Un si joli conte de fées -...

191

Transcript of Un si joli conte de fées -...

Page 1: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison
Page 2: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

KARENRANNEY

Unsijolicontedefées

Traduitdel’anglais(États-Unis)parDanielGarcia

Page 3: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

KarenRanney

Unsijolicontedefées

Collection:AventuresetpassionsMaisond’édition:J’ailu

Traduitdel’anglais(Etats-Unis)parDanielGarcia

©KarenRanney,1998Pourlatraductionfrançaise©EditionsJ’ailu,2014Dépôtlégal:septembre2014

ISBNnumérique:9782290088586ISBNdupdfweb:9782290088593

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290094457

CompositionnumériqueréaliséeparFacompo

Page 4: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Présentationdel’éditeur:Une rencontre, un baiser, et Tessa tombe amoureuse du duc deKittridge. Trois ans plus tard, le conte de fées se réalise : elle l’épouse.Pourtant, le lendemain de leur nuit de noces, le prince charmant déserte sa belle pour batifoler en ville.D’office, Tessa s’installe dans larésidence londoniennedesonépouxqui, furieux, luiordonnedes’enaller.Mais la jeuneduchessen’estpasaussidocilequ’il lepensait. Ilspactisent.Elle resteraet,dèsqu’elle tomberaenceinte,elle retourneraà lacampagnepourseconsacrerà son rôledemère.Finemouche,Tessafaitsemblantd’accepter,alorsqu’ensecretelleestbienrésolueàgagnercoûtequecoûtel’amourdesonmufled’époux.

©MalgorzataMaj/ArcangelImages

©KarenRanney,1998

Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2014

Page 5: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu

Unparfumd’ensorceleuseN°7783

Tantd’amourdanstesyeux

N°8346

Page 6: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

ÀMaryKaySmargiassi,uneadmiratricedevenueuneamie.

Page 7: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Sommaire

Couverture

TitreCopyright

DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu

PrologueDorsetHouse,DomaineducomtedeWellbourne,juin1788

Chapitre1Août1791

Chapitre2

Chapitre3

Chapitre4

Chapitre5

Chapitre6

Chapitre7

Chapitre8

Chapitre9

Chapitre10

Chapitre11

Chapitre12

Chapitre13

Page 8: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Chapitre14

Chapitre15

Chapitre16

Chapitre17

Chapitre18

Chapitre19

Chapitre20

Chapitre21

Chapitre22

Chapitre23

Chapitre24

Chapitre25

Chapitre26

Chapitre27

Chapitre28

Chapitre29

Chapitre30

Chapitre31

Chapitre32

Chapitre33

Chapitre34

Chapitre35

Chapitre36

Chapitre37

Épilogue

Page 9: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison
Page 10: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Prologue

Page 11: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

DorsetHouse,DomaineducomtedeWellbourne,juin1788

Ausommetdelacolline,unepetitebriseanimaitdefrissonsjoyeuxleshautesherbesetlefeuillagedesarbres.Unvieuxchênedressaitlàsontronccentenaire,sentinelleaustèrequisemblaitréprouvercettehumeur badine. Sous ses branches, l’herbe était vert émeraude et l’ombre paraissait délicieusementaccueillante. Le soleil, embusqué derrière un nuage cotonneux, jetait sur ce décor un halo de lumièrelaiteuse.

Unegrandedemeures’apercevaitencontrebas,àmi-cheminentrelehautdelacollineetlefonddelavallée.Lafrénésiedesesoccupantsnepouvaitpassedeviner,d’aussiloin.Oncourait,ons’agitait,desinvitésarrivaient…maislevacarmeprovoquépartoutecettefièvreétaitabsorbéparladistance,sibienqu’uneétrangesérénitérégnaitsouslesfrondaisonsduchêne.

Le temps semblait s’y être alangui. Pourtant, le Destin était en marche, et il ne tarderait pas àconvoquersurlascènetouslesacteursdelapiècequiallaitsejouer.

L’und’euxétaitunejeunefilledeseizeans.Assisesurunecouvertureétaléeaupiedduchêne,ellefaisaitlalectureàsonpetitfrère.

—Harry,n’as-tudoncpasenviedesavoircequiestarrivéàsirBethune?—J’aifaim!—Tuastoujoursfaim.Commentexpliques-tucela,Harry?Pourtant,personneneteprive,àtable.Lajeunefillerefermalelivreenprenantsoindemarquersapageavecsondoigt,tandisque,deson

autremain,ellenettoyaitlegenoudugarçonnet.—Etcommentfais-tupourtoujourstesaliraussirapidement?—Jememoqued’êtresale.J’aifaim.—Nousprendronslethéavecdespetitsgâteauxdèsqueleducseraarrivé.—Pourquoifaut-ill’attendre?—Parcequenousdevonsluiêtreprésentés,voilàtout.—Jen’aipasenviedeluiêtreprésenté,Tessa.— Il va falloir t’y résigner,Harry, j’en ai peur. En attendant, rien ne nous empêche de découvrir

commentsirBethunesedébarrassedudragon.Àtonavis,commentva-t-ils’yprendre?—Ilvaluitrancherlesboyaux!s’exclamaHarry.Et,joignantlegesteàlaparole,ilagitauneépéeimaginaire.Tessafitmined’êtreeffrayée.—Pour l’instant, sirBethunecommence simplement àdescendredans lavalléeoù ledragona sa

tanière.Necrois-tupasqu’ilapeur?—Leschevaliersn’ontpeurderien,Tessa.

Page 12: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Moi,j’auraispeur,sijedevaisaffronterundragon,affirmaTessa,avantdereprendresalecture.«Lesombress’allongeaientrapidement,commesi la terreet leciels’obscurcissaientenmêmetemps.L’atmosphère devenait menaçante. Une odeur de vieux dragon se mêlait à une pestilence de chair endécomposition.SirBethuneseredressasursaselle.»

Lajeunefillerefermadenouveausonlivre.—Tusais,Harry, sirBethune s’apprêteà livrer le combat leplus importantde savie.Et iln’est

arméquedesonépéeetdesonhonneur.—N’oubliepasqu’ilporteaussiunearmureetunheaume,complétaHarry.Tessasourit.—Oui.L’unetl’autresibienpolisqu’ilsréfléchissentlesrayonsdusoleil.Etl’armurerecouvraitunbelhomme,larged’épaules,musclé,avecdesyeuxargentésetuneépaisse

chevelured’unnoirdejais.Sonnezaristocratiqueetses…—Tessa?La jeune fille cligna les yeux, chassant dumême coup l’image du chevalier arborant les traits de

JeredMandeville,ducdeKittridge.Ellerouvritsonlivre.— «Un brouillard opaque etmalsain incitait le voyageur à rebrousser chemin.Mais sir Bethune

brandit bien haut son épée et donna des coups de lame pour trancher le rideau de fumée et ouvrir unpassageàsondestrier.»

Lajeunefilles’interrompitencore,pourdemanderàsonpetitfrère:—Sais-tupourquoi les chevaliers doivent semontrer plus courageuxque le commundesmortels,

Harry?Aulieuderépondre,Harryregardaderrièreelled’unairmédusé.Tessaseretourna.Ilétaitlà.Lechevalier–enfin,leduc.Ilmontaitunchevalnoir,dontilsemblaitcontrôlerparfaitementlesmouvementsnerveux.Lesoleil

déjàbasdelafind’après-midil’auréolaitd’unhalolumineux.—Êtes-vouschevalier?demandaHarry,visiblementfasciné.—J’aibienpeurquenon.Enrevanche,jesuisduc.Celapeut-iltesatisfaire?—Avez-vousapportédesgâteaux?—Harry!serécriaTessa,brusquementtiréedesarêverie.Tuoubliestesmanières.Lecavaliersourit.Aulieudes’excuser,Harryluilança:—J’aiunchien.—Ahoui?Legarçonnethochavigoureusementlatête.—C’est un vieux chien galeux que nous enfermons dans un cabanon du jardin, expliquaTessa. Il

hurlelanuit.Etilessaiedemordretoutlemonde.—Entoutcas,ilnepissepluspartout.—Harry!Le cavalier s’esclaffa. Tessa se sentit piquer un fard. Elle lissa ses jupes pour se donner une

contenanceettoisasonpetitfrèred’unregardsévère.Pourquoi leDestinavait-il choisicemomentprécispour lui faire rencontrer leducdeKittridge?

À l’origine, lesprésentations avaient étéprévuespour le soirmême, audîner.Mais lamèredeTessaavaitfinalementjugécelle-citropjeunepourassisteràcerepas.Tessaseraitdoncprésentéeunpeuplustôtauduc,etenprésencedesesfrères.Pourl’occasion,elleporteraitsaplusjolierobe…

Page 13: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Au lieu de quoi, le duc l’avait surprise ici, en pleine nature, alors qu’elle n’était ni coiffée niconvenablementhabillée.Enoutre,elleavait lesonglestoutvertspouravoirgrattél’herbeavecHarryafind’ouvrirunsentierpourunegrossechenille.

Tessanenourrissaitpaslemoindredoutesurl’identitéducavalier.Iln’existaitpasdescentainesdeducs en Angleterre. Et encore moins de ducs possédant ces yeux gris pailletés d’argent. Les yeuxMandeville.

Son portrait en pied se dressait dans la demeure du parrain de Tessa. Lequel se trouvait êtreégalement,parunheureuxhasard,l’oncledeJered.

Le duc deKittridge ignorait totalement qui était cette jeune fille,mais sa beauté, en revanche, nefaisaitaucundoute.Mêmesavoixleséduisait:sasonoritémusicaleluidonnaitd’agréablesfrissons.Lenuagequivoilait lesoleilavaitopportunémentchoisi lemomentdeleurrencontrepours’effacer,etunrayondorétombaitsursachevelure,lanimbantdelumière.Unetellebeautéassociéeàtantdejeunesseetd’innocencerendaitleducmuet.Ilcôtoyaitpourtantdetrèsbellesjeunesfemmes,àLondres.Maiscetteversionruralesemblaitplusréelle.Sonsourireétaitsincère.Franc.Ettouchant,àsamanière.

La brise jouait avec les plis des jupes de Tessa, les soulevant au-dessus de ses chevilles. Avecl’arrivéeduduc,lesdeuxprincipauxpersonnagesétaientàprésentréunissurlamêmescène.Unejeunefille.Unhommeplusmûr.Leurréunionformaitunjolitableau.

Le Destin contrariait souvent la Nature. Mais pas cette fois. Et les doigts venteux de la Natures’amusaientaveclescheveuxduduccommeilss’amusaientaveclesjupesdeTessa.

Les secondes s’égrenaient. Ni l’un ni l’autre ne parlait, comme si leur fascination mutuelle lesparalysait. Le duc ne se souvenait pas d’avoir un jour vécu un moment aussi magique. Tessa ne serappelaitpasavoirdéjàéprouvépareilledifficultéàrespirer.

—SoyezlebienvenuàDorsetHouse,VotreGrâce,dit-ellefinalement.—C’est lui, le duc, Tessa ? demandaHarry, comme si un duc n’était qu’une chose au fond très

banale,quineméritaitpasqu’ons’yattardâtdavantage.Tessaréponditàsonimpolitessed’unhochementdetêteimpatient.Harrydévalaalorslacollinepour

annoncerl’arrivéeduvisiteur–etprobablementenprofiterpourréclamerungâteau.—Il ignore toutdesbonnesmanières,mais il n’aquecinqans, l’excusaTessa,qui le suivaitdes

yeux.— Il les apprendra en grandissant, répondit Jered, qui regardait aussi le garçonnet courir dans

l’herbe.— Je ne vaux pas mieux que lui, reprit Tessa. Je ne me suis pas encore présentée. Je suis lady

MargaretMaryTeresaAstley,VotreGrâce.Maismafamillem’appelleTessa.Ilsourit.—Cegarnementestvotrepetitfrère?Ellesoupira.—Oui.Etjel’aiàmachargedepuiscematin.—Iln’estpastoujoursfaciled’êtrel’aîné,concédaleduc,avecunenoted’amusementdanslavoix.

Jemerappellel’avoirpayésouventassezcher.Tessareportasonregardsurlui.—Maisvousn’étiezpasunefille,VotreGrâce.Onnevousdemandaitpasdevousfairelamainsur

vospetitsfrèrespourapprendreàchangerunecouche.Le duc rit si fort que quelques oiseaux s’envolèrent des branches du chêne, dans un bruissement

d’ailescourroucé.

Page 14: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Le regard encore brillant d’amusement, Jered éperonna gentiment Artémis, pour que son chevals’avanceàlahauteurdelajeunefille.Puisiltenditsonbras.Tessas’ensaisitpourseredresser.Maisdèsqu’ellefutdebout,ellereculad’unpas.

—Auriez-vouspeurdemoi?demanda-t-il,sanscesserdesourire–maissonsourireavaitfraîchi.Jesouhaitaissimplementvousescorterjusqu’àvotredemeure.Artémisestassezsolidepoursupportervotrepoidsetlemien.

—Jesuisdésolée,VotreGrâce.Jenevoulaispasmemontrerimpolie.Maisjen’aimepasbeaucoupleschevaux.Personneneparlejamaisdeleurtaille.Biensûr,ilsn’ontpasl’airsigrands,quandonlesregarde depuis le sol. En revanche, ils sont beaucoup plus impressionnants une fois qu’on est assisdessus!Commentexpliquez-vouscela?Unarbrecause-t-illamêmeimpression,quandongrimpeàsonsommet?Etlesmontagnes?Paraissent-ellespluspetites,vuesdeloin,qu’ellesnelesontréellement?

Lesourireduducétaitpleinementrevenu.—Posez-voustoujoursautantdequestions,mademoiselle?—Oui.Depuisquejesuistoutepetite.Autrefois,mesfrèreslesplusâgésétaientdotésdelamême

curiosité,maisellesembles’êtreémousséeaveclesannées.Àl’inverse,lamiennen’afaitquecroître.Leregardduducs’adoucit,jusqu’àdevenirchaleureux.—J’ail’impressionquevousmetrouvezbienjeune,VotreGrâce,ajoutaTessa.Leducluitenditdenouveaulamain.Tessacrutqu’ilvoulaitsimplementlaserrer,pourluidireau

revoir.Maisàpeineeut-elleaccrochésamainqu’ilenprofitapourl’attirercontresonchevalet,delà,lahisseràsahauteur.

LaNature,quiavaitdécrétéquecesdeux-làétaientfaitspours’entendre,nepouvaitqueseréjouirdecegeste.MaisleDestinyajoutaitunenotedegravitéenl’empreignantd’unecertainefatalité.

LeducdeKittridge approcha ses lèvresde cellesdeTessa et les embrassa si délicatementqu’onauraitpucroirequ’il s’était contentéde leseffleurer.Saufqu’aucuneffleurementn’avait jamais laisséune empreinte aussi puissante sur les sens de la jeune fille. Car le Destin avait paré ce baiser d’unpouvoir presquemagique. LaNature y ajouta son grain de sel, en poussant à l’exploration. Le baisers’éternisa.LeducetTessaavaienttousdeuxl’impressionquedesétoilesdansaientsousleurspaupièrescloses,etleursoreillesétaientpleinesdesbattementsdeleurcœur.

Puislecharmeserompit.LeDestin,satisfait,seretira.LeTempssechargerait,ensuite,derendrecemomentinoubliable.LaNature,cependant,nes’estimaitpascomblée.Elleaimaitêtrerepueet,pourlecoup,ellerestaitsursafaim.Lelégerfroncementdesourcilsdubeaucavaliertraduisaitsafrustration.

Finalement, le duc deKittridge reposaTessa par terre et reprit les rênes de samonture. Il eut undernierregardpourTessa.LaNatureportaitledélicatparfumdelajeunefillejusqu’àsesnarines.

—Ne craignez pas de passer pour une enfant, Tessa, lui lança-t-il.Aucun homme ne sera jamaisassezidiotpourselaisserduper.

Ilparutvouloirajouterautrechose,maisilsecontentadedonneràArtémislesignald’avancer,etlechevalcommençaderedescendrelacolline.

Tessaleregardasedirigerverslamaison.Cetteséparationavaitquelquechosed’insupportable.Commesi l’unet l’autreavaient lesentiment

d’uneperte.Leducseretenaitàgrand-peinedefairetournerbrideàsamonture,pourrevenirauprèsdeTessa.Celle-cis’étaitadosséeautroncduvieuxchêne.Ellenecomprenaitpaspourquoielleavaitenviedesourireetdepleurerenmêmetemps.

LeDestinetlaNatureétaientravis.

Page 15: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

1

Août1791C’estmanuitdenoces.Manuitdenoces.Tessaavaitbeauselerépéter,celaluiparaissaittoujoursaussiirréel.Lajeunefemmefitdenouveau

letourdelapièce–pourlacentièmefois,aumoins,depuisuneheure.Ellesoupira,puissourit.Aprèstout,elleétaitmariée.Vraimentmariée.Tessatournasurelle-même.

Sachemisedenuitsesouleva.La journée avait été magnifique. Tout s’était conjugué pour mettre la jeune mariée à son aise.

Lacérémonie,pourcommencer,n’avaitaccueilliquelafamilledeTessaetcelledeJered.Ledéjeuner,ensuite,quoiqueservidanslagrandesalleàmangerd’apparat,s’étaitpartagéenpetitcomité:seulslesprochesyavaientassisté.Cen’estqueplustardquelesautresinvitésavaientcommencéd’affluer.Toutl’après-midi,unefileininterrompued’attelagess’étaitarrêtéedevantleperronduchâteaudesKittridgepourdéverserunflotdenouveauxarrivants.Commelechâteaun’étaitpastrèséloignédeDorsetHouse,lesparentsdeTessaavaientpréféréretournercoucherchezeux,afind’évitercettecohue.Lesnouveauxmariésneseraientpasnonplusobligésdelasupporter:dèslelendemain,ilspartiraientenvoyagedenoces,pourapprendre,dansl’intimité,àmieuxseconnaître.

La jeune femme s’arrêta devant l’une des fenêtres. Les volants de sa chemise de nuit retombèrentsagement, dans un bruissement de soie. Le vêtement, fabriqué à Londres et orné d’une profusion dedentelles,avaitétélivrélematinmême,parporteurspécial.

Tessaouvritlafenêtreets’accoudaàlarambarde.Lavueneluiétaitpasfamilière–elledevraits’yhabituer,commeàbeaucoupd’autreschosesdanscettedemeure.Ici,lepaysagen’étaitpasaussivallonnéqu’àDorsetHouse.Iln’yavaitpasnonplusderuisseaupourvousbercerdesonchantonnement.Et laroseraieétaitsiéloignéedelamaisonquesonparfumnevousparvenaitquelorsqu’ilyavaitduvent.Leparc, immense, s’étendait àpertedevue.Unegloriette sedressait sur lapelouse, face à la fenêtredeTessa.Sonombreaimantaitleregardetsemblaitvousappeleràlarejoindre.

Lanuitétaitpresqueentièrementtombée:elleachevaitderecouvrirKittridgedesonmanteaufeutré,quiétouffaittouslesbruits.

Leducnetarderaitplusàrejoindresanouvelleépouse.Tessasepenchaunpeuplus,pourappuyersonmentonsursesmainscroiséessurlarambarde.Elle

contemplaitcettedemeurequiseraitlasiennepourlerestantdesesjours.Tessa était souvent venue à Kittridge,mais c’était la première fois qu’elle y dormirait. Le grand

portaildefers’étaitouvertengranddevantellecematin,commes’ilsavaitqu’avantmidilajeunefemmeneseraitplusfilledecomte,maisduchesse.

Etcesoir,elleperdraitsavirginitépourdevenirunevraiefemme.

Page 16: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessa n’avait jamais osé espérer épouser un jourKittridge.Même après que son parrain en avaitsuggérél’idée,elleavaitpréférénepassebercerd’illusions.Elleétaitmêmealléejusqu’àseconvaincrequecemariagene se feraitpas,pournepasêtredéçuesi leducdeKittridges’yopposait.Maiscelan’avaitpasétélecas.Aucontraire,ilavaitenvoyéunpetitmotauxparentsdeTessa,pourleurdirequ’ilacceptaitcetteunion,etàTessalabaguedefiançaillesquetousleshéritiersKittridgeoffraientàleursfuturesépouses–uneémeraudeavecleblasondesMandevillegravésursafacesupérieure.

Tessa s’efforçait de ne pas oublier la véritable nature de cette union, qui n’avait rien à voir aveccelledesesparents.Ceux-ciavaientfaitunmariagederaison,puisl’amourétaitnéentreeux.CombiendesoirsTessaetsesfrèresavaient-ilsglousséenlesregardantdansertouslesdeuxsurlaterrasse,avecpourseulemusique lesairsque fredonnait leurpère?Tessagardaitaussienmémoire les regardsques’échangeaientsesparentsaupetitdéjeuner.Etlestaquineriesdesonpère,quifaisaientrougirsamère.

LemariagedeTessaétait,lui,depureconvenance.EtplusencoreducôtéduducdeKittridge.Tessaauraitpourmissiondeluidonnerdeshéritiers.Enéchange, ilveilleraità lasécuritématérielledesonépouse et de leurs enfants. La plupart des jeunes filles ne recevaient pas autant de bienfaits de leurmariage–etellesn’osaientcertainementpasrêveràdavantage.

Le contrat demariage avait été signé par procuration, comme si le duc n’avait pu s’arracher auxplaisirslondonienspourvenirapposerlui-mêmesonparaphesurundocumentaussiterreàterre.Mais,aufond,quelleimportance?Tessaavaitfiniparl’épouser,etc’étaitl’essentiel.

Lajeunefemmeappuyasajouesursesmains.Kittridgeétaitunegrandeetbelledemeure.Sonfuturfils enhériterait.Sa future fille s’ymarierait.LesappartementsprivésdeTessa–un salon,unepetitesalleàmangeretunboudoir–occupaientunangledelabâtisse.IlenétaitdemêmepourJered,maisàl’angleopposé.Lesdeuxsuitesétaientséparéespardeuxchambrescommunicantes.CelledeTessaétaitdécoréeavecfaste,etcelleduducdevaitl’êtreaussi.Aprèstout,Kittridgeétaitlavitrinedelamajestéducale.

Tessajetaunregardpar-dessussonépaule,endirectiondesonlit.Ilétaitd’unblancimmaculé.Lelitd’unevierge.

Elleauraitdûsesentirnerveuse.Etmême,pourquoipas,avoirpeur.Maiselleétaitaucontrairetrèsexcitée.Detoutefaçon,ellen’avaitjamaispeur,quandellesongeaitàJeredMandeville.Ellen’éprouvaitqueduplaisir.Etlasensationunpeuenivrantedesavoirqueleplusbeaurêvedesavieavaitétéexaucé.

Jeredn’auraitsuexpliquerpourquoisesdoigtstremblaient.Sonvaletdechambrel’aidaàfinirdedéboutonnersongilet,puis lui tenditunplateauchargéd’un

verredecristalpleinàrasborddebrandy.—Leverreducondamné,Chalmers?Mercidetagénérosité.Jered prit son verre et le brandit bien haut, pour porter un toast silencieux. Les flammes des

chandellesprojetaientdeséclatsdoréssurleverre.—MmeSmythonena-t-elleterminéavecsesjérémiades?Lagouvernantes’étaitplainte, toutàl’heure,déclarantquelamaisonneserait jamaisassezgrande

pouraccueillirtouslesinvitésinattendusqueJeredavaitamenésdeLondresetquiresteraientdormir.—Jecroissavoirqu’ellearetrouvéenpartiesoncalme,monsieur.Jereds’assit,pourlaissersonvaletluiôtersessouliersetseschaussettes.Dèsquesespiedsfurent

libérésdeleurprisondecuir,ilagitasesorteilspourlesdétendre.—CommeVotreGrâcedoits’endouter, laplupartdeschambresétaientdéjàréservéesauxinvités

attendus.MmeSmythons’esttrouvéequelquepeudébordéeparcenouvelaffluxd’arrivants.

Page 17: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jeredserelevaetécartalesbras,afinquesonvaletpuisseluiretirerplusfacilementsachemise,puissonpantalon.Enmêmetemps,ilfitsigneàl’autrevalet,occupéàbrossersonveston,deleraccrocherdans la penderie et de quitter la pièce. Quand il fut parti, Jered ne chercha plus à cacher sonmécontentement.

—MmeSmythonestpayéeunefortunepourtenircettemaison.Dis-luidecesserdeseplaindreetdeneplusm’importuneravecceshistoiresdomestiques.Surtoutcesoir.

—Bien,VotreGrâce.Jeluitransmettrai.Jeredneportaitplusquesoncaleçon,qu’ilôta lui-même,sanssesoucierdesemontrernudevant

Chalmers.Lesdeuxhommesétaienthabituésàcerituel,qu’ilspratiquaientaumoinsdeuxfoisparjour,lematinetlesoir,depuisdesannées.

— Mme Smython était-elle vraiment fâchée, ou en as-tu rajouté, pour inclure tes propresrécriminations?demandaJered.

Il avaitdenouveauécarté lesbras,pourqueChalmerspuisse lui enfiler sonpeignoir.Mais Jeredsavaitquelevêtementnesuffiraitpasàapaiserlesfrissonsquil’agitaient.Ilregardasesmains:ellestremblaienttoujours.Aurais-tupeur,Jered?

Ils’empressadechassercetteidéestupidedesonesprit.—Jevousdemandepardon,monsieur?—Tum’asparfaitementcompris,Chalmers, répliquaJered. Jesais trèsbienque tumeblâmesde

n’êtrerentréàKittridgequecematin.Aurais-tupréféréquejepasse lesdeuxsemainesprécédantmonmariageenfermédansunmonastère,pournettoyermonâmedesespéchés?

Jereds’approchadelafenêtre,avantdeseretournerbrusquement.—Pourrais-tumedirepourquoijetegardeàmonservice?Chalmersdemeuraitimmobile,dansuneattitudeapparemmentservile.Maisleregardduvieilhomme

reflétaituneémotionpalpable–delatendresse?Aprèstout,ilssecôtoyaientdepuispresquevingtans.—Peut-être parce que je sais faire un nœudde cravate,monsieur ? répliqua-t-il, une ébauche de

souriresurleslèvres.—Adrianm’ademandé si jeme sépareraisde toi aprèsmonmariage.Comme si tun’étaisqu’un

cheval ou un animal de compagnie.Oh, neme regarde pas comme ça ! Je sais bien qu’Adrian est unimbécile.

Jeredlevasonverrepoursemirerdedans.Hormisquelquesombressous lesyeux,rienne laissaitdeviner,danssonapparence,qu’ilavaitpassétouscesderniersjoursdansunefrénésiededébauche.Niqu’iln’avaitpaspudormirdelanuitprécédente,enraisondespenséesquiletracassaient.

—Jedéduisdetaréactionquetunesouhaitespasquittermonservice,ajouta-t-il.—J’estimequevousvalezmieuxquelaplupartdevosamis.—Je leprendraisvolontierspouruncompliment, si jeneconnaissaispas tous lesdéfautsdemes

amis,ironisaJered.IldirigeasonregardverslachapelleprivéedeKittridge,quisedressaitàl’extrémitédel’aileest

dumanoir.Lacérémonies’étaitdérouléesoussesvoûtes.Avait-ilprislabonnedécision?sedemandait-il.Choisilameilleureépouse?Cetteinterrogationnelequittaitpas,depuiscematin.

Jeredavaitacceptécemariagesanslamoindreobjection,pourlabonneraisonqu’ilsavait,depuistoujours, qu’il devrait semarier pour engendrer des héritiers.EtTessaAstley semblait toute désignéepour remplir le rôle de duchesse.Outre qu’elle était indéniablement ravissante, elle était issue d’unefamille très honorable. Son élégance s’affirmerait avec les années.Quant à son charme, Jered n’avaitjamaisoubliésonéblouissantecandeurnisessouriresingénus.C’étaituniquementpourcelaqu’ilavaitlaissésononcleorganisercemariage.

Page 18: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

«Sais-tuque je l’aidéjàembrasséeune fois, ilya longtemps?»aurait-il aimédireàChalmers.Mais,biensûr,ladécenceleretintdes’abandonneràpareilleconfidence.

JeredavaitrevuTessaenquelquesoccasions,lorsdesraresbalsauxquelsilserendait.Ildétestaitcesmondanités,oùlaplupartdesinvitéssecourbaientdevantluiparcequ’ilétaitduc.CespectacleluirappelaitlesparadesnuptialesdescygnesévoluantsurlegrandbassindeKittridge.Àcelaprèsquelescygnesavaientd’excellentesraisonsdeployerleurcououdesecouerleursailes.

Tessa, dans ces réceptions, avait dansé avec quelques jeunes dandys qui paraissaient chaque foisstupéfaitsdeleurbonnefortune.Jeredpouvaitlescomprendre:elleétaitlecharmeincarné.

IlseretournaetdécouvritqueChalmersl’avaitlaisséseul.Jered hésita devant la porte qui communiquait avec les appartements de son épouse.Depuis qu’il

était devenu le dixièmeducdeKittridge, cette porte n’avait que très rarement servi, sauf pour laisserpasserdessoubretteschargéesduménage.Cesoir, l’occasionétaitsolennelle,etpresquetroppesante.La tradition familiale imposait eneffet à Jeredd’aller féconder sonépouse–enespérantquecelle-ciserait fertile –, afin d’engendrer les héritiers qui reprendraient, après lui, le flambeau ducal.Aussitôtqu’ill’auraitengrosséeunepremièrefois,iln’auraitplusbesoindeluirendrecegenredevisitequ’unefois par an, pourmettre éventuellement en route un nouveau bébé.Et dès lors que la paternité de sonpremier fils ne ferait aucun doute, Jered autoriserait Tessa à venir vivre à Londres avec lui, où ellepourraitsechoisir,siellelesouhaitait,desamants.

Ilvoulaitseconvaincrequ’ilssauraientconvenird’unarrangementquilessatisferaitl’unetl’autre:un minimum de sexualité, par obligation, et une pincée d’affection. Pour le reste, ils s’ignoreraientmutuellementdansuneparfaiteharmonie.

Jeredouvritlaportesansfrapper.Safemmetressaillitcommeunecréaturedelaforêt.Unlapin,peut-être,ouplutôtunécureuil,carsa

chevelurechâtaineserapprochaitdelarobedecesanimaux.Non:unechouette.Sesgrandsyeuxbrunslefixaientcommes’ill’avaitdébusquéesursonperchoirenhautd’unarbreetqu’ilagitaitunetorchedevantsa tête.Elle était allongée sur le lit immense,oùelledisparaissaitpresque.Sachemisedenuit,ornéed’uneprofusiondedentelles,lacouvraitjusqu’aucou.Ainsiparée,elleauraitpuavoirl’aird’uneenfant,etpourtant,elleévoquaitplutôtquelquemaîtressevoluptueuseetrécalcitrantequis’apprêtaitàpunirsonamantdel’avoirtropfaitattendre.Imagestupide,biensûr.Safemmeétaitl’innocencemême.

Il n’y aurait pas de témoins pour assister à la consommation de leurmariage.C’était la coutume,autrefois,cheztouslespairsduroyaume,maisl’usageétaitdemoinsenmoinspopulaireetJeredl’avaitformellementinterdit.Sinon,unevingtainedesesamisaumoinsauraientfaitirruptiondanslachambre,aveclahargned’unemeutedeloupsattirésparl’odeurd’uneproieblessée.

Jeredavaitégalementbanniuneautrecoutumeancestraleettoutaussibarbare:l’examendelajeunemariéepours’assurerdesavirginité.Ildétestaitl’idéequequelqu’und’autrequeluitouchesafemme.

—Yaurait-ilunmotifquim’obligeraitàmentirànosinvités?demanda-t-il.C’étaitlapremièrefoisqu’ils’adressaitàlanouvelleduchessedepuisl’échangedeleursvœux.Commeelle le regardait avec incompréhension, Jeredneput s’empêcherde sourire.Cependant, il

avaitbesoind’uneréponse.Laréputationdesonlignagel’exigeait.—Devrons-nousforgerunepreuve,madame?Ellesecoualatête,dérangeantlesbouclesdecheveuxartistementdisposéessursesépaules.Jeredréalisaqu’ellen’avaitpascomprissaquestionetqueseulletonsurlequelill’avaitformulée

l’avaitincitéeàrépondreparlanégative.Ils’approchadulit,conscientquechacundesespasaugmentaitlanervositéde la jeune femme.Cependant, ellen’esquissaaucunmouvementde recul.Lepetit animalétaitdonccourageux.

Page 19: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—La traditionexigequenous exhibions lesdraps à la fenêtredenotre chambre, expliqua-t-il.Sivousavezlemoindredoutesurvotrevirginité,jenesauraisdonctropvousrecommanderdeleformulertout de suite. Cela serait dommageable, bien sûr, mais il serait toujours possible de sauver lesapparences.Àcondition,biensûr,d’avoirletempsdes’ypréparer.

—Jen’aiaucundoute,répliqua-t-elled’unevoixdoucemaislégèrementtremblante,commesiunepetitebriseavaitsoufflédanssescordesvocales.

Jeredn’auraitsudiresic’étaitparcequ’elleavaitpeurousic’étaitsafaçonnaturelledes’exprimer.Iln’avaitdiscutéavecellequ’unefois.Etencore,leuréchangen’avaitpasdurétrèslongtemps:Jeredl’avaitréduiteausilenceparunbaiser.

Ilsepencha,pourl’embrasserdenouveau.Pargratitude,cettefois.Etsurtoutpours’excuser.Ilfutsipreste que son baiser la prit par surprise. Ses lèvres étaient aussi délicieuses que dans son souvenir.C’étaitd’ailleursétrangequ’ilenaitgardélamémoire.Troisanss’étaientécoulésdepuisleurbaiser,etJeredn’auraitsucompterlesfemmesaveclesquellesilavaitcouchéentre-temps.

—Êtes-vousbiensûre,madame,qu’ilyauradusangsurledrap?insista-t-il.Ellesursauta,maisilsemontraimplacable.—Allons,madame.Nemeditespasquevousêtesinnocenteàcepoint.Avait-ellepâli?Etsepouvait-ilqu’ilsemontrâtdélibérémentcruel?Jeredcaptura lamainde la jeunefemmeet lagardadans lasienne.Laquelledesdeuxtremblait le

plus?Ils’assitàcôtéd’elle,intrigué.—Jesuisvierge,maisjenevoudraispasperdreplusdesangqu’iln’estnécessaire,dit-elle.Sesyeuxbrillaient.Depeur?Pourtant,ellelaissaitsagementsamaindanscelledeJered.Sesdoigtsétaientlongs,minces,terminés

par des ongles clairs. Jered imprimaune rotation à sonpoignet, découvrant sa paume.Cette fois, elletressaillitlégèrement.

Cette ravissante jeuneépousée,avecsesgrandsyeuxdechouetteet sapeausi sensible,promettaitd’êtreunfestinérotique.

Jeredrelâchasamainetsereleva.—Votremèrevousa-t-elleinforméedecequisepasseraitcettenuit?—Ellem’aparlé,eneffet.Maisj’aisurtoutcrucomprendrequejenedevaispasposerdequestions.

Etencoremoinsmanifesterdecuriositépourvosactes.Seslèvresesquissèrentunpetitsourireironiqueduplusbeleffet,quiachevadecharmerJered.Ce

n’étaitpaslapremièrefoisqueTessalesurprenait.Cematin,déjà,danslachapelle,ellel’avaitcueilliàfroid,enseportantàsarencontrepourluiprendrelebrasavantderejoindrel’autelensacompagnie.Ilsavaientainsifaitfrontcommun,devantlesparentsetlesfrèresdeTessacommedevantl’oncleetlasœurde Jered. Un homme et une femme, s’avançant fièrement vers leur destin commun. Jered avait étéimpressionnéparsongeste.

Etmaintenant,elledonnaitlesentimentdesemoquerelle-mêmedesoninnocence.Jeredjouaitaveclaceinturedesonpeignoirtoutenlorgnantlachandellequibrûlaitsurlatablede

chevet.La sagesseaurait étéde la souffler.Mais iln’étaitpas sûrd’enavoir le courage : la tentationd’admirerlanuditédesonépouseenpleinelumièreétaittropforte.

—Avez-vousdesquestions,malgrélesconseilsdevotremère?demanda-t-il.—J’aipeurqueoui,avoua-t-elle.Sonexpressionétait tropcomplexepournerefléterqu’uneémotion.Sansdouteétait-elleperplexe.

Embarrassée,également.MaisJeredauraitpariéqu’elleétaitaussiunpeuexcitée.

Page 20: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Vousnevousattendezquandmêmepasquejevousexpliqueendétailcequivasepasser?Ils’efforçaitdesourire,pourmasquerlarépugnancequeluiinspiraitcetteperspective.—Jeconnaisàpeuprèslesrègles,maisjen’aipasencoreeul’occasiondelesmettreenpratique.—Àvousentendre,oncroiraitqu’ils’agitd’apprendreunelangueétrangère.Ilserassitauborddulit,partagéentrel’envied’éclaterderireetl’impatiencedecéderàsondésir.

L’unedesbretellesdelachemisedenuitdesonépouseavaitglissé,révélantunpetitboutd’épaulequiaccrochaitlalumièredelachandelleavecunéclatsatiné.

—Vous voulez dire que j’essaie de conjuguer les verbes avant d’avoir appris à les prononcer ?Àpropos,croyez-vousque«conjuguer»et«conjugal»aientdessignificationssemblables?

—Non,jecroisqu’ils’agitd’unesimplecoïncidencedevocabulaire.Ellepenchalatêtesurlecôté.—N’avez-vousjamaispenséquelavieétaitpleinedecoïncidences?Jeredtenditlamainpourluicaresserlescheveux.Ilneprêtaitguèreattentionàsesparoles.Ellerougitetagrippaledrapetlacouvertureàdeuxmains.Maisellenedétournapasleregard.—Jevousfaispeur?—Dois-jeavoirpeur?—Non,répondit-il,avantdeplaqueruntendrebaisersursatempe.Elletressaillitàpeine,maistoussessenssemblaientàprésentenalerte.Jereddevinaitsatensionà

lafaçondontelleavaitbaissélesyeux.Sacuriositéavaitviteétésubmergéeparsoninnocence.—Celavousrassurerait-ildesavoirquejesuistoutaussinerveuxquevous?Elleredressalatêteetleregardad’unairéberlué.—Vous?—Vousparaissezpenserquec’estimpossible.Décidément, ce n’était pas le genre de conversation qu’il aurait imaginé avoir lors de sa nuit de

noces.—Vousavezlaréputationdemenerunevieparfaitementdissolue.Jemesuismêmelaissédirequesi

vousn’étiezpasduc,vousneseriezplusreçudanslescercleslesplushuppés.Jeredneseformalisapas.Ilétaithabituéàentendrepareiljugementàsonsujet.— Les cercles les plus huppés raffolent des gens commemoi, répliqua-t-il avec un sourire. Les

vieillesbigoteschuchotentderrièreleurséventails,maisellessontlespremièresàm’ouvrirlaportedeleursalon.Mieuxvautqu’ellessoientchoquées,car,quandellesnelesontplus,c’estlesignequ’ellescommencentàs’ennuyer.

—Vousnesemblezpasavoirunetrèsbonneopiniondelasociétédanslaquellevousévoluez.Jeredserelevapourallermoucherlesdeuxchandeliersquitrônaientsurlemanteaudelacheminée.—Jepense,dit-il,regardantpar-dessussonépauleendirectiondelajeunefemme,quepuisquenous

sommes destinés à nous fréquenter durablement, vous pourriez commencer par m’appeler par monprénom.

Ilne restaitplusdésormaisque lachandellede la tabledechevetpourdiffuserunpeude lumièredans la pièce. C’était assez, cependant, pour que Jered voie rougir son épouse. Cela ne l’empêchanullementdesedébarrasserdesonpeignoir,qu’iljetanégligemmentsurledossierd’unfauteuil,avantderevenirverslelit.Lesyeuxdechouettedesonépouses’écarquillèrentunpeuplus–sic’étaitpossible.Etelleparaissaits’êtrearrêtéederespirer.Jeredenconclutquec’étaitlapremièrefoisqu’ellevoyaitunhommenu.Detouteévidence,sonérectionlalaissaitstupéfaite.

Pourtant,elleneprotestapasquandilprit lacouverturequ’elleserraitpour la tireraupieddulit.Elle nemurmura pas davantage lorsqu’il s’empara de sa chemise de nuit brodée de dentelles et la fit

Page 21: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

passer,enquelquesmouvementsadroits,par-dessussatête.Unefoisqu’ilsfurenttouslesdeuxnus,Jereds’allongeaàcôtédesonépouseettenditlebrasvers

elle.Elleétaitaussiimmobilequ’uncadavre,lespoingscrispéssoussonmentonpourtenterdeprotégersesseins,lesgenouxrepliés,dansl’espoir,bienfutile,dedissimulersonintimité.Elleregardaitpartout,saufversJered,même lorsqu’il luipritdélicatement lementonpour l’obligerà tourner la têtedanssadirection.

—Jen’aipasl’intentiondevousvioler,assura-t-il.Le pouls de la jeune femme battait très vite. Cela se voyait aux veines de son cou, signe qu’elle

n’étaitpasloindepaniquer.—Jen’aipaspeur,dit-elle,maissavoixétaitaltérée.—Etmoi,jenesuispasduc,ironisa-t-il,avantdel’embrasser.Cen’étaitqu’unbaiser.Riendeplus.Pourtant,ilsuffitàembraserlessensdeJered.Ladouceurdes

lèvresdelajeunefemme,lepetitmouvementhésitant,timoréqu’ellefitavecsalanguel’affolèrent.Aupointqu’ilsedemandasilesrôlesn’étaientpasinversésetsicen’étaitpaslui,l’innocent.

Ilseredressa,dérouté.La jeune femme avait laissé retomber sesmains contre ses flancs. Ses lèvres, humectées par leur

baiser,brillaient,demêmequesonregard,oùJeredpouvaitlireunmélangedecuriositéetd’expectative.Ilsesurpritàdésirerqu’elleseréveille,lelendemainmatin,avecunetoutautrelueurdanslesyeux,unelueurquidiraitquelatimiditéavaitcédélepasàladécouverte.

Illuicaressaleslèvresavecsonpouce.—Voslèvresappellentlesbaisers,dit-il,avantdelesembrasserdenouveau–furtivement.Certaines

femmesjugentbondelesfarder,maisvousn’avezpasbesoind’untelartifice.—Merci.—Vousêtestoujoursd’uneexquisepolitesse,ironisaJered,avantderépandreunetraînéedebaisers

sursonmentonetsajoue.Commeellesetortillaitsoussesassauts,ils’esclaffa.—Vousêtestrèssensible,Tessa.Departout?Jeredvoulutapprocherunemaindesesseins,qu’ellecachaittoujourssoussesbras.Ellesecontracta

instinctivement.—Laissez-moivouscaresser,murmuraJeredd’unevoixdouce,destinéeàlafairecapituler.Elledécroisalesbrasàcontrecœur–dumoinsdonna-t-ellecetteimpression–etlesposaàplatsur

lelit.Jeredenprofitapouradmirersesseinsettitillerunmamelon,lequeldurcitinstantanément.La jeune femmeneput retenirunpetitgémissement,quiachevade rendreJered foudedésir. Il se

pencha,pourlécherquelquesinstantslemamelonqu’ilavaitcaressé,avantdes’emparerdenouveaudeslèvresdesonépouse.

Cette fois, elle répondit à son baiser avec une ardeur égale à la sienne, s’agrippant même à sesépaules pour mieux se coller à lui, comme s’il lui insufflait la vie en l’embrassant. Ce mélanged’innocenceetdesensualitéravitJered.Ilposaunemainsursonbas-ventre,àquelquescentimètresdeson intimité. Elle laissa échapper un autre gémissement qui résonna tout aussi délicieusement à sesoreilles.

Elleavaitredresséungenou.Jeredrefermadoucementsapaumedessus,avantdefairedescendresamain le long de sa cuisse, jusqu’à la taille. Elle frissonna sous sa caresse,mais Jered poursuivit sonexploration,cettefoisdansl’autresens,endirectiondesacheville.Puisilrepassaencoresursongenou,pourrejoindreleterritoirequil’attirait irrésistiblement.L’intérieurdesescuissessemblaitpluschaud,comme si Jered s’approchait de quelque brasier dissimulé derrière des replis de chair en forme de

Page 22: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

pétales.Quandillatouchaenfinàcetendroitprécis,lajeunefemmefutsichoquéequ’ellefaillitbondirhorsdulit.Saréactionétaitlapreuveirréfutabledesoninnocence.

Ledésirou,plutôt,lapulsiondelaposséderassaillaitJered.Elleétaitvierge.Ilserallongeasurledosetcouvritsesyeuxavecsonbras.Maissonépouses’étaitdéjàremisedesa

surprise.Elleposaunemainsursontorseet,aulieudelalaisserimmobile,commençadelecaresser,attisantlefeuquidévoraitJered.

Puislajeunefemmeseredressasuruncoude,pouraccrochersonregard.—Pourquoivousêtes-vousarrêté?demanda-t-elle.Ses yeux s’étaient assombris, comme si ses pupilles s’étaient dilatées jusqu’à recouvrir tout le

marrondenoir.Unmarronpailletéd’or,remarquamachinalementJered.—Parcequevousn’êtespasprêteetquejenelesuisquetrop.—Oh.— Je suppose que vous n’avez pas compris, reprit Jered, fermant les yeux pour ne plus voir le

spectaclebientropirrésistiblequ’elleoffrait.Sijevousprendsmaintenant,vousallezavoirtrèsmal.Jepréfèresoufflerunpeu,pourcalmermesardeurs.

—Jesuisdésolée,répondit-elle,delavoixdequelqu’unquisesentiraitcoupabledequelquechose.Jereds’empressadelarassurer.—Vousn’avezpasàvousexcuser.Maismoinonplus.C’estsimplementlanature.—Celaarrive-t-ilsouvent?Ellesemblaitsincèrementcurieuse,commes’ils’agissaitd’uneleçondechoses–mais,aprèstout,

n’enétait-cepasune?—Celan’arriveraqu’unefois.Etcettenuit.—Oh,dit-elleencore.Mais,cettefois,elleparaissaitdéçue.Jeredrouvritlesyeux.—Àmoinsquevousnetentiezderecoudrevotrehymen,madame.—Ah,c’estdonclaraison?dit-elle.Ellesemblaitmaintenantrassurée.Jeredcompritqu’ellen’auraitpasbesoindebeaucoupdeleçons

pourapprendrelasensualité.Ilauraitdûs’enréjouir,maiscettedécouverte,aucontraire,l’irritait,sansqu’ilpûts’expliquerpourquoi.

—Cen’estpasgravesij’aimal,reprit-elle.Dumomentquecelaneseproduitqu’unefois.—J’aidavantagedescrupulesquevous.Jen’aipasenviedevousentendrecrierdedouleurdans

mesbras.—Onjureraitquevousparlezdepartiràlaguerre.—Nesoyezpasridicule.Elleserallongeaàsontoursurledos.—Entoutcas,jeconstatequevousrefusezdecontinuer.Auboutdequelquessecondes,Jeredsetournaetroulasurelle.—Cettesituationdevientridicule,dit-il.—Voussouriez.Dois-jeenconclurequevousavezassezsoufflé?—Jevous trouvebien insolente,madame, répliquaJered,sesurprenantà la taquiner.Auriez-vous

oubliéquevousvousadressezàunduc?—Jenesuisquerespectetsoumission,assura-t-elle,unelueur–demalice?–dansleregard.

Page 23: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jereds’emparadeseslèvres.L’embrasserétaitcommesejeterduhautd’unefalaisepourvolerdanslesairs.Sonérection,quin’avaitpasmollid’uncentimètrependantl’intermède,seraffermitencore,sic’étaitpossible.

—Lesortenestjeté,dit-il,mettantuntermeàleurbaiser.Jem’excuseparavancedumalquejevaisvousfaire.

Lajeunefemmesoutintsonregard.—Jen’aipaspeur.Vouspouvezmecroire.—Neditespascela.—Je suis sincère.Et cessezde froncer les sourcils.Cen’estquandmêmepasma faute si jen’ai

encorejamaispratiquécegenred’exercicephysique.—Certainsappellentcelafairel’amour.—Alors,pourquoinousdisputons-nous?Jeredavaittoujourspenséqueleriren’avaitpassaplacedansunechambreàcoucher.Pourtant,il

s’esclaffa,etcelaluisemblalaréactionlaplusnaturelleaumonde.Sonépouses’enamusa.Ill’embrassaaussitôt:seslèvresétaientencoreplusdouces,lorsqu’ellessouriaient.

—Àquoipensez-vous?demanda-t-il,quelques instantsplus tard, suspenduàson regard. Jeveuxtoutsavoir.

Ilbrûlaitd’enviedelapénétrer,maisils’inquiétaitdelafragilitéapparentedelajeunefemme.Elleclignalesyeux.Sonsourireétaitmoinsassuré.—Avez-vousbeaucoupd’expérienceenlamatière?—Suffisamment,réponditJered,avantdes’emparerencoredeseslèvres,dansl’espoirdechasser

sesangoisses–etl’embrasserétaitlaseulearmeàsadisposition.—Alors,pouvez-vousmedirepourquoionparlededéfloration?demanda-t-elle,quandleurslèvres

seséparèrent.Jenesuispasunerose,quejesache!Esquissantunautresourire,elleajouta,accrochantleregarddeJered:—Mêmesij’aitrèsenvied’êtrecueillie.EtJeredlacueillit.Leplusdélicatementpossible,malgrélavigueurdesondésir.Plus tard, il se fit la réflexion qu’il n’avait encore jamais possédé de femmequi l’ait supplié, en

riant,d’accélérersescoupsdereins.

Page 24: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

2

Les rayons du soleil jetaient des flammèches orangées sur les draps. Tessa cligna les yeux ets’arrachaàsonrêveavecl’intuitionquequelquechoseclochait.Ellecontemplaquelquesinstantsledaisde velours vert du baldaquin, supporté par quatre piliers massifs en acajou sculpté. Un vrai lit deduchesse.

Lesoleiltombasursonvisage.Cettefois,lajeunefemmeseréveillatoutàfait.Elletournalatêtedecôté et s’aperçut qu’elle était seule. Un déluge d’émotions l’assaillit – des émotions dictées par lessignauxqueluitransmettaitsoncorps.Cettesensationd’endolorissementquimontaitdesonentrejambe,d’abord.Ellen’avaitencorejamaisrienressentidetel.Puislahonte,quilagagnaàmesurequ’elleseremémorait les détails de la nuit. Son mari l’avait vue nue. Entièrement nue. Et à la lumière d’unechandelle,encore.Tessaécrasaunoreillersursonvisagepourétoufferlegémissementquimontaitdesagorge.Enplus,sonmaril’avaittouchée.Etpasseulementtouchée!

Lajeunefemmejetal’oreillerdecôtéetseredressasurlescoudespourregarderendirectiondelafenêtre,d’oùfiltraitl’insolentelumièredusoleil.Non.Ellepréféraitneplusrepenseràlanuit.

Lesdrapsglissèrent,etTessabaissalesyeuxsursanudité.Unepetitemarquerouges’apercevaitsurl’undesesseins.Jeredl’avaitembrasséefiévreusementàcetendroit,luimordillantmêmelapeau.

Lajeunefemmeserallongeasurledosetrepritl’oreiller,qu’elleserrasursapoitrine.Puisellesetournaducôtéoùavaitdormisonmari.Lesdrapsétaientdéjàfroids.Ellelevadenouveaulesyeuxversledaisdeveloursvert.

Jeredavaitparlédesoninnocence,laveille.Ellel’avaitperdue,depuis.Ou,plusexactement,elleavaitperdusavirginité.Mais,aufondd’elle-même,ellesesentaittoujoursaussiinnocente,sinonplus.

Ilsavaientri,ensemble,etelleavaittrouvéceladélicieux.Mêmeparleravecluiluisemblaitpresqueirréel–unpeucommesiledieuÉrosenpersonneavaitdécidédesepencherpar-dessusunnuagepourluifairelaconversation.Avecsescheveuxnoirsetsesyeuxgrissiexpressifs,sonmariétaitd’unebeautéimpossible.Sonmari.Tessaneselassaitpasdeserépétercemotmagique.

Illuiavaittémoignédelaconsidération,etmêmedelatendresse.Tessaavaitl’intuitionquetoutesles jeunes mariées n’avaient pas droit à de tels égards – mais, bien sûr, elle n’en aurait jamais lacertitude:àquiirait-elleposerpareillequestion?Lesgensneparlaientjamaisdecequisepassaitdansleurlit.

Cesoir,ilsreferaientl’amour.Etcettefois,Tessan’auraitplusdutoutmal.Pourunpeu,elleauraitétéimpatientedevoirlesoleilsecoucher.Maisentre-temps,commentoccuperaient-ilsleurjournée?Ilsparleraient.Jeredluidévoileraitsansdouteleprogrammedeleurvoyagedenoces,qu’ilavaitconcoctétoutseul.Iraient-ilsàRome?OuàParis?Tessadésiraitdécouvrircesdeuxvilles,etencompagniedesonmari,ceseraitencoremieux.

Page 25: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Lajeunefemmes’agenouilladans lesdrapsetregardaunenouvellefois laplacequ’avaitoccupéesonmaridurantlanuit.MonDieu,faitesqu’ilfinisseparm’aimer.Jeneréclamepasunamourfou.Ceseraittropdemander.Maisqu’ilaitaumoinslacuriositédevouloirmeconnaître,deparleravecmoi,depasserdutempsenmacompagnie.Quejepuissedevenirsameilleureamie.

SiseulementJeredpouvaitlaconsidérernonpascommeunobstacleàsonbonheur,maiscommeunélément qui, au contraire, l’enrichirait. Leur mariage ne serait plus, alors, cette simple union deconvenanceportéeparleursdeuxfamilles.Tessavoulaits’accrocheràsonrêve.Etellesesentaitdéjàtouteprêteàadorersonmari.

À seize ans, elle était convaincue de savoir ce qu’était l’amour.Mais deux saisons londoniennesavaienteuraisondesesillusions.Tessaétaitredescenduesurterre.ÀLondres,lemariagen’étaitqu’unmarché où le romantisme n’avait pas sa place. Tessa avait vu nombre de jeunes femmes gaies etinsouciantes changer, après seulement quelquesmois demariage. Leurs rires devenaient cassants. Et,dans les réceptions, elles parcouraient du regard les salles de bal, à la recherche d’un partenaire quisaurait les combler pour la nuit, mais auquel elles diraient adieu le lendemainmatin. Dans la bonnesociété,toutlemondecouchaitplusoumoinsavectoutlemonde,etc’était,pourcesfemmes,lemoyendeseconsolerdeleursdéceptionsconjugales.

Durantcesdeuxsaisons,TessaavaitvulesmeilleurspartisqueLondresavaitàluioffrir.Desjeunesgens au sourire éclatant et à la voix hésitante, qui auraient presque écrasé une larme quand elle lesautorisait à lui apporterunverredepunch.Oudes coureursdedot, qui s’intéressaient davantage à lafortunedesonpèrequ’àelleetquinejugeaientpasnécessairedesavoircequ’elleavaitdanslatête,nisi même elle avait quelque chose dans la tête. Les premiers ennuyaient Tessa. Les secondsl’insupportaient.Plusd’une fois, ellen’avaitpashésitéàdireauxunset auxautrescequ’ellepensaitd’eux.Évidemment,aucundecesprétendantsn’avaitgoûtésafranchise.

Auboutdedeuxsaisons,Tessaavaitdéfinitivementcomprisquel’amour,legrandamour,n’avaitpassa place à Londres. Et peut-être ne l’avait-il nulle part. La relation fusionnelle qu’entretenaient sesparents–uneunionparfaitedescorpsetdesesprits–semblaitreleverdel’exception.

Cependant,Tessanepouvaits’empêcherderêver.Oùétaitlemal,aprèstout?Etcequis’étaitpassécettenuitavaitétésimagiquequ’ellesesurprenaitàreprendreespoir.Sonrêvefiniraitpeut-êtreparseréaliser.

Elleétaitquandmêmeunpeudéçuequesonmariaitdéjàdésertélelitconjugal.Sesparentsavaientdormipendantdesannéesensemble,aupointdechoquercertainsdomestiquespeuhabituésàcequelesmaîtres fassent chambre commune. Mais peut-être avait-il préféré, par égard pour elle, la laisser seréveillerseule.Sansdouteallait-ilpousserlaported’unesecondeàl’autre,pourluidirebonjour…Etquetrouverait-il?Tessa,lachevelureenbataille,n’ayantpasencorefaitsatoilette!

Lajeunefemmebondithorsdulitetseprécipitadanslapetitepièceaménagéeensalledebains1.Ellen’auraitbesoinqued’unedemi-heure,pasplus,avantd’êtreenétatdeseprésenterdécemmentàsonmari.

—Commentça,ilestparti?rétorquaTessa,ledosraide,commesetiendraituneduchesse.Iln’étaitpasquestionqu’elleperdelafacealorsqu’unebonnecinquantainedepersonnesépiaientle

moindredesesmouvements.Lajeunefemmesetenaitaubasdugrandescalier,faceaumajordome,tandisquedesinvitéssortaient

delasalleàmanger.Lechâteauétaitencorepleindemonde.—SaGrâceestpartiepourLondres.Àentendrelemajordome,c’étaitaussisimplequecela.

Page 26: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Iln’apaslaissédemot?demandaTessa,unebouledanslagorge.—Non,VotreGrâce.Pas d’instruction pour qu’elle le rejoigne, pas d’indication sur la date de son retour, pas même

d’explicationsurcedépartquiauraitpuêtrecauséparuneurgence.Pasnonplusdepetitbilletgentil,pours’enquérirdel’étatdesonépouse.

Tessatournalestalonset,relevantsesjupes,repritl’escalierensensinverse,conscientedumurmuredevoixdanssondos.

Ellegagnasachambreavecleplusdedignitépossible,refermadoucementlaporte,puisappuyasonfrontcontrelemur.Etlà,seulement,ellesemitàpleurer.

1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)

Page 27: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

3

—Quelspectacleravissant,ditunefemme.Mais jesupposeque toutes lesviergesontcepetitairtouchant.

—Connaissant Jered, je doute qu’elle soit encore vierge, répliqua un jeune homme efféminé quitoisaitTessaaveclemêmedédainnonchalantquesacompagne.

Ce n’était pas la première fois queTessa entendait de tels commentaires sous son propre toit. Lajeune femme referma le livre qu’elle lisait et redressa fièrement lementon. La bibliothèque lui avaitpourtantparulerefugeidéal.Jusqu’àprésent,aucundesinvitésdeJerednes’yétaitaventuré.Hélas,ilyavaitundébutàtout.

Lafemmerespirait lavulgarité.Ses lèvresétaientpeintesetsessourcilsbeaucoup tropnoirspourêtrenaturels.Elleportaitunerobejaunequidévoilaitunebonnepartiedesapoitrine.Lejeunehomme,encostumedesatingris,étaitàl’inversehabillécommeunprince.Leurcoupledétonnaitd’autantplus.Maisilsétaientaussigrossiersl’unquel’autre,carilsrestaientlà,àregarderTessa,sansmêmesongeràseprésenter.

Tessa,enrevanche,n’avaitpasbesoindedéclinersonidentité.Ilssavaientquielleétait,biensûr.La« petite femme» deKittridge.Combien de fois avait-elle entendu cette expression, qui l’horripilait ?Sansparlerdescommentairesquinemanquaientjamaisdesuivre:«Elleestsimignonne»ou:«Quelleravissanteenfant!»Tessaauraitvoululancerquelquechoseàla têtedetousceuxquiparlaientd’elleainsi.Cependant,c’était toujoursplusagréableàentendrequecesmurmuresqu’elledevinaitdanssondos et qu’elle avait surpris une ou deux fois, au moment d’entrer dans une pièce : « Elle était tropinnocentepourlui.Ils’enestdéjàlassé.»

Elleselevadesonsiège,lementondressétoujoursbienhaut.—Désirez-vousquelquechose?demanda-t-elle,d’unevoixqu’ellevoulaitdignedelamaîtressede

maison.Malheureusement, il était peu probable que ces intrus la considèrent comme telle. La plupart des

invitésdeJerednesemblaientguèreimpressionnésparsanouvellepositiondeduchesse.Ilsgloussèrent.Cefauxrireétaituneinsulte,qu’ilétaithélastrèsdifficiledecombattre.Parchance,Tessan’eutpasàsupporterdavantagecesdeuxmalotrus.Laporteserouvrit,etStanford

Mandevilleentra,ungrandsourireilluminantsonvisage.Tessalelaissalaprendredanssesbras.Lesdeuxintruss’éclipsèrent,telsdesvautourss’apercevant

quelaproiedontilspensaientserepaîtremanifestaitencoredessignesdevie.— J’ai entendu dire que mon neveu était reparti à Londres, est-ce vrai ? demanda Stanford

Mandevillequandilrelâchasafilleule.

Page 28: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

L’expression de la jeune femme dut être éloquente, carMandeville poussa un juron – dont il necherchamêmepasàs’excuser.Lesgensétaienthabituésàsonmauvaiscaractèreetnesongeaientplusàs’enformaliser.EtdirequeTessaavaitappris,depuisl’enfance,àsemontrerdiscrèteetréservée,ànejamaisdonnersonopinionenpublic,alorsqued’autresseconduisaientcommeilslevoulaiententouteimpunité…Maispeut-êtreétait-cepropreauxMandeville.Sansdouteconsidéraient-ilsquelesrèglesdusavoir-vivrenes’appliquaientpasàeux.

