebroue-toi des langueursEt puise à l’allégresse !Il n’est pas si lointain ce jour d’entre nos joursGéant.

Ce poème composé lors d’un premier séjour enFrance, en 1969, n’est pas d’une veine usuelle chezl’auteur. Il a été mis en musique par Ammouri Mbarket la chanson figure sur sa sixième cassette (1988) ;la télévision marocaine l’a plusieurs fois diffusée.

De la deuxième cassette de Ammouri en trans-

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fuge, il nous faut absolument retenir azemz ad “ Cetemps, cette époque-ci ”, un texte écrit vers 1978avec Ahmed Hajjaji, un ancien émigré :

Triptyque du temps présent

Ce monde veut l’embrouille, non de saines transactions ; Au voisin, le voisin se querelle ; ah ça, tu sévis, discorde !Vents de poussières par l’Est, brouillard par l’Ouest…Et ça claque, Machreq, ça tonne en ton mitan !Les maîtres, deux vous êtes, mais toi l’orphelin, pas un ne te voit– Tes lopins : voilà ce qui, l’un contre l’autre, les fait gronder tels des chiens !

Nous avions donné du fer au forgeron, donné la forge aussi, Afin qu’il procure un soc, et que nous labourions…Lui en a fait sa lame, c’est pour nous égorger, Il vise ce qu’ont transmis nos pères, voudrait nous dépouiller.

Fut un temps, par chez nous, le razzieur soldait l’esclave ; L’agent des Houillères mène à présent les deux dans des souterrains…Jusqu’à ce que le souffle et la force leur manquent. Alors : “ bon vent ! ”Le gars est comme une outre crevée, inapte à puiser.

L’heure n’est plus à la spéculation religieuse etmorale mais à la dénonciation des équilibres du mon-de. En trois scènes enchâssées l’une dans l’autrecomme des poupées russes, sans rejeter le symbo-lisme de la poésie chleuhe ni son réalisme d’image,le procès est mené. Ou plutôt, un jugement est misà portée de l’esprit de l’auditeur. La compositionmusicale, puisque cette dimension importe davan-tage que dans le travail des trouveurs, propose audemeurant son aide. Ainsi la scène “ internationa-le ” tend-elle à se séparer des tableaux suivants, quisont liés du coup, par le fait qu’un récitatif presquetraditionnel la propose, entrecoupé de la la la évo-quant la diction d’une mélodie-mètre.

Un tout autre commentaire s’impose à présent.On a fermé, fin 1990, la dernière mine de charbon

encore en activité dans le nord de la France. Celan’est pas rien dans l’histoire de la migration maro-caine de travail. Des gars du Sud en bonne santé,soixante-cinq kilos au moins et l’épaule dûment tam-ponnée “ bon pour le service ”, il en est passé 80 000dans les mines françaises. Au meilleur du pleinemploi, en 1964 et 1965, 11 000 d’entre eux s’y épou-monaient ensemble, la moitié au fond, presque toussur le front de taille. Cependant, où sont les sourcespour une histoire de ce vécu ? Quelles traces litté-raires a-t-il laissé ? On est obligé de constater qu’àl’exclusion d’une page – allez, deux – dans Les Boucsde Driss Chraïbi (1955) et de deux demi-pages dansLe déterreur de Mohammed Khaïr-Eddine (1973),rien n’est remonté en surface de toutes ces vies aufond. Rien n’a filtré, n’a percolé. Et voilà pourquoiazemz ad, pardon : toute la poésie chantée des popu-lations maghrébines, aussi bien la professionnelleque la villageoise, dès lors qu’elle a été transcrite,traduite, glosée par ses spécialistes, voilà pourquoicette littérature devrait rejoindre au Panthéon desœuvres la littérature imprimée qui fascine tant d’uni-versitaires des deux côtés de la Méditerranée. Ah deKhaïr-Eddine, il y a ce cri aussi, pour fuir Agadiraprès le séisme :

Fais-moi un passeport je veux partir en FranceEtre un simple mineurDans le rectum du sol noir.

(Khaïr-Eddine 1967 : 31)

Si la région Nord et Pas-de-Calais a longtempscapté pour le charbon la dixième partie des effec-tifs marocains en France, l’Ile-de-France toujoursen concentra trois fois plus, elle qui pour les étran-gers, avec le tiers d’entre eux, vient en tête desrégions de programme. Les Hauts-de-Seine, depuisleur création, sont le premier département par lapopulation marocaine comme pour l’ensemble desémigrés. Et Gennevilliers fait une capitale par la sta-tistique comme pour les littérateurs ; dans la bouclenord-ouest de la Seine, entre le Port aux pénicheset les Grésillons, de la limite avec Villeneuve-la-Garenne aux garnis du Fossé-de-l’Aumône — quel

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toponyme, quel lapsus ! —, on trouvait vers 1970 unMarocain plus un Algérien sur six habitants.

Les Marocains sont ici nombreux à travailler dansl’industrie automobile où l’on a longtemps appréciéleur docilité ou su l’obtenir. Mais avec “ le printempsde la dignité ” à Renault-Flins, Talbot-Poissy, Citroën-Aulnay surtout, un an après l’élection présidentiel-le du 10 mai 1981, beaucoup de choses ont changépour les immigrés dans l’entreprise et, par contre-coup, dans la société civile. Si l’intimidation a flé-chi dans la sphère restreinte, les tendances xéno-phobes se sont au contraire accusées dans le cadreglobal. Avec des thèses discriminatrices et d’exclu-sion, le Front National n’a cessé de progresser. Ena-t-on produit des discours sur le phénomène Le Pen,en produira-t-on encore ! Cependant je traduiraipour conclure cette œuvre d’un épicier chleuh natifdes Ammeln, alentour Tafraout, et installé à Aulnay-sous-Bois, Ali Amayou l’un des paroliers d’Ammou-ri Mbark :

J’entends vos pleurnicheries, les gars,Je n’en vois pas le motif et je voudrais comprendre...Si c’est ta providence, ô mon Dieu :Ce roumi n’est pas à craindre, ni ses légions !Si l’on doit quitter ce pays : mais nous l’avions en tête !Souvenez-vous, quand on leur a crié de fuir le nôtre,Et face au refus usé de la force et des armes.Ce que le moindre sillon donnait, eux le prenaient ;Mais nous, pourquoi s’inquiéter, nous ne tenons rien ;On n’est pas là médecin, ou pilote d’avion.Où que j’aille, la pioche est à ma main,Et je m’y ferai serf pour mon pain.Il m’attriste celui qui pleurniche : “ où irais-je ? ”Pardi, mon frère : “ chez nous ! ” Où nous naquîmes, on nousattend.Je ne vais pas pleurer en route, la joie m’excite plutôtQuand j’avance vers les miens, vers ceux dont je suis né.

Claude LefébureCNRS, Paris

Références

Chraïbi Driss, Les Boucs, Paris, Denoël, 1955.

Galand-Pernet Paulette, Recueil de poèmeschleuhs I : chants de trouveurs, Paris, Klincksieck,1972.

Khair-Eddine Mohamed, Agadir, Paris, Seuil,1967.

Lefébure Claude, “ Tensons des Ist-’Atta : la poé-sie féminine beraber comme mode de participationsociale ”, Littérature orale arabo-berbère 8, 1977,p. 109-142.

Lefébure Claude, “ Ousman, la chanson berbèrereverdie ”, pp. 189-208 in Henry (J.R.) éd. Nouveauxenjeux culturels au Maghreb. Paris, CNRS, 1986.

Lefébure Claude, “ Contrat mensonger, un chantd’amdyaz sur l’émigration ”, Etudes et documentsberbères 3, 1987, p. 28-46.

Lefébure Claude, “ France, terre d’écueils. Unesuite d’extraits littéraires berbères ”, pp. 251-262 inBasfao Kacem / Henry Jean-Robert (éd.), Le Magh-reb, l’Europe et la France, Paris, CNRS, 1992.

Lortat-Jacob Bernard, Musique et fêtes au HautAtlas, Paris, Mouton / EHESS, 1980.

Peyron Michel, Isaffen ghbanin / Rivières pro-fondes, Casablanca, Wallada, 1993.

Souag (M.), “ L’ahidous pleure les exilés ”, Lama-lif 82, 1976, p. 42-44.

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Les premiers contacts entre des popu-lations originaires du Maroc et le ter-ritoire français tel qu’il se définitaujourd’hui se perdent probablementdans les origines lointaines de l’his-toire des deux pays. Sans remonterjusqu’à l’époque d’Annibal et des

cavaliers numides qui l’ont suivi en Gaule, ou àl’époque plus tardive de la fameuse et controverséebataille de Poitiers en 732, il est important de sou-ligner que l’histoire de la présence de Marocains enFrance n’est pas une conséquence exclusive, com-me on a trop souvent tendance à l’affirmer, du seulfait colonial.

Au XIIIe siècle déjà, Paris compta un petit grou-pe de Sarrazins. “Au nombre des corporations de lacité existait celle des ‘tapissiers de tapis sarrazi-nois’. Ses statuts enregistrés entre 1258 et 1268confirmèrent les coutumes que leur corporationpossédait.”1 Cette présence est également signaléeau XVe siècle à Marseille et à Perpignan, où le com-merce avec les Maures enrichit à cette époque cer-tains commerçants. Les contacts sont de plus enplus fréquents en Méditerranée où la “course” s’orga-nise et où les deux rives se font la guerre. “Les galèresroyales sont garnies de Maures à cette époque, com-

me les cachots d’Alger et ceux de Salé regorgent decaptifs chrétiens.”

Ce serait d’ailleurs dans ce contexte, autour dela question des prisonniers des deux rives et de leursort, que se sont noués des rapports diplomatiquesentre le Maroc et la France. Des échanges, parambassadeurs interposés, entre le roi de FranceLouis XIV et le sultan du Maroc Moulay Ismaël, abou-tissent à la signature du Traité de Saint-Germain-en-Laye en janvier 1682. Un traité qu’aucun des deuxmonarques n’était disposé à respecter : le roi deFrance était prêt à racheter ses sujets captifs auMaroc mais refusait de libérer les sujets du sultanemployés sur ses galères puisque, semblait-il, “rienne valait les Marocains comme rameurs”. Ce petitrappel historique dessine les contours d’une pré-sence, ou du moins de contacts anciens des Maro-cains avec la France, et souligne qu’elle s’est tou-jours (et dès l’origine) caractérisée par la dualitéde deux figures à la fois distinctes et opposées : cellede l’ambassadeur et celle du galérien.

Bien que les Marocains constituent aujourd’huil’un des principaux groupes immigrés en France etque les sources sur le sujet offrent de grandes poten-tialités de recherche, l’historiographie n’en demeu-re pas moins étrangement lacunaire. Pendant l’entre-

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Edeux-guerres, les travaux faisant référence aux Maro-cains en France s’inscrivent dans une double pro-duction. D’une part, les études de droit et de géo-graphie sur les étrangers, qui consacrent souventun chapitre aux “Nord-Africains” dans une optiquecomparative de l’assimilation – chapitre s’appliquantd’ailleurs paradoxalement surtout à ceux qui vien-nent d’Algérie – et, d’autre part, les publications surle monde colonial, parmi lesquelles la thèse de Joan-ny Ray2, qui reste encore l’une des principales réfé-rences sur la présence marocaine en France. Aprèsla Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux lendemainsde l’indépendance du Maroc, Les Cahiers nord-afri-cains – l’ancêtre de la revue Hommes & Migrations– consacrent plusieurs numéros aux Marocains enFrance ou en région parisienne3, en dressant unpanorama essentiellement social et économique,avec des enquêtes qui, à une moindre échelle, nesont pas sans rappeler celles que réalise l’Institutnational d’études démographiques (INED) au mêmemoment sur les Italiens, les Polonais et les Algé-riens. Après la convention franco-marocaine de main-d’œuvre de 1963, et plus particulièrement depuis lesannées quatre-vingt, les travaux sur le sujet sontancrés dans la contemporanéité de la présence maro-caine. Les études historiques restent confinées àune région, ou traitent incidemment de la présen-ce marocaine à travers un aspect particulier del’immigration4 : les mineurs, les ouvriers spéciali-sés (OS) dans l’industrie, etc. Ainsi, malgré une pré-sence ancienne et diverse, aucune étude ne propo-se une lecture croisée et approfondie des temps etdes espaces migratoires qui rapprochent la Franceet le Maroc depuis plus d’un siècle, et qui inscriraitces mouvements dans le contexte plus large desdynamiques des migrations internationales et par-ticulièrement des relations entre Europe et Afriquedu Nord.

Lectures dominantes des présencesmarocaines en France Une analyse chronologique de l’histoire de l’immi-

gration et de la présence de Marocains en Francedoit à la fois prendre en compte les grandes dates

de l’histoire du Maroc et de la France. Elle doit aus-si et nécessairement prendre en compte l’histoiremouvementée de leurs relations. La présence deMarocains en France est en effet tributaire d’évé-nements historiques tels que les deux conflits mon-diaux, la reconstruction ou les Trente glorieuses pourla France, et l’affaiblissement du pouvoir centralmarocain, l’avènement du protectorat français puisla proclamation de l’indépendance en 1956 pour leMaroc. Ces événements, en partie liés, trahissentdes rapports historiques complexes faits de com-plicité, d’alliance, de méfiance et de conflits : desrapports continus et relativement interdépendantsentre les deux pays depuis au moins le XVIIe siècle.Les quelques tentatives, timides et modestes, pourdécrire leur histoire, insistent trop souvent surl’importance du fait colonial comme déclencheur etcomme élément décisif d’explication.

La coïncidence entre le début d’une présencesignificative de Marocains dans l’Hexagone et la dateà laquelle le protectorat est proclamé sur le Marocest pour beaucoup dans l’élaboration de cette hypo-thèse. Une lecture strictement linéaire des courbesstatistiques que prend cette présence depuis 1912contribue de fait à renforcer l’illusion de la légiti-mité d’une telle interprétation. Il y aurait eu de faitdeux immigrations, la première allant de 1912 à 1956,la seconde commençant après l’indépendance duMaroc et prenant son essor à partir de la signaturede la convention franco-marocaine de 1963.

Les migrations marocaines d’avant 1912, en rap-port avec la France, étaient “de voisinage” : ainsi,entre 15 000 et 20 000 Marocains participaientannuellement aux moissons et aux vendanges dansl’Algérie française. En Oranie, par exemple, leurnombre avoisine les 50 000 à la fin des années qua-rante5. Les premières vagues de migration versl’Hexagone ont pour contexte le premier conflit mon-dial. Le Maroc sous protectorat, à l’instar des autrescolonies françaises, devait participer à l’effort deguerre de sa puissance protectrice.

Ainsi, entre 1914 et 1918, le nombre de Maro-cains en France connaît une progression sans pré-cédent, passant de 700 à 20 000 personnes6. Il s’agit

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pour l’essentiel d’une migration masculine, origi-naire du Sud du Maroc. Ces travailleurs coloniauxoccupent des emplois laissés vacants par des Fran-çais partis au front7. Le recrutement et l’affectations’effectuent dans le cadre des services de la main-d’œuvre créés par les ministères entre 1915 et 1916 :l’Office de la main-d’œuvre agricole (ministère del’Agriculture), le Service des travailleurs coloniaux(ministère de la Guerre) et le Service de la main-d’œuvre étrangère (ministère du Travail). Cette pre-mière migration étant liée à la guerre, la plupart destravailleurs sont rapatriés ensuite. L’effectif desMarocains en France chute en 1919, pour se situeraux alentours de 3 000 personnes. Quant aux soldatsmarocains engagés dans l’armée française, ils consti-tuent à leur retour des relais aux nouveaux flux enprovenance du Maroc : certains servent d’agentsrecruteurs pour un patronat français en demandede main-d’œuvre pour la reconstruction8. Quelques-uns ne retournent pas dans leur pays après 1918,mais s’installent en France, au gré des opportunitésde travail, dans les villes comme à la campagne. Lecontexte économique étant favorable en France, lamigration des Marocains va connaître un nouvelessor entre 1921 et 19299, passant de 15 000 à 21 000personnes. Selon une enquête du ministère de l’Agri-culture, réalisée en 1927, la répartition des Maro-cains, hors région parisienne, par secteurs indus-triels est la suivante : 3 130 dans les mines, 2 008dans la métallurgie, 318 dans les entreprises de ter-rassement et de construction10.

Nouvelle contribution à l’effort de guerre en 1940Dans les années trente, l’installation des Maro-

cains est contrariée par le décret du 10 août 1932sur la protection de la main-d’œuvre nationale, mêmesi les effets de la loi sont assouplis dans certains sec-teurs, notamment agricoles. Les rapatriementsdeviennent réguliers et le contrôle des départs auMaroc comme des entrées en France se renforce11.À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Francemet de nouveau à contribution ses colonies pour fai-re face à l’effort de guerre. Des compagnies de tra-

vailleurs marocains sont notamment envoyées surles frontières de l’Est pour construire la ligne Magi-not. Entre 1939 et 1940, trois contingents de 5 000travailleurs sont recrutés au Maroc pour occuperdes emplois dans l’agriculture, les usines d’arme-ment et les mines. Ils sont plutôt concentrés dansla Loire (626 personnes), le Nord (1 143) et l’Est(900) de la France12. La défaite marque l’arrêt desrecrutements13 et la redistribution des Marocainssur le territoire. Au début de la guerre, le Maroc afourni 28 000 travailleurs et 12 000 militaires à laFrance ; certains ont été faits prisonniers par lesAllemands, d’autres sont recrutés plus tard par lesautorités d’occupation pour l’organisation Todt oule Service du travail obligatoire. Au total, au coursde la Seconde Guerre mondiale, pour les seuls mili-taires, en incluant ceux qui ont contribué à la Libé-ration, plus de 70 000 Marocains sont venus enFrance. La mobilisation de ces contingents est consi-dérable au regard de la population marocaine de lazone française, estimée par le protectorat, lors durecensement du 7 mars 1926, à environ 4 755 000habitants – dont 4 393 429 Musulmans, 181 775 Israé-lites et 180 463 Européens14.

Comme aux lendemains de la Grande Guerre, lesrapatriements de travailleurs sont nombreux en 1945– le nombre de Marocains chute de 44 000 à 16 458l’année suivante –, modifiant leur répartition enFrance15, tandis que 2 000 à 3 000 militaires de la1ère armée ou de retour de captivité sont “disperséssur le territoire par petits groupes”16. Jusqu’au débutdes années cinquante, l’Office national de l’immi-gration (ONI) contrôle et favorise l’introduction desMarocains. Près de 4 000 ouvriers marocains sontainsi introduits entre 1946 et 1948, notamment parles Charbonnages de France17. Les entreprises déve-loppent ou réactivent parallèlement leurs propresréseaux, par l’envoi d’agents recruteurs au Maroc.De fait, l’ONI ne joue ce rôle de recruteur que pourl’introduction de travailleurs saisonniers18 ; encorefaut-il rappeler que son action se limite souvent àrégulariser la situation de travailleurs entrés dansle cadre d’une migration dite “volontaire” dans leMidi de la France. Après une période de stagnation,

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Eenregistrée à la veille del’indépendance du Maroc,l’émigration marocaine versla France connaît un nouvelélan à partir des annéessoixante.

L’immigration marocaine depuis 1956 : le retour à unelogique d’États ?Après l’indépendance du

Maroc, l’immigration s’effec-tue dans le cadre d’un rapportd’État à État et ses modalitéssont, en principe, définies pardes accords et traités bilaté-raux19. Ainsi, le texte de ladéclaration commune franco-marocaine du 2 mars 1956 garantit “les droits etlibertés des Français établis au Maroc et des Maro-cains établis en France, dans le respect de la sou-veraineté des deux États”. En 1957, le régime de lacirculation des personnes entre la France et le Marocstipule que “les ressortissants marocains entrentsur le territoire de la République française et ensortent sous le couvert du passeport marocain encours de validité”. Ce texte présente également uneclause relative au rapatriement : “Le séjour sur leterritoire de chacun des deux États peut être inter-dit à ceux des ressortissants de l’autre État qui nejustifient pas de moyens d’existence. Chacun desdeux gouvernements se réserve le droit de deman-der le rapatriement des ressortissants de l’autreÉtat demeurant depuis moins de deux ans sur sonterritoire et démunis de moyens d’existence, àcondition que les intéressés se trouvent dans unétat de santé qui permette leur transport et n’aientpas sur le territoire de résidence d’attaches de famil-le en ligne directe.” La convention judiciaire du5 octobre 1957 précise notamment les modalités dedélivrance des actes, le régime d’accès à l’assistan-ce judiciaire et les conditions d’extradition. Mais

c’est essentiellement laconvention de main-d’œuvresignée le 1er juin 1963 quidéfinit le cadre légal del’immigration entre les deuxpays20. Enfin, l’accord du10 novembre 1963 relatif à lacirculation des personnesapporte plusieurs précisionsdestinées à “un contrôle plusefficace des flux migratoiresentre les deux pays” ; en réa-lité ce texte prend surtout encompte les déplacements quis’effectuent du Maroc vers laFrance.

La convention de 1963inaugure une nouvelle èredans laquelle le Marocdeviendra officiellement un

pays pourvoyeur de main-d’œuvre, d’autant plus quele contexte intérieur est propice à l’exode. Le paysrencontre des difficultés de tous ordres, relatives aupassage à une réalité postcoloniale et traverse plu-sieurs crises majeures. Chaque décennie est ryth-mée par une série de contestations, conséquencesdes politiques suivies (émeutes de Casablanca en1965, coups d’État de 1971 et de 1972, puis soulève-ment contre la vie chère au début des années quatre-vingt…), et leur lot de répressions et de violencesprélude à de nouvelles formes d’émigration. L’inca-pacité des gouvernements successifs à instaurer lesbases d’un développement durable et cohérent, sur-tout dans les campagnes, a déclenché des mouve-ments d’exode. Ces mouvements contribuent à leurtour au développement du chômage et du sous-emploi, tant dans les villes que dans les campagnes.L’immigration marocaine en France connaît alorsun essor dans le domaine agricole, sous les effetsconjugués de la convention franco-marocaine de1963, du développement de l’immigration “volon-taire” et des réseaux de saisonniers que les rapa-triés d’Afrique du Nord, devenus exploitants agri-coles en métropole, ont développé ou simplement

5e Moussem de l’immigration marocaine en Europe, 1985, ATMF,Collection Génériques.

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déplacé vers les départements du littoral méditer-ranéen et de la vallée de la Garonne.

Environ 600 000 Marocains en France aujourd’huiDix ans après la convention de 1963, la France,

à l’instar d’autres pays européens, décide officielle-ment de suspendre l’immigration de travail. La déci-sion française de 1974 a eu sur l’immigration maro-caine des effets plutôt mitigés. En effet, selon leschiffres du ministère de l’Intérieur français, du31 décembre 1974 au 31 décembre 1986, le nombrede Marocains en France serait passé de 302 302 à575 448 individus, soit une augmentation de 90 %,sur une période de douze ans. Selon les mêmes sta-tistiques, le taux des Marocains par rapport àl’ensemble des étrangers en France serait passé de7,7 % en 1974 à 12,6 % dix années plus tard. Les effetsde la décision française peuvent cependant se mesu-rer dans des changements qualitatifs, notamment àtravers l’amplification de l’immigration familiale(les femmes représentent près de 40 % des immi-grés au début des années quatre-vingt contre 20 %à peine vingt ans plus tôt), la politique d’aide auretour ayant quant à elle montré ses limites. Avecune croissance continue des naturalisations depuis199021, le nombre des Marocains en France se situe-rait aujourd’hui aux alentours de 600 000 personnes22.

Pour résumer, la migration marocaine en Franceobéirait à un vecteur colonial avant 1956 et seraitde type classique après cette date. En effet, cettemigration se développe à partir de 1912, à la foisdans un contexte de colonisation au Maroc et pourobéir aux nécessités des conflits mondiaux dans les-quels la France est en première ligne. Ce schéma sepoursuit jusqu’à la première moitié des années cin-quante où la France entre dans un processus de déco-lonisation et dans une logique de redéploiementcolonial, qui consiste à accéder aux exigences d’indé-pendance du Maroc et de la Tunisie pour renforcersa présence en Algérie. À partir de 1956, on retour-nerait à un schéma migratoire classique fonction-nant selon la théorie des “vases communicants” :d’un côté des facteurs d’émigration dont le ressort

essentiel dépend des choix politiques et économiquesdu Maroc indépendant, et de l’autre des facteursfavorables à l’immigration dans le contexte des Tren-te Glorieuses en France.

Une analyse qui s’appuierait sur l’ordre événe-mentiel – même doublée d’une lecture statistiquedu phénomène – peut si on n’y prend pas garde occul-ter les aspects les plus déterminants de cette his-toire. Car pour instructif et pédagogique qu’elle puis-se être, la démarche chronologique n’a pas permis,chez ceux qui l’ont adoptée jusqu’ici, de montrer enquoi cette immigration marocaine obéissait réelle-ment à un schéma colonial puis postcolonial ou clas-sique. Une lecture attentive des données et docu-ments dont nous disposons à propos de cette migra-tion et une analyse plus fine de ses réalités met-traient plutôt en évidence une logique qui opère aus-si en sens inverse : l’intérêt de l’étude de cette his-toire consiste également à montrer ce qu’il y a declassique dans la première période, et comment laseconde n’a pas opéré de réelle rupture avec un sché-ma colonial des plus traditionnels.

Le syndrome du modèle colonialLes analyses de l’immigration marocaine en

France avant 1956 s’opèrent généralement sousl’angle de l’histoire coloniale ; or, en observant deplus près ce phénomène, la pertinence de ce sché-ma de lecture ne semble plus aussi évidente. Lesruptures et les permanences des temps migratoires,à l’exception notable du recrutement militaire, necorrespondent pas nécessairement à celles des rela-tions franco-marocaines. La question des Marocainsen France semble s’inscrire dans le contexte plusgénéral des présences étrangères, avec, bien enten-du, des spécificités que génère le protectorat. Plu-sieurs éléments plaident en faveur d’un déroulementde l’immigration marocaine de cette période selondes étapes plus classiques que le cadre strictementcolonial :

• Le passage du Maroc sous protectorat françaisne semble pas induire de modification particulièredu mouvement des départs vers la France.

• L’image d’un flux migratoire contrôlé dans le

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Ecadre de l’administration coloniale résiste mal àl’observation des modes détournés ou clandestinsd’immigration23. Et lorsque l’arrivée en France estle fait d’un recrutement collectif, y compris dans lecontexte militaire, des redéploiements individuelssont ensuite fréquents à l’intérieur du territoire.

• Les recrutements collectifs, souvent suivis derapatriements, qui prévalent pour les travailleursmarocains, particulièrement en temps de guerre,s’appliquent également à des nationalités euro-péennes comme les Espagnols, les Portugais ou lesGrecs en 1914-1918.

• La diversité des trajectoires migratoires, autantdans les modes de départ que dans les formes deparcours, donne une plus grande complexité à l’immi-gration marocaine dans la durée que les analysesrégionales ou sectorielles ne lui accordent généra-lement. Celle-ci ne se résume donc pas à la figurede l’ouvrier travailleur et docile ou du soldat rusé etrobuste. Les migrations imbriquées24, la traditiondes échanges franco-marocains depuis le XIXe siècle,l’influence des réseaux familiaux ou villageois,l’importance des allers et retours, l’arrivée d’Euro-péens25 établis au Maroc, les itinéraires des juifsmarocains, constituent quelques-uns des paramètresqui contribuent à complexifier et à enrichir le faitmigratoire marocain en France26.

• Les Marocains sont présents dans des pays quin’entretiennent aucun lien colonial27 avec le Marocmais leur présence est peu significative en Espagne,autre puissance coloniale. Il faudrait d’ailleurs insis-ter sur la multiplicité des acteurs en présence et surles différents rapports que le Maroc entretient avecle Portugal, les États-Unis, l’Allemagne ou la Gran-de-Bretagne, avant – comme après – la conventionde Madrid (1890) et la conférence d’Algésiras (1906).

Si le statut de “protégé français” confère auxMarocains des droits singuliers, les traités de réci-procité ou les conventions de travail attribuent éga-lement aux différentes nationalités présentes enFrance des prérogatives particulières. De 1912 à1956, ce statut est très loin d’être figé : oscillantentre concessions et exclusions, au fil de décrets,circulaires et instructions, il place les Marocains

dans une situation juridique plus proche de celledes étrangers que de celle des citoyens français.D’autre part, la condition de protégé ne permet pasnécessairement de distinguer les Marocains desautres étrangers, auprès de la population française,dans les systèmes de représentations qui s’élabo-rent autour de l’altérité. Et cette tendance est enco-re renforcée par les événements en Algérie.

Les effets de la dépendanceUne lecture en parallèle des six points retenus

pour l’analyse exposée ci-dessus montre une éton-nante continuité entre une migration qualifiée decoloniale avant 1956 et une migration pensée “ detype classique ” depuis l’indépendance :

• L’émigration des Marocains vers l’Europe, etplus particulièrement vers la France, comme nousl’avons indiqué précédemment, prend son essor unedizaine d’années après l’indépendance.

• L’image d’une migration classique opérée pardes individus à la recherche de meilleures condi-tions d’existence, et soumise aux réalités d’un arse-nal législatif et réglementaire renforcé, ne reflètepas toute la réalité de cette immigration.

• Les recrutements collectifs administrativementencadrés et suivis de rapatriements se poursuiventet sont encore effectifs de nos jours en France. Ilssemblent davantage obéir aux besoins ponctuelsd’une activité saisonnière comme l’agriculture (enFrance, mais aussi en Espagne et en Italie).

• D’une manière ou d’une autre, le migrant res-te acteur de son destin et les choix qu’il opère setraduisent par une diversité des profils, qui ne sontpas réductibles à ceux du jeune de banlieue ou dutravailleur “qui ne crée pas de problème”.

• La présence des Marocains s’est renforcée dansde nombreux autres pays européens : Pays-Bas, Bel-gique ou Italie mais, paradoxalement, c’est vers lesdeux anciennes puissances coloniales que cetteimmigration a enregistré ses plus forts taux de crois-sance, toutes migrations confondues : la France etplus récemment l’Espagne.

• Bien que le statut des Marocains se précise etque plusieurs traités, de 1956 à 1963, définissent le

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cadre de la circulation des personnesentre le Maroc et la France, les mouve-ments migratoires restent relativementstables par rapport à la période précé-dente.

En outre, cette histoire reste marquéepar la continuité de deux figures sociale-ment et économiquement opposées : d’uncôté l’ouvrier agricole, le mineur, l’OS ouencore la femme de service, de l’autre, lesmembres d’une aristocratie ou d’une bour-geoisie qui considèrent la France et l’Euro-pe comme le prolongement naturel de leurespace. Un espace vital pour leurs inves-tissements économiques, pour la forma-tion de leurs enfants ou encore commel’espace par excellence d’une consom-mation de prestige. Il n’y a donc pas lieud’opérer de véritables ruptures entre un“avant” et un “après” l’indépendance dansl’histoire de cette immigration. Une ana-lyse qui ne tiendrait compte que de lachronologie, sans restituer la diversité desparcours et des situations, ne peut queréduire une histoire dont les continuitéstout autant que les ruptures constituentla richesse essentielle.

Alors que les sources existent etqu’elles sont accessibles, l’histoire desmigrations marocaines vers la France a du mal à sefaire. Est-ce parce que l’intérêt qu’elle présente estocculté par le fait colonial ? Ou qu’il est estimé, àtort, qu’elle est trop récente et ne constitue doncpas un véritable objet d’histoire ? Ou encore que per-sonne n’a trouvé un intérêt à l’écrire ?

Statut et représentation complexe du MarocainEn tout état de cause, la complexité du statut du

Marocain dans cette histoire, tour à tour sujet dusultan, protégé français ou espagnol, ressortissantd’un État moderne (statuts connaissant eux-mêmesdes évolutions parfois déterminantes, dans le tempset en fonction du lieu de présence), constitue déjà

un premier frein à la mise en œuvre d’une telle entre-prise. Encore faudrait-il s’entendre sur les mots avantmême de l’entreprendre.

Car l’étude de l’immigration marocaine est indis-sociable d’une réflexion sur les champs sémantiquesqui la caractérisent aux différents temps où elle sedéroule. Les vocables sont révélateurs de l’imagedes Marocains, au cœur d’ensembles plus vastes, dereprésentations dont ils font l’objet (perceptionspartiales, affectives, stéréotypées, confuses ou erro-nées), et des préoccupations politiques du moment.Ainsi, du début du XIXe siècle à nos jours, la dési-gnation des populations marocaines en France pui-se dans un vocabulaire mouvant, plus ou moinscontrôlé, inclusif ou exclusif, qui relève d’une concep-

Grève de la faim, 1981, archives de l’Association des Marocains en France (AMF).

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Etion coloniale, d’une perception ethnique, linguis-tique, historique ou géographique, d’une différen-ciation selon la religion, d’une revendication iden-titaire affirmée par un groupe, ou encore d’uneconstruction mentale : Maures, Sarrasins, Berbères,Chleuhs, Rifains, Arabes, musulmans, juifs, indi-gènes, protégés, étrangers, immigrés, Nord-Africains,Maghrébins, voire Chérifiens (en référence à l’Empi-re chérifien)… À chaque époque, la production dudiscours sur les Marocains agglomère de nouveauxéléments faisant référence aux parcours politiques(réfugiés, immigrés…), migratoires (saisonniers,permanents…), professionnels (étudiants, tra-vailleurs…), militaires (tirailleurs ou goumiers…),etc. Dans le langage quotidien, comme pour lesautres étrangers, des déclinaisons populaires duvocabulaire, éphémères ou durables, contribuent àposer avec plus ou moins de violence les jalons del’altérité. En définitive, tous ces mots, combinés lesuns aux autres, déclinés à l’intérieur de l’imaginai-re colonial et des sphères de représentations quis’élaborent autour de l’étranger, contribuent à for-mer des constellations sémantiques, particulière-ment perceptibles dans les sources d’archives et quitendent souvent à brouiller la réalité d’un statut juri-dique déjà complexe.

Toute approche historique de l’immigration maro-caine devrait, en préalable, s’attacher à éclaircir lestatut du Marocain, au Maroc, en France et ailleurs,à restituer ses évolutions, pas nécessairementlinéaires, à relever ses contradictions, à mettre enexergue ses aspects confus ou indéfinis, à montrerenfin la multiplicité des interprétations qu’il susci-te chez les différents acteurs. L’examen minutieuxdes textes permettrait de mesurer l’impact de ce“statut” sur le projet migratoire lui-même. Le degréde connaissance du “régime” par les intéressés ouleurs interlocuteurs, le décalage entre identité “admi-nistrative” et identité vécue conditionnent la mar-ge de manœuvre dont dispose le migrant dans sa viequotidienne et professionnelle. Son statut l’oblige àdes contournements d’obstacles administratifs oulégislatifs. Cette réalité est d’ailleurs manifestedepuis le XIXe siècle, et ce pour de multiples raisons.

Au Maroc tout d’abord, la conception de la natio-nalité ne se pose pas dans les mêmes termes qu’enEurope, d’autant plus que la définition des frontièresméridionales et orientales reste ouverte et que lesystème de protection implique plusieurs pays. Ain-si, en 1900, Mohammed Abd Allah Ben Saïd, agentdu sultan, adresse un mémorandum aux représen-tants des puissances étrangères présentes au Marocpour dénoncer “les abus qui se sont produits dansl’Empire de Sa Majesté chérifienne, […] par sui-te du nombre croissant et irrégulier des sujets maro-cains devenus naturalisés, protégés, censaux etMokhalets, contrairement aux prescriptions de laconvention de Madrid de 1890 et des nombreusesinterventions irrégulières et contraires aux trai-tés et règlements. […] Je vous demande donc qu’àl’avenir dès qu’un individu sujet de Sa Majesté ounaturalisé revenu au Maroc viendra vous deman-der un passeport de voyage dans votre pays, vousle renvoyiez d’abord à la chancellerie du Makhzenchérifien à Tanger : là, il sera pris note de son signa-lement, de son nom, de son origine, de sa résiden-ce. Un certificat lui sera remis.”28

Une histoire commune, un statut d’étrangersLa législation en matière d’émigration connaît

quant à elle des changements réguliers sous l’admi-nistration du sultan, sous les protectorats françaiset espagnol et plus tard sous l’administration duMaroc moderne. En outre, l’état civil, mis en placedans la seconde moitié du XXe siècle, n’empêche pasles Marocains de continuer à “jouer” avec leur iden-tité formelle. Par exemple, le dahir (décret) de 1915introduit un état civil facultatif, et celui de 1950 lerend obligatoire. De nombreux Marocains en Franceprennent une fausse identité algérienne (souventaprès un transit par l’Algérie française). Enfin, laprésence de communautés et de groupes sociauxaux statuts variables et mouvants a ses propres réper-cussions sur les formes d’émigration.

En France, le statut des Marocains est soumis aurégime des étrangers et le protectorat n’y changerien. Le régime des étrangers, défini par les lois de

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1888-1893, est renforcé durant la guerre : les décretsdu 2 avril et du 17 avril 1917 instituent une “carted’identité de travailleurs étrangers”, dont l’obliga-tion sera d’ailleurs étendue à l’ensemble des étran-gers, travailleurs ou non, résidant en France. Le régi-me de la carte d’identité sera maintenu après leconflit, pour devenir un moyen de contrôler l’immi-gration et restreindre la liberté de mouvement dontjouissaient les étrangers avant la guerre.

La mesure qui affecte le plus les Marocains estla loi de 1932 relative à la protection de la main-d’œuvre nationale. Après une controverse entreministères, un statut dérogatoire est accordé en 1934aux ressortissants des protectorats nord-africains.Car des voix se sont élevées pour dénoncer ce sta-tut étrange qui fait du Marocain un soldat français,lorsqu’il est sur le front et qu’il donne sa vie pourdéfendre la France, et qui le transforme en un étran-ger lorsqu’il est travailleur. Mais la question de savoirsi les Marocains peuvent êtres considérés commecitoyens de l’Union française se pose dès sa créationen 1946. En vertu de l’ordonnance de 1945, l’Officenational d’immigration (ONI) considère les Maro-cains comme des étrangers. Ce que dénoncent lesCahiers nord-africains : “Il est anormal d’assimi-ler les protégés français dont on veut faire descitoyens de l’Union française à des étrangers.”29 Sil’article 81 de la Constitution de 1946 indique que“tous les nationaux et ressortissants de l’Unionfrançaise ont la qualité de citoyen de l’Union fran-çaise qui leur assure la jouissance des droits etlibertés garantis par le préambule de la présenteConstitution”, la condition juridique des Marocainsreste ambiguë. L’arrêt du 18 mars 1955 pris par leConseil d’État stipule : “Il est constant que les sujetsmarocains ne sont pas, en l’état des dispositionslégislatives et conventionnelles en vigueur, ressor-tissants de l’Union française et ne peuvent donc seprévaloir de l’article 81 de la Constitution du 27octobre 1946.”30 L’indépendance ne modifie pas radi-calement le statut des Marocains, puisque ces der-niers continuent de bénéficier en France de la “car-te de protégé” jusqu’en 1959 ; il s’agit ici d’un nou-vel indicateur, preuve s’il en faut du décalage entre

les ruptures “politiques” et “la condition du migrantmarocain” : étranger avant 1956 et toujours “proté-gé” après cette date.

L’histoire des Marocains en France n’est pas dis-sociable de l’histoire du Maroc, pas plus qu’elle nel’est de l’histoire de France, et encore moins de l’his-toire des rapports entre les deux pays. Mais elle doitse faire en même temps que celle des migrationsmarocaines dans le reste du monde, dont elle estaussi une des composantes essentielles. Cette his-toire est en outre nécessaire pour comprendre lesphénomènes des migrations internationales telsqu’ils se dessinent aujourd’hui.

Mustapha Belbah,groupe d’analyse des politiques publiques

(Gapp-CNRS), et Patrick Veglia,

chargé d’études à l’association Génériques

1)- Cette citation et les suivantes sont extraites de la thè-se de Joanny Ray, Les Marocains en France, Librairie du RecueilSirey, Paris, 1938.

2)- Joanny Ray, op. cit.

3)- Pierre Devillars, “L’immigration marocaine en France”,in Les Cahiers nord-africains, n° 37, Paris, février 1954 ; Mous-sa El Tijani, “L’immigration marocaine dans la Seine, causes etaspects socio-économiques”, ibid., n° 100, janvier-février 1964.

4)- Mohammed Maazouz, Les Marocains en Île-de-France,Ciemi-L’Harmattan, Paris, 1988, 164 p. ; Mohamed El Mouba-raki, Marocains du Nord, entre la mémoire et le projet, Ciemi-L’Harmattan, Paris, 1989, 256 p.

5)- Nadji Safir, in Kacem Basfao et Hinde Taarji, L’Annuai-

re de l’émigration, Maroc, EDIF, Casablanca, 1994.6)- Pierre Devillars, L’immigration marocaine en France,

compte-rendu de mission à la direction des Offices du Maroc,1948-1952, Rabat.

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E7)- Jocelyne Cesari, in Kacem Basfao et Hinde Taarji, op.

cit.

8)- Joanny Ray, op. cit.

9)- Mohammed Maazouz, op. cit. Cette période correspondégalement à la “guerre de pacification” menée au Maroc par laFrance et l’Espagne. Favoriser les départs de Marocains, dansce contexte, contribue à accroître les liens de dépendance entreles tribus “dissidentes” et la France.

10)- Georges Daulatly, La main-d’œuvre étrangère en

France et la crise économique, Domat-Montchrestien, Paris,1933.

11)- Dahir du 27 octobre 1931 portant réglementation dela sortie des Marocains ; réglementation du statut des Maro-cains et des Tunisiens par le décret du 29 juin 1938 ; créationd’un service d’émigration au Maroc en 1938 par l’administra-tion française.

12)- Chiffres du Service de la main-d’œuvre indigène nord-africaine et coloniale, Archives départementales de Lot-et-Garonne, cote 2W6.

13)- Plusieurs projets n’ont ainsi pas vu le jour : un “dépôt

de 5 000 Nord-Africains, essentiellement Marocains” était àl’étude près d’Agen, Archives départementales de Lot-et-Garon-ne, cote 1M31.

14)- À titre de comparaison, signalons que la zone espa-gnole enregistrait près de 1 070 400 habitants. Ces chiffresn’incluent pas les 800 000 personnes vivant dans les zones dites“insoumises”.

15)- P. Devillars constate des changements dans la répar-tition des Marocains sur le territoire métropolitain : “ Saint-

Étienne qui avait compté plus de 3 000 Marocains en 1926 n’en

a plus que 600 en 1945 […] ; en Normandie, ils se sont repliés

vers la région parisienne ”, in “ L’immigration marocaine enFrance ”, op. cit.

16)- À la Libération, ces soldats libérés sont affectés à lagarde des prisonniers allemands ou embauchés par des entre-prises.

17)- P. Devillars, op. cit.18)- Voir à ce propos Patrick Weil, La France et ses étran-

gers, Calmann-Lévy, Paris, 1991.19)- Pour la seule période 1956-1974, la France et le Maroc

signent près de quarante accords dans plusieurs domaines :administratif, militaire, industriel, agricole, judiciaire, cultu-rel. Les différents textes sont présentés sur le site www.diplo-

matie.gouv.fr.

20)- Cette convention, publiée au Journal officiel du 2 août1963, contient quatorze articles, avec une annexe sur la procé-dure de “recrutement, sélection et acheminement des tra-

vailleurs marocains vers la France” et un protocole relatif àla formation professionnelle des adultes.

21)- Zoubir Chattou et Mustapha Belbah, La double natio-

nalité en question : enjeux et significations de la double appar-

tenance, Karthala, Paris, 2002.22)- Selon le dernier recensement Insee de 1999, il y avait

504 096 Marocains en France. Le ministère marocain des Affairesétrangères recensait quant à lui pour la même année 860 000individus.

23)- Dans les années vingt, il existe plusieurs liaisons mari-times régulières entre la France et le Maroc : Casablanca-Bor-deaux et Casablanca-Marseille (Compagnie générale transat-lantique), Tanger-Marseille (Compagnie Paquet). Les Maro-cains empruntent aussi les liaisons entre l’Algérie ou la Tuni-sie et la France (Port-Vendres, Marseille, Sète, Toulon…), ain-si que des “filières détournées” de traversées par les Baléares.La première ligne aérienne ouverte entre le Maroc et la France,y compris pour les passagers, est la liaison Toulouse-Casablan-ca.

24)- C’est-à-dire les migrations précédées de mouvementsinternes, de déplacements vers la région d’Oran, la Tunisie,l’Orient ou d’autres destinations.

25)- Il s’agit essentiellement d’Espagnols qui émigrent dansle Sud de la France via Marseille, Sète ou Port-Vendres, dès lafin du XIXe siècle.

26)- Cette diversité n’est pas tant liée aux origines socialesqu’à la richesse des parcours et à la singularité des destins. Ellene remet en tout cas pas en cause la bipolarisation évoquée enintroduction entre la figure de l’Ambassadeur et celle du Galé-rien.

27)- En 1900, par exemple, selon les statistiques de l’admi-nistration khédiviale, le nombre de Marocains établis au Caires’élève à 487 personnes (environ 1 200 pour l’ensemble de l’Égyp-te). Il s’agit surtout de négociants de Fès – archives du minis-tère des Affaires Étrangères, Affaires diverses politiques, Maroc,n° 1, janvier 1895-mai 1901.

28)- Archives du ministère des Affaires étrangères, Affairesdiverses politiques, Maroc, n° 1, janvier 1895-mai 1901.

29)- P. Devillars, op. cit.

30)- M. El Tijani, op. cit.

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Dans les archives françaises, lessources sur l’histoire des migra-tions marocaines et des Marocainsen France se caractérisent parune richesse et une diversité quioffrent des possibilités derecherche loin d’avoir été exploi-

tées. En ce qui concerne les archives publiques, denombreux fonds restent encore vierges de toute lec-ture et surtout de toute interprétation. Les raisonsqui expliquent cette situation sont multiples.

La première est liée à l’état de la recherche his-torique sur le sujet. Tout d’abord, force est de consta-ter que les travaux d’histoire sur les migrationsmarocaines en France sont encore peu nombreux :l’historiographie en témoigne. D’autre part, la majo-rité des études réalisées ces dernières années surle sujet se sont concentrées sur quelques secteursgéographiques ou sur des fonds spécifiques, sou-vent dans le cadre d’études s’intéressant à un aspectparticulier de l’immigration. Une grande quantitéde fonds d’archives, notamment départementauxet communaux, n’ont ainsi, semble-t-il, jamais étéutilisés en la matière.

Le deuxième motif de la sous-exploitation desarchives est inhérent aux rapports entre histoire,imaginaire et migrations marocaines. Dans les repré-sentations collectives, en France tout au moins,l’immigration marocaine est encore considérée auregard de l’ensemble du siècle écoulé comme unfait relativement récent. Une lecture linéaire desstatistiques, au gré des recensements, conforte cet-te vision qu’il convient de corriger pour restituerl’ancienneté des présences marocaines en France,indépendamment de l’importance numérique. Ain-si, depuis une vingtaine d’années, dans un contex-te où l’histoire de l’immigration en France a connuun véritable essor, l’immigration marocaine peineà s’imposer comme un objet d’histoire à part entiè-re ; et même dans les travaux qui revendiquaientleur filiation à l’histoire, l’approche sociologique oules sources orales étaient souvent privilégiées parrapport aux archives, pour parler des Marocains.

Mais il faut cependant préciser que des obstaclesnuisent à la visibilité des Marocains dans lesarchives. C’est là une troisième cause du déficitd’exploitation des fonds. En premier lieu, les docu-ments produits par les administrations au cours de

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sés dans les centres d’Archives et ceux qui l’ont éténe sont pas encore nécessairement classés. Or, cesdocuments correspondent à la période où l’immi-gration marocaine vers la France connaît sa plusforte croissance. En second lieu, pour l’époque anté-rieure à 1956, en dehors des contingents de soldatset de travailleurs des deux guerres mondiales quiapparaissent assez distinctement dans les inven-taires d’archives, la présence des migrants maro-cains est presque toujours occultée par la plus for-te représentation numérique des Algériens. Et mêmeaprès l’indépendance du Maroc, le conflit algérienet ses répercussions continuent d’occuper le devantde la scène dans les fonds d’archives jusqu’au milieudes années soixante. Il faut véritablement attendrele début des années soixante-dix pour que les Maro-cains gagnent en visibilité dans les fonds publics.Cependant, cette opacité dans les archives n’est enaucun cas synonyme d’une absence : elle doit êtreinterprétée comme un défi à relever, comme unchantier ludique jonché de jeux de pistes et derichesses inédites.

En ce qui concerne les fonds privés, les pers-pectives de recherche sont tout aussi grandes maisle terrain reste en friche. Cependant, à la différen-ce des immigrations plus anciennes, italienne parexemple, pour lesquelles les documents ont souventété dispersés ou peu préservés, la plupart desarchives privées relatives aux Marocains en Franceexistent toujours. Il reste à les repérer, pour éviterleur disparition, et à les mettre en lumière pourqu’elles apportent leur légitime contribution à l’his-toire. Cette prospection est d’ores et déjà amorcéecomme nous le verrons plus loin.

Avant de dresser un panorama général dessources de l’histoire des migrations marocaines enFrance, il convient d’esquisser une rapide présen-tation de l’organisation des archives publiques enFrance, en privilégiant les centres qui offrent devéritables ressources sur le sujet.

Les archives à caractère national

Les archives nationalesLes archives nationales sont réparties entre plu-

sieurs centres, à Paris et dans des services locali-sés :

- Le Centre historique des archives nationales(CHAN), situé à Paris, conserve les fonds d’archivesdes administrations centrales, du Moyen Age à la finde la IVe République, ainsi que les archives des chefsde l’État. Il communique également des fonds d’ori-gine privée déposés par des personnes physiques oumorales.

- Le Centre des archives contemporaines (CAC),installé à Fontainebleau, en Seine-et-Marne, pro-longe les collections du Centre historique de Paris.Ce centre est destiné à recevoir les documents pos-térieurs à 1958, mais plusieurs versements présen-tent des archives antérieures à la Cinquième Répu-blique.

- Le Centre des archives d’outre-mer (CAOM), àAix-en-Provence, rassemble les archives de l’histoi-re coloniale française, antérieures ou postérieuresà la Révolution, et celles de la présence françaiseen Algérie. En revanche, les fonds relatifs aux pro-tectorats du Maroc et de la Tunisie ne sont pasconservés dans ce centre, mais se trouvent au minis-tère des Affaires étrangères.

- Le Centre des archives du monde du travail(CAMT), créé à Roubaix en 1993, est destiné à rece-voir les fonds des archives des entreprises indus-trielles ou commerciales, des sociétés bancaires oud’assurances, des syndicats, des organisations pro-fessionnelles et associatives…

Les sources sur les Marocains sont présentesdans de très nombreux fonds versés dans ces centresd’archives nationales et il est impossible d’en don-ner ici un descriptif, même des plus sommaires. Cessources couvrent en effet les aspects les plus diversde la vie des Marocains en France ; nous en verronsplus loin quelques aspects.

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Les archives des ministèresSi la plupart des ministères versent leurs docu-

ments aux Archives nationales, le ministère de laDéfense et celui des Affaires étrangères possèdentleurs propres centres d’archives.

Les archives du ministère des Affaires étran-gères sont réparties dans trois centres : les “papiers”du ministère sont conservés à la direction desarchives située au Quai d’Orsay, à Paris ; les archivesdes ambassades, consulats et les fonds rapatriésdes anciens protectorats et mandats français sontregroupés au Centre des archives diplomatiquesde Nantes ; enfin le bureau des archives de l’occu-pation française en Allemagne et en Autriche estinstallé à Colmar. Les fonds conservés à Nantes età Paris sont d’une exceptionnelle richesse, non seu-lement sur la présence des Marocains en Francedepuis le milieu du XIXe siècle, mais aussi sur leurémigration au départ du Maroc ou de l’Algérie versl’Europe ou d’autres destinations (Sénégal, Égyp-te, Proche-Orient…). Les fonds du protectorat fran-çais au Maroc donnent ainsi à l’immigration maro-caine en France cette particularité de bénéficier,dans le pays d’accueil, de sources originales sur lepays de départ. Les documents du ministère desAffaires étrangères rendent compte plus largementdes relations étroites et des échanges franco-maro-cains depuis deux siècles.

Les fonds du ministère de la Défense sont répar-tis dans trois centres historiques, qui correspon-dent aux trois corps d’armée, et dans deux dépôts :les trois centres historiques sont basés à Vincennes ;il s’agit du service historique de la Marine, du ser-vice historique de l’Armée de Terre et du Servicehistorique de l’Armée de l’Air. Signalons que lesarchives régionales de la marine marchande et dela marine militaire sont conservées dans les cinqports militaires de Cherbourg, Brest, Lorient,Rochefort et Toulon qui couvrent chacun un arron-dissement maritime. Quant aux deux dépôts duministère de la Défense, il s’agit du dépôt centralde la Justice militaire, situé au Blanc, dans l’Indre,

et du Centre administratif de la Gendarmerie natio-nale à Maisons-Alfort.

Les fonds de l’Armée de Terre présentent desfonds très volumineux sur les Marocains ayant prispart aux deux guerres mondiales.

D’autres ministères, notamment celui desFinances et celui des Anciens combattants et Vic-times de guerre, peuvent conserver des archivesrelativement “anciennes” qui sont encore utiliséespar les services pour leurs différentes missions.

La Préfecture de police de Paris, qui dépend duministère de l’Intérieur, dispose de son propre ser-vice d’archives. Les sources sur les Marocains dansla région parisienne y sont particulièrement nom-breuses : il peut s’agir de dossiers individuels desurveillance ou d’affaires collectives concernant lelogement, le travail, les activités associatives oupolitiques, etc.

Les archives des grands corps de l’État et des autres organismes publicsLes grands corps de l’État, c’est-à-dire l’Assem-

blée nationale et le Sénat, le Conseil d’État, la Courdes comptes, le Conseil économique et social ontversé une partie de leurs documents aux Archivesnationales, mais conservent souvent les fonds lesplus contemporains.

Enfin, plusieurs organismes publics disposentde services internes d’archives : c’est le cas de laBanque de France, de la Caisse des dépôts et consi-gnations, de l’Assistance publique/Hôpitaux deParis, d’entreprises et de services publics, commela Société nationale des chemins de fer… Mais unegrande partie des fonds anciens de ces organismesa été versée aux Archives nationales.

Parmi les archives de ces institutions, celles del’Assemblée nationale et celles de l’Assistancepublique sont incontestablement les plus richesdans le domaine de l’histoire des Marocains enFrance.

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Les archives départementalesChaque département français est doté d’un Ser-

vice d’archives. Le cadre de classement est iden-tique pour tous les services. Ainsi, les fonds anciensregroupent tous les documents antérieurs à la Révo-lution française ; les fonds de la période révolu-tionnaire sont classés dans une série spécifique ; lesfonds de l’époque moderne comportent les archivesde la période 1800-1940 ; enfin, tous les documentspostérieurs à 1940 constituent les fonds contempo-rains. Le classement des fonds anciens, révolution-naires et modernes, d’une part, et celui des fondscontemporains, d’autre part, ne répondent pas à lamême logique. En effet, les premiers sont classéspar séries et par sous-séries thématiques (agricul-ture, police, assistance, travaux publics…), tandisque les archives contemporaines sont classées parservices versants (direction départementale de l’Agri-culture, commissariat de police, administration desDouanes…). Cette nuance prend toute son impor-tance lors de la prospection de documents, carl’approche des fonds est sensiblement différenteselon que le chercheur travaille sur les fondsmodernes ou sur les fonds contemporains.

Les archives départementales peuvent égalementrecevoir en dépôt des archives d’origine privée quisont classées séparément. Ces fonds ne sont pas ànégliger dans une recherche sur les migrations enFrance, car ils contiennent souvent des documentsinédits et originaux.

Les archives communalesEn règle générale, les communes ayant une popu-

lation inférieure à 2 000 habitants ont obligation deverser leurs archives aux Archives départementales.Ce qui n’exclut pas que les communes ayant unnombre supérieur d’habitants puissent aussi effec-tuer un versement. Cependant, on constate, depuisun certain nombre d’années, un accroissement dunombre de communes qui se dotent de leur propreservice d’archives. Le classement des archives com-munales est théoriquement le même, que les fonds

soient conservés dans un service départemental oumunicipal.

D’autres fonds publics existent au niveau local,comme les fonds de manuscrits des bibliothèquesmunicipales et les archives des chambres de com-merce et d’industrie.

Les archives sur les Marocains : panorama et perspectivesTous les centres que nous venons d’évoquer pré-

sentent, à des degrés divers, des archives sur lesmigrations marocaines en France. Si pour certainsfonds à caractère national, le repérage des docu-ments est relativement aisé, il n’en est pas de mêmepour tous, et notamment pour les archives territo-riales.

Les fonds d’archives publiques, lorsqu’ils ont étéclassés, sont généralement dotés d’inventaires, plusou moins détaillés, qui permettent aux chercheursd’identifier les documents. Mais dans le cadre d’unerecherche précise, en l’occurrence ici sur les Maro-cains, ces instruments de recherche ne sont pas tou-jours très explicites. Souvent les inventaires fontétat de la nature des documents (correspondance,procès-verbaux, dossiers individuels…) et pas tou-jours de leur contenu.

D’autres instruments de recherche, les guidesthématiques, permettent de pallier ce déficit d’infor-mations ou d’accéder plus rapidement à la source ;concernant les Marocains en France, le Guide dessources publiques et privées sur l’Histoire des Étran-gers en France aux XIXe et XXe siècle se révèle par-ticulièrement utile.

Les documents relatifs aux Marocains en Francedepuis la fin du XIXe siècle s’inscrivent dans desensembles concentriques plus vastes ou plus réduits :

- d’une part, des ensembles qui varient selon lespériodes et qui reflètent le statut des Marocains enFrance : immigrés, indigènes, travailleurs coloniaux,

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tirailleurs, nord-africains, magh-rébins, étrangers…

- d’autre part, des groupessociaux et professionnels (étu-diants, travailleurs agricoles,mineurs, femmes…).

Ainsi, toute recherche sur lesMarocains dans les archives fran-çaises sera facilitée par la priseen compte préalable de plusieursfacteurs, parmi lesquels :

- les lieux de présence desMarocains en France, différentsselon les époques.

- l’évolution de l’organigram-me et des attributions des servicespréfectoraux et ministériels, com-me des administrations locales etnationales, qui ont été en chargedes affaires concernant les étran-gers, les Nord-africains, lesaffaires marocaines…

Les sources publiques et pri-vées françaises couvrent lesaspects les plus divers de l’histoi-re des Marocains en France. Nousnous limiterons ici à évoquerquelques aspects seulement de larichesse et de la variété desarchives, qui couvrent plus d’un siècle de migrations(voir aussi les extraits d’inventaire proposes dans lasuite de cet article).

Des documents sur l’émigration et l’immigra-tion sont présents dans les fonds des assemblées,des ministères et des préfectures, dans ceux de laPolice des ports et des Compagnies maritimes. Ilsse présentent sous la forme de textes législatifs, decorrespondance, de contrats individuels ou collec-tifs de travail, de registres de passagers des navires,de rapports circonstanciés sur l’arrivée de Maro-cains…

Des sources sérielles et statistiques sur la pré-

sence marocaine en France sont disponibles dansles archives locales comme dans les archives natio-nales. Numériques ou nominatifs, ces documentsaffichent une périodicité plus ou moins régulière.