—Jeredatoujourseuuncôtésauvage,marmonnaleparraindeTessa,avantdefairesigneàunvaletrestésurlepasdelaportedes’approcher.Iltientçadesamère,ajouta-t-il.

Levaletportaitungrandpaquetsoigneusementenveloppé,qu’ildéposa,surunsignedeStanford,surunfauteuil.

— Sa mère était écossaise, comme tu dois le savoir, reprit-il, alors qu’il commençait déjà dedéballer lepaquet.Elleestmortequand il était encoregamin.Elleavait l’habitudedecourir la landeaveclui.Jen’iraispasjusqu’àdirequ’ilfutresponsabledesamort,maisjeneseraispasétonnéquemonfrère l’aitpensé.Aprèscela,et jusqu’àcequ’ildisparaisseàson tour, ilneparlaitplusdeJeredquecommed’unsauvage.Unvraisauvage,commecesÉcossaisenkilt.

Tessa ne put retenir un sourire. Un Écossais en kilt ? L’image ne correspondait pas du tout à cequ’elleconnaissaitduducdeKittridge.

—JesuissûrequeJeredavaitdebonnesraisonsdepartirpourLondres,répondit-elle,pousséeparundésirtrèsétrangedesemontrerloyaleenverssonmari–d’autantplusétrangequ’iln’avaitpaseudetelségardspourelle.

—Jepensaisquetuauraisunemeilleureinfluencesurlui.Qu’ils’assagiraitunpeu.Tessa préféra détourner le regard. Elle avait trop peur que son parrain ne lise, dans ses yeux, le

désarroiqueluiinspiraitladésertiondesonmari.Stanfordavaitfinalementréussiàdéballerentièrementlepaquet.—En tout cas, tu étais ravissante, enmariée, reprit-il.Tesparentspeuvent être fiersde toi.Et je

voulais commémorer l’événement avec ce cadeau.Après tout, ce portrait a servi d’entremetteur à vosnoces.

Tessaseplantadevantletableauqu’elleavaitsisouventadmiré.Jeredposait,unemainappuyéesurunecolonnetteenmarbre,unsourirevaguementdédaigneuxflottantsurseslèvres.

Durantcestroisdernièresannées–troisannéesinterminables–,Tessaavaitredoutéd’apprendrequeJereds’étaitmariéavecuneautre.Maispasdutout.Ellen’avaitentendu,aucontraire,quedesrumeursincessantes sur ses excès et sa vie de débauche. Son nom apparaissait dans tous les scandales. Et, àchaquesoirée,lesinvitésfinissaienttôtoutardparmurmurersursoncompte,sanssesoucierdesjeunesfillesquisetrouvaientàportéedevoix.C’estainsiqueTessaenavaitsuffisammentapprissurJeredpouravoir une idée de la vie licencieuse qu’il menait dans la capitale. Logiquement, cela aurait dû ladétournerdelui.Etpourtant,non.

Sursonportrait,ilneportaitpasdeperruque,etsescheveuxétaientattachésderrièresanuqueparunrubandesoienoire.Saculotteetsavesteétaientbleufoncé,songiletetsesbasbrodésdefleurs,etsamains’appuyait sur une canne demarche qui recélait probablement une lame. Le duc deKittridge enimposaitphysiquement:ilétaitgrand,larged’épaules,etsonregardrespiraituneassuranceinébranlable,commesiriendecequ’onchuchotaitsursoncomptenepouvaitl’atteindre.

Cependant,àforcedecontemplersonportrait,Tessanelevoyaitplusdumêmeœil.Sonexpressionluiparaissaitmoinsconquérante.Et,malgrésaposesiparfaite,ellecroyaitdéceler,danssestraits,unesorte de désespoir profondément enfoui. Le tableau, pourtant, ne s’était pas altéré. Mais Tessa étaitdésormaisunefemme.Ellevoyaitaujourd’huideschosesquiluiavaientéchappéjusque-là.

Page 29: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Unsauvage?Pourquoipas,aprèstout.Danscecas,Tessaétaitbeaucouptropdomestiquéepourluiconvenir.

Stanfordluitapotalamain.—Quevas-tufaire,mapetite?Tessasetournaverssonparrain.—Jen’aiencoreriendécidé.—N’oubliepasquejesuisdevenutononcleparalliance.Celameferaitplaisirquetum’appelles

ainsi.Tessal’embrassasurlajoue.—Merci,mononcle.—Jecroistoujoursquetueslameilleurechosequiluisoitarrivée,Tessa.Simplement,iltefaudra

sansdoutebeaucoupdetempspourl’enconvaincre.Tessareportasonregardsurleportrait.Ellesedemandaits’ilétaitpossibledeconvaincreleducdeKittridgedequoiquecesoit.

EllepartaitpourLondres.Dumoins,elleavaittoutpréparé.Tessanes’expliquaitpassonhésitationdedernièreminute.Sesmallesétaientbouclées.Ilnerestait

plusqu’àordonneràdesvaletsdelesporterjusqu’àlavoiture.C’estalorsqu’onfrappaàlaporte.Unesoubrettepoussalebattantets’effaçapourlaisserpénétrer

unevisiteusedansleboudoir.C’étaitunefemmedegrandetaille,quimarchaitavecdétermination.Elleôtasesgantsetjetasursa

fille un regard sombre. Dans sa jeunesse, elle avait été considérée comme une beauté. Ses cheveuxavaientperduunpeudeleurblondeurchatoyante,maisilsdemeuraientmagnifiques.Sonvisage,biensûr,s’étaitunpeuridé.Enrevanche,sesyeuxavaientgardéleuréclatd’émeraude.

—J’aitrèspeurquetonpèreneveuillel’étrangler,commençaHelenaAstley.Ettonpetitfrèreparledelemordre.

—Harry,murmuraTessa,effondrée.Jesupposequetoutlemonde,dansunrayondedixkilomètres,estaucourantquemonmarim’aabandonnée?

Helena dévisagea quelques instants sa fille, comme si elle se demandait ce qu’elle pouvait luirévéler.

—Quelques-unsdevos invitéssont réputéspourmanquerde tact,Tessa.Jecrainsqu’onnesachedéjààLondresqueleducdeKittridgeadésertésonépouselelendemaindeleursnoces.

Elleselaissatombersurlesofa,àcôtédesafille.—Jen’aipasaimé ta tête,quand je suisentréedans lapièce,dit-elle.Tu regardaisdans levide,

commesitutelamentaisromantiquementd’avoirétéabandonnée.Jepréféreraistevoirencolère.Tessasoupira.—Jenesuispasencolère,répondit-elle.Commesamères’apprêtaitàprotester,ellelevalamainpourl’arrêter.— Je le serai peut-être plus tard, s’empressa-t-elle d’ajouter. Mais, pour l’instant, j’ai plutôt le

sentiment d’avoirmal compris quelque chose. Je pensais que nous avions commencé à devenir amis.Qu’ilapprendraitprogressivementàmeconnaîtreetàm’apprécier.Surtoutaprès…

Ellen’osapasterminersaphrase,maislefeuquiluiétaitmontéauxjouesétaitéloquent.—Tanuitdenoces?devinaHelenaenluiétreignantlesmains.Aumoins,jesuiscontentequetune

soisplusignorantedececôté-là.—Vousnem’aviezpastoutexpliqué,mère.

Page 30: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Cefutautourd’Helenaderougir.— Et j’ai eu raison, Tessa. Il est préférable de laisser le mari se charger de l’initiation de son

épouse.—Àconditionquelemarisoitprésent.Helenaserelevapouralleradmirerlatapisserieaccrochéeàl’undesmurs.Elleétaitsiancienneque

le tempsenavait noirci lesbords.La tapisserie représentait, à l’arrière-plan,unchâteaumoyenâgeux,avectourellesetétendardflottantausommetdudonjon.Aupremierplan,unebelledameétaitassisedansl’herbe,sesjupess’évasantautourd’elle.

—Unchâteaudigned’uneprincesse,murmuraHelena.Saufquesonprinces’estenfui.—Maisleprinceapeut-êtreaumoinslaisséunmotderrièrelui.Helenaseretournaverssafille.—C’est ce qui te bouleverse le plus, Tessa ? Qu’il n’ait pas pris la peine de t’écrire quelques

lignes?Tessaregardaparlafenêtre.—S’ilm’avaitlaisséunelettre,jecroisquemeslarmesauraientréduitlepapierencharpie.Non,ce

quimechagrinevraiment,c’estqu’ilm’aitabandonnée.Jen’arrivetoujourspasàycroire.— Jered peut difficilement se conduire en bon ou en mauvais mari, puisqu’il semble avoir déjà

oubliéqu’ilaunefemme.Tonpèreestfurieux,etiln’avouepasfacilementêtreencolère.Tuashéritédelui,surcepoint.Etc’estbiendommage.Jepréféreraisvousvoirmanifestervotreirritation,detempsentemps.

Tessasourit,cequitenaitduprodige:ellearrivaitquandmêmeàgardersonsensdel’humour,alorsqu’elle se sentait au fond du trou. Depuis qu’elle était toute petite, ses parents se chamaillaient poursavoirdequielle tenaitsesdéfauts.Leursdisputesétaient toujourspleinesdepiquesetse terminaientdans des effusions de tendresse. Pourquoi une telle relation ne pourrait-elle s’instaurer entre elle etJered?

—Voudriez-vousmevoirjeterlescoussinsparterreetarracherlesrideauxdesfenêtres,mère?—N’importequoi,plutôtquetupleurespourKittridge.Ilneleméritepas.—Alors,vousserezheureused’apprendreque jenecomptaispas rester sans réagir. Jeparspour

Londres.Cen’étaitpassisouventqueTessasurprenaitsamère.Etilétaitencoreplusrarequ’ellelalaisse

sansvoix.Mais,pourunefois,Helenamitquelquesinstantsàreprendresesesprits.—Pourquoi?demanda-t-ellefinalement.Tessas’attendaitàcettequestion.—Pourremplirmonrôled’épouse.Celamesembledifficileici,alorsquemonmaris’estcloîtréà

Londres.Helenafronçalessourcils.—Crois-tuquecesoitbiensage?—Avez-vousuneautresolutionàmeproposer,mère?AttendrequeJeredsesouviennequ’ilaune

femme?—Quelqu’unpourraitsechargerdeleluirappeler.—Jepréféreraisquevousnevousenmêliezpas,mère.—Tuastort,Tessa.Jeredabesoinqu’onluidisequ’ilsecomportetrèsmal.CefutautourdeTessadefroncerlessourcils–avecsévérité.—Non,mère.Jevousdéfendsdeluiparler.—Tuesmafille,Tessa,luirappelaHelena.

Page 31: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Jeredestmonmari,désormais.Promettez-moidenepasintervenir.Helenarevintverssafilleetsepenchapourl’embrassersurlajoue.—Trèsbien,dit-elle.LavictoireparuttropfacileàTessa.Ellesereleva,leregardsuspicieux.—Jeveuxquevousmedonniezvotreparoled’honneur.Helenasedirigeaitdéjàverslaporte.Elleseretournaetoffritàsafillesonpluscharmantsourire.

MaisTessaneselaissapasabuser.—Donnez-moivotreparole,insista-t-elle.Lesourired’Helenas’évanouit.—Trèsbien.Tuasmaparole.—Vousneprocéderezpasnonplusparallusionsouinsinuations?Helenapinçaleslèvres.—Jet’aidonnémaparole,Tessa.— Je compte aussi sur vous pour ne pas lui écrire, ni l’implorer par l’intermédiaire d’une tierce

personne.—Tesprécisionsnem’amusentguère,Tessa.Samère prenait des airs de reine offensée, lorsqu’elle était irritée.Mais Tessa savait qu’Helena

Astleyétaittrèsdouéepourhonorersespromessesàlalettre,toutentrouvantunmoyendelescontournerenjouantsurlesmots.

—Promettez-moiden’intervenirenaucunefaçon.—Trèsbien.Jetelepromets.Maistonmarimériteraitqu’onluitirelesoreilles.—Mère…—Jedétesteceton,Tessa.Tumerappellestonpèrequandilpontifie,déclaraHelena,admettantsa

défaite.Tessaéclataderire,etcefutlesourireauxlèvresquesamèrequittalapièce.

Page 32: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

4

—D’oùdiablevientcebruit?Jeredouvrit laportedesachambreà lavolée,avec la ferme intentiondechâtieroudecongédier

l’imbécilequis’amusaità fairecevacarme. Iln’étaitcouchéquedepuisdeuxheures,ouàpeineplus,mais le soleil était déjà haut dans le ciel. Et, bon sang, sa lumière, qui filtrait par les fenêtres, étaitaveuglante.

Une armoire lui bloquait le passage.Quatre chaises de styleHepplewhite, une console, unepetitetableàthé,l’armatured’unlitàbaldaquinetd’autresmeublesencoreencombraientlecouloir,jusqu’aupalier.

Pourcouronner le tout,àcet instantprécis, la seule femmede toute l’AngleterrequeJeredn’avaitaucuneenviedevoirpassalatêteentredeuxmeubles.

—Oh,Jered,jesuisdésolée.J’espéraisavoirdégagélecouloiravantvotreréveil,s’excusaTessaavecunradieuxsourire.Pourquoifaut-ilqueletempspassetoujourssivite?

Jered réussitàcontourner l’armoire,maisunguéridon l’empêchad’allerplus loin. Iln’eutd’autrechoixquedefroncerlessourcilsàl’intentiondesonépouse.

—Quefaites-vousici?—J’aidécidédechangerl’ameublementdemesappartements.J’espèrequeçanevousdérangepas,

Jered?Pourtoutvousavouer,jedétestelejaune.C’estunecouleurtropoptimisteàmongoût.Ondiraitqu’ellevousobligeàsourire.Jeconsidèrequechacundevraitêtrelibredecommencersajournéedansl’humeurquiluiconvient.Cen’estpasvotreavis?

—Nemefaitespascroirequevousn’avezpascomprismaquestion.Pourquoin’êtes-vousplusàKittridge?

—J’aieul’impressionquemaprésenceyétaitdevenueparfaitementsuperflue,Jered.Jeparieraisqu’aucundevosinvitésnes’estencoreaperçudemondépart.

—Monchâteauserait-ilinfestéparlapeste,madame?—Jenecroispas, Jered.Quand je l’aiquitté, tous sesoccupantsétaientenbonnesanté, répondit

Tessa.Etelleajoutaavecunsourirecharmeur:—Vosamissontmerveilleux.Ilsnefontquemanger,dormiretdénigrer,dumatinausoir.—S’ilsvousdérangent,foutez-lesàlaporte.—Cesontvosinvités.—Ilsnesontlesinvitésdepersonne,madame.Cesgens-làontpourhabitudedeseretrouverpartout

oùlesrichesdonnentdesfêtes.Aucund’euxn’estdehautenoblesse.Débarrassez-vousd’eux.—Ilsnem’écouterontpas.

Page 33: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—VousêtesladuchessedeKittridge,madame.Faites-leleurcomprendre.—Jenevoispascomment jepourrais leur imposerquoiquecesoitalorsqu’ilsm’appellent« la

petiteduchesse»sousmonpropretoit.Maisjepeuxdifficilementleurreprocherleurgrossièreté.Ilsnefontquevousimiter.

Sonépouseétait-elleentraindeleréprimander?Impossible.Elleavaitquandmêmeunpeuplusdejugeotequecela.

—Je regrette simplementqu’ilsnesachentpasencorevous imiteren tout,ajouta-t-elle.Sinon, ilsauraienteulabonneidéededisparaîtreaussibrutalementquevous.

Non,ilnerêvaitpas.Elleleréprimandaitbeletbien.—Puisquemesactionssemblentvousdéplaire,madame,j’avouequej’aidumalàcomprendrevotre

présenceàLondres.Jenemerappellepasvousavoirdemandédem’yrejoindre.—JepeuxdifficilementêtrevotrecompagnesivousmerenvoyezàKittridge,Jered.—Vousêtesmafemme,pasmacompagne.—C’estlamêmechose.Ruthn’a-t-ellepasditdanslaBible:«N’insistezpasdavantagepourqueje

vouslaisseetmeretire,carpartoutoùvousirez,j’irai,etpartoutoùvouslogerez,jelogerai»?—Elleaditcelaàsabelle-mère,Noémie,pasàsonmari.—Ah.Maisnecroyez-vouspasquecesoitpareil?—Non.Etjen’aipasenviedepoursuivredavantagecetteconversation.Bonvoyage,Tessa.Là-dessus, Jered rentra dans sa chambre et referma la porte avec plus de force qu’il n’était

nécessaire.

Le cirque était beaucoup trop bruyant. Jered avait accueilli cette suggestion comme une diversionbienvenue,maisàprésent il regrettaitdenepass’yêtreopposé.Lepubliccriaitsi fortqu’ilétait trèsdifficiledesefaireentendre,etdèsqu’unnuméroseterminaitavecsuccès,lesapplaudissementsétaientassourdissants. Sans parler des spectateurs qui tapaient énergiquement du pied pour manifester leurenthousiasme.

—Tupourraisaumoinsfairesemblantdet’amuser,luiditPauline.Jered se tourna vers sa dernière maîtresse en date. Il n’avait aucune envie de s’amuser, et pas

davantageledésirdesemontreraimable.Paulineparutledeviner.Jeredl’avaitignoréetoutelasemaine–ilneluiavaitpasrenduvisiteune

seulefoisdepuissonmariage.Et leurrencontredecesoirétaitpurementfortuite.Dumoins,encequiconcernait Jered.Mais il n’était pas impossible quePauline ait tout orchestré. Samaîtresse possédaitl’intelligencetactiqued’ungénéralencampagne.

Jered cligna les yeuxpour chasser les souvenirs de sanuit denoces, qui revenaient sans cesse lehanter.Des souvenirs allègres, etmême joyeux.Depuis combien de temps n’avait-il pas ri de si boncœur?Etconnuunetelletendresse?

IlespéraitqueTessaétaitdéjàrepartieàlacampagne.— Il est ainsi depuis ses noces, Pauline, intervint Adrian Hampton, le second fils du comte

d’Amherst.Lemariagenesemblepasluiréussir.— Il n’est plus le même, j’en conviens, acquiesça Pauline. Mais avez-vous vu la prime qu’il a

décrochéedanslatroisièmecourse,cetaprès-midi?Leroileferachevalier.J’aicrucomprendrequeletrésorroyals’étaitaccru,grâceàlui,demillelivresd’uncoup.

—Kittridgen’aquefaired’unautretitre,assuraAdrian.Ilestdéjàduc.Maisilvousoffrirapeut-êtreuncolifichetavecsesgains.

Paulineretrouvasoudainlesourire.

Page 34: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jered s’adossa au fauteuil de sa loge, ignorant ses compagnons.Leur conversation l’assommait. Ilagitaunemainenl’airet,quelquessecondesplustard,unvaletremplaçasonverrevideparunplein.

Sonverreàlamain,Jeredcontemplalespectaclequis’offraitàlui.L’AmphithéâtreMansonétaitunegrandearènecouverte.Surlesgradins,lecommunsemélangeaitaveclanoblesse.D’autresspectateursdéambulaient librement au centre de l’amphithéâtre. Le cirque était l’un des rares spectacles où lesdifférences sociales s’estompaient.Tout lemondevenait làpour s’amuseretvoir lesacrobatesou lesclownsquiseproduisaientsurlascène.

Encemoment,desartistess’ylivraientàunspectacled’ombreschinoisesausond’unecornemuse,tandisquedescavalierscaracolaientautourdel’amphithéâtre.L’und’euxsepercha,debout,sursaselle.Unautreacrobate,surgidesgradins,sautapourl’yrejoindre.

Jered porta ses jumelles de théâtre à ses yeux pour examiner de plus près ce deuxième acrobate,quireprésentaituneattractiond’uneautresorte.Ilétaiteneffetconvaincuqu’ils’agissaitd’unefemme.Pauline,commesielleavaitdevinésespensées,sepenchapar-dessuslatableetluisourit.Lesplumesde son chapeau extravagant lui chatouillèrent les narines. Il détourna la tête, avec un sourire glacial.Paulineétaitfutileetmanquaitcruellementd’intelligence,maisellepossédaitunsolideinstinctdesurvie.MêmeellepouvaitvoirqueJeredn’étaitpasd’humeuràflirter.

Jeredavaitgardésesjumellesàlamain.Illespromenaunmomentsurlafouledesspectateurs,avantdes’arrêtersurunefemmequidéambulaitaupieddesgradins,del’autrecôtédel’arène.Ellesemblaitattirer tous les regards, ce que Jered pouvait comprendre. Elle arborait une toilette écarlate presquechoquante, dont le décolleté audacieux ne cachait pas grand-chose de sa généreuse poitrine. Sa seuleconcession à la décence était un châle blanc exagérément long, dont les extrémités traînaient dans lapoussière et que plusieurs admirateurs essayaient de soulever, à la manière d’une traîne. La plume,écarlateégalement,quiornaitsonchapeau,sebalançaitàchacundesespas.

Jeredselevasibrutalementdesachaisequ’ilfaillitrenverserAdrian.—Qu’ya-t-il,chéri?demandaPauline.Jeredrepritsesjumellespourjeterunderniercoupd’œilàlascènequisedéroulaitdel’autrecôté

de l’amphithéâtre. Il voulait désespérément se persuader qu’il était victime de son imagination.Qu’ilcroyaitvoirTessauniquementparcequ’ilvenaitdepenseràelle.C’étaitforcémentuneillusion.N’avait-ilpasordonnéàsonépousederetourneràKittridge?

Ellenepouvaitdoncpassetrouverdansl’AmphithéâtreManson.Il se le répétait encore, alors qu’il quittait sa loge pour descendre dans l’arène. Le sol en était

recouvertdesable,carcetamphithéâtreservait,laplupartdutemps,d’écoled’équitation.Ce ne fut qu’en s’apercevant que Pauline courait presque pour le rattraper qu’il comprit que les

autresoccupantsdelalogel’avaientsuivi.Etqu’ilavaitprobablementparléàhautevoix.—Quinepeutpasêtrelà?demandaPauline.—Safemme,réponditAdrian,avecunsouriresiperversquePaulinelefusilladuregard.Puisellefronçalessourcilsàl’intentiondeJered.C’étaitcourageuxdesapart,carPaulineétaittoute

menue et Jered la dépassait d’une bonne tête. Mais Pauline savait se montrer aussi autoritaire quen’importe quel aristocrate, lorsque les circonstances l’exigeaient. Cette faculté, qui avait le dond’éloigner les admirateurs importuns, avait amusé Jered, dans les premiers temps de leur relation.Àprésent,ellecommençaitàl’insupporter.

—A-t-ellel’intentiondefaireunescène?demandaPauline.—Nousallonsbienvoir,réponditJered,quisedirigeaitverssonépouse.

Page 35: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

5

Tessaneparvenaitpasàtrouversonmari.Ellen’avaitpasprévuqu’ilyauraitautantdemonde.C’étaitàcroireque lamoitiédeLondresau

moinss’étaitdonnérendez-vouspourassisteraucirque.Lareprésentationvalaitcertesledéplacement.Ainsi, le dispositif scénique venait de changer, pour représenter un océan habité par une créaturemonstrueuse. Des figurants cachés derrière des panneaux sur lesquels des vagues étaient peintes seredressaientets’accroupissaienttouràtour,pourdonnerl’illusiondumouvementdesflots.L’effetétaittrèsréussi.Presquemagique.

L’affluenceétaittellequel’atmosphèreendevenaitétouffante.Tessaregrettaitd’avoirprissonchâle.Enrevanche,elleneregrettaitpasd’avoirchoisicetterobe,mêmesilaporterrevenaitàagiterunchiffonrougedevantuntaureau.

Lacouturièrel’avaitprévenuequ’unetelletoiletten’étaitguèreconvenablepouruneduchesse.Maiscequ’ellefaisaitmaintenantn’étaitde toutefaçonpasconvenable.ElleauraitdûretourneràKittridge,commeleluiavaitordonnésonmari.Saufqu’ellen’enavaitpaseulecourage.Qu’aurait-ellefait,touteseule,danscetteimmensedemeure?Tessan’étaitpasdugenreàselaisserdépérir.Sonmariagen’avaitpas eu, pour l’instant, d’autre conséquence que de rehausser notablement sa position sociale. Il ne luiavaitencoreapporténibonheurnienfant.

Cen’étaientcertainementpaslesparolesdesonparrain,etencoremoinslesrailleriesdesinvités,qui l’avaientdécidéeàveniràLondres.Sibizarrequecelapûtparaître, c’étaient les souvenirsde sapropreenfance.Tessa,tunedevraispasposerautantdequestions.Lacuisinières’estencoreplainte.Nepeux-tupastecontenterd’observerpourapprendre?Tessa,veux-tubiencesser?Unejeuneladydoit se montrer plus réservée. Tu ferais bien d’apprendre par cœur cette maxime de LaRochefoucauld:«Lavéritableintelligencesaitrestercachée…»

Depuistoujours,onl’avaitexhortéeàsemontrerprudente.Àprésent,elleestimaitqu’ilvalaitmieuxqu’ellesoitpleinementelle-même.Detoutefaçon,ellen’avaitplusrienàperdre.

La jeune femme s’apprêtait à remettre en place un de ses admirateurs qui semontrait un peu tropempresséquandelleaperçutsonmariquiseportaitàsarencontre.Àenjugerparsonregard,ilsemblaitpositivementfurieux.Tessan’auraitpasétéétonnéedevoirdelafuméejaillirdesesnarines.

— Je vous félicite de m’avoir trouvée aussi rapidement, Jered, lui dit-elle avant qu’il ait puprononcerlemoindremot.

—Commentêtes-vousvenueici?Ilréussissaitàcontrôlersavoix,maisilétaitclairqu’ilbouillaitintérieurementdecolère.—Àpied,répliquatranquillementTessa.Votrephaétonesttellementvoyantqu’ilestfacileàsuivre.

Page 36: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

LesruesdeLondresétaientsouventsiencombréesqu’onallaitparfoisplusviteàpiedqu’envoiture.Mêmesilamarchen’étaitpasunexercicedetoutrepos,carilfallaitéviterdemettrelespiedsdanslescaniveaux et se protéger des habitants indélicats qui n’hésitaient pas à jeter le contenu de leur pot dechambreparune fenêtredominant la rue.C’estpourquoibeaucouppréféraient recourir àdesvoitures.Mais, en l’occurrence,Tessan’avait pas eu le choix.Apprenantque Jeredavait quitté lamaison, elleavait tout juste eu le temps d’attraper un châle, d’enrôler une servante pour l’accompagner, avant desuivre sonmari dans les rues.Elle avait perdu la soubrette quelquesminutes plus tôt,mais elle avaitréussiàretrouversonmari.

Tessa était si contente qu’elle lui sourit. Son sourire, malheureusement, ne suffit pas à calmer lacolèredeJered.Elleremarquaalorslafemmequil’accompagnaitethaussaunsourcilinquisiteur.Elles’apprêtaitàdirequelquechosequandJereds’interposaentreellesdeux.

—Quediablefaites-vousici?luimurmura-t-il.Tessafitunpasdecôtéavecungrandsourire.—Nevousavisezpasdecauserunesclandre,Tessa,lamit-ilengarde.Maisl’autrefemmejugeabondes’enmêler.—Nevas-tupasnousprésenter,Jered?demanda-t-elle,etsavoixressemblaitàunronronnement.—Vousdevezêtresamaîtresse,devinaTessa.J’aientendulesamisdeJeredparlerdevous.Est-ce

vraiquevousfaitestournoyerdespomponsattachésàvosmamelons?Oucetexploitest-ill’œuvred’uneautrefemmedesaconnaissance?

ElleenauraitajoutédavantagesiJerednel’avaitprisefermementparlebras,l’entraînantàl’écart.—Auriez-vousperdul’esprit,madame?LescrisdelafoulecouvrirentlaréponsedeTessa.Lajeunefemmesetournaverslascène,oùtrois

lions venaient d’apparaître, tenus en laisse par leur dompteur. Les fauves auraient été réellementeffrayants,s’ilsn’avaientpaseul’airsiefflanquésetépuisés.

—Pensez-vousqu’illeurdonneassezàmanger?demanda-t-elle.—Quoi?—Personnellement, j’aimeraisêtreprésenté, intervintAdrianHampton.J’estimeêtrequelqu’unde

toutàfaitrespectable.Ils’approchadeJeredets’inclinadevantTessa.Sonsourireétaittrèscharmeur.Unpeutrop,même,

commes’ill’avaittravaillépourfairebonneimpression.—Laisse-nous,Adrian,répliquaJeredd’unevoixglaciale.EtemmènePaulineavectoi.—Ce n’est pas charitable. Ils semblent vraiment affamés, commenta Tessa, qui avait reporté son

regardsurleslions.Elletrouvaitcrueldelesexhiberdevantlafouledanscetétat.—Tunepeuxquandmêmepasmecongédierainsi,Jered,protestalamaîtresse.—Pourquoinedemandes-tupasàtafemmedesejoindreànous?demandaAdrian.—Jecroisqu’ilsontpluspeurqu’ilsnefontpeur,ditTessa.Cen’estpasvotreavis,Jered?Elleparlaitbiensûrtoujoursdeslions.Ledompteuragitaitunetorcheenflamméedevantlesfauves.Lafoulecriadeplusbelle,etTessane

putentendrecequelesautresrépondaient.Ignorantsamaîtresse,quitapaitrageusementdupied,JeredtiraTessaparlebrasendirectiondela

sortie.Lajeunefemmen’eutpasd’autrechoixquedelesuivre.Ellen’entenditpascequ’illançaàsesdeuxcompagnonsavantde lesquitter,mais à en jugerpar sonexpression, cen’était certainement riend’aimable.

Page 37: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Cependant,lacolèredesonmarin’intimidaitpasTessaautantqu’ellel’auraitdû.Sansdouteparcequ’elleétaitconvaincuequ’ilne la frapperaitpas.Jeredavaitunesolideréputationdedébauché,maisTessan’avait jamais entendudirequ’il aitportéune seule fois lamain surune femme.Maispeut-êtrecette règlenes’appliquait-ellepasàsonépouse…Elle lui souritdenouveau–cequineparutpas ledériderplusqueprécédemment.

Unefoisdanslarue,illalâchaetmarchajusqu’àsonattelage,quil’attendait,sansmêmeseretournerpour vérifier si sa femme le suivait toujours. Les deux autres, en revanche, avaient renoncé à leuremboîterlepas.

—J’imaginequevousavezcrubien faire,dit-il, et jevouspardonneen raisondevotre jeunesse.Mais sachezque jene toléreraipasunedeuxièmescènedecegenre.Et cette fois, j’entendsquevousretourniezimmédiatementàKittridge.

—Celameparaîtposerunproblèmedefond,Jered.Nenoussommes-nouspasmariéspourquejevousdonnedes enfants ?Or, comment pourrais-je tomber enceinte, si vous vivez àLondres, etmoi àKittridge?

—Rassurez-vous,madame.Jevousrendraiassezdevisitespoursatisfairevosenviesdematernité.—Peut-être,Jered.Maisvousêtesbeaucoupplusvieuxquemoi.Enaurez-vousletemps?Pourtouteréponse,Jeredlahissadeforcedanslephaéton.Lajeunefemmeseretournapourregarder

sonmari,qu’elledominaitàprésentdetoutelahauteurduvéhicule,quiétaitconsidérable.Ellesefitunenouvellefoislaréflexionqu’ilétaitvraimentbelhomme.Etellenepouvaits’empêcher,enl’admirant,derepenser à leur nuit de noces. Comment, de son côté, avait-il pu oublier si facilement ce momentprécisémentinoubliable?

Sonmari grimpa sur le siège du cocher et s’empara des rênes. Tessa s’agrippa aux montants duvéhicule.Combiendetempsva-t-ilresterencolère?sedemanda-t-elle,avantdetrouverlaréponse,quis’imposaitd’elle-même:aussilongtempsqu’ildemeureraitsilencieux,biensûr.

Dixminutess’écoulèrentainsi,pendant lesquelles ilsn’échangèrentpasunmot.Jeredsefrayaitunchemindanslacirculation,etlesoscillationsduphaétonretournaientl’estomacdelajeunefemme.

À un moment, cependant, son mari se retourna vers elle, et Tessa craignit qu’il n’en oublie seschevaux.

—Regardezlaroute!luilança-t-elle.Savoixétait sipaniquéequ’il jetauncoupd’œil auxchevaux, avantde reporter sonattention sur

elle.—Quevousarrive-t-il?— Je n’aime pas être aussi haut, avoua Tessa, qui avait toujours détesté les phaétons pour cette

raison.—Vousêtestouteverte.—Cen’estpaslapremièrefois,répliqua-t-elle,s’efforçantdesourire.Depuis toutepetite, jesuis

sujetteauvertige.Votrephaétonestunsupplicepourmoi.—Bonsang,marmonna-t-il,avantdestopperbrutalementlevéhicule.Vousn’allezpasvomir,toutde

même?Laquestionavaitétéposéeavecunerudessequimanquaitcruellementd’élégance,maisl’estomacde

Tessaétaittropmalmenépourqu’ellepuisserépondre.Sonmarisedéfitalorsdesaveste,qu’iljetasurlesgenouxdeTessa.Lajeunefemmes’enempara.Levêtementportaitencorelachaleurdesoncorps.—Pourquoimeladonnez-vous?

Page 38: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Servez-vousdemavestesivousenavezbesoin,madame.Mais,degrâce,nesalissezpasmonphaéton.

Décidément,ilpersistaitdanssagrossièreté!Tessaluiauraitvolontiersretournéunerépliquebiensentie,sielleavaitétéenétatdefairedel’esprit.Heureusement,lephaétonneroulaitplus.S’ilrestaitimmobileencorequelquesinstants,Tessaétaitcertainequ’ellepourraitdominersanausée.

Elle inspiradegrandesgouléesd’air, fermalesyeuxet rêvaqu’ellesedébarrassaitdesoncorset.Cetteidéelafitsourire.LaduchessedeKittridge,sepromenantàtraversLondresenvoituredécouverte,etsanscorset!Ceseraitd’uneindécenceachevée.Oh,Tessa!Lajeunefemmesereprochaaussitôtcettepenséehypocrite.N’avait-ellepas,toutesavie,détestélesrèglesdelabonnesociété,toutenétantforcéedelessuivre?

Lemariage,àsagrandedéception,neluiavaitapportéaucunelibertésurceplan.Elleavaitbeauêtredésormais une épouse et une duchesse, on attendait toujours d’elle qu’elle se conduise en parfaitedébutante:elledevaitsemontrerréservéeentoutescirconstances,attendrequelesautresluidisentquoifaireetemployerlamajeurepartiedesontempsàdesfutilitésdomestiques.

— Si c’est une ruse pourm’empêcher de vous renvoyer à Kittridge, je vous préviens que ça nemarcherapas,madame.

Tessarouvritlesyeux.—Ahbon?Dommage.Pourmapart, jepensaisavoir trouvéune tactique imparable.Êtremalade

dansvotrephaétonmeparaissaitlameilleurefaçondem’attirervotrecompassion.Ilfronçalessourcils.Tessas’empressaderefermerlesyeux.Ellesesentaitdéjàbeaucoupmieux,et

elles’enfélicitait.Carunediscussionorageuses’annonçait.—Jen’aipasl’intentionderetourneràKittridge,Jered,reprit-elle.Sivousmerenvoyezdeforce,je

reviendraiàLondres.Jesuisvotrefemme,etiln’estpasbonpourdesépouxdevivreséparés.Jesaisbien que c’est une pratique courante dans notre milieu, mais je suis convaincue que la plupart desmariagesseraientplusheureuxs’ilyentraitunpeudebonsens.

—Etpourriez-vousmedireenquoiconsisteraitcebonsens?Àl’évidence,l’humeurdesonmarines’étaitguèreradoucie.Detoutefaçon,leshommesdétestaient

qu’onleurdicteleurconduite.Etilsdétestaientencoreplusquelesfemmesrefusentdeleurobéir.Ayantgrandiaumilieudesixfrères,Tessaétaitbienplacéepourlesavoir.Maisêtreunesœurn’étaitpaslamêmechosequ’êtreuneépouse,etellenevoulaitpascommencersonmariagesurdemauvaisesbases.

—Pourcommencer,lesépouxdevraientvivreensemble.Auriez-vousoubliévotreBible,Jered?—Vousn’allezpasencoremeciterleLivredeRuth,j’espère?demanda-t-il,avantdereporterson

regardsurseschevaux.Tessaluisourit.—Non,maislaGenèse:«C’estpourquoil’hommequitterasonpèreetsamèreets’attacheraàsa

femme,etilsdeviendrontuneseulechair.»Jeredluiretournasonsourire.—JepréfèreFielding,dit-il.«Danstoutcouplemarié,ilyatoujoursaumoinsunimbécile.»Sonsourireétaitnaturellementcharmeur.Maissonregarddemeuraitglacial.Tessapréféraignorersarepartie.—Enbonne logique,unhommenedevraitpasprendredemaîtresse.Dumoins,dès lorsqu’il est

marié.—Sijevoussuis,ceseraitdoncacceptabledumomentqu’ilestcélibataire?Son sourire s’était élargi, etTessa commençait à sedemander si elle avait eu raisond’engager la

conversationdanscettedirection.

Page 39: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Etàquelsautresprincipesdebonsenspensiez-vous?ajouta-t-il,avantdedonneràseschevauxlesignalderepartir.

Tessa voulut se concentrer sur la lanterne du véhicule,mais elle balançait si fort d’un côté et del’autrequ’ellecompritquecen’étaitpasunebonneidée.Finalement,ellecroisalesmainssouslavestedeJeredpourlesréchaufferetprialeCielpourquesanauséenereviennepas.

—Vousavezvraimentlevertige?Ellehochalatête.—Nousnesommesplustrèsloindelamaison.Voulez-vousquejem’arrêteencore?—Non.Neretardonspasnotrearrivée.—Ceseral’affairedequelquesminutes.Ils n’échangèrent plus un mot pendant un moment. Tessa fixait son regard sur l’horizon. Le soir

tombaitetLondress’enfonçaitpeuàpeudansl’obscurité,maislavillenedormaitjamais.Leshabitantsquilaparcouraientlejourcédaientsimplementlaplaceàceuxquilahantaientlanuit.

—Jemedemandecequepeuventpenserlesgensennousvoyant,dit-ellefinalement.—Jememoquedecequepensentlesgens.—Vraiment?répliquaTessaavecunsourireintrigué.Nevousintéressez-vousjamaisauxpersonnes

quevouscroisez?N’essayez-vouspasdedevineràquoipeutressemblerleurvie?Prenezcemonsieur,parexemple,ajouta-t-elle,désignantunhommequidescendaitdevoiture.Ilal’airtrèsdéterminé.Oùva-t-il?Dansquelbut?Etpourquoilaisse-t-ilsoncompagnondanslavoiture?

—Pourquoilaviedecethommevousconcernerait-elle?— Je n’ai pas dit que jeme sentais concernée, corrigea Tessa. C’est simplement de la curiosité.

N’êtes-vouspascurieux,Jered?Elleregardaautourd’elle,avantdereprendre:—Tenez,parexemple,savez-vouspourquoileslampesdesruessontenferméesderrièredesverres

bombés?— Vous remarquerez que les verres sont tous bombés de la même façon, Tessa. Cette courbure

s’appelleconvexe.Elleapoureffetd’accroîtrelaluminositédeslampes.Lajeunefemmesourit.—Etvoilà!Maintenant,jelesaurai.Etsiquelqu’unmeposelaquestion,jepourrailuirépondre.—Jedoutefortquequiconque,àKittridge,sepréoccupede laformedes lampadaires londoniens,

répliquaJered,quifaisaitdéjàralentirseschevaux.L’attelage s’immobilisa devant le perronde lamaison.Unvalet dévala aussitôt lesmarches,mais

Jeredlecongédiad’ungeste.—Trèsbien,ditTessa,s’adossantàlabanquette.Renvoyez-moiàlacampagne.Maisvoschances

d’avoirunhéritierdiminuentavecchaquejourquipasse,Jered.Au lieude répondre, il secontentade la regarder–maisde la regardervraiment.Sonexpression

parutseradoucir.Puisilclignalesyeux,etsestraitschangèrentencore.Cettefois,ilsemblaitintrigué.—Désirez-vousunenfant,Tessa?Tessan’était pas assez idiotepour lui répondrequ’elle désirait surtout son amour et qu’elle avait

décidédesemettreencampagnepourqu’ilfasseaumoinsattentionàelle–pourcommencer.Àcestade,untelaveuauraitétéparfaitementcontre-productif.Aussisecontenta-t-elledehocherhumblementlatête.Ellefutrécompenséeparunautresourirecharmeur.

Puis Jered lui enlaça la taille et la souleva dans ses bras comme si elle ne pesait pas plus lourdqu’uneplume,commesiellen’étaitpasplusgrandequelaplupartdesfemmesdesaconnaissance.

Page 40: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Elles’agrippaauxépaulesdesonmari.Jereds’emparafurtivementdeseslèvres,avantdedescendredevoitureetdelaposersurlaterreferme.Tessaétaitsibouleverséeparsonbaiserqu’elles’accrochaencorequelquesinstantsàlui,letempsderetrouversonéquilibre,avantdereculerd’unpas.

Illaregardaitfixement,maisellenepouvaitdéchiffrersonexpression.Queva-t-ilmedire?s’interrogeait-elle.Vais-jedevoirendurerunenouvellepique?Maissesparoleslasurprirent.—VousnequitterezLondresquelorsquevousserezenceinte,déclara-t-il.Enrevanche,monenfant

naîtraàKittridge.C’estbiend’accord?Tessahochalatête.—Etj’aivotreparolequ’aprèscela,vousnevousmêlerezplusjamaisdemonexistence?Denouveau,ellehochalatête.—Danscecas,jusqu’àvotredépart,vousmetrouverezunmaritrèsassidu,Tessa,conclut-ilavecun

souriretriomphant.

Page 41: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

6

Tessa était assise à sa coiffeuse. Dans son dos, sa camériste nouait le bonnet qui protégerait sescheveuxpendantsonsommeil.LesdeuxfemmesseretournèrentenentendantJeredapprocher.

Il s’en voulait déjà de son initiative.Mieux aurait valu qu’il attende le lendemainmatin, au petitdéjeuner,pourimposerunprogrammeàsonépouse.Il luiaurait indiquéqu’ellepourraits’attendreparexempleàsavisiteleslundisetlesjeudis,etpeut-êtrelessamedis,s’iln’avaitpasd’autreengagementces soirs-là.Decette façon, il aurait assuré samissiondeprocréation, touten segardantde réactionsimpulsives,commecelledecesoir,quil’avaitpousséàs’inviterdanslachambredesafemmesanssefaireannoncer.

Lacaméristereposalebonnetsurlacoiffeuseetreculad’unpas.—Merci,Mary,luiditsamaîtresse.Marys’éclipsaetrefermadoucementlaportederrièreelle.—Neremerciezpaslesdomestiques,Tessa.C’estinutile.—Quefaites-vousdelacourtoisie,Jered?— Ils sont remerciés chaque fois qu’ils touchent leurs gages,Tessa.C’est la seule chose qui leur

importe.La jeune femme croisa lesmains et s’abîma dans leur contemplation. Jered aurait peut-être pu la

rassureretluidirequesonattitudeétaitparfaitementconvenable.Pourunpeu,ilauraitmêmecruqu’elleétaitencoreviergeetparfaitementinnocente–maisilétaitbienplacépoursavoiràquois’entenirsurcepoint.Celanel’empêchaitpasderegretterdel’avoirautoriséeàresteràLondres.Quellemouchel’avaitpiqué?Sonépouseauraitétéplusensécurité,àKittridge.Ç’auraitétémieuxpourelled’êtrelà-bas.Etmieuxpourluiaussi.

—Votrefamilleneva-t-ellepasvousmanquer,sivousrestezàLondres?demanda-t-il,tandisqu’illuicaressaitlementonetlecou.

—Mesparentssontici.Leurmaisonesttouteproche.Etmestroisfrèresquinevontpasencoreaucollègehabitentaveceux.

C’étaitlegenredenouvelledontJeredseseraitvolontierspassé.—EtHarry?demanda-t-il.Est-iltoujoursaussiprécoce?Ilcontinuaitàluicaresserlevisage,commesisesdoigtsétaientfascinésparcequ’ilstouchaient.Sa

femmeétaitbelle,trèsbelle.Cependant,cen’étaitpassabeautéquil’obsédaitdepuisunesemaine.Sonsourire,alors?

—Iln’apluscinqans,Jered.—Etvousn’êtesplusvierge.

Page 42: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Elle se retourna face aumiroir,mais rien, dans son attitude, ne révélait ce qu’elle pensait de sesparoles.Cette aptitude à dissimuler ses émotions déconcertait Jered.C’était à croire qu’elle était unestatue.

Ilposalesmainssurlesépaulesdelajeunefemme.Lesstatuesnetremblaientpas.Uneboufféededésirluiembrasalesang.

—Voussouvenez-vousdenotrenuitdenoces,Tessa?Les battements de son cœur, qui s’affolaient dangereusement, démentaient l’insouciance de sa

question.Iln’avaitpourtantriendeparticulieràattendredecettefemme.Elleneluioffriraitrienqu’iln’aitdéjàvécudanslesbrasdedizainesd’autres.D’autantqu’ilétaitàpeuprèscertainque,cettefois,leurétreinteneseraitpasaussimagnifiquequelapremière.Ilaccompliraitsondevoirconjugal,maisiln’enéprouveraitaucunchavirementinéditdessens.Tessan’étaitpasdifférentedesautresfemmesqu’ilavaitpufréquenter.Sescaressesmaladroitesetpourtantsensuellesnelebouleverseraientpasautantquel’autresoir.

Elle se releva, toujours sans dire unmot. Elle portait un long peignoir couleur pêche qui tombaitjusqu’ausoletformaitunepetitetraînederrièresespieds.D’unemain,elleenresserralespanssursapoitrine, tandis que son autre main ramassait les plis de la traîne. Un genou eut l’imprudence – oul’impudence–des’échapperuninstantdesplisdupeignoir,pourmontrersonexquiserondeur.Lorsdeleurnuitdenoces,Jeredavaitétéfascinéparleslonguesjambesdesonépouse.Cettevision,quil’avaitravi,n’avaitpascessédelehanterdepuis.

LaprésencedeTessaàLondresmenaçaitdeluigâcherl’existence.Lajeunefemmeledétourneraitdesesplaisirssimples,desjoiesdelasaisonmondaine,delafréquentationdesesamis.Àmoinsqu’iln’ymettebonordre.Aprèstout,Tessan’étaitquesonépouse.Etunebonneépousedevaitresteràsaplace.CelledeTessaétaitàKittridge.Quandlecomprendrait-elle?

Unemèchedecheveuxs’étaitéchappéedelacoiffuredelajeunefemme.Jeredtenditlamain,pourlareplacer derrière son oreille. Son geste le surprit lui-même. Depuis quand ne s’était-il pas laisséémouvoirparunesimplemèchedecheveux?

Safemmen’étaitpasseulementbelle.Elleétaitradieuse.ElleévoquaitàJeredcesVénusflorentinesdesmaîtres de la Renaissance. Il se garda bien, cependant, de le lui dire. Les femmes interprétaienttoujourslescomplimentsdeshommescommeunecapitulationdeleurpart.

—Vousêtesravissante,machèreépouse,secontenta-t-ildedire.—Jem’appelleTessa.Illesavaitbien.N’avait-ilpascriésonnom,l’autresoir,aumomentdejouir?Unefoisdeplus,il

eutl’intuitionqu’ilauraitvraimenttoutintérêtàlarenvoyersansdélaiàKittridge.D’ailleurs, il sedemandait s’ilne seraitpaspréférablede laprovoquer,pourqu’elleprenneelle-

mêmeladécisiondepartir.Decettemanière, ilbriseraitnet l’ébauchede lienquisemblaitvouloirsetisserentreeux.Aulieuderesterauprèsdesonépouse, iln’auraitqu’à lui tourner ledos,pourcourirrejoindresamaîtresse.

Maisc’étaitimpossible.Illuiavaitpromisdeluifaireunenfant.Et,enéchange,elleluiavaitpromisdeluirendresaliberté.

—Cettefois,c’estsûr,ilvaseromprelecou.—Non.Ilmonteaussibienàchevalquelediableenpersonne.—Quandmême.Jeletrouvebientéméraire.Laported’entréeétaitgrandeouverteetplusieursdomestiquess’étaientmasséssurleseuil,leregard

rivé sur un spectacle qui se déroulait dans le square qui faisait face à la demeure.Tessa achevait de

Page 43: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

descendre l’escalier quandune soubrette, tournant la tête, l’aperçut.Elle s’empressa de s’éclipser.Lemajordomes’éclaircitlavoixetlesautresdomestiquessevolatilisèrentégalement,pourretourneràleurstâches.

—Quesepasse-t-il,Michaels?—Rien,VotreGrâce.Tessa sourit.Harry avait souvent ce petit air qui trahissait une excitationmal dissimulée. Pareille

expressionnepouvaitmanquerd’éveiller la curiosité.La jeune femme regardapar-dessus l’épauledumajordomeetfronçalessourcils.

Unlampadairesedressaitdevantchacunedesmaisonsquibordaientlesquare.Tousétaientallumés,formantainsiunelignedepointslumineuxquisuivaitlepérimètredusquare.Et,àl’intérieurdecelui-ci,deuxcavalierssuivaientcette ligne,chacun tenantunegrandechopedebièreà lamain.Lebutde leurcourseapparutsanspeineàTessa:ilscherchaientàéteindreleslampesenlesaspergeantdebière,sansperdrel’équilibre,pournepastomberdeleurmonture.

Jeredétaitl’undesdeuxcavaliers.Tessareconnutaussil’autre,pourl’avoirvuaucirque,laveille.Elles’étaittoutdesuiteméfiéede

sonsouriretropaguicheur.Chaquefoisqu’uncavalieréteignaitunlampadaire,unefemmepoussaitdeshourrasetapplaudissait.

Cettefemme,Tessalaconnaissaitégalement.C’étaitlamaîtressedeJered.—Quefont-ils,Michaels?Laquestionétaitparfaitementidiote,puisqu’ellevoyaittrèsbiencequ’ilsfaisaient.Maisc’étaitla

seulequiluifûtvenueàl’esprit.Michaelssecontentadelaregardersansluirépondre.Jeredremportaleconcours:ilavaitéteintplusdelampesquesonadversaire.Il tournabridepour

reveniraupointdedépart, toutenbuvant le fonddebière restédanssachope.Tessacompritquesonmariétaitivre,maisqu’ils’ensouciaitcommed’uneguigne.Ils’immobilisadevantsamaîtresse.Puisilsebaissa, lasoulevadanssesbraset laportaàsahauteur,afinde l’embrasser.C’était lemêmegestequ’ilavaiteutroisansplustôtpourembrasserTessa,etcelle-cinepouvaitpasnepass’ensouvenir.Saufqu’aujourd’hui,ilfitdurerpluslongtempssonbaiser.

—VotreGrâce?murmuraMichaels.Tessas’obligeaàluisourire.—Vouspouvezrefermerlaporte,Michaels,luidit-elle.Elle éprouvait une étrange sensation, un peu comme si des aiguilles lui avaient écorché la peau :

c’étaitdouloureux,sanstoutefoisluipénétrervraimentleschairs.Elleremontal’escalierd’unpaslourd,avecl’impressiond’avoirprisplusieursannéesenl’espacedequelquesminutes.

On raconte qu’un soir, il s’est déguisé en mendiant et qu’il s’est caché dans un recoin deWhitechapel,pourcompterlescatinsquicouchaientavecsonami.Imaginezunpeu!Ettoutcelapourunparistupidequiluiafaitperdreprèsdedixmillelivres.Qu’ilad’ailleursregagnées,etmêmeplus,en quelques coups de dés… Il a eu pour maîtresse l’une de ces créatures scandaleuses qui seproduisentnuessurscène…Uneautrefois,ilestpasséàchevaldanslesrues,avecsesamis,enpleinenuit,etilsontcriéàtue-têtepourréveillerlesbravesgensquidormaient.

Tessaavaitbiensûrentenducesragots,commetoutlemonde.Etelleyavaitajoutéfoi.EllesavaitqueJeredressemblaitàsesfrères,quiéchafaudaientparfoisdesplansdiaboliquesetpoussaientsouventleurs parents à bout.À cette différence qu’aucundes frères deTessa n’était cruel.Et elle n’avait paspenséuninstantqueJeredpûtl’être.Jusqu’àcesoir,quandilavaitregardéendirectiondelamaisonet

Page 44: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

qu’ill’avaitaperçue.C’étaitàcemoment-làqu’ilavaitembrassésamaîtresse.Songesteavaitdoncétéparfaitementdélibéré.

Lajeunefemmerefermadoucementlaportedesachambre,enprenantsoindenepasfairedebruit.Puiselleappuyasonfrontcontrelebattant.Elleavaitpleuré,quandJeredavaitquittéKittridge.Maisellenepleureraitpasaujourd’hui.Cettenouvelleblessuren’appelaitpasdelarmes.Elleétaittropintérieure.

Tessainspiraplusieursfois.Quandelles’estimacalmée,elles’éloignadelaporte.Elle se sentait triste, furieuse,mais aussipleinededésirpour Jered.Et leplus incroyable, c’était

qu’elleressentaittoutescesémotionsenmêmetemps.

—Rentreras-tuavecmoi,chéri?ronronnaPauline.LavoixdelajeunefemmeproduisaitsurlesnerfsdeJereduneffetassezsemblableàceluidelarâpe

dont il se servait pour ajouter un peu demuscade à son vin chaud. Le regain d’affection de Paulinetrouvaitsasourcedanslemagnifiquebraceletdediamantsqu’elleportaitaupoignet.Jeredluiavaitoffertcejoyaudansl’espoirdeluifaireplusfacilementavalerleurprochainerupture.

Sonsangcognaitàsestempes–résultatdelacourseetdel’alcoolqu’ilavaitingurgité–,maisilsesentaitextraordinairementvivant. Ilempocha l’argentqu’Adrian lui tendaitet lui tapotamachinalementl’épaule.

—Tuaslachancedudiable,Kittridge,maugréaAdrian.—Souris!Jetelaisseraigagner,laprochainefois.—Alors,nousparieronssuruncombatdecoqs.Parcequejen’arriveraijamaisàrivaliseravecton

cheval.Jeredritdeboncœuretjetaunregardendirectiondesamaison.Tessaavaitdisparu.Etlaporteétait

fermée.Pauline lui caressa le mollet, mais Jered était décidé à l’ignorer. Ses responsabilités ducales

l’attendaient.Ilmitpiedàterreavecuneaisancedéconcertante,vusonétatd’ébriété.—Plustard,peut-être,murmura-t-ilàsamaîtresse.Ilauraitétéplussimpledeluiannoncertoutdegoqu’iln’avaitplusl’intentiondecoucheravecelle.

Maislesfemmesétaientimprévisibles.Paulinepouvaitfondreenlarmes,ouaucontrairedevenirivrederageetluilacérerlevisageavecsesongles.AussiJeredjugeait-ilpréférablequ’ellecomprenned’elle-mêmelasituation.

De toute façon, il n’avait plus de temps à consacrer à une maîtresse. Son épouse l’occupaitsuffisamment.Ilsavaientfaitl’amourlaveilleausoir,cematinetencoreendébutd’après-midi.Àforced’essayer,ellefiniraitbienpartomberenceinte.

Sonépouseavaitparueffondrée,quandilavaitembrasséPauline.Ravagée,même.Mais,aprèstout,n’était-cepascequ’ilavaitrecherché?Ilfallaitqu’ellecomprenneoùétaitsaplace.Jerednes’étaitpasmariépours’encombrerd’unejeunefemmeinnocente–bienqu’obstinéeetperspicace.

Iltournaledosàsademeure.Lanuitétaittombée,etdiversesfêtesl’attendaient.Non,iln’allaitpaslaisserTessadirigersonexistence.

—N’oubliezpasvotrepromesse,Helena.—Jel’aifaitesouslacontrainte,Gregory.NousnesommesàLondresquedepuistroisjours,etles

ragotscirculentdéjà.En vérité, toute la soirée avait bruissé de rumeurs, qui s’étouffaient dès que l’hommequi en était

l’objetmontrait leboutdesonnez.Étantdepuispeusabelle-mère,Helenasetrouvaitdésormaisassez

Page 45: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

prochedupersonnageenquestionpourquelesvoixsetaisentégalementensaprésence.Cependant, lepeuqu’elleavaitentenduétaitédifiant.Etellesouffraitpoursafille.

Àcetinstantprécis,elleéprouvaittoutefoisplusd’indignationquedecompassion.CarellevenaitderepérerKittridge,àl’autreboutdelasalle,quisouriaitàuneravissantejeunefemme,laquelleparaissaitlittéralementsubjuguée.

—Tessaestlargementsonégale,machère.Ellepossèdevotreobstinationetmonintelligence.Helenafronçalessourcils,maiscelan’eutabsolumentaucuneffetsursonmari.Gregorysecoualatêted’unairdésabusé.Helenaneputréprimerunsourire.Sonmariétait leplus

merveilleuxdeshommes,quoiqueparfaitementlaid.Ilétaitàpeuprèschauve,avecunsilloncreusédanslecrâneau-dessusdechacunedesesoreilles,etsonpetitnezretroussésemblaitdéplacéaumilieudesonvisage si rugueuxqu’il donnait l’impressiond’être tout cabossé.Sonventre s’arrondissait unpeupluschaqueannée,etilétaitpluspetitqu’Helenad’unebonnedizainedecentimètres.Pourtant,ellel’adorait–unsentimentquepersonne,endehorsd’elleetdeGregory,nepouvaitcomprendre.Etellesavaitqu’ill’adoraittoutautant.

—J’aivraimentpeurd’enarriveràdétestercethomme,Gregory,dit-elle,leregardtoujoursrivésurKittridge.

—Ilaépousévotrefille.Vousallezdevoirvousenaccommoder.Essayezplutôtdeluitrouverdesqualités.

—Maiss’iln’enaaucune?L’inquiétuded’Helenan’étaitpasfeinte.—Personnen’estimperméableàlarédemption,Helena.—Sivousmelerépéteztouslesjours,jefiniraipeut-êtreparlecroire,Gregory.Maisjepersisteà

penserquenousn’aurionspasdûdonnernotreaccordàcetteunion.—Ilestunpeutardpourchangerd’avis,machérie,répliquaGregory.Ilauraitfallunousyopposer

quandStanfordnousenasuggérél’idée.N’oubliezpasquelesdébauchésrepentisfontlesmeilleursdesmaris.Touteslesfemmesledisent.

Tout enparlant, il lui caressait l’épaule.Mêmeenpublic, ilsn’hésitaient jamais à se toucher l’unl’autre.

—Dansvotrecas,c’estparcequevousavezeulebonheurderencontrerunefemmeexceptionnelle.—Sansparlerdelachanced’avoireuseptenfantsadorables.—Vousêtesunpèremerveilleux,Gregory.Jesavais,envousépousant,quevousvousoccuperiezde

vosenfants.Maisvousn’étiezpasaussidébauchéqueleducdeKittridge.—Serais-jedoncdevenuunbonmari?—Lemeilleurdetous.Ilsourit.Helenasedemanda,unefoisdeplus,commentelleavaitréussiàattireruntelhomme.Par

chance, beaucoup de gens n’allaient pas au-delà de l’apparence physique des êtres. Ils étaient bien àplaindre, car ils étaient incapables de percevoir la richesse intérieure de Gregory. Et cette richesse,Helenaenprofitaittouslesjours.

SiseulementKittridgepouvaitêtrecommelui…Helenarenditsonsourireàsonmari,avantdetournerlestalons,dansl’intentiond’alleraborderle

duc.Gregorysecoualatête,maisnefitrienpourl’arrêter.—Oùestmafille,Kittridge?Jered porta son regard sur sa belle-mère. Le sourire qu’il avait réservé à la jeune femme qu’il

courtisaits’évanouitpresqueentièrement.Ilredressal’échinepourtoiserHelenadetoutesataille,maiscelle-ciétaithabituéeàcequeleshommesplastronnent,surtoutlorsqu’ilsétaientprisenflagrantdélit.

Page 46: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Or, profiter de l’absence de son épouse pour séduire une autre femme n’était pas vraiment un acteinnocent.

—Mafemmen’étaitpasinvitée,madame.Helena se retint de le gifler avec son éventail. Elle détestait le regard arrogant deKittridge. Cet

hommenemanifestaitaucunremords.—Jeneveuxpasqu’ellesouffre,Kittridge.Mafillen’estpasdépravéecommevous.Ilsourit,commes’ilétaitamusé.—Votrefilleestmonépouse,madame.Vousn’avezpasàvousmêlerdemesfaitsetgestes.—Avecuneautrefemme,peut-être,Kittridge.MaispasavecTessa.Jenerenoncepasfacilementà

cequim’appartient.—Surcepoint,j’ailesentimentquevotrefilleestàvotreimage.Ils’inclinapoliment,avantdeseredresser.Ilétaittropbeau,seditHelena.Ettoutsonêtrerespirait

lasensualité.—Dois-je transmettre votre bonjour àTessa ?Mais je suppose que vous ne voudrez pas qu’elle

apprennequevousm’avezsermonnéenpublic?Helenan’appréciaitpasqu’illanargueainsi.Sansdouteavait-ildevinéques’ilconfessaitleurpetite

entrevueàsafemme,Tessaseraitfurieusecontresamère.—Dites-luicequevousvoulez,Kittridge.J’auraid’autreshistoiresàluiraconterdemoncôté.Leurs regards s’accrochèrentun longmoment.Labelle-mèreet ledébauché.L’unet l’autreétaient

conscientsquelaguerreétaitdéclarée.