Les fonds des administrations de l’Intérieur etde la Justice contiennent de très nombreux dossiersindividuels et familiaux constitués dans le cadrede demandes de naturalisation, de cartes d’identi-té, de titres de séjour ou de travail, de regroupe-ments familiaux, de rapatriements…

Les documents de services de police présentent

Al Jalya, journal de l’AMF, 1981, archives de l’Association des Marocains en France (AMF).

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ESdes informations à caractère collectif sur les com-

munautés marocaines en France : les services depolice ont produit des rapports ponctuels sur lesMarocains dans le cadre d’un secteur géographiqueou à l’occasion d’évènements particuliers. D’unemanière plus régulière, les rapports des Rensei-gnements généraux et des préfets au ministre del’Intérieur réservent souvent un paragraphe auxpopulations étrangères, à leurs associations, et àleurs activités politiques et sociales… ; ces rapportssont souvent élaborés à partir des procès-verbauxcommuniqués par la police et la gendarmerie (pro-cès-verbaux qui sont encore plus circonstanciés).

Les fonds relatifs à l’assistance et à l’héberge-ment des immigrés marocains sont particulièrementfournis pour la période qui couvre les années 1920-1980. Par exemple, les archives départementales etcommunales de Paris et de la région parisienne ain-si que les archives de la Préfecture de police ren-seignent sur le Service de surveillance, de protec-tion et d’assistance des Nord-Africains résidant oude passage à Paris et dans le département de la Sei-ne et sur les foyers de la capitale et de sa banlieue.Les Archives de l’Assistance publique/Hôpitaux deParis et celles du ministère des Affaires socialeslivrent des informations sur l’assistance hospitaliè-re (notamment sur l’hôpital franco-musulman deBobigny). Les procès-verbaux de la commission desaffaires culturelles et sociales de l’Assemblée natio-nale offrent de précieux renseignements sur la poli-tique à l’égard des étrangers, notamment en matiè-re de logement dans les années 1970.

On pourrait ainsi multiplier les exemples en évo-quant d’autres aspects, comme l’éducation, le mon-de du travail, les engagements militants, les loisirsou la pratique religieuse…

Si les archives publiques conservent une quan-tité de sources incontournables pour l’étude desmigrations marocaines en France, il est néanmoinsindispensable d’enrichir le corpus par des documentsd’origine privée. Ces derniers permettent en effet

de contrebalancer la vision parfois unilatérale quevéhiculent les archives publiques.

Comme pour les archives publiques nous limite-rons cette présentation à quelques pistes.

Les syndicats, les entreprises, et les organisa-tions professionnelles constituent l’une de ces pre-mières pistes : par exemple, le secteur internatio-nal du syndicat Confédération française démocra-tique du travail (CFDT) a produit des archives surles manifestations en faveur des immigrés et contrele racisme, sur la politique syndicale pour la forma-tion, le logement et la défense des travailleurs immi-grés depuis la fin des années 1960.

Les fonds d’associations et organismes de soli-darité constituent un second ensemble cohérent surles Marocains en France. Citons par exemple, laFédération des associations de soutien aux tra-vailleurs immigrés (FASTI) ou encore le Servicesocial d’aide aux émigrants (SSAE). Le siège et lesbureaux départementaux de ce dernier organismeprésentent des archives sur l’action sociale en faveurdes réfugiés et des immigrés, parmi lesquels de nom-breux Marocains, des années 1920 à nos jours.

Les fonds des associations de Marocains et deMaghrébins en France sont bien évidemment à pri-vilégier. Actuellement, certains fonds comme celuide l’Association des travailleurs maghrébins deFrance (ATMF) sont déjà classés.

L’intérêt des archives personnelles, qu’il s’agis-se de personnalités politiques, de militants, d’intel-lectuels ou de particuliers plus anonymes, n’est plusà démontrer. Certains de ces fonds sont déposés dansdes organismes publics ou privés, comme la Fonda-tion nationale des sciences politiques (FNSP), l’Ins-titut d’histoire au temps présent (IHTP), la Biblio-thèque de documentation internationale contem-poraine (BDIC), la Bibliothèque littéraire JacquesDoucet. Citons par exemple le fonds Roger Paret,orientaliste et intellectuel engagé, qui fut secrétai-

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re du Comité France-Maghreb ; le fonds Joël Nor-mann, avocat et membre du Parti communiste ; lefonds Alexandre Parodi, premier ambassadeur deFrance au Maroc après l’indépendance ; le fondsFrançois Mauriac… Plusieurs personnes ont dépo-sé récemment leurs archives personnelles à l’asso-ciation Génériques : ces documents relatifs aux asso-ciations d’étudiants maghrébins ou aux Comités delutte contre la répression au Maroc constituent unpremier noyau pour la reconstitution de fonds pluslarges.

Bien d’autres pistes pourraient être présentéesici, comme les organismes d’hébergement, lesagences photographiques de presse, les organismesde formation, les services des églises catholiques ouprotestantes, les films de fiction et d’actualité, lapresse ou encore la littérature.

Le croisement de ces sources devrait permettrede saisir toutes les nuances de l’histoire complexedes Marocains en France ; de restituer toute la partd’imaginaire que véhicule cette histoire, comme lesreprésentations mouvantes qu’elle génère entreFrançais et Marocains depuis deux siècles.

Si toutes ces archives concernent l’histoire desmigrations marocaines, elles constituent égalementun chapitre important de l’histoire de la populationmarocaine et de celle plus large du Maroc : elles doi-vent être lues comme un patrimoine commun auxdeux rives de la Méditerranée.

Un rapprochement des fonds existant au Marocet en France permettrait d’enrichir encore cette his-toire, à l’image des initiatives et des échanges quiexistent déjà entre la France et plusieurs autres payseuropéens sur le thème des migrations.

Les extraits d’inventaire proposés ci-dessous constituent une première synthèsedes éléments recueillis sur les Marocains dansles archives publiques françaises.

Ils concernent les archives nationales etterritoriales et les archives antérieures à 1914du ministère des Affaires étrangères.

Les fonds du Service historique de l’Arméede Terre, de la Marine, de l’Armement ou les archives du XXe siècle du Quai d’Orsayn’y figurent pas.

Le Centre historique des archives nationalesà Paris conserve des documents sur les rela-tions franco-marocaines et sur la présencede Marocains en France au XIXe siècle, par-

ticulièrement dans le minutier central des notairesde Paris, dans les dossiers de la Cour des Pairs, dansles fonds du ministère de la Justice et dans lespapiers d’origine privée. Parmi les services d’archivesdépartementales, il semble que ceux de Paris (anciendépartement de la Seine) et des Bouches-du-Rhônesoient les plus représentatifs quant aux affaires maro-caines antérieures à 1912.

ExtraitsCHAN, Minutier central, ET/XVIII/973

Procuration donnée par Mehmet Smael, négociant sujet de l’empe-

reur du Maroc, demeurant à Tétouan, venu à Paris y réclamer une car-

LES MIGRATIONS MAROCAINES EN FRANCE DANS LES ARCHIVES PUBLIQUES

FRANÇAISES : EXTRAITS

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ESgaison capturée par un corsaire français sur le vaisseau danois Chris-

tiana, Calbiousem, capitaine Bortigue, sorti de Gibraltar pour Libour-

ne en l’an VI, à Moyse Serror, négociant algérien de Mahon, pour récla-

mer la restitution du brigantin ragusain Saint-Véloce, capitaine Jean

Balletin, sorti de Marseille avec une cargaison appartenant audit

constituant pour aller la consigner à Tituan, à Sidi Hagi Mahmet Fedri-

ca, négociant marocain, capturé en mer et mené à Mahon. An VIII

CHAN, Ministère de la Justice, BB18196

Rixe à Marseille entre Mahomet El Berberi, beau-frère du dey d’Alger,

et plusieurs Marocains et Tunisiens. 1807

CHAN, Cour des Pairs, CC 443 159

Le rabbin Mafrigano Jacob Oussano, ayant perdu sa fortune à Paris,

demande un secours pour rentrer au Maroc d’où il est originaire. 17

mars 1829

CHAN, Archives privées, 42 AP 1 (fonds Guizot)

Arrivée de l’ambassadeur du Maroc[…]. 1840-1846

Archives départementales des Bouches-du-Rhône, sous-série 1 M

1083, 1289, 1290, 1302 et 1435

Marocains : voyage et séjour de personnalités marocaines (XIXe-1912) ;

surveillance de suspects et d’agents panislamiques ; contrebande

d’armes pour le Maroc (1892-1914).

Les dossiers du Quai d’Orsay se révèlent trèsriches pour cette période, notamment en ce quiconcerne les ambassades marocaines en France,les relations commerciales et maritimes entre laFrance et le Maroc et le rôle joué par le port deMarseille dans ce domaine, comme en témoignentles dépouillements réalisés dans les dossiers desaffaires politiques diverses de 1825 à 1914.

ExtraitsArchives du ministère des Affaires étrangères, dossiers Maroc (1825-

1895)

1. Affaires diverses. 1825-1857

[Demande d’exequatur par Jacques Altaras, chef d’une maison de

commerce de Marseille, entretenant des relations très suivies avec

le Maroc, chargé, par un firman de Moulay Adb al-Rahman, de veiller

aux intérêts des Marocains et principalement des Hadgi (pèlerins)1. ]

2. Idem. 1845-1852

[Marocains et Algériens en France : voyage à Marseille de Sidi Bouez-

za2, agent de Beirouk, le cheikh de Wad Noun, pour favoriser les rela-

tions commerciales entre la France et son pays (1844-1846) ; voyage

en France du pacha de Tétouan El Hadj Abdelkader Achache, ambas-

sadeur de l’empereur du Maroc (1845) ; Mustapha Ducali Raba, maro-

cain de Gibraltar se rendant à Londres, arrivé à Paris avec Peter di

Natale, son interprète (1845) ; arrivée à Marseille de Marocains char-

gés de missions en Égypte par leur souverain3 (1845) ; Abdalla el Catib,

négociant né à Tétouan en 1818, demeurant depuis un an à Marseille,

sollicite l’autorisation de fixer son domicile en France (1852). Juifs

marocains en Algérie : demande d’autorisation d’établir leur domici-

le sur le territoire français, à l’effet d’y jouir des droits civils, par des

commerçants établis depuis longtemps en Algérie et dont les familles

sont retenues au Maroc (1851). Pèlerins marocains à Marseille : deman-

de de passage gratuit sur les Paquebots de la Méditerranée à desti-

nation d’Alexandrie4 ; secours pour des familles marocaines sans res-

sources à leur retour de la Mecque. 1845-1850.]

3. Idem. 1853-1866

[Ambassades : réception et séjour à Marseille du grand chérif Sidi

Abd el Selam et de sa suite, arrivés à bord du Marocain de Tanger et

devant embarquer pour la Mecque sur l’Albatros (juillet 1853) ; ajour-

nement du voyage en France d’Abd el Selam, de retour de la Mecque,

en raison de la mort de Moulai Abd Allah (novembre 1853-janvier

1854) ; projet d’envoi d’une ambassade marocaine en France à bord

du Talisman (1864) ; arrivée à Marseille d’une ambassade marocaine

à bord du vapeur le Catinat (décembre 1865) ; décoration de l’ordre

impérial de la Légion d’honneur attribué aux membres de la mission

marocaine envoyée à Paris auprès de l’empereur (1866). Internés :

libération, à l’occasion de la fête de l’empereur, de six Marocains5

arrêtés en Algérie et internés à l’Ile Sainte-Marguerite (Cannes) où

se trouvent 42 prisonniers arabes (septembre 1853). Demandes

d’admission à domicile : Haïm Turgeman, négociant israélite instal-

lé à Marseille, natif du Maroc où sa famille est établie à Mogador,

marié à une Française (avril-mai 1858) ; Mohammed Benami, origi-

naire de Fez, marchand de pierres fines rue Vivienne à Paris (décembre

1862-février 1863).]

4. Idem. 1867-1879

[Ambassades : voyage à Paris de Sid Bargache, 1er ministre du sultan,

afin de complimenter l’empereur pour l’Exposition universelle (août

1867) ; arrivée en France d’Abd el Selam, grand chérif de Ouasanne

(avril 1869) ; mise à disposition d’un navire pour le transport de Tan-

ger à Marseille de l’ambassade que le sultan propose d’envoyer à Paris

(janvier 1879). Placement de jeunes étudiants en Europe : trois jeunes

Maures que le gouvernement marocain à l’intention d’envoyer en

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France pour y étudier à l’institution Massin (juin-février 1879). Ques-

tions de nationalité et naturalisations : commerçants et bijoutiers

israélites originaires de Tlemcen, installés à Debdou et Taza (octobre

1877-juin 1878). Rapport de l’administration des Douanes à Marseille

sur les armes et munitions de guerre expédiées au Maroc : souffre qui

aurait été payé par Montanaro, consul d’Italie, acheté par Mazut,

marocain demeurant rue Paradis à Marseille chez lequel étaient des-

cendus plusieurs officiers marocains, et expédié à bord du vapeur le

Moselle faisant un service régulier entre Marseille et le Maroc (avril

1876). Suppliques : Abraham et Moïse Merciano, de Marseille, deman-

dent au ministre d’intervenir pour mettre fin aux persécutions dont

seraient victimes leurs familles à Debdou (septembre 1877-mars

1878).]

6. Idem. 1882-1883

[Kassem El Aoudi, Taher Ben El Hadj El Aoudi et Mohammed Ben El

Kaâb, élèves marocains placés pendant trois ans à l’institution Ménor-

val, 35 boulevard Henri IV à Paris (1883). À signaler également, dans

ce dossier, le recrutement d’ouvriers marocains dans la région d’Oran

pour les travaux du chemin de fer du Haut-Sénégal et l’admission du

fils du chérif d’Ouezzan au lycée d’Alger.]

7. Idem. 1884-1885

[Ambassades marocaines : projet de loi et rapport au nom de la com-

mission des Finances, présentés par la Chambre des Députés et le

Sénat, sur l’ouverture d’un crédit extraordinaire de 50 000 francs pour

les frais de réception de l’ambassade ; dépêche de l’agence Havas, à

Alger, sur l’entretien accordé au journal Akhbar par les ambassadeurs

qui témoignent des “ agréables impressions ” laissées par leur voya-

ge en France ; voyage à Marseille et à Paris de Mohamed Bargash,

ministre des Affaires étrangères du Maroc. 1884-1885. Élèves maro-

cains en France : demande d’admission, pour six mois, par le gouver-

nement marocain, de 25 jeunes dans un régiment du Génie en France ;

sommes versées par le Pacha de Tanger pour dix jeunes Marocains,

membres de la mission installée à la caserne du 2e régiment du Génie

à Montpellier et placée sous le commandement de Mohamed Ben Abd

El Kader ; envoi d’armuriers en France et en Grande-Bretagne, par le

gouvernement marocain, afin qu’ils étudient la fabrication des armes.

1884. Demande de naturalisation : Haïm Benchimol, natif de Tanger

et censal interprète près la légation de France (1883).]

8. Idem. 1886

[Élèves marocains à l’École du Génie de Montpellier6 : copies rédi-

gées par six élèves sur “ le Faucon ”, conte arabe, avec annotations

de l’instructeur ; lettre de M. de Castro, instructeur, au ministre de

France à Tanger (juillet 1886) ; prolongation du séjour en France et

renvoi de deux élèves au Maroc. Dossiers particuliers : articles de

presse, notamment de la Liberté et du Figaro sur Gessling, dit Abdel

Kerim Bey7 ; demande de renseignements sur Pimienta8, censal de la

maison Landau de Bordeaux, représentant à Tanger de plusieurs mai-

sons de commerce française et correspondant du journal La France ;

séjour à Paris d’El Arbi Abaroudi, marocain originaire de Tanger9 ; le

chérif d’Ouezzan demande l’admission de son fils au lycée d’Alger puis

dans la cavalerie française.]

11. Idem.1889-1891

[Mission marocaine en France (1889) ; projet du sultan du Maroc

d’envoyer en France plusieurs jeunes Marocains destinés à devenir

officiers d’artillerie10 (1889-1890) ; réclamation de créances dues par

le sultan du Maroc à Joseph Ben Sadoum, ancien négociant de Tlem-

cen, naturalisé français et demeurant rue Malher à Paris (1890) ;

Louis Gessling11, autrichien installé à Courbevoie, prenant le nom de

Hadj Abd el Kerim Bey, propose ses services à la France pour une mis-

sion confidentielle dans le Rif (1891) ; décès de Si El Mebrouk12, maro-

cain interné au dépôt de Calvi depuis février 1888 (1891).]

12. Idem. 1892

[Admission de Mouley Tehami, frère du chérif d’Ouazzan, dans un

hospice de Marseille après la mort de son père qui le maintenait dans

une prison de Tanger ; Gessling, de Courbevoie, propose ses services

au gouvernement pour les affaires du Maroc.]

Archives du ministère des Affaires étrangères, dossiers Maroc (1896-

1914)

3. 1904

[El Mehdi Ben El Arbi El Menebhi, ministre et émissaire du sultan

Moulai Abdul Aziz, accompagné de Mustapha Beyra, interprète syrien

engagé au Caire, et de Toledano, agent à Tanger de la maison alle-

mande Halser : transit à Marseille lors de son voyage à la Mecque ;

séjour à Paris et réception par le Président Loubet à son retour du

Caire. Janvier-juillet 1894]

8. Juin-décembre 1913

[Annonce du passage à Marseille de Moulay El Hassan, venant du Cai-

re et se rendant au Maroc, signalé comme un agent panislamique (24

septembre) ; rapport du préfet des Bouches-du-Rhône sur le séjour

au Frioul de Moulay El Hassan, ayant pris ses repas dans les restau-

rants fréquentés par les Orientaux, en compagnie d’un Tunisien de

l’Armée beylicale et de deux Marocains arrivés de Port-Saïd par le

bateau Le Karnac (1er octobre 1913).]

Si les fonds relatifs aux relations franco-maro-caines et à l’émigration marocaine après l’instau-ration du Protectorat sont particulièrement bien

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ESreprésentés et identifiés au ministère des Affaires

étrangères, ils connaissent une dispersion plusimportante dans les Archives nationales, départe-mentales et communales. Pour ces dernierscentres, l’inventaire national des sources publiqueset privées entrepris par Génériques depuis 199213

permet de repérer et de mettre en perspective lesdifférentes sources disponibles et d’en dresser unetypologie.

En premier lieu figurent des documents à carac-tère diplomatique sur le séjour en France de per-sonnalités marocaines, sur les relations franco-marocaines et, à partir de 1956, sur l’établissementdes conventions bilatérales.

ExtraitsCHAN, Papiers des chefs de l’État, série AG

Déjeuner en l’honneur du sultan du Maroc (26 août et 15 septembre

1932).

Sultan du Maroc Mohammed Ben Youssef et sa famille (1947-1950).

Discours lors des négociations franco-marocaines à Paris (15 février

1956)

Visite en France de Hassan II (2 février 1970)

CHAN, ministère de l’Instruction publique, F17 17586

Convention culturelle franco-marocaine (1957)

CHAN, Secrétariat général du gouvernement et Premier ministre,

F60 476 et 752

Voyages en France du Sultan du Maroc. 1939-1945

CHAN, ministère de la Justice, BB18 2490

Lettre de Rachid Moussanbach, marocain et musulman, demeurant

à Paris, sollicitant une audience de Briand afin de lui expliquer la

philosophie orientale pour l’aider à soumettre la révolte de Fez. 1912

CHAN, Archives privées, 457 AP 117 et 118 (fonds Bidault)

Exil en Corse du sultan Ben Youssef. 1953

CHAN, Archives privées, 475 AP 192 (fonds Lyautey)

Visite du sultan Moulay Youssef en France, notamment en Lorraine.

1926-1931

CHAN, Archives privées, 580 AP 15 et 23 (fonds Pineau)

Arrivée du sultan Mohamed V à Paris pour l’ouverture des négocia-

tions franco-Marocaines et projet de convention franco-marocaine.

1956-1958

Archives départementales de l’Allier, 1 M 1098 et 1100

Séjours à Vichy de Moulay Hafid, sultan du Maroc et d’El Hadj Glaoui,

pacha de Marrakech. 1912-1913

Archives départementales de la Corse du Sud, 116 W 1

Séjour du Sultan du Maroc en Corse. 1953

Archives départementales de la Haute-Corse, 1006 W 130 et 1016 W

122

Séjour du sultan du Maroc en Corse (1953-1954) et voyage du roi du

Maroc à Bastia (1959).

Archives départementales de la Loire, 10 M 140

Visite d’une mission marocaine à Saint-Étienne.1909

Archives communales de Biarritz, 3 K 1/A1

Séjour du prince du Maroc. 1949

Dans les archives centrales (CHAN et Centredes archives contemporaines), comme dans lesarchives territoriales, les sources sur l’immigrationmarocaine se confondent souvent avec les docu-ments relatifs aux nord-africains (avant les années1970) ou aux étrangers. Les inventaires donnentaussi des renseignements spécifiques aux mouve-ments migratoires entre la France et le Maroc,notamment sur l’entrée et la sortie du territoire,le transit par la France, le contrôle aux frontièreset dans les ports, les conditions juridiques d’immi-gration.

ExtraitsCHAN, Police générale, F7 14701, 16088, 16112

Embarquements et débarquements clandestins, rapatriement pro-

gressif des Marocains entrés clandestinement ; transit par la France

d’israélites se rendant d’Égypte ou du Maroc en Israël ; mouvement

des ressortissants marocains dressé par la police de l’air et des fron-

tières. 1935-1955

CHAN, ministère de la Justice, BB183203

Entrée irrégulière de Marocains en France. 1939

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Centre des archives contemporaines (CAC), ministère des Affaires

sociales

Contrôle de l’immigration marocaine (1964-1972) ; relations entre la

France et le Maroc au sujet de l’immigration (1945-1980).

CAC, ministère de l’Intérieur, sous-direction des étrangers et de la

circulation transfrontière

Circulation des personnes entre la France et le Maroc (1945-1961) ;

statistique des mouvements de ressortissants marocains (1968-1975) ;

conditions de l’immigration marocaine en France (1952-1985).

CAC, sûreté générale, archives rapatriés de Moscou

Rapatriements de Marocains résidant en France. 1934-1939

Archives départementales de l’Aisne, 5 M 1535

Rapatriements des Algériens et des Marocains. 1936-1939

Archives départementales des Bouches-du-Rhône, M 6 11358 et 7 W

62

Embarquements clandestins de travailleurs tunisiens, algériens et

marocains vers Marseille (1923) ; départ de juifs marocains vers Israël

(1949-1953).

Archives départementales de la Haute-Garonne, Préfecture

Statistiques et graphiques de l’entrée en France de Marocains par

l’aérodrome de Toulouse-Blagnac (1958-1961) ; rapports de police sur

le passage d’individus pourvus de passeports marocains à la frontiè-

re espagnole (1958).

Archives départementales de la Gironde, 4 M 641

Rapatriement de Marocains sans travail et expulsés. 1919-1932

Archives nationales et territoriales présententensuite des documents sur le statut et le recense-ment des Marocains, sur la délivrance de visas, pas-seports, actes de notoriété ou d’état civil, titres deséjour et cartes d’identité, mais aussi des dossiersd’étrangers, de naturalisation, ou d’aide sociale,qui constituent autant d’éléments permettant dereconstituer les parcours collectifs et personnelsdes migrants en France.

ExtraitsCHAN, Police générale, F7 15167

Application des lois sociales aux Algériens résidant en France, exten-

sion de cette mesure aux Tunisiens et Marocains. 1937

CHAN, Secrétariat général du gouvernement et Premier ministre,

F60 703, 755 et 761

Application des lois sociales aux Algériens résidant en France, exten-

sion de cette mesure aux Tunisiens et Marocains ; naturalisations et

accession à certaines fonctions des naturalisés originaires des pays

de protectorat. Années 1930

Les Marocains en France. Vers 1937-1939

CAC, versement du Service social d’aide aux émigrants

Dossiers administratifs des aides sociales accordées aux migrants et

réfugiés (Maroc). Années 1960

Archives départementales de l’Ain, R 684

Recensement des Marocains, Algériens, Tunisiens et Syriens. 1927

Archives départementales des Alpes-Maritimes, 195 W 118

Recensement des Tunisiens et Marocains. 1958

Archives départementales de l’Ariège, 97 W 10

Statut et cartes d’identité des Marocains et Tunisiens. 1950-1958

Archives départementales de l’Aude, 506 W 15 et 1250 W 12

Enregistrement des cartes de séjours délivrées aux Marocains et Tuni-

siens. 1959-1963

Archives départementales du Calvados, Z 2742

Z 2742 Surveillance et recensement des indigènes des colonies et pro-

tectorats français. 1921-1940

Archives communales de Toulouse, 95/297

Demandes de renseignements par des Marocains et des Algériens sur

des membres de leur famille établis à Toulouse. Années 1950

Archives départementales du Jura, fonds de la préfecture

Dossiers d’étrangers de Marocains. 1933 à 1962

Archives départementales du Nord, 641 W 171348 à 171453

Naturalisations de Marocains (1963-1976).

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ESArchives départementales de Saône-et-Loire, M 1752

Enquêtes à Gueugnon sur la délivrance irrégulière de pièces d’iden-

tité à des Marocains.

Les références à l’activité professionnelle desMarocains en France, en dehors des travailleursrecrutés pendant les deux guerres mondiales, sontassez rares dans les inventaires d’archives des deuxpremiers tiers du XXe siècle. Mais le dépouillementdes dossiers conservés dans les séries ou verse-ments consacrés au monde du travail et à l’activi-té économique révèlent, sur l’ensemble du terri-toire, l’abondance des sources sur les Marocains.

ExtraitsCHAN, F60 720 et 825

Travailleurs marocains en France, notamment agricoles. 1937-1939

CHAN, BB18 2617 et 2627

Incidents à l’usine de la Boulonnerie d’Aquitaine à la Souys (quartier

de La Bastide à Bordeaux) entre grévistes français et marocains ;

bagarre entre ouvriers marocains et ouvriers français au Havre. 1920

CAC, Groupements de l’industrie métallurgique de la région pari-

sienne

Compléments à des enquêtes de salaires et dossiers sur l’embauche

de travailleurs marocains. 1938-1963

CAC, archives rapatriées de Moscou (Sûreté générale)

Chômeurs marocains, tunisiens et algériens résidant en France (1938)

Archives départementales de l’Ariège, 15 M 29

Société minière de Roquelaure (commune de Lassur) : incident gra-

ve entre ouvriers parisiens et marocains (20 mars 1920). Société des

plâtrières de Tarascon, grèves à l’usine d’Arignac : incidents entre

ouvriers français et marocains (4 et 5 janvier 1921) ; cinq Marocains

n’ayant pas cessé le travail (18 août 1925).

Archives départementales de l’Aveyron, 10 M 34

10 M 34 Office de placement : introduction de travailleurs marocains

et contrat de travail pour ouvrier de nationalité marocain. 28 avril

1925

Archives départementales de l’Aveyron, 9 U 71/1, 8 et 42

Procès-verbaux de gendarmerie : un Marocain ayant quitté Decaze-

ville pour aller travailler à Roumazières en Charente (3 avril 1921) ;

infraction à la loi du 8 août 1893 par un Marocain, manoeuvre à Aubin

(6 septembre 1921) ; audition d’un travailleur marocain (27 novembre

1920).

Archives départementales des Bouches du Rhône, SC 56838

Dossiers de main-d’œuvre étrangère : Tunisiens et Marocains proté-

gés. 1955-1964

Archives départementales de la Gironde, 1 M 415

Rapport du commissaire central de Bordeaux au préfet sur une grè-

ve de manoeuvres, "la plupart espagnols et marocains". 25 juillet 1918

Archives départementales du Jura, 41 J

Accidents du travail de manutentionnaires et scieurs marocains à la

Tournerie ouvrière de Lavans-lès-Saint-Claude.

Archives départementales de la Loire, 15 J

Ouvriers marocains des Houillères de la Loire. 1946-1950

Archives départementales de la Loire, 84 M 35

Ouvriers algériens et marocains. 1926-1927

Archives départementales du Pas-de-Calais, 1 W 51838

Liste des Marocains introduits par les houillères du bassin du Nord

et du Pas-de-Calais.

Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, série W

Ouvriers marocains chez Citroën

Les dossiers relatifs aux soldats et travailleursmilitaires marocains pendant les deux guerres mon-diales sont aussi bien présents dans les fonds desaffaires civiles que les militaires, dans les archivespubliques que dans les papiers privés. Ces docu-ments se concentrent sur la période 1914-1947.

ExtraitsCHAN, sûreté nationale, F7 14924 et 14925

Rapports des commissions régionales de contrôle des communica-

tions téléphoniques : observations sur les travailleurs marocains recru-

tés depuis le début de la guerre. 1940

CHAN, travail et sécurité sociale, F22 2047

l’Office marocain des mutilés et anciens combattants (F22 2047)

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UN SIÈCLE DE MIGRATIONS MAROCAINES58

CHAN, ministère de la Justice, BB18 2573, 2578, 2594 et 2595

Bagarre entre Marocains et habitants du Havre ; rixes graves à l’usi-

ne métallurgique de Tamaris (commune d’Alès) entre ouvriers fran-

çais et marocains ; rapport du procureur général de Bordeaux sur les

interprètes utilisés par le tribunal correctionnel de Bordeaux dans

les affaires où sont impliqués des Marocains et autres musulmans, à

la suite d’une intervention d’Albin Rozet, député de la Haute-Marne ;

assassinats qui seraient commis, dans le ressort d’Amiens, par des

spahis marocains. 1915-1918

CHAN, 149 AP (fonds Mangin)

Opérations de la 1ère

division marocaine. 1918

CHAN, 414 AP (fonds Foch)

Spahis marocains. 1929

CHAN, 475 AP, (fonds Lyautey)

Troupes marocaines. 1915-1926

CHAN, 509 AP 5 (fonds Messimy)

Toupes marocaines (juillet-août 1914)

CHAN, archives photographiques Zucca, 218 Mi 4

“ Dans le no man’s land avec le corps franc marocain” (48 clichés).

Seconde Guerre mondiale

CAOM, fonds ministériels, Affaires politiques 905 Dr 2

Maroc: proclamation adressée par le Sultan aux troupes marocaines

combattant en France. 1915

CAOM, Direction des affaires militaires, FM DAM 5

Tirailleurs et travailleurs de l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tuni-

sie) : groupement de main-d’œuvre nord-africaine de Toulouse, rap-

port de novembre 1917 ; répartition des travailleurs dans les établis-

sements métropolitains, salaires (1917).

Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, 20 W 25 et

51 W 173

Travailleurs marocains à Saint-Auban (1940-1942)

Archives départementales de l’Aude, 13 M 19 et 260

Travailleurs marocains berbères introduits dans l’Aude par la fédé-

ration des employeurs agricoles répartis par équipes aux travaux de

battage, de sulfatage et de vendange.

Archives départementales de l’Aveyron, 9 U 71/8

Procès-verbaux de gendarmerie : voies de faits exercées sur les tra-

vailleurs marocains du groupement colonial de Decazeville. 9 juillet

1918

Archives communales d’Arles, M 26

Construction d’un monument aux Marocains morts pour la France.

1921

Archives départementales de la Côte-d’Or, 20 M 277 et W 4061

Marocains à Sainte-Colombe-sur-Seine (1917) ; travailleurs algériens,

tunisiens et marocains (1943-1945).

Archives départementales du Gard, 1 W 147

Troupes marocaines du camp de Morancez. 1947

Archives départementales de la Haute-Garonne, 15 Z 728

Kabyles et Marocains : recrutement et contrat d’embauche, effectifs,

états nominatifs, hébergement, refus et cessation de travail à la pou-

drerie nationale. Guerre 1914-1918

Archives départementales de la Gironde, 5 M 235 et 10 R 37

Lettre du commissaire spécial au préfet sur “ les conditions dans les-

quelles sont installés les travailleurs marocains et algériens ” ; usine

de Floirac, bagarre entre ouvriers grecs et marocains. 1916-1918

Archives départementales de l’Indre, 8 R 32

Établissements travaillant pour la défense nationale : note sur des

ressortissants marocains placés en usine. 1916

Archives départementales de la Haute-Marne, 244 M 4

Grève de 35 Marocains, employés par la Société de distillation des

combustibles et par la Société générale d’entreprises, aux aciéries de

Micheville. 1917-1918

Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, 1277 W/237

Révolte de militaires marocains (mars 1951)

Archives départementales du Nord, 85 W 4973527

Demande de renseignement sur une compagnie de travailleurs maro-

cains occupés aux mines d’Aniche. 1940

Archives départementales des Pyrénées-Orientales, 20 Fi 38 et 10 M

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Distribution de viande, en plein champ, aux tirailleurs marocains

(1914) ; grève aux mines de fer de Batère, ouvriers marocains ayant

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ESl’intention de prendre le train à Amélie-les-Bains pour rentrer à Mar-

seille (août 1917).

Archives départementales de Tarn-et-Garonne, 58.3R1

Marocains à l’usine des métaux de Castelsarrasin. 1917

Archives communales de Belfort, 7 Fi 19

Tirailleurs marocains à Belfort.

Les archives publiques offrent des sources ori-ginales sur l’engagement politique et syndical com-me sur la vie associative des Marocains en France.Ces documents, surtout pour la période la pluscontemporaine, sont à mettre en perspective avecles archives privées de l’immigration marocaine14.

Extraits

CHAN, BB182911

Protestation contre la dissolution de l’Action marocaine et contre les

condamnations arbitraires prononcées au Maroc (1937).

CHAN, 78 AJ 44 (tracts)

Comité de lutte contre la répression au Maroc. Mars 1978

CHAN, 412 AP 8 et 31 à 34 (fonds de l’Union démocratique et socia-

liste de la résistance)

8e congrès, Aix-les-Bains : messages et télégramme de la colonie maro-

caine de Paris. Octobre 1954

CAC, Fonds russes (Sûreté générale)

Information au sujet de l’édition de la revue communiste Maghreb,

organe du Comité d’action des Marocains à Paris (1935-1936) ; sur-

veillance policière des activités en France des membres des organi-

sations nationalistes marocaines (1936-1938) ; renseignements rela-

tifs à des ressortissants du Maroc, membres des organisations natio-

nalistes, suspectés d’avoir participé à l’attentat contre le général

Noguès (1937-1938) ; réunion organisée à Paris par l’Association de

solidarité et de défense des Marocains de France (années 1930) ;

notes d’information relatives aux activités et à la direction de L’Ouvrier

marocain, association de bienfaisance fondée à Jarville (1935).

CAOM, Fonds rapatriés d’Algérie

Association de solidarité et de défense des Marocains en France ;

nationalisme marocain (Istiqlal, Parti d’unité musulmane du Maroc

français, Parti socialiste marocain, Parti démocratique des hommes

libres, Parti libéral démocratique). 1947-1957

Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 1910

Algériens, Tunisiens et Marocains : surveillance des activités poli-

tiques

Archives départementales du Doubs, 100 W 10

Diffusion de journaux dans les communautés algériennes, marocaines

et tunisiennes à Besançon et dans la région de Sochaux et Montbé-

liard. 1950-1953.

Archives départementales de la Haute-Garonne, fonds de la préfec-

ture

Rapport des Renseignements généraux sur la colonie marocaine en

Haute-Garonne : ; enquêtes de police sur le séjour en France de res-

sortissants marocains. 1956-1961

Archives départementales des Yvelines, 4 M 2/71

Comité d’action des ouvriers algériens, tunisiens et marocains d’Argen-

teuil et de Bezons : distribution de tracts en arabe et français en vue

d’une réunion le 12 juin 1926, tracts saisis sur un Marocain.

Archives départementales du Val-de-Marne, 72 J 1185 (fonds de l’Ins-

titut d’histoire sociale)

Défilés du 1er mai 1971 : Association des Marocains en France (pho-

to noir et blanc).

Archives communales de Perpignan, Secrétariat général

Amicale des travailleurs et commerçants marocains dans les Pyré-

nées-Orientales, construction d’une mosquée.

Le chercheur trouvera aux archives nationaleset territoriales bien d’autres aspects de la présen-ce des Marocains en France, par exemple sur la vieculturelle, la production artistique ou, comme lemontrent les derniers extraits proposés ci-dessous,sur l’enseignement.

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ExtraitsCHAN, ministère de l’Intérieur, F1a 5060

Création d’écoles marocaines en France. 1958-1960

CHAN, Ministère de l’Agriculture, F10 2502

Enseignement agricole : élèves marocains. 1927-1947

CHAN, fonds de l’Académie de Paris, AJ167043

Cité universitaire : Maison du Maroc. 1928-1955

CHAN, École nationale des Beaux-arts, AJ52941 et 7043

Bourses des Étudiants marocains et tunisiens (1968-1970) ; candidats

marocains (1953-1957)

CHAN, 475 AP (fonds Lyautey)

Voyages en France d’étudiants marocains. 1923-1925

CAC, fonds rapatriés de Moscou

Création à Paris par les étudiants marocains du “Comité de secours

aux Marocains victimes de la sécheresse”. 1937

CAOM, fonds rapatriés d’Algérie, FR ALG const 93/4511

Association des étudiants marocains et étudiants musulmans de Mont-

pellier. 1959

Archives départementales de la Haute-Garonne, fonds de la préfec-

ture

Activité de l’association des étudiants marocains de Toulouse

(décembre 1955-avril 1956) ; étudiants marocains (1953-1960).

Archives départementales du Val-de-Marne, 60 J 2/44

Tract de l’Union Nationale des Étudiants Marocains.

Archives communales de Nantes, série I, n°30

Visite des élèves officiers indigènes marocains de l’école militaire de

Meknès. 24 juillet 1926.

Patrick VegliaChargé d’études à Génériques

1)- Altaras justifie sa demande en expliquant : “ depuisl’établissement d’un service commercial de bateaux à vapeurfrançais avec le Maroc, le nombre des pèlerins qui passent parMarseille devient de plus en plus considérable et le devien-drait encore si ces pèlerins trouvaient en France un repré-sentant qui leur facilite l’accomplissement des formalités. ”.

2)- Muni d’un passeport délivré à Marseille, Sidi Bouezzaquitte la France à bord du “ Jeune Victor ”, bâtiment français.À son arrivée au Maroc, il est mis en état d’arrestation surordre du fils de l’Empereur, auprès duquel il avait été envoyépar le caïd de Mogador.

3)- Il s’agit notamment de Sidi Salah, marabout et chérifde Bokhara, d’El Hadj Ahmed-Al-Gassal et de Sidi MohammedBen Sultan Seroun-Cherif.

4)- Pour se rendre à la Mecque, les Pèlerins marocainsempruntent un itinéraire qui les mènent d’Oran (ou Alger) àMarseille, puis de Marseille en Égypte (avec parfois une esca-le à Malte). Parmi ces pèlerins, qui sont souvent accompagnésd’une suite composée d’une dizaine de personnes, signalons :Abderrahman Ben Mohammed, secrétaire de l’Empereur duMaroc, et El Mohdy, son frère ; Omar Ben Makhlouf, taleb (let-tré) et Boubekr, son frère ; Ben Achache, ancien ambassadeurdu Maroc à Paris, et ses frères ; le fils de l’Empereur ; les filsde Ben Driz, premier ministre…

5)- Ces Marocains, originaires de Fez ou du Rif, sont diri-gés sur Tanger, avec interdiction de pénétrer sur le territoi-re algérien. Le dossier 3 “ Maroc ” contient également desdocuments sur les Marocains en Algérie.

6)- D’autres élèves marocains avaient été envoyés dansdes écoles d’Allemagne et de Belgique.

7)- Sur ce personnage, cf. le dossier 11 “ Maroc ”.8)- Ce personnage, né à Tanger, adopté par l’Alliance israé-

lite universelle, fait ses études à Paris. Il est nommé profes-seur à l’école israélite de Tunis avant de retourner à Tangerpour y occuper des fonctions commerciales.

9)- Après un voyage en Allemagne, où il aurait rencontréle fils Krupp, Abaroudi vient à Paris pour négocier, auprèsd’industriels et de banquiers, la fourniture de canons pour lecompte de l’empereur du Maroc. Ne parlant pas le français, ils’adjoint Elie Ben Sadoun comme interprète ; ce dernier lui aété procuré par les frères Mathi, algériens tenant un bureaud’achat et de vente de reconnaissance du Mont de Piété, courde Boni.

10)- Un précédent contingent de jeunes Marocains avait

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fait état des conditions dans lesquelles pourraient être reçusces jeunes à Versailles et contient la requête de Jules Erck-mann, capitaine d’artillerie à la Fère, ayant résidé plusieursannées au Maroc comme officier attaché à la mission militai-re française au Maroc, qui propose de recevoir ces jeunes danssa batterie.

11)- Cet aventurier autrichien, installé à Mogador vers1882, se fait passer pour un médecin du sultan ou pour parentd’un descendant du prophète Mahomet. Il est emprisonné parle pacha de Tanger après avoir arboré sur sa demeure lepavillon d’Araucanie (Patagonie), contrée dont il souhaite sefaire reconnaître comme représentant. Renié par la légationd’Autriche et rentré en France, il s’installe à Courbevoie laGarenne sous un faux nom (voir aussi les dossiers 8 et 12“ Maroc ” et le dossier 1, “ Maroc nouvelle série ”).

12)- El Mebrouk appartient à la famille des marabouts desOuled Sidi Mohammed Ben Abdallah Ben Cheikh. Il est inter-né comme émissaire de Bou-Amama, algérien insurgé contrela présence française.

13)- Les Étrangers en France. Guide des sources

d’archives publiques et privées au XIXe et XXe siècles, Paris,Génériques, Direction des archives de France, tomes I-III,CXX-2408 p., 1999, tome IV, 2005.

14)- Voir à ce sujet les inventaires disponibles sur le siteInternet de Génériques : www.generiques.org.

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Dans des conditions historiquesmarquées par la pénétration fran-çaise en Afrique du Nord, il exis-te forcément des liens étroitsentre la colonisation et la Pre-mière Guerre mondiale, l’évolu-tion des processus sociaux au

Maroc ainsi que l’émigration/l’immigration, sansnégliger pour autant le choix contestable de la poli-tique économique du Maroc indépendant. Ce der-nier n’a pas hésité à utiliser et instrumentaliserl’émigration comme outil de gestion de la situationsocio-politique des années 1950-1960. C’est ainsique nous sommes en présence d’une “ immigrationprogrammée ”2, et ce, depuis le début du XXe siècle.

Les premières migrations marocainesdéclenchées par la Première Guerre mondiale L’immigration marocaine était insignifiante

avant l’instauration du protectorat. Ce fut la guer-re de 1914-1918 qui déclencha incontestablementle phénomène migratoire marocain ; les années decette guerre marquent bien ainsi le début des pre-

mières migrations marocaines en France. En défi-nitive, la Première Guerre mondiale a provoquéune migration militarisée qui a eu des conséquencesdirectes et irrémédiables sur les populations maro-caines, dans la mesure où elle a eu un rôle déclen-cheur pour toutes les migrations d’après-guerre.Aussi, fait majeur et fondamental, pour la premiè-re fois des milliers de Marocains ont eu l’occasionde découvrir l’univers d’une guerre moderne, d’unesociété de consommation attractive, et des idéesnouvelles qui vont bousculer la conscience collec-tive. Le séjour des soldats et travailleurs marocainsen France était bénéfique à plus d’un titre, notam-ment pour l’émergence d’une conscience socialeet politique. Indéniablement, les Marocains qui ontparticipé à la guerre de 1914-1918, ont été large-ment déracinés et ce n’est nullement le fruit duhasard si des milliers d’entre eux sont revenus enFrance durant l’entre-deux-guerres pour y travaillercomme simples manœuvres. En somme, l’expé-rience de la colonisation ainsi que les conséquencesde la Première Guerre mondiale, ont bouleversédes structures sociales archaïques. L’évolution desprocessus sociaux vers la modernité, la liberté et

Les Marocainsen France de 1910 à 1965:histoire d’une migration programmée1

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meilleure a émergé à travers la pénétration colo-niale.

Au total, ce sont environ 350 à 400 000 Marocainsqui ont été recrutés en tant que soldats ou tra-vailleurs “ coloniaux ” durant la période allant de1914 à 1956 : on reconnaît officiellement 37 150 sol-dats et 35 500 travailleurs marocains3 qui ont parti-cipé à l’effort de guerre. Mais le travail analytiqueet la comparaison des documents disponibles nousautorisent à penser que ces chiffres sont largementsous-estimés. C’est ainsi que l’effort fourni pendantla guerre de 1914-1918 est estimé à 85 000 travailleurset soldats marocains qui ont séjourné en France. Deplus, pour assurer la “ pacification ” et la sécuritédu Maroc colonial, l’effectif de 70 à 80 000 soldatsétait le minimum nécessaire. Quant au recrutementopéré pendant la Seconde Guerre mondiale, il fal-lait compter sur un effectif minimum situé entre 70et 90 000 militaires marocains selon les documentsdisponibles4. Sans oublier toutefois les soldats maro-cains qui ont participé aux diverses guerres de déco-lonisation en Afrique ou en Asie. D’autant plus quela concurrence fut rude avec l’Espagne qui a enrô-lé durant la guerre civile (1936-1939) plus de 87 000Marocains dans les troupes franquistes, si l’on encroit des sources espagnoles officielles5. Ces chiffresnous renseignent sur les masses considérables deMarocains qui ont été occupés, militarisés et déra-cinés durant la colonisation. Il est significatif deremarquer que ce recrutement militaire intensifconstitue un mode de déracinement irréversible,voire une condition sociologique préalable pour pro-voquer les migrations massives qui vont s’opérerdurant la période post-coloniale.

Le développement inégal des migrations “ nord-africaines ”6

Les migrations internes vers les chantiers de lacolonisation, le recrutement militaire intensif, l’émi-gration vers l’Algérie voisine jusqu’à la fermeturedes frontières algéro-marocaines après le déclen-chement de la guerre d’Algérie en 1954, ont large-

ment absorbé et épuisé les potentialités humainesmarocaines restant ainsi sur place. Par conséquent,l’immigration de masse est reportée ; en fait elle res-te en suspens en attendant les conditions sociolo-giques et historiques qui vont se réaliser au débutdes années 1960, concretisées par la signature de laconvention de main-d’œuvre franco-marocaine du1er juin 1963, la première du genre. Contrairementà l’immigration algérienne, qui elle, commence à sedévelopper massivement depuis l’entre-deux-guerres.Á titre d’exemple, on recense officiellement 71 028entrées algériennes en 19247. Lors du recensementde 19548 la population algérienne en France attei-gnait 211 675 personnes, effectif qui a presque tri-plé en trente ans. Alors que ce même recensementétablissait la présence de 10 734 Marocains, contreun effectif de 4 800 Tunisiens. D’ailleurs, pendanttoute la période coloniale, l’effectif de l’immigrationmarocaine est resté relativement stable et tournaitautour d’une vingtaine de milliers de travailleurs.

Cette situation contrastée entre les deux migra-tions algéro-marocaines renvoie nécessairement auxstructures sociales et économiques des deux socié-tés. En effet, la colonisation du Maroc (1912-1956)est beaucoup plus récente par rapport à celle del’Algérie (1830-1962) : les déplacements de popula-tions rurales les plus brutaux et les plus massifs qu’aconnus l’histoire ont été opérés dans l’ Algérie colo-niale. La violence militaire, combinée à la généra-lisation des échanges monétaires, ont détruit lescadres spatiaux et les structures fondamentales del’économie traditionnelle, voire la “ pensée paysan-ne algérienne ”9 elle-même, et ce, dès la fin du XIXe

siècle. De fait, l’ancien mode de vie, ne pouvait plusfaire face à la “ dépaysannisation ” collective et à“ l’urbanisation sauvage ” et rapide. L’histoire algé-rienne est alors fortement accélérée par des pro-cessus sociaux qui donnent naissance aux méca-nismes structurels de l’urbanisation et de migrationsinternes massives. C’est à travers ces transforma-tions internes que les Algériens vont prendreconscience qu’une vie meilleure est possible ailleurs,d’où le prolongement de l’expérience migratoireinterne vers la France. Dans ces conditions, le mou-

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vement migratoire algérien en France ne peut-êtreque massif. À cela s’ajoute le fait que les Algériensbénéficient de la “ libre circulation ” entre l’Algérieet la métropole instaurée durant l’entre-deux-guerreset confirmée par le “ statut organique de l’Algérie ”de septembre 1947.

En effet, la situation qui concerne les Algériensest tout à fait différente de celle des Marocains : àla veille de la décolonisation, l’urbanisation, le sala-riat et la monétarisation n’ont pas encore été com-plètement généralisés et achevés. En plus de cela,le lobby fort des colons européens au Maroc n’hési-tait pas à exercer la pression sur le Résident géné-ral pour que ce dernier interdise l’émigration maro-caine : chose faite en 192810, pour ainsi maintenirles bas salaires et disposer d’une main-d’œuvre abon-dante sur place. En effet, il a fallu attendre le débutdes années 1960 pour que le développement massifde l’immigration marocaine en France se profile.Ainsi, cette dernière passe officiellement de 30 000personnes environ en 1960 à un peu plus de 87 000en 1965, soit une population qui a triplé en cinq ans :c’est une évolution sans précédent sur toute notrepériode (1912-1965). On peut même dire sans risquede se tromper que l’immigration marocaine va sesubstituer à l’immigration algérienne, depuis la signa-ture de la convention franco-marocaine de main-d’œuvre le 1er juin 1963.

Un rôle secondaire socialement, mais structurel économiquement Pendant toute la période à laquelle cette

recherche est consacrée, l’immigration “ nord-afri-caine/maghrébine ” s’est contentée de jouer un rôlemarginal sur le plan social. En fait, il s’agit d’unemain-d’œuvre qui a toujours occupé le bas de l’échel-le sociale sans aucune promotion notable. Néan-moins, ce rôle demeure important voire structurelpour des milliers d’entreprises qui ont besoin d’unemain-d’œuvre non qualifiée professionnellement etdonc moins coûteuse.

Une préférence historique pour Clichy et GennevilliersD’un autre côté, la répartition géographique des

Marocains en France demeure inégale, à l’image desautres immigrations qui se concentrent principale-ment dans la capitale économique et politique dupays ainsi que dans sa région. En effet, les Maro-cains travaillaient et se logeaient dans la Seine quiexerce un pouvoir attractif sur plus de 50 % d’entreeux, et ce depuis l’entre-deux-guerres, avec toute-fois une préférence particulière pour Gennevillierset Clichy qui ont toujours été les “ fiefs ” par excel-lence de l’immigration marocaine.

La particularité de l’originegéographique des migrants marocains Les départs marocains en France étaient limi-

tés au sud marocain (situation similaire à celle dela Kabylie en Algérie), notamment la région quali-fiée administrativement de “ territoire d’Agadir ”qui reste le principal foyer d’émigration : plus de90 % de Marocains présents en France avant 1942sont originaires de cette région, 80 % environ pourla période 1942-1956, et un peu plus de 70 % aumilieu des années 1960. L’explication de ce phéno-mène renvoie encore une fois à l’histoire de la colo-nisation et à l’impact de la guerre de 1914-1918. Lepremier Résident général, Lyautey (1912-1925), alargement favorisé et orienté cette “ région berbè-re ” du sud marocain, non “ pacifiée ” encore versl’émigration, tout en interdisant les départs deszones “ pacifiées ”. Cette situation a été dictée pourdes raisons militaires, politiques et idéologiques :c’est en effet dans cette “ région berbère ” que lacolonisation militaire a eu la résistance la plusacharnée, à tel point que la dite “ pacification ” n’estachevée définitivement qu’en 1936. L’émigration iciest un moyen certain de disloquer les rapportssociaux et de vider ainsi cette région de sa popula-tion masculine active et résistante. D’ailleurs, il estprouvé que les premiers Marocains recrutés par leSTC (Service des Travailleurs Coloniaux, 1916-1918),étaient tous originaires de cette région du sud maro-cain11. Cette question de l’origine géographique des

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65départs a fortement marqué l’émigration marocai-

ne jusqu’à présent, dans la mesure où les premiersmigrants ont conditionné ces départs migratoires,en cautionnant ou recommandant à leursemployeurs, des membres de leurs familles, desamis ou des voisins du même village. D’où le rôleprimordial de la structure sociale et familiale dansl’alimentation et la reproduction des migrations.

Jusqu’en 1954, les habitants d’Oujda, et surtoutceux du Rif, étaient presque inexistants en France,car ils étaient employés dans les chantiers de l’Algé-rie coloniale. En revanche, après le déclenchementde la guerre d’Algérie (qui a eu pour conséquencela fermeture des frontières algéro-marocaines), lespopulations du Rif notamment ont été condamnéesà chercher des revenus de substitution en Europe,plus précisément après le soulèvement de 1958-1959. C’est ce qui incita le pouvoir marocain en pla-ce à utiliser et à orienter l’émigration vers l’Euro-pe, depuis les régions agitées socio-politiquement,afin d’acheter la paix sociale. Dans ce contexte, leRif souffre d’un déséquilibre concernant ses struc-tures socio-démographiques et écologiques. Cesstructures sont conditionnées par le manqued’hommes valides et actifs. Ces derniers qui s’occu-paient de la terre et de l’élevage ont émigré versl’Europe, laissant derrière eux des femmes, desenfants et des vieillards, totalement dépendantsdes revenus de l’immigration.

Indéniablement, le pouvoir marocain a parfai-tement réussi l’instrumentalisation politique etidéologique de l’émigration. C’est pour cette raisond’ailleurs que la migration rifaine se caractérise parsa grande dispersion en Europe, entre les pays aveclesquels le Maroc a signé des conventions de main-d’œuvre. Alors que la migration originaire de la pro-vince d’Agadir est majoritairement implantée enFrance. Ce n’est que pendant les années 1960 quenous assistons à la généralisation consolidée desdéparts concernant toute la carte géographique duMaroc, avec une forte présence des populationsurbanisées, représentant toutes les villes maro-

caines sans exception. Toutefois, il faut signaler quedes régions comme Casablanca, Agadir et le Rifdominent les départs vers l’Eldorado européen. C’estce contexte socio-historique, lié aux régions dedéparts et qui trouve son origine dans notre pério-de, qui nous renseigne sur un fait tout à fait origi-nal, à savoir que l’immigration marocaine, à l’ima-ge de l’immigration turque, est la plus largementrépartie en Europe : la France en premier lieu, maisaussi la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Italie,l’Allemagne, sans parler des pays arabes.

Migrations “ clandestines ” ou “ l’armée de réserve de main-d’œuvre ”L’immigration marocaine en France a été mar-

quée par les départs “ clandestins ”, dont la pro-portion dépasse ou avoisine les 90 % de l’effectifmarocain présent en France durant la période colo-niale, mais cette proportion diminua entre 1956 et1965 pour atteindre les 40 % environ. La presse12,les documents13 et surtout les sources14 de l’époquesont unanimes sur ce fait indéniablement établi.La cause principale de ce phénomène réside dansle pouvoir considérable que le patronat européenavait sur l’économie du Maroc colonial et le pro-tectorat, comme l’a démontré la thèse de René Gal-lissot15. C’est ainsi que la Résidence générale a ins-tauré une réglementation draconienne compliquantla tâche des candidats à l’émigration, et permet-tant aux colons de bénéficier d’une “ armée de réser-ve ” de main-d’œuvre abondante (et/ou stockée)pour pratiquer ainsi les bas salaires. Pis encore,l’immigration marocaine a été purement et sim-plement interdite en 1928. Ce qui fait que les Maro-cains n’avaient d’autre choix que celui de quitterle Maroc clandestinement et par tous les moyens :d’où le trafic de faux papiers, les embarquementsclandestins, etc.

Après l’indépendance du Maroc, les mécontentsde la politique économique et sociale sont nom-breux et n’ont qu’une seule obsession : se faire déli-vrer un passeport et quitter le pays vers d’autres

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horizons. Mais la lenteur administrative et les com-plications des démarches pour monter les dossiers,le laxisme du Makhzen, sans oublier la corruptiongénéralisée et pratiquée systématiquement pour ladélivrance des passeports et les pièces annexes, nefont que décourager les candidats à l’émigrationqui sont obligés de faire autrement et partir clan-destinement. Pourtant, force est de remarquer quecontrairement aux idées reçues et écrites souvent,laissant toute une littérature abondante sur ladite“ immigration clandestine ”, nous préférons parlerplutôt de départs clandestins : car si une grandemajorité de ces départs est effectivement clandes-tine, le travail et le séjour en France, en revanche,ne le sont pas ou ne le sont plus après les nom-breuses “ régularisations ” collectives qui se vou-laient toujours exceptionnelles alors qu’elles étaientplutôt structurelles. D’autant plus que le migrantmarocain concerné ici n’avait aucun mal à trouverun employeur et à se faire “ régulariser ”.

Dans ces conditions, c’est bien l’employeur quitransgresse la loi en vigueur et en connaissance decause ; ajoutons que c’est grâce à cet employeur quetel ou tel Marocain a pu “ régulariser ” sa situation.L’employeur gagne “ l’argent de la redevance ” qu’ildevait payer aux organismes d’introduction de main-d’œuvre (la Société Générale depuis les années 1920et l’ONI, l’Office National d’Immigration depuis 1945,devenant l’OMI, l’Office des Migrations Internatio-nales en 1988), par lesquels il fallait impérative-ment passer, sans oublier la pratique des bas salairespour des emplois que les ouvriers européens n’accep-tent guère. C’est ainsi que ces départs irréguliersont des avantages évidents pour le patronat qui pré-sente les interventions effectuées en faveur des“ migrants régularisés ” comme une “ faveuroctroyée ” et non comme une obligation pour le capi-tal qui doit impérativement “ stocker l’armée deréserve ” de main-d’œuvre et acheter à bas prix laforce de travail des manœuvres non qualifiés. Ladite “ clandestinité ” devient ainsi une nécessitépour les employeurs et une “ soupape de sécurité ”pour le pays d’accueil, parce qu’une grande majo-

rité de ces migrants n’a pas de socialisation poli-tique et syndicale, contrairement aux ouvriers euro-péens, qui eux, n’hésitent pas à recourir à la grèvepour défendre leurs droits.

Les Nord-Africains oul’institutionnalisation d’unereprésentation collective négativeLes employeurs en France ont une préférence

indiscutable pour les Marocains au détriment desAlgériens, “ les Marocains ont une productivitésupérieure à celle des Algériens ”. Une documen-tation abondante officielle et privée16 confirme cet-te constatation intrigante. Cette représentation ren-voie d’abord à la politique coloniale qui consiste àdiviser pour régner afin de faciliter la domination,l’aliénation et la relégation, puisqu’il n’y a aucunescience exacte qui a pu démontrer que la produc-tivité de telle ou telle nationalité est supérieure àune autre. Seulement il paraît que les travailleursmarocains étaient absents des luttes sociales etpolitiques menées dans l’immigration. Alors que lesAlgériens se distinguaient par une socialisation poli-tique et syndicale frappante, faisant d’eux des “ agi-tateurs ” désignés. En fait, ils étaient souvent enconflit avec les employeurs ou/et l’administrationfrançaise. En outre, la violence de la guerre d’Algé-rie n’a fait qu’accentuer et empoisonner les rap-ports entre les Algériens et l’opinion publique fran-çaise. Par voie de conséquence, les traces et lesséquelles de ces relations conflictuelles sont tou-jours vivaces dans les esprits.