Page 47: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

7

—C’estcomplètementidiot,Charles.—Maiscommentveux-tuétoufferlebruit,sinon?—Franchement, je ne crois pas que les bandits de grand chemin enveloppent les sabots de leurs

chevauxdansdelafeutrinenoire,Douglas.Ondiraitquecepauvrechevalestendeuil.Trois cavaliers étaient déjà regroupés près d’un arbre. Ils attendaient l’arrivée de leur dernier

compagnon.—Taisez-vousdonc,àlafin.Vousallezfinirparréveillertoutlemonde,etleseffortsdeKittridge

serontréduitsànéant.—Jenecomprendstoujourspaspourquoiiln’apasvoulusimplementmeprêterl’argent.Lavoixd’Adriantrahissaitdavantagel’irritationquel’incompréhension.—TusaisbienqueKittridgeneprêtejamaisd’argent.—Maispourquoidiableveut-ilattaquerunediligence?Nousrisquonsdenousfairetoustuer.—PourquoiKittridgefait-ilceciplutôtquecela,Adrian?Parcequ’ilnel’aencorejamaisfait.Et

qu’ilaimeledanger.—Jepréféreraisqu’ilmedonnelesdeuxmillelivresdelamainàlamain.Jepourraism’installer

tranquillementàunetabledejeupourlesdépenser,aulieud’attendreici,enpleinenuitetaubeaumilieudenullepart.Sanscompterqueletempsesthumide.

—Évidemment,puisqu’ilpleut.—Tais-toi,Charles.C’estenpartieàcausedetoiquenoussommesici.—Moi?Commentcela?Quejesache,cen’estpasmoiquiaiperduunefortuneauxcartes.—Messieurs,pourquoinepasvousplantercarrémentaumilieudelarouteetclamervosintentions?

intervintJered,quivenaitderejoindrelegroupe.L’espace de quelques instants, il avait failli s’interroger sur la sagesse de l’action qu’il comptait

entreprendre.Maislefrissondel’excitationavaitbienviteeuraisondeseshésitations.Il s’éloigna de ses compagnons pour gagner l’endroit qu’il avait repéré dans l’après-midi. La

diligencearriveraitparlenordetseraitobligéederalentirà l’approchedecevirage.C’était làqu’ilsattaqueraient,ensurgissantdesbuissonsquibordaientlaroute.Adrianobligeraitleschevauxàs’arrêter.Charles ferait le guet – la route, l’une de celles qui menaient à Londres, était très fréquentée. Jeredsauteraitsur lebancducocher,pendantqueDouglas tiendrait lesdeuxgardesenrespect.Dévaliser ladiligenceneprendraitquequelquesminutes.Jeredavaitplanifiél’opérationdanslesmoindresdétails.Etilétaitsûrd’avoirtoutprévu.

Saufunechose.Dubruitprovenaitdesbuissonsoùilscomptaientsecacher.Unfracasdebranchesbrisées,sansdouteprovoquéparquelqueanimalsauvage.Et,àenjugerparlevacarme,ungrosanimal.

Page 48: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessaavaittoujoursvusesparentssedisputer.HelenaetGregoryétaientendésaccordsurnombrede

sujetsetsemblaiententirerunecertainefierté.Pourcorserletout,ilspassaientleurtempsàs’accusermutuellementdemauvaisefoi.Pourtant,ilétaitévidentauxyeuxdetousqu’ilss’aimaientpassionnément.Etilsparlaientl’undel’autrecommes’ilsétaientlesmeilleursamisdumonde.

Commentpouvait-onselierd’amitiéavecundébauché?Bien que Jered ait délibérément cherché à la blesser en paradant devant elle en compagnie de sa

maîtresse,Tessaétaitdéterminéeàtrouverdesqualitésàsonmari.End’autrestermes,elles’efforçaitdele comprendre. C’était le préalable indispensable à toute amitié – laquelle amitié consoliderait leurmariage.L’expérienceavaitdéjàprouvéqu’ilsétaientparfaitementcompatiblesdansd’autresdomaines.Aulit,parexemple.

Maisvouloirdevenirl’amiedeJeredétaitplusfacileàdécréterqu’àmettreenpratique.Cequisepassaitcesoirenétaitunbonexemple.Tessadétestaitleschevaux.Détestaitleurodeur–quelapluieaccentuait encore. Par-dessus tout, ils lui faisaient peur. Elle redoutait d’autant plus leur mauvaiscaractèrequ’ils sentaient trèsbienqu’elle lescraignait.Elleévitaitdonc lepluspossibledemonteràcheval.Saufsisavieendépendait.

La jeune femme tira un peu trop fort sur ses rênes. Samonture fit un écart, quittant la route pours’engagerdansd’épais fourrés.Tessaeut juste le tempsdebaisser la tête : àdeuxsecondesprès,unebranchel’auraitproprementassommée.Ellecontinuad’avancerainsicourbée,déplorantdenepasavoirlecouragedemonteràcalifourchon.Decettefaçon,elleauraitpusepenchersurl’animalets’agripperàsonencolure.Aulieudequoi,ellemontaitenamazone,commeuneparfaitelady,maiscettepostureneluidonnaitpratiquementaucuncontrôlesurl’animal.Ilneluirestaitdoncplusqu’àespérerquelajumentsedécideàrevenirsurlarouteplutôtquedecontinueràtraversbois.

Une autre branche manqua de peu lui arracher son chapeau. Il faisait si sombre que les arbresressemblaientàdessquelettesfantomatiquestendantleursbrasversleciel.LesyeuxdeTessas’étaienthabituésàl’obscurité,maispassuffisammentpourqu’ellepuissevoiroùelleallait.Detoutefaçon,elleignoraitjusqu’àsadestination.Elles’étaitcontentéedesuivreJered.

Cen’étaitpaslemomentdeseremémorertoutesleshistoireseffrayantesqu’elleavaitluesquandelleétait petite.Barbe-Bleue,LePetitChaperon rouge,LePetitPoucet…Pourquoi les contes étaient-ilstouspeuplésdeloupssanguinaires,desorcièresquidévoraientlesenfantsoudemarisquiassassinaientleurs épouses ? Et surtout, pourquoi les grandes personnes racontaient-elles de telles histoires auxenfants?

Tessafrissonnaetvoulutchassercessouvenirs.Maisunecomptinequeluiracontaitsanourriceluirevint à l’esprit.Elle sourit et la récitademémoire.Je possédais un petit poney qui s’appelaitGristacheté.Je l’aiprêtéàunedamequivoulaitchevaucheravec.Elle l’a fouettéetcravaché.Ensuite,ellel’aobligéàtraverserunbourbier.Jeneprêteraiplus jamaismonponey.Paspour tout l’ordumonde.

—Tuvois,ditTessa,s’adressantàsamonture.J’aibeaudétesterleschevaux,cen’estpasmoiquitefouetterai.

—Jen’encroispasmesyeux,ditAdrianenapprochantsonchevaldeceluideJered.N’est-cepastonépouse?

Jerednonplusn’encroyaitpassesyeux.D’ailleurs,illesferma.Puislesrouvrit.Maislavisionétaittoujourslà.

—Oui,murmura-t-il.C’estbienelle.

Page 49: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessa,dureste,neprenaitpaslapeinedesedissimuler.Ellenepouvaitévidemmentpassedouterdesintentionsdesquatrehommes.

Lajeunefemmeémergeadesbuissonspourrejoindrelaroute.Elletanguaitcommeunmarinivre,sonchapeaupenchaitdecôté,etsonpiedgaucheétaitsortidesétriers.

Son habit d’équitation se réduisait à une redingote noire, fermée jusqu’au col par de minusculesboutonsdenacrequiluisaientdansl’obscuritécommedepetitsmiroirsréfléchissantlemoindrerayondelumière.Sonchapeauàlargesbordsétaitornédeplumesridiculesquisecourbaientsouslepoidsdelapluie.

Ainsiaccoutrée,ellepassaitdifficilementinaperçue.—Ellevatoutfairerater,grommelaAdrian,sansmêmesedonnerlapeinedeparleràvoixbasse–à

quoibonprendredesprécautions,désormais,puisqueTessasemblaits’ingénieràattirer l’attentionsurelle?

Jeredsurgitàsontourdesfourrésets’emparadesrênesdelajumentdeTessa.Quediablefaisait-ellelà?L’avait-ellesuivi?Etpourquoi?

Lajeunefemmeneparutpaslemoinsdumondesurprisedelevoir.—Ah,bonsoir,Jered.Jesuisbiencontentedevousavoirenfintrouvé.Jeredtiraunfoulardnoirdesapoche,jetalechapeaudesonépousedanslesfourrésetluitenditle

foulard.Elleleprit,sansunmot–unexploit,desapart.—Quefaisons-nousici?C’étaittropbeaupourêtrevrai.Ellen’avaitpasgardélesilenceplusd’uneseconde.—Savez-vous?reprit-elle.Justeavantdevousrencontrer,jepensaisauxcontespourenfants.Jeme

demandaispourquoiilsétaienttoujourspeuplésdemonstres.—Poureffrayerlesenfantsetlesinciteràsemontrerobéissants,répliquasèchementJered.Elleméditasaréponse.— Sans doute. Mais ne pensez-vous pas que les objectifs moraux de ces contes pourraient être

atteintspardesmoyensmoinsterrifiants?—Detoutefaçon,ilexisteratoujoursdefortestêtespourneriencomprendre,grommelaJered.Maissonépousesemblaitaussipeuperméableàsamauvaisehumeurqu’àsesremarquesacerbes.Jeredtiralecouteauqu’ilcachaitdanssabotteetentrepritdetrancherunàunlesboutonsdenacre.—Jered,j’aimaisbeaucoupcesboutons!Jered, ignorant ses protestations, se concentra sur sa tâche. La redingote, parfaitement ajustée,

demeura fermée,malgré l’absencedeboutons.Sa femmerestaitdoncdécente.Et ladisparitiondecespointslumineuxs’imposait,parmesuredesécurité.

—C’estbienlapremièrefoisquejetesurprendsànepaspouvoircontrôlerunefemme,Kittridge,raillaAdrian.Félicitations,petiteduchesse.Vousm’estomaquez.

—Laferme,Adrian.— Pourma part, j’aimerais beaucoup que vous nem’appeliez pas « petite duchesse », renchérit

Tessa.Adrianesquissaunerévérenceironique.—Pardonnez-moi,VotreGrâce.Tessaplissalesyeux,commesiellecherchaitàmieuxlevoir,danslapénombre.—Êtes-vousréellementl’amideJered?demanda-t-elle.—Jenesuispassûrquevotremariaitdesamis.Iln’estentouréquedecourtisansetdeflagorneurs.—Moi,jesuissonamie.CetteremarquepourlemoinsinattenduefittournerlatêteàJered.

Page 50: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Puisiltiralégèrementsurlesrênesdelajument,quihennitdeprotestationetrouladesyeux,commesiellesetrouvaittropprèsdesonétalon.Sacavalièreétait-elleaussinerveuse?Ilfaisaittropsombrepourledire.

Ladiligencearrivait.Lebruitdesesrouessurlachaussées’entendaitdéjà.Jered retrouva l’excitationqu’iléprouvaitunpeuplus tôt. Ilavait l’impressiondese jeterduhaut

d’une falaisepourplongerdans l’aventure.La suitedesévénementsn’étaitpasécrite : lehasardet lachanceferaientleurœuvre.

Tessaluipritlebras.—Jered?murmura-t-elle.Cen’étaitpaslemomentdeparler,encoremoinsdedivulguerdesnoms.Jeredcompritqu’ilavaiteu

tortdes’imaginerqu’ellepourraitresterdocilenefût-cequ’uninstant.—Quefaisons-nousici?demanda-t-elledenouveau.Jeredauraitaimédisposerd’unbandeaupourl’aveugler.Etd’unbâillonpourlafairetaire.—Nousallonsattaquerladiligence,machère,dit-il,avantd’éclaterderire.Ellelâchalefoulardqu’illuiavaitdonné.IltombasurlacuissedeJered,glissajusqu’àsabotteet

s’écrasafinalementsouslessabotsdesoncheval.Ilresteraitlà.Jeredlibérasonbras,éperonnasonchevaletpartitàl’assautdesaproie.

Il ne pense quand même pas sérieusement se conduire comme un brigand ? Il n’oserait pas !

Malheureusement,c’étaitdetouteévidencesonintention.Etsesamisseraientsescomplices.Tessarestaàl’endroitoùsonmaril’avaitlaissée,sansmêmedescendredecheval.Quelquesminutes

plustard,elleentenditladiligenceactionnersesfreins.—Nebougezplusetdonnez-nousvotreor!ordonnaàl’équipagel’undeshommeslesplusriches

d’Angleterre.Savoixétaitteintéed’exultation,commes’ilprenaitunplaisirindicibleàagirenhors-la-loi.Leduc

deKittridge,dévalisantunediligence!Unedétonationretentit.Tessasursauta.Uncoupdefeu?Seigneur!Tirait-onsursonmari?Elledonnaunpetitcoupdetalondanslesflancsdesamonture,pastropfort,pournepasl’effrayer.

Maisl’animalnesemblaitpasdisposéàbouger.Pasmêmelorsqu’unedeuxièmedétonationrésonnadanslanuit,suivied’uncridefemme.Tessaagrippa lesrênesàpleinesmainsetmurmuraquelquesmotsàl’oreilledesajument.

Cettefois,Dieusoitloué,samontureparutcomprendrequ’ilyavaiturgence.Àmoinsquecenefûtàcausedelatroisièmedétonationqu’elledétala,pours’enfuirdansladirectionopposéeauxcoupsdefeu.C’étaitsansdoutepourlemieux,carTessaentenditcrierdanssondos.Puisuneombreladépassa,etlamaindesonmarisetendit,luiarrachantlesrênes.Tessapoussaunpetitcrietsecramponnaàsaselle.Son estomac se tordait.Ce n’était pourtant pas lemoment d’avoir la nausée. Sonmari en faisait déjàassezpourdéshonorerlenomfamilial.

Jered imprimait à samontureun traind’enfer,obligeant la jumentdeTessaà suivre le rythme.Lepaysagedéfilait à toute allure.Tessa se concentrait tellementpournepas tomber et nepas céder à lanausée qu’elle ne se rendit compte qu’ils s’étaient arrêtés que lorsque Jered la fit descendre de sonchevalpourlaplaquerderrièreuntroncd’arbre.Puisildonnauneclaquesurlacroupedelajument,afinqu’ellecontinuesafuitetouteseule.Lajeunefemmesefitlaréflexionqu’unetapesursesfessesauraitvraisemblablementproduitlemêmeeffet.

Elles’adossaautroncd’arbrepournepasdéfaillir.—Vousn’allezquandmêmepasvomir?demanda-t-il.

Page 51: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ilnesemblaitpasinquiet.Aucontraire:ilparaissaittrouverlasituationtrèsamusante.Tessaarticulasansdouteuneréponse,carJeredlaserradanssesbras.Lachaleurdesoncorpsla

rasséréna.Sonestomacseremettaitlentementd’aplomb.—Décidément,dit-il,vousn’aimezpaslessoubresauts!Était-ellevictimedesonimagination,ousavoix,cettefois,était-ellepresquetendre?Ellenichala

têtecontrelapoitrinedesonépouxetlaissaéchapperunpetitsoupir.—Commentavez-vousréussiàveniràLondressansêtremalade?—Lesvoituresferméesnemeposentaucunproblème.Maisjedétesteêtrejuchéeenhauteur,dansun

phaétonousuruncheval.Il voulut répondre,mais une interpellation chuchotée dans l’obscurité le coupa dans son élan.Un

autremurmure, à peine audible, suivit. Puis une réponse.Apparemment, ses complices étaient tous là.C’étaitdoncquepersonnen’avaitététué.

Tessasereculaetfusillasonmariduregard.Mais,comprenantqu’ilnepourraitpasvoirsacolèredansl’obscurité,ellesaisitlespansdesonmanteaupourlesecouer.

—Qu’ya-t-il,Tessa?—Commentavez-vouspucommettreunacteaussiinsensé,Jered?Etpourquelleraison,bonsang?

Pourquoirisquervotreviepourunpeud’argent,alorsquevousêtesrichecommeCrésus?Savoixtremblait.ElleespéraitqueJereds’imagineraitqu’elleavaitfroid.Mais,enréalité,elleétait

terrifiée.Àlafoisparcequ’ilavaitfaitetparl’échangedecoupsdefeuquienavaitrésulté.—Seriez-vousentrainderépéterpourlerôledelaharpiedeservice?railla-t-il,toutenluitapotant

machinalementlebrascommeill’eûtfaitavecunpetitchien.Songesteétaitsansdoutedestinéà lacalmer,maiscelanefonctionnaitpas.Tessaétaitsubmergée

parl’effroietlacolère.Et,par-dessustout,l’incompréhension.Elletiradenouveausurlespansdesonmanteau.—Qu’ya-t-ilencore,Tessa?Àprésent,savoixtrahissaitsonirritation.Tantmieux.Tessaétaitplusfurieusequelui.—Jeveuxrentreràlamaison,Jered.—Dèsquepossible,promit-il.Aumêmeinstant,sestroiscomplicessurgirentdel’obscurité.—Tuasl’argent,Adrian?—Lecoffreentier,Kittridge.Maiscommentsavais-tuqu’ilstransportaientdel’or?—Lachance,Adrian.Lachance.—Lesortestvraiment injuste,Kittridge.Tuesdéjàduc.Pourquoi lachancedevrait-elle,enplus,

êtredetoncôté?Etnous,alors?Personnellement,j’aimeraisbienavoirunpeuplusdechanceaujeu.—Nevousdisputezpas,intervintCharles.—Croyez-vousquecesoitgrâceàsachancequenousavonséchappéàlamort?Uneballem’afrôlé

latête.Sijem’étaisretrouvéagonisantsouslapluie,onneseseraitpasestimésaussichanceux.—«La richessen’estpointaux intelligents,ni la faveurauxsavants,car toutdépendpoureuxdu

tempsetdescirconstances1»,intervintTessa,seremémorantseslecturespieuses.—Lemomentnemeparaîtpasappropriépourselivreraupetitjeudescitations,Tessa.—Entoutcas,sionmedemandemonavis,jerépondraiquejenecroispasàlachance,insistala

jeunefemme.Ou,sielleexiste,quec’estunemauvaisechose.Sivousavezdelachance,commeledisentvosamis,vousenfaitesunbienmauvaisusageendévalisantunediligence.

—Tafemmesaitseservirdesabouche,Kittridge.Tudevraisluiapprendreàl’utiliseràbonescient.TessasetournaversAdrian.

Page 52: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Vousêtesdécidémentungrossierpersonnage,monsieur.—Vousm’envoyezmarri,VotreGrâce.—Taisez-voustous!ordonnaJered,levantunemainpourréclamerlesilence,tandisquesonautre

brascontinuaitàenlacerlatailledesonépouse.Ilvenaitd’entendreunbruitderoues.UnautreattelagesedirigeaitversLondres.—Jered,murmuraTessa,maisillafittaireenplaquantsesdoigtssurseslèvres.Puisils’adossaautroncd’arbreetserralajeunefemmedanssesbras,pourqu’ilsnepuissentpas

être vus de la route.Les trois autres avaient déjà disparu, s’étant réfugiés dans les fourrés bordant lachausséedèsqu’ilsavaiententendul’attelagearriver.

C’étaituneautrediligence.Elletanguaitd’uncôtéetdel’autre,signequ’elleétaitpleineàcraquerdevoyageurs, ce que confirmait l’empilement de malles sur son toit et à l’arrière du véhicule. Deuxcavaliersarmés jusqu’auxdents l’escortaient.Tessa remercia laprovidenceque Jeredn’aitpaschoisicettevoiture-làpourcible.

—Votrefortuneneserait-ellequ’unerumeur,Jered?demanda-t-ellequandl’attelagesefutéloigné.Est-ce pour cela que vous en êtes réduit à voler ? Sachez que ce n’est pas nécessaire. Je dispose del’héritagedemagrand-mère,voussavez.Etnouspourrionsvivrepluschichement,s’illefallait.

—Mafortuneestintacte,Tessa.—Alors,pourquoi,Jered?Jenecomprendsvraimentpas.Tessasecouala tête.Àprésentqueledangerétaitpassé,sonincrédulitérevenaitenforce.Ellene

s’expliquaitpaslecomportementimmoraldesonmari.— Pourquoi faites-vous cela ? insista-t-elle. Pour l’excitation ? Mais avez-vous seulement

consciencedudanger?Silecocheravaitviséjuste,vousauriezpuêtretué.Pourtouteréponse,ill’entraînaversl’endroitoùsonétalonl’attendait.—Montezavecmoi,dit-il,sautantenselle.LajumentdeTessaavaitréapparuetsemblaitdisposéeàlessuivredocilement,commesielleavait

comprisqu’iln’étaitplusquestiondesemontrerrécalcitrante,carilsetrouvaitdésormaisuncavalierquisauraitlamater.

Jered tendit lamain.Tessa laprit et se retrouvapropulséedevant lui, sur sa selle,maisassisedecôté. La position n’était pas très confortable. Par exemple, Tessa ne savait pas où loger son épaulegauche.Finalement,elleselaissaallercontreletorsedesonmari,etilpassaunbrasautourdesataille.

—Çava,vousêtesàvotreaise?demanda-t-il,alorsquesonchevalsemettaitenroute.—Oui.— Et vous n’avez pas la nausée ? ajouta-t-il après un instant, d’une voix où perçait une note

d’amusement.—Non,réponditsèchementTessa.Elledétestaitqu’onsemoqued’elle.—Voilàplusd’uneminutequevousêtessilencieuse.Jecommençaisàm’inquiéter.—Sivousvouleztoutsavoir,j’essaiedevouscomprendre.Ilpenchalégèrementla têtedecôté.Tessadevinaqu’ilcherchaitàdéchiffrersonexpression,mais

leurpositionetl’obscuritél’enempêchaient.—Jevois,dit-il.Àdéfautd’êtremaNémésis,vousavezdécidéd’êtremanounou.Lerôleconvient

sansdoutemieuxàvotrecaractère.—Sij’étaisvotrenounou,jevoustireraislesoreilles,répliqua-t-elle.—Maisvousnel’êtespas.Etjevousdispensedevoscommentaires.Uneépousen’estpaslàpour

critiquersonmari.Biend’autrespersonness’enchargentàsaplace.

Page 53: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Vousêtesduc,Jered.Jesuisconvaincuequevouspourrieztrouvermieuxàfairequedejouerlesbanditsdegrandchemin.Etvousentraînezvosamisavecvous.Votreautoritédevraitprofiteràdeplusnoblescauses.

— Et votre langue pourrait servir à autre chose qu’à me sermonner. Préférez-vous que je vousrenvoie àKittridge, pour que vous y attendiezmes visites ?Là-bas, vous n’auriez aucunmotif demecritiquer,Tessa.Jeneviendraisvousvoirqu’aveclesmeilleuresintentionsdumonde.

—C’estdonclebutdujeu,Jered?MerenvoyercoûtequecoûteàKittridge?Cehold-upn’a-t-ilétéorganiséquepourmeconvaincredefuirLondres?

—Cesserez-vousunjourdevoiruneintentioncachéedanslemoindredemesfaitsetgestes,Tessa?Celadevientlassant.

—Vousauriezdûmefréquenterdavantagependantmesdeuxsaisons.J’étaisparfaitementmuette.—Oh,ça,j’endoutefort,ironisa-t-il.—Détrompez-vous.Jeneparlaisquesi l’onm’adressait laparole.Et jenedisaisquedeschoses

parfaitementconvenables.—Vousneposiezdequestionsàpersonne?Tessasedemandas’ilétaitpréférabledementiroude répondre lavérité.Lavoyanthésiter, Jered

éclataderire.—Bon,trèsbien,dit-elle.Commelessujetsdeconversationsconvenablesétaientfortlimités,jeme

contentaisgénéralementdeparlerdelapluieetdubeautemps.—Maisquedemandiez-vous ?Comment les nuages se forment-ils ?Dequoi sont-ils composés ?

Qu’est-cequiprovoquelapluie?Commentpeut-onsavoirs’ilferabeaudemain?Tessasourit.—Cesontdesquestionstrèspertinentes,Jered,répondit-elle.Avez-vousdéjàobservéunfloconde

neigedeprès?Nevousêtes-vousjamaisétonnéqu’ilsembletoujoursfairepluschaud,lorsquelaneigesemetàtomber?

Ellelevalesyeuxverslecieletajouta:—Peut-onsenoyersouslapluie?Illaserraplusfortcontrelui.Tessafrottasajouecontresonmanteau.—J’avoue,Tessa,quej’ignorelesréponsesàvosquestions.Malgrélafraîcheurnocturne,Tessasentitunevaguedechaleurlaparcourir.Ellen’ajoutaplusrienet

secontentades’agrippertrèsfortàsonmari.Maiselleauraitbienaiméluiposerlaseulequestionquin’avaitpaspufranchirseslèvres,etquipourtantl’obsédaitenpermanence:«Quiêtes-vousréellement,Jered?»

1.Ecclésiaste,9-11.(N.d.T.)

Page 54: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

8

Leurscompagnonsderoutes’évanouirentàproximitédudomicilelondoniendeJered,disparaissantdans l’une des rues très fréquentées quimenaient au square. Jered conduisit les deux chevaux jusqu’àl’arrièredelademeure,oùilmitpiedàterre,avantd’aidersafemmeàdescendre.Elleselaissaglisserde la selle avec grâce, mais resta cramponnée quelques instants à Jered, le temps de retrouver sonéquilibre,avantdes’écarterdelui.

—Commentvoussentez-vous?—Plutôtbien,ma foi.C’estmême très étonnant.Croyez-vousque les chevaux soient capablesde

percevoir qu’ils sont montés par quelqu’un qui les aime réellement ? J’ai peur de ne pas savoirdissimulerlacraintequ’ilsm’inspirent.C’estsansdoutepourcelaquemajumentignoraitlaplupartdemesordres.

—Tous les animaux sentent la peur qu’ils inspirent auxhumains.Les chevaux, les chiens, et sansdouteaussilesbêtessauvagescommelesloups.

—C’estvrai?Ellesemblaitsincèrementcaptivéeparlesujet.L’aubecommençaitàpoindreàl’horizon,etlaluminositéétaitdéjàsuffisantepourqueJeredpûtvoir

lestraitsdelajeunefemme.Seslèvrespleinesétaientdélicieusementsensuelles.Maisellen’osaitpassoutenir son regard, et elle croisait nerveusement sesmains devant elle. Était-elle anxieuse ? C’étaitpossible.Peut-êtremêmeavait-elleunpeupeur.Maisdequoi?Demoi?Jereds’empressadechassercetteidée.Iln’étaitpashommeàeffrayerlesfemmes.Illesexcitait,aucontraire.

Iltenditlesrênesdesdeuxchevauxàungarçond’écurieàmoitiéendormi,avantderevenirauprèsdesafemme.

Comme toujours après avoir accompli l’un de ses exploits, Jered se sentait très en forme, et troppleindevitalitépourpouvoirdormir.L’énergiedontilbouillaitluiinspiraitd’autressortesd’activités.Etavecquilessatisfairemieuxqu’avecsonépouse?Cependant,àenjugerparsonattitudeàsonégard,ildevraitdéployerdestrésorsdepersuasion.Ellenesemblaittoujourspasluiavoirpardonnél’attaquedeladiligence.MaisJeredallaittoutmettreenœuvrepourlafairechangerd’avis.Mieux:cedéfiluiplaisait.

Jeredlaregardaitavecunétrangesourire.Tessasesentitrougir.Lapestesoitdecethomme!Ellesetrouvaittropjeune,tropprovinciale,soussonregard.Etc’étaitnouveau.Mêmepetitefille,ellen’avaitjamaiséprouvélemoindresentimentd’infériorité,carellesesavaitaiméeetprotégéeparsesparents.Là, face à Jered, elle n’avait plus cette protection. Et elle ne pouvait certainement pas compter sur

Page 55: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

l’affectiondesonmari,carilluiavaitclairementfaitcomprendrequ’iln’entendaitpass’attacheràelle–sinon,iln’auraitpasembrassésamaîtressedevantelle.

Àcesouvenir,Tessaserrafurtivementlespoings,derage,avantdecroiserlesbrassursapoitrinepourseréchauffer.Ilfaisaitfroid,etl’aubeapportaitavecelleunpetitbrouillardpénétrantquis’infiltraitjusquesouslesvêtements.

Jered lui tendit lamain. Tessa la prit et le laissa la conduire à l’intérieur. Ils pénétrèrent dans lamaisonparl’arrièreettraversèrentlescuisinessousleregardéberluédesdomestiques,pourrejoindrelevestibule où se trouvait le grand escalier desservant les niveaux supérieurs. Leurs appartementsoccupaientlaquasi-totalitédudeuxièmeétageetsecomposaientd’uneenfiladedepiècesluxueusesassezsemblables à celles de Kittridge. La disposition était également la même qu’à Kittridge, avec unechambre pour chacun des époux.Luxe et séparation : c’était apparemment la règle en vigueur dans lafamille.

Depuissonarrivée,cependant,Tessadormaitdansunechambred’amis:lachambredelanouvelleduchesse était en travaux et ne serait prête à l’accueillir que dans quelques semaines.De toute façon,Jeredl’entraîna,sansluidemandersonavis,danssespropresappartements.

Lesrideauxétaientouverts.Lesoleilpénétraitdanslapièce,maisunlambeaudebrouillards’étiraitjusteendessousdelafenêtre,donnantl’impressionqu’ilsflottaientsurunnuage.Àcertainesépoquesdel’année,lebrouillardlondonienseteintaitdejaune,maiscematinilavaitlacouleurexactedesyeuxdeJered.

Dèsquesonmarirelâchasamain,Tessas’approchadelafenêtre,tandisqueJeredallaitfermerlaporteàclé.Lajeunefemmeavaitparfaitementdevinésesintentions,etelleenressentaitdel’excitation.Cependant,elleauraitvoulucontinueràsemontrersévèreaveclui.Cequ’ilavaitfaitétaitinadmissible.Elles’accrochaitàcetteidée,alorsmêmequ’ellel’entendaitapprocherdanssondos.

Ellefermalesyeux.Quandilfutjustederrièreelle,elleeutl’impressionquetoutsoncorpssoupiraitdesoulagement.Ellen’osapasbouger,pourtant,etdemeuraimmobilemêmelorsqu’ilsoulevaunemèchedesescheveuxpourplaquerunbaisersursanuque.

—Qu’est-cequelebrouillard,Jered?S’agit-ildenuagesquiviennentraserlesol?—Honnêtement, jen’ensaisrien,murmura-t-ilàsonoreille,etTessacrutentendrechacundeses

motsparlesporesdesapeau.—Quandj’étaispetite,jecroyaisquec’étaitleparadisquidescendaitducielpourvenircueillirles

anges.Ilsuffisaitàceuxquiétaientchoisisdemontersurunnuagepourêtreemportésdanslescieux.—Quelleétrangeidée,murmura-t-ilencore.Cette fois,Tessasentit sonsouffle sur sonépaule.La jeune femmecompritqu’ilavaitdégraféson

corsage.Commentavait-ilréussiceprodige?Ellenes’étaitaperçuederien!—Lebrouillarddevaitvousfairepeur,alors?ajouta-t-il.—Ohnon,pasdutout.Mesparentsetmanourricem’assuraientqueseulslesêtrestrèsgentilsettrès

sagesmontaientjeunesauparadis.Il était si près d’elle qu’elle sentit son riremonter dans sa gorge. Enmême temps, ses doigts lui

caressaient la nuque. Tessa n’aurait jamais imaginé que cette partie de son anatomie pût être aussisensible.Lescaressesdesonmariluidonnaientdesfrissonsquiirradiaientdanstoutsoncorps.

—Sicelapeutvousrassurer,Tessa,Voltairedisaitquepersonnenesaitavecprécisionoùlogentlesanges–danslescieux,ousurd’autresplanètes–,carDieun’apasvoulunousinformerdeleurdemeure.

Sesmainsdescendirentsubitementjusqu’àsataille.Tessaavaitl’impressiond’êtrepartagéeendeuxmoitiés:ledevant,quisubissaitlafraîcheurdel’airpassantàtraverslesvitresdelafenêtre,avaitfroid,tandisquesondosétaitdélicieusementbrûlant.

Page 56: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Vosvêtementssontmouillés,Tessa.Il frotta sonnez contre sa nuque.Tessa frissonnade plus belle.Elle renversa la tête en arrière et

trouva confortable de l’appuyer contre le torse de son mari. Il lui enlaça la taille, pour la serrerdavantage contre lui, et elle sentit, dans son dos, sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration.Àl’extérieurdecettepièce,deshommesetdesfemmesseréveillaientunpeupartoutetprocédaientàleursablutionsmatinales.Lemondesemettaitenordredemarchepourunenouvellejournée.

Mais ici,danscettechambre, l’universs’était réduitàquelquescaressesetgestes intimes.Commeceux de Jered qui retirait à présent, une à une, les épingles retenant la chevelure de Tessa. La jeunefemmeserenditcomptequ’elleavaitperdusonchapeauquelquepart,maisellen’auraitsudireoù.

Plusrienneséparaitleurscorpsquel’épaisseurdeleursvêtements,maisleshabitsneconstituaientpasunebarrièresuffisantepour faireobstacleauxsensationscharnelles.Tessapercevait lachaleurducorpsdeJered,sesmainsquiremontaientlelongdeseshanchespourvenirs’arrêtersursapoitrine.

—Savez-vous,Jered,qu’ilexisteneufchœursangéliquesdifférents?Lesanges,lesarchanges,lesvertus,lespuissants,lesprincipautés,lesdominations,lestrônes,leschérubinsetlesséraphins.N’est-cepasfascinant?

Jereddéposaunbaisersursanuque.Tessadevinaqu’ilsouriait.—Tessa?La jeune femmese retournapouraccrochersonregard.Jeredsouriait,eneffet,maiscen’étaitpas

d’amusement.Sonsourireévoquaitunprédateursûrd’attrapersaproie.Ou,toutsimplement,unmâlequiallaitpossédersafemelle.Unepulsionvieillecommelemonde,maisquipourtantsemblait,àcetinstant,parfaitementunique.

Tessafrissonna.—Avez-vouspeur?demanda-t-il.—Oui.Enfin,non.Jedétesteavoirpeur.Etj’aidéjàeupeuràpeuprèstoutelanuit.—C’estvrai?—Demandezàvotrecheval.Ildoitbienlesavoir,lui.Il pencha la tête pour l’embrasser sur le front, et ce geste de tendre bénédiction la charma et la

désarçonnatoutàlafois.Puisilglissaunemainsoussaredingote–celaneluiétaitpasdifficile,puisquel’habitavaitperdutoussesboutons.Lajeunefemmebaissalesyeuxpourregardersesmainslacaresser.Des mains aristocratiques, avec de longs doigts fins, mais d’une force surprenante. Des annéesd’équitation avaient rendu ses paumes calleuses, mais ses doigts, cependant, étaient d’une incroyabledouceuretsavaientprovoquerlessensationslesplusdélicieuses.

—Jesuisheureuxd’entendrequejenevousfaispaspeur,murmura-t-il.Tessaaccrochadenouveausonregard.—Jen’aijamaiseupeurdevous,Jered.Vousmedéroutez,etvousm’inquiétez.C’esttoutdifférent.—Mmm?fit-il,avantdedéposerunbaiserdanssoncou.Ilnedonnaitpasl’impressiondeprêterlamoindreattentionàsesparoles.—Jesuisdésolée,maisjedésapprouvevotreconduite,Jered.Ilredressalatêteetlatoisaduregard.—Vousdésapprouvezmaconduite,madame?—Vousnedevriezpasdévaliserlesdiligences,Jered.C’estindignedevotrepart.Jesuiscertaine

quevouspourrieztrouverdesoccupationsplusmorales.—Lesquelles?—N’importequoi,quiconviendraitdavantageàvotrerang.—Untravailhonnête,parexemple?

Page 57: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Parexemple.—Seriez-vousprêteàm’entraînersurlechemindelavertu,Tessa?Elleluisourit.—Pourquoipas?Jemanqued’expérience,maisenconjuguantnosefforts,noustrouveronsbienune

solutionquinousconviendraàtouslesdeux.—Laconceptiond’unhéritiermeparaîtunbondébut,Tessa.Dumoins,pourl’instant.Il traça lecontourdeses lèvresavecundoigt, lesyeux rivés sur ses traits, commes’ilguettait sa

réaction.Tessaluisourit,mais,pourtoutavouer,elleavaitterriblementenviedel’embrasser.—Ehbien,dit-elle,c’estd’accord.

Page 58: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

9

Tessasavaitqu’ilétaitinutilederéclamerl’obscurité.Lorsdeleurnuitdenoces,Jeredavaitlaisséunechandelleallumée.Quepourrait-ilvoirmaintenant,àlalumièrematinale,qu’iln’eûtdéjàvu?Ellen’avait ni grandi, ni rapetissé, ni grossi, nimaigri.Elle était demeurée lamême : ni une beauté ni unlaideron,maisquelquechoseentrelesdeux.

Maistoutefemmedésiraitêtrebelle.Surtoutquandsesvêtementsluiétaientretirésunàunpardesdoigts habiles. D’abord, sa redingote. Puis le corsage et la jupe qu’elle portait en dessous. Rien nerésistait aux doigts magiques de Jered : le corset de Tessa alla rejoindre par terre le reste de sesvêtements. Elle ne portait plus à présent que sa camisole. Mais cette barrière disparaîtrait vite, s’ildécidaitdes’yattaquerégalement.

Tessafermalesyeux.—Àquoipensez-vous,Tessa?murmura-t-ilàsonoreille.—Jemedemandaispourquoijemesentaisplusnue,encetinstantprécis,qu’àn’importequelautre

momentdemavie.Etpourquoijen’enéprouvaisaucunplaisir.—Commentcela?LesmainsdeJereds’étaientimmobilisées.Tessarouvritlesyeux,maisl’expressiondesonmariétait

sidéconcertantequ’elles’empressadelesrefermer.—Voyez-vous, Jered, je suis parfaitement consciente demes défauts.Ma poitrine est un peu trop

plantureuse,pourcommencer.Mesjambestroplongues.Mataillepasassezmince,malgrétousleseffortsdemacaméristepourserrermoncorset.Honnêtement,jepréféreraisêtredanslenoiretsousuneépaissecouverture.

Pourtouteréponse,Jeredlasoulevadanssesbras.Tessadevinaqu’il laportait jusqu’aulit–elleentrouvritunquartdesecondelespaupièrespourenavoirconfirmation,eteneffet,lelitserapprochaitd’eux.

MaisJereddépassalelitpourallerladéposerdevantlacheminée.Lalaissantdeboutfaceaufeu,iltira la courtepointe. Puis il revint chercherTessa, comme si elle était un paquet qu’il avait oublié, etl’allongeasurlesdraps.Maisceux-ciétaientunpeufroids,etTessa,déjànerveuse,semitàtrembler.

Jeredentrepritdesedéshabiller,sanssesoucierdesavoiroùiljetaitsesvêtements.Ilfaisaitassezjour,àprésent,pourqueTessapût l’admirerenpleine lumière,etelleavait l’impressiondedécouvrirdes détails qui lui avaient jusqu’ici échappé. Par exemple, que ses bras étaient puissammentmusclés.Et que ses cuisses étaient imposantes. Quant à son membre viril, bien qu’au repos pour l’instant,sesdimensionslerendaientvraimentimpressionnant.LacuriositédeTessaétaitd’ailleursbienlégitime:ellen’avaitencorejamaisvusonmarinuenpleinjour.

Page 59: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Il la rejoignitdans le lit.Mais,au lieudesecoucheràcôtéd’elle,commeelle s’yattendait, il lasurprit en s’allongeant délicatement sur elle, la recouvrant de son corps depuis les orteils jusqu’ausommetducrâne.Tessaseretrouvadrapéesousunecouverturevivante–sil’onpouvaitappelerainsilecorpsdeJered.

—J’aimebeaucouptapoitrineunpeutropplantureuse,Tessa.Ettesjambestroplongues.Ettataille.Ilseredressasursescoudesetlacontempla.—As-tutoujoursfroid?—Jecommenceàmeréchauffer,dit-elle,humectantseslèvres,soudainsèches,d’uncoupdelangue.

Tuesmacouverture.—Enpréférerais-tuuneautre?—Non.Turempliscerôleàlaperfection.Etpuis,jenesuispascomplètementnue.J’aitoujoursma

camisole.Ilsuivitlecontourdeseslèvresavecsonpouce.—Oui,jesuisaucourant.Elledutfaireunedrôledetête,carilsourit,avantdeluiembrasserlementon,puislecou.Tessase

découvraitsensibledepartout.Ilredressadenouveaulatêteetrivasonregardausien.—Sais-tuquetutetortilles,quandontechatouille?J’auraispenséquetuglousserais,maisj’aime

bientevoirtetortiller.Tessan’avaitplusfroid,àprésent.Aucontraire :elleavaitmêmeunpeu tropchaud.Maisellese

gardabiendeleluidire,depeurqu’ilneveuilles’écarter.Elletrouvaittrèsagréabledelesentirpeserdetoutsonpoidssurelle.

Il bougea quand même, roulant sur le côté avant de la faire pivoter dans ses bras afin qu’ils seretrouventfaceàface.Ilsnesetouchaientplusqueparlespiedsetlesgenoux,etTessaenéprouvaunabsurdesentimentdesolitude.Enréaction,elletenditlamainpourposersesdoigtssurletorsedesonmari,puisyaplatitsapaume,commesiellevoulaitévaluerlachaleurdesapeau.Entresespectoraux,lefinduvetdepoilsnoirsétaitmoelleuxcommedelasoie.Etsesautrespoils,Tessa?Ellesentitsesjouess’enflammer,àl’idéedelaisserglissersamainplusbas.

Avait-ildevinésespensées?Sonsourire,entoutcas,semblaitl’indiquer.—Tesyeuxbrillent.Àquoipenses-tu?demanda-t-ildenouveau.—Jemedisaisqu’ilseraitaudacieuxdetecaresser,confessa-t-elle,sansosercroisersonregard.Jered tendit lamain et lui toucha furtivement le visage, avant de replacer unemèche de cheveux

derrièresonoreille.—Netegênesurtoutpas,murmura-t-il.LamaindeTessaétait irrésistiblementattiréeparsesmamelons,petitsdômesbrunsposéssurdes

disquesdebronze.Fut-cesonimagination,oularespirationdeJeredsefigea-t-ellequandellecommençadedécrire,avecsesdoigts,depetitscerclessurl’und’eux?

Il ne tarda pas, en tout cas, à lui rendre la pareille, ses caresses éveillant en elle les mêmesdélicieuses sensations qu’elle provoquait chez lui : d’abord une impression de contraction dans lapoitrine,puisunfourmillementdeplaisirquiserépandaitdanstoutlecorps.

LeregarddeJeredluisaitcommedelabraise.DirequeTessaavaitunjourcomparésesyeuxàdelacendrefroide,enraisondeleurcouleurgrise!Ellen’avaitpasvu,alors,quelefeucouvaitsouslaglace.

Sonmari semblait s’ingénier à copier tous ses gestes. Chaque caresse était récompensée par unecaresseidentique.Maisc’étaitTessaquimenaitladanse:Jerednefaisaitquelasuivre,secalquantsursonrythme.Lorsdeleurnuitdenoces,ilavaitdirigélesopérations.Cettefois,c’étaitautourdeTessa.

Page 60: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ellecaressasesbras,sesépaules,sescheveux;sesdoigtss’aventurèrentjusqu’aucontourdeseslèvres.Seredressantsuruncoude,elles’enharditmêmeàl’embrasser.

Sonbaiserfutdoux,chaud, innocemmentsensuel.EllesentitJeredfrissonnersous lacaressedesalangue. Il ferma les yeux et se colla un peu plus contre elle.C’est alors qu’elle sentit sonmembre, àprésentpleinementérigé,palpitercontresacuisse.Ellefermaàsontourlesyeux.Quandellelesrouvrit,Jeredluisouriait.D’unemain,ill’invitadoucementàserallongersursonoreiller.

Puis il s’étendit de nouveau sur elle, occultant d’un coup la lumière, tel un nuage d’orage venuobscurcirlesoleil.Quantauxéclairs…ilsbrillaientdanssesyeux.Illuisouritencore,avantd’attraperàdeuxmainssacamisole,cousueamoureusementparlesapprentiescouturièresquiavaienttravailléàlaconfectiondesontrousseau,etquiavaitcoûtéunepetitefortuneparcequ’elleétaitentièrementbrodéederoses.MaisJeredn’avaitcuredetoutcela.Iltirad’ungrandcoupsurlafineétoffe,ladéchirantdehautenbas.Tessaseretrouvadénudéecommeunecossedepetitspoisouverteendeux.

Jeredécartaleslambeauxduvêtement.Sespaumescalleusescaressèrentsesseins,avantdecéderlaplaceà ses lèvresvoraces.Lesmamelonsde la jeune femmesedurcirent instantanément, commes’ilsapprouvaientcetteagressionqueJeredleurfaisaitsubir.

Puisils’emparadeseslèvres.Sonbaiserfutimpérieux.LetendreamantquiavaitencouragéTessaàexplorer son anatomie avait cédé la place à un homme fougueux, expérimenté, qui ne faisait pas dequartier.MaisTessa n’était plus vierge. Elle s’abandonna sans retenue à sa force virile.Quand il luiécartalescuissesd’unemain,ellelelaissafaire,demêmequ’ellerenonçaàprotesterlorsqu’ilentrepritdecaressersonintimité.Detoutefaçon,ill’embrassaittoujours,l’empêchantdedirequoiquecesoit.

Il finitpar relâcherses lèvres,pour redresser la têteet la regarder. Ilnesouriaitplus.Son regardétaitplusquejamaisceluid’unprédateur.Tessasemorditleslèvrespourétoufferungémissement,enlesentantglisserundoigtenelle.Ilretrouvaalorslesourire,commesilaréponsedelajeunefemmeétaitlesignequ’ilattendait.

Il la pénétra d’une seule poussée, presque violemment. Il semblait avoir oublié toute délicatesse,maisTessacambralesreinspourmieuxl’accueillir,tantelleledésirait.

Page 61: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

10

—Commentcelas’est-ilpasséhiersoir,monsieur?Jeredvenaitd’enfilersaveste.Ilhaussalesépaules.—Toutbienconsidéré,plutôtpasmal,Chalmers.Iltirasursongiletpoureneffacerlesplisetsecontempladanslaglacedesondressing.Hormisdes

cernessouslesyeux,ilnevoyaitaucunchangementsursonvisage.Sauf,peut-être,uneexpressionqu’ilneseconnaissaitpas.Cepétillementdanslesyeux,commes’ilétaittrèssatisfaitdelui-même,alorsqu’iln’avaitaucuneraisondel’être.Absolumentaucune.

IllaissaengrimaçantChalmersluibrosserlescheveux,tandisqu’unautrevaletapportaitsesbottessoigneusement lustrées. La routine quotidienne, toujours parfaitement réglée. Jered, cependant, glissaitdesregardsendirectiondelaportedesachambre.Tessadormaittoujours.Lesommeildujuste?Plutôtlereposdel’amanteépuiséeparunenuitd’amour.Jeredl’avaitprisetroisfois.Àmoinsquecen’aitétéle contraire ? C’était peut-être tout le problème, d’ailleurs : qui possédait l’autre ? Jered avait eul’impression,cettenuit–ou,plusexactement,cematin–,d’êtreentraînéversdesrivagesinconnus,parlaseulegrâced’unejeunefemmeauxyeuxinnocents.Lavérité,c’étaitqu’iln’étaitpashabituéaucélibat.Or,avantl’arrivéedeTessaàLondres,ilétaitrestépresqueunesemaineentièresanscoucheravecunefemme.Ilnefallaitpaschercherplusloin.

Enes-tubiensûr,Jered?Danscecas,pourquoiéprouvait-ilunetellejoiequandilfaisaitl’amouràsonépouse?Iln’avaitjamaisrienvécudepareilavecuneautrefemme.

Etpuis,ilyavaitcepétillementdansleregard,quipersistait.Commes’ilétaitparfaitementdétendu,heureux,enpaixaveclemonde.

Tessaétait sonépouse.Riendeplus.Commentse faisait-il,alors,qu’il ressenteun frissonchaquefoisqu’ilpensaitàelle?Sansdouteparcequ’ellelesurprenait.Safaçondelecaresser,àlafoistimideetaudacieuse,l’embrasait.Jeredfermalesyeux.Maislessouvenirsdelanuitcontinuaientàl’obséder.Rouvrantlesyeux,ilbaissaleregardsursonentrejambe.Unebossegonflaitsonpantalon.

Bonsang,queluiarrivait-il?—Etladuchesse?Dois-jesonnersacamériste?Jered croisa le regardde sonvalet dans laglace.Chalmers était passémaîtredans l’art de rester

impassible. Sa question était-elle innocente, ou était-il pressé d’aller prendre enfin son petit déjeuneravantqu’ilsoitl’heurededîner?Pourtant,cen’étaitpaslapremièrefois,loindelà,queJeredselevaiten milieu d’après-midi. Mais il était vrai que, jusqu’ici, il avait toujours dormi seul dans son lit.Bizarrement,ilsesentitrougir.Chalmerseutlabonneidéededétournerleregard.

—Jecroisquemafemmedortencore,Chalmers.—Trèsbien,monsieur.

Page 62: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

CommeJerednesavaitpastropquoiajouteràcela,ilseréfugiadanslesilence.Chalmersl’aidaàenfilersesbottes.—Combiend’oravais-tumisdanscecoffre,Chalmers?Jel’aitrouvédiablementlourdàporter.— J’y avais placé exactement la quantité que vousm’aviez ordonnée,monsieur.Mais, pour faire

bonnemesure,j’avaisajoutédanslefondquelquesbriquesenveloppéesdansdelamousseline.—Bienjoué.Adrianadûs’imaginerquenousavionsvoléletrésord’unroi.—Pardonnezmaquestion,monsieur,maisn’aurait-ilpasétéplussimpledeluidonnerdirectement

l’argent?Jeredtirasursesbottesetsereleva,pours’assurerqu’elleslechaussaientparfaitement.—Jenevoulaispasmepriverd’unebelleaventure.Allons,Chalmers,nemedispasquetudeviens

timoréavecl’âge!— Je n’avais pas informé les gardes, monsieur, puisque vous me l’aviez interdit. Vous auriez

vraimentpuvousfairetuer.Jereds’accordaundernierregarddanslaglace,avantdetournerlestalonsetdetapoterl’épaulede

sondomestique.—Maisjem’ensuissortisainetsauf.S’ilsavaientétéprévenus,celaauraitôtétoutlepimentde

l’histoire.N’es-tupasdemonavis?Ilpartitverslaporteetlançapar-dessussonépaule,avantdedisparaître:—Nem’attendspas,Chalmers.Jeneseraipasderetouravantlafindelanuit.

Chalmersentenditlaportedelachambres’ouvriretseretourna.LaduchessedeKittridges’encadra

sur le seuil. En l’espace de quelques jours, son apparence s’était métamorphosée. À son arrivée àLondres, la duchesse était parfaitement coiffée et portait une très jolie robe de soie ornée de rubans,sortie des ateliers de Mme Fouchard, l’une des couturières les plus en vue du moment. Sa joyeuseinnocence avait séduit Chalmers. La femme qui le regardait à présent – après avoir fixé la porte parlaquelleavaitdisparuleduc–semblaitavoirprisquelquesannées,demanièreinexplicable.Sacoiffureétaitdéfaite,l’oreilleravaitlaisséunemarquesursajoue,mais,surtout,c’étaitsonregardquichagrinaitChalmers.Ilydevinaitdelavulnérabilité,etmêmedelapeine.

Toutefois,silajeunefilleavaitdisparu,lafemmequiluiavaitsuccédén’étaitpasmoinscaptivante.Elles’étaitenrouléedansundrapquilacouvraitducoujusqu’auxpieds,maisChalmersdevinaitqu’elleétaitentièrementnuedessous.Iln’étaitpasaussivieuxqueleducsemblaitlecroire.

—Pourquoia-t-ilfaitcela?Chalmersentrepritderangerletire-botte.Ilsedemandaits’ilneseraitpasplusprudentdefeindre

d’ignorerlevéritablesensdesaquestion,cequiluiéviteraitd’avoiràselivreràcertainesconfidences.Maisilcommitl’erreurdejeterunautreregardendirectiondeladuchesse,etilselaissagagnerparlacompassion.

Aprèstout,ilpouvaitbienluirévélercequ’ilsavait.C’est-à-direpasgrand-chose.—Jel’ignore,VotreGrâce.—Pourquoiirait-ilvolersonpropreargent?—JecroisqueSaGrâceaimebraverlesinterdits.Voilà.Ilenavaitditassez.Ellen’obtiendraitriendeplusdesapart.Ellegardaitlesyeuxrivéssurlaporteparlaquelleleducs’étaitéclipsé.—Oùest-ilallé?—Jen’ensaisstrictementrien,VotreGrâce.—J’enconclusqu’ils’estrendudansquelquelieudedépravation,Chalmers.

Page 63: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ellen’ajoutariend’autreetrefermadoucementlaportederrièreelle.PourquoiChalmersavait-ill’étrangesentimentd’enavoirtropdit?Àmoinsquecenefûtelle,qui

n’enavaitpasrévéléassez?

Quelquelieudedépravation.Tessan’enrevenaitpasdesouffrirautant.Aprèstout,ellecommençaitàbienconnaîtresonmari.Il

n’avait plus rien à voir avec le jeune homme du tableau, qui regardait le monde en quête decompréhension, voire de compassion. Son mari était devenu un débauché qu’elle avait du mal àcomprendre.Unhommecapabled’abandonnersonépousequelquesheuresseulementaprèsleurmariage,capableaussides’exhiberavecsamaîtresse,oudevolersonpropreargentavecundédainamusépourledangerauquelils’exposaitinutilement.

Maispeut-être ressemblait-ildavantageàsonportraitqu’ellene lepensait.Un tableaun’avaitpasd’épaisseur,sinoncellede lapeintureétaléesursa toile.Seul l’artistecréait l’illusiondupersonnage.Jeredétaitsansdouteainsi:charmantensurface,maistotalementdépourvudeprofondeurhumaine.Peut-êtrenepossédait-ilaucunedesqualitésqueTessaadmiraitchezsonpèreouchezsonparrain.

La jeune femme s’assit auborddu lit – le lit de Jered– et contempla ledécor, troppeu familier,qui l’entourait. Les dimensions de la chambre l’impressionnaient encore.Avec le soir qui tombait, lapièce était lentement gagnéepar la pénombre, que dissipait à peine l’unique chandelier allumé, sur latabledechevet.Tessan’étaitpashabituéeàseleveraussitard,àuneheureoù,pourbeaucoup,lajournées’achevaitdéjà.Jeredsedélectait-ildevivrelanuitetdedormirlejour?

Làencore,l’attraitdel’interdit.Ou,dumoins,ledésirdes’affranchirdesrèglescommunes.Tessa s’était laissé entraîner dans son jeu.Elle avait bien failli ruiner sa réputation, cette nuit. Si

l’attaque de la diligence avait échoué, la bonne société l’aurait blâmée d’avoir accompagné sonmaridans cette entreprise, alors que les mêmes langues vipérines auraient discrètement chuchoté leuradmirationpourl’audacedeJered.

Encoreettoujoursl’attraitdel’interdit.Probablement sonmari était-il allé rendre visite à samaîtresse.Même après avoir fait trois fois

l’amour à sa femme et lui avoir murmuré des mots coquins à l’oreille, il avait éprouvé l’envie derejoindresamaîtresse.

Une femmemariée ne pouvait pas exiger de son époux qu’il soit fidèle,même si elle feignait decomptersurcettefidélité.Lesrèglesdelabonnesociétéétaienttrèsclaireslà-dessus.Tessanepouvaitpassepermettredesuivresonmaripourl’espionner:laréprobationauraitétéunanime.

Elle commençait à comprendre que sa vie serait désormais scandée par des épisodes propres àalimenter les ragots.C’était le prix à payer quand on était l’épouse de JeredMandeville.Tessa avaitvoulu être son amie. Or, les amis partageaient les mêmes intérêts, vivaient les mêmes aventures.Cependant,Tessan’avaitaucuneenviederevivrel’épopéedelaveille.Paspourtoutl’ordumonde!Lebruitdesdétonationsrésonnaitencoreàsesoreilles.

Mais,toutbienconsidéré,ilneluiparaissaitpasjusted’êtrelaseuleàfairedesconcessions.Elleserelevaetresserrasursesseinsledrapdanslequelelles’étaitenroulée.Puisellerouvritlaporte,passaàcôté de Chalmers en lui accordant à peine un hochement de tête et gagna la chambre d’amis qu’elleoccupaitprovisoirement,poursechanger.Aprèsquoi,elledemanderaitaucocherdelaconduirechezlamaîtressedeJered.Elleétaitbiendécidée,elleaussi,àbraverl’interdit.

Finalement,peut-êtreressemblait-elleplusàJeredqu’ellenelecroyait.

Page 64: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Chalmerss’adossaaumurpoursesoutenir.Probablementétait-ilvictimed’hallucinations.Ouilavaitmalentendu.Ilavaitdûabuserduvin,audîner.Oubienilavaitprisfroid–cequiluiarrivaitsouvent,lorsqu’ilsséjournaientàLondres.Entoutcas,ilavaitrêvé,d’unemanièreoud’uneautre.LaduchessedeKittridgenepouvaitpasvouloirfairecequ’elleavaitl’intentiondefaire.

Elle venait de demander aumajordome si, par hasard, il connaissait l’adresse de lamaîtresse duduc!Toutàtrac.Devantlesautresdomestiques,etsansplusdediplomatie.

Chalmersenvisageadedévalerl’escalierpourbloquerlaporte,oualorsdecrieràMichaelsdenerienrépondre.Maislepauvremajordomeétaitsisonnéparlarequêtedeladuchesse,commeunboxeurcueilli à froid, qu’il lui donna l’adresse sansmême réfléchir. Chalmers, horrifié, comprit qu’il ne luirestaitplusqu’unechoseàfaire:prévenirimmédiatement leduc.JeredMandevillerisquait fortd’êtrefurieux.Très,trèsfurieux,même.

Queldommage!Chalmerscommençaitàapprécier la jeuneduchesse.Mais,après l’épisodedecesoir,ceseraitladisgrâceassurée.ElleseraitrenvoyéeàKittridge,ilenétaitconvaincu.

Page 65: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

11

—C’estunpeufort,non?commentaTessa,avantd’avaleruneautregorgéedebrandy.Audébut, elle avait trouvé que c’était une bonne idée, dans le droit fil de cette soirée.Le thé ne

paraissaitguèreapproprié,quandonrendaitvisiteàlamaîtressedesonmari.Mais,aprèsréflexion,lebrandyétaitpeut-êtreunpeutroposé.Sonpalaislabrûlait.

La femmeassise en faced’elle la regardait avecune stupeurmêléede fascination.À l’arrivéedeTessa,elleavaitparuterrifiée.Parelle?C’étaitpeuprobable.Cependant,cetteidéeplaisaitbeaucoupàTessa.Effrayerunedemi-mondaine,voilàquiavaitdel’allure.

Évidemment, une épouse convenable ne fréquentait pas la maîtresse de son mari. Dans l’absolu,Tessan’étaitmêmepascenséeconnaîtrel’existencedecettefemme.

Sonrôleétaitderesterausecondplanetd’accorderàJeredtoutesleslibertésquiluiconvenaient,sans jamais lequestionner.En retour, les femmesde son rangétaient autoriséesàprendredesamants.Mais si l’hommequevousaimiez se trouvait êtreprécisémentvotremari ?Certes, celanedevaitpasarriversouvent.C’étaittrop«provincial».SaufquelesparentsdeTessaétaientlapreuvevivantequ’unmariagepouvait être parfaitement réussi.Était-ce donc si naïf de sa part d’espérer connaître lemêmesort?

Lamaîtresseenquestionétaitravissante–àconditiondefermerlesyeuxsursacoiffure.Sescheveuxétaient rassemblés sur le devant, comme pour former un nid. Était-ce le style de coiffure imposé auxmaîtresses ? En tout cas, sa toilette très déshabillée trahissait sa condition de séductrice.Mais Tessan’étaitpaselle-mêmeunmodèlededécence,avecledécolletéaudacieuxqu’ellearborait.

Lamaisonétaitdécoréedans le style français,maisà l’excès,avecuneprofusiondedraperiesdevelours, de coussins roses et pourpres disséminés un peu partout. Sans parler du parfum entêtant –presqueécœurant–quisaturait l’air.CommentJeredpouvait-ilsupporterunetelleatmosphère?Touslesducspayaient-ilspourdesemblablesnidsd’amour,ouJeredavait-ileulamalchancedetombersurunemaîtresseayantparticulièrementmauvaisgoût?Tessaavaitpresqueenviedepleurer,maiselleseretenait,biensûr.Leslarmesn’étaientqu’unemanifestationdefaiblesse.