L’opinion publique française reste, d’une maniè-re générale, défavorable aux populations maghré-bines dans l’immigration, même s’il faut reconnaîtreune nuance, voire un préjugé favorable pour les Maro-cains. Cette situation est déjà conditionnée par lestatut colonial qui a été réservé à ces populations,statut qui demeure pendant toute la colonisation,rigide, primitif et archaïque. En effet, ce statut a faitla vie belle aux colons européens au détriment despopulations locales qui étaient privées des droitssociaux, politiques et syndicaux. C’est ainsi que

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65“ l’infériorisation ” est institutionnalisée face à la

machine de la “ supériorité civilisationnelle ” quel’impérialisme s’est chargé de diffuser et de repro-duire dans cette partie de l’Afrique. La présence desMaghrébins en France a été souvent marquée (etelle l’est toujours) par une vision conceptuelle quiles renvoie systématiquement à leur infériorité inté-riorisée, consciemment ou inconsciemment, parl’opinion française. Une opinion qui reste toujoursconditionnée et enfermée dans ce que Sami Naïr aappelé Le regard des vainqueurs17. C’est sous lapression de cette opinion que les pouvoirs publicsont inventé des institutions “ spécifiques ” aux immi-grés nord-africains.

Les institutions de la politique coloniale musulmane dans l’immigrationC’est dans ce contexte historique marqué par

l’impérialisme et la domination qu’on assiste à l’ins-titutionnalisation de toute une “ politique colonia-le musulmane nord-africaine18 ” dans l’immigration,et ce, depuis l’entre-deux-guerres. Cette politiqueest symbolisée par la fondation de la Mosquée deParis, dans la construction19 de laquelle le Maroc ajoué un rôle capital (1922-1926), et par la “ Brigadenord-africaine ” (1925-1945)20, connue aussi sous lenom de la “ rue Lecomte ” ou encore, le “ BureauArabe ”. Ce service “ d’assistance ” qui se voulaitprotecteur, officiellement, fut une véritable struc-ture policière qui contrôla et surveilla les nationa-listes et intellectuels nord-africains menaçant lesintérêts de la politique française. Une troisième ins-titution a été réservée spécifiquement aux Nord-Afri-cains immigrés, l’Hôpital franco-musulman de Bobi-gny21, hôpital qui a marqué le paysage socio-sani-taire de la région parisienne et a fait couler beau-coup d’encre à propos des motivations officielles quiont justifié sa création. En réalité, il s’agissait d’unemédicalisation qui a eu pour objectif non-avoué deséparer la population parisienne des populationsnord-africaines, ces dernières étant jugées “ spé-ciales et spécifiques ”, car “ porteuses de maladiescontagieuses, héréditaires et coloniales ”22. Or, cet

hôpital servait en premier lieu à canaliser des infor-mations utiles pour l’identification23 des Nord-Afri-cains impliqués dans les groupements nationalistes,car l’ENA (l’Étoile Nord Africaine) de Messali Hadj,depuis sa création en 1926, demandait déjà l’indé-pendance de toute l’Afrique du Nord.

Le rôle du premier mouvementd’étudiants marocainsEn Algérie, c’est le FLN qui a encadré la révolu-

tion militaire permettant la libération du peuplealgérien, et il est fort significatif qu’ici ce sont les“ hommes d’armes ” qui l’ont emporté sur les“ hommes de plume ”. Alors qu’au Maroc la situa-tion est différente ; ce sont les “ hommes de plume ”qui ont instauré et récupéré le “ nationalisme royal ”,un fait qui reste unique dans le monde arabo-musul-man, excluant ainsi les masses populaires des fruitsde la “ marocanisation ” pour laquelle ces derniersont risqué ou laissé leur vie. La comparaison entreles nationalismes algérien et marocain est perti-nente à plus d’un titre. En effet, le nationalisme algé-rien né dans l’immigration, s’est formé essentielle-ment dans la mouvance des masses populaires immi-grées à l’image de (l’autodidacte) Messali Hadj, quicréa l’ENA en 1926, le PPA (le Parti du peuple algé-rien), puis enfin le MTLD (Mouvement pour letriomphe des libertés démocratiques). Tous ces mou-vements politiques ont fait de Messali Hadj le pion-nier et le fondateur incontestable et incontesté dunationalisme algérien.

Au contraire, le mouvement national marocainest formé initialement par les “ couches supérieures ”de la société marocaine. C’est ainsi que les intel-lectuels et les étudiants24 vont jouer un rôle, si cen’est pas le rôle premier au sein de ce mouvementnational. Si les ouvriers algériens vont largement sedistinguer par leur politisation dans l’immigration,ce n’est pas le cas de leurs compatriotes étudiantsqui se distinguaient par leur passivité et par leurabsence du combat socio-politique jusqu’au milieudes années 1940, et il faudra attendre le milieu desannées 1950 pour les remarquer aux côtés du FLN.

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Quant aux étudiants marocains, ils monopolisèrentl’espace de l’immigration à travers lequel ils acqui-rent une socialisation politique pertinente, en ren-contrant et en s’appuyant sur les intellectuels pro-gressistes du Quartier latin (français, européens et“ tiers-mondistes ”25), quartier qui a fortement mar-qué l’imaginaire politique et socioculturel des étu-diants marocains de l’époque.

Il faut toutefois mentionner que ce mouvementestudiantin marocain est resté longtemps enferméet conditionné par son origine bourgeoise, qui a étémenacée socio-économiquement par la colonisation.En effet, “ la bourgeoisie aristocratique ” marocai-ne (de Fès) “ comprit très vite que son salut dépen-dait du démantèlement de l’appareil du protecto-rat et de l’éviction des intérêts étrangers ”26. Cecidit, les éléments les plus dynamiques du mouvementétudiant formé en France, durant les années 1927-1939, représentèrent le noyau dur du mouvementnationaliste, devenant plus tard l’élite politique pen-sante du Maroc post-colonial : comme M. H. El Ouaz-zani le plus “ progressiste ” parmi eux, Ahmed Bala-fej qui fut Premier ministre du premier gouverne-ment du Maroc indépendant, ou encore MohammedEl Fassi, Omar Abdeljalil, Mohammed El Kholti, etc.

Les étudiants marocains en France des années1950-1960 ont continué à perpétuer la tradition pro-testataire “ bourgeoise ” inaugurée par leurs aînésdes années 1930. Cette opposition leur a permisd’être récupérés et “ fonctionnarisés ” par le pou-voir makhzénien, à l’image des intellectuels de lafin des années 1950, formés à Paris : MohammedDouiri, Mohammed Boucetta, Mohammed Tahiri,Abdelhafid Kadiri, pour ne citer que ces noms. Lesstratégies de récupération politique et “ élitiste ” etd’alliance sociale et familiale, sont une constantebien rodée de l’histoire contemporaine du Maroc,dont John Waterbury a analysé les mécanismes socio-anthropologiques structurels. Pourtant, depuis lemilieu des années 1960, nous assistons à un chan-gement notable de la diversification de l’origine géo-graphique et sociale des étudiants marocains en

France, suite à l’enseignement de masse remarquédepuis la première décennie de l’indépendance. Lerésultat de ce changement qui a permis à plusieursétudiants d’origine modeste d’accéder à l’universi-té, est la radicalisation politique du mouvement étu-diant marocain organisé au sein de l’UNEM (l’Unionnationale des étudiants du Maroc), proche de l’UNFP(l’Union nationale des forces populaires) de MehdiBen Barka. Pour illustrer notre propos, il suffit derappeler la tragédie de Casablanca des 23-25 mars1965, déclenchée par les lycéens et largementappuyée par les étudiants issus de tous les milieuxsociaux, ou encore les manifestations estudiantines,réprimées dans le sang, qui ont marqué le Maroc desannées 1970 et 1980.

L’originalité de l’immigration judéo-marocaine Avant la création de l’État hébreu en 1948, l’émi-

gration des Juifs du Maroc en France était presqueinsignifiante, exceptée la “ transplantation ” de lacommunauté judéo-marocaine de Saint-Fons, situéedans la région lyonnaise. En effet, l’enquête27 quenous avons menée sur le territoire de cette com-mune nous a permis de révéler, pour la premièrefois, qu’un petit groupe de Juifs marocains origi-naires de Marrakech et de Mogador (l’actuelleEssaouira), était venu en France lors de la guerrede 1914-1918. Á la fin du conflit armé, ce petit grou-pe a réussi à rester dans la commune de Saint-Fonspour y travailler. Ce sont ces primo-migrants enFrance (les Aich Aknin28, les Ben Attar, les Bitton)qui sont à l’origine de la fondation de la commu-nauté judéo-marocaine de Saint-Fons. Cette com-munauté atteignait un effectif de 250 à 400 per-sonnes dans les années 193029. Ceci étant dit, l’enra-cinement de cette communauté judéo-marocaine àSaint-Fons reste un cas tout à fait original et uniquedans l’histoire des migrations juives nord-africainesde l’entre-deux-guerres. Car c’était la première com-munauté judéo-marocaine, voire nord-africaine, fon-dée dans cette région.

Les conséquences de la Seconde Guerre mon-

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65diale et le nouveau contexte géopolitique interna-

tional, la création de l’État d’Israël, ont changé ladonne en bouleversant les structures traditionnellesdes diasporas juives à travers le monde. Désormais,on assiste à l’implantation en Afrique du Nord etsurtout au Maroc des organisations sionistes consi-dérant le Maroc comme un réservoir pour peuplerIsraël. En 1948, le Maroc colonial comptait entre220 et 230 000 Juifs, soit la communauté la plusimportante de cette région. Ce nombre a été réduità 60 000 Juifs au milieu des années 196030 : situa-tion qui s’explique par de nombreux départs versIsraël notamment, mais aussi vers l’Amérique duNord et l’Europe. Les incertitudes qui ont marquéle Maroc après son indépendance, et plus précisé-ment les soulèvements populaires tragiques qui ontsecoué le pays entre 1958 et 1965, la guerre des SixJours de juin 1967, ont accéléré l’immigration judéo-marocaine. Il est vrai que le gouvernement maro-cain a tout fait pour intégrer les Juifs marocainsdans la vie publique et privée. Par contre, la clas-se politique marocaine a été divisée sur ce qui a étéappelé par la presse de l’époque “ la question jui-ve ”. C’est ainsi que Mehdi Ben Barka, par exemple,“ se prononçait ouvertement pour la liberté reli-gieuse et contre la marginalisation des Juifs maro-cains. Contrairement à Allal El Fassi, qui lui, optapour leur exclusion de la vie économique et poli-tique ”, mentionne René Gallissot31.

Deux événements majeurs vont contribuer auxdéparts à la fois collectifs et massifs des Juifs maro-cains :

- la création de l’État d’Israël a joué le rôle d’unpays d’accueil concurrentiel et supplémentaire.C’est ainsi que l’État hébreu représente désormaisune identité juive ou sioniste, réelle ou fictive, pourdes milliers de migrants judéo-marocains en quêted’un symbole identitaire.

- l’interdiction du pouvoir marocain de toutemigration juive vers Israël en septembre 1956, a étémal vécue par la communauté juive du Maroc, cequi a fortement renforcé le sentiment d’insécuritéet d’instabilité. Par conséquent, les organisations

sionistes et les services secrets israéliens ont prisla relève pour organiser les départs clandestine-ment, mais ces départs ont été jugés par les res-ponsables israéliens insuffisants et risqués. D’oùles accords monnayés qui ont été provoqués par leMossad32 et signés en 1961, pour laisser partir120 000 Juifs du Maroc entre 1961 et 1965 : ce sontles départs les plus massifs de toute l’histoire del’immigration marocaine de cette période. Ces per-sonnes ont transité par la France, dont le camp duGrand Arenas de Marseille servait de “ refuge tran-sitoire ” avant l’embarquement vers Israël. Toute-fois, plusieurs milliers de Juifs marocains ont pro-fité de leur séjour à Marseille pour rester en Franceet s’y implanter.

La décolonisation du Maghreb eut pour consé-quence directe et indirecte l’arrivée massive enFrance des Juifs originaires de cette région. C’estainsi qu’on assista à une profonde mutation des struc-tures socio-démographiques, professionnelles, cul-turelles et économiques voire politiques du judaïs-me français. De même, malgré la francisation desJuifs du Maroc, ces derniers donnent une impor-tance capitale à l’affirmation de leur “ marocanité ”en tant qu’identité collective absorbée par le devoirde mémoire (l’exemple du CRJM, Centre derecherche sur les Juifs du Maroc, illustre typique-ment notre propos), ce qui leur permet de sauve-garder les traditions ancestrales pour ne pas deve-nir “ les colonisés de l’intérieur ” à l’image des “ mino-rités régionales ” complètement assimilées par la“ machine républicaine française ”.

Par ailleurs, l’immigration des Juifs du Maroc estune migration sélective selon “ le capital sociocul-turel ” des “ catégories sociales ” concernées. Lagrande majorité de Juifs marocains qui demeure for-tement pénétrée par l’idéologie sioniste a opté pourl’immigration en Israël : c’est la catégorie sociale laplus pauvre au sens large du terme, représentant eneffet les Juifs des mellahs et des bidonvilles qui n’ontguère profité de la marocanisation. Par contre, ceuxqui possédaient un “ capital social évolué ” et qui se

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distinguaient par leur “ occidentalisation ” à la fran-çaise, ont choisi de se “ transplanter ” en terre hexa-gonale ; ces Juifs représentent ainsi “ la classemoyenne ” la plus dynamique du Maroc, leur nombreatteignait, en 1965, 32 000 personnes environ.

Pour terminer, il faut dire que contrairement auxpays anglo-saxons, en France, à l’instar des autrespays européens, “ l’histoire de l’immigration estpresque absente des disciplines universitaires àl’image des manuels scolaires ”. Espérant toutefoisque cette première thèse sur l’histoire des migra-tions marocaines, dont les grandes lignes sont pré-sentées ici, contribue à la restitution de la mémoi-re collective qui ne supportera pas trop longtempscet “ oubli historique ”. Autrement dit, il faut impé-rativement intégrer l’histoire de l’immigration dansla conscience nationale pour espérer restituer lesinconscients collectifs des uns et des autres.

Elkbir AtoufDocteur, chercheur en histoire sociale

contemporaine

1)- Cette contribution reprend l’essentiel des résultatsd’une thèse doctorale soutenue et présentée par l’auteur àl’Université de Perpignan. Le choix chronologique (1910-1965)est dicté par deux raisons renvoyant d’abord aux premièrestraces de la présence marocaine en France, attestée parl’auteur de la première thèse soutenue sur l’immigration maro-caine : Joanny Ray, Les Marocains en France, Ed. MauriceLavergne, Paris, 1937, 396 pages. Quant à 1965, ce fut l’annéedes émeutes sanglantes de Casablanca du 23 mars. En outre,ce fut le 29 octobre de la même année que l’opposant maro-cain Mehdi Ben Barka fut enlevé à Paris et assassiné. L’assas-sinat de Ben Barka qui a empoisonné les relations diploma-tiques franco-marocaines pendant des mois a eu pour consé-quence la suspension unilatérale de l’immigration marocai-ne en France par Charles de Gaule, alors Président de la Répu-blique.

2)- Voir notre article : “ Les Marocains en France, his-toire d’une immigration programmée (1914-1992) ”, in La

Médina, le magazine des cultures et sociétés, n° 16, juillet-août 2002, pp. 64-65.

3)- Archives du Quai d’Orsay, série Afrique (1918-1940), sous-série “ Affaires générales ”.

4)- Voir le rapport du commandant Pierre Dugrais sur Les

soldats marocains, 1947 (disponible au CHEAM/Paris), et M.H. El Ouazzani, Moudakkirates (en arabe, Mémoires, 6 tomes),1986, T. 2 (1937-1946), p. 59. Voir aussi la thèse inédite deMohammed Bekraoui, Le Maroc et la Première Guerre mon-

diale (1914-1920), thèse soutenue à l’Université de Proven-ce-Institut d’histoire des pays d’outre-mer (sous la directionde J.-L. Miège), 1987, (2 T., 445 pages, plus illustrations etannexes).

5)- M. Ibn Azzuz Hakim, Actitud de los Moros ante el

alzamiento, Marruecos : 1936, 1997, pp. 190-191. 6)- Nous utilisons le terme “ nord-africain ” tel qu’il a été

d’usage durant la colonisation française dans cette région.Ce fut une terminologie chargée idéologiquement et politi-quement pour désigner les populations locales du Maroc, dela Tunisie et de l’Algérie, appelées communément “ indi-gènes ”, une façon de ne pas reconnaître l’identité nationa-le de tel ou tel peuple. Le terme “ Maghrébin ” n’est institu-tionnalisé définitivement qu’après la décolonisation de l’Algé-rie en 1962.

7)- Voir Recensement général de la population de

l’INSEE, 1924 et Annuaire statistique de l’INSEE, Vol. 72.

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658)- Voir Recensement général de la population de

l’INSEE, 1954.9)- Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracine-

ment, Les éditions de Minuit, 1964, Paris, 224 p.10)- Archives du Quai d’Orsay, op. cit, Circulaire n°46 Tr.

du 13 juillet 1928.

11)- Archives du Quai d’Orsay, Ibid. ; Abdallah Baroudi,Maroc impérialisme et émigration, Editions Hiwar (2e éd.),Paris/Rotterdam, 1989, p. 137 et suiv. (211 p.), ainsi que lathèse de J. Ray, op. cit.

12)- Voir notamment les nombreux articles de l’Huma-

nité et le Populaire de l’époque.13)- La thèse de J. Ray, op. cit., et A. Baroudi, op. cit.

14)- Archives du Quai Orsay, série Afrique (Affaires musul-manes et Affaires générales : 1918-1940) ainsi que la Série M(1950-1955). Voir aussi les Archives interministérielles deFontainebleau, série TR 14 341 et suiv. (concernant les années1950-1960).

15)- René Gallissot, Le patronat européen au Maroc

(1931-1942), thèse éditée en 1964 (rééd. par EDDIF en1990), 294 p.

16)- Archives du Quai d’Orsay (séries précitées), Archivesinterministérielles de Fontainebleau, op. cit., les documentsdu CHEAM, le rapport de P. Laroque et F. Ollive (rapporteurspour le Conseil d’État) sur Les Nord-Africains en France,1938 (2 vol. dactyl. de 305 p.), la thèse de J. Ray, et enfin lerapport de Pierre Devillars (qui fut le directeur de l’Officedu Maroc à Paris entre 1948 et 1951), L’immigration maro-

caine en France, 1952 (rapport de 151 p.).17)- Sami Naïr, Le regard des vainqueurs, Ed. Figures-

Grasset, Paris, 1992, 244 p.18)- Pour plus de détails sur cette question, voir Elkbir

Atouf, “ Les institutions coloniales conçues pour les Musul-mans de l’Afrique du Nord dans l’immigration ”, in Revue

Migrations et Santé, n° 110-111, juillet/août 2002, pp. 161-192. Voir aussi nos articles publiés dans le quotidien maro-cain Libération, n°3374, n°3375, n°3376 et n°3377 des 7-11janvier 2002.

19)- Pour avoir une idée précise sur les circonstances his-toriques de la fondation de cette mosquée, voir Elkbir Atouf,“ La Mosquée de Paris. Quel rôle fut joué par le Maroc danssa fondation ? ”, in La Médina, le magazine des cultures et

sociétés, n°16, juillet-août 2002, pp. 64-65. Et du même auteur,“ Le pourquoi de la fondation de la Mosquée de Paris (1922-

1926) ”, in Le Journal hebdomadaire n°48, du 12-18 janvier2002, pp. 20-21.

20)- Voir Elkbir Atouf, “ La Brigade nord-africaine ou lapolice de l’immigration (1925-1945) ”, in Le Journal hebdo-

madaire, n°50, du 26 janvier au 1er février 2002, pp. 20-22.Voir aussi, du même auteur, “ Le service de surveillance etde protection des indigènes nord-africains ”, in Islam, Revue

trimestrielle d’histoire et de théologie musulmane, n°1, jan-vier-mars 2002, pp. 42-43.

21)- Pour faire le point sur l’histoire de cette institu-tion, voir Elkbir Atouf, “ L’hôpital de Bobigny symbole de lapolitique coloniale musulmane dans l’immigration ”, dansla Revue islam, n°1, op. cit. , pp. 44-45.

22)- Archives du Quai d’Orsay, op. cit., Archives de la poli-ce parisienne, notamment les délibérations des Conseils muni-cipaux des années 1930, et le rapport de Raoul Aubaud (quifut Secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur) sur la main-d’œuvre nord-africaine, 1938, 65 p.

23)- Faut-il ajouter que le directeur de l’hôpital franco-musulman à l’époque, n’est autre que M. Gérolami, qui diri-geait aussi, et en même temps, la Brigade nord-africaine etles autres services de la “ rue Lecomte ”. Il fut l’administra-teur principal des Communes Mixtes, avant d’être détachépar le Gouvernement général de l’Algérie pour diriger lesfameuses structures policières de l’immigration nord-afri-caine depuis 1925. M. Gérolami parlait couramment l’arabeet le berbère.

24)- Pour comprendre l’apport primordial des étudiantsmarocains dans la vie politique au Maroc ainsi que dansl’immigration, voir Elkbir Atouf, “ Le rôle du premier mou-vement d’étudiants marocains dans l’autonomisation poli-tique des Nord-Africains en France (1927-1939) ”, in Revue

islam, n°2, sept.-nov. 2002, pp. 42-45, et du même auteur,“ La migration estudiantine marocaine en France de 1956 à1965 ”, in Le Journal hebdomadaire, n°72, du 29 juin-5 juil.2002, pp. 17-20.

25)- La terminologie “ tiers-monde/tiers-mondiste-s ” aété inventée par le démographe Alfred Sauvy au début desannées 1950.

26)- John Waterbury, Le commandeur des croyants, lamonarchie marocaine et son élite, Ed. PUF (première édi-tion), 1975, p. 126.

27)- Nous avons publié une partie des résultats de l’enquê-te. Voir Elkbir Atouf, “ La migration juive du Maroc (1919-

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1942) ”, in Le Journal hebdomadaire n°59, 30 mars-5 avril,pp. 26-27, 1e partie, n°60, 6-12 avril, pp. 28-29, 2e partie etn°61, 13-19 avril, pp. 42-43, 3e partie) de l’année 2002. Voiraussi et du même auteur “ L’histoire de la transplantation dela communauté judéo-marocaine de Saint-Fons (1919-1945) ”,article à paraître dans Archives juives.

28)- Voir témoignage/entretien qui nous a été accordépar David Aknin à Villeurbanne le 10 février 2000. David n’estautre que le fils aîné de Aich Aknin, l’un des pionniers et pre-miers migrants, en tant que Juifs du Maroc, à Saint-Fons.

29)- Voir les archives municipales de la commune de Saint-Fons.

30)- Voir les Archives nationales de Rabat, non cotées.31)- René Gallissot et Jacques Kergoat, (actes de col-

loque) Mehdi Ben Barka, de l’indépendance marocaine à la

Tricontinentale, 1997, p. 112, 214 pp.32)- Concernant le rôle du Mossad, les services secrets

israéliens, dans l’organisation de l’immigration juive maro-caine vers l’État hébreu, en passant par les accords monnayéset signés entre le Maroc et Israël : cf. Agnès Ben Simon, Has-

san II et les Juifs, histoire d’une émigration secrète, Ed.Seuil, 1991 (235 p.), voir notamment pp. 163-167.

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Le Rif terre d’émigration : aux origines du mouvement migratoiredans le Rif

Le but de cette contribution estd’apporter un éclairage sur le thèmede l’émigration dans le Rif. L’approchehistorique que nous adoptons nouspermettra de comprendre les originesde ces mouvements pendant les deuxderniers siècles (avant, pendant et

après la colonisation). Il s’agit essentiellement detraiter le thème de la relation entre la populationet les ressources du pays. Le Rif est, dans ce cas, unbon exemple à étudier : ici l’émigration a toujoursété vitale et indispensable à la survie de la popula-tion. Face à la pauvreté de son territoire, l’hommerifain a toujours su trouver des ressources complé-mentaires ailleurs, c’est-à-dire en quittant tempo-rairement son pays. Ce qui fait du Rif un foyer tra-ditionnel des départs à l’étranger. Dès les années1970, la province de Nador comptait le taux d’émi-gration le plus haut. En 1974, 45 000 émigrés origi-naires de cette province travaillaient en Europe,

chiffre presque équivalent au nombre de Rifains quifréquentaient chaque année l’Algérie dans les années1940. Ainsi il nous paraît indispensable de présen-ter la région du Rif et de brosser un tableau de lasociété rifaine, de son évolution au cours des deuxderniers siècles. Pour des raisons pratiques et métho-dologiques et pour mieux cerner ce phénomène, nousnous limiterons à la région du Rif oriental qui cor-respond administrativement à l’actuelle province deNador.

Le pays rifain Le Rif des géographes est toute cette région com-

prise entre Tanger à l’ouest et Oued Moulouya à l’est.Pour les habitants du pays, ce terme ne désignequ’une région très limitée : la côte est méditerra-néenne et son arrière-pays montagneux, autour dela ville d’Al-Hoceima c’est-à-dire l’actuel Rif central.Les géographes espagnols de l’époque coloniale uti-lisaient le terme Rif pour désigner toute la régionmise sous le protectorat espagnol, en faisant la dis-tinction entre le Rif oriental, le Rif central et le Rifoccidental ou le pays de Jabala. Chaque région a sesparticularités géographiques et humaines. Dans cet-

Un siècleet demi de migrations rifaines :

de l’émigration saisonnière à l’émigration permanente

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te contribution, nous limitons notre propos à la seu-le région du Rif oriental. Il s’agit d’un territoire quioccupe une surface de plus de 6 000 kilomètres car-rés. C’est une zone frontière entre le Haut Rif cen-tral et le Maroc oriental. Trois domaines peuventêtre étudiés afin de bien comprendre l’utilisation del’espace :

- La montagne est présente au nord, mais il nes’agit plus des montagnes élevées du Rif central. Lessommets ne dépassent guère 1 500 mètres. Ce reliefcompartimenté et littoral connaît un climat médi-terranéen opposant une saison sèche et chaude l’étéet une période pluvieuse et plus fraîche commen-çant à l’automne et débordant sur le printemps. Mal-gré l’aridité qui caractérise le climat de ces mon-tagnes, des sources offrent de l’eau en permanence,ce qui est à l’origine des petites zones irriguées éta-gées dans les montagnes.

- La steppe domine au sud, où l’élevage prendune part importante dans l’économie de cette zone,encore plus que la culture.

- Et puis le littoral et la mer : l’influence de lamer est importante sur le climat du littoral. La pêcheapporte des ressources d’appoint pour la populationdes tribus côtières telles que Temsamane, Beni Saïd,Béni Bou Gafer et Béni Chiker. Il y a des raisons his-toriques qui expliquent que la côte est moins peu-plée que les montagnes. Depuis le XVe siècle, la côtea été une ligne défensive contre les tentativesd’implantation des Espagnols.

En général, toute la vie humaine dans le Rifs’organise en fonction de la rareté de l’eau. La plusgrande partie des cultures se fait l’hiver, aussi bienen plaine qu’en moyenne montagne : en été, ce nesont partout que de vastes campagnes nues. Demême, des sources au pied des montagnes serventà arroser quelques champs. Les contraintes du milieuphysique et la surpopulation ont poussé les habi-tants à mettre le maximum de terres en culture ;toutes les parcelles cultivables, même les plus petitessituées sur les pentes des collines et dans les val-lées étroites, sont exploitées. La diversification deleurs ressources était une nécessité pour pouvoir

survivre dans ce milieu austère. La pêche pour lestribus côtières, l’artisanat et l’émigration pour lereste de la population, apportaient des complémentsde ressources importants. Ainsi les Rifains ont pusouvent éviter les famines qui les menaçaient enpermanence. La présence humaine date de plusieursmillénaires. Il s’agit d’une paysannerie à forte tra-dition sédentaire.

Le Rif sous le protectorat espagnol : un héritage colonial conséquent en matière d’émigrationLa zone nord du Maroc, de Moulouya à la côte

atlantique, a été soumise à partir de 1912 au pro-tectorat espagnol. C’est ce qui a déterminé une orien-tation particulière de son développement. L’actiondu protectorat espagnol, sur le plan économique aété beaucoup moins importante ; pratiquement aucu-ne infrastructure capable de favoriser l’activité éco-nomique n’existe. Peu de choses ont été entreprisespour améliorer le sort du fellah, moderniser l’agri-culture, ou mettre en valeur les nouvelles terres.Une large partie de la classe politique marocainepense que la marginalisation dont souffre actuelle-ment cette région est due en partie à l’héritage colo-nial1. Lors de l’indépendance du Maroc, cette régionfigurait parmi les plus déshéritées du pays. Elle anon seulement souffert des conséquences désas-treuses d’une guerre qui a duré de 1921 à 1927, maisde surcroît, elle n’a bénéficié ni des travaux d’infra-structure nécessaires, ni d’investissements capablesde générer le développement économique souhaité.Le bilan de cette colonisation à l’indépendance dupays est très maigre, la région manquait des infra-structures nécessaires au développement écono-mique, n’avait presque pas d’industrie, ses équipe-ments sociaux étaient modestes : il n’y avait quequelques hôpitaux, dispensaires, orphelinats etécoles, mais des bureaux de contrôle (Oficinas dela Intervención) et des casernes militaires partout ;il y avait deux militaires au kilomètre carré, un pour19 habitants en zone espagnole contre un pour 80habitants au Maroc français. La communication entrela zone occidentale et la zone orientale du protec-

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Etorat était à peine possible. À la fin du protectorat,le réseau routier dépassait à peine 2000 kilomètreset les chemins de fer 230 kilomètres.