Ellebutuneautregorgéedebrandy.L’alcoolcoulaitdéjàplusfacilementdanssagorge.Pourunpeu,elleseseraitreprochédenepasyavoirgoûtéplustôt.

—Cen’estpasvrai,voussavez.Tessaabandonnalacontemplationdesonverrepourreportersonattentionsursonhôtesse.—Qu’est-cequin’estpasvrai?—Quejefaistournoyerdespomponsavecmesseins.Savoix,bizarrement, n’avait plus riend’un ronronnement.Réservait-elle cet artifice à Jered?Au

naturel,savoixétaittropaiguëetirritaitlesoreilles.

Page 66: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—C’estbiendommage,réponditTessa.Jevousauraisdemandédem’apprendre.Lamaîtresseétaitmédusée.—Est-cevotrepremierséjouràLondres,VotreGrâce?—Non.J’aifaitdeuxsaisonsavantdememarier.Etvous?—Jesuisnéeici.—Oh,fitTessa.Commeellenevoyaitpasquoirépliqueràcela,ellepréférachangerdesujet.—Aimez-vouslethéâtre?—Commespectatriceoucommeactrice?—Parcequevousjouez?C’estfascinant.Jen’auraisjamaisespérérencontrerd’actrice.—J’ensuisconvaincue,ironisal’autre.Tessaauraitbienvouluconnaîtresonnom.Maisellesn’avaientpaseul’occasiond’êtreprésentées,

et son hôtesse n’avait pas daigné dévoiler son nom, quand une soubrette avait introduitTessa dans lesalon.Elles’étaitcontentéederegardersavisiteuse,deseservirunverredebrandyetdel’avalerd’untrait.Tessaavaitjugéappropriéderéclamerunverrepourelle-même.

—Chantez-vous?— Désirez-vous une représentation privée ? demanda la maîtresse, sans chercher à cacher son

amusement.Tessasecoualatête.Ellen’allaitpaspousserlagrossièretéjusque-là.Onneseproduisaitenpublic

quesionledésirait.Elle-mêmes’étaitdérobéeàplusieursdemandesdecegenreenprétextantunmaldegorge.Maissielleavaitconnulesmerveilleusespropriétésdubrandy,elles’enseraitimbibée,aupointdeneplussesoucierdechanterfaux.

Ellevoulutsecalercontreledossierdusofa,maislatêteluitourna,etellepréféraresterpenchéeenavant.

—VotreGrâce?—Mmm?—Voussentez-vousbien?Tessaagitaunemaindanslevide.—Parfaitementbien,merci.Ellebranditsonverredevantsesyeux,pourlecontempler.—Maisj’aiterminémonbrandy,ajouta-t-elle.—Jenepensepasqu’ilseraitraisonnabledevousresservir.—Non?Sonhôtessesecoualatête.—Tantmieux.Vousnedevezsurtoutpasêtregentilleavecmoi.—Jenedoispasêtregentilleavecvous?—Certainementpas.Sinon,jerisqueraisdevousapprécier.Or,j’aidécidéd’êtrevotreadversaire.—Vousavezdécidécela?—Oui.Etjesuisenmissiondereconnaissance.Pourapprendrevossecrets.Sonhôtessenesavaitmanifestementpassurquelpieddanser.—J’imaginequevousnevoudrezpasmelesdivulguer?Vousêtescertainequevousnefaitespas

tournerdepomponsavecvosseins?—VotreGrâce,jepensequ’ilseraitpréférablequevousrentriezchezvous.—Voilàquevousvousmontrezencoregentille.—Non.Seulementprudente.Sivotremaridécouvrequevousêtesici,ilserafurieux.

Page 67: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessasoupira.—C’est à croire que tout le monde se soucie du bonheur de Jered. Et pourtant, il n’a pas l’air

heureux.Avez-vousremarquéqu’ilrittrèsrarementetque,chaquefois,ilenparaîtlepremiersurpris?—Jenecroispasl’avoirjamaisentendurire,alorsjenepeuxpasvousdire.—Vousvoyez!—Votrevoiturevousattend-elle,VotreGrâce?Elleavaitparléd’unevoixfroide,quiévoquaàTessacelledeJered.—Oui.Maisj’aiditaucocherdesegarerplusloin.Voyez-vous,jepensaistrouverJeredici.—Ehbien,vouspouvezconstaterqu’iln’estpaslà.Tessaseleva.Latêteluitournadenouveau,etelleserassitbrutalement.—Vousn’allezpasêtremalade?—J’espèrebienquenon,réponditTessa,avantdes’écroulersurlescoussins.

Jeredgravitlesmarchesduperronquatreàquatre,plusfurieuxqu’ilnel’avaitjamaisétédesavie.

Rien,danssonsouvenir,nepouvaitégalerlaragequil’animaitencetinstant.La soubrette qui lui ouvrit était nouvelle,mais elle ne lui demanda ni son nomni la raison de sa

visite.Jeredluidemandaoùsetrouvaitsamaîtresse,etellesecontentadedésignerlaportedusalond’un

doigttremblant.Elleétaitbienaviséedesemontrerapeurée,carJeredétaitdécidémentd’unehumeurdechien.

Aumoins, voilà quelqu’unqui a l’instinct de survie, pensa-t-il, alors que la soubrette se cachaitderrièrelaportegrandeouverte.

Jeredseruadanslesalon.—J’imaginequejen’aipasbesoindeteprésentertafemme?luilançaPaulineavecunremarquable

aplomb,comptetenudufaitqu’elleneportaitqu’undéshabillé.Jeredsesentitsoudainmalàl’aise.Ilavaitdebonssouvenirsdecedéshabillé…—Tessa?appela-t-il,commes’ilavaitbesoinqu’ellehochelatêtepours’assurerquec’étaitbien

elle.Elleétaitassisedansunsofa,faceàPauline,lesmainsengoncéesdansunmanchondefourrurenoire

posé sur ses genoux, vêtue d’une robe rouge et blanc et d’un spencer rouge. Son chapeau, rougeégalement, était orné de plumes noires aumilieu desquelles s’apercevait un pinson jaune en peluche.Jeredcontemplal’oiseauavecunefascinationincrédule.

Sil’oiseauétaitjaune,safemme,enrevanche,étaitaussiblanchequelaneige.Etellenesemblaitpastenirdroitsursonsiège.

—D’abord, jen’aipasvouluycroire,dit-il.Jemerépétaisquec’était impossible.Quetun’étaispasassezfollepourfaireunechosepareille.

Envérité, ilavaitpensé,endécouvrant lemessagedeChalmers,qu’undesesamisavaitvoulu luifaireuneblague.

Maisnon.Sonépouses’étaitbeletbienrenduechezsamaîtresse.Incroyable!Lesfemmesétaientdécidémentimprévisibles.

Tessane répondit rien. Jered avait cruque sa seule apparition suffirait à la rendre toute penaude,maisils’étaitvisiblementtrompé.

Elleseleva,lissalesplisdesesjupes,redressasongrotesquepetitchapeauornithologiqueetinclinalatêteàl’intentiondePauline.

—Mercidem’avoirreçue,dit-elle.

Page 68: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Savoixétaitpâteuse.Etsesyeuxsemblaientéprouverdeladifficultéàaccommoder.—Queluias-tufaitboire?—Jeneluiairienfaitboire,répliquaPauline,glaciale.C’estellequiaréclamé.—Dubrandy,Jered,expliquaTessaavecungrandsourireradieux.Et,reportantsonattentionsurPauline,ellerépéta:—Merci.—Maisderien,VotreGrâce,réponditPauline,sanssesoucierdedissimulersonamusement.Cette

rencontrefuttrèsinstructive.EtellelançaàJered:—Tafemmeestuneenfantcharmante.Jered ouvrit et referma la bouche commeun poisson hors de l’eau.Tessa passa à côté de lui, lui

souritdenouveauetcontinuaverslasortie.Jeredlarattrapasurleperron.—Oùvas-tucommeça?Il était conscient d’avoir posé sa question beaucoup trop fort,mais le comportement erratique de

Tessaluifournissaituneexcusetoutetrouvée.La jeune femme se retourna pour le regarder. Le plus incroyable, c’était qu’elle paraissait

parfaitement innocente, avec son petit sourire sincère. Ses mains disparaissaient toujours dans sonmanchon ridicule – il était à peuprès aussi largequ’elle.Et cependant, c’était une femmeaccomplie,grandepoursonsexe,etdontlatoiletteépousaitlesformesgénéreuses.

Jeredsentitsessenss’embraserets’enirrita.—Tuesivre,n’est-cepas?Elleclignalesyeux.—C’estbienpossible.Jeredinspiraunegrandegouléed’airfraispoursecalmer.Etilréitéral’opération,carsapremière

inspirationn’avaitpassuffiàéteindresacolère.—Cen’estpasdésagréable,commeimpression,ajouta-t-elle.Jecomprendsàprésentpourquoimes

frèresaimentboire.Là-dessus,elleentrepritdedescendreleperrond’unedémarchequelquepeuprécaire.Lavoiture–la

voituredeJered–étaitgaréeaucoindelarue.Lecocher–soncocher–étaitassissursabanquette,ledosraide.Leregardfixédroitdevantlui,ilnesemblaitprêteraucuneattentionàcequisepassaitautourdelui.PourquoiJeredn’avait-ilpasremarquésaprésenceenarrivant?

—Quelétaitdonctonbutenvenantici?Bonsang,Tessa,j’entendsquetumerépondes!Levaletavaitsautédesonmarchepied,àl’arrièreduvéhicule,dansl’intentiond’ouvrirlaportière

pourladuchesse.Mais,voyantl’expressiondeJered,ils’empressaderetourneràsaplace.La jeune femme saisit elle-même la poignée. Jeredplaqua sa paume sur la portière, qu’il referma

d’uncoupsec.—Tun’irasnulleparttantquejen’auraipasobtenuderéponse,Tessa.—Tiens-tuvraimentàcequenousayonscettediscussiondanslarue,Jered?Ellesouriaittoujours,maissonsouriren’avaitplusriendeplaisant.—Nousdiscuteronsoùbonmesemblera,Tessa.Lajeunefemmeseraidit.Sonmanchondressaitentreeuxunebarrièredefourrure.—Trèsbien,Jered.Jepensaisquetuétaisallélarejoindre.Maréponsetesatisfait-elle?—Celanemeditpaspourquoituesvenue.Tuvoulaistebattreavecelleàmonsujet?Elleseretournapourouvrirlaportière.Cettefois,Jerednel’enempêchapas.

Page 69: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Crois-tuquetuenvailleslapeine?répliqua-t-elleavecunautresourire,avantdemonterdanslevéhicule.Jet’auraisbienoffertdeteraccompagneràlamaison,Jered,maisjenemesenspasdansmonassiette.Jecrainsfortdevomirenroute.

Et,surcesmots,elleluiclaqualaportièreaunez.

—Tuasbienfait,Chalmers,ditJered,quiregardaitfixementparlafenêtredesachambre.—Merci,monsieur.Êtes-vousarrivéàtempspouréviterunescènedéplaisante?— Si tu considères comme déplaisante une rencontre entre mon épouse et ma maîtresse,

malheureusementnon.Maisj’imaginequeçaauraitpuêtrepire.Quoiquejenevoiepasbiencomment.—Vousauriezpunepasvoustrouverlàoùj’aitentédevousjoindre,monsieur.Jeredrisquaunregardpar-dessussonépaule,pours’assurerqueChalmersneplaisantaitpas.—Àcombiend’autresendroitslevalets’est-ilrenduavantdemetrouver?—Seulementdeux,monsieur.Jeluiavaisdonnéunelisted’adressespossiblesenmebasantsurvos

établissementspréférés.—Suis-jedoncsiprévisiblequecela,Chalmers?—Pasdutout,monsieur.Son valet récupéra la veste que Jered avait jetée sur une chaise et entreprit de la brosser

énergiquement.—Etcommentmafemmea-t-elleobtenul’adressedePauline,Chalmers?Chalmersluiréponditd’unregardoffensé.—Certainementpasparmoi,monsieur.—Maisjesuissûrquetuconnaislecoupable.—J’aiprisdesdispositionspourqu’ilsoitpuni,monsieur.—Sijecomprendsbien,tumeconseillesdenepasm’enmêler,c’estbiença?Chalmerspritsonairleplusdigne.—Jepense,monsieur,quevousdevriezconcentrervoseffortsdans lesdomainesoùvouspouvez

avoiruneréelleinfluence.—End’autrestermes,masituationconjugale?C’estdrôle,tumerappellesmononcle,quandtume

sermonnesainsi.—Jevousendemandepardon,monsieur,réponditChalmers,toutenserengorgeant.Voulez-vousque

jevouspréparevotrecostumenoir?Jered regardadenouveaupar la fenêtre. Il était àpeineminuit, et ilne se sentaitpas lemoinsdu

mondefatigué,d’autantqu’ils’étaitlevéenfind’après-midi.Aucunhédonistedignedecenomn’allaitaulitsitôt.

— Non, Chalmers, répondit-il pourtant. Je ne pense pas que je ressortirai ce soir. Je suis de simauvaisehumeurquejerisqueraisd’étranglerquelqu’unoudel’insulter,etdemeretrouveràmebattreendueldemainmatin.

—Commevousvoudrez,monsieur.Jeredseretournaverssonvalet.—Jesupposequejenet’aipasassezremercié,Chalmers.Sonvaletesquissaunsourire.C’étaitdoncqu’ilétaitsatisfait.—Voulez-vousquejevousmonteunecollation,monsieur?—Non,Chalmers.Jen’aipassommeil,maisjen’aipasfaimnonplus.Dumoinsn’avait-ilpasfaimdecequipourraitvenirdescuisines.

Page 70: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

12

—Tuneveuxvraimentpasvenir?insistaunedernièrefoisAdrian.Tapetiteduchesset’aurait-elleàcepointdomestiqué?

—Jesuisconvaincuquetun’aspasbesoindemaprésencepourperdretout tonargentauxcartes,Adrian.

—J’aientenduparlerd’unnouveauclubquipourraitt’intéresser,Jered.L’atmosphèreyestunpeudifférentedeceuxquetufréquenteshabituellement.Jemesuislaissédirequ’onycravachaitlesfemmeslesplusrécalcitrantes.Tun’aspasenvied’essayer?

Jered se contenta de sourire, et son ami se décida à le quitter. C’étaitmieux ainsi : ces dernierstemps,Jeredsupportaitdemoinsenmoinslacompagnied’Adrian.

Ils’adossaàunpilierpourcontemplerlafouledesinvités.Unpeuplustôt,ilavaitaperçulesAstley,qu’ilavaitréussiàéviterentournantsimplement la tête.Helenanel’avaitpasencorevu,maisellenetarderaitsansdoutepasàlerepérer.

LadernièrefoisqueJeredavaitassistéàunbalmasqué,c’étaitpouryescorterPaulineet la faireparaderàsonbras.Ill’avaitprésentéeàplusieursfemmesdehautrang,quiseseraientétrangléessiellesavaient su qu’elles parlaient à une courtisane. En revanche, Jered avait suspecté plusieurs hommesd’avoir deviné l’identité de sa compagne.Mais Pauline et lui s’étaient éclipsés avant que chacun sedémasque.

Jered ne détestait pas le monde dans lequel il était né. Simplement, il n’y accordait pas plusd’importancequecela.Enfait,peudechosesl’intéressaientréellement.

D’ailleurs, il s’étonnait lui-même de s’être rendu à ce bal. Peut-être était-il tout bonnement venuparceque,justement,personnenes’attendaitàsaprésence.

Cequinel’empêchaitpasdes’ennuyerfermedepuissonarrivée.Iln’aimaitpassecostumeretportaitsimplementundominoetunmasquequiluicouvraitlamoitiédu

visage.Lesbalsmasquésprésentaient toutdemêmeunavantage,àsesyeux :onne luidonnaitpasdu«VôtreGrâce» à longueurde soirée.Nonque son titre lui répugnât– et encoremoins la fortunequil’accompagnait–,maisl’anonymatprocuréparcegenredeballuioffraitunrépitbienvenu.

Jeredrepritsadéambulation,quittantlesalondesjeuxdecartespourlasalledebal,oùilsefaufilaàl’écartdesdanseurs.Cenefutqu’unpeuavantminuitqu’ilcompritpourquoiilsedéplaçaitainsi,sansbutprécis.

Ilattendaitsafemme.Jeredétaitconvaincuqu’ellefiniraitpartrouverl’adressedecetteréception,bienqu’ilaitfermement

interditàsesdomestiquesd’informerladuchessedesonprogrammepourlasoirée.

Page 71: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessaavaitbeaucoupdechancequ’ilnel’aitpasexiléeàKittridge,après l’épisodedesavisiteàPauline.Mais il avaitdécidéde luiaccorder lebénéficede l’innocence.De touteévidence, sa femmen’avait pas compris qu’il ne tolérait aucune insolence, de qui que ce soit. Il s’étonnait, cependant, del’avoirgardéeauprèsdeluiaulieudelarenvoyeràlacampagne.Pourlapunir,ils’étaittoutdemêmeabstenu, depuis ce soir-là, de la rejoindre dans sa chambre. Mais Tessa n’était jamais loin de sespensées.Safraîcheuretsasensualitél’obsédaient.

Iln’auraitpasdûsemarier,encoremoinsavecunetellefemme.Tessapossédaitledondeluifairecroirequ’elle saurait lui révéler tous les secretsque les femmescachaientdepuis leurnaissance.Unefois, il s’était surpris, comme un idiot enamouré, à contempler la façon dont elle respirait dans sonsommeil.

Jereds’étaitmariépouravoirdeshéritiers,etriendeplus.Maissonépouseavaitapportésajoiedevivre,sesriresetsessouriresdanslacorbeilledemariage.Ilavaiteuraisondeprendrelafuiteaussitôtaprèsluiavoirravisavirginité.L’expérienceavaitététropintense.Jeredsesouvenaitencoreavecacuitédumoment où il l’avait pénétrée pour la première fois, lui causant une douleur inévitable, qu’elle luiavaitpourtantimmédiatementpardonnéeenl’embrassantavecungrandsourire.Ilavaitjouienelleavecunetelleviolencequesoncrideplaisiravaitpresquefaittournerlatêteàlastatuequisedressaitdansuncoindelachambre.

«Toutpasse,toutcasse,toutlasse»,disaitleproverbefrançais.Avecraison.Jeredn’avaitqu’unechose à faire : patienter. Attendre que l’attrait de la nouveauté pâlisse. Il pourrait alors reprendretranquillementsavied’avant,sibienréglée.

—Tamèreestmontée se reposerdans le salon réservéauxdames, annonça sonpèreàTessa.Tupourraispeut-êtreprofiterdecequ’ellenet’apasencorevuepourtecouvrirunpeuplus,machérie.

Lajeunefemmesejetaaucoudesonpèrepourl’embrasser,avecunenthousiasmequidutchoquerlesinvitésautourd’eux.

—C’estaffreux,n’est-cepas?J’avaispourtantdonnédesinstructionsprécisesàlacouturière,maislerésultatressembleàundrapdelit.

Soncostumeseréduisaitàunlédesoie,accrochéàl’unedesesépaulesetretombantjusqu’ausol,avec de vagues broderies – des feuilles de laurier, avait assuré la couturière – sur ses bords. Pourcompléter sa tenue de déesse grecque,Tessa portait une ceinture dorée à la taille et une couronne defeuillesdelaurierdoréesdanslescheveux.Sonvisageétaitcachéparunmasquedeplumesblanches–uneentorseàlavéritéhistorique:Tessaétaitàpeuprèscertainequepersonne,danslaGrèceantique,n’avaitjamaisarborédeplumes.

—Unemoitiédedrap,corrigeaGregory,quidétournaitpudiquementleregardpournepasavoirsouslesyeuxl’anatomieàpeinevoiléedesafille.

— Je vais feindre d’avoir été contaminée par l’insouciance desMandeville.De cettemanière, jedevraispouvoirsurvivresocialementàcettesoirée,malgrémonhorriblecostume.

—Crois-tuquetupourrasdonnerlechangeàtamère?Tessa s’obligeaà sourirecourageusement.En réalité, elle redoutait ce face-à-face, et elleespérait

bienavoirquittélebalavantquesamèreneréapparaisse.—Commentest-elle?—Irritée.Elleattenddésespérémentquetuluirendesvisite.—J’aiprévud’allerlavoirdemain.—Jecomptesurtoipournepasdifférer.Tuconnaistamère.Tessahochalatête.

Page 72: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Sonpèreportaitunetuniqued’unrougeéclatantetunesortedejupettequiluiarrivaitàmi-cuisses.Unentrelacsdelanièresdecuirrecouvraitenpartiesatunique.

—Jepensequevousêtesmalplacépourcritiquermoncostume,ajouta-t-elle.Levôtreestatroce.Qu’êtes-voussupposéincarner?

—Uncenturionromain.—Vousn’avezpasfroidauxgenoux?—Unpeu.Maisc’étaitlemoinsaffreuxdesdéguisementsqu’onm’aprésentés.Tessasecoualatête.Lepèreetlafilleéchangèrentunregardconsterné.—Avez-vousvuJered?Gregoryhochalatêteetpointadudoigtl’extrémitéopposéedelapièce.—Jecroisqu’ilsecachequelquepartparlà.J’imaginequ’ilessaied’évitertamère.Tessasourit,amusée.Apparemment,marietfemmepoursuivaientlemêmeobjectif.Lajeunefemmeembrassasonpèresurlajoue.—Tuvastecacher,toiaussi?demandaGregory.—Oui,confessaTessa.

—Chercherais-tuquelqu’un?Tessaseretourna.Ilétaitlà,adosséàunpilier,toutdenoirvêtu,levisageàmoitiédissimuléparun

masquequirévélaittoutdesesyeux.IldétaillaTessa,delacouronnedelauriersquiluiceignaitlatêtejusqu’auxsandalesquichaussaientsespieds,avecunsourireironique.

—Quies-tucenséeêtre?Dianechasseresse?Artémis?—Clytemnestre,lafilledeLédaetdeTyndare,l’époused’Agamemnon.Ilsouritencore.—Voilàuneinspirationbiensanguinaire.Si j’aibonnemémoire,Clytemnestreatuésonmariavec

l’aidedesonamant.—Oui,maisparcequ’ilavaitsacrifiéleurfille,Iphigénie,pourpouvoirallerguerroyeràTroie.—Commentm’as-tutrouvé?—Cen’était pasbiendifficile.Les réceptions se font rares.Laplupart des aristocrates sont déjà

partisàlacampagne.—Ettuasdécidédetedonnerenspectacleàceuxquirestent?—J’essaiesincèrementd’êtretonamie,Jered,maistunemefacilitespaslatâche.Ilparutsurpris,avantdesourireencore.—Jen’aipasbesoind’amis,Tessa.—Aucontraire,Jered.Àenjugerparlesgensavecquitut’acoquines,jecroisaucontrairequetuas

désespérémentbesoindevraisamis.—Ettut’esportéevolontairepourmeramenerdansledroitchemin.Queldévouement!—Jesuisprêteàbeaucoupdechoses,Jered.Ycomprisàdevenirtamaîtresse.Lerôlenemesemble

passicompliquéquecela.Aprèstout,cen’estqu’uneaffaired’expérience.Etdebonnevolonté.—Cen’estpasaussisimplequevouslecroyez,duchesse,intervintAdrian.Vousdevriezcommencer

parnégocier.Réclamerunemaisonetunattelage.Tenterdesavoircombienilestprêtàdépenserpourvous.Nebradezpascequevouspouvezvendreauprixfort.

Tessa ne l’avait pas vu arriver. Sa crinière blonde brillait pourtant à la lumière des centaines dechandelles.Sonregardbleuglacierpétillait,maissonamusementnedevaitrienauplaisird’unbonmot.Adrianriaittoujoursauxdépensdesautres.

IlsetournaversJered.

Page 73: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

— Es-tu certain de ne pas vouloir essayer la cravache, Jered ? J’ai le sentiment que ta petiteduchesseauraitbienbesoind’êtrematée.

—Jenevousappréciedéfinitivementpas,luilançaTessa.Jesaisquec’estgrossierdemapart,maisj’éprouvelanécessitéd’êtrehonnête.

Aumêmeinstant,l’orchestresetut,pourlaisserleviolonisteexécuterunsolo.—Vousparlezsansdouted’expérience,monsieur,repritTessaàl’adressed’Adrian,maissachezque

monmariexcellesibienaulitquecesontlesfemmesquidevraientlepayer!Sansdouteavait-elleparlé tropfort,maintenantqu’iln’yavaitplusquelamusiqueduviolonpour

résonnerdans la pièce, car les autres conversations cessèrent subitement.Quelques têtes se tournèrentfurtivementdansleurdirection.Lesverresnes’entrechoquaientplus.Leschandellesnecrachotaientplus.Mêmelapetitebrisequisoufflaitparlesportes-fenêtresgrandesouvertess’étaitfigée.

Dumoins Tessa éprouva-t-elle tout à coup un sentiment d’absolue immobilité. Son cœur semit àbattreàtoutrompredanssapoitrine,etellesentitsesjouesdevenirbrûlantes.

Sidépravéqu’ilfût,Jeredn’avaitencorejamaisprovoquéunetellestupéfaction.Ilfallaitdire,aussi,qu’ilsemontraitrarementaussidirectquesonépouse.Etlaplupartdesesexploitss’étaientdéroulésendehorsdelabonnesociété.

Il s’écarta du pilier contre lequel il était adossé et s’efforça de prendre un air irrité. Tessa neréfléchissait-elledoncjamaisavantdeparler?Etcommentosait-elleproposerd’êtresamaîtresse?

Adrianleregardaitavecuntelsourirequ’ilsesentitrougiràsontour.—J’aipeurquetapetiteduchessenesefassedesillusions,Jered,ditsonami.Dois-jeluidonnerla

listedetouteslesmaîtressesquetuaseues?Puisilajoutadansunmurmure:—Etmentionnercellesquetuaspartagées?—Sept,ditTessa,etaussitôtJeredposasonregardsurelle.Elle souriait tranquillement, comme si cela lui était égal que tous les autres invités l’observent et

rapportentsesproposàceuxquin’avaientpaspulesentendre.—Je trouvemoi-mêmequec’estunbiengroschiffre, reprit-elle. J’espèrequ’ilnes’expliquepas

parce que tu te fatiguais d’elles, Jered ? J’ai toujours pensé que quelqu’un qui s’ennuyait trop vitemanquaitdecaractère.

Quelqu’unéclataderire,maisilfutprestementréduitausilence.Jeredcompritqu’ildevaitfairesortirsonépoused’iciauplusvite.Il prit Tessa par le bras et l’entraîna, un peu rudement, vers la porte d’entrée. Ce faisant, il eut

l’impressionqu’unedouzainedemaris,aumoins,soupiraientdesoulagement.—Jered.Iln’avaitaucuneenviedeluirépondrepourl’instant,sinonpourluiordonnerdesetaire.Mais,de

toutefaçon,ellenel’auraitpasécouté.—Oùallons-nous?—N’importeoù.Maisloind’ici.— Te rends-tu compte, Jered, que tu me sors toujours d’un endroit, mais que tu m’accompagnes

rarementquelquepart?Ilfronçalessourcils,maiscelanesuffitpasàlafairetaire.—Pourrais-tum’expliquerpourquoi?insista-t-elle.Jereds’immobilisasur leperron.Ilétaitassailliparundéluged’émotionsquinepouvaientpasse

résumeràlacolère.Maiscelle-ciétaitassezforte,cependant,pourqu’ilsecouelajeunefemmeparles

Page 74: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

épaules.—Peut-êtreparcequetut’ingéniesàallerlàoùtunedevraispasterendre,Tessa.Jepensequeje

n’aipasbesoindeterappelercesendroits?Aucuneépouseconvenablenes’yaventurerait.Elle rougit. Son expression, tout à coup, était presque tropvirginale pour correspondre à la jeune

femmequiavaitgémideplaisirdanssesbras.—C’esttrèsinjustedetapartdecritiquermoncomportemententantqu’épouse,alorsquetunet’es

pasvraimentconduitenmariirréprochable,Jered.—Sij’avaisétéàtaplace,jemeseraismontrébeaucouppluscirconspect.—Eh bien, échangeons nos places ! proposa-t-elle, retrouvant le sourire. Je ferais sans doute un

meilleurmariquetoi.Et,prenantunairautoritaire,ellelança:—Femme,aide-moiàôtermesbottes!Jeredfaillitbienéclaterderire.Ilseretintàtemps.—Tesparentsauraientdûtecoudreleslèvresàtanaissance.Elleluiretournaunregarddepureséductrice–unpeutropappuyé,sil’onconsidéraitqueplusieurs

invitéslesobservaientdepuislevestibule.Jeredpoussasonépouseàl’intérieurdelavoiture,montaàsasuiteetcriasesinstructionsaucocher,

avantderéaliserquetouslesinvitésmassésprèsdelaported’entréeavaientpuentendrel’adressequ’ilavait donnée. Son impulsivité venait de ternir leur réputation à tous les deux. À moins qu’il ne sereprenneetn’ordonneaucocherdefairedemi-tourpourdéposersafemmelàoùétaitsaplace.C’est-à-direàlamaison,pourylireunromanouselivreràdestravauxd’aiguille,commebroderdesarmoiriessuruncoussinoulesinitialesdesonmarisurl’unedeseschemises.Desoccupationsd’épouse.

—As-tulanausée?Iln’auraitpasétésurprisqu’elleluirépondepositivement,mêmesielleluiavaitassurén’éprouver

aucunmalaisedansdesvoituresfermées.—Jevaistrèsbien,merci.Quellepolitesse.Quelle retenue.Toutàcoup,elle secomportaitenépousemodèle.Cequi irritait

encoreplusJered.Cefutsansdoutepourcelaqu’iln’ordonnapasaucocherdechangerdedirection.Jered était conscient de se livrer à un caprice, mais c’était plus fort que lui – même s’il savait

égalementquecen’étaitpasconvenable.Unmaridelabonnesociétén’emmenaitpassonépouselàoùilsallaient.Celanes’étaitprobablementjamaisfait.

Jered s’adossa à la banquette et observa sa femme à la lumière de la petite lanterne qui éclairaitl’habitacle.Ilsedemandaitsilavisitequ’ilss’apprêtaientàfaire ladéciderait, finalement,àretournervivre à la campagne. Il était grand tempsqu’elle comprennequ’il était le ducdeKittridge et qu’il nel’avaitépouséequeparapathie–etpeut-êtreunpeuparsympathie.Quoiqu’ilensoit,cen’étaitenaucuncasunmariaged’amour.JeredneluiavaitpasoffertsoncœurenluiremettantlesclésdeKittridge.Etl’alliancequ’elleportaitaudoigtnelarendaitenriensupérieureauxautresfemmesdesaconnaissance.Tessaétait làpourluidonnerdeshéritiers,paspourcritiquersesamisni lafaçondont iloccupaitsesjournées.

Quandelleauraitenfincomprisoùétaitsaplace,ilspourraientconvenird’unmodusvivendi.

Page 75: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

13

L’immeubledevantlequelleurvoitures’étaitarrêtéen’avaitriendeparticulièrementattirant.C’étaituneconstructionenbriquesàdeuxétages,àlaportepeinteennoir.L’impostequidiffusaitdanslarueunelumièrejaunefiltrait,lejour,lesrayonsdusoleil,quandlaplupartdesoccupantsdelamaisondormaient.Lanuit, ilyavait très souventde lamusique :unquatuor jouait sur lagalerie surplombant lepremierétage.Malgré l’anonymat de la façade, l’endroit avait quelque chose de raffiné. Il était, disait-on, lapropriété d’un groupe d’aristocrates fortunés, en quête de chair fraîche ou simplement d’un peud’amusementauxtablesdejeu.

Jerednefiguraitpasaunombredespropriétaires,maisilauraitputouslesnommer.Ilavaitjouéauxcartes avec la plupart d’entre eux et même perdu une petite fortune au profit de l’un d’eux. Uneplaisanterie courait d’ailleurs à ce sujet : Jered était considéré comme chez lui au premier étage, carl’argentqu’ilavaitperduaurez-de-chausséeavaitpermisdemeublerdouzechambres.

La bâtisse possédait un nomqui en disait plus long que sa terne façade.Les premiers temps, ellen’avait été connue que par son adresse, le 3606, Tattersall Lane. Mais sa réputation lui avait valufinalementuneautreappellation:LePalaisdesPlaisirs.

Le Palais possédait vingt-huit chambres. Chacune était dédiée à un vice particulier, mais toutesavaientpourobjectifdecontenterleursutilisateurs.Deuxconditionssuffisaientpourêtreadmisparmilesmembresduclub:posséderuntitredenoblesseetverserunecotisationastronomique.Lesinvitésétaientgénéralementdécouragés.Aussi leducdeKittridgedut-il faire jouersesrelationsetgraisserplusieurspattespourquesonépousepuisseentreraveclui.

Au Palais des Plaisirs, le maître mot était la discrétion. C’est pourquoi les membres étaientencouragés à prendre rendez-vous. Cependant, le personnel était toujours disposé à se plier à touterequêteinopinée,commecellequeformulaleducdeKittridge.Personnenehaussalessourcilsnin’émitlemoindrecommentaire.Lesemployésétaientgénéreusementpayés,enéchangedequoionexigeaitd’euxsilenceetloyauté.

Unvaletlesconduisitdansunpetitcabinetàl’étageets’éclipsaaussitôtenfermantlaportederrièrelui.Jeredtâtonnaalorssurlequatrièmepanneaudelambris,ainsiqu’onleluiavaitexpliqué.Iln’avaitencorejamaispratiquécequ’ils’apprêtaitàfaire,etlanouveautél’excitait.SansparlerdelaréactiondeTessa.Safemmen’avaitpasprononcéunmotdepuisleurarrivée,maiselleregardaittoutcequis’offraitàsavueavecdesyeuxécarquillés.

Elle restamuette,même quand Jered trouva lemécanisme qui déclenchait l’ouverture du panneausecret.Avantdetirersurcelui-ci,ilrevintverslajeunefemmeetchercha,danssachevelure,lesépinglesquiretenaientsonridiculemasqueornédeplumes.

—Quefais-tu?

Page 76: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Bizarrement, elle avait chuchoté sa question, comme si elle avait deviné que leur présence devaitresterinsoupçonnéedesautresoccupantsdeslieux.Detoutefaçon,lepersonnelavaitassuréàJeredquele corridor était parfaitement insonorisé. «Votre compagne pourra crier, personne ne l’entendra », luiavait-onmêmeprécisé.Criera-t-elle? Jered,hésitant, immobilisaquelques instants sesdoigtsdans lacheveluredeTessa,avantdereprendresesrecherches.

—Jetedébarrassedetonmasque,Tessa.Ilvategêner.Il trouvaladernièreépingle, laretira,puisôta lemasque,qu’il jetasurunetable.Ilatterritsurun

vasedeChineblancetbleuetrestaainsiperchéenl’air,pendantàmoitiédanslevide,sesplumestoutestremblotantes.

Elleneposepasdequestions.C’estdoncqu’elleacompris?Bah.Ilnetarderaitpasàêtrefixé.Jeredretournaverslepanneaudeboiserie,qu’ilouvritengrand,révélantlecorridordérobé,avant

detendrelamainàTessa:—Pardonnemagrossièreté,maisilestpréférablequejepasseenpremier.Ilfaitnoir,ettupourrais

teperdre.Lajeunefemmecontemplalonguementsamain,sansréagir.SonattitudeévoquaitàJeredcelled’un

faonquisesaitprisaupiègemaisesttropparalyséparlapeurpours’enfuir.Finalement,ellepritsamain.Toujourssansunmot.

JeredrefermasesdoigtssurceuxdeTessaetl’entraînadanslecorridor.Laporteserefermaderrièreeux.—N’aiepaspeur,dit-il.Avait-ildevinésanervosité?Entendait-ilsoncœurbattreàtoutrompredanssapoitrine?L’attraitdel’interdit.Etcetendroitsymbolisaitplusquetoutautrel’interdit.Tessaétaitjeunemariéeetencoretrèsinnocente,maiselleavaitvécudeuxsaisonslondoniennes,et

elle n’était pas stupide. Les rumeurs sur les endroits tels que celui-ci se colportaient avec desmineshorrifiées et juste assez de vertueuse désapprobation pour laisser comprendre que la personne qui enparlaitn’étaitpasdutoutaussifascinéequ’onauraitpulepenser.MaisTessaétaitfascinéeet terrifiée.Et,plusencore,impatientededécouvrircequil’attendait.

Le corridor était sombre comme une nuit sans lune. Et même plus sombre encore, car il y avaittoujours quelque part une lanterne qui donnait une épaisseur à la nuit et un contour aux objets. Ici,l’obscurité était si totale que la jeune femmehésitait à avancer,malgré lamain de Jered qui tenait lasienne.

—N’aiepaspeur,répéta-t-il.Mais son ton semblait, au contraire, encourager Tessa à l’appréhension. Comme s’il voulait la

convaincrequ’ellen’étaitniassezaventureuseniassezaudacieusepourluiservirdepartenaire.Quelleauraitétésaréactionsielleluiavaitavouéque,certes,elleavaitpeur,maisqu’elleéprouvaitsurtoutunegrandeexcitationàl’idéedevivrecettenouvelleexpérience?

Jered tira légèrement sur sa main et, cette fois, Tessa s’engagea dans le corridor. Ses piedsrencontrèrentuntapissiépaisqu’ilsemblaitvouloirlesavaler.Auboutdequelquespas,Jereds’arrêta.Tessaentenditquelquechosecoulisseret,soudain,unelumièreperçal’obscurité.Uneouverture,surleurgauche,leurpermettaitd’espionnerl’intérieurd’unechambreéclairéeàlabougie.

Jeredjetaunbrefcoupd’œilparl’ouverture,avantderefermerlepanneaucoulissant.Pasassezvite,cependant.Tessaavaiteuletempsdesurprendresagrimacededégoût.Lacuriositédelajeunefemme

Page 77: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

était telle qu’elle tendit la main, décidée à rouvrir le panneau pour savoir ce que Jered trouvait sirépugnant.

—Non,Tessa,dit-il,devinantsonintentionmalgrél’obscurité.Etlà,sontonétaitsansappel.TessalaissaretombersamainetsuivitJered,quiavaitreprissoncheminensilence.Sonmaris’arrêtadenouveau,maisauboutd’unsilongmomentqueTessaeutl’impressiond’avoir

traversépresquetoutelamaison.Puisilfitcoulisserunautrepanneau.Leraidelumièrequifiltraéclairasonvisageetlepetitsourirequiflottaitsurseslèvres.

—Regarde,Tessa,dit-il,l’enlaçantpourlarapprocherdelui.Etilajoutaàsonoreille:—Tuvasdécouvrircequelaplupartdesépousesignorenttouteleurvie.La jeune femme s’attendait plus oumoins à cela et s’y était préparée, sachant qu’elle serait soit

gênée,soithorrifiée,parcequ’elleverrait.Maiselleavaitdécidéqu’ellen’enrévéleraitrienàJered.Ellelelaisseraitluimontrertoutcequ’ildésirait,sanspleurerniréclamerencriantqu’illaramèneàlamaison.Elleresteraitstoïquejusqu’aubout.

Sabelledéterminationnerésistapaslongtempsàl’épreuvedufeu.Lachambre,éclairéeparplusieursbougies,luirappelaitcelledesanuitdenoces.Lemobilierlui-

même était semblable, notamment le lit à baldaquin drapéde velours.Un tapis d’Orient recouvrait enpartie le plancher. Les restes d’un repas s’apercevaient sur une table couverte d’argenterie, de finevaisselleetdeverresencristal.Legrandfeuquibrûlaitdansl’âtreauraitsuffi,àluiseul,àilluminerlapièce,maisc’était la lumièredansantedesbougiesquibaignait lecoupleprésentdans lapièce. Ils sefaisaientface,tousdeuxnusetparfaitementfigés,commes’illeurétaitinterditdesetoucher.Ilsn’étaientpourtantséparésquedequelquescentimètres,maisleurraideurévoquaitcelledesstatues.

JeredremontasesmainslelongdutorsedeTessa.Lajeunefemme,surprise,tressaillit.L’immobilitédelascènesemblaits’êtrecommuniquéeàelle.

Cette fois,elleétaitvraiment tentéede luidemanderde la ramenerà lamaison.Observerainsiuncoupledanssanuditéavaitquelquechosedeparfaitementchoquant.Cependant,lespectaclen’avaitriend’obscène.Aucontraire:ils’endégageaituneétonnanteimpressiondepuretéetdebeauté.

Tessaneputseretenirdejeterunnouveaucoupd’œilpar l’ouverture.Lafemme,avecunsourire,rejetasescheveuxenarrière.Sonmouvementdécouvritsesseins,maisellen’eutaucungestepour lescacherauregarddesoncompagnon.Ellesemblaitn’éprouveraucunehonteàsemontrerainsinuedevantlui. Elle était visiblement plus âgée que lui : probablement était-il encore étudiant, à en juger par lajeunessedesestraits.Maisilneparaissaitpassesoucierdecettedifférenced’âge.Iltendaitmaintenantlesmainsverselle,commeunaffaméfaceàunfestin.

JeredcaressalesseinsdeTessaavecsespouces.Lajeunefemmesemorditleslèvrespournepasgémirdeplaisir.

—Elleval’initier,Tessa,dit-il,sansautreprécision.Et ce fut exactement ce qui se passa.Le jeunehomme, dans la chambre, approcha timidement une

maindel’undesseinsdelafemme.Lafemmelasaisitets’enservitpoursecaresserjusqu’àcequesonmamelondurcisse.

LespoucesdeJeredcaressaientpareillement les seinsdeTessaà travers le tissudesoncostume.Àunmoment,ilplaqualajeunefemmecontrelemur,pourqu’elleseretrouveprisonnièredesoncorps.Elleseraiditlégèrement,avantdes’abandonneràsaforce.Cependant,iln’enprofitapaspourpoussersonavantage.Maiselledevinait,àsarespirationsaccadée,qu’ilétaitaussiexcitéqu’elleparlascènequisejouaitdel’autrecôtédumur.

Page 78: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Elleauraitpufermerlesyeux,ignorerlescaressesdeJered.Unetelleattitudeluiauraitsansdoutepermisd’affronterplusfacilementl’après–quandilssortiraientdececorridor.Maisellegardalesyeuxgrands ouverts. Sa curiosité l’emportait sur la gêne. Elle se sentait gagnée, elle aussi, par l’attrait del’interdit.

Le jeunehomme laissaéchapperungrognementdeplaisirquiparvint jusqu’à leursoreilles.Tessaregardaparl’ouverture.Lafemmecaressaitletorsedesoncompagnon.Elles’interrompaitdetempsentemps,pourobserverl’effetdesescaressessurlejeunehomme.

C’étaitÈvequimenaitladanse.JeredcaressalescheveuxdeTessa.—Laisse-moit’initier,Tessa,luimurmura-t-il.Etilglissalamainsouslasoiedesoncostume.Sesdoigtsétaientchauds.Tessabaissalesyeux.Elle

voulaitfeindrel’indifférence,maisc’étaitimpossible.EtelleressentitunesortedesoulagementquandlapaumedeJeredtouchaenfinl’undesesseins.Lesoupirqu’ellelaissaalorséchappersonnaitcommeunelibération.

Elle ferma les yeux. Elle voulait oublier, au moins pour quelques instants, que Jered n’était pasexactementl’hommedesesrêves,qu’elleétaittropinnocentepourlesuivredanssesperversions.Elledétournalatête,pourlanichercontreletorsedesonmari.

Mais Jeredne se satisfaisait déjàplusde ces caresses. Il l’obligeadoucement à redresser la tête,jusqu’àcequ’elleseretrouvedenouveaufaceàl’ouverture.

Tessa rouvrit lesyeux,parcuriosité.Elle fut sichoquéeparcequ’ellevitalorsqu’elleneput lesrefermer.

La femmes’était agenouilléedevant le jeunehommeet lui souriait.D’unemain, ellecaressait sonmembrepleinement érigé, tandisquede l’autre ellepalpait ses fesses, dont elle semblait apprécier legalbe.Cen’étaitpaslanuditédujeunehommequichoquaitleplusTessa–elles’efforçaitdenepastropleregarderendessousdelaceinture–,maisl’attitudedelafemme.Etellen’avaitencorerienvu!Toutàcoup,lafemmeécartaleslèvresetsortitsalangue,pourlécherl’extrémitédumembredesoncompagnon.Lejeunehommeserralespoingsetrenversalatêteenarrière.Ilgrimaçait–deplaisir.

—Turessemblesplusquejamaisàunechouette,ironisaJered,àl’oreilledeTessa.Tessa avait conscience d’écarquiller les yeux. Mais elle était trop choquée pour articuler une

réponse.—Aurais-tuperdutavoix?Ellehochalatête.Jeredn’ajoutariend’autre.IlsetenaitàprésentderrièreTessa,latenantparlatailleetl’enveloppant

desachaleur.Lejeunehomme,danslachambre,gémissaitdeplaisir.Tessaclignalesyeux.—Ellevaleprendrecomplètementdanssabouche,murmuraJered.Son nez chatouillait l’oreille de Tessa. La jeune femme renversa la tête en arrière dans un geste

d’abandon.La scène qui se déroulait de l’autre côté du mur lui paraissait maintenant d’une étrange beauté.

Certes,cen’étaitpasdel’amour–l’endroitnes’yprêtaitpas,detoutefaçon,cariln’étaitdévoluqu’auxplaisirsdelachair.Maisiln’yavaitaucunecontrainte,nid’unepartnidel’autre.Lesdeuxpartenairess’adonnaientlibrementaujeudelasensualité.

Leplaisirpourleplaisir…—Tessa,murmuraencoreJered,etsavoixtenaitàprésentducommandement.

Page 79: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Àl’inversedecequisepassaitdanslachambre,c’étaitluiquidirigeaitlesopérations.Tessa tourna la tête. Jered lui souleva le menton et plongea son regard dans le sien, avant de

s’emparerdeseslèvres.

Lafemmesemontraittrèsexperteavecsabouche.SiexpertequeplusJeredlaregardaitfaire,plusilsentaitsonmembredurcirdanssonpantalon.Enfin,non,cen’étaitpastoutàfaitvrai.Cequil’excitait,enréalité,c’étaitd’imaginerTessaimitantlafemmeetleprenantdanssabouche.

Jered l’avait amenée dans cettemaison de passe pour la choquer. Il avait pensé qu’elle voudraits’enfuirencriant,maissaréactioncourageuse l’avaitsurpris.Aupointqu’ilbrûlaitàprésentdedésirpourelleetqu’ilavaitenviedelapossédericimême.Aucunedesesmaîtressesn’avaitjamaiseuautantd’effetsurlui.Ellesl’avaientexcité,biensûr,maispasavecunetelleforce.

Jeredrelâchaleslèvresdesonépouseetlaserracontrelui,ledosdeTessasecollantàsontorse.Lajeunefemmesoupiradecontentement. Jered ferma lesyeuxet laberçadanssesbras,d’unmouvementintemporel,aussivieuxquel’humanité,sansplussepréoccuperdecequisejouaitdanslachambre.

Ildevinait,toutefois,queTessacontinuaitàgarderunœilsurlascène.Levoyeurismeétaittoujourstrèstentant,surtoutpourquelqu’und’aussiinnocentquesafemme–mêmesielleneréagissaitpasdutoutcommequelqu’und’innocent.

Jeredretroussasajuped’unemain,pouraccéderàsaféminité.Larespirationdelajeunefemmesefitsaccadée,épousantinconsciemmentlerythmedecelledujeunehomme,danslachambre.

Jeredintroduisitundoigtenelle,etTessasecambra.Ill’aidaàsebalancersursondoigt,d’avantenarrière, en un simulacre de coït. Dans la chambre, les gémissements du jeune homme résonnaient àprésentcommeunelonguemélopéedeplaisir.Tessafutprisedefrissons.Unspasmeparcourutsoncorps.Jered la serra plus fort contre son torse, et il lui murmura des paroles érotiques à l’oreille, pourl’encourageràjouir.

Page 80: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

14

—Désirez-vousautrechose,VotreGrâce?—Non,merci,Mary.Jevaism’allonger.Remerciezlacuisinièrepourcetteexcellentecollation.—Je n’ymanquerai pas,VotreGrâce.Et je devine déjà sa réponse : «Dis àSaGrâce quenous

sommesàsonservice.Ellen’aqu’àsonnersielledésirequoiquecesoit.»—C’estparfait,réponditTessaavecunsourire.Lajeunesoubretteétaitsienthousiaste,etsidésireusedeplaireàsanouvellemaîtresse,qu’ilétait

impossiblede rester demarbre en saprésence.De toute façon,Tessa était incapablede témoignerdudédainauxdomestiques.

Maryluirenditsonsourire,fitlarévérenceetsortit.Dèsquelaportesefutrefermée,Tessaexaminasonboudoir.Ellevenaittoutjustedes’installerdans

ses appartements fraîchement rénovés. C’était charmant, et beaucoup plus luxueux qu’elle ne l’auraitimaginé.Lesofa, toutneuf,était tendud’unveloursvertforêt.Lesfauteuilsavaientétérecouvertsd’untissufleuri.Quantautapis,ilprovenaitdel’unedeschambresd’amisdeKittridge.IlavaitattiréleregarddeTessa, avec ses couleurs vives et sa décoration inspiréedes fruits duverger.La laine en avait étésoigneusementbrossée,pourluiredonnertoutsonéclat,etilsemblaitêtreàprésentunepeintureposéeàmêmelesol.Lesboiseriesenacajouajoutaientauconfortdel’ensemble.C’étaitunepiècechaleureuse,quidonnaitenviedes’yinstallerpourbavarderentreamies,ousimplementdes’allongersurl’ottomaneplacéefaceàlacheminéeetd’ouvrirunbonlivre.

Tessa passa dans sa chambre. La nouvelle décoration dépassait, là aussi, ses espérances. Et larapidité avec laquelle les travaux avaient été exécutés la stupéfiait. Être duchesse présentait certainsavantages.

Lesdraperiesdulitétaienttailléesdanslemêmeveloursquelesofaduboudoir,danscettenuancedevertprofondquiévoquaitàTessauneforêtaucrépuscule.Unegrandearmoiretrônaitdansuncoin,avecdes portes en bois massif sculptées dans le style français. Elle contenait un trousseau digne d’uneprincesse.Oud’uneduchesse.

OùqueTessaposâtleregard,ellen’apercevaitquedesobjetsravissantsetluxueux.Uneminiaturedesesparentsquiluiavaitétéoffertepoursonmariage,placéesurunlutrinenor.Unvasehorsdeprixsurunpiédestalenmarbre.UntableaudeReynoldssurunmur,unehuiledeJacques-LouisDavidsurlemurvoisin.Leguéridonaccoléaupieddulitétaitsurmontéd’unesomptueusecoupedefruitsenporcelaineconfectionnée en Italie.Chaque fruit –grappede raisin, orange, figue, kaki…– était sculpté avecunetelleprécisionqu’ilmettaitl’eauàlabouche.

TessaavaitmentiàMary.Ellen’avaitpasdutoutl’intentiondesecoucher.Dureste,elledoutaitfortd’arriver à dormir.Sesmuscles étaient aussi raides que les lourdes draperies de velours qui ornaient

Page 81: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

sonlit.Jered n’avait rien dit en l’aidant, un peu plus tôt, à remettre de l’ordre dans sa toilette, avant de

refermer lepanneaucoulissantdestiné auxvoyeursduPalaisdesPlaisirs. Il n’avait riendit nonplusquandill’avaitraccompagnéejusqu’àleurvoiture.Etilsn’avaientpaséchangéunseulmotduranttoutletrajet de retour. Tessa avait laissé le rideau de sa portière ouvert et feint de s’abîmer dans lacontemplationduLondresnocturne.

Lajeunefemmeenroulasesbrasautourd’undessolidespiliersdulitàbaldaquinetlaissaallersonfront contre le bois sculpté.Que lui arrivait-il ? Pourquoi ses veines semblaient-elles charrier un feuliquide,commesielleavaitlafièvre?Etlebruitdesarespirationluiparaissaitbiensonore,pourcettechambresiélégante.

Tessaauraitaiméavoirrêvé.Maislesdétailsdelascèneétaienttropprécisdanssamémoirepourreleverdesonimagination.Etcen’étaitpaslespectacledujeunehommes’abandonnantauplaisirqueluiprocurait lafemmequi la troublait leplus,maissaproprejouissance.Jeredl’avaitàpeinetouchée,etpourtant,celaavaitsuffipourqu’elleconnaisseunetotaleextase.

Commentavait-ilréussiceprodige?PlusTessaseremémoraitlascène,plusellesesentaitrougir.Enrentrant,elles’étaitempresséedese

déshabiller et d’enfermer son costume dans son armoire,mais hélas il n’était pas aussi simple de sedébarrasserdesessouvenirs.

Laporte s’ouvrit sansbruit.Lesdomestiquesétaient làpourveilleràcegenrededétail. Ilsnesecontentaientpasde laver le linge,decirer les souliers etdepréparer àmanger, ilshuilaient aussi lesgonds des portes et des tiroirs pour le confort de leurs maîtres. Grâce à eux, la routine quotidiennepouvaitdevenirunart.Etiln’yavaitaucuneffortàfairepourcela:ilsuffisaitdepayerdesgages.

Maispeut-êtreJeredfit-ilquandmêmedubruit.Oualors,Tessal’attendait.Tonimaginationt’égare,Jered.Sonépouseétaitdebout,dans lachambre,cramponnéeà l’undespiliersdulit,vêtued’unesimple

chemisedenuit.Jeredéprouva,àcespectacle,uneétrangeimpressiondedéjà-vu.Ilavaitlesentimentderevivresanuitdenoces.SaufqueleregardqueluilançaitTessan’avaitplusriend’innocent.

Iltenaitplutôtdelacomplicité.—Quandj’aiacceptédet’épouser,jenem’attendaispasàtombersurquelqu’uncommetoi,dit-il,

convaincuque lasincéritéétait le seulantidotepossibleàpareil regard. Jen’imaginaispasque tumeposeraisautantdequestions,etencoremoinsquetumechoqueraispartafranchisedéconcertante.J’étaisconvaincuque tu seraisheureusedevivre àKittridge, à jardinerouà lirede lapoésie, attendantmesvisitesavecunecertaine…

—…appréhension ? coupa-t-elle.Ou avec excitation ?Étais-je censéeme réjouir que tum’aiesabandonnée au lendemain de nos noces ?Et prier leCiel pour que tu réapparaisses lemoins souventpossible?Monseulrôleétantdetomberenceinte,pouréleverensuitenotreenfantàlacampagne.

—C’étaitleplandedépart,luirappelaJered.—Dois-jefairesemblantd’avoirpeurdetoi,danscecas?—Ilestunpeutardpourjouercettecomédie.Surtoutaprèscequis’estpassécesoir.Jet’aiàpeine

touchée,ettuasjouidansmesbras.—Commentexpliques-tucela?SaquestionsurpritJered.Avait-elleencorebesoind’êtrerassurée?— Oh, c’est très simple, Tessa. Cela se produit chaque fois qu’il existe du désir entre deux

personnes.

Page 82: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Danscecas,jenecomprendspaspourquoituasl’airfâché.—Jesuisfâchéparcequejen’aiplusdemaîtressepourassouvirmespulsions.J’aipeurqu’ilfaille

plusd’uncolifichetpourconvaincrePaulinequetunedébarqueraspluschezelleàl’improviste.Etilsetrouvequejen’ainil’énergienilapatiencedeséduireuneautrefemme.

—Est-celàunaveuquetuescenséfaireàtonépouse?—Dansl’absolu,biensûrquenon.Maisl’expériencem’adéjàamplementprouvéquetun’étaispas

précisémentuneépousecommelesautres.Ilapprochad’unpas,avantd’ajouter:—Enfait,puisquetuasmanifestéledésirdedevenirmamaîtresse,jecroisqu’ilseraitbon,eneffet,

queturemplissescerôle.Elleneréponditrienetrestasilencieusejusqu’àcequeJeredluicaresselebras.—Aurais-tuemmenétamaîtresselà-bas?—Non.Paulineauraitétéraviedel’aubaine–elleaimaitcegenredepetitsamusementspervers–,maisilse

gardabiendelepréciser.—Alors,pourquoim’yas-tuemmenée,moi?—Jevoulaistedonnermatièreàréflexion.Etjepenseavoirréussi,puisquetum’enparlesencore.—Justement,jepréféreraisquenousn’abordionspluscesujet.Jeredattiralajeunefemmedanssesbras.Lapénombrel’empêchaitdebienvoirsestraits,maisilse

retint d’allumer une bougie. Non pour ménager la sensibilité de son épouse, mais plutôt parce quel’obscuritéconvenaitmieuxàsesintentions.

Ilfitcedontilavaitenviedepuisdesheuresmaintenant:ilembrassaTessa,laréduisantausilencede la façon laplusagréablepossible.MaisembrasserTessan’était jamaisanodin.C’étaitchaque foisuneexpériencedetouslessens.LecontactdelalangueunpeurâpeusedeJeredavecleslèvressidoucesdelajeunefemme;sabouchesichaudeetsiaccueillante;salangue,d’abordtimide,puismanifestantdeplusenplusd’audace…

Jered la conduisit jusqu’au lit, où il l’aida à s’allonger sur les couvertures. Puis il grimpa à côtéd’elle,luiécartalesjambesetretroussasachemisedenuit.Uneseulechoseluiimportait,pourl’heure:assouvirsondésir.Etriend’autre.

Il la pénétra presque brutalement, mais elle était déjà prête à le recevoir. Jered en grogna desatisfaction.Maisilétaitunamanttropexpérimentépours’imagineravoirpul’exciterensipeudetemps.

—Tuattendaisceladepuistoutàl’heure,n’est-cepas?luidit-il,avantdedonnerunnouveaucoupdereins.Tum’attendais,hein,Tessa?

—Peut-être,murmura-t-elle,etcettemoitiéd’aveuaccrutencorel’excitationdeJered.Ilsesentaitcommeunanimalpossédéparledésir instinctifdes’accoupler,etprêtàsebattreetà

mordrequiconque l’empêcheraitd’assouvircettepulsionvitale. IlagrippaTessapar leshanches,pours’enfoncerauplusprofondd’elleetlapilonnersauvagement.Toutesophisticationl’avaitabandonné.Illaissaitparlerlefauvequiétaitenlui.

Ilaccompagnasajouissanced’unebordéedemotssalaces,qui,bizarrement,résonnèrentcommeunemélopéeamoureuse.

Page 83: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

15

—Jeretiremapromesse,Tessa,annonçaHelenaAstleyàsafille.Jesuisplusquejamaisdéterminéeàmemêlerdetonmariage.

ElleremplitunetassedethéetlatenditàTessad’unairsévère.Lajeunefemmeserappelaitavoirjouéàprendrelethéavecsespoupéesdansuneatmosphèrepluschaleureusequecelle-ci.

—Ton père affirme que tu étais àmoitié nue, repritHelena. Et trois personnes, aumoins,m’ontassuréquetutedisputaisavecJereddevanttoutlemonde.

—Àquoiressemblaitvotrecostume,mère?Helenadétournaleregard.—Cen’estpaslesujet,Teresa.Helenaétaitmanifestementembarrassée–etdanscescas-là,elleappelait toujourssa filleTeresa,

commepourinvoquerunsortilègecapabledefaireresurgirtouteslespeursdel’enfance.Helenaétaitunemèreattentionnée,maisaussitrèsstricte.Tessas’étaitsouventdemandésiellen’avaitpasdesyeuxdansledos.Quoiqu’ilensoit,aucundesesseptenfantsn’avaitjamaispuluicacherquoiquecesoit.

—VousétiezencoreenValkyrie,n’est-cepas,mère?insistaTessa.Avecvotreplastronetdescônessurlesseins?

—Jet’aiditquecen’étaitpaslesujet.—Jeparieraisquevousportiezaussivotrelance?—Unbâton.Onm’avaitdécouragéedereprendreunelance.—Cela peut se comprendre. Je croisme souvenir que, l’an dernier, vous avez failli éborgner la

comtessedeVestmere.—Noussommesdéfinitivementhorssujet,Teresa.Tessagoûtasonthéetajoutaunmorceaudesucre.—Jenetienspasàm’étendresurlesujetenquestion,mère.Jenesuisplusuneenfant.Samèrehaussadélicatementunsourcil–elleétaittrèsdouéepourlesexpressionsduvisage.Tessa

pouvaitpresqueentendresespensées:«Alors,neteconduispascommeuneenfant.»—Personnellement,jenemesuisjamaisquerelléeavectonpèreenpublic.Tessasouritdanssatasse.Plusd’unefois,lesmursdeDorsetHouseavaienttrembléduvacarmedes

disputesdesesparents.Elleétaitconvaincuequ’ilss’aimaientprofondément,maissonpèrecommesamèrepossédaientuncaractèrebientrempéetdes idées trèsarrêtées.Etmêmes’ilsnes’étaient jamaischamaillés«enpublic»,lesoccasionsn’avaientpasmanquéoùtoutlemondeautourd’euxavaitpuvoiràquelpointilsétaientfâchésl’uncontrel’autre.

—JenemedisputaispasavecJered,réponditTessa.Jedéploraisseulementlafaçondontilchoisitsesamis.

Page 84: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Malheureusement,cen’estpaslarumeurquicircule.—Jenepeuxhélaspascontrôlercequelesgensracontent,mère.—Enrevanche,tupeuxcontrôlertesactions.Kittridgetetraite-t-ilmal?Tessa se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Si Jered la traitait mieux, elle mourrait de

jouissanceavantlafindelasemaine.Helenahaussadenouveauunsourcil.Tessareposasatassesurleplateauetselevapourfaireletour

delapièce.LademeurelondoniennedesAstleyétaitaccueillanteetmême,encetinstant,tranquille.Lestroisplus jeunes frèresdeTessaprenaienteneffet leurs leçonsavec leurprécepteur,et les troisaînésétaientaucollège.Cepetitsalon,leboudoirdesamère,étaitlapiècepréféréedeTessa.Lesfauteuilsetle sofa, bien rembourrés, étaient très confortables. La table en acajou, soigneusement lustrée, brillaitcommeunmiroir.Lapiècesentaittoujoursleparfumdesamère–unefragranceorientale,unpeuépicée,unique,commel’étaitHelena.

Le ciel, dehors, était gris, mais le feu dans la cheminée réchauffait l’atmosphère. Une pendulecliquetaitsurlacheminée,etTessapouvaitentendres’égrenerchaqueseconde.

Sa mère ne dirait rien. C’était son stratagème habituel. Elle attendait en silence que ses enfantsrécalcitrants lui confessent leurs péchés, implorent son pardon et lui promettent de ne jamaisrecommencer.Àcepetitjeu,lesplusjeunesdesgarçonscraquaientencinqminutes.Tessasedemandacombiendetempselletiendrait.

—Es-tuheureuse,Tessa?demandasoudainHelena.Samèreavaitdoncoptépourunarmistice:outrequ’elleavaitparlélapremière,elleavaitrenoncéà

donnerdu«Teresa»àsafille.—Jenesuispasmalheureuse,mère,réponditTessa.C’étaitlavérité.Maisétait-cetoutelavérité?—Ilyadesdegrés,danslemalheur,machérie.Nepasêtremalheureusen’estpaslamêmechose

qu’êtreheureuse.—J’aimemonmari.Celaaussi,c’étaitvrai.Etmême,d’unevéritéaveuglante,quimasquaittoutlereste.—MaissupposequeKittridgenet’aimepas,Tessa.Yas-tupensé?Tessalaissacourirsesdoigtssurlemanteaudelacheminée.Commentexpliqueràsamèrequ’elle

s’était faiteà l’idéeque Jeredne l’aimerait jamais?Elle l’amusait–decela, elleétait certaine.Elleavait même réussi à retenir son intérêt.Mais il finirait tôt ou tard par se détourner d’elle. Dans unesemaine?Dansunmois?

LajeunefemmeseretournaversHelena.—Oui,j’yaipensé,dit-elle.Maisc’estsansimportance.Celanem’empêcherapasdecontinuerà

l’aimer.—Sij’aiunconseilàtedonner,Tessa,c’estdeprotégertoncœur.Jenecroispasauxvertusd’un

amourquin’estpasréciproque.Samèreserelevaetcontournalatable,pourfairefaceàTessa.—Jeneveuxpastevoirsouffrir,ajouta-t-elle.Sonexpressionétait lamêmeque le jouroùRobertétait rentréà lamaisonavecunbrascassé. Il

s’étaitbattucontreungarçondequatreanssonaîné,etiln’avaitpaseuledessus.Helenaavaitmissonfilsaulit,l’avaitsoigné,puiselleavaitfaitensortedeluirendrejusticeàsafaçon.D’aprèslarumeur,legarçonavaitétéfesséparsonpèresouslesyeuxd’Helena.Aprèsunchâtimentaussihumiliant,ilavaitdûretenirlaleçon:nejamaiss’enprendreàpluspetitquelui,etsurtoutpasàl’undesrejetonsWellbourne.

Page 85: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Jedétestequ’onmedisedenerienfaire,Tessa,repritHelena,s’efforçantdesourire.Jenevoispaspourquoimesenfantsnepourraientpasprofiterdemonexpérience.

—Vousavezpeut-êtredécidéderevenirsurvotrepromesse,maisnecomptezpassurmoipourvousenlibérer,mère.Ils’agitdemonmariage.Etdemonépoux.

—Oui,maistuesmafille,répliquaHelena.Etelleconsidéraitmanifestementcetargumentcommesupérieuràtouslesautres.Tessa soupira.Elle sedemandait si elle nedevrait pasprévenir Jered.Helena était unemère très

possessive.QueldommagequeleducdeKittridgen’aitpaslamêmeinclinationenverssonépouse!

Page 86: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

16

—Vousnepouvezpassavoiràquelpoint j’appréciecette invitationdansvotre loge,VotreGrâce.Masœuretmoi-mêmeétionstrèsimpatientesderevoirL’Opéradugueux.Cettecomédiesatiriqueestunvraiplaisir.

—Nemeremerciezpas,mademoiselleCrawford,réponditTessa,quisepoussadecôtépourquelesdeuxmatronespuissents’asseoir.C’estmoiquisuishonoréedevousrecevoir,vousetvotresœur.Lestragédies se regardent en silence, un mouchoir à la main, mais les comédies sont faites pour êtrepartagées,vousnetrouvezpas?

Elle agita son éventail pour se donner un peu d’air. Les membres de la bonne société adoraients’entassercommedespoissonsdansuntonneaudesaumure.Sil’onajoutaitàcelalachaleurdégagéeparlescentainesdebougies illuminant le théâtre, l’atmosphèreétaitétouffante.Tessaplaignait lespauvresspectateursquiavaientlemalheurdesetrouversousleslustres.Ilsrecevaientrégulièrementdesgouttesdecirechaudesurlatête.

Lalogequ’occupaitlajeunefemmeaveclessœursCrawfordétaitbienconfortable,encomparaison.Elleétaitréservéeàl’annéeparJered,ainsiquel’attestaituneplaquedelaitongravéeàsonnomsurl’undes murs. Elle contenait six fauteuils rembourrés d’épais coussins. Le balcon comptait douze logesidentiques, la plupart pleines à craquer.Mais leurs occupants ne s’étaient pas forcément déplacés paramourdelamusique.Ilsvenaientlàpourdeuxraisonsprincipales:voiretêtrevus.

Quelques loges étaient encore vides, mais il était jugé de bon ton d’arriver en retard, voire dedébarquer au beaumilieu du premier acte. Tout dépendait du rang social des retardataires : la piècepouvaitalorss’interrompre,pourlaisserletempsauxdamesdesedébarrasserdeleursmanteauxetauxmessieursdeleuravancerleurssièges.Puislareprésentationreprenaitlàoùelleavaitétéinterrompueparlagrossièretédequelquesaristocrates.Maiscelafaisaitbiensûrpartieduspectacle,etcesarrivéespourlemoinsthéâtralesnemanquaientjamaisd’alimenterlesragots.

Dans la loge voisine de celle deTessa, un gentleman d’âgemûr, à la barbe blanche, savourait lacompagnie d’une jeune femme ravissante, dont la belle chevelure blonde savamment coiffée arboraitforcerubansetplumes.Sarobeauraitmieuxconvenuàungrandbalqu’àunesortieauthéâtre.Maislegentleman semblait très épris d’elle, et plus encore chaque fois qu’elle se penchait vers lui pour luimurmurerquelquechose,carelledévoilaitalorsunegrandepartiedesesattributs.

Un homme marié et sa maîtresse. De tels couples n’avaient rien de rare, dans la bonne sociétélondonienne.Mais la situationpouvaitdevenirgrotesque,quand lemari enquestioncroisait sapropreépouseunsoirdereprésentation.Tessaconnaissaitaumoinsuneoccasionoùcelas’étaitproduit.Lemariet la femme s’étaient poliment salués, comme s’ils étaient de simples amis. Il fallait préciser que lafemmeétait,elleaussi,engalantecompagnie.

Page 87: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

C’étaitàcroirequ’authéâtre,toutétaitpermis.Tessasedemandaitsi,dureste,cen’étaitpasl’avenirquil’attendait.Danscinqans,oumêmemoins,

quandelleauraitfiniparperdretoutessesillusions,ellesedécideraitàseconstruiresonproprebonheur.SansJered.Sejetterait-ellealorsdansl’adultèrecommedansunedroguepouroublierlesinfidélitésdesonmari?Celaluiparaissaitpeuprobable,maiselledevaitbienreconnaîtreque,seulementunmoisplustôt, elle n’aurait jamais imaginé toutes les aventures qu’elle avait déjà vécues depuis son arrivée àLondres.

Sarobeétaitconçueàlamoderusse:ensoieetsatin,elleavaitunetailletrèshaute,justeendessousde la poitrine, undécolleté enU et desmanches légèrement bouffantes.Unepetite traîne en soie rosepâle,brodéedeboutonsderose,étaitaccrochéeàsesépaulespardesrubansdesoie.Cettetoiletteétaitàlafoisosée–ledécolletéplongeaittrèsbas–etd’unesimplicitépresquesage.Tessan’avaitmisaucunbijou,pasmêmelespendantsd’oreillesrecommandésparsacouturière.Sescheveuxétaientcoiffésenunchignonquidonnaitl’impressiondetenirparmagie.Soncorset,soussarobe,avaitétéserréaumaximum– pour donner plus de relief à sa poitrine, avait dit la couturière. De fait, ses seins semblaientlittéralementjaillirdesoncorsage,chaquefoisqu’elleprenaituneinspiration.

Cette contrainte du corset l’empêchait de semouvoir à son aise. Tessa était forcée d’adopter desposturesd’unegranderaideur,quiconvenaientparfaitementàuneduchesse,maisquilafrustraient.Leshommes ne possédaient pas beaucoup plus de liberté de mouvement, d’ailleurs. Jered se serait-ilcomportédifféremment,s’ilavaitpualleretvenirdansleseulhabitqueDieuluiavaitdonné?ChaquefoisqueTessal’avaitvunu,elleavaitadmirélafaçontrèsfélinedontilsedéplaçait.

Lajeunefemmerefermasonéventaild’uncoupsecetdécidadenepluspenseràJeredpourl’instant.Elle sourit aux sœurs Crawford, qui observaient l’assistance avec une curiosité d’oiseaux. Les deuxfemmes étaient des amies d’Helena. C’étaient deux vieilles filles charmantes, très cultivées, et quiavaientunavissurtout,depuislameilleuremanièrededoserlethé,jusqu’àlafaçondontilfallaitmenersavie.EllesétaientmembresdusalonlittérairequefréquentaitHelenalorsdesesséjourslondoniens.Et,commeparhasard,chacunedesdixautresladiesquiparticipaientàcesalons’étaitmanifestéeauprèsdeTessacesderniersjours.Tessaenavaitdéduitquesamèrelesavaitconvaincuesdeluitenircompagnie.

C’étaitsansdoutesafaçondenepassemêlerdelaviedesafille.Tessaauraitvolontiersrongésonéventail.

Cependant,ellenepouvait jamais rester longtemps fâchéecontresamère.Autantvouloir sebattrecontreleventoupestercontrelapluie.HelenaAstleyétaituneforcedelanature.Mieuxvalaitattendresagementqu’ellesoitpassée,commeunorage,avantdereprendrelecoursdesonexistence.EtsiTessaavaitvolontiersinvitélesdeuxsœursCrawfordàl’opéra,c’étaitnonseulementparcequ’elleappréciaitleurcompagnie,maisaussiparcequ’elleconnaissaitleursmaigresressources.Probablementn’avaient-ellespaslesmoyensdesepayeruneplace–etencoremoinsunfauteuildansuneloge.Tessafaisaitainsid’unepierredeuxcoups :outrequ’elleoffraitunesoiréededistractionàcesdeuxcharmantesvieillesdames,elleentendaitbien,cesoir,attirerl’attentiondesonmari.

Le brouhaha des conversations, dans la salle, évoquait le bourdonnement de centaines d’abeillesprisonnièresd’unejarre.Desrires,descris,desinterpellationsd’unboutàl’autredelasalleajoutaientàla cacophonieambiante.Lapièceauraitdûcommencerdepuisunquartd’heure,mais rienne semblaitencoreindiquerquelerideaufûtprêtàselever.

CommesiTessaavaitformuléunsouhait,desemployésduthéâtrevinrentenfinmoucher,uneàune,les chandelles des lustres, ne laissant allumées que les appliques du balcon, accrochées entre chaqueloge.Celadonnaitl’impressionquelevraispectaclesepassaitdanslesloges.

EtcefutlemomentquechoisitJeredpourfairesonentrée.

Page 88: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jeredavaitrenoncéàdécouvrircommentsafemmes’informaitdesesfaitsetgestes.Probablement

réussissait-elleàsoudoyerlesdomestiques–etpourquoipasChalmersenpersonne–pourconnaîtreleprogrammedesessoiréesetlesuivreenconséquence.Ou,commemaintenant,leprécéder.Oneûtditunepatientearaignéel’attendantdanssatoile.Jeredavaitétéavertidesaprésenceparl’undesplaceursduthéâtre.Ilavaitainsieuletempsdeloueruneautreloge,parmicellesencorevacantes.

Sonépouseétaitvêtuederosepâle,unecouleurquiluiseyaitàmerveille.Aucunearaignéen’étaitaussi ravissante.Et Jered fronça les sourcils à l’idéeque la plupart des hommesdans la salle étaientprobablement plus intéressés par le sourire de la jeune femme que par la représentation qui allaitcommencer.

Lamusiquedébutait.LesinvitésdeJereds’installèrentdanslaloge,tandisquelui-mêmes’asseyaitdansuncoin,defaçonànepasêtrevu.Ilnevoulaitpasquelepublicserépandeenspéculationssursaprésencedansuneautrelogequecelledesafemme.Jerednedésiraitpasluifairedemal.Seulementladomestiquer.

C’estpourquoiilavaitpréférél’éviteretprendreunelogeàpart.Celafaisaitcinqjours,àprésent,qu’ils’efforçaitdenepascroisersonépouse–etcen’étaitpasfacile!

Sescompagnonspour la soirée formaientungroupehétéroclite.Trois femmesetdeuxhommes.End’autres termes, chacun pourrait trouver chaussure à son pied. D’ailleurs, Jered avait déjà reçu desavances appuyées de la rousse aux yeux de braise. Elle était très belle, du reste. Et parfaitementdisponible:ellecherchaitunprotecteur.

LamaindroitedeJeredjouaitaveclesplisdurideauquilecachaitdelasalle.Etiltambourinaitdesdoigtsdesamaingauchesursacuisse.

PourquoiTessaest-elleici?Pourmepousseràbout?Sic’estsonbut,elleestenpassederéussir.Etquidiableluiacousuunerobeaussimoulante?

—J’adorelescomédiessatiriques.Pasvous,VotreGrâce?Larousseluisouriaitenbattantdescils.Ellemaîtrisaitl’artdelacoquetterieàlaperfection.Jered

luirenditsonsourireetluicaressafurtivementlajoue.Sapeauétaittoutedouce.Queldommagequ’ellelarecouvredemaquillage.

Iljetaunregardendirectiondesonépouse.Tessaavaitlesyeuxrivéssurlascène,maissesjouesétaientplusrosesquesarobe.Jeredétaitpresquetentédelamettreengarde.Elleneselançaitpasdanslabatailleàégalitéaveclui.Nonseulementilconnaissaitmieuxleterraindel’affrontement,maisilétaitmieuxarmé.Ellen’avaitaucunechancedegagner.Jeredavaitpercésastratégieàjour:Tessanevoulaitpas seulementdevenir son«amie»,elledésiraitqu’il renonceà sa libertépourelle.Qu’il s’enfermedanslemariage.

— Je vous suis très reconnaissante dem’avoir invitée au théâtre, Votre Grâce.Mes amiesm’ontconvaincuequecelameplairaitbeaucoup,ajoutalarousseavecunepetitemouesuggestive.

Comments’appelait-elle,déjà?—Derien,réponditJered,leregardrivésursondécolleté.MaisceluideTessaétaitencoreplusaudacieux.Jeredseredressasursonsiègeetseconcentrasurlascène.Lepremieractenelepassionnaguère.

MaisledeuxièmecontenaitlafameusechansondeMacHeath:

Silecœurdel’hommeestparlessoucisrongé,Labrumes’évaporequandlafemmeapparaît;Telleunedoucemusique,ellenousallègelecœuretcharmenosoreilles,

Page 89: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Quoiquerosesetlyssursonvisageéclosent,Cesontseslèvresquisontlesplusdouces.Pressez-ladecaresses,Sesbaisersnousbercentdeplaisiretdefélicité.

—N’est-cepasmagnifique,VotreGrâce?commentalarousse.Pourtouteréponse,Jeredlançaunregardirritéendirectiondesafemme.Tessal’observaitducoin

del’œil.Pourquois’ensouciait-il?Etpourquoisesentait-ilrougircommeungaminsurprisledoigtdansle

potdeconfiture?IlétaitleducdeKittridge.EtTessan’étaitquesonépouse.Jeredsavaitquelleétaitsaplacedanslemonde.C’étaitfortdommagequesafemmenepuissepasendireautant.

La jeune femme se pencha pour répondre à une question d’une des deux vieilles pies quil’accompagnaient,etsesseinsjaillirentpratiquementhorsdesarobe.Jeredserralesdentsetagitaunemainenl’air.Aussitôt,unvaletapprocha,avecunplateauchargédeplusieursverres.Jeredenpritdeux,enoffritunàsacompagneetvidal’autred’unetraite.Ilagitadenouveaulamain,etlevaletluitenditundeuxièmeverre.Cettefois,Jeredlebutpluslentement,toutenobservantsafemme.

Quelleestlavraieraisondesaprésenceici?Quepeut-ellebienespérergagner?Croit-ellemerendre jaloux, alors qu’elle est accompagnée de deux vieilles filles ? Mais peut-être attend-ellequelqu’und’autre…Unhomme?

Puisque les maris prenaient des maîtresses, les épouses prenaient des amants. Mais Jered nepermettraitjamaisàTessadecéderàcettemode.Pourcommencer,iltueraitl’imbécilequis’imagineraitpouvoirtouchersafemme.PuisilinfligeraitunesolidecorrectionàTessa.Elleauraitbeaulesupplierdel’épargneretl’implorerdeluipardonner,illabattraitjusqu’au…

Quediablem’arrive-t-il?Jeredsecouaénergiquementlatêtepourchasserlesvilainespenséesquil’assaillaient.Safemmecommençaitàdéteindresurlui:depuisquelquetemps,ilnecessaitdeseposerdesquestionsàtoutpropos.

Page 90: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

17

—Bonsoir,Jered.Ilinclinalatêted’unairsupérieur.Ilavaitlaprestance–etl’arrogance–d’unprince,songeaTessa.

C’étaitd’ailleurssansdoutecettearrogancequi l’avait incitéà ignorersonépousecesderniers temps.Depuis cinq jours, exactement. Mais s’il cherchait à lui prouver ainsi son autorité, il se trompaitlourdement.

Elle s’effaça pour lui présenter ses deux compagnes. Il se montra cordial avec elles, et mêmecharmant.Lorsqu’illeurbaisalamain,lessœursCrawfordnesetinrentplusdejoie.

—Appréciez-vouslespectacle,mesdames?demanda-t-ilpoliment.—Ohoui,VotreGrâce,réponditCecilyCrawford,tandisqueDenisehochaitlatête.Les deux sœurs avaient écarquillé les yeux en le voyant entrer dans la loge et, depuis, elles ne

l’avaientpasquittéunseulinstantduregard.Tessapouvaitcomprendreleurfascination.Jeredétaittrèsbelhomme.Etilenavaitconscience.

—C’estunesatire très réussie,n’est-cepas,VotreGrâce?commentaDenise,dont l’excitationsedevinaitàlafaçondontelletriturait,danssesdoigts,sonmouchoirendentelle.

—Oui,c’estunefarceravissante,acquiesçaJered.Tessaauraitmissamainaufeuqu’ilneparlaitpasdelapièce.—Nousl’adorons,repritDenise.Teresaaétéunamourdenousinviter.—Oh,Teresaestunamour,acquiesçaencoreJered.Là-dessus,ledouten’estpaspermis.Tessaluioffritunsourireaimable,depurefaçade.Sedoutait-ilqu’ellel’auraitvolontiersmordu?

Probablement,àenjugerparleregardqu’illuilança–commes’illamettaitaudéfidelefaire.Ils’assitàcôtéd’elle.—Nousallonsrarementauthéâtre,repritCecily.CetteinvitationdeTeresaétaitunvraicadeau.—Alors, considérez cette loge comme la vôtre, mesdames, répondit Jered. Je suis sûr qu’il y a

d’autrespiècesquivousintéressent,dansleprogrammedecettesaison.LessœursCrawfordrestèrentbouchebéefaceàtantdegénérosité.QuantàJered,illeuravaitoffert

cebeaucadeauavecune telledécontractionque songesten’enparaissait queplusmagnanime.Tessa,ravie,luisouritpourleféliciter.

—Monpetitdoigtmeditquetun’espasvenueicipourlespectacle,luimurmura-t-il.—Jesuisicipourlamêmeraisonquetoi,Jered:medivertir.Net’amuses-tupas,avectesamis?—Si,biensûr.—J’aicruapercevoirdesdamesravissantes,àtescôtés.Aurais-tuprisunenouvellemaîtresse?Ellesouriaitdetoutessesdents.—Sachebien,Tessa,quelejouroùjeprendraiuneautremaîtresse,tun’auraspastonmotàdire.

Page 91: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

SarépliquefutsicinglantequeTessaeutl’impressiond’avoirreçuunegifle.— J’en conclus que, pour l’instant, tu n’as pas encore arrêté ton choix. Procéderais-tu à des

auditions?Sonregardfuttelqu’illibéraleriredeTessa,etelleenfutbienheureuse.Carsiellen’avaitpasri,

elleauraitprobablementpleuré.Etelleavaitplusdechancesdel’irriterenriantqu’enpleurant.—Puisquenousenparlons,laroussequim’accompagneestréputéepoursestalentsérotiques.Son regard était si froid que Tessa en aurait frissonné.Mais sa pique eut l’effet inverse à celui

escompté.Aulieud’encaissersansriendire,souslechoc,Tessasesentitaiguillonnéeparunesoudainecolère.Etelleluirépliquavertement–sansmêmeserendrecomptequ’ellehaussaitletonetquelavoixportaitparticulièrementbiendanslevieuxthéâtre.

—Fait-ellelepoirierquandtulapossèdes,Jered?Explique-moi,quejepuissel’imiter.Situveux,jepourraiteréciterdesversd’Ovidetoutenteléchantlaqueue.Jesupposequeceseraitplusexcitant,sijelesrécitaisenlatin?

LessœursCrawfordfaillirents’étrangler.Lethéâtre,lui,étaitdevenuabsurdementsilencieux,commesitoutmouvement,toutbruitavaitcessé.Surlascène,MacHeath,BenetMattavaientcessédejoueretcontemplaientlalogeKittridgeavecdesyeuxéberlués.

Etvoilà.Elleavaitencoreréussiàcauserunscandale.Cette fois, le regard de Jered n’était plus glacial, mais brûlant de colère. Au moins, Tessa était

certained’avoirretenusonattention.La jeune femme se sentit littéralement soulevée de son siège. En moins de deux minutes, Jered

l’entraînahorsdelaloge,luifitdescendrelegrandescalieretlapoussadanslavoiture.TessaparvintàdiredeuxmotsàproposdessœursCrawford,cequi luivalutquelques instantsde

répit,pendantqueJeredredescendaitdevoiture,pourdonnerdesordresafinquelesdeuxvieillesfillessoientraccompagnéesjusqu’àleurdomicile.Maisilremontatrèsviteenvoitureets’assitfaceàTessa.Aumoins,iln’avaitpasallumélalanterne.

Lesseulsbruitsprovenaientdel’extérieur.Leclip-clopdessabotsdeschevauxsur lespavés.Desvoix.Des rires.Des cris. La nuit londonienne n’était jamais silencieuse ni tranquille. Pourtant, Tessaaurait préféré se trouver dehors plutôt que d’avoir à subir l’atmosphère pesante qui régnait dansl’habitacle.Jerednedisaitpasunmot,maissonhumeurmassacrante transpiraitparchaqueporedesapeau.

—N’as-tudoncaucunenotiondedécence?Tessafronçalessourcils.—Pourquoicelat’inquiète-t-ilquej’aiepudonnerdugrainàmoudreauxamateursderagots,Jered?

Quejesache,tonproprecomportementn’estpasau-dessusdetoutreproche.—Nerenversepaslesrôles,Tessa.Moncomportementn’apasàêtrejugé,enl’occurrence.—Détrompe-toi.Lesragotsattribuerontlascènedetoutàl’heureàtoncaractère.Ondiraquetuas

unemauvaiseinfluencesurtamalheureuseépouse.—Personnenet’adoncjamaisdressée,quandtuétaisenfant?—Pour toi,en toutcas, la réponseestclairementnon, répliqua la jeune femme,sanssedémonter.

Sinon, tuneperdraispas ton tempsavec les imbécilesqui te serventd’amis,et tun’amèneraispasdecatinsauthéâtre.

—Elleconnaîtlapièceparcœur.Ellepourraitenréciterdestiradesentières.—Ahoui?«Lesfemmesaimentlespiècesd’or,surtoutsiellessontestampilléesdunomdeleur

mari.»Desrépliquescommecelle-ci?Personnellement,jepréfère:«Lesjoueursetlesbrigandsonten

Page 92: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

commundebientraiter lescatinsetdemaltraiter leursépouses.»Celamesembleplusappropriéà lasituation,tun’espasd’accord?

—Detouteévidence,tumanquesencoredematuritépoursortirdanslemonde,Tessa.—J’enconclusquetuvasmerenvoyeràKittridge?Quevoilàuneexcusecommode,Jered!Ilsétaientarrivésàlamaison.Tropvite,augoûtdelajeunefemme.Jeredallaitdenouveaulaquitter,

et cette fois, il ne rentrerait pas avant l’aube. Ces derniers jours, il multipliait les absences, pourl’obligeràdevenirl’épousesoumisequ’ilvoulaitqu’ellesoit.

MaisTessarefusaitd’ensupporterdavantage.Elleattenditpatiemmentqu’ill’aideàdescendredevoiture.Unefoisdanslamaison,ellepartittout

droitverslegrandescalier,maiss’arrêtaaumilieudesmarchespoursesaisirdugrandvasedeChineplacédansuneniche.

Etelleleluilançaàlafigure.

Le vase se brisa enmillemorceaux sur le dallage du vestibule.Un vase qui était dans la familledepuisdesgénérations!

Jeredsentitsonsangbouillirdanssesveines.Ilavaittrèsenviedeseprécipitersursafemme,pourladéculotteretluiadministrerlafesséequ’elleméritait.

—Jeneveuxplusquetumetraitesainsi,Jered,dit-elle.Sa voix était calmemais sourde.Le genre de voix qu’aurait pu avoir un chat avant de lancer ses

griffessursonmaître.J’enaiassezdetescaresseshypocrites.Laisse-moidonctranquille.Jeredcompritquesafemmeétaitréellementfurieuse.—Tuesmonmari,ajouta-t-elle.Etunmariquiserespecten’humiliepassafemmeenpublic.Jeredétaitsisurprisparsonéclatqu’ilenrestaitsansvoix.— Tu témoignais plus d’intérêt pour ce vase que tu ne m’en as jamais témoigné, reprit-elle, les

poingscaléssurleshanches.Jet’aisouventvulecaresserensouriant.Jeredgravitl’escalierpourlarejoindre.C’étaitsansdanger:ellen’avaitplusdemunitionsàportée

demain.Parvenuàlahauteurdelajeunefemme,illuisaisitlesbrasetlaplaquasansménagementcontrelemur–ilsavaitqu’ellen’étaitpasfragileetespérait,ainsi,laconvaincredesecalmer.Enpureperte.Elleregardaittoutautourd’elle,commesiellecherchaitd’autresprojectilesàluilancer.

—Çasuffit,maintenant!luicriaJered.Cette fois, il réussit à la surprendre. Elle se raidit. Mais elle continua de lui jeter des regards

meurtriers,enpinçantleslèvresavecunesévéritéqui,bizarrement,luirappelaitsavieillenounou.Cettedernière avait toujours cette mimique lorsqu’elle était fâchée contre lui, et il éprouva soudain desréminiscencesdelahontequ’ilressentaitalors.

—Quet’arrive-t-il,àlafin,Tessa?Lajeunefemmeclignalesyeux,commesiellenecomprenaitpassaquestion.Jeredlarépéta.Ellele

fixaitdeceregardqu’avaientlesfousàl’asileSt.Mary:unregardquiexprimaitàlafoisdelapitié,delacolèreetdeladétestation.

—Jerefusequetutouchesuneautrefemme,Jered.Jenel’accepteraijamais.Jeredhaussalessourcils,maisileutl’impressionquesaréactionétaitplusinstinctivequedélibérée.

Enréalité,ilétaittotalementdéconcertéparlacolèredesonépouse.—Monpèreatoujoursétéfidèleàmamère,expliqua-t-elle.J’aiétéélevéeparuncoupleuni.Ton

comportementm’estinsupportable.Sesyeuxlançaientdeséclairs,etsapoitrinesesoulevaitàchaqueinspiration.Elleressemblaitàun

oraged’été.OuàunJupiterféminin,passionnéjusqu’àl’excès.

Page 93: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Puis,toutàcoup,ellesourit.—PourcequiestderetourneràKittridge,ajouta-t-elle,ilnemeparaîtpasjustedeterminerlapartie

avantqu’ellen’aitétécomplètementjouée–danslesrègles.L’accusait-elledetricher?Ellen’auraitpasosé.—Jen’aiaucuneenvied’êtreuneciblesousmonpropretoit,Tessa.—Alors,nemedonnepasderaisonsdetelancerdeschosesàlatête.De quel droit croyait-elle pouvoir lui parler sur ce ton ? Cette jeune insolente s’imaginait-elle

immunisée contre sa colère ? Était-elle à ce point naïve ?Non, sûrement pas. Elle l’amusait parfois.L’irritaitsouvent.Elleétaitincroyablemententêtée.Maisellen’étaitpasstupide.

—Ai-jetaparolequetunemelancerasplusrien?Ilattenditqu’elleaithochélatêtepourlarelâcher.Unpeudecontritionauraitétébienvenue.Mais

Tessasecontentadeluisourire.—Àconditionquetumetémoignesautantderespectquetuenavaispourcevase.—Cevaseétaitvieuxd’aumoinstroissiècles.Elleécarquillalesyeuxetregardaendirectiondesmorceauxdeporcelaineéparpilléssurlemarbre

duvestibule,qu’unvalets’employaitdéjààramasser.—Vraiment?Jeredhochalatête.—ÔmonDieu,murmura-t-elle,effondrée.—Celatesuffirait-il,quejetepromettedetevénérerquandtuserasdevenueunevieillepeau?—Non.Jeredladévisagealonguement,avantdehocherdenouveaulatête.Capitulerainsi,curieusement,le

détendit.S’ilavaitrelâchéTessa,ellerestaitplaquéecontrelemur.Sarobelamoulaittoujoursautant.—As-tudéjàsongéque ledésirétaitunmotmasculin, Jered?Crois-tuque leshommessont,par

nature,pluspassionnésque les femmes?Ouest-ce simplementque les femmesontbeaucoupd’autreschosesàpenser?

Jeredfermalesyeux.Maisilpouvaittoujoursentendrelavoixdesonépouse.—Vois-tu, Jered, reprit-elle, jepréférerais resterseule,cesoir.Peut-êtreparceque tune t’espas

excuséconvenablement.Toncomportementétaitsansdoutedigned’unduc,maispasd’unmari.Jeredreculad’unpas.Tessaseredressaetremitsarobeenplace.Puisellepartitendirectiondeses

appartements.— Figure-toi que c’est très bien ainsi, lui lança-t-il. J’ai moi-même très envie de mettre de la

distanceentrenous.—Tun’aspasbesoindecrier,Jered.Jet’entendsparfaitement.Etjecomprendstaréaction.Illasuivitdanslecouloiretouvritlaportedesapropresuite.—Ahoui?Peux-tumel’expliquer,alors?— Je pense que tu t’en veux de ton attitude et que tu n’as pas la conscience tranquille. Ce qui

explique que tu cherches àm’éviter. Sais-tu quelle est ma réplique préférée deL’Opéra du gueux ?«Seulelaperspectived’unveuvageconfortableaidelesépousesàgarderlemoral.»

Jered secoua la tête, pénétra dans ses appartements et ferma la porte avec plus de force quenécessaire.

—Quelenfer!—Jevousdemandepardon,monsieur?—Rien,Chalmers.Jedécrivaissimplementmonexistence.—Puis-jefairequelquechose,monsieur?

Page 94: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Malheureusement,non,Chalmers.—C’estbienmalheureux,eneffet,monsieur.—Tupeuxdisposer,Chalmers,répliquasèchementJered.Puisilgagnasachambre,sansmêmeseretournerpours’assurerqueChalmersobéissaitàsonordre.

C’étaitinutile.Sonvaletsepliaitàsonautorité.Commetouslesautresdomestiques,dureste.Iln’yavaitquesafemmepourluirésister.

Saconscienceletourmentait-elle?Jeredclaqualaportedesachambre.Maislasatisfactionqu’ilentiranel’empêchapasdepenser,toutaufonddelui,queMargaretMaryTeresaAstleyMandevilleavaitprobablementraison.

Page 95: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

18

—Vous venez rarement à Londres,mon oncle, observa Jered.Dois-je en conclure qu’une affairepressantevousappelledanslacapitale?

Lesdeuxhommesvenaientd’entrerdanslabibliothèque.L’oncledeJeredpritplacedanslefauteuildubureau.C’était,biensûr,ungestecalculédesapart,pouraffirmersonautorité.

—Tunecroispassibiendire,répliquaStanfordMandeville.IlobservaitJeredavecattention,commes’ilsetrouvaitfaceàuninsected’unenouvellevariétéqu’il

voulaitexaminerendétail,avantdel’écrasersoussontalon.LafamilledeJeredseréduisaitàdeuxpersonnes:sasœuretsononcle.Pourtant,sarelationavec

Stanfordn’avaitjamaisétéfacile.Jeredavaitquinzeansàlamortdesonpère.Ilétaitencoreassezjeunepouravoirbesoind’affection,etdéjàassezgrandpourprétendrelecontraire.Tantmieux,dureste,cariln’avait pas reçu la moindre affection de la part de Stanford. Son oncle avait passé son temps à lesermonner, comme son père avant lui. Au point que Jered s’était souvent demandé si son père étaitvraimentmort.

Ilavaitd’abordcruquesononcleéprouvaitquelqueressentimentd’avoirdûrenoncerautitrededucauprofitd’ungaminquin’avaitpasencoredebarbeaumenton.Jeredauraittrèsbienpucomprendrequesononclesoitjalouxdelui.Envérité,ilavaitfiniparréaliserqueStanfordsemoquaitéperdumentd’êtreduc.Ilétaitpassionnéparsesactivitésd’armateur.SonnégoceaveclesIndesétaittoutesavie,etils’encontentaitlargement.

Mais,alors,quevenait-ilfaireàLondres?—As-tueuuneconversationavecHelenaAstley?demandasononcle,quiledévisageaittoujours.—Pourquoicettequestion?demandaJered,avantdesedirigerverslatableàliqueurs.Ilbranditlacarafedewhisky:sononclehochalatête,etJeredremplitdeuxverres.Ilentenditunà

Stanford,avantdeseplanterdevantlafenêtre.Telunécolierrécalcitrant,ilrépugnaitàs’asseoirfaceàsonproprebureau.

— J’imagine que tu seras d’accord avecmoi pour dire qu’Helena a du charme. J’étais amoureuxd’elle,autrefois.

Jeredtournalatête.—Est-cepourcelaquevoustenieztantàcequej’épousesafille?Sononclesourit.—Non, Jered. Et j’ai compris depuis longtemps que je n’aurais pas été heureux enménage avec

Helena.Elleaunpeutropdecaractèreàmongoût.JeredseremémorasaconfrontationaveclamèredeTessa.—Safilletientd’elle.

Page 96: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Stanfordignorasoncommentaire.— Helena m’a écrit, Jered. Elle est très mécontente de toi. Elle considère que tu rends sa fille

malheureuse.Jeredbutunegorgéedewhisky.Ilregardait,parlafenêtre,l’alléequimenaitauxécuries.—Pourquois’enest-elleplainteàvous,mononcle?S’imagine-t-ellequevousavezdel’influence

surmoi?—Sij’aiarrangécemariage,c’estquejepensaisqu’ilvousseraitprofitableàtouslesdeux.Tessa

désiraitt’épouser.Etj’espéraisquecetteuniont’assagiraitunpeu.Jeredéclatasibrusquementderirequ’ilfaillits’étrangleravecsonwhisky.—M’assagir ? répéta-t-il, se retournant pour poser son verre sur un guéridon. Franchement,mon

oncle,siquelqu’unabesoinqu’onl’assagisse,intéressez-vousplutôtàmafemme.Ellemesuitpartout!Etellenecessedeposerdesquestionsàproposdetoutetden’importequoi.Elleamêmeeul’audacedes’inviterchezmamaîtresse!Etc’estmoiquidevraism’assagir?

Là-dessus,ilseretournafaceàlafenêtre.—J’enaipar-dessuslatêted’êtreconsidérécommeunsauvage,toutcelaparcequemamèreétait

écossaise.StanfordMandevilleesquissaunpetitsourire,àlafoisd’amusementetdecompassion.—Tu sais bien que je n’avais rien à reprocher à tamère, Jered.En revanche, ton comportement,

depuissamort…—Jen’aipasenvied’enparler.—N’empêchequetuasversédansbeaucoupd’excèsdonttuauraispufairel’économie.Jeredseretournadenouveau.—Sic’estcequevouspensez,pourquoicontinuez-vousàvousintéresseràmoi?Contentez-vousde

vousoccuperdevoshistoiresdebateauxetlaissez-moivivrecommejel’entends.—Pendantquetut’enlisessurunbancdesable?—Jenesuispasunbateau,bonsang!—Alors,qu’es-tu,Jered?Quelleesttavraienature?Etquecomptes-tufairedetafemme?

Tessas’écartadelaporte.Ellen’avaitpasenvied’entendrelaréponsedeJered.Nonparcequ’elle

écoutait aux portes et que cela n’était pas convenable, surtout de la part d’une duchesse, mais parcequ’ellenevoulaittoutsimplementpasentendrelesprojetsqueJeredavaitpourelle.Ellenelesdevinaitquetropbien:sonmaricomptaitlarenvoyeràKittridge.Etellenesouhaitaitpasnonplusentendrecequ’ilrépondraitsursavraienature.

Ellepréféraitrêverauxparolesqu’elleauraitaimél’entendredire:«J’étaisunnavireenperdition,mononcle.Maisjesuislentementramenéverslerivage,grâceàl’amourd’unefemmeexceptionnelle.»

Nesoispasidiote,Tessa.Cessedetebercerd’illusions.La jeune femme plaqua sa paume sur le battant de chêne, comme si elle pouvait par ce biais

communiquer ses pensées à Jered.Sonmari était furieux contre elle, etmaintenant, furieux contre sononcle.Alors,pourquoibrûlait-elled’enviedepoussercetteportepourallerleréconforter?

Iln’attendaitriend’elle.Etilnesouhaitaitrienpartageravecelle.Enfin,cen’étaitpastoutàfaitexact.Parfois,illuiarrivaitdedormirdanslelitdeTessa.Ouc’était

ellequirestaitaveclui.Et,danslalueurdel’aube,ilssetournaientfaceàfaceetsesouriaient.Cependant,unfossécontinuaitàlesséparer.Ilsétaienttropdifférents.AutantTessaétaitexubérante,

autantJeredsemontraitrenfermé.Ilgardaittoujourssespenséespourlui.EtsiTessaaccordaitbeaucoupd’importanceàlafamille,ilparaissaitaucontrairepréférersasolitude.

Page 97: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessan’osaitpaslequestionnertropprécisémentsursesdésirsousesaspirations,carellecraignait,ainsi,detrahirsaproprevulnérabilité.Detoutefaçon,sonmaril’enverraitsansdoutesurlesroses,sansluirépondre.

Tessan’étaitpourtantpasprêteàcapituler.Iln’étaitpasquestionqu’elleretourneàKittridge.

Page 98: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

19

Pourquoidiableétait-ilvenu?Pourprouverquelquechoseàsononcle?C’était inutile.Quoiqu’ilpût faire,ounepasfaire,son

oncles’était forgéuneopinionàsonsujet,et iln’endémordraitpas.Lavérité,c’étaitqueJeredavaitéprouvélebesoindes’aérerl’espritetdesortirdeLondres.Etlechantiernavalluiavaitparuunebonnedestination.

Jeredavaitétéincapablederépondreauxdeuxquestionsdesononcle–sursavraienature,etsurcequ’ilcomptaitfairedeTessa.Ets’iln’avaitpaspurépondre,c’étaittoutsimplementqu’ilnesavaitpasquoirépondre.

Ilsetenaitàprésentdanslacabineducapitaine,àlapoupedunavirepourl’instantencoreencalesèche.Des niches aménagées sous les fenêtres contenaient les épais volumes renfermant les plans duConquest. Jered n’avait pas besoin de les consulter : il connaissait le vaisseau par cœur, jusqu’à lamoindreplancheetaumoindreclou.S’ill’avaitfallu,ilauraitpureconstruiretoutseulleConquest.

Le chantier naval fourmillait d’une intense activité. Un nouveau navire devait être lancé d’iciquelquessemaines.IlneseraitpasaussigrandqueleConquest,cependant.C’étaitunsloopquipourraitsemanœuvreravecunéquipageréduit,d’unevingtainedemarins,alorsqu’ilfallaitunebonnecentained’hommespourpermettreauConquestdeleverl’ancre.Parailleurs,deuxnaviresdeguerreétaientaussiamarréslà,carlescalessèchesdelaRoyalNavyétaientprésentementtoutesoccupéespardesbateauxnécessitantdesréparations.DèsquelebruitcouraitquelesFrançaispouvaientreprésenterunemenace,laflottedeguerreanglaisesepréparaitàpasseràl’action.

LouisXVIavaitfuiParisavecsafamille,maisavaitétérattrapéavantlafrontièreetreconduitdanslacapitalefrançaise.Désormais,lesouverainnepossédaitplusaucunpouvoir,etlaFranceavaitsombrétoutentièredanslarévolution.Cesévénementsn’inquiétaientnullementJered.Bienaucontraire.Chaquefoisqu’uneguerreéclatait,elleremplissaitlescoffresdesMandeville.

Pendant des décennies, les ducs de Kittridge avaient considéré leurs intérêts dans la marinemarchandeoudeguerrecommeunamusement.Enseulementquelquesannées,StanfordMandevilleavaitbouleverséladonne.Tantlechantierdeconstructionnavalequelesactivitésdenégoceétaientdevenushautementprofitables,maisaussitrèsprestigieux.LesMandevillepouvaientsevanter,sansexagérer,decontribueràlapuissancedel’Angleterre.

Lesrayonsdusoleilcouchantrasaientl’océan.Lanuitapprochait.Unenouvellejournéeseterminait.CelafaisaitpresqueunesemainequeJeredétaitici.Àl’origine,pourtant,iln’étaitvenuquepourrevoirleConquest.

C’était le plus grand navire jamais construit par le chantierMandeville, capable d’accueillir unecentainedecanonssurtroispontsdifférents.Safiguredeproueétaitunefemmeauxformesvoluptueuses,

Page 99: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

dontlatêtefièrementdresséedéfiaitl’ennemi.Laconstructiond’untelvaisseauavaitdemandéseptansetnécessitél’abattagedeplusdedeuxmillechênesrienquepoursacoque.Ilcomptaittroismâts,plusdesoixante kilomètres de cordages, deux hectares de voiles en toile huilée, et il pouvait transporter huitcentssoldatsethommesd’équipage.

Unanplustôt,leConquestétaitrevenusurlechantierMandeville,oùilavaitvulejour,pourunecomplèteremiseàneuf.Lestravauxtouchaientàleurfin,etlenavireseraitbientôtremisàl’amirallordHood,dontilporteraitdésormaislescouleurs.C’étaitunbateausiparfaitdansseslignesqueJeredétaittoujoursaussiému,enlevoyant,quelejouroù,petitgarçon,ilavaitassistéàsapremièremiseàl’eau.

Ils’ébroua,pourchasserlessouvenirsdecettejournéeradieuse,oùlesoleiltapaitfortsursatête.Ilse rappelait s’être émerveillé du ballet desmouettes dans le ciel. Samère avait ri avec lui de leursacrobaties.Puiselleluiavaitcaressélajouedesamainchaude,pourluidemanderdesetenirbiensage.

Bonsang!Iln’étaitquandmêmepasvenuicipoursombrerdanslamélancolie!Etiln’étaitpasnonpluslàpourchassersononcledufauteuildedirecteurduchantiernaval.

L’introspectionetlessouvenirsneluivalaientrien.Jeredpréféraitseconcentrersurleprésentplutôtquederessasserunpasséqui,de toutefaçon,nepouvaitpasêtrechangé.Alorsqueleprésent, ilétaitencorepossibledelefaçonner.

Ce qui lui arrivait était sa faute. Tout était différent, depuis qu’il étaitmarié. Avant, les gens luimanifestaientdelacuriosité,maispersonnenes’étaitjamaisvraimentintéresséàcequ’ilpensaitouàcequ’ilressentait.Sesrêvesétaientdemeurésinviolés.

À l’inverse, lanouvelleduchessedeKittridgedésiraitconnaîtrechaque facettedesapersonnalité.Comme s’il était une horloge qu’elle entendait démonter pièce par pièce pour tenter de comprendrecommentellefonctionnait–maissansêtrecapable,ensuite,delaremonter.

Jeredavaiteubienraisondepenserqu’uneépousedevaitêtretenueàdistance.Lasienne,entoutcas,neluiapportaitquesoucisetdésagréments.

Sans compter qu’elle n’avait rien d’extraordinaire, physiquement. Elle était jolie, oui, mais pasexceptionnelle.Maisalors,pourquoisesouvenait-ilavecautantdeprécisiondeleurdernièreétreinte?

Qu’elleailleaudiable!Jereds’envoulaitdel’avoirépousée.Elleluicompliquaitinutilementlavie.Pour ça, c’était bien une femme ! Indiscrète, curieuse, obstinée, contradictoire.Dire que tout allait sibien, avant ! Jered avait ses amis, sesmaîtresses, sa petite vie londonienne. Il n’avait besoin de riend’autre,etcertainementpasd’unefemmequi luicriaitdessusau théâtreetqui lui lançaitdesvasesdeChineàlafigure.Et,pireencore,quisesoûlaitavecsamaîtresse.

C’étaitterminé,sejura-t-il,bienrésoluàinverserlavapeur.Tessaavaitpeut-êtremenésesparentspar leboutdunez,mais Jered refusaitde la laisserdiriger sonexistence.Uneépouseétaitdestinéeàresterdans l’ombreetdans lasoumission.Enaucuncasellenedevaitdonner l’impressionquec’étaitellequiportaitlaculotte.

Unesolutionauraitétédeluifairel’amoursansdiscontinuer.Elleauraitétésibienoccupéeàgémiret à crier de plaisir qu’elle n’aurait plus eu le temps de parler, ni de poser de questions.Mais Jeredn’avaitpasenviedetombersibas.Autantilétaitprêtàtémoignersesardeursàunemaîtresse,autantilrépugnaitàs’enticherd’uneépouse.

Illevalesyeuxversleciel,observant,parlesfenêtresdelacabine,lesmouettesquidansaientleurballetdansleciel.

Page 100: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

20

Il est toujours plus avantageux d’être vu en compagnie d’une duchesse que d’une jeune fille àmarier, oumême d’une épouse sans expérience, songeait Tessa en voyant le nombre d’inconnus quil’entouraient. En peu de temps, elle avait acquis la réputation sulfureuse de quelqu’un qui parlaitlibrement, sans prendre de gants.Mais cela ne lui portait pas tort, bien au contraire. À présent, dèsqu’elledisaitquelquechosed’unpeuoutré,unemoitiédel’assistances’esclaffaitjoyeusementtandisquel’autremoitié,nesachanttropcommentréagir,esquissaitunsourireincertain.

Toutlemonde,enrevanche,s’accordaitpourluipardonnersesécarts,étantdonnéqu’elleavaitfaitun beaumariage. Sa situation, de ce point de vue, avait bien changé. Un an plus tôt, au cours d’uneréceptionsemblableàcelle-ci,Tessas’étaitattirélaréprobationgénéraleenvoulantconnaîtrelesdétailsduvoyagedeM.DevoncourtenInde.Plusieursgentlemenluiavaientclairementfaitcomprendrequ’unefemmeconvenableavaitlasagessed’évitercertainssujetsdeconversation.Helena,heureusement,étaitvenueàsonsecours.MaisTessan’arrivaittoujourspasàcomprendrepourquoilesfemmesdevaientsecontenterdeparlerdelapluieetdubeautemps.

Quelqu’uns’esclaffa,et le résonnement joyeuxdece rire lachiffonna.Elleauraitpréféréque toussoientaccablésdetristesse–pours’harmoniseravecsaproprehumeur.Maiselles’obligeaitàsourireàtous ceux qui lui étaient présentés, gratifiant chacun d’un petit mot gentil, alors que ces vautours lafixaientdesyeuxcommes’ilsvoulaientpercersonâme.Enréalité,leurregardétaitsurtoutattiréparlesdiamantsMandeville,qu’elleportaitàsoncou,etdontl’éclatrivalisaitavecceluideslustres.Pourquoiaccordait-on autant de valeurs à ces petites pierres ? Elles étaientmagnifiques, certes,mais enfin, cen’étaient que des pierres. D’ailleurs, Tessa aurait bien aimé savoir d’où provenaient les diamants.Comment se formaient-ils ? La jeune femme porta une main à son cou pour les soupeser, sourit unedernièrefoisets’extirpadugroupequil’entourait.

Pourquoiétait-ellevenuelà?Parcequ’ellen’enpouvaitplusderesterconfinéedanscettedemeurelondonienne,oùellesouffraitd’unesolitudeatroce,dansunsilencesépulcral.Sesfrères,sibruyants,luimanquaient. Son père lui manquait.Même lorsqu’il était très occupé, il prenait toujours le temps depasser unmoment avec elle.Même samère luimanquait,mais ça,Tessa ne l’aurait jamais reconnu àhautevoix.Safamillel’aimait.Tenaitàelle.Elleavaitconnuauprèsdessiensunbonheursimple,quiluisemblaitdésormaisbienloin.

Unefemmemariéeavaitledroitdesortirdechezelle.Cesoir,lesWhitsunddonnaientunefêtedansleurpropriétéunpeuàl’écartdelaville–oh,pastrèsloin:letrajet,envoiture,duraitàpeineplusd’unquart d’heure. Tessa s’était dit que cela lui ferait du bien de voir du monde et de participer à desconversations, plutôt que de se parler à elle-même.Mais, bien sûr, même en dehors de Londres, lespréoccupations de la bonne société restaient lesmêmes qu’en ville.La plupart des invités préféraient

Page 101: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

échangerdesragotsoucommenterlabonnefortunedunouveaucomtedeWhitsund,toutrécemmentanobliparleroi,plutôtqued’échangerdesidéesphilosophiques.

La jeune femme s’éclipsa discrètement par l’une des portes-fenêtres qui donnaient sur la terrasse,pourprendreunpeu l’air.Quelquescouplesdéambulaient le longde labalustrade.Lesplusaudacieuxdescendaientmêmedanslejardin.

L’entrée de celui-ci était gardée par deux superbes griffons en granit. Les hanches dressées et lesailesàmoitiédéployées,ilssemblaientsurlepointdes’envoler.Tessacaressa,desamaingantée,lesplumesdel’unedesstatues.

Jeredétait-ilretournéchezsamaîtresse?Était-cepourcelaqu’ilavaitdésertélamaisondepuisprèsd’une semaine ? Ces questions la taraudaient interminablement. Elle ferma les yeux, pour ne pas sereprésentersonmari,nu,danslesbrasd’uneautrefemme.

ChaquejourquipassaitluirendaitKittridgeplusaccueillant.Un soudain brouhaha, dans la salle de bal, la tira de ses rêveries. Elle se retourna. La foule des

invités semblait s’être scindée en deux pour laisser passer un important personnage. Un duc,probablement.

Etpasn’importequelduc.C’étaitcommesiTessal’avaitconvoquémentalement.Àl’instantoùJeredl’aperçut,letempssembla

sefiger.Tessaseretournaverslejardin,pourmasquersonémotion.Soncœurbattaitlachamade.Ellesentit

Jereds’approcherd’ellesurlaterrasse.—Whitsundabienchoisisonblason, tune trouvespas?ditcettevoixqu’elleneconnaissaitque

tropbien,etquihantaitsesrêves.Elleseretourna.Ilétaitlà,devantelle,toutdenoirvêtu,commeàsonhabitude,lorsqu’ilsortaitla

nuit–satenuedeprédateur.Tessaneputs’empêcherdeletrouversuperbe.—Legriffonestunefigurelégendaire,àtêted’aigleetailesassorties,suruncorpsdelion,précisa-t-

il.Onracontequ’iltiresesoriginesdelaPerseantique.—Jesaisqu’ilsymboliselaforceetlavigilance.Maispourquoi?—ParcequelaPerseantiqueétaitunroyaumeviolent.Sesroiss’entre-tuaientfréquemment.— Je trouverais terrible d’ôter la vie à quelqu’un. J’ai l’impression que la culpabilité me

poursuivraitpourlerestantdemesjours.—Vraiment,Tessa,j’aidumalàsuivrelecoursdetespensées.J’ail’impressionquetupassessans

cessed’unsujetàunautre.—C’estsimplementquebeaucoupdechosesm’intéressent,Jered.Penses-tuquelacuriositésoitune

mauvaisechose?—Non.Jecroisd’ailleursl’avoirmoi-mêmeencouragée.Tessas’écartadelui.Maisellen’avaitpasbeaucoupd’endroitsoùaller.Sielledescendaitdansle

jardin, elle dérangerait les amoureux qui s’y étaient réfugiés. La salle de bal était bondée, et tropbruyante.Àlamaison,alors?Non,retrouverlasolitudedesachambreseraitlapiredessolutions.

—Oùvas-tu?luidemandaJeredavecunsourire,maissavoixétaitglaciale.Meprépares-tuencoreunescène?

—J’allaisretournerdanslasalledebal.Celavalaitencoremieuxquederestersurcetteterrasse,oùellefiniraitparseridiculiserenposant

laquestionquiluibrûlaitleslèvres:«Étais-tuavecuneautrefemme,Jered?»—C’estétrange,maisj’aieul’impressionquebeaucoupd’invitésétaientheureuxdemevoirarriver.

Page 102: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Ilsétaientimpatientsdepouvoirmédiredetoi.Ilss’inclinentrespectueusementsurtonpassage,maischuchotentdanstondos.

Leurcoupleétait,àl’évidence,lesujetd’innombrablesspéculations,àenjugerparlesdizainesdepairesd’yeuxbraquéesdansleurdirection.

Jeredbalayal’assistanceduregard.—Ilyenapeu,ici,quej’aimeraisavoirpouramis.—C’estàcroirequ’ilspassentleurtempsàparlerdesautres.Ilhaussalesépaules.—Jesupposequecelalesaideàsupporterleurexistence.—Cenesontpourtantpaslesactivitésquimanquent!Ilspourraientlire,assisteràdesspectacles,au

lieudeperdreleurssoiréesàcolporterdesragots.—Attention,Tessa.Tuvasfinirparleurressembler,àmédireainsi.—Danscecas,Jered,dis-moiquelleestlameilleuremanièredetraitercesmalotrus.—Ignore-les,toutsimplement.—Etcelasuffirapourqu’ilss’éloignent?Jedoutequecesoitaussisimple.—Essaie,Tessa,ettuverrasbien,répliqua-t-il.Crois-enmonexpérience:ilestsouventpréférable

depratiquerl’indifférenceplutôtquedevouloirtoutcontrôler.Et,s’inclinantcérémonieusement,ilajouta:—Maintenant, si tuveuxbienm’excuser, j’aiprévude finir la soiréeavecdesamisautourd’une

partiedecartes.La lumière prodiguée par les lustres projetait des ombres sur son visage, si bien queTessa avait

l’impressiond’êtreconfrontéeauxdeuxfacesd’unmêmehomme.Et,àcetinstantprécis,c’étaitlafaceglacialequil’emportait.

—Sijecomprendsbien,Jered,tuasdécidédem’ignorer,dansl’espoirquejem’éloigneraidemonproprechef?

C’étaitévidemmentlegenredequestionquin’appelaitpasderéponse.Jeredtournalestalonssansunmotets’éloigna.

—Pourriez-vousappelermavoiture,s’ilvousplaît?demandaTessaàunvaletenlivréedebrocart.Sa perruque était si poudrée qu’un nuage s’en échappait à chacun de sesmouvements. Le voyant

s’inclinerrespectueusement,lajeunefemmes’empressadereculer.Parchance,lapoudren’étaitplusàlamode, sauf dans des soirées comme celle-ci, où le nouveau comte deWhitsund cherchait par tous lesmoyensàimpressionnersesinvités.

—LeducdeKittridgeest-ilparti?— Il y amoinsde cinqminutes,VotreGrâce.Voulez-vousque j’envoie un coursier intercepter sa

voiture?Tessasecoualatêteetattenditsonpropreattelage.C’était là un autre avantage d’être duchesse. Les questions d’argent étaient souvent au cœur des

conversations de la bonne société. Les deux saisons de Tessa avaient d’ailleurs été émaillées depréoccupationstrèsterreàterre,etpasdutoutromantiques.Etilenallaitdemêmepourtouteslesjeunesfilles à marier : leurs parents cherchaient tous à évaluer le degré de richesse de leurs différentsprétendants. À défaut de pouvoirmesurer exactement une fortune, il existait dumoins une échelle devaleursquipermettaitdes’en faireune idée.Unprétendantétait jugéacceptables’ilavaitunevoiturefermée,atteléedequatrechevaux.Sanotemontaitd’uncrans’ilpouvaitsetarguerdeposséder,enoutre,unlandauetunphaéton.Et ilétaitconsidérécommeCrésusdès lorsqu’ilétaitenmesured’alignerun

Page 103: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

landau,unphaéton,deuxvoituresferméesetsuffisammentdechevauxdanssonécuriepourutilisertousces véhicules en même temps. Le duc de Kittridge satisfaisait à cette exigence, et même au-delà.L’avantage,pourTessa,c’étaitqu’ellen’avaitpasbesoind’attendrequeJeredenaitfiniavecsavoiture:elledisposaitdesonproprevéhiculepourrentreràlamaison.

La jeune femme s’installa sur la banquette. Avant que le valet ne referme la portière, elle luidemanda:

—Oùiriez-vous,dansLondres,sivousdésiriezpasserunesoiréededébauche?Levaletclignalesyeux.—Jevousdemandepardon,VotreGrâce?Leslanternesaccrochéesàl’arrièredelavoiturepermettaientdevoirqu’ilavaitrougi.—Sivousvouliezvousamuserunpeu,oùiriez-vous?insistaTessa.Levalets’éclaircitlavoix.—Cenesontpaslesendroitsquimanquent,VotreGrâce.—Alors,précisons:oùiriez-vousjouerauxcartes?Ilsourit–sonsourireétaitcharmant.—Sij’étaisunaristocrate?—Imaginezquevoussoyezduc.Levalethochalatête.—Danscecas,jenevoisquetroisétablissementsàvousrecommander,VotreGrâce.Ilnommalestroislieux,etTessaluidemandadefournirlesadressesaucocher.

—Oùdiableétais-tupassée?Lemajordome,quiavaitouvertlaported’entrée,s’inclinasurlepassagedeTessa,avantderefermer

lebattantetdedisparaîtreprudemmentdanslapénombred’unrecoinduvestibule.Tessatirasursesgantspourlesôter,cequiserévéladélicat,carellelesportaitdepuistantd’heures

qu’ilssemblaients’êtrecollésàsapeau.Àsagauchese trouvait legrandsalon ;àsadroite, lecouloirmenantvers lescuisines, l’officeet

l’escalierdeservice.Faceàelle,legrandescalierconduisantauxétages–aupremierétage,lespiècesderéception;audeuxièmeétage,lesappartementsprivés.Aurez-de-chaussée,unautrecouloirmenaitàl’antichambrequidesservaitlebureaudeJered,labibliothèqueetunepetitesalleàmanger.L’ensembleconstituaitunedemeureravissante,cossue,décoréeavecgoûtetrempliedebibelotshorsdeprix.

SonpropriétairesedressaitàdixpasdeTessaetladévisageaitsévèrement,commesielleétaituneintruse. Sa question, du reste, posée d’une voix glaciale, suffisait à donner une idée de sa mauvaisehumeur.

—Jecommenceàconfondrelejouretlanuit,réponditTessa.Jen’aipasdutoutsommeil,alorsqu’ilestpourtant3heuresdumatin.Crois-tuquecesoitnormal?

Jered s’approcha d’un pas. Il était toujours habillé –mais, seule concession à l’heure tardive, ils’était débarrassé de sa veste. Pour le reste, il était fidèle à lui-même : un bel homme, dans toute savirilité,avecunvisagequiauraitfaitsepâmern’importequelsculpteur.