A notre avis, sur le plan culturel, l’Espagne a bienmieux réussi à s’implanter que la France. À titred’exemple, la langue espagnole était parlée dans lescoins les plus reculés du Rif. Ce phénomène est dûprincipalement à la présence des soldats et des petitspaysans espagnols dans le milieu rural, à côté desRifains. À vrai dire les conditions de vie de la popu-lation espagnole n’étaient guère meilleures que cellesdes autochtones et il n’y a pas eu de véritable élite“ hispanophone ”. Le phénomène était très réduit :il s’agissait uniquement des fils de quelques notablesformés “ à l’espagnole ” ayant fréquenté les univer-sités espagnoles. Sur le plan socio-économique, leschangements apportés par la colonisation n’étaientpas aussi importants que dans la zone de l’occupa-tion française. Ils n’ont modifié que partiellementl’économie de la région. L’agriculture demeurera leprincipal secteur de l’économie rifaine. Cependant,il faut signaler que d’autres facteurs ont été à l’ori-gine de ces changements. Il s’agit des conséquencesd’une guerre coloniale qui a duré plus de dix-huitans (1909-1927), de l’imposition d’une nouvelle admi-nistration coloniale et de la participation de dizainesde milliers de Rifains à la guerre civile espagnole.Sans oublier les catastrophes naturelles, sécheresseset famines, qui ont entraîné des mouvements d’exo-de rural et d’émigration. Cette mauvaise situations’est aggravée après l’indépendance du pays à cau-se de certaines mesures prises par le nouveau gou-vernement marocain. Dès 1958, la langue espagno-le a été remplacée par la langue française dansl’administration, ce qui a participé à la marginali-sation de l’élite locale formée dans les écoles espa-gnoles. En 1963, les mêmes mesures ont été prisesdans les écoles : le français a remplacé l’espagnol.De plus, cette région n’apparaîtra pas dans les pro-grammes de développement du pays malgré la situa-tion de crise dont elle souffrait, surtout en ayant subiles conséquences de la guerre de libération natio-nale. L’Espagne, de son côté, a tourné le dos à son

ancienne colonie. Depuis cette date, on n’entendplus parler du Rif. Ce silence peut être justifié parles mauvais souvenirs que garde une partie de lapopulation espagnole de ce pays. Ce n’est qu’à par-tir des années 1980, ce qui correspond à l’augmen-tation du flux migratoire marocain vers l’Espagne,que la classe politique et une large partie de la popu-lation espagnole commencent à s’intéresser au paysvoisin, et particulièrement à la zone nord qui repré-sente le grand pourvoyeur de la main-d’œuvremigrante. Cela correspond à l’adhésion de l’Espagneà la Communauté Européenne en 1985 et au dyna-misme économique qui en a découlé. La présencedes milliers de Marocains sur le territoire ibériquea suscité un intérêt particulier chez les universi-taires espagnols, un besoin de redécouvrir cetteancienne colonie.

L’histoire de l’émigration saisonnièrevers l’AlgérieLe Rif a été historiquement et géographiquement

une région ouverte sur l’ouest algérien. Tout au longdes siècles derniers, des liens se sont tissés entre leRif et l’Oranie. Les relations commerciales remon-tent aux temps les plus reculés. Depuis plusieurssiècles, Oran est le port du grand marché du Rif quiconcurrence celui de Melilla situé en plein Rif orien-tal. Ces liens sont apparus également lorsque l’émirAbd el-Kader, chef de la résistance algérienne, seréfugia au Maroc : il y trouva l’appui des tribusrifaines. La conquête française a élargi ces relationsen facilitant les moyens de transport. Dès le débutdu défrichement des terres et de l’implantation d’unenouvelle économie de type colonial en Algérie, lesRifains commencent à se rendre dans ce pays voi-sin, à la recherche de travail chez les colons fran-çais. L’un des premiers témoignages dont nous dis-posons, situe le début de cette émigration vers lamoitié du XIXe siècle :

“ Le 18 novembre de la même année 1852, agissantsans doute en représailles, les Espagnols de Melillas’emparent d’une barque marchande appartenant àdes Guelaya, et qui faisait route pour Oran où, de plus

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en plus, d’année en année, les travailleurs de cette tri-bu viennent maintenant louer leurs bras colons àl’époque des moissons ”2.

En s’appuyant sur les documents de “ ArchivoHistórico Nacional ” de Madrid, David Hart signaleque la première mention des relations de Ait Oua-riaghel avec l’Algérie date de 18563.

En 1859, dans Le Maroc inconnu, Auguste Mou-liéras4 rappelle que chaque année, plus de 20 000Rifains viennent travailler chez les colons en Algé-rie. Louis Milliot5 rapporte vers 1934 que “ cette émi-gration remontait aussi loin que les souvenirs desgénérations actuelles et d’après les témoignagesdes anciens colons d’Oranie, il y a une cinquan-taine d’années au moins que le défrichement et lesmoissons y sont exécutés par des travailleursrifains ”. Les informations recueillies par RaymondBossard auprès des “ vieux ” du Rif oriental mon-trent que dans le douar de Lemsaratte6, de la com-mune rurale de Dar Kebdani, on allait en Algérie dèsavant la guerre avec les Espagnols, probablementavant 1909. Les Guelaya étaient les premiers parmiles Rifains à émigrer vers l’Algérie, étant donnéeleur situation près de Melilla, d’où ils embarquaienten bateau vers Oran. Cette émigration, qui remon-te au début de la deuxième moitié du XIXe siècle,est devenue plus importante dans la dernière décen-nie du XIXe siècle, lorsqu’une liaison maritime futétablie entre Melilla et Oran. Melilla ne devint unvéritable port qu’après 1892 et les bateaux firentalors la navette entre cette enclave et l’Algérie. Ilsont même participé à la construction des cheminsde fer de l’Afrique noire en 18957. En 1896, il y avait15 524 Marocains en Algérie, le département d’Oranen regroupant 11 8248.

“ De longue date, nous connaissons le Rifain, qui acoutume de venir en Algérie faire la moisson et les ven-danges, comme un laborieux travailleur, courageuxet probe. D’autres fois il se montre un cheminot pré-cieux et bien des kilomètres de rails furent posés parlui, en Oranie principalement ”9.

Nous trouvons les traces de cette émigration dansla littérature orale rifaine sous forme de chansons,comme dans cet exemple, où les Rifains exprimentle regret des absents en Algérie :

“ Oh, Moha, mon pigeon, toi qui fais la moisson au Tassala

Reviens, reviens, ô mon frère, assez pour toi de misère.

Voici que les garçons couchent dans la maison et les héritiers se partagent ta terre ”10.

Quant aux causes de cette émigration, elles sontdirectement liées aux conditions dures du Rif et aumanque de ressources suffisantes pour la popula-tion. L’irrégularité de la pluie entraînait souvent dessécheresses accompagnées de famines. À la fin duXIXe siècle, le marquis de Segonzac, signale que dansle Cap des Trois Fourches (tribu de Guelaya), qu’ilvisita, il n’avait pas plu cette année-là en février etque la prospérité était exceptionnelle, mais quedepuis six ans les pluies étant très limitées et lesrécoltes ne suffisant plus, les jeunes hommes avaientdû s’expatrier11. Devant les fortes densités et afind’éviter la famine, les Rifains ont dû constammentrechercher des ressources d’appoint. Raymond Bos-sard affirme que les migrations de travail paraissent,depuis 100 à 150 ans au moins, indissociables del’histoire des populations du Rif oriental et de leurévolution économique12. Pendant la période pré-colo-niale, l’émigration touchait toutes les couchessociales, mais c’étaient surtout les petits proprié-taires et les paysans sans terre qui émigraient leplus, ainsi que les commerçants. Les véritablescauses de l’émigration à cette époque-là, se trou-vaient dans la pauvreté des ressources du pays rifain.Tous les écrits des voyageurs français et espagnolsqui ont visité le Rif à la fin du XIXe siècle et au débutdu XXe en donnèrent l’image d’un pays pauvre, ari-de et incapable de nourrir convenablement sa popu-lation : une population formée de paysans séden-taires très attachés à la terre, symbole de leur iden-tité. L’agriculture a toujours été à la base de leur vieéconomique. La société rifaine était une société où

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Eprédominait l’élément paysan. La terre formait labase de la rivalité entre les couches sociales dontles membres n’étaient pas tous des propriétaires.Dans ces conditions de surpopulation, la propriétéétait très morcelée. Toutes les parcelles cultivables,même les plus petites situées sur les pentes des col-lines et dans les vallées étaient exploitées. Cecientraînait un déséquilibre entre le nombre d’habi-tants et la superficie cultivable.

Selon Fernando Benedicto Pérez13, cette surpo-pulation représentait un facteur négatif insurmon-table ; elle est la cause primordiale de l’émigrationrifaine. L’aridité du climat et l’irrégularité des pluiesreprésentent un danger permanent qui menace lavie des habitants et les incite à émigrer. Ce sont lesannées de sécheresse qui connaissent le plus grandnombre d’émigrants. Les famines de la fin du XIXe

siècle, citées par Segonzac, en sont le meilleurexemple. El Telegrama del Rif14 du 29 mai 1908,signale que le nombre d’émigrants rifains ayantemprunté le bateau à Melilla pour se rendre à Orann’atteint pas 7 000, alors que les années précédentes,il dépassait 15 000. Ceci est dû principalement aufait que la récolte était bonne dans le Rif, et quebeaucoup de Rifains n’ont pas quitté leur foyer.D’autres ont trouvé du travail dans les chantiers descompagnies minières. Cependant, il faut signalerque l’ampleur de cette émigration n’a jamais étémesurée de façon précise. Les auteurs de la fin duXIXe siècle évaluent le nombre d’émigrants entre30 000 et 35 000. En 1904, la Société Royale de Géo-graphie de Madrid l’estimait entre 40 000 et 50 000.Les statistiques algériennes de 1911 concernant lesétrangers évaluent leur nombre à 102 065 dans ledépartement d’Oran et 58 268 à Alger. Précisons queles Marocains, dont le nombre est estimé à 19 442,ne sont pas classés parmi les étrangers.

Le faible volume des capitaux investis et la peti-te taille des entreprises industrielles n’ont occa-sionné que très peu d’opportunités de travail sur pla-ce. À titre d’exemple, l’effectif de la population acti-ve employée dans l’industrie en 1953 est de 9 713

personnes, soit 0,94 % de la population totale de lazone espagnole15. Les mines de Beni Bou Ifrouremployaient de 2 500 à 3 000 ouvriers dans lesmeilleures conditions d’exploitation minière. Engénéral, ces emplois n’étaient pas de grande impor-tance par rapport aux besoins de la population. SelonAllal Sakrouhi16, l’intervention coloniale espagnolese limitait à la mainmise sur les circuits d’échangeet de distribution et à leur extension à tout l’espa-ce colonisé, ce qui a accentué localement la massedisponible pour l’émigration. Les sources espagnolesinsistent sur l’importance de ce mouvement migra-toire. Un recensement local en 1922, effectué chezles Beni Bou Gafer permet de savoir que plus de lamoitié des foyers ont leur chef de famille en Algé-rie. Dans certains cas, chez les Beni Saïd ou chezles Beni Chiker ou encore chez les Kebdana, lenombre de travailleurs en Algérie était proportion-nellement plus important que celui des ouvriers émi-grés alors en Europe, conclut Raymond Bossard en197917.

Ce mouvement préoccupait les autorités espa-gnoles. Dès les années 1930, des statistiques sur lenombre de départs et de retours par tribu ont étéétablies. Au début, elles n’avaient qu’une faiblevaleur, et ce n’est qu’à partir de la Deuxième Guer-re mondiale que les informations sont devenues plussatisfaisantes. D’après Louis Milliot, dans les années1930, un cinquième ou un quart de la population decertaines tribus rifaines était obligé de se déplacerà l’extérieur, notamment en Algérie pour pouvoirsubsister. Les travaux publics et les mines ont atti-ré surtout les gens des tribus où le travail s’est déve-loppé, notamment dans les régions minières, com-me celle de Beni Bou Ifrour. Dans ces dernières,l’émigration était très réduite. Fernando-Benedic-to Pérez précise dans ce cas : “ il est nécessaire denoter que le Rifain n’est pas nomade et s’il s’expa-trie, c’est qu’il est poussé par le manque de res-sources ”18.

Par contre, ceux qui vivaient près des lieux detravail, comme les mines et les routes en construc-tion, préféraient travailler sur place en tant que jour-naliers, même à un salaire inférieur à celui offert

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par les colons français en Algérie. Mais une fois queles occasions de travail sur place devenaient rares,ils prenaient le chemin de l’émigration.

En réalité, il y avait un grand déséquilibre entrele nombre d’habitants disponibles pour le travail etla capacité d’emploi dans la région du Rif. La colo-nisation agricole était très limitée. Elle consistaiten quelques exploitations aux environs de Melillaappartenant à la Compañía Española de coloniza-ción et quelques autres fermes entre Monte-Aruitet Azib de Midar. Les plus prospères semblent êtrecelles qui se trouvaient sur la rive gauche de Mou-louya dans les plaines de Sebra et Garet et qui ontpu bénéficier de l’expérience des exploitations fran-çaises d’en face. Ce facteur intervient de façon impor-tante en ce qui concerne l’origine tribale des émi-grants, dont les trois-quarts (76,7 %) proviennentdes quatre tribus de Temsaman, Beni Saïd, Beni Tou-zine et Tafersit. L’émigration atteint, dans ces régions,20 % de l’effectif total des hommes des 15-50 ans, làoù les occasions de travail sur place sont rares.

Par contre, les tribus proches de Melilla commeGuelaya, Beni Bou Yahyi, Beni Ulichek, Oulad Set-tout et Metalsa, bien qu’étant plus proches de l’Algé-rie que les précédentes, ne représentent que 3,3 %des émigrants en âge de travailler19. Ceci est dû aufait que les mines de Beni Bou Ifrour et les petitsvillages autour de Melilla fournissaient de nom-breuses journées de travail aux habitants. Mais surl’ensemble de la région, il faut bien dire que ce nesont là que des débouchés infimes par rapport auxbesoins de la population. La pénétration de l’éco-nomie capitaliste dans le Rif, même de façon modé-rée et moins marquée que dans la zone du protec-torat français, créa chez le paysan rifain le besoind’un salaire. Ce besoin est devenu plus indispen-sable avec l’imposition du Terbib par les autoritésespagnoles et aussi pendant les années de famineet de sécheresse.

La colonisation de l’Algérie et la création desvignobles d’Oranie créèrent un besoin important demain-d’œuvre. Le défrichement d’une grande par-tie des terrains de colonisation en Oranie fut com-mencé par la main-d’œuvre espagnole. Mais celle-

ci s’est rapidement fixée sur des propriétés acquisespar son travail et n’a plus fourni d’effectifs suffisantspour les travaux de la terre. La population algérienneavait été refoulée et manifestait peu d’enthousias-me à travailler sur les exploitations de nouveauxmaîtres, ce qui la faisait passer pour “ paresseuse ”auprès de ces derniers. Nous avons là une autre rai-son qui encouragea les Rifains à aller demander uncomplément de moyens de subsistance à la coloni-sation française en Algérie. Selon le témoignage dequelques auteurs, les colons français étaient trèssatisfaits des travaux effectués par les ouvriers rifains.Ils les considéraient excellents travailleurs, les pré-féraient aux Algériens, car ils pouvaient effectuern’importe quel travail demandé sans se plaindre.Leur but essentiel était de travailler durement etpour longtemps.

Avant de quitter le Rif, l’ouvrier préparait unrepas particulier auquel il invitait ses voisins et lesmembres de sa grande famille. Et d’après Louis Mil-liot, “ l’ouvrier doit s’adresser aux bureaux d’“inter-venciones” pour se procurer un passeport non tim-bré qui lui est délivré sur feuille simple, moyen-nant une redevance très modique d’une peseta, sansphotographie ni aucune formalité tracassière. Leplus souvent, les immigrants possèdent, en outre,une carte d’identité avec photographie et signale-ment dite “tarjeta de Identidad” ”20.

À notre connaissance et d’après les enquêtes quenous avons menées auprès des anciens émigrés, nousavons constaté que rares étaient les émigrants quirespectaient ces formalités administratives. Notam-ment ceux qui empruntaient la voie terrestre et par-taient en général à pied. Pour son transport, le tra-vailleur rifain a besoin à l’époque d’une certaineavance en argent. Quand il ne la possède pas, il estobligé d’avoir recours à l’emprunt ou de partir à pieden affrontant les risques de la route, comme c’étaitle cas pendant les années de famine dans le Rif(1941-1944). Les ouvriers qui partaient à pied pourla première fois préféraient être accompagnés pardes anciens émigrants qui connaissaient le cheminpar expérience. En partant du Rif, ils empruntent

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Edes itinéraires déterminés par l’expérience desanciens et fixés par la coutume. Il y avait deux iti-néraires principaux : celui qui passait par Taourirtet aboutissait à Oujda, emprunté surtout par lesMetalsa et les Beni Bou Yahyi. Puis la basse Mou-louya, franchie au pont international sur la route deBerkane ou aux multiples gués situés en amont ouen aval. Une partie de ces émigrants voyageait à piedet une autre utilisait les autocars qui circulaientdans la zone espagnole et traversaient le Maroc orien-tal. Les départs du douar s’effectuaient générale-ment en groupe, car le voyage n’était pas toujourssûr, surtout lors du retour. Quelle que soit la saison,grâce au mouvement incessant de va-et-vient entrele Rif et l’Algérie, les intéressés se trouvent toujoursen nombre suffisant pour poursuivre le voyage. Cemouvement leur permet d’autre part, d’être rensei-gnés progressivement sur l’état du marché de lamain-d’œuvre et sur le développement de la saisondes travaux. Ce sont des informations ainsi échan-gées en cours de route qui les guident vers telle outelle région algérienne.

En plus des dangers que présente le voyagepédestre, il n’est pas avantageux en termes écono-miques car l’ouvrier perd en temps et en nourritu-re l’équivalent du transport en autocar. Cependant,la moitié des émigrants empruntant la voie terrestrevoyageaient à pied, afin d’échapper aux formalitésde contrôle administratif instauré pour la traverséede la zone française et l’entrée en Algérie. Les auto-rités espagnoles essayaient de canaliser ce courantmigratoire et de l’arrêter complètement en périodede difficultés. Par exemple, en 1928 après la conquê-te totale du pays, les autorités ont développé uneintense campagne de propagande en faveur d’undétournement de ce courant vers le sud de l’Espagnepour travailler à la récolte des olives. Mais les pro-blèmes économiques et sociaux de l’Andalousie ontrendu cette initiative impossible. Le développementde ce mouvement dépendait des facteurs écono-miques propres aux deux pays à savoir le Maroc etl’Algérie. Les opérations militaires de la conquêtede 1924 à 1928 ont provoqué une telle raréfactionde travailleurs rifains en Algérie, que des émissaires

recruteurs étaient envoyés d’Algérie, afin de rame-ner les équipes qui faisaient défaut dans les exploi-tations. D’après le rapport mensuel du protectoratfrançais de janvier 1930, les Espagnols ont pris desmesures pour limiter et contrôler cette émigration.Les Caïds dressaient des listes de ceux qui se trou-vaient en Algérie21. “ Dans la circonscription deMelilla de sévères mesures auraient été prises pourempêcher l’exode habituel des indigènes vers l’Algé-rie ou le Maroc oriental. Les autorités espagnolesauraient promis que d’importants travaux seraientprochainement entrepris pour utiliser la main-d’œuvre ”22.

Il faut signaler que les chiffres fournis par lesdifférentes sources ne sont qu’approximatifs. Il estdifficile de donner une valeur absolue aux chiffresfournis par les services des douanes aux frontièresparce que d’une part, le contrôle ne s’opérait passur la totalité des voies d’accès, et d’autre part,chaque individu allait et venait fréquemment plu-sieurs fois au cours de la même année. En outre, lesRifains essayaient d’échapper à tout contrôle dansla mesure du possible. De même, sur les chantiersalgériens, les employeurs commettaient des erreursdans l’appréciation de l’origine ethnique de leursouvriers. Les statistiques dont nous disposons sontde deux sources. Il y a celles des entreprises de trans-ports maritimes qui donnent les chiffres des ouvriersrifains débarqués par elles à Oran : 5 500 en 1930,15 400 en 1931, et 11 300 en 1932. Une autre sourced’information résulte d’un relevé qui a été effectuésur les transports espagnols empruntant la route dupont international de la Moulouya. Celui-ci repré-sente les chiffres suivants : 19 000 en 1930, 34 000en 1931 et 29 800 en 1932. D’après les statistiquesalgériennes, le nombre de Marocains dans le dépar-tement d’Oran en 1936 est de 19 902, dont 4 395vivaient dans la ville d’Oran et 15 507 dans les autrescommunes. Les communes qui comptaient plus demille Marocains en 1936 sont les suivantes23 : Aïn-Temouchent (1 390), Aïn-Kial (1 286), Er-Rahel(1 297), Hammam-Bou-Hdjar (1 034), Laferriere(1 114), Rio-Salado (1 292).

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Signalons que ces statistiques fournies par lesrecensements algériens comportent le nombre nonseulement des Rifains, mais aussi de tous les Maro-cains installés dans le département d’Oran. Aprèsla Deuxième Guerre mondiale, ce phénomène a prisune autre ampleur. Les sécheresses et les faminesdes années quarante ont fait augmenter le nombred’émigrants d’une manière spectaculaire. Nous avonsplus d’informations sur cette période grâce aux“ Anuarios Estadísticos de la zona de Protectora-do Español en Marruecos ” qui fournissaient desrenseignements et des statistiques annuels sur cet-te émigration. Ces annuaires présentent le nombrede départs et de retours des émigrants, classés partribu et par sexe. Cependant, ces statistiques parais-sent sous-évaluées, compte tenu du fait qu’il s’agitd’un mouvement difficile à contrôler et que les ren-seignements concernant certaines tribus ne sontpas fournis régulièrement. De plus, ces données necouvrent qu’une période limitée de l’histoire de cemouvement. 1941, année de la grande famine dansle Rif, a connu le plus grand flux migratoire versl’Algérie : plus du quart de la population masculinede certaines tribus du Rif oriental se trouvait enAlgérie, comme le montre le tableau suivant.

L’Anuario Estadístico de 1942 estime la main-d’œuvre marocaine disponible dans la zone espa-gnole pour l’émigration à 40 000 ouvriers dans lemilieu rural et à 6 000 dans les noyaux urbains. Cesannées de famine ont également entraîné un mou-vement d’exode vers le Gharb et vers la région deLoukos et Jbala. “ À Tétouan, Tanger, Larache et

sur la côte atlantique, nous trouvons plusieursfamilles d’origine rifaine ”, écrit Pérez en 194824.En 1957, David-Montgomery Hart signale à Tangerle groupe des Rifains qu’il estime à 25 ou 30 000 per-sonnes, venues pour la plupart “ à pied et à demi-morts de faim en 1945 ”25.

Ce phénomène a permis aux Rifains de se mettreen contact avec l’économie coloniale. Le travail, chezles colons français en Algérie, était la première for-me de salariat connue par les Rifains. L’impact decette émigration sur la société rifaine apparaît dèsle début du XXe siècle “ les Marocains, qui dans lesdébuts n’achetaient que des produits de toute pre-mière nécessité, se créaient des besoins grâce àl’argent qu’ils rapportaient de leur séjour en Algé-rie : ils voyaient leur puissance d’achat augmen-ter ”26. Les sommes d’argent rapportées dans le Rifservaient de complément de ressources. Elles per-mettaient aussi à quelques-uns d’acquérir des lopinsde terre. À notre avis les conséquences de cette émi-gration sur la société rifaine étaient aussi impor-tantes que les changements introduits par la colo-nisation espagnole. Celle-ci a participé à l’intensi-fication de ce phénomène, en privant un grandnombre de paysans de leurs terres sans créer surplace un nombre important d’emplois agricoles.Avant la colonisation espagnole, cette émigrationavait un caractère saisonnier, les séjours des Rifainsétaient courts, de trois à quatre mois, mais pendantla période coloniale, les séjours commençaient àêtre plus longs. Comme en témoigne M. Pascalet,premier vice-président de la Chambre de commer-

Pourcentage des ouvriers émigrés par rapport à la population masculine de certaines tribus du Rif oriental en 1941

Tribu Émigrants hommes Population masculine % de l’émigration Temsaman 1 567 7 504 20,8% B. Saïd 1 544 5 617 27,5% B. Touzine 1 193 8 246 14,5% Tafersit 301 1 636 18,4% Total 4 605 22 999 20% Source : Anuario Estadístico de la Zona del Protectorado 1942.

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Ece d’Oujda “ cet exode commence au Rif dès la finde mois de mai et dure de quatre à cinq mois. Lamoisson finie, ils se livrent au travail de la vigneou s’embauchent dans les entreprises de dépicagepour attendre les vendanges. Ils ne retournent chezeux qu’en septembre. Quelques-uns, très rares, res-tent en Algérie pour piocher la vigne ”27.

Mais ils ont toujours gardé le contact avec leurpays. À tour de rôle et aux frais du groupe, ils retour-nent chez eux pour aller voir leur famille et leur por-ter leurs économies et celles des autres membresdu groupe. Ces émissaires, véritables rekkas oubouchta (déformation du terme français “ la pos-te ”) faisaient plusieurs allers-retours entre l’Algé-rie et le Rif. À Misserghin, près d’Oran, il y avait unvillage presque entièrement composé de Rifains fixésdéfinitivement dans le pays. Et grâce au mouvementde va-et-vient entre le Rif et l’Algérie, les intéressésrestaient en contact avec l’actualité dans le Rif. Aus-si, le fait de vivre ensemble constituait un facteurfavorable au maintien des relations avec le pays. Lavie en groupe qu’ils menaient leur permettait de réa-liser des économies. D’après plusieurs témoignages,le Rifain dépensait la moitié de son salaire dans lanourriture en Algérie et rapportait l’autre moitiédans sa tribu. À part la nourriture, les ouvriers rifainsn’effectuaient aucun achat à l’intérieur du territoi-re algérien : les premiers achats avaient lieu à Ouj-da. Les sommes d’argent rapportées chaque annéedans le Rif sont estimées à environ 50 millions defrancs en 193228. En 1952, M. Counil parle d’un mil-liard de francs. La somme rapportée par chaqueouvrier dans sa tribu est estimée à 27 000 francs en1952, en prenant pour base un salaire moyen de 300francs par jour pour un séjour de six mois par an :(300 x 30 x 6) / 2 = 27 000 francs29. Ces sommesd’argent ramenées d’Algérie ont contribué légère-ment à modifier les modes de consommation dansle Rif et à l’acceptation des types d’échange de natu-re capitaliste. Plusieurs facteurs faisaient varier lenombre d’émigrants d’une année sur l’autre : lesrécoltes dans le Rif, la concurrence des machinesagricoles plus perfectionnées, les événements poli-tiques, les mesures administratives et les crises éco-

nomiques. Mais jusqu’à l’indépendance de l’Algérieen 1962, l’émigration ne s’est jamais complètementarrêtée. Elle a certainement connu une baisse aumoment du déclenchement de la guerre de libéra-tion algérienne à partir de 1954. Il faut signaler àcette occasion que beaucoup de Marocains de cet-te région ont aidé les Moujahidines algériens dansleur lutte contre la colonisation française. Le longséjour de Houari Boumédiène dans le petit villagede Segangan près de Nador à la fin des années 1950est à cet égard, très significatif. L’arrêt immédiat dece mouvement au moment de l’indépendance del’Algérie a eu des conséquences catastrophiques surla région. Ceci coïncide avec les difficultés écono-miques liées aux départs des capitaux espagnols.Rapidement ce courant migratoire a pris une autredirection pour se diriger vers les pays du nord-ouesteuropéen à partir des années 1960.

L’émigration vers l’Europe : le provisoire qui dureLes études concernant le phénomène migratoi-

re dans cette région sont nombreuses, et portentnotamment sur les conséquences économiques eturbanistiques de l’émigration dans la province deNador30. Après l’indépendance du Maroc en 1956 etde l’Algérie en 1962, l’ancien courant migratoire versl’Algérie s’est arrêté complètement et subitement,ce qui a eu des conséquences néfastes sur la situa-tion économique et sociale dans la région en ques-tion. À cela s’ajoute la mauvaise situation écono-mique que traversait la région, due aux problèmesque posait l’unification avec la zone sud du Marocqui était sous protectorat français. Cela coïncideavec une forte demande de main-d’œuvre en Euro-pe. Les autorités marocaines ont privilégié cetterégion pour ce qui est de l’obtention des contrats detravail dans les pays de l’Europe du Nord, afin desoulager la situation et d’atténuer les tensionssociales et l’agitation politique que connaissait larégion après les événements de 1958 et 1959, quisont une réponse et une réaction directe des Rifainscontre la marginalisation et l’abandon auquel ilsétaient voués. C’est dans ce contexte qu’a débuté ce

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phénomène qui continue jusqu’à nos jours et qui apris des dimensions importantes à plusieurs niveaux.Chronologiquement on peut distinguer deux périodesprincipales ayant marqué ce mouvement : la pre-mière allant des années 1960 à 1973 et la secondede 1973 à nos jours.

Première phase : début des années 1960 à 1973Les premiers Rifains à avoir émigré vers l’Euro-

pe sont les anciens travailleurs en Algérie qui allaientretrouver leurs employeurs réinstallés dans le sec-teur agricole en Corse et dans le Midi de la France.Selon les enquêtes menées par Raymond Bossard,les premiers départs apparaissent vers 1958-1959 ;d’après quelques témoignages qu’il a recueillis, cen’est qu’après la révolte de 1958-1959 que les auto-rités marocaines ont donné l’ordre de délivrer lespasseports aux Rifains qui se trouvaient déjà en Algé-rie pour qu’ils puissent partir en Europe. Beaucoupd’habitants de la région de Nador se rendaient enAlgérie pour obtenir un passeport auprès du consu-lat marocain à Oran qui les délivrait plus facilementaux Marocains résidant là-bas.