Voyantqu’ilnesedécidaitpasàsourire,Tessasoupira.—Jeveuxbienrépondreàtaquestion,Jered.Maisrépondsd’abordàlamienne:oùétais-tu,toute

cettesemaine?Lesyeuxdesonmarilançaientdeséclairs.L’oragemenaçait.—J’étaisàmonchantiernaval,pourinspecterlestravaux,situveuxtoutsavoir.Tessanes’attendaitpasàcetteréponse.Elleenéprouvaunimmensesoulagement.

Page 104: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Jet’aicherchépartout,confessa-t-elle.—Tum’ascherché?répéta-t-il,commes’ilavaitdumalàlacroire.—Oui.—Etoùm’as-tucherché?Tessapréféraluiavouerlavérité.—J’aibienpeurd’avoirajoutéàtaréputation,dit-elle.—Explique-toi.Savoixétaitglaciale,sontoncoupant.La jeune femme se dirigea vers l’escalier. D’unemain, elle souleva ses jupes, pour monter plus

facilement.Del’autre–desamainquitenaittoujourssesgants–,elles’accrochaàlarampe.—Jepensequetuvasentendreparlerd’unemystérieusefemmequitecherchaitdanstesclubsdejeu

préférés.Ellenommachaqueétablissement.Jeredseraiditàmesurequ’elleparlait.Tessan’osaitplussoutenir

sonregard:ellecontemplaitlesol.Maissonmarineposaplusd’autresquestions.—JenesuispasNoémie,Tessa,dit-ilsimplement.La jeune femme essaya de déchiffrer son expression, mais il cachait toujours aussi bien ses

sentiments.—Encequimeconcerne,jecrainsd’êtretoujoursRuth,répliqua-t-elle.Là-dessus,ellegravitl’escalier,sansunregardenarrière.

Page 105: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

21

—C’estunegentillefille,quiferatafierté.Elleestintelligente,enbonnesanté.Tunepourraispasrêverd’unemeilleureépouse.

Jeredruminaitencoreetencorelesparolesdesononcle.Etd’autrescommentairesdumêmeordre.Pauline,quisavaitcommepersonnejaugerlapersonnalitédeceuxquil’approchaient,n’avaitrientrouvéàdiresurTessa,sinonqu’elleétaitune«charmanteenfant».Enréalité,sonépousen’avaitriend’uneenfant.Etpourcequiétaitd’êtrecharmante…Ilauraitfalluqu’elleperdecettesatanéehabitudedeposersanscessedesquestions,àproposdetoutetden’importequoi!

Labonnesociéténerespectaitjamaislarèglequivoulaitque,sivousn’aviezriendeplaisantàdiresurquelqu’un,mieuxvalaitgarderlesilenceàsonsujet.EtTessaavait,avecunebelleconstance,donnédugrainàmoudreauxharpiesquipassaientleurtempsàcolporterdesragots.ElleavaitcriésurJeredenplein théâtre, et elle l’avait suivi à travers la ville commeun chiot abandonné. Jered n’aurait pas étéétonné d’apprendre que son épouse était devenue le principal sujet de conversation du Tout-Londres.Mais,biensûr,personnen’avaitencoreeulecouragedeleluiavouer.

Malgrétout,Tessasepermettaitleluxedeletraiterdehaut.Jeredcommençadegravir l’escalierd’unpaslent.SiTessaétaituneflamme,ilétait leproverbial

papillondenuit.Ilmarchajusqu’àlaportedelajeunefemme,hésitauninstantet,finalement,rebroussacheminpourpénétrerd’aborddanssespropresappartements.Là,ilsedirigeatoutdroitverslaportequiséparait leursdeuxchambreset l’ouvritsansfrapper.Ilestimaitqu’iln’avaitpasbesoindes’annoncerpourentrerchezsafemme.

Tessasetournaverslui.Elleétaitseule.Sacaméristen’étaitvisiblenullepart.Elleavait revêtuunechemisedenuitensoiequinecachaitpasgrand-chosedesonanatomie.Ses

seinssepressaientcontrel’étoffe,commes’ilscherchaientàtestersasolidité,etsesmamelonsformaientdeuxprotubérancesdélectables,queJeredavaittrèsenviedesucer–mêmeàtraverslasoie.Maisilsecontenta de s’approcher de la jeune femmeet de tendre le bras pour lui caresser le sein gauche.Elletressaillitlégèrement,sanspourtants’écarter.

—Tessa?Elle posa les deuxmains sur ses épaules, de part et d’autre de son cou. Il n’en profita pas pour

l’embrasser, mais resta parfaitement immobile, à s’enivrer de son parfum chargé de lavande, secontentantdesavourercemoment.

—Oui,répondit-ellefinalement,etcesimplemotluiparutavoirétédétachéauciseaud’unblocdegranit,tantelleavaitmisdetempsàleprononcer.

Jeredvoulutseressaisir,échapperausortilègequileclouaitici.Uneépousen’étaitpascenséeêtredésiréeavecautantdeforce. Ilauraitpréféréqu’elle luidisenon,voirequ’elle luidemandedepartir.

Page 106: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Maisellenesecomportaitpasenépouse.Son«oui»étaitdiablementtentateur.Tessaétaitcommeunebougiealluméedanslanuitnoire.Elleétaitfaitepourêtrerespectée,révérée,

etnondésiréebestialement.Jerednedevaitpasoublierqu’elleseraitlamèredesesfutursenfants.Mais,pourqu’elledeviennemère,illuifaudraitlapénétrerencoreetencore.

C’étaitunecorvéebénie,àlaquelleilnesesoustrairaitpas.Sonépouseétaitpiedsnus,etJeredsesurpritàtrouversesorteilsadorables.C’étaitlapremièrefois

qu’iléprouvaitpourunefemmecemélangededésiretd’attendrissement,et ilcompritqu’ilnevoulaitpasseulement laposséderphysiquement–qu’ilnes’ensatisferaitpas.Cettedécouverteavaitpour luiquelquechosedeterrifiant.

Il se décida à l’embrasser. Elle lui ouvrit ses lèvres, sans lamoindre hésitation, sans lamoindreréserve.Leurbaiserfutunbaiserd’amantsdontlescorpsseconnaissaientdéjàparfaitement.

Jeredrompitlepremierleurétreinteets’écartapourcontemplerlajeunefemme.Àcetinstant,ilétaitprêtàcroireàtoutesleshistoiresdemagie,tantilavaitlesentimentd’êtreensorcelé.

Iltournalatêtepoursoufflerlabougie.La lune,dehors,parait lanuitde refletsargentésquis’insinuaientdans lachambreetdonnaientau

décorunpetit airmystérieux,une impressiond’irréalitéencoreaugmentéepar la tensionsensuellequirégnaitdanslapièce.

JeredcaressaitleslèvresdeTessaaveclessiennes,tandisquesesmainscouraientdansledosdelajeune femme. En réponse, elle plaqua une main sur sa nuque : son geste l’incitait manifestement àl’embrasser avec plus de fougue. Jered ne se fit pas prier. Ils s’agrippèrent l’un à l’autre, dans uneétreinteenfiévréequilesfaisaittanguersurleurspiedscommeunbuissonfouettéparlevent.Saufquelevent,ici,étaitundésirféroce,tempéréparunegrandetendresse.

Tessalaissaéchapperunpetitbruitdegorge,unesortedegémissementsifémininetsiprovocantàlafoisqueJeredsentitunfrissonincendiaireluiparcourirlesveines.

LamauditechemisedenuitàmoitiétransparentequeportaitTessadonnaitàleurétreinteuneridiculeapparence de chasteté dont il voulait se débarrasser. Il déshabilla la jeune femme avec des gestesimpatients,presquefébriles,puisillaportasurlelit,toutententantderecouvrerunpeudeself-control,deneplusselaisserentraîner,commelesminutesprécédentes,dansuntourbillonvertigineuxdedésir.

Pourquoiprétendait-onquec’étaientleshommes,lesséducteurs?Jeredsesentaitsouslacoupedusourire,faussementinnocent,deTessa.

Illuicaressaunsein,l’englobanttoutentierdanssalargepaume,sepenchantpourdéposerunbaisersursapointe.Tessatressaillit.Jeredcontinuasescaresses,sansunmot.Lesilence,danslapièce,n’étaittroubléqueparlebruitdeleursrespirations.

Tessaétaitaussidouceàtoucherquedelasoie.Aucunerugositéchezelle,pasmêmeàlapointedeses coudes, et Jered ne se lassait pas d’explorer son corps, tandis que leurs lèvres continuaient àéchangerdesbaisers.Detempsentemps,cependant,Jeredabandonnaitleslèvresdelajeunefemmepourplaquerunbaiserailleurs sur soncorps, commes’ilvoulaity imprimer samarque.En réponse,Tessacambrait les reins,pour luimanifester sondésir. Jeredengrognaitde satisfaction. Il avait enviede ladévoreravec la ferveurcarnivored’unprédateur, tandisqu’elles’offriraità luiavec lasoumissiondel’agneausacrificiel.

Il se lovaàcôtéd’elleet tendit lamainpour luicaresser l’entrejambe.Elle tressaillit légèrement,dansunmouvementdepudeur.Ilyeutuninstantd’hésitation,puisJeredrepritsonexplorationetTessalaissaéchapperunpetitsoupir.

Maislerôledel’agneausacrificielnepouvaitpasluiconvenirlongtemps.Tessan’étaitpaspassivedenature–pasmêmedanscetexercice,encorenouveaupourelle,del’amourcharnel.EllesaisitJered

Page 107: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

parlanuquepourattirersonvisageàelleetluivolerunbaiser.Jeredsourit,amusé,avantdel’embrasserfougueusement.Tessacambralesreins,commepourl’inviteràlapossédersansplusattendre,maisJeredsesatisfaisaitpour l’instantde l’embrasser.Tessasecambraalorsunpeuplus.Et,dansunesuppliquemuette,elleécartalargementlescuisses.

Jeredroulasurelle.Illapénétratrèsdoucement,maisTessal’accueillitavecfièvre:elleplantasesonglesdanssesépaules,aupointqu’ilsedemandas’iln’enressortiraitpasavecdeségratignures.Maiscette préoccupation s’évanouit d’un coup quand il se retrouva enveloppé par la chaleur humide de lajeune femme. Il se retira.Ellegémit deprotestation. Il se renfonça alors en elledeplusbelle, et ellesoupiradecontentement.

Puisleurslèvress’unirentdenouveau.—Tessa,murmuraJered,interrompantleurbaiser.Tessa.Il lapilonnaavecune férocitédominatrice.Elle s’arc-boutaitpourallerà sa rencontre, tandisque

Jeredluiembrassait–luidévorait–lesseins.Ellejouitdansungrandcri,quisechangeaenunlonggémissementplaintif.Jeredlarejoignitdans

l’extase, libérant sa semence avec une sensation nouvelle, faite de plaisir et de tendresse. C’était lapremièrefoisdesaviequ’ilressentaitainsiledésirdedomineretdeprotégerenmêmetemps.

Etcelal’inquiétaitbeaucoup.

Page 108: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

22

Quand lemajordome annonça la visiteuse, Tessa commença par soupirer, avant de se lever pouraccueillirsamèreetl’embrassersurlajoue.

Helenaôtasesgantsenladévisageantcommeunelionnesurladéfensive.—Ehbien?dit-elle.— J’imagine que vous êtes au courant, répondit Tessa. Jem’étonnemême que vous ne soyez pas

venueplustôt.Ellefitsigneàunesoubrettedeleurapporterduthé.La jeune femme s’émerveillait d’être entourée de domestiques qui savaient obéir au moindre

mouvement de tête, interpréter un simple geste de la main. Ils semblaient capables de deviner sesintentions avant même qu’elle ne les manifeste. C’était un autre des avantages qu’il y avait à êtreduchesse.

—Tonpèreétaitsouffrant,expliquaHelena.CommeTessas’inquiétaitdéjà,samères’empressadepréciser:—Ilavaitprisfroid,maisilvabeaucoupmieux.Celadit,jeneseraispasétonnéequelanouvellede

tesmésaventuresn’ait retardé saguérison.Ouprovoqué samaladie.Comment as-tupu te conduiredemanièreaussiéhontéeenpublic,Tessa?Figure-toiquetonpèrel’avaitapprisavantmoi.

—Etilauraitpréférénepasvouslerépéter,devinaTessa.Elle s’assit. C’était pire qu’elle ne l’avait craint. Sa mère détestait que son mari essaie de la

protéger.Tessal’avaitmaintesfoisentenduedirequ’elleavaitmisaumondeseptenfantssanssonaideetqu’elleétaitassezgrandepourdirigersavie touteseule.Sonpère,nesachant jamaisquoi répliqueràcela,jetaitalorsàTessaunregardd’impuissance.

—Tuasunedrôledemine,repritHelena.Lemariagenesembledécidémentpasteréussir.Quandjepensequetuprofèresmaintenantdeshorreursenpublic!

—Pourmadéfense,mère,jevousrappelleraiqueleroiHenriVIIIétaitréputé,luiaussi,poursonfranc-parler.

— Jememoque de savoir ce que pouvait direHenriVIII. Tu n’as pas été élevée de cette façon,Tessa.Ettedonnerenspectacledansunthéâtre,enplus!

—Aumoins,cen’étaitpasunemaisondepasse,objectaTessa.Ellesegarda,biensûr,d’ajouterqu’elles’étaitrenduedansl’undecesétablissements.Ellepréférait

quesamèrecontinueàignorercertainsdétailsdesavie.—CecilyCrawfordn’osepasmeregarderdanslesyeux,repritHelena.EtDeniseestencoreaulit.Tessa était convaincue qu’il fallait d’abord en blâmer le froid de ces derniers jours. L’aînée des

sœursCrawfordavaitdépassélasoixantaine.Maiscelaaussi,ellesegardadeledireàsamère.

Page 109: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Etjeparieraisquetunedorspasassez,poursuivitHelena.Tuasdescernessouslesyeux.Tessa s’obligea à ne pas soupirer trop lourdement.Heureusement,Michaels apparut fort à propos

aveclechariotà thé.Tessaluidécochaungrandsourirequiparut ledéstabiliserquelquepeu.Mais ilplaçalechariotdevantlatablebasseetressortit,sansunmot,decettedémarchesilencieusecommuneàtouslesdomestiquesauservicedeJered.

—CommentvaHarry?—Trèsbien.—Etlesautres?Stephen?Robert?Alan?—Tout lemonde va très bien.Y comprisMichael et James.Aucun de tes six frères n’a commis

d’actesusceptibledejeterl’opprobresurlafamille.Jedoist’avouerquetum’asbeaucoupdéçue,Tessa.Cettehistoireestextrêmementdéplaisante.

Tessaservitlethéettenditunetasseàsamère.Puisellesouritetluipassal’assiettedepetits-fours.Etsouritencore.Elleauraitaiméavoirunverredebrandyàsadisposition.Cetteentrevueavecsamèreauraitétéplusfacileàsupportersielleavaitétéunpeupompette.Enplus,ellesupportaitapparemmentassezbienl’alcool.Ellen’avaitmêmepaseulamigraine,aulendemaindesavisiteàlamaîtressedesonmari–toutjustelasensationd’avoirunepetitebarreaumilieudufront.

—Qu’enpensepapa?—Ilagrommeléqu’il fallait s’attendreà tout,de lapartd’une fillequiagrandiaumilieudesix

garçons.Saréactionm’arenduefolle.Tessasouritencore.Samèrefronçalessourcils.—Quevoulez-vousquejevousdise,mère?—Qu’àl’avenir,tusaurasmieuxtesouvenirdetonéducationetdelapositiondetonpèredansle

monde, et que tu ne te comporteras plus demanière à prêter le flanc aux pires ragots.Même si tu esdésormaisuneMandeville,turestesavanttoutuneAstley.J’aimeraisquetunel’oubliespas.

Satiradeterminée,samèresereculacontrelescoussinsdesonfauteuiletsourit.

—Jepréféreraisnepastelaisserseule,c’estplusprudent,déclaraJered,cesoir-là,alorsqu’ilsecontemplaitdanslaglace.

Tessa n’avait jamais beaucoup aiméqu’on se charge de l’habiller, et sonmariage n’avait fait querenforcercetterépugnance.Desdomestiquesentraientetsortaientdelachambresansparaîtresesoucierqu’elle soit ounon àmoitiédévêtue.Avantdemontrer son corps àun inconnu,Tessa aurait aumoinsvouluconnaîtresonnom.

Sonmari,enrevanche,nesemblaitpasdutoutseformaliserdecemanqued’intimité.Ilsecomportaitcomme si les domestiques n’étaient tout simplement pas là. Il fallait dire qu’ils se montraient tousextrêmementsilencieux.Pasunbruit.Pasunmot.Desfantômesn’auraientpasétéplusdiscrets.

Toussecomportaientégalementaveclaplusgrandesobriétédansleursmanières.Mary,lacaméristedeTessa, avait confié un jour à celle-ci son inclinationpour l’undes valets,mais elle n’en avait pasreparlédepuis,commesielleregrettaitd’avoirététropbavarde.

JeredfitsigneàChalmersqu’ilétaitsatisfaitdesatoiletteetqu’ilpouvaitseretirer.—Autantquetuviennesavecmoi,Tessa,repritJered,dèsquelaportesefutreferméesurlevalet.

Detoutefaçon,sijenet’invitepas,tut’arrangeraspourmesuivre.Tessacroisafurtivementsonregarddanslaglace,avantdedétournerlesyeux.Toute timidité aurait dû disparaître entre eux, surtout après leur étreinte de la nuit précédente.

Pourtant, ils semblaient plusmal à l’aise, l’un envers l’autre, que jamais.Comme si ce qu’ils avaient

Page 110: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

partagédansl’intimitédeleurlit–etdansl’obscurité–étaitniéàlalumièredujour.Pourunpeu,TessaauraitmêmepenséqueJeredétaitfurieuxcontreelle.

Pourquoi ? Parce qu’elle s’était complètement abandonnée dans ses bras ? Parce qu’il lui avaitmurmuré des mots tendres, presque amoureux ? Cette nuit-là, pour la première fois, Tessa avaitcommencéàcroirequ’iln’étaitpasimpossiblequeJereddeviennel’hommedontelleavaittoujoursrêvé.

—Alors?insista-t-il.Viens-tu,ouiounon?Ils’emparadesacannedemarche.Iln’enavaitpasbesoin,biensûr–àl’inversedesononcle,qui

souffraitdecrisesdegoutte–,maisc’étaitsansdouteunecoquetteriedueàsonrang.Tessaletrouvaitunpeu ridicule, avec cette canne qui donnait, chez lui, l’impression de n’être qu’un accessoire de lapanopliedel’aristocratedépravé.Elleleconnaissaitsuffisammentbien,àprésent,poursavoirque,sousl’imagedenobledissoluqu’ilprésentaitaumonde,secachaitunepersonnalitédigned’admiration.

—Oùcela?demanda-t-elle.Illafixaduregard,sansfroideurnidédain,maisavecuneintensitéquilasurprit.Elledétournade

nouveaulesyeux,frustréedesesentircommeuneenfantpriseenfaute.Saufqu’ellen’étaitplusuneenfant.Etqu’ellerefusaitqu’onlatraitecommetelle.—Oùcela?répéta-t-elled’unevoixplusimpérieuse.Ilsourit,etTessasedemandasielleavaiteuraisondesemontreraussiarrogante.

Laréponsepritlaformed’unetaverneprochedesquais,dontlaclientèle,quoiquetrèsvariée,avait

peudechancesd’êtreadmisedanslabonnesociété.Tessadescenditdevoitureets’accrochaaubrasdeJered.Deshommesétaientadossésàlafaçade

del’immeuble.Probablementdesvétérans,carplusieursétaientamputésd’unmembre–brasoujambe–,quand ils n’avaient pas perdu unœil, voire les deux.L’un d’eux demanda bruyamment la charité à lajeunefemme.TessalâchalebrasdeJered,ouvritsonréticuleetluitenditquelquespièces.

Jeredlatirasansménagementparlecoude.—Neleurdonnepasd’argent,Tessa,sinonilsnetelaisserontpastranquille.—Cethommeaperduunbras,Jered.Tupourraisquandmêmeluitémoignerunpeudecompassion!—Manchotoupas,ilestivre.Etilauraperdusonbrasdansquelqueforfait.Nelevoispasd’unœil

romantique,Tessa.—Toi,c’estpire,tunelevoispasdutout.Ils’immobilisatoutnet.—Tumetaxesd’égoïsme,maintenant?Etquecritiqueras-tu, lasemaineprochaine?Mafaçonde

m’habiller?Mamanièredemeteniràtable?Dois-jem’estimerchanceuxquetunem’inspectespastouslesmatinspourt’assurerquej’aibienchangédesous-vêtements?

—Sijetecritique,c’estuniquementparcequejeveuxcequ’ilyademieuxpourtoi,Jered.—Maisdequeldroittepermets-tudemecritiquer?N’as-tudoncaucundéfaut,pourt’intéresseràce

pointauxmiens?Quit’adésignéepourêtrelagardiennedemaconscience,Tessa?Tuneveuxpascequ’ilyademieuxpourmoi,tusouhaitesquejedeviennequelqu’unquetuaurasforgédepiedencap.

Il l’avait agrippéepar les épaules et la serrait, comme s’il se retenait de commettreungesteplusviolent.

— Je ne désire pas te changer, Jered, réponditTessa, baissant les yeux. J’aimerais simplement tecomprendre.

—Etpourquoidonc?Quejesache,celanefaitpaspartiedetesdevoirsd’épouse.J’étaislà,quandtuasprononcétesvœux.Jem’ensouviendrais,situl’avaismentionné.

Page 111: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Puisquetuparlesdenosvœux,Jered,n’oubliepasquenoussommesmariéspourlemeilleuretpourlepire.Etdois-jeterappelerquelesdeuxépouxsedoiventmutuellementrespectetfidélité?

Sonmarineréponditrienàcela.Ilsecontentadelarelâcheretdes’engouffrerdanslataverne.Tessan’eutpasd’autrechoixquedelesuivre.

À l’intérieur, il n’y avait ni tapis moelleux, ni lustres de cristal, ni orchestre de chambre. S’ils’agissaitd’unclubdejeu,ilneressemblaitpasdutoutàceuxdanslesquelsTessaétaitdéjàentrée.Cetendroitétaitmanifestementleplusmalfaméqu’elleaitvudesavie.

Lagrande salle empestait le tabacet lepoisson frit. Ilyavaitd’autres femmes–plusieurs étaientassisessurlesgenouxdesclients–,maisTessaétaitassurémentlaseuleàêtreaussirichementvêtue.LarobequeJeredluiavaitdemandédeporterétaitensoiebleusaphir,rehausséedebroderiesd’or,avecundécolletéquiplongeaittrèsbasentresesseins.Unetellerobeauraitétépartoutconsidéréecommeétantàladernièremode,maiselleétaitbeaucouptrophabilléepourunendroitpareil.Desdizainesdepairesd’yeuxs’étaientrivéessurelle.

EllesuivitJereddansunealcôveséparéedelagrandesalleparunsimplerideau.Troishommess’ytrouvaientdéjà,quiparaissaientattendreavecimpatience.L’un,moustachuettrèsbeaudevisage,détaillaTessadespiedsàlatête.Ilsemblaitlittéralementladéshabillerduregard,bienquesonattitudefûtplutôtdédaigneuse.Lajeunefemmetentadeserapprocherdesonmari,maisJeredretiralamainqu’elleavaitposéesursonbras.Songesteétaitsanséquivoque:Tessanedevaitpascomptersursonaide,et ilsemoquaitbienqu’ellecommençâtàregretterdenepasêtrerestéetranquillementàlamaisoncesoir.

La jeune femmes’étaitpuérilement réjouiequesonmari luiaitproposéde l’accompagner.Ellesereprochaitmaintenant sanaïveté.Àaucunmoment Jeredn’avait souhaité saprésenceà sescôtés.Elleauraitdûlecomprendreplustôt–àlafaçondontill’avaitregardéedanslavoiture,parexemple,ouàcettedisputequ’ilsvenaienttoutjusted’avoir,devantlataverne.

Tessavoyaitclairdanssonjeu,àprésent.Jeredn’avaitpasencoreréussiàlachoquermais,detouteévidence, il n’avaitpas renoncéàyparvenir. Il voulait ladégoûterde sa compagnie, aupointqu’ellepréféreraitretournerd’elle-mêmeàKittridgeplutôtqued’avoiràlecôtoyerpluslongtemps.Sonépousen’étaitpascenséebafouerlesrèglesqu’ilavaitétablies,etcesrèglesprescrivaientqu’ellenedevaitpasintervenirdanssesrapportsavecsamaîtresse,nicritiquersesamis,sesdivertissementsoulafaçondontildépensaitsonargent.End’autres termes,ellenedevaitaucunementsemêlerde l’existencedeJeredAlexanderMandeville.

Uneserveuseapparut,avecunplateauchargédepintesdebière.ElleendéposaunedevantJered,puisseredressaetluisourit.Elleétaitjeune,assezjolie,avecdescheveuxnoirsbouclésetdeslèvrespassées au rouge. Sa robe bleue, de confection très simple, tombait jusqu’à ses chevilles, mais elleréussissaitleprodigedelaisserdevinerlamoindredesescourbes.Lecorsage,quimoulaitsapoitrine,n’était attaché que par un petit ruban.Ses yeux, alors qu’elle regardait Jered, contenaient une invite àpeine dissimulée. Elle se pencha vers lui et lui murmura quelque chose qui le fit sourire. Dans sonmouvement,sesseinsjaillirentpresquedeleurprisondetissu.

Jereddéfit lerubanquiretenaitsoncorsageet libéraunseinrond,dont ilcaressa lapointebrune,souslesrirescomplicesdesescompagnons.Laservantecontinuadesourire,avantd’écartersamainetderefermersoncorsage.

Jerednetournamêmepaslatêtepours’assurerqueTessaavaitsuivilascène.

Mêmelescartessentaientmauvais.L’odeurquiflottaitdanslasalleavaitquelquechosed’écœurant,commesiquelqu’unavaitvaporisé

un parfum capiteux dans l’espoir demasquer la puanteur ambiante. Et tout ce que touchait Jered était

Page 112: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

poisseux.Aufildesannées,lapoussièreetlagraisses’étaientaccumuléessurlestablesetleschaises.Cette taverne n’était pas son cercle de jeu préféré, loin de là, mais c’était assurément l’un des

endroits les plus fascinants de la capitale. Ici, les joueurs trichaient rarement, car ils savaient qu’ilsrisquaientdefiniraufonddelaTamise,unpoignardfichédanslapoitrine.Iln’endemeuraitpasmoinsque la plupart d’entre eux détestaient perdre, ce qui ajoutait du piment à chaque partie. Jered, lui, sesouciaitpeudeperdre.Mais,engénéral,ilgagnait.Quoiqu’ilensoit,iltrouvaitplusexcitantdejoueravecdespartenairesquin’accordaientpasgrandprixàlaviedeleursadversaires.

Il coula un regard discret en direction de son épouse. Tessa semblait décomposée – c’étaitprécisémentlebutqu’ilavaitrecherchéenl’amenantici.

L’undesescompagnonsluiproposaunepartiedevingt-et-un.Ilacceptaaussitôt,d’unsignedetête.C’étaitunjeuassezsimple,quinerequéraitpasunegrandeconcentration.

Tessaparaissaitégalementépuisée,cequin’avaitriend’étonnant.Jeredsouritimperceptiblementausouvenirdeleurétreintedelanuit.IlrevoyaitTessacambréesouslui,commesielleétaitunarcetluil’archerqui…

Bonsang!PlusviteelleretourneraitàKittridge,mieuxcelavaudrait.Jered s’obligeaàchasser la jeune femmede sonespritpour seconcentrer sur le jeu. Il se rendait

compte, un peu tard, qu’il était en train de perdre lamain. Cette premièremise allait lui coûter centlivres.Unpeucherpayé,pourlesouvenird’ébatsnocturnes.

IlcoulaunautreregardàTessa.Lerideaudel’alcôven’étaitpascomplètementtiré,etsonépouseregardait,lesyeuxécarquillés,unmarin,danslagrandesalle,sucerlesseinsdelacatinassisesursesgenoux.Lafille,unepintedebièreàlamain,riaitàgorgedéployée.

Tessatournalatête.EllecroisaleregarddeJered,etillavitpiquerunfard.Ilreportasonattentionsursescartes–justeàtempspours’apercevoirqu’ilavaitencoreperducentlivres.

Tessaletroublait.Elledevenaittropencombrante.SaplaceétaitdéfinitivementàKittridge,oùelletrouveraitàs’occuperaveclejardinetleursfutursenfants.

Ilperdituneautremanche.Cetteparties’annonçaitruineuse.Déjàtroiscentslivresdevolatilisées,etla soiréeétait loind’être terminée.Heureusement, Jeredn’étaitpasvenu icipourgagner.Unbongainauraitconstituéunagréablebonus,maissavéritablemotivationétaitailleurs.

—Penses-tuêtredéjàenceinte?lança-t-ilàTessa.Lajeunefemmeleregarda,regardasescompagnons,etrougitencore.—Non,répondit-elle.Et, justeaumomentoùJeredsedisaitqu’ellen’ajouterait rien,elleseredressasursonsiègeet le

toisad’unairdédaigneuxquiluirappelasagrand-mère.Celle-ciétaitmortedepuisvingtans,maisc’étaitàcroirequeTessavenaitsubitementd’hériterdesesmanières.

—Unepoulenepeutpaspondred’œufsanslaparticipationducoq,lâcha-t-elle.LescompagnonsdeJeredéclatèrentderire.Ilperditcentlivressupplémentaires.

La nuit s’éternisait. L’atmosphère devenait électrique. Deux bagarres avaient déjà éclaté dans la

grandesalle,etl’unes’étaitterminéeparuncoupdepoignarddansleventredel’undesadversaires.Lavictimeavaitétéemmenéedehors,sansquelesoccupantsdel’alcôvepuissentsavoirsielleétaitvivanteoumorte. Jered ne cessait de perdre de l’argent, ce qui ne lui ressemblait pas. D’ordinaire, il avaittoujours la sagessede s’arrêter à temps, lorsqu’il voyait que la chancene lui souriait pas.Mais cettesoirée,cettetaverne–etcettefemme–avaientuneffetdésastreuxsursonbonsens.

Page 113: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Quandlespectaclecommença,ilcompritqu’ilsemoquait,finalement,deperdrebeaucoupd’argent.L’essentielétaitquecettesoiréeaitl’effetdésirésursonépouse.

LatavernedesTroisClochesétaitréputéepourdeuxchoses,etilnes’agissaitnidelaqualitédelabière qu’on y servait ni de son atmosphère.Mais un bon joueur pouvait, en une soirée, y gagner unefortuneauxcartes.Et,chaquemercredisoir,deuxcatinss’yproduisaientenpublic,dansuncombatdontlebutétaitdeconquérirlepluspossibledeclients.

Personnen’auraitsudirequiavaiteul’idéedecesjoutes.Jeredsoupçonnaitunclientconnaissantsesclassiques(unprécédentcélèbreavaiteulieu,dansl’Antiquité,entreunecatinetunempereurromain)d’avoir soufflé l’idéeaupatrondesTroisCloches.À cette différenceque le combatdumercredi soiropposait deux femmes, deux prostituées qui se portaient chaque fois volontaires, en échange d’unecoquette somme offerte par le patron. On racontait que, les bons soirs, la gagnante pouvait en outreempocherun«pot»,alimentéparlesclients,dontlemontantluipermettaitd’abandonnerletrottoir.

Les deux adversaires de la soirée furent renversées sur des tables. Elles avaient gardé leursvêtements,mais leurs jupes étaient relevées jusqu’à la taille, et elles écartaient les cuisses. Plusieursclientss’étaientdéjàmassésautourdestablespourparticiper.Lagagnanteseraitcellequi«recevrait»leplusd’hommes.Iln’yavaitévidemmentaucunedouceur,danscesétreintesàlachaîne.Cen’étaitquedusexe.Etbestial,encore.

Jered continua de jouer aux cartes et perdit encore un peu plus d’argent. Son attention étaitmonopoliséepar la réactiondeTessaàcette joute féminine.Àunmoment, il regardaendirectiondestablesetaperçutdeuxpairesdefessesmasculinesquis’activaientenrythme.Ildétournaaussitôtlesyeux.QuoiqueTessapûtenpenser,ilnes’adonnaitquetrèsrarementauvoyeurisme,etl’initiationd’unjeunehommeencorepuceauparunefemmeexpérimentéeétaitunspectacleautrementplusagréableàregarderquecesétreintesmécaniquesetmisérables.Combiendenouveauxcasdesyphilisladébauchedecesoircauserait-elle?LesFrançaisl’appelaientlemaldeNaples,etlesItalienslemalfrançais.LesAnglais,pourleurpart,secontentaientleplussouventdel’appelerlavérole.

Jerednes’étaitpastrompéencomparantTessaàsagrand-mère.Lajeunefemmen’avaitpasbougéd’un pouce. Son port de tête paraissait même encore plus royal qu’avant. Elle évoquait à Jered uneprincessedeglace.Etc’étaitsafaute,siellesetenaitainsifigéesursonsiège.

Elleavaitcroisé lesmainsdanssongironetgardait lementon fièrement relevé.Unpeintre,ouunsculpteur,seseraitpâmédevantsonprofil.Etcetteimagedepuretéétaitd’autantplusfascinantequ’ellecontrastaitviolemmentavec lesgrognementset lesgémissementsquirésonnaientdans la taverne.Maiscette nouvelle Tessa semblait totalement au-dessus de ces turpitudes. Pourtant, c’était bien la mêmefemmequiavaitondulé,lanuitprécédente,danslesbrasdeJered.

Ilavaitl’impressiondelapunirdeluiavoirdonnéautantdeplaisir,etc’étaittrèsdésagréable.

Quandlasoirées’achevaenfin,Jeredavaitperduprèsdecinqmillelivres,soitplusd’argentqu’iln’avaitjamaisjouédesavie.Iln’éprouvadoncaucunplaisiràsignersareconnaissancededette–maisillasigna.

Puisilescortasonépousejusqu’àleurvoiture,sanssesoucierdavantagedudangerqu’àleurarrivée.Il savait pouvoir compter sur sonpistolet et sa cannepour se défendre.Cette dernière, commec’étaitsouvent lecasdecegenred’accessoire, renfermaitunerapièreredoutablementaffûtée.Etpuis, ilétaitduc.Destruandsyregarderaientàdeuxfoisavantdes’enprendreàlui:ilssavaientqu’ilsrisquaientlapotence.

IlattenditqueTessasoit installéesur labanquette,avantdemonteràson tourdans l’habitacle.Leciel,àl’est,commençaitàpâlir.L’aubenetarderaitpasàpoindre.Jeredaimaitcettepériodedelanuit,

Page 114: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

ouplutôtdumatin,quandtoutcommençait lentementàs’éveiller.Londres,biensûr,nedormait jamais,maisilyrégnait,àl’approchedujour,uneatmosphèreparticulière,plussilencieuse,commesilemondetoutentierretenaitsonsouffleavantleretourdusoleil.EtJeredaimaitêtreéveilléàcemoment-là:celaluidonnaitlesentimentenivrantdedominerlanature,d’êtreleseulàsesentirpleinementvivant,alorsquetoutelaville,oupresque,sereposaitencore.

Tessa regardait par la fenêtrede saportièred’unœil absent.L’espaced’unbref instant, Jeredeutenviedeluiconfesserqu’iln’étaitpastrèsfierdesasoirée.Maiscetaveuruinerait,dumêmecoup,savictoire.

Carilétaitsûr,cettefois,d’avoirgagné.

Cinqmillelivres,c’étaitassezd’argentpourfairevivreunevingtainedefamilles,aumoins,pendantdesannées.EtJeredavaitdilapidécettesommeenuneseulesoirée.

Mieuxvalaitnepasypenser.Tessafermalesyeuxetappuyasatêtecontrelavitredelaportière.Quellesorted’hommeavait-elle

donc épousé ? Et surtout, de qui avait-elle cru être tombée amoureuse ? De quelqu’un qui pouvaitl’humilieràsaguise?Dequelqu’unquijetaitsafortuneparlesfenêtres?CommentJeredpouvait-ilêtreàcepointindifférentaumondequil’entourait,nepasvoirlapauvretédesautres?

Tessaauraitaiméêtreloindelui,avantquelechagrinqu’ellesentaitmonterdanssagorgeneselisesursonvisage.Elleauraitvoulurevenirunmoisenarrière,pourluiannoncerqu’ellepréféraitfinalementrepartir pourKittridge.Ou, dumoins, remonter le temps de vingt-quatre heures : elle lui aurait alorsfermé la porte de sa chambre au nez. Dire que, tout au long de ces dernières semaines, elle avaitcommencé à l’aimer vraiment – malgré ce qu’il pouvait lui dire, et malgré ce qu’il faisait. L’espoirqu’elleavaitlentementsentigrandirenelle,commeunebellefleurquis’ouvriraitausoleil,serefermaitbrutalement,pourmourir.

Assisenfaced’elle,Jeredrestaitobstinémentsilencieux.Ilétaitbiensûrincapabledumoindremotdecontrition.Ilnechercheraitpasnonplusàl’aideràlecomprendre.Iln’étaitpasseulementunhommetyrannique, il était aussi une île à lui tout seul, une entité séparée dumonde – et qui, probablement,dériveraitinterminablement.

C’estdoncça,savie?Tessaavaitbeauavoirentendubeaucoupde rumeursau sujetde sonmariavant de l’épouser, elle n’était pas préparée à un tel choc. Était-il vraiment possible que Jered nes’intéressâtàrien,hormisàsesdivertissements?Qu’aucunecause,aucunepassionnelefassevibrer?Rienn’avaitdoncdevaleur,àsesyeux,hormissonplaisir?

Tessaévoluait,depuisl’enfance,aumilieud’aristocrates.Maisleshommesqu’elleavaitcôtoyésnesesatisfaisaientpasdeleurtitre.Leursambitionsallaientplusloin.Sonpère,parexemple,militaitauxcôtés de William Wilberforce pour l’abolition de l’esclavage. Il avait longuement expliqué à Tessapourquoilatraitedesêtreshumainsluirépugnait,etilespéraitvoirunjourlaChambredeslordsvoteruntexteabolitionniste.

StanfordMandevillepassaitses journéesàdirigerun importantchantiernaval,où l’onconstruisaitaussi bien des bateaux marchands que des navires de guerre destinés à la Couronne. Il était aussipassionnéparsonmétierqueJeredl’étaitparlasatisfactiondesesplaisirs.

Etilexistaitbiend’autreshommes,delamêmetrempe,quiaspiraientàrenforcerleprestigedeleurnationetpréparaientl’aveniravectoutelaforcedeleursconvictionsassociéeauprestigedeleurrang.

Mais JeredMandeville n’étaitmanifestement pas de ceux-là. Tessa aurait aimé lui demander s’ilpoursuivaitunautrebut,danslavie,qued’êtresimplementduc.Maiselleavaittrèspeurdelaréponse.

Page 115: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Quandsonmarilacaressait,elleauraitpucroirequesesdoigtscharriaientdelalaveenfusion.MaissisoncorpsétaitasserviàceluideJered,sonespritdemeurait–hélas?–totalementlibre.Etelleneressentaitplus,àprésent,quedeladésillusion.

Unportraitétaitplusfacileàaimer.

—Tuasl’airbienmorose,dit-ilsoudain.—Jecroisquelemotquetucherchesest«souillée»,Jered.Jerednerelevapaslapique,bienqu’ilnelagoûtâtguère.Quiétait-ellepourlejuger?Ilpritune

grandegouléed’air,puisexpiralentement,pourmaîtrisersonirritation.Aprèstout,n’était-cepascequ’ilavait souhaité?Lui inspirerdudégoût,afinqu’ellecapitule?L’enjeuétaitd’importance : il sebattaitpourgardersonindépendance.

—Tuversesdanslemélodrame,Tessa.Ilsourit,maiselledétournaleregard.—Situledis.Sa voix paraissait lasse. De même que son regard. Comme si elle avait vieilli d’un coup, en

seulementvingt-quatreheures.Ouplutôt,non,enunmois,rectifiaJered.C’étaitletempsqu’illuiavaitfallu pour détruire l’innocence de sa femme. Mais c’était parfait ainsi. Dès qu’elle serait repartie àKittridge,ilpourraittranquillementreprendresonexistenceroutinière,sansavoiràsubirconstammentlejugementdesonépouse.

—Medétestes-tudoncàcepoint,Jered?Saquestionlesurprit.—Jenetedétestepas,Tessa.Aucontraire,j’admirenombredetesqualités.Son courage. Sa persévérance. Son humour. Son intelligence. Jered était même furieux que les

qualitésdesonépousel’emportentsilargementsursesdéfauts.Oh,ellen’étaitpasunparangondevertu,loinde là.Elle lui tenait tête.Elleposaitsanscessedesquestions.Et,pireque tout,ellepossédaitunoptimismeindécrottablequifaisaitqu’elleselevaitchaquejouraveclesourire.Jerednecomprenaitpasqu’onpuisseêtreainsi.

—Pourtant,répliqua-t-elle,dèsquenouscommençonsàêtreheureux,tut’ingéniesàtoutgâcher.—Jenesuispasd’humeuràdisséquermoncaractère,Tessa.—Non, bien sûr.Tune supportes aucune critique.Est-ce parce que tu es duc ?Sais-tu ce que je

pense,Jered?Jepensequetouscesdivertissementsauxquelstut’adonnessontcommeunedroguequitepermetd’échapperàtoi-même.Parcequetunetesupportespas.

Commentlaconversationavait-ellepudéraperainsi?—J’aimaisbienlablonde,dit-il.Jeparieraisqu’ellechercheunprotecteur.Qu’enpenses-tu?—Voilà,turecommences.Tuessaiesdemeblesser.Jenecomprendspaspourquoiilm’afallutant

detempspourvoirclairdanstonattitude.Dèsquetut’imaginesquequelqu’unmenacetatranquillité,tul’attaques.

—Tais-toi,s’ilteplaît,Tessa.—Pourquoime tairais-je, Jered ?Pour que tu puisses réfléchir à la prochaine humiliation que tu

m’infligeras?Ouconcocterunnouveauplanquirompral’ennuidetonquotidien?Celamesembleêtreunecoursesansfin,Jered.Tumefaispenseràcesivrognesquimendientdanslesruesetontbesoindeplusenplusdebrandypourêtresoûls.

—Jedoutequelesmendiantsboiventdubrandy.Tessafrappasèchementletoitdel’habitacle.Dèsquel’attelages’arrêta,elleouvritlaportière,àla

grande stupéfactionde Jered.Mais il fut plus surpris encore de voir l’expressionde son épouse, à la

Page 116: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

lumièred’unlampadaire:elleétaitpositivementfurieuse.Ilavaitréussiau-delàdetouteespérance.—Jenesaispasexactementcequejeressensmaintenantpourtoi,Jered,dit-elle,maisjesuppose

quec’estdelahaine.Tuvasencoremetrouverprovinciale,maisc’estunsentimententièrementnouveau,pourmoi.Cequej’aipuêtrenaïve!Tuasgagné,Jered.Tupeuxavoirtouteslesmaîtressesquetuveuxetdilapider l’intégralitéde tonhéritage si ça te chante.Tupeuxmêmedisparaître,pour ceque j’enai àfaire.Jememoquebiendecequipeutt’arriver.JeretourneàKittridge,etsachequesijemeretrouveunjourentaprésence,ceneserapasdemonpleingré.

Ellel’avaitétonnéplusd’unefois,durantleurbrèveunion.Maissonsoudainéclatledéconcertait,comme s’il découvrait que l’adorable petit chien de compagnie assis sur ses genoux était brutalementdevenuenragé.Et elle l’étonnaencoredavantageen sautant àbasde lavoiturepar laportièregrandeouverte.

—Bonsang,Tessa!Tessas’étaittordulachevilleensautantdevoiture,maisiln’étaitpasquestionqu’elles’arrêtedans

sa fuite.Ellenesupportaitplussaprésence.Toutcequ’elleavaitendurédepuisunmois lui remontaitdanslagorgeetluidonnaitlanausée.

Ellejetaunregardderrièreelle.Jereddescendaitàsontourdevoiture.Tessacontinuades’éloigner.—Nefaispasl’enfant,Tessa.Lequartiern’estpassûr.Illasermonnait,maintenant?Ellefaillitéclaterderire.—Nesoispasidiote!Elleregardadenouveauderrièreelle.Jeredlarattraperaitendeuxenjambées.—Jerentreraiàlamaisonenfiacre.Laisse-moi,Jered.—UneduchessedeKittridgeneprendjamaisdefiacre.Elleseretourna.— Ne t’inquiète pas pour moi, Jered. Les voleurs et autres brigands ne me font pas peur. Je

préféreraisencoremeretrouverenleurcompagniequ’avectoi.Ellesemitàcourir.Maissesescarpinsn’étaientpasadaptésàlacourse,d’autantqu’ilavaitplu,un

peuplustôt,etquelespavésglissaient.—Bonsang,Tessa,remontetoutdesuiteenvoiture!Lajeunefemmeabandonnasonchâle,pourcourirplusvite.Elleauraitaussivolontiersrenoncéàson

corset.Maiselleavaitbeauavoirdumalàcourir,sadéterminationétaitintacte.Jeredlasuivait.Elleentendaitsesbottesfrapperlachaussée.St.Agnès se dressait droit devant.EtTessa savait que, deux rues plus loin, elle trouverait l’hôtel

particulierdesWellbourne.Soninstinctl’entraînaitdanscettedirection.St.Agnès était une vieille église, queTessa avait longtemps fréquentée. Parvenue à la hauteur de

l’édifice,ellelecontournaverslesud,sedirigeantverslecimetière.Lesmortsétaienttoujoursenterrésausudd’uneéglise,pourlasimpleraisonqu’ainsi,l’ombredel’églisenevenaitjamaisrecouvriraucunetombe.Tandisqu’ellepoursuivaitsacourse,lajeunefemmeseremémorauneautresuperstitionprésidantàl’enterrementdesmorts,qu’elleavaitlueunjourquelquepart:ilsétaientplacéslatêteàl’ouest,pourqu’ilspuissentvoirlesoleilselever.Quoiqu’ilensoit,Tessanevoyaitpascequipouvaitl’empêcherdesecacherdanscecimetière.Lesmortsluiferaientmoinsdemalquesonmari.

Elle s’accroupit derrière l’une des plus hautes tombes. Quelques-unes dataient du XII e siècle –l’époquedelaconstructiondelapremièreégliseSt.Agnès.Tessan’avaitjamaisétéimpressionnable,etc’étaittantmieux,caravecsixfrères,elleauraitbeaucoupsouffert.Maisellesesouvenaitdeshistoires

Page 117: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

de fantômesetde revenantsqu’ils lui avaient racontéesàproposdeces tombeset, à la lumièrede lapleinelune,lesouvenirdecesrécitsluidonnaitsubitementdesfrissons.

—Tessa?Nomd’unchien,réponds-moi!Tessa n’avait pas l’intention de lui répondre. Pas plus qu’elle ne souhaitait rentrer chez lui. Elle

n’avaitplusd’autrechoixquederetourneràKittridge–bienqu’elleeûtpréféré,etdeloin,retrouverledécor familier deDorsetHouse. Elle ymènerait une vie simple, parmi des gens qui partageaient sesgoûts.Ellepasserait ses journéesà lire,etnonplusà s’angoisser.Elle sepromèneraitdans leparcetprofiterait du grand air, au lieu de se plaquer unmouchoir sur le nez en pestant contre le trop grandnombredechevauxquiencombraientLondres.

Maislui,Tessa?Elleétaitconvaincuequ’elleréussiraitàl’oublier.Unbeaujour,elleseréveilleraitsansmêmeplus

sesouvenirqueJeredl’avaitinitiéeàlapassion.LalunequiéclairaitlescroixenferforgéplantéessurlestombesauraitputrahirTessa,maislajeune

femme doutait fort que Jered songe à la chercher ici, dans ce vieux cimetière en déshérence. Il necomprenaitpasqu’elleétaitprêteàtout,cesoir,pourluiéchapper.

Des dalles fichées à la verticale dans le sol marquaient l’emplacement d’autres vieilles tombes,quoiquemoinsanciennesque lespremières.Tessase faufiladerrièreellespour traverser lecimetière.Les tombes les plus récentes étaient d’une facture différente : une lourde pierre tombale recouvraitentièrementlasépulture,afindedécouragerlesdéterreursdecadavresquivenaientarracherlescorpsàleur dernière demeure pour les revendre aux étudiants enmédecine.La jeune femme contournait l’uned’ellesquandJeredl’appeladenouveau.Ellesetapitderrièrelasépulture.

—Tessa?Savoixsemblaitprovenird’assezloin.Ilavaitdûsuivreunedirectionopposéeàcellequ’avaitprise

Tessa.Elleserelevaengrimaçant–elleavaitdescrampesdanslesjambesàforcedes’accroupir.Jered,de

touteévidence,avaitperdusatrace.Parprécaution,cependant,Tessacontinuadesefaufileràl’abridestombes, pour rejoindre la rue qui passait de l’autre côté de l’église. Elle atteignait presque la sortielorsqu’ellebutacontreunobjetplantédanslesol.Aussitôt,quelquechoseheurtaviolemmentsapoitrine,luicoupantlesouffleetlafaisanttomberàlarenverse.Danssachute,elleeutletempsdevoirlalune,touterondeettrèsblanche,quiluifitpenseràunballond’enfant.

Laterre,encoretrempéedepluie,amortitquelquepeusachute.Relève-toi,Tessa.Tuvasruinertarobe.La jeune femme, sonnée, se redressa sur un coude. Son bras droit était comme insensible. Et elle

n’arrivaitpasàlelever.Unesensationd’étouffementluioppressaitlespoumons.Ellebaissalesyeuxsursarobe:sousleclairdelune,lesaphiravaitviréaunoiretletissuétaitrecouvertd’unliquidechaud.

Tessasentitqu’elleallaitvomir.Ohnon,pasmaintenant!Ellerassemblasesforces,poursemettreàgenoux.Latêteluitournait.Soncœurnebattaitplus.Si,ilbattaitencore!Maissifaiblementqu’ellelepercevaitàpeine.Etelleavaittoujoursdumalàrespirer.Elleportaunemainàsagorge.

Queluiarrivait-il?—Jered?réussit-elle,péniblement,àmurmurer.Maispersonnen’avaitdûl’entendre.Ellelevalesyeuxversleciel,seconcentrasursarespiration,essayaencored’appeler,plusfort.Sa

maingaucheaccrochalerebordd’unepierretombale.Ellevoulutlaregarder,maissavuesebrouillait.Toutàcoup,elleretombaparterre,muetteetimpuissante.Aumilieudesmorts.

Page 118: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

23

—C’étaitunpiègeàressort,expliqualecomtedeWellbourne.L’intentionn’étaitsansdoutepasdetuer.End’autrescirconstances,j’auraispulacomprendre.Moi-même,jen’aimeraispasquelasépultured’undesmienssoitvioléepardespilleursdetombes.Maisilmesemblequ’ilétaitpossiblederecouriràdesdispositifsmoinsdangereux.

—J’aifaitappelermonmédecinpersonnel,déclaraJered.—Ceneserapasnécessaire.Mafemmeadesopinionstrèsarrêtéesenmatièredesciencemédicale.

Elleadéjàconvoquéunpraticienenquielleatouteconfiance.LanouvelleneparutpasréjouirMandevillemais,pourl’heure,GregoryAstleysefichaitéperdument

decequipouvaitplaireounonauducdeKittridge.Depuisqu’unvaletavait surgichezeuxpour leurannoncerqueTessaétaitsouffranteetréclamaitsamère,lecomtedeWellbournevivaitunetragédie.

Pourl’heure,ilsetenaitavecleducdeKittridgedanslecouloir,devantlachambredeTessa.Helenaétaitauchevetdesafille.Quandellenepleuraitpas,ellebouillaitderage,aussiétait-ilpréférablequeKittridgenese trouvepasà saportéepour lemoment.De toute façon,Helena luiauraitprobablementinterdit de pénétrer dans la chambre. À un moment donné, Tessa avait ouvert un œil et, découvrantKittridgeaupieddesonlit,elleavaitaussitôtdétournélatêteetmurmuré:«Non»,avantderetomberdans l’inconscience. Ce « non » avait produit l’effet d’une bulle papale ou d’un édit royal.Kittridgen’étaitpluslebienvenuauprèsdelafilleducomte.

—Jeveuxlavoir,insistacependantleduc.LecomtedeWellbournes’efforçaderesterimpassible,pournepasmontreràsongendreledédain

qu’illuiinspirait.—Jecroyaisquevousaviezcomprisqu’ellenesouhaitaitpasvotreprésence.—Jesuissonmari.—Ilestunpeutardpourrevendiquerdesprivilègesmatrimoniaux,Kittridge.Quediablefaisaitma

fille dans ce cimetière, en pleine nuit ? Elle aurait dû être chez elle, en sécurité, ou alors dans unequelconqueréception.Enaucuncasellen’auraitdûse trouverà lamercid’unpiègeà ressortdisposéprès d’une tombe toute fraîche. Expliquez-moi pourquoi elle était là, Kittridge. Si je juge votreexplicationsatisfaisante,j’accepteraipeut-êtredeplaidervotrecauseauprèsdemonépouse.

GregoryAstleyn’étaitmanifestementpasleseulàvouloirsecontrôler.LeregarddeKittridgeétaitglacial mais, pour le reste, son visage ne trahissait aucune émotion particulière. Pas même de lacompassion.Encoremoinsduremords.

Et,biensûr,aucunmotnesortitdesabouche.C’était aussi bien ainsi, se dit Gregory. Car il ne se voyait pas demander à Helena d’autoriser

Kittridgeàentrerdanslachambre.Aucuneexplicationnepouvaitjustifiercequis’étaitpassé.Riendece

Page 119: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

qu’aurait pu direKittridge ne l’aurait convaincu qu’il n’avait pas sa part de responsabilité dans cettehistoire.

Un piège à ressort !Ma propre fille ! Lorsqu’il était arrivé, Tessa était d’une pâleur terrifiante,commesitoutlesangcontenudanssesveiness’étaitrépandusursarobe.Pourlapremièrefoisdesavie,Gregoryavaiteuenviedetendresonpoingversleciel,pourcriersaragecontreDieuenpersonne.Safillechérie.SaTessa,avecsabonnehumeur,sonintelligence,sonsourire,sesbeauxyeuxbrunspailletésd’or.Quandelle était petite fille, elle avait l’habitudedevenirdans labibliothèqueetde s’accroupirsous le bureau pendant qu’il travaillait. Elle restait silencieuse, attendant qu’il s’aperçoive de saprésence. En réalité, il la repérait dès l’instant où elle poussait discrètement la porte,mais il faisaitsemblantdenepas lavoiret,àboutdepatience,Tessa finissaitpar tirer sursonpantalon. Il reposaitalorssaplumeetprenaitlafillettesursesgenoux,letempsdeluiraconterunehistoire,jusqu’àcequ’elles’endormedanssesbras.

Desannéesplustard,devenuegrande,elleluiavaitdit,avecungrandsourire,queoui,elledésiraitépouserJeredMandeville.Quelpèreauraitpudirenonàunetellefille?

MaisGregory sedemandait à présent si, endonnant son accord à cette union, il n’avait pasportégravementpréjudiceàsafille.Aupointmêmedemettresavieendanger.

Gendreetbeau-pèresetenaientcôteàcôte,figésdansunepolitessequis’effilochaitàmesurequelesminutes passaient. Finalement, Gregory se laissa choir dans l’un des fauteuils apportés par lesdomestiques.Kittridgerestadebout.Ilregardaitleplafond.

Àmoinsqu’ilnes’adressâtauCiel?Gregoryendoutaitfort.

SeullehasardavaitpermisaucocherdeJeredderetrouverTessa.Ayantperdulatracedelajeune

femme,Jeredavaitdemandéàsoncocherdel’aiderdanssesrecherches.Maîtreetdomestiques’étaientséparés, chacun inspectant des rues différentes. Et, juste au moment où Jered se résignait à rentrerbredouille, il avait entendu son cocher crier. Il avait couru à toutes jambes, la panique au ventre,s’orientantà l’oreille.Arrivésurplace, ilavaitaussitôtcomprispourquoi lavoixdesoncocheravaitrésonnéd’horreur.

Tessaétaitcouvertedesang.Sonsang.Surlecoup,Jeredl’avaitcruemorte.Puiselleavaitgémi–ungémissementsifaiblequelecœurde

Jeredavaitfaillicesserdebattre.Et,dansunsouffle,elleavaitappelésamèreausecours.Samère.Paslui.

Bah!Qu’espérais-tu,monpauvreJered?N’était-cepascequetuvoulais,aufond?Etmêmeceque tu avais soigneusement planifié ? Il avait décidé, le jour de leur mariage, de s’interdire touteémotionetdetenirsonépouseàdistance.LaplacedesafemmeétaitàKittridge,dansl’isolementetlesilence.

Maisillatrouvaitunpeutropsilencieuse,àprésent.Lorsqu’elleavaitreprisbrièvementconscience,Tessa n’avait prononcé qu’unmot à son intention.Et cemot avait été « non».Un« non» ferme.Demanièretotalementabsurde,Jereds’étaitsentitrahienl’entendant.Toutàcoup,iln’étaitpluslebienvenusoussonpropretoit.

Ilavaitpassélasoiréeetlanuitàhumiliersonépouse.Elleavaitencaissél’épreuveavecunedignitéquin’avaitpasmanquédel’impressionner–etdeluifairehonte,également.Pourfinir,elleavaitréagiexactementcommeill’avaitsouhaité.Ellel’avaitrejeté.

Pourtant,ce«non»continuaitàl’obséder.

Page 120: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Sonbeau-pèreleregardaitavecdesyeuxincendiairesetsemblaitplusdésireuxdelefrapperquedelui faire laconversation.C’étaitaussibienainsi, car Jerednesavaitpascequ’ilauraitpu luidire. Iln’osait imaginer la réactiondeGregoryAstley s’il lui avouait lavérité.D’ailleurs, lavéritéétait-elleavouable?

Jered leva les yeux au plafond, contemplant d’unœil distrait la verrière peinte représentantGaïa,filledeChaosetmèrenourricièredelaTerre.Lesjoursdegrandsoleil,lebleuetlevertdelafresquevibraient avec éclat. Mais, dans la lueur grisâtre de l’aube, la scène mythologique semblait commeéteinte.

Unbruitdepasprécéda,depeu,l’apparitiond’unhommetrapuetmoustachuenhautdesmarches.LemajordomedeJeredl’accompagnait.GregoryAstleyselevapouraccueillirlenouveauvenuetluiserrerlamain.PuisilpoussalaportedelachambredeTessapourpermettreàl’hommed’entrer.Illesuivitàl’intérieuretrefermalebattantaunezdeJered.

PeterLanterlysepenchasurTessaetplaquadenouveaul’appareilqu’ilappelaitsoncylindresurlapoitrine de la jeune femme. Le cylindre en question était un morceau de bois d’une trentaine decentimètres de long et de cinq centimètres de diamètre. « Ce dispositif permet d’écouter plusdistinctement les battements du cœur qu’en collant simplement son oreille sur la poitrine », avait-ilexpliquéàGregory.

Ilcontournalelit,poursepenchersurl’autrecôtédesapatiente.—Sablessurenesaigneplus,dit-il,maislefaitqu’elleaitdusangsurleslèvresestmauvaissigne.

Sarespirationestàpeineaudible.Enrevanche,jeperçoisunbruitdepercussiontrèsinquiétant.—Quediablecelasignifie-t-il?demandaGregoryàHelena.PeterLanterlysetournaverslui.—Celaveutdire,monsieur,quej’aibienpeurquel’undespoumonsdevotrefillen’aitétéperforé.Devantlesregardsangoissésdesparentsdelablessée,ilajouta:—Ilestpossibled’intervenir,maisl’opérationcomportedesrisques.—Quelsrisques?demandaHelena.ElleétreignaitlamaindeGregory,maissonregardrestaitrivésurTessa.— Il est possible que du pus se loge dans la plèvre, ce qui entraînerait une péripneumonie qui

pourraits’avérerfatale.—Jenecomprendsrienàcequ’ilraconte,marmonnaGregory.— Pardonnez-moi, monsieur, j’oublie parfois d’être clair, reprit Peter Lanterly. Je voulais

simplementdirequ’uneinfectionpourraitsedéclarer.C’estunehypothèseàprendreenconsidération.—Quellessontlesautresoptions?demandaGregory.—Jecrainsqu’iln’yenaitpas.Votrefillenepourrapassurvivreavecunpoumonperforé.Ilfaut

opérer,mêmesil’opérationrisquedeluicoûterlavie.—Nousn’avonspaslechoix,danscecas,murmuraHelena,ledosraide.

L’opération commença quelquesminutes plus tard. Le lit fut entouré de bougies.Des domestiques

glissèrent une pile de draps propres sous le côté droit de Tessa, à la fois pour la surélever et pourétancherlesangquijailliraitdèsqueleDrLanterlypratiqueraitsonincision.

Lemédecindétaillaitavecunetelleprécisioncequ’ilallaitfairequ’àdeuxreprisesHelenafuttentéede lui demander de se taire.Mais il avait insisté pour que personne ne parle ni ne pose lamoindrequestionunefoisqu’ilauraitcommencéàopérer,pournepasledérangerdanssaconcentration.LaviedeTessaétaitenjeu.

Page 121: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Uneplume,assezsemblableàcellesdontHelenaetGregoryseservaientpourleurcorrespondance,serait inséréedans le poumonde la patiente pour servir dedrain.La jeune femme, fort heureusement,n’avait toujours pas repris conscience.Elle ne souffrirait donc ni de l’incision ni de l’insertion de laplume.

Helena aurait voulu croire aux pouvoirs magiques de la médecine. Ou alors aux miracles. Elles’agrippaitauxmontantsdulit,effondréedevoirsafillesipâleetsiimmobile.

Pourquoiai-je six frères,mère?Lesgarçons font toujoursdubruit. J’aurais préféréavoir dessœurs!

Mère, ne trouvez-vous pas les roses superbes, ce printemps ? Nous devrions en baptiser unevariétéenvotrehonneur.Leurfeuillagetendreestdumêmevertquevosyeux.

ÔmonDieu.Helena,sentantsagorgeseserrer,semorditlalèvre.Elleseconcentraittellementpournepaspleurerqu’ellen’eutmêmepasconsciencequeGregoryl’enlaçait.

—Toutvabiensepasser,chérie,assura-t-il.Helenaabandonnasatêtesurl’épauledesonmari.—Redis-le-moi,s’ilteplaît.

—Commentva-t-elle?PeterLanterly referma laportede la chambrederrière lui, redescendit sesmanchesdechemiseet

reboutonnasespoignets.—VousêtesKittridge?Aucuneserviliténeperçaitdanssavoix.—Oui.LetondeJeredn’étaitenrienchaleureux.—Lesparentsdemapatientem’ontdemandédenepascommuniqueravecvous,monsieur.Sivous

souhaitezvousinformerdesonétat,jevoussuggèredevousadresserdirectementàeux.—Survivra-t-elle?insistaJered.Lemédecinluiopposaunsilenceobstiné.Jeredauraitvoululeprendreparlapeauducoupourle

jeterhorsde lamaison.Mais ilnepouvaitpas se lepermettre.LaviedeTessadépendaitdecepetithommemoustachu.

—Nousparlonsdemafemme,ajouta-t-ilfinalement.Un petit sourire ironique souleva légèrement la moustache du médecin. De toute évidence, Peter

Lanterlysesouciaitcommed’uneguignedesdesideratadesoninterlocuteur,ducoupasduc,marioupasmari.

—Lesparentsdemapatienten’ontquesonbien-êtreàl’esprit,répliqua-t-il.Etcebien-êtrenepassepasparvous,VotreGrâce.

Là-dessus,ilsouritdenouveauetdescenditl’escalier.

Page 122: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

24

Ladécisionfutprised’éloignerTessadeLondres.PeterLanterlyavaitfaitvaloirquelapoussière,lesmiasmes,lebruit,sansparlerdel’agitationdelaville,nuiraientàsaguérison.Maisladiscussionfutlongue,avantqu’onnedécided’envoyer la jeune femmeàKittridge.Helenaauraitpréféré ramener safille à Dorset House,mais elle avait fini par reconnaître que lamaison était, elle aussi, un peu tropbruyante,même avec les trois aînés à l’école. Finalement,Helena s’en remit àGregory, et tous deuxconvinrentqu’ilsétaientdetoutefaçonimpuissantsfaceàlaloi.

Tessa étant l’épouse de Jered, il pouvait réclamer sa présence à ses côtés. Et même l’ordonner.Cependant, il ne fut à aucunmoment consulté.Onne l’informamêmepas que sa femmepartirait pourKittridge.QuandTessafut installéedansunevoiturespécialementaménagéepourqu’ellepuisse resterallongée,Jerednefitaucuncommentaire.Helenaenconclutqu’ilsavaientprislabonnedécision.

Elleétaitrésolueàresterauchevetdesafilleaussilongtempsqu’illefaudrait.Elleétaitmêmeprêteà faire venir leurs trois derniers garçons à Kittridge, en attendant que Tessa guérisse. Quand ellel’annonça à Gregory, celui-ci s’esclaffa, et ce fut sans doute la première fois, depuis deux semaines,qu’ilss’accordaientunmomentdedétente.

Heureusement,l’étatdeleurfilles’améliorait.LesplaiesdeTessa–sablessureoccasionnéeparlepiège, et l’incision pratiquée pendant l’opération – cicatrisaient convenablement. Helena suivaitscrupuleusement les indicationsdePeterLanterlyetchangeait lespansementsde sa filledeux foisparjour, après avoir nettoyé les plaies avec une mixture qui dégageait une odeur surette. Elle préparaitégalement d’étranges emplâtres, à base d’ingrédients en apparence farfelus, sans poser la moindrequestion.Elleétaitdevenueuneinconditionnelledujeunemédecindepuisqu’elleavaitentenduparlerdesessuccès,etiln’étaitpasquestionqu’ellechangemaintenantd’avisàsonsujet.

Tessasurvivait,etc’était l’essentiel.Chaquenouvellejournéequipassaitallégeaitunpeulepoidsquioppressaitlapoitrined’Helena.

Lajeunefemme,cependant,restadansunétatvégétatifjusqu’audébutdelatroisièmesemaine.Elledormaitsansdiscontinuermais,Dieumerci,ellen’avaitpasdefièvre,etsesparentsenrendaientgrâceau jeune médecin. En réalité, comme ils l’apprirent plus tard, Peter Lanterly avait simplement eubeaucoup de chance avec Tessa. Plusieurs autres de ses patients n’avaient pas connu un sort aussiheureux.

La nuit était presque tombée et, une à une, les fenêtres des maisons qui bordaient le squares’éclairaient,perçantl’obscurité.Bientôt,leslampadairess’allumeraientàleurtour,puislesveilleursdenuitcommenceraient leur rondedans lequartier.Mais lavillene s’arrêteraitpasde tourner.Mêmeaucœurdelanuit,desvoiturescontinueraientàsillonnerlesrues.

Page 123: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Aumilieudetoutecetteagitation,lamaisondeJeredavaitdesalluresdesépulcre.Pasdebruitsdepas.Pasderiresquirésonnaientdanslescouloirs.Pasnonplusd’échosdevoix.MêmelesdomestiquesétaientpartispourKittridge–dumoins,laplusgrandepartied’entreeux.SiJeredvoulaitseconvaincrequ’une quelconque vie pouvait parcourir ces murs, il était obligé, désormais, de faire appel à sessouvenirs.

Iltenaitunelettreàlamain.Elleluiavaitétéapportéeplustôtdansl’après-midi,etilnel’avaitpaslâchéedepuis.Maisils’étaitcontentéd’enbriserlesceaudecire,sansl’ouvriretencoremoinslalire.Cariln’étaitpascertaind’avoirenviedesavoircequ’ellecontenait–plusexactement,ilredoutaitunemauvaisenouvelle.

Celafaisaitmaintenantplusdedeuxheuresqu’ilarpentaitsamaisonentoussens,dansl’espoirdesedonner du courage. Il s’arrêta un moment devant le piano et se souvint que Tessa lui avait expliquéqu’elle détestait chanter, car sa voix, disait-elle, se situait quelque part entre le couinement et lecroassement.Mêmeabsente,sonépouseréussissaitàlefairesourire.

Puis il traversa lescuisines, ignorant les interrogationsmuettesde lacuisinièreetde sesaides, etsortitdanslapetitecourquiséparaitlamaisondesécuries.Unautresouvenirl’assaillitalors:celuidelanuitoùils’étaitamuséàattaquerunediligence.

Lebonheurm’aurait-ildéserté?Maisilréalisaitàprésentquecesmomentsd’excitationn’avaientétéquedesersatzdebonheur.Des

stratagèmesdestinésàrendresavieplusamusante.Il finitpar rentrer à l’intérieur,gravit rapidement l’escalier et rejoignit sesappartements, avantde

pousser la porte qui permettait d’accéder à ceuxdeTessa.Sa chambre, tenduededamas rose, sentaitencoresonodeur.Cen’étaitguèreétonnant:Tessayétaitrestéeplusieurssemainesalitée,sansouvrirlesyeuxuneseulefois– il le tenaitdeMary,quis’étaitoccupéede labelle-mèredeJeredavec lemêmedévouementqu’Helenas’étaitoccupéedesafille.

Jeredsentitsapoitrineseserrer.Il avait assisté, impuissant et silencieux, au départ de la jeune femme. Deux valets l’avaient

descenduesurunecivière,avantdel’installerdanslavoitureaménagéespécialementpourlarecevoir.Tessa,toujourstrèspâle,nes’étaitmêmepasréveillée.

Dieuavait-ilconsentiàentendresesprières?sedemandaitJered.Ouvredonccettelettre,espècedelâche.Ouvre-la.Ilserépétaplusieursfoiscetteinjonction,avantdetrouverenfinlecouragededéplierlalettre–etce

gesteluifutaussidouloureuxques’ilavaitunpoignardplantéenpleinepoitrine.

Ellevivra.

Deux mots, seulement. Des images de Tessa défilèrent devant ses yeux. Tessa s’agrippant auxcolonnesdeson litàbaldaquin,sescheveuxdéfaitscascadantdanssondos,unsourireflottantsurseslèvres.Tessaleregardantavecsesgrandsyeuxd’enfantinnocente.Saufquecen’étaitpasuneenfantquis’étaitplusieursfoiscolléeàluidanssonsommeilets’étaitabandonnéeà leursétreintes.Sonsourire,quandellejouissait,étaitd’unetellepuretéqueJeredavaitparfoishontedelui-même.

Ilreportasesyeuxsurlalettre.

Ellevivra.

Page 124: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ilfroissalalettredesabelle-mèredanssonpoing.Oui,ellevivrait.Lesangesavaientfiniparavoirpitié.

Page 125: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

25

—Quefais-tuhorsdulit?— Jeme tiens debout. Enfin, j’essaie. Jem’étais promis de le faire. C’est en quelque sortemon

proprecadeaud’anniversaire.Helena sursauta en réalisant qu’ils avaient oublié l’anniversaire de Tessa. Mais ce n’était guère

étonnant:ilsavaientperdutoutenotiondutemps,cesdernièressemaines.—Jenefêteplustroplesanniversaires,répondit-elle.Etcertainementpaslestiens.Celadonneaux

gensl’impressionquejesuisplusvieillequ’enréalité.—Jecomprends,acquiesçaTessa.SonsourirebouleversaHelena.Durantdesnuitsetdesnuits,elleavaitpriéleCielpourqueTessa

vive.Etaujourd’hui,safilleluisouriait.—Vouspleurez?J’ensuisdésolée,assuraTessa,avantd’ajouter,espiègle:Jediraiàtoutlemonde

quej’aidouzeans.Ouquepèrevousaséduiteauberceau.Dites-moiquelleversionvouspréférez.—Jenepleurepas,vilaine!répliquaHelena,essuyantseslarmesd’unreversdemain.Maissicela

doitterameneraulit,alorsjesuisprêteàsangloter.—Jepourraiscompter toutes lesplumesdumatelas,mère.Nemedemandezpasdemerecoucher

déjà.—Alors,assieds-toidanscefauteuil.Jevaist’aider.L’opération réclama plus d’efforts qu’Helena ne l’aurait souhaité.Mais le trajet – de cinq pas –

jusqu’aufauteuilprèsdelafenêtrefutaccompliavecunhumourmordant,sansdoutedestinéàmasquerledegrédefaiblessedeTessa.

—Net’inquiètepas,Tessa.Tuaurasbientôtrecouvrétoutestesforces.—Oh,jenem’inquiètepas!Jesuiscertainequesionm’appuyaitcontrelaporte,jeréussiraisàla

pousser.—Nedispasdebêtises.D’iciquelquessemaines,tugambaderasdansleparc.Enattendant,veux-tu

quejedemandeàHarrydevenir,pourqu’ils’entraîneauxéchecsavectoi?—Surtoutpas,mère.Harryaladétestablehabitudedeseplaindre.Enplus,ilm’accusedetricher.—Alors, je pourrais te faire la lecture. Ou ton père pourrait discuter avec toi de ses nouveaux

projets.—Jen’aipasbesoindedivertissement,assuraTessaavecunsourire.Jevaismecontenterderester

danscefauteuiletd’admirerlepaysageparlafenêtre.Etelleregardadehors,pourappuyersesparoles.—Tuenessûre?

Page 126: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Toutàfaitsûre.Maisjevousconnais,mère.Vousviendrezvousassurerquejevaisbienaumoinstouslesquartsd’heure.Sijechanged’avis,vousenserezdonclapremièreinformée.

—Trèsbien.Helenarepartitverslaporte.Elleappelleraitunefemmedechambredèsqu’elleseraitsortiedela

pièce.Tessas’étantlevée,c’étaitl’occasionidéalepourchangerlesdraps.—Mère?Helenaseretournaverssafille.Depuissablessure,Tessasemblaitplusâgée,commesielleavait

vieillideplusieursannéespendantsonlongsommeil.Cependant,l’impressionn’étaitquesuperficielle.Son visage n’avait pas pris de rides. Son regard, en revanche, avait changé. Peut-être était-ce laconséquenceducoupqu’elleavaitreçu.Àmoinsquecenefûtautrechose.

—Oui,machérie?—Merci,ditTessa.Elleclignaplusieursfoislesyeux,avantderegarderdenouveauparlafenêtre.—Derien,Tessa.Helena referma silencieusement la portederrière elle en sedemandant dequoi, exactement,Tessa

l’avaitremerciée.

Parfois, il lui semblait voir à travers une sorte de brouillard, comme si l’air était peuplé d’unemyriade de particules de poussière ou de rosée. C’était un phénomène que Tessa constataitprincipalementàl’aubeou,commemaintenant,aucrépuscule.

Lespelousesduparc,couvertesdegivre,miroitaientsouslesrayonsdusoleilcouchant.LescollinesenvironnantKittridgeondulaientàl’horizon,danstroisnuancesdevertdifférentes.

Lasilhouettedelagloriettesedétachaitderrièreunbosquet.Durantl’horriblesemainequiavaitsuivisonmariage,Tessas’yétaitréfugiéeplusieursfois.Quelqu’unluiavaitracontéquecetteglorietteavaitétédessinéeparunarchitecterenommé.C’étaituneconstructionlégère,maisquirestaittoujoursfraîchel’étéetquiembaumaitgrâceàlaproximitédelaroseraie.Laglorietteétaitvitedevenuel’endroitpréférédeTessa,àKittridge.Elleétaitsûred’ytrouverl’intimiténécessairepourréfléchirenpaix.Là,aumoins,lesinvitésdeJerednevenaientpasladéranger.Tessas’yétaittoujoursrendueavecunlivre:unvolumedesœuvres complètes deVoltaire, un recueil de poèmes, un romandeFielding…Mais, la plupart dutemps,elleavait trèsviterenoncéàsalecturepourlaissersonespritvagabonder.Sespensées,chaquefois,l’avaientramenéeàsonmariabsent.Unpeucommeencemoment,enfait.

Tessaavaitaussisouventpleuré,danslagloriette.Elleavaitpleurésurcetamourqu’elleavaitperduavantd’avoirpuleconnaître.

Ilyavaitd’autresendroitsagréables,àKittridge.Etcertainsquil’étaientbeaucoupmoins.TessasedemandaitsisamèreavaitressentilamêmechoseenarrivantàDorsetHouseaprèssonmariage–maisellen’avaitpasoséleluidemander.Avait-elledétestésanouvelledemeureoul’avait-elleadoréetoutdesuite?Oubien,commeTessa,avait-elleéprouvédessentimentscontradictoires?

Lamaison,ensoi,n’étaitpasàblâmer.Unemaisonnefabriquaitpasdesouvenirs:ellesecontentaitdeleshéberger.Lessouvenirsétaientl’œuvredeceuxquil’habitaient.

Tessan’avaitpasprononcéuneseulefoislenomdesonmaridepuissonretouràKittridge.Ettoutlemondeprenaitsoindenejamaislementionnerdevantelle,commes’ilenallaitdesaguérison.

Jered.Elleneleformulaitpasàhautevoix,maiselleledisaitenesprit.Bizarrement, elle était incapable de se rappeler comment, exactement, elle avait été blessée. En

revanche,ellesesouvenaitparfaitementdelasoirée,jusqu’àl’instantfataloùelleavaitposélepiedsur

Page 127: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

leressortquiavaitactivélepiège.Elleauraitpourtantpréféréquecesdétailsaientdisparu,euxaussi,dansleslimbesdesamémoire.

Si Jered lui avait écrit, elle l’ignorait.Et s’il était venu lui rendrevisite, il n’avait pas franchi laportedesachambre.Peut-êtremêmesetrouvait-ilencemomentàKittridge,sansqu’ellelesache:sesparentslaprotégeaientférocement.Cependant,elledoutaitfortquesonmarifûtici.Probablementl’avait-ilchasséedesonespritaussitôtaprèsqu’elleavaitquittéLondres.

Lajeunefemmejetaunregardauportraitaccrochédanssonboudoir.Laporten’étantpasfermée,ellepouvaitlevoirdepuislachambre.Helenan’avaitpasdûleremarquer,sinonelleauraitfermélebattantou,pire,faitdécrocherletableau,pours’assurerquesafillenel’aitplussouslesyeux.Bienqu’Helenan’aitjamaisabordélesujetdevivevoix,Tessapercevaittrèsbienl’hostilitédesamèreenversJered.Malgrélesnon-dits,cetteréprobationflottaitenpermanencedansl’air.

Tessas’attardasurleportrait,presqueaussigrandquesonmodèle.L’héritageécossaisdeJeredsedevinaitàsescheveuxtrèsnoirsetàcesourireunpeuironiquedontStanfordMandevilleaffirmaitqu’illetenaitdesamère.MaisJeredn’avaitjamaisparlédesafamilleàTessa,nidesamère,nidesonpère,nimêmedesasœur,quiavaitpourtantassistéàleurmariage.

Avantdel’épouser,TessacroyaitconnaîtreJered–uneillusionnéedesheurespasséesàcontemplersonportrait.Cependant,cettefamiliaritéavecsonimagenel’avaitpaspréparéeàsaprésencephysique.Àlavulnérabilitéqu’elleressentait,parexemple,soussonregard.

Tessadétournalesyeuxdutableauetserenfermasurelle-même,pournepasse laissersubmergerpar ses émotions. Elle venait de comprendre, tout à coup, qu’elle n’avait toujours pas perdu soninnocence–dumoins,pas jusqu’àaujourd’hui.Elle s’était trompéeen imaginantqu’elleavaitvoléenéclatslorsdeleurnuitdenoces,quandJeredl’avaitdéfloréepourfaired’elleunevraiefemme.Etellenel’avaitpasdavantageperduelesnuitssuivantes,danscesétreintesoùJeredsemblaits’abandonneràlapassion.Non,ellen’avaitperdunisoninnocencenisesillusions.

Mais elle comprenait à présent, avec une acuité douloureuse, que quoi qu’il pût arriver, Jered nel’aimeraitjamais.

Page 128: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

26

Le garçonnet s’immobilisa au milieu du couloir et le regarda comme s’il lui avait poussé unedeuxièmetête.Pendantquelquesinstants,cefutuncombatdevolontés,celledel’adultecontrecelledel’enfant.EtJeredcrutbienqu’ilallaitperdrelapartie.Maislegarçonnetfinitparbaisserlesyeuxetsepenchapourramassersaballe,qu’ilserrabienfortdanssesmains.Redoutait-ildeselafairevoler?

—Tunedevraispas jouer ici, tupourraisbriserdesobjets, luiditJeredsansréfléchir,cequi luidonnasoudainl’impressiond’êtrehabitépar lefantômedesonpère.Desobjetsdevaleur,précisa-t-ilencore,chagrinédesevoirainsirattrapéparlesérieuxdesgrandespersonnes.

N’avait-ilpasressemblé,autrefois,àcejeunegarçon?Jeredauraitvoululuiarrachersaballedesmainsetlalancerdanslapremièrefenêtrevenue,justepourseprouverqu’ilnes’étaitpascomplètementcoulédanslapeaudesonpère.

Maisiln’enfitrien.—Jegardemasœur,expliqualegarçon,aulieuderépliquerquelqueeffronterie,commel’auraitfait

Jeredàsonâge.Non,peut-êtrepas.Àcetâge-là,ilétaitheureux,encore.Sacolèreétaitvenueplustard,alorsqu’il

étaitpresqueunhomme.Enrevanche, ladéterminationdugarçonnet luirappelait lasienne.Ilpinçait les lèvres,etsesyeux

bleusn’avaientriend’amical.MaisilétaitaussiblondqueJeredétaitbrun.—TudoisêtreHarry,devina-t-il,tandisquelejeunegarçoncontinuaitàledévisager.Tuastoujours

tonchien?ajouta-t-il,dansl’espoirdel’amadouer.—Ilestmort.Raté.—Pourquoigardes-tutasœur?—Pourlaprotéger,répliqual’enfantsanshésiter,avecunegrimace–dedédain?Jeredauraitdûs’yattendre.LamaisonétantenvahieparlesAstley,ilneseraitpluslebienvenuchez

lui.Ilvenaitàpeined’arriver,maiscettehostilitélefatiguaitdéjà.—OùestTessa?demanda-t-il.Ilavaitcommencéparserendredanslesappartementsdesafemme:ellenes’ytrouvaitpas.Etil

régnaitdanssachambreunsilencepesant,quiluiavaitrappelél’atmosphèredelamaisonaprèslamortdesamère.

—Oùestmafemme?insistaJered.Harrypritunairmutinetneréponditpas.—Entoutcas,ellen’estvisiblementpasdanscecouloir,repritJered.Situprétendslagarder,tut’y

prendstrèsmal.

Page 129: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Vousn’avezpashonte,Kittridge,deparlerainsiàungamindehuitans?intervintGregoryAstley,quivenait de surgir sur lepalier, commemûparun instinctpaternel l’avertissantque son fils était endanger.

Etcen’étaitpascomplètementfaux,dureste.Jeredétaittellementirritéqu’ilauraitvolontiersplaquéHarry contre le mur. S’il s’en abstenait, c’était surtout parce qu’il était convaincu que le garçonnetn’hésiteraitpasàlemordre.

Wellbournesetrompaits’ilpensaitquesonfilsn’auraitpassusedéfendre.Commentexpliquerquelecomteaitproduitdesenfantsavecautantdecaractère?Était-cedûàuneparticularitédel’eauqu’onbuvaitàDorsetHouse?SilescinqautresrejetonsWellbourneressemblaientàHarryetàTessa,Jeredprédisaitunevieillesseagitéeàleursgéniteurs.

—OùestTessa?demanda-t-ilunenouvellefois,ets’attendant,unefoisencore,àsevoiropposerunsilenceaccusateur.

—Danslejardind’hiver,réponditGregory,àsagrandesurprise.Etilajouta,cequil’étonnaplusencore:—Jecroisqu’elleahâtedevousparler.

—Bonjour,Tessa.Sonépouse était vêtue très simplement, d’unpeignoirvert brodéqui semblait toutdroit sorti d’un

atelierparisien.Lacoupeduvêtement,bienque large,ne laissaitplaneraucundoutesur lesexede lapersonnequileportait–enl’occurrence,unefemmeauxcourbesgénéreuses.

Lefauteuilsurlequelelleétaitassisedevaitêtreneuf,carJeredneserappelaitpasl’avoirjamaisvudanslamaison.LaposturedeTessaévoquaitquelquepatricienneromainealanguiesurunechaiselongue,maislacouverturejetéesursesgenouxtrahissaitlecaractèreanglaisethivernaldelascène.

EllesaluaJeredd’unsimplehochementdetête,glacial.JeredcompritalorspourquoiGregoryn’avaitpashésitéàluidireoùsetrouvaitsafille.Tessan’étaitplusaussisouffrante,etelleneseraitpasenclineàserépandreenlarmesetengémissements.

Quedois-jedire?sedemandaJered.Commentvas-tu?Un peu court, peut-être, après des semaines de silence. Cependant, rien d’autre ne lui venait à

l’esprit.—Commentvas-tu?Unpetitsourireamuséjouasurleslèvresdelajeunefemme.Jeredsesentitvaguementhonteux.—Bien,répondit-elled’untonneutre.Avait-ellerépété,pourjoueraussiparfaitementl’indifférence?—Bien?—Oui,assura-t-elle,aveclemêmepetitsourire.—Tuesencoretrèspâle.—Cen’estguèreétonnant,avectoutlesangquej’aiperdu.—Cequit’estarrivéétaitstupide.—Oui.—Tuessûrequeçavabien?—Trèsbien.Ettoujourscepetitsourire,quinequittaitpasseslèvres.—Exceptétapâleur,tuasbonnemine,eneffet.Elleétaitparfaitement immobile.Leseulsignedevieprovenaitdesa respiration,quisoulevait sa

poitrineàintervallesréguliers.Ça,etsonsourire.Enrevanche,sonregarddemeuraitvide.

Page 130: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Moiaussi,jevaisbien,ajoutaJered.Elleinclinalégèrementlatête,avecuneraideurpresquecadavérique,maissanssedépartirdeson

sourire.—Maintenantquejesaisquetuvasbien,jecroisqueplusriennemeretientici.Jevaisrentrerà

Londres,ajoutaencoreJered,avecunclaquementdesesgants,qu’iltenaitàlamain,contresacuisse.Aumoins,ilyavaitquelqu’undevivant,danscettepièce.Elleneréponditrien.—Votredépartseralebienvenu,ditunevoixféminine.Jered se retourna.HelenaAstley le toisait avec lemême regard dédaigneux qu’Harry.Nul besoin

d’êtregrandclercpourdevinerqueGregoryétaitlepoliticiendelafamille:ilsavaitmieuxdissimulersonantipathie.

—RetournezàLondres,Kittridge,ajouta-t-elle.—Mercidel’hospitalité,ironisaJered,quisentaitsonirritationrevenir.Vousêtestropaimable.—Jenecherchepasàêtreaimable,etvouslesaveztrèsbien.Plusvitevouspartirez,plusvitema

fillepourraseremettredevotrevisite.Jered se retourna vers sa femme. Elle lui souriait toujoursmais, cette fois, une émotion semblait

affleurerdanssesyeux.—Jecroisquemonépousen’auraaucunepeineàseremettredemavisite.Ellemesembleengrande

forme,àlavérité.Le regard de Tessa s’assombrit. L’avait-il mise en colère ? Tant mieux. Une réaction, n’importe

laquelle,étaitpréférableàcetteapathieglacialequ’elleluitémoignaitdepuissonarrivée.—Engrandeforme,Kittridge?serécriaHelena.Mafilleafaillimourir!S’imaginait-ellequ’ilavaitpuoublierledrame?LarobedeTessatoutensanglantée?Sessemaines

desommeilprolongé?Jeredreportasonattentionsursabelle-mère.—Franchement,madame!répliqua-t-il,prenantsurluipournepashurler.Helenaneselaissapasintimideretsoutintsonregard.Elleparaissaittoutaussifurieusequelui.Ellerejoignitsafilleetécartalespansdesonpeignoir.Tessavoulutprotester,maisHelenainsista.

Désirait-ellechoquerJered?Elleyréussit,entoutcas.—Qu’endites-vous?JeredavaitgardélesouvenirdelapeausiparfaitedeTessa,àlacouleurprochedel’ivoire.Helena

avait découvert l’unde ses seins, qu’il avait tant aimécaresser et lécher.Une cicatricehorrible, d’unrougesanguinolent,lezébraitenpartie.

—Et il y en a une autre plus bas,Kittridge, précisaHelena. Là où lemédecin a dû inciser pourinsufflerdel’airdanssespoumons,afinqu’ellepuissesurvivre.Direz-voustoujours,maintenant,quemafilleestengrandeforme?

Jeredserraitsesgantsavecforce,commesic’était lagorgedesabelle-mèrequ’il tenaitentresesmains.

Ils’inclinapoliment,maisavec lamêmefroideurqu’ilavait lue,unpeuplus tôt,dans lesyeuxdeTessa.Et,là-dessus,ilquittalapiècesansrienajouter.

Iléprouvaitunimpérieuxbesoindes’échapper.

—Alors?Tuasvu?ditHelena.

Page 131: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessaresserralespansdesonpeignoiretselevapéniblementdesonfauteuil.Sablessureremontaitmaintenantàsixsemaines,maiselleéprouvaittoujoursdesdifficultésàsemouvoir.Pasautantquedanslespremierstemps,biensûr,etchaquejourellesesentaitmieuxqueleprécédent,maisellen’étaitpasencoreenétatdefairetotalementabstractiondesablessure.

Et,désormais,Jerednelepourraitpasdavantage.—Oui,répondit-elle.J’aivu.Maisqu’attendiez-vousdelui,mère?Qu’ilsemetteàgenouxetqu’il

demandepardonavecdessanglotsdanslavoix?—Unminimumdecontritiondesapartauraitservisacause.—Jeredn’estpasresponsabledecequim’estarrivé.C’étaitunaccident.—Maisquefaisais-tu,enpleinenuit,danscecimetière,Tessa?C’était la première fois que quelqu’un posait ouvertement la question à Tessa, depuis le drame.

Commentréagiraitsamère,sielleluidisaitlavérité,àsavoirqu’ellevoulaitfuirJered–etsonmariage,parlamêmeoccasion?Ellepréféraéluder.

—Çan’apasd’importance,mère.Dumoins,çan’enavaitplus,àprésent.Helenasoupira.—Tul’aimesencore,n’est-cepas?Tessasouritmachinalement.—Jenesuisplustrèssûredesavoircequ’estl’amour,àsupposerquejel’aiejamaissu.Aimons-

nous les gens parce qu’ils nous ressemblent, ou parce qu’ils sont différents de nous ? Suis-je tombéeamoureusedeJeredparcequej’aitrouvéchezluimotifàadmiration,oumesuis-jesimplementaveugléeàsonsujet?Peut-êtrem’étais-jepersuadéequemonamourréussiraitàlechanger.

—Si tum’avaisexpliqué,avant tesnoces,que tu l’épousaisdans l’idéede lechanger, je t’auraisréponduquec’étaitsansespoir,Tessa.Crois-moi,tun’espaslapremièrefemmeàraisonnerainsi.Maisaucunen’estjamaisparvenueàsesfins.Leshommesnechangentpas.

—Pourtant,nousnousaccrochonsquandmêmeàcetteidée.Sommes-noustroparrogantes?Samèrelasurpritenéclatantderire–lapremièrenotedebonnehumeurdel’après-midi.—Grandsdieux!s’esclaffaHelena.OncroiraitentendrecemisogynedeDiderot.Ellelevalesyeuxauplafond,commesiellepouvaitylirelacitationduphilosophegravéedanssa

mémoire,avantdeladéclameràhautevoix:—«Impénétrablesdansladissimulation,cruellesdanslavengeance,constantesdansleursprojets,

sansscrupulessurlesmoyensderéussir,animéesd’unehaineprofondeetsecrètecontreledespotismedel’homme.»

Et,avecungestevaguedelamain,elleajouta,résumantlerestedelatirade:—Ilparlaitaussidenotrecomplotpourdominerlemonde.—Nousserionsdoncsidangereuses?ironisaTessaavecunnouveausourire–vraimentamusé,cette

fois.— Oh, nous pouvons l’être, affirma Helena. Mais, pour cela, il est impératif que nous ne nous

bercionspasd’illusions.Nousautresfemmes,nousavonstroptendanceànousimaginerquelemondeesttelquenouslerêvons,alorsquenousdevons,aucontraire,nouscolleteraveclaréalitéetessayerd’entirerlemeilleurpartipossible.

Elles’approchadeTessaetluieffleuratendrementlajoue,avantd’ajouter:—Necherchepasàtebattrecontrelaréalité,machérie.—Maislebonheur,commentpeut-onleconquérir,alors?s’enquitTessa.

Page 132: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

— En acceptant ce que nous avons, justement. En sachant prendre du plaisir dans le quotidien,profiterdespluspetitesmanifestationsd’amour.

—Maisquefairesiceluiqu’onaimeestincapable,enretour,devousdonnersonamour?—Jenesuispaslabonnepersonnepourtedirecequ’ilfautpenserdeJeredMandeville,Tessa.J’ai

peurquemonopinionàsonsujetnesoitquelquepeubiaisée.—Vousnel’aimezdoncpasdutout?Helenacaressalescheveuxdesafilleavecunsourire.— Les hommes trop arrogants m’ont toujours donné de l’urticaire, dit-elle sur le ton de la

plaisanterie, avant d’ajouter plus sérieusement : Je dois reconnaître que le sang-froid dont tu as faitpreuvem’aravie.Sijen’aimepasMandeville,c’estprincipalementenraisonduchagrinqu’ilt’acausé.Maiscequejepeuxpenserdeluin’apasgrandeimportance.Enl’occurrence,seuletonopinioncompte.

—Leproblème,c’estqueJerednerépondjamaisàmesquestions.Jen’aipasencoreréussiàsavoircequ’ilavaitvraimentdanslatête.

Jered aimait samaison, l’histoire qu’elle incarnait, samagnificence, demême qu’il aimait l’idéed’incarner ladixièmegénérationdesMandeville. Ilétait fierdepouvoirdireque lepremierducde lalignéeavaitétéanobli,ilyavaittrèslongtempsdecela,poursesexploitssurleschampsdebataille.

Le château comptait plus de trois cents fenêtres.Une bonne centaine d’entre elles étaient visiblesdepuis l’allée principale, qui contournait la rivièreNye avant de conduire à la bâtisse. Jered prenaittoujoursungrandplaisiràchevauchersurcetteroute.Etchacunedesesabsenceslerendaitunpeuplusconscient,lorsqu’ilrevenaitàKittridge,delabeautédecetteimposantedemeureenpierredetaille,quiappartenaitdepuissilongtempsàsafamille.

La Nye longeait le rempart sud, prodiguant ainsi de l’eau même en cas de siège. Deux tourellesdéfensives subsistaient encore, flanquant l’entréede l’avant-cour.Partoutoù Jeredportait le regard, ilpouvaitvoirlesmarqueslaisséesparl’histoiredanslapierre.Laconstructiontémoignaitd’unecertitudetranquille:cequiavaitexistéhierseraitencorelàdemain.

Mais Jered était loin d’éprouver la même tranquillité. Il se sentait mal à l’aise dans son corps,commes’ilétaitrestétroplongtempssansprendredebain.Mêmesoncœurnesemblaitplustotalementlui appartenir. C’était du reste une sensation très étrange, de se sentir ainsi à la fois soi-même etquelqu’und’autre.

Soncheval,àpeinesortidesécuries,étaittoutfraisetavidedegaloper.Jeredluilâchalabridedèsqu’ilschevauchèrentàtraverslesprairiesrecouvertesdegivre.

Unsouvenirdouloureux lui revint toutàcoupenmémoire.Samère, riantà sescôtés, sescheveuxflottantauvent.

Jeredaimaitfairelacourseavecelle,mêmes’ilperdaitsouvent–ellerefusaitdelelaissergagner,affirmantqu’unehonnêtedéfaitevalaitmieuxqu’unevictoireobtenueentrichant.

—Plusvite,Jered!letaquinait-elle.Jereds’arrêtaenhautdelacolline.Depuiscombiendetempsn’avait-ilplusentenducettevoix?Sa

mèren’étaitplusqu’unfantôme,quirevenaitparfoisvisitersessonges.Mais il n’avait plus non plus quatorze ans, et il préférait ne pas s’appesantir inutilement sur ses

souvenirs.Ilcontemplasademeure,quiflamboyaitdanslesoleilcouchant.Unepuremerveille.LesyeuxdeTessaavaientlemêmeéclat,avantledrame.Maisdecelanonplus,ilpréféraitnepas

tropsesouvenir.L’imagedelajeunefemmegisantdanssarobecouvertedesangnecessaitdelehanter.Tessaavaitbienfaillimourir.

Page 133: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jered renifla.Sesyeux lepiquaient.Àcauseduvent,probablement. Il s’essuyamachinalement lesjoues,d’unreversdesamaingantée,etfutsurprisdevoirquesongantétaitmouillé.

Ilsepenchasursonchevaletl’éperonnad’uncoupdetalondanslesflancs.Leterrainétaitaccidenté.Desterriersdelapinspouvaientsecacherdanslesherbes.Legivre,parendroits,étaitglissantcommedelaglace.Maisaudiablelaprudence.Ilvoulaitgaloperàperdrehaleine.

Pourfuirsessouvenirs.

Page 134: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

27

—Tudépensestropd’argentdanslesfinitions,Jered.Jered sourit à son oncle. Malgré la fortune familiale, Stanford Mandeville était réputé pour sa

radinerie.—LeConquestestunmaîtrebateau,mononcle.Ilméritecequ’ilyademieux.—Etsupposequ’ilcoule?Quelbiencelaluifera-t-ilalorsd’avoird’épaistapisdanslacabinede

l’amiral?—Cen’estpascelaquicoûtelepluscher,etvouslesavezbien.Son onclemarmonna une réponse inintelligible et se replongea dans les livres de comptes.Mais

Jeredn’étaitpasdupe.StanfordMandevillen’avaitpasbesoindeconsulter ses registres : il auraitpuciterdemémoirechaquepostededépenserelatifauConquest.

—Delapeinturejaune?— J’étais fatigué du rouge, expliqua Jered. Sans compter que tout le monde s’imagine que nous

peignonsnospontsenrougepourmasquerlacouleurdusang.Sononcleredressalatêteetôtasonlorgnon.—Cen’estpasunemauvaiseidéedechanger.Maispourquoidujaune?—Lapeintureétaitdemeilleurequalité.Lespiècesmétalliquesrouillerontmoinsvite.— Du jaune, répéta son oncle, qui jouait avec son lorgnon d’un air pensif. Mais que va dire

l’Amirauté?Ilssonthabituésaurouge.—Expliquez-leurquelesFrançaispeignentaussileurspontsenrouge.Celadevraitlesinciteràse

démarquer. Ou dites-leur que le rouge heurtemon sens esthétique. Racontez-leur ce que vous voulez.L’Amirautéestvotreaffaire.

—Jusqu’àcequejemeure.Maisensuite,ceseraàtoidereprendreleflambeau.—Jevoussouhaitederesterenbonnesantélepluslongtempspossible,pournotrebienàtousles

deux.—Tumesurprends,tusais.—Parcequejemanifestedel’intérêtpourquelquechose?—Oui.—Nemeregardezpasainsi,mononcle.Disonsquej’aieuunmomentd’égarement.—Es-tuaucourantquetasœuraaccouchélasemainedernière?Susie.Sapetitesœur.Jeredlatrouvaitbientropjeunepourêtremère.Quelâgeavait-elledonc?Un

rapidecalculmentallestupéfia.SusieavaitseptansdeplusqueTessa.—Non,avoua-t-il.—C’estungarçon.Ilsontdécidédel’appelerMichaelJered.

Page 135: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—J’imagine trèsbien leurmotivation. Ilsdoiventespérerque jememontreraigénéreuxenversungarçonquiportemonnom.

— Et pourquoi ta sœur n’aurait-elle pas choisi ce prénom tout simplement parce qu’elle t’aimebeaucoup?

—Honnêtement,mononcle,jedoutefortqueSusanaitsouventpenséàmoi,cesdernièresannées.—Depuis combien de temps ne l’as-tu pas vue ? Je ne compte pas tonmariage : je n’ai pas eu

l’impressionquetuaiesprofitédel’occasionpouréchangerunseulmotavecelle.—Depuislongtemps.Troplongtemps,sansdoute.Monaveuvoussatisfait-il?répliquaJered.Ilselevaetallaseplanterdevantlafenêtre,avantd’ajouter:—Maisjenevoispascequecelaad’exceptionnel.Elleacinqansdemoinsquemoi.J’étaisdéjà

grandqu’ellen’étaitencorequ’unegamine.— Mais elle s’est retrouvée elle aussi orpheline. Tu aurais pu lui manifester davantage de

compassion.Jeredjetaunregardàsononclepar-dessussonépaule.—N’êtes-vousdoncpasaucourantdesrumeursquicirculentsurmoi,mononcle?Quejesuissans

cœur?Oui,jeconfessequej’aiétéunmauvaisfrère.—Susanavaitdixansquandelleaperdusamère.Etonzeansseulementlorsquemonfrèreestmort.

Ellen’étaitqu’uneenfant.—Jen’étaispasbeaucoupplusvieux.MaisSusanaétérecueillieparunecousine,alorsquej’étais

censéréagirenhomme.Onm’arenvoyéaucollège,sansunmotd’affection.—Est-cedoncpourcelaquetuasrompulespontsavectousceuxquiauraientput’aimer?Quetu

n’asplusjamaisfréquentélafamilledetamère?Toutcelaparcequ’unvieilhommen’apassudevinerlechagrind’unenfantettrouverlesmotssusceptiblesdeleconsoler?

Jeredseretourna.—Jenevousaipasaccusé,mononcle.—Non,maisjesensbienquetum’enveux.Tusais,tonpèretenaitbeaucoupàtamère.Samortaété

undéchirementpourlui.Ilaétéincapabledeluisurvivreplusdequelquesmois.Maiscommentaurais-jepuexpliquercelaaujeunehommequetuétaisalors?

Il y eut un silence. Jered retourna à la contemplation de la neige qui tombait dehors, recouvrantlentement lepaysagede sonmanteau immaculé.Unmêmemanteau,dedignité,dedevoir etd’honneur,avaitcorsetésononcle.

—Monpères’esttuéavecl’alcool.—C’estunpeupluslentquedesetireruneballedanslatête.Maislerésultatestlemême.—Pourtant,monpèreneparlaitjamaisdesafemme.Del’instantoùj’airamenélecorpssansviede

mamèredanslamaisonjusqu’àceluioùilarendusonderniersoupir,iln’apasprononcésonnomuneseulefois.

Jeredseconcentrait sur lepaysage.Lesmots sortaientplus facilementquand ilpouvait s’imaginerquepersonnenelesécoutait.Surtoutcesmots-là,quirelevaientdelaconfessionlaplusintime.

—Ilm’envoulait,voussavez.Ildisaitquel’accidentn’auraitjamaiseulieusijen’avaispasétélà.Ilpleurait.Etilestmortcommeça,ensanglotant.

—Laquestionest:est-cequetoi,tut’enveux?— Je ne sais pas. Peut-être. J’aimais chevaucher à travers les collines, même si c’était parfois

dangereux,surtoutauprintemps.Mèreadoraitfairelacourseavecmoi.Sajumentamislepieddansuntrouetl’aéjectée.Serait-cearrivésielleavaitétéseule?Probablementquenon.

—C’estledestin,Jered.Ou,toutsimplement,lamalchance.

Page 136: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Jenecroisniaudestinniàlachance,mononcle.—Crois-tuseulementàquelquechose?Jeredsourit.Unestalactitetombad’unebranched’arbreetsebrisaausol.—Non,pasàgrand-chose.—Tut’esengagédansuncheminbiendangereux,Jered.—Vousmel’avezdéjàdit.Etvousmelerépéterezencore.—N’as-tudoncaucunemorale?JeredrevoyaitlevisagepâledeTessa.L’horriblecicatrice,sursapoitrine.Ilsoupira.—Jesupposequ’unjour,monnomsuffiraàfairepeurauxenfants?—Lecynismeestunechose,l’immoralitéenestuneautre,Jered.J’aitropsouventl’impressiondete

voiraubordd’unprécipice.—Etvouspréféreriezm’épargnerlegrandplongeon?—L’immoraliténeconduitpasaubonheur,Jered.Jeredn’avait rienà répondreàcela.En revanche, le souvenird’uneprécédenteconversationavec

sononcleluiinspiraitunequestion.—Quevouliez-vousdire,l’autrejour,quandvousm’avezexpliquéquevouspensiezdonneràTessa

cequ’elleattendait?Ilcrutbienquesononclen’allaitpasrépondre.Mais,justeaumomentoùils’apprêtaitàchangerde

sujet,Stanfordserelevaetcontournalebureaupourlerejoindreàlafenêtre.Etilseperditluiaussidanslacontemplationdupaysage,commes’ilétaitplusfaciledes’adresseràlaneigequ’àsonneveu.

—Elleestamoureusedetoi,Jered.Jepensaisquetuenavaisconscience.Maislesimplefaitquetum’aiesposécettequestionmemontrequ’iln’enétaitrien.

Stanford tourna la tête de côté, posant sur Jered le regard perçant des Mandeville. Jered s’étaitsouvent servi, lui aussi, de ce regard – pour jauger quelqu’un, l’intimider ou lui signifier sonmécontentement.L’effetétaitgaranti.

—Tessat’aimedepuis longtemps,Jered.Cequej’ignore,enrevanche,c’estsielle t’aimeencore,aprèstoutcequetuluiasfaitsubir.

—Nousenrevenonsàmonimmoralité?—Oui,réponditStanfordMandeville,sanssedémonter.C’estprécisémentleproblème.

—Helenachérie,cessezdegigoter,sinonjen’yarriveraijamais.—Cen’estquejustice,trèscher.Vousétiezsiimpatientdem’ôtercecorset,toutàl’heure,qu’ilm’a

parujudicieuxdevouslaisserleremettre.Gregoryfronçalessourcils.—Heureusementqu’ilnem’apasfalluautantdetempspourdéfairetousceslacets!Helena essaya vainement de retenir le rire qu’elle sentait monter dans sa gorge. Et ce fut en

s’esclaffantque,prenantpitiédesonmari,elleluiretiralecorset.Lesstatuesquiornaientlesanglesdelabibliothèquenesemblaientguères’offusquerdesonhilarité,

pasplusqu’ellesn’avaientparuchoquéesdel’entendregémirsouslescoupsdereinsdeGregory.Ellesenavaientvubiend’autres,depuisqu’ellestrônaientlà.

—J’aipasséunexcellentaprès-midi,dit-elle.Etc’étaitvrai.Leurpetitinterludel’avaitravie.—Nousavonseude la chance,Helena.Lesgarçonsétaient certes encours,maisTessa aurait pu

noussurprendre.SansparlerdeKittridgelui-même.

Page 137: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ils avaient pris des risques, songeaGregory.Mais lemanque de luminosité de la chambre qu’ilsoccupaientleurrépugnait.Ilsfuyaientlepluspossiblecettepièce.

—JedoutequeKittridgeremettelespiedsiciavantlongtemps,répliquaHelena.Tuauraisdûvoirleregardqu’ilalancéàTessaens’enallant.Cemariagemeparaîtdécidémentmalparti.Maisdois-jeterappelerquej’avaisunmauvaispressentimentdepuisledébut?

Gregorysoupira,avantdetendrelamainàsafemme,quiavaitterminéderemettredel’ordredanssatoilette.

—JeneremercieraijamaisassezleSeigneurdenem’avoirdonnéqu’unefille,ironisa-t-il.Ildevaitsedouterquejen’auraispaspuensupporterdavantage.

Helenasouritetl’embrassa.SonbaiserenflamméravivachezGregorylesouvenir,encoretoutfrais,del’étreintequ’ilsvenaientdepartagersurlabanquetteplacéesouslafenêtre.Helenaneserendait-elledoncpascomptequ’ilvieillissait?

Mais,alorsqueleurbaisers’éternisait,Gregorysefitlaréflexionque,s’ilvieillissait,iln’enétaitpasmoinstoujoursvivant.Etqu’avoirunefemmepassionnéeétaitunbonstimulantpourlerester.

Page 138: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

28

—J’aiuncadeaupourtoi,quit’attendlà-haut,danstonlit,annonçaAdrian.Unevariétéexotique.Onracontequ’ellefaitdesmerveillesavecsabouche.

Jeredsecontentadesourire.Adriansoupira.—J’endéduisquetularenverrasdanssesfoyerssansavoirprofitédesestalents.Tuesdevenud’un

ennui,depuisunesemaine!Ilsereleva,sedirigeaverslatableàliqueursets’emparadelacarafedebrandypourseresservir,

avantd’ajouter:—Voilàhuitjoursquetun’aspascouchéavecunefemme,Jered.Ettuaspasséleplusclairdela

soiréeàregarderdanslevide,commesitut’attendaisàvoirsurgirjenesaisquelspectre.Tudevraisprofiterdemoncadeau.Ellen’estpasdonnée,figure-toi.

—Riendecequiadelavaleurn’estgratuit,Adrian.Adrianretournaàsonsiège.—Grandsdieux!Oncroiraitentendreunprêcheàl’église!—Non.Jeparlaissimplementd’expérience.—Quet’arrive-t-il,Jered?Jenetereconnaisplus.—Crois-tuàlamorale,Adrian?—Lamorale?Jen’aspirepasparticulièrementauparadismais,detoutefaçon,jenepensepasêtre

jamaispunipourmespéchés,sic’estlesensdetaquestion.Quoiqu’endisentmesvertueuxparents.—Tun’aspasréponduàmaquestion.Crois-tuàlamorale?Penses-tuqu’ilestplusfaciledefairele

malinconsciemmentquedefairelebienconsciemment?—Teslecturesteperdront,Jered.D’oùtires-tucela?—D’unerécenteconversationavecmononcle.—Tononcleréfléchittrop.Ettuastendanceàl’imiter.Jeredsouritàsonverredebrandy.—C’estàcausedetafemme,n’est-cepas?devinaAdrian.Taconsciencetetourmente?Tuaurais

dûmelaisserygoûter,Jered.Nousl’aurionsnotéechacundenotrecôtéet,crois-moi,tonromantismeenauraitprisuncoup.

Adrianavaitàpeineterminésaphrasequ’ilfutsoulevédesonfauteuiletseretrouvaplaquécontrelemur,serréàlagorgeparJered.

—NereparlejamaisdeladuchessedeKittridgedecettefaçon,Adrian,luisoufflaJered,àquelquescentimètresdesabouche.Sinon,jen’hésiteraipasàt’étrangler.C’estbiencompris?

Adrian,unelueurdepaniquedansleregard,s’empressadehocherlatête.

Page 139: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jeredlerelâcha.—Etmaintenant,sorsdechezmoi!luicria-t-il.Ilpartitlui-mêmeverslaporteetquittalapiècesansunregardenarrière.Danslarageoùilétait,il

préféraits’éloignerd’Adrianauplusvite,pournepasrisquerd’attenteràsavie.Ilrenvoyalaprostituée,avecunecertainesatisfactionden’éprouveraucunregretdenepasgoûterà

sescharmes.LapulpeusecréatureacceptasansbroncherlapoignéedepiècesqueluioffritJeredpourladédommager.

L’ironievoulaitqu’iln’aitpastrompéuneseulefoissafemmedepuisleurmariage.Etc’étaitmoinspar choixquepar la forcedes circonstances,Tessa s’étant ingéniée à le suivrepartout.Maisunautrefacteur avait contribué à sa fidélité : son épouse le satisfaisait pleinement sur le plan charnel. Érosn’auraitpaspuêtreplusheureux.

Unjour,Tessaluiavaitlancéunvaseàlatête,parcequ’elles’étaitconvaincuequ’illuiétaitinfidèle.Elle aurait sansnuldoute été surprise– et amusée–de savoir qu’en réalité il nedésirait pasd’autrefemmequ’elle.

Cetteidée,dureste,leperturbaitbeaucoup.Savies’étaitretrouvéebouleverséesansqu’ilaiteusonmotàdire.Lesdivertissementsqu’ilavaitsi longtempsprisés l’ennuyaient,àprésent.Tessaavait-elleraison?S’était-ilfourvoyétoutcetemps?Avait-ilencombrésonexistencedefutilitéspourcomblerungrandvideintérieur?

Depuislejourdeleurmariage,lajeunefemmen’avaitpascessédel’irriter,deleprovoquer,maisaussideledécontenanceretdelequestionner.Àcaused’elle,Jereds’étaitreplongédanssessouvenirs,si bien queTessa n’était plus la seule, désormais, à occuper ses pensées. Samère, avec ses cheveuxauburn, ses yeux verts et ses grands sourires, y avait retrouvé une place de choix.EtmêmeSusan, lapetiteSusie,quitiraittoujourssapoupéederrièreelleensuçantsonpouce,s’invitaitàprésentdanssespensées, comme autrefois elle s’invitait dans son lit les nuits d’orage. Malgré les cinq ans qui lesséparaient,ilsriaientsouventsifortensemblequ’ilsfaisaienttanguerlelit.

Et son père. Bizarrement, Jered se souvenait très peu de ses derniers instants, lorsque son pèreinvoquait, enpleurant, sonépouse sur son litdemort. Ilpréférait se remémorer l’hommequi lui avaitapprisàmonteràchevalquandilétaitpetitgarçon,sechargeantd’ajusterlui-mêmelesétriersplutôtquedelaissercesoinàungarçond’écurie.Ilserappelaitl’inquiétudedesonpère,puissonrire,lapremièrefois qu’il était tombé de cheval. D’autres bons souvenirs remontaient à la surface. Son père et lui,déambulant tous deux dans la grande galerie de Kittridge, son père commentant pour lui chacun destableauxaccrochésauxmurs.Jeredsesentaittoujoursintimidéparcesgrandsportraitsdesancêtresdelafamillequisemblaientletoiser,maislamainchaudeetsolidedesonpère,àlaquelleils’agrippait, lerassurait.

Mauditssouvenirs!Lesplusdouloureux,cependant,étaientlesplusrécents–ceuxquin’avaientpasencore pu être adoucis par le temps.Tessa.Une femmeextraordinaire, qui avait su garder en elle lesqualitéslesplusprécieusesdel’enfance.

—Jemedisais que j’aimerais bien être unhomme. Juste une journée, oumême seulement uneheure.Pourêtredébarrasséedemoncorset.Pourpouvoirjureretcracheràmaguise.Pourraconterdeshistoiresgrivoisesetrireàtouteslesplaisanteriesgraveleuses.

—C’estainsiquetuvoisleshommes?—J’aibeaucoupd’avissurleshommes,etilsvarientselonlesindividus.Crois-tuquec’estparce

quej’aisixfrères,cequimedonneraitsixpointsdevuedifférents?Sept,même,entecomptant?—Crois-tuqueThomasPainearaison,Jered?Quelamonarchieetl’aristocratien’enontplus

pourlongtempsàrégnerenEurope?

Page 140: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Pourquoilesoiseauxn’ont-ilsquedeuxpattes,etnonquatre,Jered?—Figure-toi, Jered,quemacouturièrem’adit une chose très étonnante. Savais-tuque lenoir,

dans la mode, n’était pas vraiment une couleur, mais plutôt la combinaison de toutes les autrescouleurs?Etqueleblancétaitl’absencedecouleur?Tunetrouvespascelaincroyable?

— Pourquoi, à ton avis, la soie plaît-elle autant ? C’est surprenant, quand on sait que c’estfabriquéaveclabaved’unver,destinéàmouriraprèsavoirfilésoncocon.

Curiosité.L’autrenomdeTessa.Sansparlerdesoninnocence.Jeredavait-iljamaisétéaussicandide?Oui,biensûr.Ilyavaitdes

sièclesdecela.MaisTessan’avait-ellepaseuraison,l’autresoir?Dèsquenouscommençonsàêtreheureux,tut’ingéniesàtoutgâcher.Jeredpénétradanssesappartements,sonverreàlamain.Maisilsavaitbienqu’ilneboiraitjamais

assezpournoyertouteslesquestionsquiletaraudaient.IlavaitcongédiéChalmersunpeuplustôtdanslasoirée.Lanuitétaittropfroidepourqu’ilaitenvie

desortir.Même lesvoitures lesmieuxchaufféesn’étaientpashermétiquesà labiseglaciale.De toutefaçon, Jered ne voyait pas où il aurait pu aller. Adrian avait raison : plus aucun divertissement nel’intéressait.

Queluiarrivait-ildonc?«Tessa t’aimedepuis longtemps, Jered.Ceque j’ignore, en revanche, c’est si elle t’aime encore,

aprèstoutcequetuluiasfaitsubir»,luiavaitditsononcle.Probablementmeregarde-t-elleàprésentcommesij’étaislediableincarné.

Lachandellecrachotaquelquesinstantsavantdes’éteindre.Ilyenavaitd’autresdansuntiroir,mais

Tessanepritpaslapeinedesedéplacer.Peuluiimportaitderesterassisedanslenoir.Elle dormait mal, depuis le départ de Jered. Pourquoi s’était-il éclipsé sans même réclamer un

entretienentêteàtêteavecelle?Àcausedelacicatricequ’Helenaluiavaitmontrée?Tessaportamachinalementunemainàsapoitrine.Maispourquoisesouciait-elleencoredesonmari?Neluiavait-ilpasclairementfaitcomprendre

qu’ilneluiaccorderaitjamaisaucuneplacedanssonexistence?TessadétestaitLondres.L’airyétaittropvicié.Etlacorruptiongénéraliséedonnaitlesentimentque

toutpouvaits’acheter,avecsuffisammentd’influenceoud’argent.LeducdeKittridgepossédaitlesdeux,maisilfaisaituntrèsmauvaisusagedel’unetdel’autre.

Lajeunefemmeposasamainàl’endroitexactdesacicatrice,qu’elletouchaprécautionneusement.Sapeauladémangeait,maislemédecinluiavaitexpliquéquec’étaitlapreuvequ’ellecicatrisaitbien.Du reste, son état général s’était grandement amélioré. Désormais, elle pouvait se lever, bouger etmarchersanséprouverlamoindredouleur.Maisintérieurement?

Les pensées les plus inavouables continuaient à la hanter. Elle avait beau avoir honte de tout cequ’elleavaitdéjàaccepté,ellesavaitqu’elleétaitprêteàs’abaisserencoredavantage.Ilsuffirait,pourcela,d’unsimplesouriredeJered.

Oh,Jered,jet’enprie,aime-moiunpeu.Samère se trompait.Mais elle avait eu la chanced’épouser unhommequi l’avait adoréedès les

premiers instants.Unhomme fier etgénéreux,qui étaitunebénédictionnon seulementpour sa famille,maisaussipour lemondedans lequel ilvivait. Ilétait faciled’acceptersondestin,quandilvousétaitainsioffertsurunplateaud’argent.

Page 141: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Les choses, en revanche, se compliquaient dès lors que rien de ce dont vous rêviez ne semblaitdisposéàseconcrétiser.

Page 142: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

29

—VotreGrâce,vousnesongezpassérieusementàescaladerlemur?ChalmersregardaitJeredavecdesyeuxrondscommelalune.L’imageétaitparfaitementindiquée,du

reste,puisquec’étaitunenuitdepleinelune.—Biensûrquesi.Jel’aidéjàfaitdesdizainesdefois.—Pardonnez-moi,VotreGrâce,maisc’étaitilyalongtemps.—Jenesuispasencoreunvieillard,Chalmers.Ettumefatigues,avectesprécautions.— Pardonnez-moi d’insister, Votre Grâce, mais n’existe-t-il vraiment pas d’autre solution ? Je

pourraisme faufiler par la porte de derrière et vous ouvrir l’escalier de service.À cette heure-ci, laplupartdesdomestiquesdormentàpoingsfermés.

—Pourquoinemel’as-tupasproposéplustôt?—Jen’auraispasvoulugâcherleplaisirdeSaGrâceàconcoctercetteaventure.CommeJereds’esclaffait,sonvalets’empressadel’admonester:—Essayezd’êtreplussilencieux.Votrerirerisquedetrahirnotreprésence.—Jeteprometsderestermuetletempsquenousgagnionsl’arrière.Maisjet’avouequ’emprunter

l’escalierdeserviceentachequelquepeuleromantismedecetenlèvement.—Honnêtement,VotreGrâce,jenevoispascequ’ilyaderomantiquedansnotreexpédition.—Dèsquejeserailà-haut,tut’esquiverasdiscrètement,pourredescendreàlavoiture.—Êtes-vousvraimentcertaind’avoirbesoindemoi,VotreGrâce?—Allons,Chalmers.Unepetitecroisièreenmerteferaleplusgrandbien.Tuasbesoinderespirer

l’airdularge.—M’autorisez-vousàparlerlibrement,VotreGrâce?—T’est-ildéjàarrivédetecensurer?—Ohoui.Plussouventquevousnel’imaginez,VotreGrâce.CommeJerednerépondaitrien,sonvaletcontinua:—Voussentez-vousbien,VotreGrâce?Depuisquejesuisàvotreservice,jenevousaijamaisvu

d’unehumeurpareille.—C’estparcequetunem’asjamaisvuaussiexcitéqu’encemoment,Chalmers.Ils atteignaient enfin l’arrière de la demeure, ce qui n’était pas un petit exercice, vu la taille du

domaine.—Vousêtessûrdenepasêtremalade?insistaChalmers.—Sûretcertain.Cetteaventureestlaplusstimulantequ’ilm’aitétédonnédevivre,Chalmers.Et

l’occasionnepouvaitpasêtremieuxchoisie:aubeaumilieud’unenuitdepleinelune.

Page 143: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Permettez-moidenepaspartagervotreexcitation,VotreGrâce.N’oubliezpasquej’aivingt-cinqansdeplusquevous.

—Net’inquiètepas,tuserasbientraité,Chalmers.Tupartageraslacabinedusecond,etonm’ajuréqu’ilneronflaitpas.

Alorsqu’ilouvraitlaportedel’office,Jeredajoutaavecungrandsourire:—Regardeleschosesduboncôté,Chalmers.Jepourraiskidnapperlafemmed’unautrehomme.Il

setrouvequej’aipréférém’attaqueràlamienne.