Les Rifains n’ont pas attendu la signature en juin1963 de la convention de main-d’œuvre franco-maro-caine. La même année, la République Fédéraled’Allemagne a signé une convention de recrutementde la main-d’œuvre marocaine. Plusieurs raisonsexpliquent le choix de l’Allemagne de recruter desouvriers marocains dans cette région en particulier :d’une part, les autorités marocaines voulaient accor-der une certaine priorité, ouvrir la porte de l’émi-gration aux Rifains comme moyen de soulager la cri-se économique dont souffrait la région après les évé-nements de 1958 comme nous l’avons déjà expliqué,et également pour vider la région de ses élémentsperturbateurs ; d’autre part, les entreprises alle-mandes achetaient le minerai de fer à la Compagnieespagnole des mines du Rif et avaient une certaineconnaissance de la région. Ces premiers groupesd’émigrés partis en Allemagne étaient en quelquesorte des pionniers qui ont pu, par la suite, procu-rer des contrats à leurs compatriotes.

En 1964, la Belgique a signé avec le Maroc uneconvention afin de recruter des ouvriers pour tra-vailler dans les mines. Quant à la convention de main-d’œuvre avec les Pays-Bas, elle a été signée tardi-vement, en mai 1969. Durant la première phase, lesémigrés issus des tribus de Temsamane, Béni Ouli-chek, Béni Touzine et Béni Said sont partis essen-tiellement en France, alors que ceux des tribus loca-lisées à l’Est, Béni Chiker, Béni Sidel, Mazouja etKebadna, se sont installés principalement en Alle-magne. La grande mobilité géographique caractéri-se les Rifains qui ont d’abord vécu dans d’autres payseuropéens, comme la France, avant de s’installer enAllemagne ou en Scandinavie.

À cette époque, la communauté de départ esthomogène. Le profil dominant de l’émigrant est detype masculin, travailleur temporaire, individuel(travailleur non accompagné de sa famille), en coursde vieillissement, surtout employé dans les secteursindustriel et minier. 8,4 % seulement des hommesexpatriés en Europe sont mariés. Généralement, leurfamille demeurée au pays vit sous la responsabilitéd’un proche parent (masculin). Néanmoins, cettesituation ne se prolonge pas, la fermeture des fron-tières européennes ayant entraîné, chez les émi-grants, un changement de stratégie que nous allonsdétailler.

Seconde phase : la fermeture des frontières européennes (1973)La fermeture des frontières européennes à par-

tir de 1973 n’a pas arrêté le flux des départs origi-naires du Rif oriental, cependant elle va obliger lesmigrants à chercher d’autres destinations et à s’adap-ter à la nouvelle situation. Le flux va ainsi connaîtrecertaines mutations pour ce qui est de la structuredémographique et des activités professionnelles. Lesregroupements familiaux convertissent tout projetmigratoire provisoire en installation définitive detoute la famille. Pour le cas du Rif, le regroupementfamilial se faisait principalement vers l’Allemagneet la Hollande. Selon Paolo De Mas, 60 % des familles

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Emarocaines entrées en Hollande entre 1968 et 1990proviennent de la zone nord-ouest (Nador, Tétouan,Al-Hoceima)31. Ce regroupement familial se fait dedeux manières : en installant la famille ou en ame-nant dans le pays d’accueil, la femme récemmentépousée dans le pays d’origine en période estivale.De cette nouvelle vie en famille résulte un équilibrepar sexe et âge de la structure démographique de lacommunauté d’émigrants. Le nombre de femmesaugmente considérablement, comme l’indique leregistre statistique du consulat marocain à Franc-fort : alors que durant les années 1970, le pourcen-tage des femmes n’était que de 15,5 %, il atteint les46 % en 198032. On assiste à un rajeunissement de lapopulation et à une diversification des activités pro-fessionnelles. Parallèlement s’opère un changementdes types d’emploi occupés : on passe du secteurminier et sidérurgique des années 1960 à une aug-mentation des emplois des émigrés dans le tertiai-re à partir de 1980. Cette évolution du projet migra-toire rifain vers une résidence plus ou moins per-manente de toute la famille à l’étranger ne signifiepoint un relâchement des liens avec la région d’ori-gine : la fréquence des retours se maintient et lesinvestissements dans l’immobilier sont relayés pard’autres, plus productifs, dans différents secteursde l’économie urbaine.

Impact de l’émigration sur la société d’origineL’analyse des effets que le phénomène migratoi-

re produit sur la société d’origine permet de mieuxcerner l’influence que les transformations écono-miques exercent sur le système des relations sociales.C’est parce que les activités liées à l’émigrationconquièrent de plus en plus l’espace urbain au Marocque l’exode rural s’accroît et que les villes connais-sent un développement “ anarchique ”. Dans le casde la province de Nador, les études qui existent dansce domaine concernent principalement l’impact del’émigration dans le domaine urbain (la croissanceurbaine)33, alors que le côté culturel en est absent,exception faite de celle de David A. McMurray34 quitraite quelques aspects de ce phénomène.

En dépit de la difficulté d’attribuer un seul rôlespécifique à l’émigration, l’extension des structuresurbaines est principalement due à la combinaisonde facteurs internes (ruraux-urbains) et externes(Rif-Europe). Par exemple, en investissant dansl’immobilier, les émigrés rifains d’origine rurale favo-risent l’installation en ville de leur famille restée auvillage. L’investissement principal de l’émigrant estl’acquisition d’une maison ou d’un terrain pour laconstruction, sur plusieurs années, d’un logementdont l’usage se réduit tout au plus à une occupationestivale de quelques semaines. Cette pratique obéitmoins à une logique de rentabilité matérielle qu’àune économie sociale et symbolique. Ces phéno-mènes ont des conséquences importantes aussi biensur l’économie locale que sur la reconfiguration del’espace urbain. Les données de l’étude élaborée parMohamed Berriane et Hans Hopfinger illustrent bienles répercussions de la dynamique de l’émigrationsur l’économie locale. Ainsi sur un total de 1 700commerces, 77 % des propriétaires affirment êtreou avoir été émigrants au moment de l’enquête.Généralement, la gestion de leur commerce estconfiée à un membre de leur famille. Par ailleurs,parmi les interviewés ayant affirmé n’être pas émi-grants, 60 % ne sont pas originaires de la ville deNador, mais de tribus proches comme Béni Chikarou Béni Sidel35.

Rapidement, Nador est devenue la ville élue parles émigrés pour le retour, et le lieu privilégié deleurs investissements. D’une part, le secteur de laconstruction est dynamisé, d’autre part la consom-mation et le pouvoir d’achat des ménages bénéfi-cient directement de cette injection de revenus sup-plémentaires. Le transfert des devises par les émi-grants est devenu une ressource vitale pour de nom-breuses familles. Une fois assurés les besoins fon-damentaux de la vie, les revenus provenant de l’émi-gration sont dépensés pour satisfaire les besoins deconsommation en produits industriels. Ce qui n’estpas sans provoquer d’importants changements auniveau des besoins et des habitudes de consomma-tion. Les devises transférées par les émigrants sont

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non seulement investies dans la consommation quo-tidienne et dans la construction, mais aussi dans desprojets commerciaux, dont la gestion est confiée fré-quemment à un fils ou à un frère. Et le nombre decommerçants ne cesse d’augmenter, depuis lesannées 1960 plus fortement dans les grands souks.

La culture de l’émigration ou les aspects culturels de l’émigrationDans leur tentative de réaliser le rêve, soutenu

par une vision imaginaire et nostalgique, du retourassez fortuné pour vivre bien au pays, les émigrantsse trouvent, à leur insu, en train de transformer leurpays36. La démonstration en est donnée par les effetssur le discours des jeunes Nadoris (concernantnotamment leurs propres projets de vie), sur la célé-bration des mariages, et finalement sur la relationentre l’émigration et la concurrence. Tous lesmigrants potentiels conçoivent des projets en fonc-tion de leur perception des autres pays. Néanmoins,l’étranger n’est pas vu comme un espace homogèneet uniforme : une vision différente existe bel et bienpour chaque pays européen. Ces différences mar-quent les projets des candidats à l’émigration. LaHollande, l’Allemagne, la Belgique, la France,l’Espagne et l’Italie n’ont pas la même “ valeur ”,même si tous ces pays sont présentés positivement.Aussi, ces distinctions sont-elles repérables dansleurs discours, dépendants des “ images ” véhicu-lées par les émigrés eux-mêmes, à l’occasion de leurretour pour les vacances37. Par contre, les jeunes àNador, comme dans le reste du Maroc, sont critiquesà l’égard de la société marocaine. L’opposition semanifeste entre le rejet d’une réalité critique auMaroc et la recherche d’une issue ailleurs prépareainsi les candidats à affronter le combat de leur vie :franchir la frontière semée d’embûches, physiqueset symboliques, entre ces deux mondes, et se faireune place ailleurs pour avoir sa place chez soi et auMaroc. Souvent évoquées dans les discours des jeunesconcernant l’étranger, les valeurs de démocratie etde droit au travail par exemple, attribuées à l’Euro-pe expriment la dimension politique de leur vécu et

signent également un aveu d’échec. Ainsi, selon Zou-bir Chattou, en revendiquant une société à leur ima-ge, ces jeunes qui s’insurgent contre les valeurs éta-blies dans leur pays, développent un sentiment derejet envers leur société et se retrouvent en conflitavec leurs propres valeurs traditionnelles en essayantd’adopter celles de la société occidentale38.

Mimoun AzizaProfesseur d’histoire contemporaine,

Faculté des lettres et des sciences humaines, Meknès

1)- Chaara Ahmed, “ L’héritage colonial espagnol dans leMaroc du Nord : une contrainte majeure au développement duRif ”, Revue de la Faculté des Lettres, Tétouan, n° 7, 1994, pp.104-114.

2)- H. Duveyrier, “ La dernière partie inconnue du littoralde la Méditerranée : le Rif ”, in Bulletin de la Géographie His-

torique et Descriptive, Paris, 1887, T. II, p. 142.3)- David-Montgomery Hart, The Aith Waryaghar of the

Maroccan Rif: an Ethnography and History, Wenner GrenFoundation for Anthropological Research in New York and theUniversity of Arizona Press, 1976.

4)- Auguste Mouliéras, Le Maroc inconnu, Vol. 1, “ Explo-ration du Rif ”, Paris, 1895.

5)- Louis Milliot, “ L’exode saisonnier des Rifains vers l’Algé-rie ”, in Bulletin Économique du Maroc, 1933-1934, p. 313.

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E6)- Raymond Bossard, “ Un espace de migration, les tra-vailleurs du Rif oriental (province de Nador) ”, Thèse de 3e cycleen géographie, Université de Montpellier, 1979, p. 52.

7)- Jean-Louis Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), T.II, p. 391, Paris, 1960-1963.

8)- Victor Démontés, “ Les étrangers en Algérie ”, Bulletin

de la Société de Géographie d’Alger, 1898, pp. 204-205.9)- Jean du Taillis, Le nouveau Maroc, suivi d’Un voyage

dans le Rif, Paris, 1925, p. 332.10)- Cité par Louis Justinard, dans “ note sur la littérature

et la poésie chez les Rifains ”, in Bulletin de l’Enseignement

Public au Maroc, numéro spécial, janvier 1926, pp. 82-83.11)- René Segonzac (marquis de), Voyages au Maroc (1899-

1901), Armand-Colin, Paris, 1903.12)- Raymond Bossard, op. cit., p. 43.13)- Fernando Benedicto Pérez, “ Trabajadores rifeños en

Argelia ”, conférence prononcée à l’Académie des interventores,1948-1949, Tétouan 1959, pp. 5-17.

14)- Journal espagnol publié à Melilla dès le début du XXe

siècle qui couvrait l’actualité de toute la région du Rif.15)- Instituto Nacional de Estadística (Madrid), Anuario

Estadístico de la Zona del Protectorado, 1953.16)- Allal Sakrouhi, “ La logique économique paysanne et

la logique du capital, étude de la dynamique sociale dans unerégion ‘ périphérique ’ : cas du Rif de 1860 à 1920 ”, thèse de 3e

cycle, Université de Toulouse, 1982, p. 112.17)- Raymond Bossard, op. cit.

18)- Fernando-Benedicto Pérez, op. cit, pp. 5-17.19)- Anuario Estadístico de la Zona del Protectorado, 1942,

p. 303.20)- Louis Milliot, op. cit., pp. 318-319.21)- Archives Militaires de Vincennes (France), série 3 H

139.22)- Louis Milliot, op. cit., p. 397.23)- Répertoires statistiques des communes de l’Algérie

(recensement de 1936), Direction des services économiques,service central des statistiques, Gouvernement général d’Algé-rie.

24)- Fernando Benedicto Pérez, op. cit., p. 9.25)- David-Montgomery Hart, “ Notes on the Rifian Com-

munity of Tangier ”, in Middle East Journal, n°11, 1957, pp.157-162.

26)- P. Barre,“ Melilla et les présides ”, in Bulletin de la

Société de Géographie Commerciale de Paris, Ed. Déchaud,

1909, pp. 2-3.27)- Bulletin du Comité de l’Afrique Française, 1929, pp.

521-523.28)- Louis Milliot, op. cit., p. 397.29)- M. Counil, “ Les travailleurs marocains en Algérie ”,

mémoire de CHEAM, 1952.30)- Nous signalons entre autres les travaux de Mohamed

Berriane, Hans Hopfinger, Nador, petite ville parmi les grandes,URBAMA, Tours, 1999 ; “ Migration internationale de travail etcroissance urbaine dans la province de Nador (Maroc) ”, Revue

Européenne des Migrations Internationales, vol. 8, nº2, 1992,pp.171-190 ; “ La Ville de Nador, pôle de développement indus-triel ? ”, in Mohamed Berriane, A. Laoina, (eds), Le Dévelop-

pement du Maroc septentrional, Facultés des lettres et scienceshumaines de Rabat, 1998, pp. 283-313 ; et la première étudedans ce domaine de Raymond Bossard déjà citée.

31)- Paolo De Mas, “ Regroupement familial marocain auxPays-Bas, 1968-1987, un aperçu quantitatif ”, in Le Maroc et la

Hollande, publications de la Faculté des Lettres et des SciencesHumaines de Rabat, série colloques et séminaires, n°16, 1990,pp. 147-168.

32)- Mohamed Berriane, Hans Hopfinger, A. Kagemeier, A.Herbert, H. Popp, 1996, op. cit,. pp. 184-185.

33)- À propos des conséquences de l’émigration sur la crois-sance urbaine à Nador, voir M. Berriane, H. Hopfinger, 1999, op.

cit., p. 79-89 ; H. Hopfinger, “ ‘ Polarization reversal ’, migrationinternationale et développement régional : le cas de la ville deNador ”, in M. Berriane, H. Popp, (ed.), Migrations interna-

tionales entre le Maghreb et l’Europe : ses effets sur le pays de

destination et le pays d’origine, Actes du colloque maroco-alle-mand de Munich, Passau, Maghreb Studien, 1998, p. 207-216.

34)- David A. McMurray, In and Out of Morocco, Smuggling

and Migration in a Frontier Boomtown, University of Minne-sota Press, 2002 ; D. McMurray, “ L’Impact socio-économiqueet culturel de l’émigration sur la ville de Nador au Maroc ”, inMigration Internationale et changements sociaux dans le

Maghreb, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis,vol. VII, 1997, pp. 373.

35)- M. Berriane, K. Hopfinger, A. Kagemeier, A. Herbert,H. Popp, 1996, op. cit,. p. 184-185.

36)- D. McMurray, L’impact …, op. cit., p. 355.37)- Zoubir Chattou, Migrations marocaines en Europe.

Le paradoxe des itinéraires, Paris, l’Harmattan, 1998.38)- Ibid, p. 146.

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Àpartir du début des années 1980, lesgrèves dans l’industrie automobilefocalisèrent l’attention des Françaissur l’immigration, soulignant l’impor-tance des travailleurs marocains1 ausein de la classe ouvrière2. Ce conflits’est déroulé sur fond de crise éco-

nomique affectant un secteur automobile en proieaux restructurations industrielles. Les ouvriers reven-diquent des augmentations de salaire et remettenten cause l’archaïsme des usines.

Les grèves amorcées à l’automne 1981 dans lesusines Peugeot-Sochaux, Renault-Billancourt etRenault-Sandouville se poursuivirent au printemps1982 à Citroën-Aulnay, Renault-Flins et Talbot-Pois-sy. En janvier 1983, d’autres grèves furent organi-sées à Renault-Flins3 et Billancourt4, chez Citroën-Aulnay5, Levallois, Nanterre ou chez Chausson à Gen-nevilliers6. Puis, après l’annonce d’un plan de licen-ciement, le mouvement se radicalisa à Talbot-Pois-sy et Citroën-Aulnay fin 1983-début 1984.

Les migrants marocains ont joué un rôle centraldans ce mouvement d’abord sur un plan numérique :majoritaires dans les usines de montage, ils étaienttous OS (ouvriers spécialisés) et l’essentiel des reven-dications les concernaient directement7. D’autrepart, dans ce contexte, les immigrés se battaient

pour des objectifs de moins en moins spécifiques,leurs luttes dans l’automobile devenant “atypiquesdes immigrés et typiques des OS”8. L’immigré seconfondait avec l’OS, ce qui rendait obsolète touteidée d’autonomie des étrangers dans les conflitssociaux.

Toutefois au sein d’un mouvement social com-plexe, marqué par l’intégration des immigrés dansle monde du travail français, plusieurs indices lais-sent croire qu’un mouvement social marocain, engestation depuis deux décennies, s’est épanoui à cet-te occasion. Tourné vers le pays d’origine, exprimantune forme de contestation double, contre l’Amica-le des Marocains en France et contre le pouvoir royalet son gouvernement en difficulté depuis les émeutesde Casablanca en juin 1981, ce mouvement attestede l’intensité des échanges spécifiquement maro-cains entre les deux rives de la Méditerranée sur leplan des luttes politiques.

Dans ce cadre, entre la France et le Maroc, il nes’agissait pas d’échanges économiques, mais plutôtd’un flux d’informations politiques ou idéologiques.Il ne s’agissait pas non plus d’échanges intercultu-rels mais plutôt d’un conflit interne au peuple maro-cain. Les migrants en lutte représentaient une for-ce de contestation originale fédérée notamment parl’AMF (Association des Marocains de France) et sa

Les conflitsdans l’automobile en France

au début des années 1980 : un mouvement social marocain ?

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80branche dissidente l’ATMF (Association des tra-

vailleurs marocains de France) née officiellementpendant le mouvement.

L’action des immigrés marocains employés dansl’industrie automobile apparaît donc comme origi-nale à plusieurs étages à une période charnière :acteur d’un mouvement social français “ intégré ”,ils participent également à un mouvement socialmarocain, profitant d’une tribune dont ils ne dispo-saient pas dans leur pays d’origine. Cette situationpeu appréhendée par l’opinion française illustre bienles vicissitudes des immigrés marocains de la “ pre-mière génération ” confrontés de manière aiguë audébut des années 1980 à la problématique du retourau pays.

Les Marocains en première ligne : un nouvel équilibre dans la lutte en FranceSi l’aspiration à la dignité était un motif de mobi-

lisation spécifique au statut immigré, le contextedifficile du début des années 1980 amena les Maro-cains de l’industrie automobile à se montrer parmiles plus actifs pour proposer des revendications com-munes avec les travailleurs français. Jean Benoîtdans Le Monde notait en 1982 leur implication deplus en plus nette dans les luttes sociales : “ Malgréle chômage, malgré les résurgences d’un racismetous azimuts, les immigrés bougent, s’impliquentdans le combat social, réclament leur part du chan-gement. Certes, ils le font d’une manière encoretimide et très différenciée selon les secteurs et lesrégions. Mais partout ils revendiquent, plus oumoins fermement, pour eux-mêmes et leurs enfants,les moyens de vivre décemment, la possibilitéd’avoir accès aux mêmes chances de formation, depromotion que leurs compagnons de travail fran-çais ”9.

Au cours des années 1981-1984, une séried’actions concertées regroupant syndicats et immi-grés se mirent en place et les OS migrants, par leurdouble fonction de “travailleurs” et d’“immigrés”,apparurent comme les représentants d’un futur mon-

de du travail davantage ouvert aux différences cul-turelles10.

Les révoltes des OS concernaient la requalifica-tion du travail, l’objectif étant de bénéficier d’hypo-thétiques possibilités de reconversion, d’évolutionde carrière, notamment par la formation continue11.Les Marocains refusaient le statut d’“OS à vie” danslequel les dirigeants industriels et la société fran-çaise semblaient vouloir les maintenir. L’ordre patro-nal dans les usines fut remis en cause, en mêmetemps que les luttes ouvrières et la capacité de mobi-lisation syndicale devenaient plus faibles. L’immi-gré, assimilé de plus en plus à l’OS, étouffé parl’entreprise, écarté de la classe ouvrière et des mou-vements sociaux, apparaissait toutefois plus com-batif que dans les années 1970, comme en témoignela journaliste communiste Floriane Benoît : “ Deshommes que l’on voulait condamner à vivre dansl’ombre et la servitude, sont venus sur le devant dela scène, transfigurés par leur libération. Deshommes que leurs récentes conquêtes ont mis enappétit et qui n’ont pas l’intention de s’en tenir là.Ceux qu’on appelait hier les esclaves ambitionnentaujourd’hui de construire la démocratie ”12. Lavolonté de modifier l’image de “l’immigré-esclave”animait tous les ouvriers de l’automobile comme lemontre l’étude de Maryse Tripier pour les usines deRenault-Billancourt13. Plus qu’une lutte pour l’argent,la révolte des travailleurs immigrés posait une ques-tion de fond, celle de “ l’existence, à l’aube du XXIe

siècle des OS qui ne veulent plus rester OS à vie ”14.

Deux conflits concernant le groupe Peugeotfurent particulièrement suivis entre 1982 et 1984, àl’usine Citroën-Aulnay et l’usine Talbot-Poissy mar-qués par l’importance quantitative des immigrésmarocains concernés (72 et 70 %) et leur rôle déter-minant dans les négociations. Ils demandaient unenormalisation des relations de travail et un fonc-tionnement régulier des institutions représentativesdu personnel. La victoire de la gauche avait intro-duit un changement de légitimité dans l’entrepri-se : l’autorité du patronat pouvait être plus facile-

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ment contestée, le pouvoir lui-même étant susceptible de laremettre en cause.

L’usine d’Aulnay (Seine-Saint-Denis) avait été surnom-mée dans les années 1970, “l’usi-ne de la peur”, en raison du cli-mat d’intolérance qui y régnait.Le syndicat CSL (Confédérationdes syndicats libres), considérécomme un “syndicat-maison”,né de l’ancienne Confédérationfrançaise du travail (CFT) en1978, empêchait toute initiati-ve : tout était fait pour éloignerles immigrés de la CGT15 et établir une hiérarchieentre les nationalités. L’Association des Marocainsde France en témoigna : “ La loi Citroën reposaitsur deux principes d’un même système : la dépen-dance et la répression (...). Le contremaître devientalors le maître à qui l’esclave doit la vie (...). Lesagents de la CFT étaient chargés de veiller à l’exé-cution de telles consignes. Un véritable climat deterreur s’était instauré : à l’entrée des ateliers, lasurveillance est permanente, toute distribution detract était empêchée par la force (...). Dans lesannées soixante-dix, la direction avait même ins-tallé des sonneries dans les ateliers : l’alarme estdonnée chaque fois que le ton monte quelque part.Les membres des commandos se tenaient prêts àintervenir, des camions passaient au milieu deschaînes pour ramasser les volontaires (...) ”16.

L’usine d’Aulnay faisait figure de “forteresse patro-nale moyenâgeuse”17, avec ses vigiles intérimaires,ses brimades quotidiennes et le système d’inscrip-tion automatique à la CSL. Dans ce climat, à l’ini-tiative de la CGT, les Marocains réclamèrent libertédans l’usine et diminution des cadences. Le lien entremigrants et CGT était le facteur essentiel du déclen-chement du conflit, le secrétaire général CGT deCitroën d’Aulnay étant un Marocain, Akka Ghazi.

Dans cette usine moderne qui n’avait guère connude conflit, le 22 avril 1982, 1 500 travailleurs mani-festèrent dans les ateliers et le 26, la grève devint tota-le, conséquence d’un “ras-le-bol accumulé”18. Le 28,environ 10 000 travailleurs de Seine-Saint-Denis ces-sèrent le travail à Aulnay pour soutenir les grévistesà l’appel des syndicats CGT, CFDT, FEN, du Parti com-muniste et du Parti socialiste. Le lendemain, leministre du Travail, François Asensi insista sur“l’urgente nécessité pour la direction de Citroën, demettre enfin une politique de respect des libertés syn-dicales prévues par la loi, des libertés et de la digni-té des travailleurs en général”.

Alors que le 6 mai, une manifestation regroupaplus de 30 000 personnes dans la capitale19, le mou-vement gagna peu à peu l’ensemble des usinesCitroën de la région parisienne20. Leurs dirigeantsacceptèrent de négocier à partir du 21 mai, conve-nant d’un accord fin mai. Le travail reprit le 1er juindans l’euphorie : le 19 juin, des “méchouis de la vic-toire”, organisés par la CGT en Seine-Saint-Denis etdans les Hauts-de-Seine rassemblèrent des milliersde travailleurs français et immigrés marocains21.

Une grève de protestation contre une série delicenciements fut lancée à l’usine Peugeot-Talbot dePoissy (Yvelines) dans un contexte économique et

Ouvriers en grève, usine Talbot de Poissy, 1983. © Rue des Archives.

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80politique difficile. Les restructurations industrielles

entraînant des suppressions d’emploi allaient depair avec la montée de l’extrême droite et la média-tisation de l’immigration.

En juillet et septembre 1983, à l’initiative de laCGT, des débrayages avaient déjà été organisés pourprotester contre un plan de 3 000 licenciements etréclamer de meilleures conditions de travail, le droità la liberté d’action et d’expression au sein de l’usi-ne. Le conflit, apparenté à une “grève pour la liber-té”22 et conforté par le succès exemplaire de Citroën,éclata le 7 décembre 1983, lorsque deux cents OS,presque tous immigrés, se mirent en grève.

Le 17 décembre, à l’issue de négociations entrele gouvernement, la direction de PSA et les deuxfédérations CGT et CFDT de la métallurgie, la conclu-sion d’un accord réduisit le nombre de licenciementsà 2 000. Si la CGT, et à un degré moindre la CFDT,jugèrent que l’aboutissement des négociations étaitune victoire23, la décision ne satisfaisait pas les gré-vistes immigrés. Quatre d’entre eux, délégués CGTdécidés à aller plus loin, s’opposèrent à leur propreorganisation24. Les OS se dégageant de la tutelle syn-dicale, un climat tendu s’installa dans l’usine occu-pée : fin décembre l’usine de Poissy ressemblait,selon le témoignage d’un journaliste de Libération,à “une véritable cocotte-minute”25.

Le 31 décembre 1983, en application d’une ordon-nance du tribunal de Versailles, les forces de l’ordreévacuèrent l’usine occupée. Cette décision déclen-cha la colère des immigrés qui, par l’intermédiairede l’ATMF dénoncèrent à la fois le cynisme des diri-geants de PSA et la responsabilité du gouvernement.Dans l’usine, de violents affrontements opposèrentgrévistes et non grévistes, donnant l’impression d’unconflit racial comme l’insinuait Paris-Match : “ Dèssept heures, le sanglant assaut commence. Desrégleurs brandissent leurs outils et une lance d’arro-sage. Un ouvrier maghrébin est pris à parti à coupsde clef à molette. Tous disposent de solides muni-tions : les pièces détachées. On se bat aussi à main

nue (...). La bataille va sans merci durer plusieursheures. La direction et la CFDT, d’un seul accord,appellent les CRS pour permettre aux occupantsde l’atelier B3 de sortir de l’usine dévastée. On éva-cue 50 blessés ”26. Le travail ne reprit que le 11 jan-vier dans la confusion, après de nombreuses réunionsautour des modalités de mise en œuvre du plan des2 000 licenciements et d’un plan social concédé parle groupe PSA.

Le déroulement du conflit démontrait l’incapa-cité des syndicats à exprimer une véritable solida-rité avec les travailleurs immigrés et la difficultépour le gouvernement de résoudre sans heurt unconflit du travail27. En revanche, l’intégration desmigrants au sein des luttes sociales semblait en bon-ne voie.

Le pays d’origine, autre enjeu du mouvement socialUne partie militante de l’immigration marocai-

ne, particulièrement sensible aux évolutions poli-tiques du pays d’origine, allait profiter du conflit del’automobile pour soutenir et alimenter, au-delà duterrain social français, une vive opposition au pou-voir royal, accusé de tourner le dos aux préoccupa-tions des émigrés, de museler les associations maro-caines en imposant des amicales jugées fantoma-tiques et la participation à de fallacieuses électionslégislatives boycottées par la majorité des immigrés.

En 1981, une situation économique désastreuseobligea le gouvernement du Maroc à augmenter bru-talement de 100 % le prix des produits de base, pro-voquant une réaction sociale insoupçonnée qui révé-la la capacité des Marocains à s’organiser contre lepouvoir. L’apport des émigrés, “partie intégrante dupeuple marocain”, apparut indispensable pourencourager cette tendance. Des émeutes de la misè-re et de la faim venues des bidonvilles coûtèrent lavie à des centaines de personnes : une forte répres-sion s’abattit sur la population entre 1981 et 1984,notamment à partir des événements de Casablancaen juin 198128 jusqu’à ceux de Marrakech en janvier

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1984. L’incurie des autorités, incapables de résoudreles problèmes de la pauvreté, et la question des pri-sonniers politiques, mirent le pouvoir en difficulté.Et les Marocains de France, engagés dans le mou-vement social de l’automobile, ne manquèrent pasde soutenir cette lutte en parallèle.

L’action s’est développée dans un contexte decrise politique ouverte au sein de l’immigration mili-tante. Trois mois avant le début des grèves, une struc-ture dissidente de l’AMF vit le jour sous le nomd’Association des travailleurs marocains de France(ATMF)29 en janvier 198230, profitant de l’arrivée dela gauche au pouvoir qui favorisa l’éclosion d’asso-ciations étrangères. Créée en 1961, l’AMF rassem-blait en France des militants politiques de l’oppo-sition marocaine appartenant à l’UNFP (Union natio-nale des forces populaires) dont le chef de file avaitété au départ Mehdi Ben Barka. À partir de 1975,cette association proche de la gauche et de l’extrê-me gauche connut des tourments et des débatsinternes aboutissant à un éloignement fatal entrecertains membres.

Dans ces oppositions intestines, le rapport aupays se trouvait en bonne place. L’ATMF avait pourambition de moderniser les milieux immigrés entenant à couper le cordon ombilical avec les luttes“maroco-marocaines” de l’AMF. D’ailleurs, lors duconflit, l’ATMF fut la seule organisation non syndi-cale à entrer dans les usines occupées par les gré-vistes dans une atmosphère de guérilla, prônantl’égalité de statut entre OS immigrés et français etcréant des coordinations de délégués syndicaux afind’aider les grévistes de Peugeot à Mulhouse et d’orga-niser des collectes de soutien comme à Montbéliardpar exemple.

L’AMF envisageait la lutte en France davantageen vue d’un retour au pays. En conséquence, il nefallait pas la dissocier de l’enjeu ultime : la libéra-tion du peuple marocain31. Contre le phénomène del’immigration, mais également contre l’aide au retour,vécue comme une expulsion, l’AMF en plein para-

doxe, considérait pourtant ce retour au pays com-me “ un objectif nécessaire et vital qui ne peut êtredissocié de la libération de notre peuple ”32.

En France, les Marocains critiquaient souventleur régime pour ses liens étroits avec le gouverne-ment français en matière de surveillance et derépression, à l’image de propos tenus dans lescolonnes du journal de l’AMF Al Jalia en 1980 : “ Lesorganes officiels marocains reprennent à leur comp-te les justifications des autorités françaises tellesque la fatalité de la crise économique, la nécessitédu sacrifice, l’amélioration de la coopération entrele Maroc et la France, mais non sans embarraspuisque par ailleurs, sachant très bien les consé-quences de telles mesures notamment concernantl’accentuation du mécontentement populaire, ilsavancent l’idée purement démagogique de la pos-sibilité d’assurer l’accueil des expulsés ”33. Maisquel accueil ? La question restait posée, les émigrésse montrant inquiets à l’idée de retourner au payssans être assurés d’obtenir un statut social satisfai-sant. Parmi les militants, beaucoup constataient ladétérioration de la situation au Maroc, année aprèsannée, au rythme des retours périodiques. Généra-lisé, ce constat empêchait d’envisager toutedémarche de réinstallation. Sans le dire, cette atti-tude illustre l’avancée inconsciente vers une situa-tion d’intégration en France. Le premier congrès del’ATMF en décembre 1984 justifiait cette idée ens’appuyant sur une déclaration de l’ambassadeur duMaroc en France selon laquelle l’intérêt de l’Étatmarocain mais aussi des travailleurs émigrés étaitde rester à l’étranger34.

La problématique du retour connaissait uneintensité circonstancielle, obligeant les militants àmener une lutte sur deux fronts : le patronat fran-çais et les autorités marocaines. Al Jalia défendaitce choix : “ Plus que jamais, les luttes des immi-grés marocains vont consolider et renforcer lesluttes des masses laborieuses marocaines contre laminorité au pouvoir, pour le droit de vivre cheznous, dignement et de jouir de notre pays ”35. La

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visite officielle en 1980 au Maroc de Lionel Stoléru,secrétaire d’État à l’immigration et organisateur dela politique du retour était une aubaine : elle sem-blait accréditer la continuité de la répression entreMaroc et France accablant des deux côtés de la Médi-terranée des masses immigrées livrées au patronat.Toute la politique officielle pratiquée par les auto-rités marocaines depuis l’Indépendance de 1956était remise en cause36.

En janvier 1977, un tract diffusé à Saint-Denisconjointement par l’AMF et la CGT dénonçait déjàla répression “ qui frappe le peuple marocain par-delà les frontières nationales. En effet, l’immigra-tion marocaine reste en butte à cette répressionorganisée parallèlement par les polices marocaineset européennes ”37. Puis lors des grèves en France,les travailleurs immigrés se mobilisèrent encorecontre la répression au Maroc, organisant en mar-ge du mouvement, diverses manifestations contreambassade et consulats marocains. Par exemple enjanvier 1984, à la suite des graves émeutes de Mar-rakech, le consulat de Nanterre fut occupé au ter-me de manifestations qui avaient été pourtant inter-dites par la préfecture de police. À plusieurs reprises,différents consulats furent investis pacifiquementpar des groupes de travailleurs immigrés posant leurs

revendications ouvrières, syndi-cales et politiques. En réponse,les autorités marocaines intimi-dèrent des militants sur le solfrançais à tel point qu’à la suitedes émeutes de 1984, plusieursmilitants marocains furentcontraints de fuir en Espagne cequi aboutit à la création de l’ATI-ME (Association des travailleursimmigrés marocains en Espagne)partenaire de l’ATMF.

La répression touchait lesémigrés jusque dans leur vie quo-tidienne : tracasseries concer-nant le renouvellement de pas-

seports38, mauvais traitement dans les ambassadeset consulats, interpellation ou arrestation des mili-tants de l’AMF, ATMF ou des syndiqués CGT ou CFDTlors de leur retour annuel au Maroc. Épine pour lesautorités consulaires, l’ATMF qui avait redoublé decritiques après les manifestations de 1984 fut l’objetd’une surveillance très stricte. À les en croire, cer-tains militants étaient convoqués à l’ambassade poury être soumis à interrogatoire, d’autres, sous pré-texte de corriger des erreurs, virent leurs passeportsconfisqués. Le délai de restitution étant de six moisà deux ans, les militants se trouvaient, durant cet-te période, dans l’impossibilité de se rendre auMaroc.

La personnalité d’Akka Ghazi, mise en avant parla CGT au plus fort du conflit social de l’automobi-le, suscita la suspicion des militants autour de sacollaboration présumée avec l’ambassade du Maroc.Selon plusieurs témoins, les autorités auraient dità Akka Ghazi “ Tu peux mettre le feu à condition dene pas parler du Maroc ”. Autour de cette figurecontroversée, une connivence entre autorités maro-caines et patronat français au travers des polices etdes amicales cherchait à briser l’élan syndical desimmigrés.

Manifestation, début des années 1970, archives de l’Association des Marocains en France (AMF).

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Les moussems, fêtes annuelles, moments fortsde rassemblement régulièrement organisés parl’AMF puis l’ATMF, tentaient de casser la logiquerépressive en proposant de réunir les travailleursimmigrés marocains de différents pays européensau début des années 1980 : par exemple, le 25 mai1980 à Argenteuil, à l’AMF, se joignaient le RDMB(Regroupement démocratique marocain en Bel-gique), le KMAN (Association des travailleurs maro-cains en Hollande) et l’UTMA (Union des travailleursmarocains en Allemagne) et la structure informel-le qui deviendra en 1984 l’ATIME (Association destravailleurs immigrés marocains en Espagne). Lavie politique au Maroc était l’objet d’âpres discus-sions qui portaient sur les modalités d’un mouve-ment contre le pouvoir royal lancé du continenteuropéen.

En 1986, lors de son 12e Congrès, l’AMF expri-mait encore sa solidarité avec les luttes du peuplemarocain, et tenait à œuvrer pour améliorer lesconditions d’accueil des immigrés dans les consu-lats et les postes de douanes39. Le retour, formemaquillée d’expulsion, posait le problème récurrentde l’immigré victime du capitalisme : “ aujourd’huicomme hier, le capitalisme européen décide de réex-porter les immigrés au pays d’origine en appelantcela le retour ”. L’objectif n’était pas de refuser leretour, mais de s’en prendre au Maroc qui ne garan-tissait pas les droits et les conditions de vie suffi-santes “vu l’effort fourni” par les émigrés. Donc leretour ne semblait pas être une bonne solution surle plan collectif, seulement un choix individuel.Autrement dit, toujours sans parler d’intégration, laseule alternative était de rester en France.

Le doute des Français sur l’intégrationdes OS marocainsL’opinion publique française, inquiète des effets

de la crise économique, loin d’envisager la relationdes Marocains à leur pays d’origine ne voulut voirdans ces conflits que violence, racisme et gâchis.Cette attitude était confortée par la perte d’influen-ce de l’extrême gauche, la montée de l’extrême droi-

te et une médiatisation de la question immigrée fon-dée sur l’inquiétude.

Le désarroi était illustré par les ambiguïtés desmouvements traditionnellement favorables aux immi-grés dans le monde du travail, comme la CGT. Les OSimmigrés appartenaient à une génération d’ouvriersen voie de disparition : cette fin de cycle, ne corres-pondant pas à un retour au pays escompté, aboutitplutôt à l’apparition d’une nouvelle génération dejeunes revendiquant sa place dans la société.

Après chaque mouvement de grève des OS, latendance xénophobe s’exprimait à l’occasion desconsultations électorales, municipales de mars 1983après les événements d’Aulnay, européennes de juin1984 après le conflit de Talbot-Poissy. Le climat dansles usines s’était durci : le syndicat CSL d’Aulnay,qui avait perdu plus de la moitié de ses adhérentsaprès le conflit du printemps 1982, prit l’habitudede diffuser des tracts racistes. L’un d’entre eux par-lait au sujet des Maghrébins, du “diktat d’une eth-nie sur toutes les autres”40, un autre insinuait “cen’est pas la victoire de la CGT, mais une victoiredes immigrés !”41. Une tension xénophobe se mani-festait entre ouvriers sous la forme d’une recrudes-cence de propos racistes. Lors des incidents chezTalbot, les immigrés espérant des gestes solidairesde la part des ouvriers français restèrent isolés. Dansl’opinion, les aspirations à l’autonomie n’obtinrentguère de soutien. Au contraire, le ministre du Tra-vail, Jean Auroux, voyait l’apparition d’un “syndi-calisme immigré” comme la pire des choses : “Nousleur avons donné une liberté nouvelle. À chargepour eux d’entrer dans le jeu des institutions natio-nales et des syndicats représentatifs. Je ne tolére-rai pas la création de syndicats particularistes fon-dés sur une finalité qui ne serait pas la défense dessalariés ou qui serait le regroupement d’étrangersrefusant d’accepter les règles de notre pays ”42.

La double peur de l’islam et du communismeinfluençait négativement les Français. L’ouvraged’un cadre supérieur de l’industrie automobile, L’éco-

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le des esclaves, présenta la grève de Citroën com-me le premier stade d’une révolution communisteà laquelle les Marocains auraient pris une part cen-trale : “ Quelques ouvriers rassemblés autour d’undélégué CGT sont à l’origine de cette fantastiqueopération révolutionnaire, le plus fabuleuxdésordre très bien ordonné allait s’en suivre. Grè-ve exemplaire, grande manœuvre insurrection-nelle où les bataillons d’émigrés ont joué sans failleles rôles attendus d’eux, répétition générale de larévolution marxiste, tel est le drame national dont

les Français en pantoufles ontété contemporains sans se rendrecompte de ce qui se passait ”43.L’auteur avança même que lesgrèves n’étaient pas une révolted’immigrés. Sans la CGT, toutecette agitation n’aurait pas eulieu : “ Le folklore coloré dissi-mulait une véritable machine deguerre en train d’essayer de seroder. Les bonnes gens croyaientà une révolte de soutiers del’industrie et ils assistaient àune opération révolutionnairede grande envergure dont lesimmigrés étaient à la fois lesexécutants et les victimes ”44.Claude Harmel45 ou encore AnnieKriegel46 fantasmèrent sur destractations occultes de la CGT etdu PC pour mettre en péril l’appa-reil économique et pourquoi pas,prendre le pouvoir. Un éditorialdu Figaro posa clairement laquestion : “ Sommes-nous enco-re dans un État de droit ou sousune dictature syndicale ? ”47. Lequotidien cultivait l’idée d’une“guérilla” dans les usines desti-née à faire vaciller le pouvoir cen-tral, confortée par un reportagede Paris-Match en janvier 1984,“ Les rebelles de Talbot ”, pré-

sentant des travailleurs marocains armés et auregard menaçant48. D’autres parlèrent d’un “islamrouge”, entreprise de subversion des communistes,destinée à renverser le pouvoir en utilisant la reli-gion musulmane49. L’image du travailleur immigrémusulman portant le drapeau de la CGT est deve-nue médiatique50.

L’attitude de la CGT est révélatrice de la confu-sion qui régnait dans l’opinion, à la fois alliée etadversaire, parfois solidaire, parfois réticente à

Manifestation, 1er mai 1978, archives de l’Association des Marocains en France (AMF).

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l’égard des OS marocains. Si à partir de 1982, la cen-trale alors dirigée par Henri Krasucki enregistra defortes adhésions d’immigrés, elle ne répondit pasréellement à leurs aspirations lors du conflit Talboten 1984.

La CGT, pour s’opposer à la CSL, se posait endéfenseur des immigrés. Dans les discours, motsd’ordre ou slogans, les immigrés criaient souvent“Tahya CGT” (“Vive la CGT”) “CGT-rabihna” (“CGT,nous avons gagné”). L’Humanité parlait dans sescolonnes des “frères de chez Citroën”51 et les proposde Floriane Benoît évoquaient leur rôle central dansle mouvement social : “ Les immigrés ont toute leurplace dans le combat de classe, et leur lutte est, paressence, un combat de classe ”. L’intégration desimmigrés au sein de la centrale était considéréecomme une priorité à tel point que la CGT fut accu-sée de fomenter l’agitation des immigrés52. Minuteestima que derrière la grève se préparait un mou-vement subversif et enquêta “ Comment les com-munistes ont manipulé les OS immigrés pour désta-biliser Citroën ”53.

La propagande syndicale destinée à rallier lesMarocains choqua une partie des Français. Non sanshabileté, la CGT était parvenue à susciter l’adhésiondes migrants en utilisant des interprètes, en diffu-sant des tracts en langue arabe, en affrétant des carsspéciaux pour les manifestants54. Autre élémentdéterminant, le respect voire l’encouragement de lapratique religieuse : pour Gilles Kepel, la CGT auraitfavorisé l’implantation de l’islam au sein des usinesà partir de 1982, allant même jusqu’à flatter l’inté-grisme chi’ite55. L’accusation de manipulation se dou-blait d’une accusation d’exploitation des immigrés,comme le notait Ewald : “ nous avons vu des immi-grés conduits en car au lieu de la manifestation,conditionnés, munis de petits drapeaux, menéscomme un troupeau sur l’avenue de Wagram dansun mouvement de va-et-vient, invités à crier encadence, chauffés et rembarqués par leurs gar-diens ”56. Le Figaro insistait sur la pression exercéepar la CGT sur les ouvriers immigrés – obligation de

payer la cotisation, de participer aux réunions syn-dicales – et de créer au sein de l’usine un “contrô-le des opinions et des appartenances”57. Autrerumeur, la CGT ne parvenait pas à maîtriser les actesdes immigrés selon Minute58 ou Ewald : “ (...) Lemaire d’Aulnay n’est pas sûr de pouvoir contrôlerles Marocains. Ceux-ci ont fait leur prière sur leparking tandis que des haut-parleurs clament“Allah akbar” et ils paraissent très excités. Il luifaut des arguments pour les convaincre de se dis-perser. On le verra pendant toute la durée des hos-tilités, des bruits seront colportés sur la difficultéde contenir la colère des immigrés ”59. Minute etParis-Match utilisaient le terme de “grève sainte”pour qualifier les conflits dans l’automobile, véri-tables “défis” aux syndicats incapables de les contrô-ler60. Paris-Match décrivit les affrontements du débutjanvier 1984 comme des violences exclusivementengendrées par les Marocains en déclarant, photo-graphies à l’appui : “Les syndicats sont dépassés”.L’idée d’une classe ouvrière solidaire était écornéealors que l’image de la CGT se dégradait tant dansl’opinion que chez les migrants.

Les conflits de l’automobile marquent la fin d’uncycle, une fin de parcours. Au début des années 1980,leurs enfants arrivés progressivement à l’âge adul-te récupérèrent, sous des formes différentes, le com-bat pour la dignité.

L’unique solution apportée aux immigrés à l’issuedes conflits de l’automobile était donc le retour61,idée partagée à la fois par l’opinion française et lesimmigrés. Rentrer au pays semblait la seule répon-se aux licenciements dans l’industrie automobile, la“fin des OS” correspondait à la “fin des immigrés”62.Conséquence de la mécanisation et la modernisa-tion de l’appareil de production, ces travailleursn’avaient plus leur place dans l’économie française,comme l’évoqua Jean Auroux dès 1983 : “Je croisqu’à long terme il faudra mener une politique deco-développement : aider à la construction d’usinesdans ces États, former leurs travailleurs qui ontimmigré chez nous de façon qu’ils puissent reve-nir un jour dans leur pays, avec un métier cor-

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80respondant à une offre d’emploi”63. Début 1984, les

cabinets ministériels relancèrent le dossier de l’aideau retour, soutenus par les organisations syndicales64.Pour Jack Ralite, ministre de l’Emploi et Pierre Béré-govoy, ministre de l’Économie, ces aides étaient consi-dérées sans “aucun a priori idéologique”65.

Nombre de travailleurs étrangers, déçus par lesconditions de vie et le racisme dont ils étaient lacible, envisagèrent de quitter la France. Libérationconstatait chez les OS de Talbot la volonté de retourau pays, indépendante de toute politique d’incita-tion du gouvernement66 et Les Nouvelles Littérairesévoquaient une “génération usée”, sans avenir enFrance67.

Cette impression de l’opinion française allaittotalement à l’encontre de la réalité. En effet, leretour était de moins en moins à l’ordre du jour dansles organisations militantes comme dans les milieuxissus de l’immigration. Si les vraies causes – inca-pacité de rentrer au pays due à un enracinementdéfinitif en France – n’étaient pas avouées, tout unargumentaire plus ou moins artificiel allait dans cesens. Les grèves de l’automobile en France repré-sentent un moment clé, révélateur de faux-semblantset de malentendus chez les Marocains en Europe,tourmentés entre pays de départ et pays d’accueil.Partie prenante d’un mouvement social qui entéri-ne enfin leurs aspirations, ils en sont encore à envi-sager l’éventualité du retour. Cette illusion sera rapi-dement gommée par l’émergence d’un discours surles “ secondes générations ”, délaissant les problé-matiques des ouvriers pour s’attacher à l’idée d’unesociété multiculturelle.

Ce mouvement social marocain de l’étranger, lan-cé au début des années 1960 vit ses dernières heuresavec le conflit de l’automobile : il ne sera pas par-venu à jouer un rôle significatif en vue de déstabili-ser le régime. Par la suite, la minorité d’immigrésattachée à ce combat se détournera, faute d’éner-gie. En France, l’issue du conflit n’est guère diffé-rente pour ces immigrés marocains. Certes la digni-té est acquise et sans en avoir la maîtrise, les OSmarocains en lutte ont été les précurseurs du pro-cessus d’intégration en France à partir des usines.

Mais cette génération restera celle des “ sans voix ” :absente du terrain social marocain, elle sera défi-nitivement écartée du terrain social français.

Yvan Gastaut Maître de conférences

en Histoire contemporaine,Centre de la Méditerranée Moderne

et Contemporaine,Université de Nice Sophia Antipolis

1)- Les travailleurs immigrés représentaient 53 % des 17 700salariés de Renault-Flins, 55 % des 12 400 travailleurs deRenault-Billancourt, 52 % des 3 700 ouvriers de chez Chaussonet 72 % des 6 500 salariés de Citroën-Aulnay, cf. Regards sur

l’actualité, juin 1983, article de Marc Anvers, “ Grèves dansl’automobile ”.

2)- Catherine Wihtol de Wenden, Jacques Barou, MustaphaDiop, Nicole Kerschen, Emile de Saint-Blaquat, Subhi Toma,“ Les conflits des OS immigrés chez Renault (1981-1985) ”, rap-port CNRS-RNUR, décembre 1985.

3)- Le 6 janvier 1983, à la suite d’une grève déclenchée par200 pistoleurs et ponceurs de l’atelier de peinture, l’usine deFlins s’immobilisa, plus de la moitié des 17.000 salariés furentmis au chômage technique.

4)- La grève déclenchée d’atelier en atelier le 11 janvier1983, paralysa l’établissement jusqu’au 27 janvier.

5)- Cf. Presse et immigrés en France, février 1983, articlede France Thépaut, “ Les conflits à Citroën-Aulnay ”.

6)- Chausson était une filiale de Renault-Peugeot ; la grè-ve fut déclenchée le 17 janvier.

7)- Projet, janvier-février 1983, article d’Yves Duel, “ Por-traits d’immigrés grévistes de l’automobile ”.

8)- Aude Yung au colloque des 7 et 8 juin 1984 à l’Assem-blée nationale, “ Les immigrés et les luttes ouvrières ”, in Maga-li Morsy (dir), Les Nord-Africains en France, CHEAM, Paris,1984.

9)- Jean Benoît, Le Monde, 3 décembre 1982.10)- Catherine Wihtol de Wenden, “ L’émergence d’une for-

ce politique ? Les conflits des immigrés musulmans dans l’entre-prise ”, in Esprit “ Français-immigrés ”, juin 1985.

11)- Yves Duel, “ Portraits d’immigrés en grévistes de l’auto-mobile ”, in Esprit, juin 1985.

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12)- Floriane Benoît, Le printemps de la dignité, Paris, Edi-tions sociales, 1982.

13)- Maryse Tripier, L’immigration dans la classe ouvriè-

re, Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1990, chap. 4, “ OS immigrés àBillancourt, une génération d’OS à vie ? ”.

14)- L’Usine nouvelle, mai 1982.15)- Jean Benoît dans Le Monde du 3 décembre 1982, “ Les

nouveaux immigrés - des conflits révélateurs ”.16)- Cf. AMF, Ils ont écrit la dignité, publications de l’AMF,

1984.17)- Selon l’expression de France Thépaut dans Presse et

immigrés en France, n°94, mai 1982.18)- Témoignage chrétien, n°1974, 1982.19)- Cette manifestation fut lancée à l’appel de l’union régio-

nale CGT de l’Ile-de-France, des unions départementales CGT,CFDT, FEN de Seine-Saint-Denis.

20)- Floriane Benoît, Le printemps de la dignité, op.cit.

21)- Ibid. et cf. Sylvie Le Gall, “ Citroën : anatomie d’unconflit ”, in Interventions, janvier-mars 1985.

22)- Cf. AMF, Ils ont écrit la dignité, op.cit..

23)- Libération, 27 décembre 1983.24)- Libération, 21 décembre 1983.25)- Ibid.

26)- Compte rendu effectué dans Paris-Match, 20 janvier1984, article de Jean Cau.

27)- Voir l’éditorial dans Libération du 21 décembre 1984.

28)- Le Monde, 30 juin 1981.29)- L’ATMF est devenue en 2000 l’Association des tra-

vailleurs maghrébins de France.30)- Voir les conditions de la création dans l’ouvrage de

Zakya Daoud, De l’immigration à la citoyenneté, Paris, mémoi-re de la Méditerranée, 2003.

31)- Al Jalia, Journal de l’AMF, mai 1980.32)- Ibid.33)- Ibid.34)- Cf. rapport du 1er congrès de l’ATMF, 22-24 décembre

198435)- Al Jalia, Journal de l’AMF, mai 1980.36)- Voir tracts de l’AMF, 19 février 1981 et 12 septembre

1984.37)- Tract du 29 janvier 1977 distribué à St-Denis.38)- Al Jalia, avril 1978.39)- AMF, rapport du 12e Congrès, 29-31 mars 1986, Fer-

rassières.

40)- Floriane Benoît, Citroën, le printemps de la dignité,op.cit.

41)- Ibid.

42)- Propos recueillis dans Paris-Match, 11 février 1983.43)- Ewald, L’école des esclaves-Citroën, la vérité, La Table

ronde, Paris, 1983.44)- Floriane Benoit, Le printemps de la dignité, 1982,

op.cit.

45)- Claude Harmel, La CGT à la conquête du pouvoir :

l’exemple de Poissy, Paris, 1983.46)- Le Figaro, 28 février 1983.47)- Le Figaro, 23 février 1983.48)- Paris-Match, 20 janvier 1984.49)- Minute, 17 mai 1982.50)- Paris-Match et Le Nouvel Observateur, 11 février 1983.51)- L’Humanité, 24 juin 1982.52)- Paris-Match, 11 février 1983.53)- Minute, 17 mai 1982.54)- Ewald, L’école des esclaves, op.cit.

55)- Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam, Paris, Seuil,1987.

56)- Ibid.

57 )- Le Figaro, 25 juin 1982.58)- Minute, 12 février 1983.59)- Ewald, L’école des esclaves, op. cit.60)- Paris-Match, 11 février 1983.61)- Jeune Afrique, 25 janvier 1984.62)- Le Monde, 5-6 décembre 1982.63)- Paris-Match, 11 février 1983.64)- Voir les modalités mises en oeuvre par le gouverne-

ment dans Le Monde, 1er février 1984.65)- Libération, 27 décembre 1983.66)- Libération, 21 décembre 1983.67)- Les Nouvelles Littéraires, 5 janvier 1984.

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Alors qu’elle a été classiquement uneimmigration de travail vers l’ancien-ne puissance coloniale, puis parextension vers la Belgique, la Hol-lande et l’Allemagne, la réalité de lamigration marocaine concerneaujourd’hui des horizons de plus en

plus lointains. Le professeur Gildas Simon parle àpropos de cette migration d’“ horizons mondialisés ”dont la dynamique s’articule sur des “ réseaux trans-nationaux ” de plus en plus structurés.

Il est utile de rappeler ici que le regretté Abdel-malek Sayad, et dont l’influence théorique continueà l’évidence à alimenter un grand nombre de spé-cialistes de ces questions, parlait au sujet de l’immi-gration algérienne en France d’une immigrationexemplaire. Exemplaire tout d’abord d’un rapportde domination dont la migration est précisémentl’une des expressions. Exemplaire également d’unecondition de l’immigré qui est fondamentalementconstituée par le travail.

Dans le cas de la migration marocaine contem-poraine, on peut envisager un certain nombre dedimensions exemplaires. Celles-ci se révèlent dansles mutations qui s’opèrent en termes de rapportde genre. Les femmes sont en effet de plus en plusnombreuses à émigrer seules. L’âge des migrants aégalement beaucoup diminué, au point d’engageraujourd’hui une réflexion politique sur la questiondes mineurs migrants non accompagnés qui sontsouvent aussi des sans papiers. Les mutations quis’opèrent dans les rapports de génération, dans lesmodalités d’inscription dans les sociétés d’instal-lation, l’évolution même de la question du travailet le développement d’économies souterraines sontautant de facteurs qui ont contribué à différencierprofondément les dynamiques migratoires maro-caines contemporaines de celles des années 1960et 1970.

On assiste aujourd’hui à l’émergence de ce quin’est peut-être pas encore un champ, mais qui pour-rait rapidement le devenir, et qu’on peut à tout le

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un enjeu pour demain

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moins qualifier d’espace académique marocaind’études et de recherches sur les migrations. On nepeut en donner meilleure preuve que l’essor sansprécédent que connaît cette thématique au sein desuniversités marocaines. Et le tournant que vit leMaroc à travers l’immigration subsaharienne sur sonsol ne pourra qu’amplifier cet investissement deschercheurs.

Il est urgent que s’engage aujourd’hui un dia-logue entre chercheurs issus de différents horizonsgéographiques et disciplinaires, d’une part, et entreleurs approches du phénomène, d’autre part. Laconfrontation entre les contributions de synthèseet les monographies particulières permet d’éclairerles différentes facettes des dynamiques migratoiresmarocaines avec toute la richesse qu’autorise la mul-tiplication de différents angles d’approche.

Cela dit, le caractère émergent de ce champd’étude n’aboutit pas encore à une cohérence sur leplan théorique et conceptuel. Des concepts tels quemondialisation, diasporas, réseaux transnationaux,identité, intégration, circulation migratoire, terri-toires circulatoires, etc., sont de plus en plus mobi-lisés sans que soit toujours offerte la latitude d’explo-rer avec précision les contours de ces concepts etnotions.

Cette difficulté n’est bien entendu pas propreaux travaux qui s’attachent à étudier la migrationmarocaine. Les études sur l’immigration, tant enEurope qu’en Amérique du Nord, sont égalementmarquées par une certaine fragmentation théorique.Elles sont également caractérisées dans le cas del’Europe par une sorte de fascination pour les Amé-riques qui a souvent conduit à importer des catégo-ries d’analyse développées sous d’autres cieux et quin’ont pas toujours permis de clarifier les débats. Cet-te observation pose donc la question de l’éclatementdes paradigmes à l’intérieur desquels s’effectuentces différentes recherches sur la migration maro-caine.

Mais au-delà, des débats d’ordre théorique ousur les concept, les chercheurs sont confrontés demanière croissante à une série d’interrogationsd’ordre épistémologique. Si l’immigration soulèveautant de débats passionnels, c’est aussi parce qu’ils’agit d’un objet surdéterminé par une série d’inves-tissements affectifs, idéologiques, politiques, etc.Cette problématique est bien connue du point devue de l’étude de l’immigration et a fait l’objet d’ana-lyses précises dans les travaux de Sayad, mais ellese pose également de manière pressante du pointde vue de l’analyse de l’émigration qui est produitepar la société d’origine. À travers la question migra-toire, de nombreuses questions se posent sur la pla-ce et le rôle des sciences sociales au Maroc. Inter-rogation qui en ouvre bien entendu d’autres sur lesconditions de production de la recherche, et quiimpose une réflexion urgente sur la rupture épisté-mologique dans ce domaine.

Hassan BousettaUniversité de Liège

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