IlattenditquelachandelledeTessasesoitéteinte,puislaissapasserunedemi-heuresupplémentaire,pour s’assurer que la jeune femme était bien endormie. Sinon, elle risquait de crier en le voyantapparaître ou de tenter quelque chose qui réveillerait ses parents. Or, Jered n’avait aucune envied’expliquerpourquoi ilvoulait ravir sa femmeà leursbonssoins.Nimêmepourquoi il cherchaità lakidnapper.L’idéeluienétaitvenuedansl’undecesmomentsd’intenseluciditéqueprocurelebrandy.Ilavaitsoudaincomprisqu’ilavaitmalagidepuisledébut.

Sonhéritierétaitdésormaissonneveu,lefilsdeSusan,etcetteperspectiveneleréjouissaitguère.Nonqu’il eût quoique ce soit contre l’enfant, qui devait posséder toutes lesqualitésdesMandeville,maisJeredétaitencorejeune,etilpossédaituneravissanteépouse.Ilnevoyaitdoncpascequipourraitlesempêcherd’assurereux-mêmesladescendanceduduché.Etsansgrandsefforts,encore.

Lefaitquesafemmeaitdécidédeneplusluiadresserlaparoleétaitundétailqu’ilentendaitbiensurmonter.Aprèsquelquessemainespasséesentêteàtêteaveclui,ellefiniraitparmieuxlecomprendre.EtJeredsauraitenfincommentlaprendre.

Leurcouplerepartiraitdezéro.Etlebonheurseraitàportéedemain.Il trouvasansdifficulté laportedesappartementsdesonépouse : ilétaitcapabledecirculerdans

Kittridgelesyeuxbandés.D’ailleurs,celaluiétaitsouventarrivé,enfant,lorsqu’iljouaitavecSusanetlesenfantsdesdomestiques,lesjoursdepluie.Depuis,leurscamaradesdejeuxétaientdevenusadulteset avaient pris la place de leurs parents, mais Jered se souvenait encore de leurs visages d’enfants.Quelques-uns,cependant,manquaientàl’appel:desgarçonspartisàlaguerre,oudesfillesquis’étaientmariéesailleurs.

Lachambreétaitplongéedansl’obscurité,maisTessanedormaitpas.Elleétaitassiseaumilieudesongrandlit,levisagetournéverslaporte.

—Bonsoir,Jered.—Aurais-tudesyeuxdechat,Tessa?—Lessoirsdepleinelune,oui.L’amusementquisedevinaitdanssavoixlefitsourire.—Commenttesens-tu?—Sais-tucombiendefoistum’asposécettequestion,depuisquenoussommesmariés?—Alors,jevaisêtreplusprécis:tablessurecicatrise-t-ellebien?—Jesuisunepatientemodèle.EtlebonairdeKittridgeestonnepeutplussalubre.Maistunet’es

pasintroduitdansmachambreenpleinenuitsimplementpourt’enquérirdemasanté,j’imagine?Unpetitmotauraitsuffi.

— Sans doute, acquiesça Jered, amusé lui aussi.Mais j’aurais difficilement pu te kidnapper parlettre.Or,tum’envoisdésolé,maisjesuisobligéderecouriràcetteextrémité.

Toutenparlant,ils’étaitapprochédulit.—Tuveuxm’enlever?

Page 144: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Oui.Etjetefélicitedeleprendreaussibien.J’avaisunpeupeurquetuterebelles,etjem’yétaispréparé.

—Commentcela?Tucomptaismebâillonneravecunfoulard?—Tun’yespas.Jemeseraiscontentédet’embrasserjusqu’àt’asphyxier.—Oh.Jered s’empara du couvre-lit, qu’il drapa sur les épaules de la jeune femme, avant de l’aider à

descendredulitetdel’entraînerverslaporte.Ilssortirentdelamaisonavecunefacilitédéconcertante.Jeredsepromitdedemanderaumajordome

de cacher au moins l’argenterie. Si un cambrioleur décidait de s’introduire dans la maison et nerencontraitpasplusd’obstaclesquelui,iln’auraitaucunepeineàvolertoutcequ’ilvoudrait.

Lebraserodelavoitures’étaitéteint,etlescouverturesétaientglacées.Saufcelleenfourrure,danslaquelleilenroulaTessa.

—J’auraisdûpenseràprendretonmanteau,avoua-t-il.—Apparemment,cen’étaitpasprécisédanslemanueldekidnapping,ironisalajeunefemme.—S’il en avait existé un, tu peux être sûre queChalmers l’aurait lu de la première à la dernière

ligne.—Parcequ’ilesttoncomplice?—Ilsecacheàcôtéducocher.Jesupposequ’iln’osepasteregarderenface.—Quefais-tu,Jered?Elle ne voulait bien sûr pas parler de ses efforts pour la réchauffer en déployant une couverture

contrelaportièreexposéeauventdunord.—Jesouhaitepasserdutempsavectoi,Tessa,maispasàLondres,niàKittridge,avectesparents

quiespionnentchacundemesmouvements.Remercie-moi:nousallonsenfinpartirenvoyagedenoces.—Pourquoi?—Pourquoimaintenant?Oupourquoipourquoi?—Est-ceparcequetutesenscoupablevis-à-visdemoietquetaconsciencetetravaille?—Jenemesenscoupablederien,Tessa.Quantàmaconscience,toutelaquestionestdesavoirsi

j’enpossèdeune.Il resserra la fourrure sur les épaules de la jeune femme, pestant contre cette nuit beaucoup trop

glaciale.L’aubergeétaitencoreloin,etilnevoulaitsurtoutpasqueTessatombemalade.—Accorde-moiquelquessemaines,ajouta-t-il.C’esttoutcequejetedemande.—Jered,jenevoudraissurtoutpastevexer,maisjen’aiaucuneenviedepartirenvoyagedenoces.

Etcertainementpaspendantplusieurssemaines.Jeveuxrentrer.Ilsoupira.—Alors,prendstonmalenpatience.Car,pourl’instant,nousnousrendonsenÉcosse.

L’auberges’annonçaenfin,àleurgrandsoulagement.Jeredavaitallumélalanternedel’habitacle,et

ils pressaient tous les deux leursmains dessus, pour profiter de lamaigre chaleur qu’elle prodiguait.Maislefroids’intensifiait,etleursouffleformaitdesnuagesdevapeur.

L’Écosse?Tessan’avait aucuneenvied’allerenÉcosse.Mais sonavisne semblaitpasentrerenlignedecompte.

Arrivéàl’auberge,Jeredlaportadanssesbras,pourlamontertoutdesuiteàl’étagedeschambres.Ilnevoulaitpasprendre lerisquequequelqu’unl’aperçoivedanssondéshabilléetconclueàquelquerelationillicite.

L’attraitdel’interdit.

Page 145: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ilkidnappaitsapropreépouse.QuandTessaleluiavaitfaitremarquer,ils’étaitcontentédesourire,commes’ils’amusaitdesonforfait.Elleauraitdûcrieràpleinspoumons,pourréveillerlamaison,plutôtquedesuivresonplan.Carilétaitbientropdangereux,pourelle,deseretrouversiprèsdesonmari.

Etcependant,malgrésespréventions,Tessasesentaitirrésistiblementattiréeparlui.Oh,Jered.Quem’as-tufait?Illadéposaprécautionneusementsurlefauteuilfaceàlacheminée,avantd’allerrefermerlaporteet

detirerleverrou.Puisilrevintverslacheminéeetsemitàtisonnerlefeu.—Jenet’aijamaisvutisonnerunfeu,remarqua-t-elleàvoixhaute,impressionnéeparl’aisancede

sesmouvements.D’ordinaire,ilappelaittoujoursdesdomestiquespoursechargerdecegenredetâche.—Jesaismeservirdemesdixdoigts,Tessa.Savoixavaitcetteinflexiond’autoritéqu’elleconnaissaitbien,désormais.L’autoritéducale.S’était-

ilentraînédèsleberceau?Illuisouritetcontinuades’occuperdufeu.—Sais-tucombiend’employéstravaillentàKittridge?demandaTessa.—Jeparieraisquetuconnaislechiffreexact.—Centvingt-trois.Ilhaussalessourcils.—Tantquecela?—Ettouscesgenssontdévouésexclusivementàtonbien-être.—C’estdugâchisdemain-d’œuvre,ironisa-t-il.Ilsereleva,essuyasesmainssursonpantalonetsouritencore–unsourirecharmeur.—Unefois,j’aidemandéàmonpèrepourquoinousavionstantdepersonnesànotreservice.C’était

pourm’enplaindre,enfait.Avectouscesyeuxquimesurveillaient,jenepouvaisjamaisfairedebêtises.Il m’a répondu que si nous congédiions certains domestiques pour faire des économies, ceux-ci nepourraientplusentretenirleurfamille.JesupposequetuconnaisLesContesdemamèrel’Oye,Tessa.Maisconnais-tuFauted’unclou?

Tessasecoualatête.—«Fauted’unclou,leferfutperdu.Fautedefer,lechevalfutperdu.Fautedecheval,lecavalierfut

perdu.Fautedecavalier,labataillefutperdue.Fautedebataille,leroyaumefutperdu.Ettoutça,fauted’unclouàferrer.»

—Etdonc,pouraiderdesfamillesdanslebesoin,tulaissesdesgenstravailleràtonconfort?Ils’esclaffa,etsonrirechaviraTessa.—Tuastoujourslederniermot.Il se servit un verre de vin. La bouteille se trouvait sur un plateau, avec du pain et du fromage.

Probablement avait-il tout commandé d’avance. Pour une scène de séduction, le décor était un peurustique,maissansdouten’avait-ilpasvoulutropenfaire.

—Bizarrement, tes questions ont pour effet de réveillermamémoire, reprit-il. Jeme souviens, àprésent,quemonpèreavaitl’habitudededireque«sansfortune,lanoblesseestunemaladie».

Ils’approchadelafenêtre,pours’assurerquelesvoletsétaientsoigneusementfermés.Leventsifflaittoutautourdel’auberge,maislefeucrépitaitdansl’âtreetlescouverturesdulitétaientchaufféespardesbriqueschaudes.Lachambre,plutôtgrande,étaitsansdoutelameilleuredel’établissement.Rienn’étaitjamaistropbeaupourleducdeKittridge.

Ainsicommençaitdoncleurvoyagedenoces.

Page 146: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Tessabaissalatête,pourqu’ilnepuissepasvoirleslarmesquicoulaientdesesyeux.Ellesesentaitenvahied’unesoudainetristesse,àl’idéedelaraisonquilesavaitamenésici.

—Tessa?Il se planta à côté d’elle et lui caressa le dos. Tessa n’était pas préparée à un geste d’une telle

tendresse.—Qu’ya-t-il?Ellesecoualatêteetl’entenditsoupirer.PuisJeredlatiradufauteuilpourlaprendredanssesbras,

luimurmurantdesmotstendresdestinésàchassersamélancolie.Ilcontinuaunmomentainsi,laberçantdanssesbrascommeunpèrel’auraitfaitavecsonenfant.Ilne

s’étaitpasécouléplusdequinzeminutesdepuisleurarrivéedanslachambre,maispourTessa,letempssemblaits’êtresuspendu.

Même si Jered ne devait plus jamais la serrer dans ses bras, elle ne pourrait jamais oublier cemomentdegrâce,oùilattendaitpatiemmentqu’elles’explique.

Maisqu’aurait-ellepuluidire?Ellesoupira,lecœurtroplourdpourparler.—Es-turéchauffée?Ellerit,etsonrirerésonnabizarrementàsesoreilles.—Oui,dit-elle,selibérantdesonétreinte.Enrevanche,jenesuispasrassurée.Jereds’écarta,pourlaregarderdroitdanslesyeux.Elledétournalatête.—Dequoias-tupeur,Tessa?—Lavéritéestunearmedangereuse,Jered.—Etturedoutesdemevoirmaniercettearme?Quepourrais-jedireoufairequit’inciteraitàme

pardonner,Tessa?— Est-ce pour cela que tu m’as amenée ici de force ? Pour m’obliger à te pardonner ? J’avais

presquefiniparcroirequetutenaisunpeuàmoi,maisjeréalisemaintenantquejem’étaistrompée.LeregarddeJereds’assombrit.Decolère?—M’ordonneras-tudetepardonner,Jered?poursuivitlajeunefemme.Aprèstout,lesépousessont

censéestoutpasseràleursmaris,n’est-cepas?Trèsbien.Jetepardonnetesdépravations.Tonapathie.Tespromessesnontenues.Etjetepardonned’êtreunenfant,alorsquelemondeabesoind’hommes.

—Bonsang,Tessa,tunefacilitesvraimentpasnotreréconciliation!Saréactionamusalajeunefemme,dissipantsatristesse.Elleposalamainsurletorsedesonmari.—Qu’as-tuexactemententête,Jered?Cherches-tuàteréconcilieravecmoiparcequepersonnene

t’a jamais repoussé jusqu’à présent ? Comptes-tu user de tes charmes pour me convaincre de tepardonner?Unepetitepartiedejambesenl’air,ettuespèresquejedeviendraiuneépousesoumise?

—Laperspectivemeréjouirait.Maistoi-même,pourquoim’as-tulaissétekidnapper?Ellebaissalesyeux,maisJeredluipritlementonpourl’obligeràleregarderenface.—Pourquoi,Tessa?—Tuveuxsavoirlavérité?Peut-êtreparcequetumemanquais.Maissacheaussiunechose,Jered.

Nouspouvonsfairel’amourmaintenant.Etencoredemain.Etlessemainessuivantes.Ceserachaquefoisdélicieux,maiscen’estpascelaquifaitunmariage.Ilmanqueratoujoursquelquechoseentrenous.

—Tunem’avaisencorejamaistenucegenrederaisonnement.—Quandonaététoutprèsdemourir,biendeschoseschangent,Jered.Ilpartitverslaporte.Tessadutfaireappelàtoutesavolontépournepasfondreenlarmes.

Page 147: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

30

L’Isoldedominaitlesvagues.Ledessindesacoquelefaisaitressembleràuncygneglissantsurlesflots.Et,ducygne, ilavaitégalement lescourbesgracieuses.Sesquatregrandsmâtspointaientvers leciel,portantdesvoilesblanchesquiondulaientdansleventcommelesplumesd’unoiseau.DestinéaucommerceaveclesIndesorientales,l’Isoldeétaitconçupourallerviteplutôtquepourrépondreàunequelconqueefficacitéguerrière.Cependant,encestempsincertains,iln’étaitpasraisonnabledelaisserunbateauprendrelamersansdéfense,aussiavait-ilquandmêmedescanonsdanssesflancs.

Son lancementétaitvenucouronner trois longuesannéesde travail. Il s’agissaitpour l’instantd’unprototype,mais StanfordMandeville espérait bien que l’Isolde ouvrirait la voie à toute une nouvelleflottedevaisseauxdessinés sur lemêmemodèle.C’était luiqui l’avaitbaptisé–et il avaitdéjàdansl’idéequeledeuxièmedelalignées’appelleraitleTristan.Enrevanche,Stanfordavaitrenoncéàêtreduvoyageinaugural:ilavaitabandonnécethonneuretceprivilègeàsonneveu,leducdeKittridge.

Jeredsetenaitsurlepontarrière.Lacabineducapitaineétaitsoussespiedsmais,enl’occurrence,lecapitaineWilliamsavait luiaussicédé laplaceaupropriétaireduchantiernaval.Le tempsdecettetraverséeinaugurale,Williamsoccuperaituneautrecabine,àbâbord.

Pourl’heure,c’étaitTessaquisetrouvaitdanslacabineducapitaine.Jeredl’yavaitlaisséeassiseauborddugrandlitet,àmoinsd’unmiracle,ellen’avaitpasdûbouger.

Sonépousen’avaitpasditunmotdepuissonréveilàl’auberge,cematin.Jeredavaitdormienbouledans le fauteuilprèsdu feu.Paruncurieux sensde l’honneur, il avaitpréféré se tenir à l’écartdu lit,devinantqu’iln’yseraitpasforcémentlebienvenu.

—Pourquoiallons-nousenÉcosse?avait-elledemandé,àleurarrivéesurlebateau.—Pourrendrevisiteàlafamilledemamère.—Maintenant?Etlaconversations’étaitarrêtéelà.Elleavaitinspectélacabineduregard,remarquantlesvêtements

queJeredluiavaitapportésdeLondresetqu’ilavaitdisposéssurlebureau.Jeredl’avaitquittéepresqueaussitôtpourremontersurlepont,lalaissantauxbonssoinsd’undesgarçonsdecabinedunavire.

—Lesgabiersdanslamâture!L’équipageenchargeduvoyageinauguraldel’Isoldeétaitcomposédemarinstrèsexpérimentés.Les

gabiersgrimpèrentfacilementauxcordes,alorsquelegrandmâtculminaitpourtantàsoixantemètresau-dessus du niveau de lamer.Dès que tous les gabiers furent à leurs postes, un autre ordre résonna, etl’équipagecommençadedéployer lesvoiles.Lamanœuvreétaitdélicate,et iln’étaitpasrarequedesmarins débutants chutent du mât et se tuent sur le pont, ou tombent à la mer. Jered observait ledéploiementdesvoiles sansbroncher.Puis l’ancre fut levée, et lequartier-maître seplaçaderrière la

Page 148: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

barre,attendantlesignaldudépart.Cettefois,ilseraitdonnéparlepropriétairedunavireenpersonne.Jeredlevaunemainenl’air,etl’Isoldesemitàavancer.

Cen’étaitpaslapremièrefoisqueJeredpartaitenmer,maisiln’étaitjamaismontésurunbateauquin’avait pas encore subi l’épreuve des flots. Les planches de la coque craquaient bruyamment sous lapressiondesvagues,lescordagesvibraientenseraidissantetlesvoilesclaquaientauvent.

Uneodeurdeboisfraîchementcoupé,derésine,degoudronetdepeinturesaturaitl’atmosphère.Lepont supérieur, réservé au commandement, était bordé d’une élégante balustrade aussi soigneusementsculptéequepourunemaisondecampagne.Construitenchêne,en teck,encuivreetenétain, l’Isoldesemblaits’éveillermiraculeusementàlavie.

Le quartier-maître manœuvrait la barre sans difficulté : le navire répondait à chacune de sesimpulsions.Leventétaitsamaîtresse,etlesvaguess’ouvraientdevantsaprouepourlelaisserpasser.

Bientôt, le port disparut, et ils n’eurent plus que l’océan infini pour horizon. Jered éprouvait lesentimentd’êtreàlafoistout-puissantetminuscule,tandisqu’ilsfaisaientvoileverslenord,endirectiondel’Écosse.

Jeredsouriaitavecexaltation,commes’ilcommandaitlui-mêmeàlamer,telPoséidonréincarné.—Monsieur?luiditunevoix,tandisqu’ontiraitsursamanchepourattirersonattention.Jeredtournalatête.Legarçondecabinequ’ilavaitchargédeveillersurTessanedevaitpasavoir

beaucoup plus de douze ans. Il avait les joues roses, et sa solide charpente contrastait avec la frêlesilhouette de la plupart des gamins londoniens. Jered réalisa tout à coup qu’il connaissait très peud’enfants. À part Harry, bien sûr. Mais aucun de ses amis n’était père et, comme le lui avait faitremarquersononcle,iln’avaitguèrecultivélesrelationsavecsasœur.

—Pardonnez-moi,VotreGrâce,ditlegarçondecabine,maiselleestmalade.—Mafemme?—Oui.Ellen’arrêtepasdevomirdepuisquenousavonsquittéleport.Jered regagna leur cabine. Un rayon de soleil pénétrait, par la fenêtre, jusqu’au lit. Tessa y était

allongée,unbrasluicouvrantlesyeux,tandisque,del’autremain,elles’agrippaitàlaliterie.Elleneditrien,secontentantd’agiterunemaindevantelle.MaisJeredn’auraitsudiresic’étaitpour

lecongédieroupourcommuniqueraveclui.Ils’assitauborddulit.—Nousn’avonspasdemédecinàbord,ditlegarçondecabine,quil’avaitsuivi.Ilséchangèrentunregardquin’étaitpasdemaîtreàemployeur,nid’adulteàenfant.Plutôtunregard

decomplicitéetd’impuissancemêlées.TessatournalatêteversJered.— Je suis désolée, Jered, mais en plus des phaétons et des chevaux, je crois que j’ai aussi un

problèmeaveclesbateaux.—Vas-tuencorevomir?As-tubesoindelacuvette?—Oui,murmura-t-elled’unetoutepetitevoix,àpeineplusfortequ’unmurmure.Le garçon de cabine lui tendit la cuvette, qu’il plaça juste à temps devant Tessa. Elle vomit

douloureusement, interminablement, comme si son corps cherchait à expulser non seulement son petitdéjeuner,maisaussitouslesautresrepasqu’elleavaitprisdepuisqu’elleétaitnée.

Jeredcongédialegarçondecabine,aprèsluiavoirconfiélamissionderapporterduthéchaudetdestoasts,silesfourneauxdescuisinesétaientdéjàallumés.Danslecascontraire,ildonneraitdubrandyàTessa, dans l’espoir d’apaiser son estomac. Il regrettait de ne pas connaître demeilleur remède poursoignersonmaldemer.

Page 149: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ilhumectaunlingeetl’aidaàsenettoyerlabouche,puisilserassitsurlelitetselivraàunrituelqu’ilavaitdéjàaccompliplusieursfois,maisjamaisdanslaperspectivedejouerlesinfirmières.Tessa,lesyeuxfermés,lelaissaôteruneàunelesépinglesdesacoiffure.Aprèsquoiils’emparadelabrossequ’ilavaitapportéedeLondres,avecleseffetsdelajeunefemme,etentrepritdeluibrosserdoucementlescheveux.Elleparutsedétendre,carellemurmuraquelquechose,lesyeuxtoujoursfermés.

Voyant qu’elle frissonnait, Jered attrapa la couverture roulée au pied du lit et s’en servit pourrecouvrirsonépouse.

Ilauraitpurepartiretlalaissersemurerdanslesilence,maisilrestaassissurlelit,àluicaresserlebras,pourlaréconforter.Et,curieusement,ilypritgrandplaisir.

—Çavamieux,murmura-t-elle,quelquesminutesplustard,enréponseàsaquestion.À cemoment précis, elle ne souhaitait que deux choses : que Jered cesse de lui témoigner de la

sollicitudeetqu’illalaisseseule.Ellenes’étaitjamaissentieaussigênéedesavie,etlesattentionsdesonmari accentuaient encore son embarras. Il ne disait rien,mais sa présence était si douce que deslarmespiquaientlesyeuxdelajeunefemme.

Elles’écartadelui,pourseroulerenbouledanslesdraps.L’odeurdelamaladieflottaitentreeuxcommeunmiasmeputride.Tessanevoulaitpasajouteràsahonteenfondantmaintenantenlarmes.

Mais Jered grimpa sur le lit et se colla à elle, si bien qu’elle se retrouva lovée contre lui. Et ill’enlaça de son bras dans un mouvement possessif. C’était si typiquement masculin que Tessa auraitvolontierssouri,siellenes’étaitpassentiesimal.

Une ou deux heures s’écoulèrent ainsi. Jered continuait de la serrer contre lui, sans bouger.À unmoment,Tessas’étira,etellecompritqu’elleavaitdûs’assoupirunpeu.Jeredl’embrassasurlefront,pour luisignifierqu’ilsavaitqu’elleétait réveillée,etellesourit,soulagéedesesentircapablede luifairedenouveauface.

Elles’allongeasur ledoset fermaquelques instants lesyeux,pour faire lepointsursonétat.Uneodeurdecitronluichatouillalesnarines,etsonestomacgargouilla.Parcequ’ilvoulaitencoresevider?Ouparcequ’ilcriaitfamine?

Tessarouvritlesyeux.Jered,penchésurelle,lacontemplaitensouriant.—Sais-tuqueturonfles?—Jeneronflepas!répliqua-t-elle,offensée.Cesontlesvieuxmessieurschauvesetventripotents

quironflent.Paslesjeunesladies.LesouriredeJereds’élargit.—C’estvrai?Jeronfle?s’alarmaTessa.—Justeuntoutpetitpeu.Ellefermadenouveaulesyeux.—Etmoi,jeronfle?Tessarouvritlesyeux.—Jel’ignore.Nousn’avonspasassezsouventdormiensemblepourquejepuisseterépondre.Jeredpassarapidementenrevueleurssouvenirscommuns.Ilss’étaientretrouvésàplusieursreprises

dansune chambre à coucher,mais c’étaitmoinspourydormirquepour s’y livrer àdes activités trèscharnelles.Uneseulefois,ilss’étaientabandonnésmutuellementàlavulnérabilitédusommeil:lorsdeleurnuitdenoces.Et,lelendemainmatin,Jeredétaitpartisansunmot.Jusqu’àcetaprès-midi,iln’avaitjamaistenusafemmedanssesbrasaveclaseuleintentiondelaberceretdelaréconforter.

Mêmeaprèsqu’elleavaitfaillimourir,ilnes’étaitpasmontréauprèsd’elle.—As-tubeaucoupsouffert?

Page 150: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ellen’eutpasbesoindedemanderàquoiilfaisaitallusion:ellelelisaitdanssesyeux.—Jenemerappellepratiquementrien,sinonquejen’aipaseumal.Jemefaufilaisentredestombes

quand, tout à coup, quelque chose m’a frappée, et je me suis écroulée. Mais mes rares souvenirss’effilochent à mesure que les jours passent. La colère demon père. Les larmes demamère. Jemesouviens aussi d’Alan et de Stephen priant à mon chevet. Stephen ambitionne de devenir évêque. Jesupposequ’ils’entraînait.

—EtAlan?—Iln’estpasbeaucoupplusâgéqu’Harry,mais ilseprenddéjàpourungrandguerrier.Jepense

qu’ilavaitperduunpariavecStephen,cequiexpliqueraitqu’ilaitacceptédetenirl’encensoir.—Tesfrèresétaientàtonchevet.Maispastonmari.—Maissi,tuétaislà,répliqua-t-elleavecunpetitsourire.J’avaistonportrait.Ilfronçalessourcils.—Quelportrait?—Celuisurlequeltuaslamainposéesurunecolonnetteenmarbre.—Ilyaunchien,aussi?Quiressembleàunrat?—Non,pasdechien.Maistuasunpetitsouriremutin,commesitupensaisàunebonneplaisanterie.—Çanem’étonnepas.—Tufaisunedrôledetête,Jered.Çat’embêtequejet’aieparlédeceportrait?—Pasdutout,répliqua-t-il,triturantunpandudrap.—Tumens,assuraTessa.Etelleseredressasuruncoudepourmieuxprofiterduspectacle:JeredMandeville,embarrassé.—Situveuxtoutsavoir,pendantquejeposaispourceportrait,jeréfléchissaisaumeilleurmoyende

séduirelafilledupeintre.Ellepassaitsontempsàentreretàsortirdel’atelierpourapporterdeschosesàsonpère.

—Jecroyaisquelepeintreétaitunefemme.—Tuasmanifestemententendubeaucoupdechosesàmonsujet.Laplupartsontsansdoutevraies.

Mais,danscecasprécis,lepeintreétaitunhommed’âgemûr.—En tout cas, le tableau est très réussi. Figure-toi que, grâce à ce portrait, tu étais devenumon

meilleurami,avantnotremariage.J’avaispourhabitudedem’asseoirdevantetdeteparler,commesitupouvaism’entendre.

Était-cebienraisonnablede lui raconter toutcela?Non,sansdoutepas.Mais la journéeavaitétépleinedesurprises,depuisleurembarquementsurcemagnifiquebateaujusqu’àcesheuresqu’ilvenaitdepasseravecelle.

—Laisse-moidevinerlasuite:tut’esviteaperçuequelaréaliténecorrespondaitpasautableau.Tessaneréponditrien.Ilétaittropprèsdelavérité.—Quemedisais-tu,quandtut’adressaisàmonportrait?repritJered.—Cequimepassaitparl’esprit.Mespréoccupationsdumoment.MesdeuxsaisonsàLondresont

étéunevéritableépreuvepourmoi.Papamerépétaitquejenedevaisjamaisdévoileràpersonnelefonddemapensée,pournepasrisquerderuinersapositionsociale,etquemesfaitsetgestespouvaientavoirdesrépercussionssurlui.

—N’importequelpèreavisét’auraitdonnélemêmeavertissement.N’oubliepaslascènequetuascauséeauthéâtre.

—Mercidemelarappeler,répliquaTessa,détournantleregarddesonsourireironique.Quoiqu’ilen soit, j’avais bien du mal à me couler dans le moule de la parfaite débutante. Le seul sujet de

Page 151: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

conversationconvenablesemblaitêtrelamétéo.Àlafindemapremièresaison,jemesentaisdéjàfanéecommeunefleurquiauraittropviteséché.

—Dis-tu cela pour que je proteste ? Je n’avais encore jamais rien entendu d’aussi idiot dans tabouche.

—Jeleprendscommeuncompliment.Merci,Jered.—Tun’avaispasaumoinsunprétendantquit’intéressait?—Pourtouttedire,jenemesouviensd’aucun.—Vraimentaucun?—IlyavaitbienM.Randolph,maissituluiparlesdemoi,jepensequ’ilt’expliqueracommentj’ai

renversédupunchsursonbeaugiletbrodéflambantneuf.—Toutlemondesaitquelesbalsdelabonnesociétésontsibondésqu’ons’ybousculeallègrement.—IlyavaitaussiM.Hawthorne,quim’adéclarésonindéfectibleamourdansuneroseraie.—Quefaisais-tuavecunprétendantdansuneroseraie?répliquaJered,fronçantsoudainlessourcils.—Notrehôtessem’avaitassuréquesesrosesrécemmentéclosesétaientsplendidesetquejedevais

absolumentlesmontreràM.Hawthorne,dontlepèreétaitunpassionnéd’horticulture.LadéclarationdeM.Hawthornem’aprisedecourt.Audébut,j’aimêmecruqu’ilvoulaitm’amuserenjouantlacomédie.Jusqu’àcequ’ilm’expliquequesonâmerendraitlesarmes,commeunfortassiégéduranttouteunenuit.

—Cetidiotavaitpiquél’imageàCervantès.—Précisément.J’aieuletortdeluidirequesesparolesm’évoquaientquelqueœuvrelittéraire,ceà

quoiilm’aréponduqu’unefemmedevaitsecontenterdesavoirdeuxchoses:reconnaîtrelavoixdesonmari,etàquelmomentacquiesceràsespropos.

Jeredsourit.—Connaissanttoncaractèrebientrempé,j’imaginequetun’espasrestéesansrépliquer.—Pourtoutt’avouer,jenemesouviensplusexactementdecequejeluiairétorqué.—Tun’aspaseudechance.Tut’esdébarrasséedetouslesHawthornedelaterre,pourfinalement

tombersurunductoutaussiarrogant.—Tuestrèsfortpourfairecomprendreauxgenscequetupensesd’euxsansriendire,Jered.Mais

c’estpeut-êtrejustementtonarrogancequipermetceprodige.Parlepassé,Jeredauraitfacilementprisombraged’unetellerepartie.L’irritationauraitsansdoute

étépartagéeparTessa,dureste.Maislescirconstancesunpeuparticulièresdecettecroisièreimproviséeendécidèrentautrement.Aprèstout,ilsn’avaientpasbeaucoupd’autresendroitsoùallerquecettecabineconfortable.Aussisesourirent-ils,ravisl’unetl’autredumomentqu’ilspassaientensemble.

Tessa,cependant,sedemandaitcombiendetempsceladurerait.

—Mafemmen’aurapasbesoindelavoiture,finalement,annonçaGregoryàunvalet.Ledomestiques’inclinapolimentetquittalachambre.Helena,quipréparaitsesbagages,s’interrompitpoursetournerverssonmari.—Vousn’aimiezpasmamère,luidit-il.Helenanes’attendaitpasdutoutàcetteremarque.Àunesuppliquedestinéeàlaconvaincredenepas

suivreTessa,oui,éventuellement.Maiscertainementpasàuntelcommentaire.—Non,c’estvrai,avoua-t-elle,s’asseyantàsacoiffeuse.Cen’estpourtantpasfauted’avoiressayé,

Gregory,etvouslesavezbien.—Ellem’étaittrèsattachée.—Ellevousétaittropattachée,Gregory.Devantl’airinterrogateurdesonmari,elleajouta:

Page 152: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Necherchezpas,Gregory.Jen’aipasderévélationparticulièreàvousfaire.Simplement,votremèrem’arendulavieimpossible.

—Leproblème,c’estqu’elleétaitpersuadéequevousnememéritiezpas.—Rienquecela?—Nefaitespascettetête,Helena.Onjureraitquejedevraismeréjouirquelapauvresoitmorteun

anseulementaprèsnotremariage.—Lapauvrecréatureétaitunevéritableterreur!—JemedemandesiKittridgenediraitpaslamêmechosedevous.—Merciducompliment,Gregory.—Votreprojetn’estpasraisonnable,Helena.Vousrisquezdegâcherleurseulechancedebonheur.

Est-ce réellement ce que vous souhaitez ? Voir Tessa se traîner à Dorset House aussi misérablementqu’ellel’afaitàKittridge?

—C’estprécisémentpourévitercelaquejeveuxretrouvercegoujat.—Votre filleétaitmalheureuseparceque legoujatenquestionn’étaitpasauprèsd’elle.Quecela

vousplaiseounon,ilestvotregendre.—Celanemeplaîtpas.—MaisTessaestd’unautreavis,etdanscesconditions,nousn’avonspasnotremotàdire.Helenaregardaauplafond.— Votre mère était une harpie. Elle se mêlait sans cesse de notre relation. Et elle continue à

s’immiscerentrenous.Gregorys’approchad’ellepourluicaresserl’épaule.—Jeconnaisvotresensdelajustice,Helena.Nelaissezpasvotrecolèredemèrel’étouffer.Ilétaittoujourssurprisdeconstaterl’effetqueproduisaitencoresurluisonépouse,aprèstouteune

viepasséeensembleetseptenfants.Helenasereleva,pourromprelecharme.Dèsqu’ils’agissaitdedéfendreceuxqu’elleaimait–son

mari, ses amis proches et, par-dessus tout, bien sûr, ses enfants –, elle révélait un instinct de lionneprotégeantsespetits.

—C’estmafille,Gregory.Dois-jevousrappelerquec’estaussilavôtre?—Jem’ensouviensparfaitement.—Ilaintérêtàbiensecomporteravecelle.C’étaituneconcessiondesapart.Une toutepetiteconcession,queGregory tintcependantàsaluer

d’unbaisersurlajouedesafemme.—Sinon,ajouta-t-elle,jel’étranglerai.Elletenditlamain.Gregorylapritpourl’attireràlui.Puisils’assitdevantlefeu,safemmesurses

genoux.Ilscontemplèrentunmomentlesflammes,avantqu’Helenanerompelesilence.—QuandTessaestnée,j’étaisémerveilléedelatenirdansmesbras,dit-elle.Jelatrouvaisparfaite.

Etj’aivécuintensémentchaquemomentpasséavecelle.Jen’aijamaisconnuunesensationaussiforteparlasuite.Sansdouteparcequec’étaitmonpremierenfant.

Gregorymurmurasonassentimentetpressalatêtedesafemmecontresontorse.— Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour, je m’inquiéterais autant à son sujet, poursuivit-elle. Je

croyais sincèrement qu’une fois mariée, elle sortirait de mes préoccupations et que nous ne nousretrouverionsquelorsd’occasionsfamiliales.J’avaishâted’êtregrand-mèreetdelaconseillerpoursesenfants.Jenepensaisfranchementpasavoiràmesoucierdesonavenir.

—Nivouloirchangerlemondepourqu’ellesoitheureuse?HelenaredressalatêteetoffritàGregoryunpetitsouriretriste.

Page 153: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Oui,ilyaça,aussi.DequeldroitKittridges’est-ilpermisdelakidnapper?Ildoitbienexisterunmoyend’intervenir!

—Àpartluitirerdessus,jen’envoisaucun.Jeredestsonmari,ilatouslesdroits.—Soncœurestsidurqu’uneballerebondiraitdessus.—Danslamesureoùilsemblevouloirfairedesefforts,jenediraisplusquesoncœurestaussidur

quecela.—Çavienttroptard.—Jecomprendsvotreréaction,Helena.Maisc’estànotrefillededécidersic’esttroptardoupas.—À votre avis, pourquoi suis-je aussi protectrice à son égard ? Je ne réagis pas ainsi avec nos

garçons.Pourtant,jelesaimetoutautant.— Il y a toujours eu un lien particulier entre Tessa et vous, remarqua Gregory. Parfois, il vous

arrivaitd’éclaterderiresurunsimpleregard,commesivousaviezpartagéunebonneplaisanterie,sansavoirbesoind’échangerunseulmot.Jedoisconfesserquejemesuisparfoissentiexcludecetterelation.Puisj’aifiniparcomprendrequecen’étaitpasseulementmoiquienétaisexclu,maistousleshommes.Commentaurions-nouspurivaliseravecunetellecomplicitéféminine?

—Enfait,nousnousdemandions,laplupartdutemps,pourquoileshommesétaientdetelsidiots.—Cen’estpasmoiquiétaissurlepointdeprendreenchassenotrefilleetsonmari,monamour.Ilséclatèrenttousdeuxderire.Puis,cemomentdebonnehumeurpassé,Gregorysoupira.—Jevoudraisquevousnevousinquiétiezpasautantàsonsujet.Tessaestunefilleintelligenteet

raisonnable.—Maisellen’estpasencorecomplètementremisedesablessure.—C’est faux. Elle est parfaitement guérie. La semaine dernière, elle courait avec Harry dans le

vestibule.—Jecrainsqu’ellenesouffreencore.—Aimer, c’est souvent souffrir, Helena,même si je n’ai jamais éprouvé que du bonheur à vous

aimer.Helenabaissalatête.EllepouvaitentendrelecœurdeGregorybattredanssapoitrine.Cethomme

étaittout,pourelle.Nonseulementl’amourdesavie,maisaussisonmeilleuramisurterre.—Quandmême,Gregory…murmura-t-elle,cen’étaitpastrèsfair-playdevotrepartd’invitervotre

mèredanslaconversation.—N’oubliezpasquejesuisidiot,commetousleshommes.Jemesersdesmunitionsàmaportée.

—Aurisquequetumerépondesencorequejemerépète:commenttesens-tu?Tessaluisourit.—Beaucoupmieux,cettefois.Etc’estd’autantplusétonnantquenousdonnonsl’impressiond’aller

aussivitequelevent.—Ettonestomac?—Enparfaitétatdemarche.Commentexpliques-tuceprodige?—Peut-êtrequetun’aurasétéqu’uneseulefoismaladeetque,désormais,toutirabien.—Jen’auraispastrèsenvie,pourautant,deremontersurtonphaétonvertigineux.—Enrevanche,tusemblesavoirlepiedmarin.Viens,jevaistemontrerquelquechose.Jeredl’entraînajusqu’àlaprouedunavire.Ill’aidaàenjamberlescordesenrouléesparterreet,se

plaçantderrièreelle,illaserradanssesbrasetlaplaquacontrelui.Tessa le laissa faire sans broncher. Elle ne lui fit pas remarquer non plus que leur posture avait

quelquechosed’érotique.Cen’étaitnilebonmomentnilebonendroitpourcela.

Page 154: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—N’as-tu pas l’impression d’être un oiseau ? lui cria-t-il à l’oreille, pour couvrir le bruit desvaguesquebrisaitl’étravedunavire.Avecunpeud’imagination,onpeutimaginerqu’onvole…

C’étaitvrai.Etiln’yavaitpasd’oiseaux,au-dessusdeleurstêtes,pourlescontredire.L’Isoldefilaitdanslesoleilcouchant.Lecielétaitindigoetgris,avecdesfilamentsécarlates.Lesseulsbruitsétaientceuxdesvaguesvenantfrapperlenavireetduventquifaisaitclaquerlesvoiles.

Ilsrestèrentunlongmomentainsienlacés,fascinésparlespectacledelamer.Peut-être même un peu trop longtemps. Une rafale de vent plus forte que les autres glaça Tessa

jusqu’auxos,etelles’aperçutqu’elletremblaitdefroid.—Sinousredescendionsdanslacabine?voulut-elledemander,avantdes’apercevoirqueseslèvres

étaientscelléesparlegivre.Ellen’auraitjamaisimaginéqu’unetellechosefûtpossible.Jeredsepenchapourlaregarder.—Grandsdieux,Tessa!Maistugèles!Lajeunefemmelaissaéchapperunbruitdegorge,quipouvaitêtreaussibienunrirequ’unsimple

acquiescement.Jereds’empressadelafaireredescendre.—Bonsang!Pourquoinem’as-tupasditquetuavaisfroid?—Réchauffe-moi,dit-elle,sepelotonnantcontreluietfrottantsonnezglacésursonépaule.ElleprofitaitdelachaleurdeJeredavecgratitude.—Pourquoin’as-turiendit?insista-t-il.Il sedéfit de son foulard, pour l’enrouler autourdu coude la jeune femmeet l’attacherdevant sa

bouche. Tessa voulut lui rétorquer qu’il y avait quelque contradiction à lui poser une question pourensuitel’empêcherd’yrépondre.Maiselleétaittropcontentedusupplémentdechaleurqueluiapportaitlefoulardenlaine.

Ellelesuivitdanslescoursives.Ilspassèrentdevantplusieurscabinesavantd’atteindrelescuisines.—Pourriez-vouspréparerquelquechosedechaudetderoboratifpourmafemme?demandaJeredà

l’hommequis’activaitauxfourneaux.—J’aidelasoupedepommesdeterre,monsieur.Etunjambonbraiséquejedestinaisaudînerdece

soir.—N’importequoidechaudferal’affaire.Deuxminutesplus tard, ils étaientde retourdans leur cabine. Jereddemandaaugarçondecabine

d’allerchercherdelasoupedepommesdeterreetdupainetdepréparerunbainchaud.—Pourquoidiablemelaisses-tutefairecela?demanda-t-ilàTessa.La jeunefemmeôtaitsonmanteau.Laquestionréclamait-elleuneréponse?Probablementpas,car

Jeredcontinuaitàmarmonnerdanssoncoin.Tessan’auraitsudireàquiilenvoulaitleplus:àsafemmeouàlui-même.Elleneleluidemanda

pas,biensûr,etellecontinuadesedéshabillerderrièreleparavent.Ellen’avaitaucuneenviedemontreràsonmarisapeaubleuieparlefroid.

Letubarrivapeuaprès,etTessaseretrouvaaussitôtimmergéededans.— As-tu besoin d’aide ? lui demanda Jered, d’une voix dans laquelle elle crut entendre de

l’amusement.—Non,merci.—Tuenessûre?Etquelestcebruit?—Unsoupirdecontentement,Jered.J’aienfinchaud,etjemesenstotalementheureuse.Tessaavaitentendudirequel’eauétaitrationnée,surlesbateaux,maisc’étaitapparemmentfaux,car

letubétaitdebellesdimensionsetremplid’uneeaubienchaude,quidégageaitdelavapeurtoutautour

Page 155: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

delajeunefemme.—Iln’enfautpasbeaucouppourtefaireplaisir.—Aucontraire,répliqua-t-elle,appuyantsanuquesurlereborddutub.Jesuisdifficileàsatisfaire.

Maisj’essaiedenepaslemontreretdemecoulerdanslemouledelaparfaiteépouse.Quelqu’unm’aunjourditquelesépousesétaientsynonymesd’ennuis.

Ilhésitaàrépondre,letempsdejaugersonhumeurréelle.—Elleslesont.Etcertainesplusqued’autres.Unedemaconnaissance,enparticulier.— Je pourrais essayer de me transformer en statue. Comme cela, il serait plus facile de me

transporterd’unendroitàl’autre.—Lesstatuessebrisent.—C’estvrai.Alors,imaginonsunmodèleenfer.—Leferrouille.Elles’enfonçaunpeuplusdanslebain.—Tun’esjamaiscontent,Jered.Etl’acier?UnestatueenacierdeTolèdenerouilleraitpas.—Non,maiselleseraittranchante,etjepourraism’ycouper.—Tutrouverastoujoursàredireàmessuggestions.Alors,autantquejerestetellequejesuis.—C’estsansdoutepréférable,eneffet,acquiesça-t-il,etlanoted’amusementétaitrevenuedanssa

voix.—Jered,dit-elleaprèsunlongsilence.—Oui?Ilpassasa têtederrière leparavent.Tessafronçalessourcils,mais ilneseretirapaspourautant.

Son sourire avaitquelquechosedecarnassier,dans lapénombre.Lanuit était pratiquement tombée, àprésent,maisiln’avaitpasencorealluméleschandelles.

—Pourquoias-tuéprouvélebesoinderendrevisiteàtafamilleenÉcosse?— Je me demandais combien de temps il te faudrait pour me poser la question.Mon oncle m’a

informéqu’ilmerestaitlà-basunetanteetplusieurscousins.Jenelesaijamaisrencontrés.—Et, toutàcoup,tuaseuenviedelesvoir?Etdekidnappertafemmepourt’accompagner?En

réquisitionnantunnavirepourcela?—JesuisleducdeKittridge.Àquoibonêtreriche,sionnesesertpasdesafortune?Netombepas

danslamoralebourgeoise,s’ilteplaît.—Toutparaît toujoursfacile,avectoi.Ilsuffitquetulèveslamainpourqu’unearméedegensse

précipitentpourtesatisfaire,toutsimplementparcequetuesleducdeKittridge.Ilsourit.—Tuesbienlapremièrepersonneàcritiquermesfaitsetgestes.SabonnehumeurirritaitTessa.D’autantqu’ellecommençaitàconcevoircertainesinquiétudes.—As-tul’intentionderepartirseuld’Écosse?Àsagrandesurprise,iléclataderire.—Alors, c’est ça, ta crainte ?Que je t’abandonne là-bas, au beaumilieu desHighlands ?Mais

commentferais-je,alors,pouravoirunhéritier?—Serait-cedonclàlevéritablebutdelamanœuvre?—Iln’yapassilongtemps,cetteperspectivenetedéplaisaitpas,Tessa.Lajeunefemmenecherchapasdavantageàdissimulersoncorps,pasmêmelacicatricequiluifaisait

unpeuhonte.ElleseredressadansletubetlaissaJeredlacontempler.Toute trace d’amusement disparut de son visage. L’affable compagnon de cette dernière heure

disparutluiaussi.Elles’attendait,enrevanche,àvoirréapparaîtreleducarrogant.Maisilneditrienet

Page 156: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

tournalestalons.Quelquessecondesplustard,Tessaentenditlaportedelacabines’ouvriretserefermer.Jerednerevintpasdelanuit.

Page 157: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

31

Avec l’aube, le ciel se teintait de rose et d’orange pour célébrer la naissance d’un nouveau jour.QuelquesrayonscoloréstraversèrentlesvitresdelacabineettombèrentsurlesmainsdeJered.Iltournalatête,renonçantàlamajestédelanaturepourcontemplerunautrespectacle,infinimentplusdangereux:Tessaendormie.

Ilavaitattendud’êtrecertaindelatrouverendormiepourrevenirdanslacabineets’installerdansunfauteuil.Pourêtretoutàfaithonnêteaveclui-même,ildevaitreconnaîtrequ’ilavaitétésurprisdelavoirretrouver aussivite le sourire.Avecquelle facilité elle lui avait pardonné !Et ce alorsmêmequ’ellesemblaitredoutersesprojetspourl’Écosse.Elleauraitdûseprotégerdavantage.Avoirmoinsconfiance.

Pourt’imiter,Jered?Ilpréféranepascreuserdavantagedanscettedirection.Ils’adossaaufauteuiletretournaàlacontemplationdel’aube.Sonmomentpréférédelajournée,qui

correspondait aussi très souvent pour lui à l’heure du coucher. Comme la plupart des noctambules, ilrentraitseterrerpourlajournéedèsquelesoleilselevait.Luietsessemblablesn’avaientquetrèspeude contacts avec ceux qui suivaient des horaires normaux. Qui vivaient des vies normales. Le plussouvent,lesnoctambulessecomplaisaientdansladébauche.Maisquit’aforcéàmenercetteexistence,Jered?Personne,àpartlui-même.Iln’avaitpasétéunsuiveur:ils’étaitcomportéenchefdebande.

Jeredcalasanuquecontreledossierdufauteuiletfermalesyeux.Unevisionseformasurl’écrandesespaupièrescloses.Samère,assiseàmêmeleplancher,devantlefeu,lapetitesœurdeJeredàcôtéd’elle.Ilpénétraitdanslapièceentenantsonpetitchiendanslesbras, toutfierdeluiavoirapprisunnouveau tour. Sa mère et sa sœur l’accueillaient joyeusement. C’était l’après-midi. Dehors, il faisaitgrandsoleil.Oùétaitsonpère?Danslapièce,biensûr,luiaussi.Assisdansunfauteuil,unemaintenduepourcaresser lescheveuxdesafemme,commes’ilsavaientbesoind’unliencharnelpermanent.Jeredrevisitaitsessouvenirsavecsesyeuxd’adulte,etilpercevaitàprésentcequiluiavaitéchappélorsqu’ilétaitenfant.Leregard,parexemple,qu’échangeaientsouventsesparents.Unregardpropreauxamants.

Uneautrescèneluirevintenmémoire.Sonpère,affaibliparlamaladie,s’agrippantàsonbrasaveccequiluirestaitdeforcepourtenterdeseleverdulit.Ilnedisaitplusrien.Sesreprochesavaientcessé,remplacésparunsilencebienvenu.Jeredavait tournélatêtepoursuivresonregard,maisiln’avaitvuquelesfenêtresdonnantsurlejardin.Rienquipûtexpliquerl’étrangeexpressiondesonpère,commes’ilavaitvudesangesseporteràsarencontre,oulefantômedesafemmeapparaîtredanslesoleilcouchant.PuissonpèreavaitobservéquelquesinstantsJered,avantdereportersonattentionsurlafenêtre.Ilavaitalors tendu lamainetmurmuré lenomde sonépouse.Puis il s’était rallongé sur sesoreillers et étaitmort. Il laissait derrière lui une fortune, un duché et deux enfants, dont un garçon de quinze ans quipleuraitencoresamère,etmaintenantunpèrequiluiavaitlongtempsreprochélamortdesonépouse.

Page 158: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Pourlapremièrefois,Jeredsedemandacommentsasœuravaitvécucettepériode.Quiavaitdécidéde l’envoyerchezcettecousine?Quelleavaitétésavie là-bas?Susann’avaitmêmepasonzeans,àl’époque.Ellen’étaitencorequ’uneenfant.Etlui-mêmen’étaitpasdéjàassezadultepourluiêtred’unegrandeaide.Maislavéritéétaitqu’iln’avaitmêmepasessayédelaréconforter.Pasplusqu’iln’avaitcherchéàlarevoir,depuistoutescesannées.LaprésencedeSusanàsonmariagel’avaitpresquesurpris,etiln’étaitpasrestéplusdecinqminutesàconverseravecelle.Ilsn’avaientd’ailleurséchangéquedesbanalités,commes’ilsétaientdeuxétrangers.

Unautresouvenir.Samèreluiracontant,amusé,combienils’étaitmontréjalouxàlanaissancedesapetitesœur. Ilnes’ensouvenaitpas,biensûr,maissamère luiavaitassuréqu’ils’était rendudans lanursery, où Susan avait été emmenée, et qu’il avait tout touché – lesmurs, les portes, le berceau, lesrideaux–,enrépétantchaquefois:«C’estàmoi!Àmoi!Àmoi!»Ilavaittenuàfairesavoirqu’ilconsidéraitlanouvellevenuecommeuneusurpatriceetqu’ilnetoléreraitpassonintrusiondanssavie.Maisiln’avaitquecinqans.

Etmaintenant?Quelleexcusepouvait-ilbiensetrouver?Ilrouvritlesyeuxetregardaparlafenêtre.Lesoleilétaitàpeuprèscomplètementlevé,etlesteintes

pasteldel’aubecommençaientàsefondredanslebleuduciel.Ilselevaets’approchadelafenêtrepourcontempler,lesmainscroiséesdansledos,lesvaguesetleursgerbesd’écume.Ilauraitdû,àcetinstantprécis, se sentir l’undeshommes lespluspuissantsaumonde.Cesolidebateausur lequel il se tenaitavaitétébâtiavecsafortune.

Et pourtant, il ne s’était jamais senti aussi misérable qu’en ce moment. Rien dans sa vie ne lesatisfaisait.

Quevoulait-il,exactement?Unmoisplustôt,ilauraitsurépondreàcettequestion:qu’onlelaissetranquille.

Maisdésirait-il vraiment être seul ? Il avait vécuunebonnemoitié de savie ainsi, ne se laissantdivertirquesuperficiellementparl’agitationquirégnaitautourdelui.

Quand donc était-il devenu si blasé ? À quelle époque lemasque de son désabusement s’était-ilsoudéàsapeau?

Tessa s’agita dans son sommeil, et Jered reporta son attention sur la jeune femme. Il avait besoind’elle,ils’enrendaitcomptemaintenant,maisiln’auraitsudireàquandremontaitcettedépendance.Ilavait enviedemieux la connaître et éprouvaitpour elleunecuriositéqu’aucune femmen’avait jamaiséveilléeenlui.Ilvoulaitlacomprendre,également,commeunvéritableamiauraitpulefaire.Ilvoulaitpartagertoutessortesdemomentsencompagniedesonépouse.

Et,par-dessustout,ilvoulaitconnaîtreavecTessalebonheurqu’avaientconnusesparents.Tuesleroidesidiots,Jered.Elleafaillimouriràcausedetoi.Elleluiavaitditqu’ilmanqueraittoujoursquelquechose,entreeux,pourqueleurmariagesoitune

véritable union. Mais que désirait-elle, au juste ? Qu’il réponde à ses questions. Qu’il lui offre saprésence.Tessa n’avait jamais réclamé ni argent ni bijoux.Elle voulait simplement qu’il devienne unhommemeilleur,celuiqu’ellecroyaitdevinersoussa façadededépravé.Sansdouteaurait-ilaccepté,autrefois,derenonceraumasquequ’ilportait.Maisilnesavaitpass’ilenétaitencorecapable.

Etquelseraitleprixàpayer,àsupposerqu’ilyparvienne?Tessaétaitprêteà l’accepter.Etcela luisemblaitdéjàunbienbeaucadeau,peut-êtrepréférableà

l’amour.Unparentacceptaitsonenfant.Unamiacceptaitsonami.Maissaurait-il jamais luidonnercequ’elleattendait?Pouvait-ilespérercommencerunenouvelle

vie?Saurait-ellesesatisfaire,aumoins,desesefforts?J’essaiesincèrementd’êtretonamie,Jered,maistunemefacilitespaslatâche.

Page 159: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Oui,Tessaavaitvouluêtresonamie.Etqu’avait-ilrépondu?Ilnes’ensouvenaitplus.Maispeut-êtrepourrait-ilessayer,desoncôté,dedevenirl’amidesafemme.

Unechoseétaitsûre: ildoutaitfortqu’elleluiopposeunerebuffadeàl’imagedecellequ’ilavaitprobablementdûluiopposer.

Page 160: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

32

Chalmerss’arrêtaàlaporte,lamainsurlapoignée,alorsqu’unéclatderirerésonnaitdanslapièce.Ildéplaçasonplateaudefaçonàpouvoirfrapperunedeuxièmefoisl’épaisbattantdechêne.Derrièrelaporte,unnouveau fracas lui indiquaque laduchessedeKittridgevenaitdebriserunautreélémentdudécor.Àcerythme-là,toutlemobilierdelacabinesuccomberaitbientôtàsesexercicesdetir.Pourtant,Chalmers,quisedépartaitrarementd’uneexpressiond’austérité,neputretenirunsourireamusé.

—Bravo,Tessa!Tuyespresque!Chalmersreconnaissaitàpeinelavoixduduc,tantelleétaitexubérante.—Tuvasdeveniruneexcellente lanceuse, ajouta leduc.Dommagequenousne soyonspasassez

nombreuxpourformeruneéquipe.Chalmerssoupira.—Tudoisfairecorpsavectaballe,ditencoreleduc.Voilà,placetamaincommececi.Unénièmefracas,deuxsecondesplus tard, indiquaàChalmersqueladuchessen’avaitpasencore

atteinttoutelaprécisiondetirrequise.Toutefois,c’étaitquandJeredavaittenulabatte,unpeuplustôt,que les principaux dommages avaient été causés. Le bruit avait été tel que Chalmers, alarmé, s’étaitprécipitéàlaportedelacabine,sedemandantcequipouvaitbiensepasseràl’intérieur.

Poussantlebattant,Chalmersavaitdécouvertunepartiedecricketimprovisée:uncitronservaitdeballeetlacannedemarcheduducfaisaitofficedebatte.Loindesemontrerpenaudsàsonentrée,lesdeuxjoueursavaientréclaméàChalmersunpetitdéjeuner,qu’illeurapportaitmaintenant,alorsque,detouteévidence,lapartiedecricketn’étaitpasterminée.

—Àprésent,jevaistemontrerlecoupduchapeau…—Jered,jenecomprendsrienàcevocabulaire.Coupduchapeau,œild’aigle…C’estcomplètement

idiot.—Non,Tessa,çan’ariend’idiot.Lecricketexistedepuisaumoinsdeuxsiècles.Peut-êtreplus.Des

expressionssesontforméesaufildesannées.C’esttoutnaturel.Chalmers frappaencoreaubattant.Cette fois, il reçutune réponse :unevoixenjouée luienjoignit

d’entrer.Etunsourirejoviall’accueillitdèsqu’ilpoussalaporte.Lacabineétaittoujoursaussiéléganteetconfortable,dumoinspourcequ’onpouvaitattendresurun

bateau,maissondécoravaitévidemmentsouffertdelapartiedecricket.L’undesmursportaitunetachejaune,etuneodeurdecitronemplissaitl’air.Chalmerssoupiraderechef.Laduchesseavaitdisparu.

Cevoyageétaitl’undesmomentslespluspéniblesqu’illuiaitétédonnédevivredepuisqu’ilétaitau service du duc deKittridge.Le navire tout entier semblait être devenu la caisse de résonance deséclatsderireduduc,quiretentissaientdejourcommedenuit.

Chalmersdéposaleplateauàcôtédesonmaîtreets’inclina.

Page 161: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Jeredignorasaprésence,commes’ilétaitinvisible,maisChalmerss’étaitdepuislongtempsrésignéàcetaspectdesafonction.Etil l’avaitaccepté.Enfait, ilnetenaitpasparticulièrementàcequ’onleremarque.Ilpréféraitresterdansl’ombre.Mais,surcebateau,ilavaitl’impressiondeneserviràrien,sinonàporteretàrapporterdesplateaux,depuislescuisinesjusqu’àlacabineduduc,etretour.Pourlereste,leducs’occupaitlui-mêmedesesvêtementsetdesesbottes.

Chalmersn’étaitpashabituéàjouerlescinquièmesrouesducarrosse,pourparlerdefaçonimagée.Etcettesituationledéstabilisaitunpeu.Maisilyavaitplusextraordinaireencore.Leducetladuchessesemblaientneplusfairequ’uneseuleetmêmepersonne.D’ailleurs,Chalmersnedisaitplus«leduc»,ni«laduchesse»,mais«eux».C’étaituncurieuxphénomène,envérité,etChalmersavaitl’impressiondeseretrouverenpositiondevoyeur,cequiajoutaitencoreàsoninconfort.

Lacomplicitéduducetdeladuchessecommençaitpardessilencespartagésets’achevaitsouventenéclatsderirecommuns.Commesiunlienparticuliers’étaittisséentreeux.MaisChalmersavaitrenoncéàcreuserplusloinpourtenterdecomprendrecequileurarrivait.Ilétaittropheureuxdepouvoirpasserlerestedutempsdecetteinterminabletraverséedanssacabine,àfeindred’ignorerlabonnehumeurquirégnaitàl’étageau-dessus,delamêmemanièrequ’iltentaitd’ignorerlesronflementsdesoncompagnondechambrée.

Ilrefermalaportedelacabineavecunsentimentquiressemblaitbeaucoupàdusoulagement.

—Ilestparti?—Oui.Ils’estenfuicommeunlapinpresséd’échapperauxchasseurs.Tessaémergeadederrièreleparavent.Elletenaitàlamainlecitron,àmoitiéécrasé,qu’elleavait

ramassésouslelit.—J’ail’impressionqueChalmersnem’aimepas,dit-elleenregardantlaporte.Jeredseservitunetassedethé.—Laquestionestplutôtdesavoirsitoi,tuaimesChalmers.Lajeunefemmepritletempsderéfléchir.—Jecroisqu’ilm’indiffèreauplushautpoint.Mais,évidemment,cen’estpastrèsaimablededire

celadequelqu’un.—Non,eneffet,confirmaJered,quicachaitsonsourirederrièresatasse.—Mêmesij’aibienconsciencequ’ilestàtonservicedepuis…depuiscombiendetemps,aufait?—Prèsdevingtans.—Oh,tantqueça!—J’ajoutequ’ilm’arrived’éprouverdel’affectionpourlui.—Ah…murmuraTessa,d’unairdéconfitquiaccrutlabonnehumeurdeJered.—Eh bien, il faudra simplement qu’il s’habitue à ta présence dansma vie, déclara-t-il, avant de

tendrelamainendirectiondelajeunefemme.Tessas’emparadesamainetlesurpritenlaportantàseslèvres,pourluiembrasserlesdoigtsunà

un.—Maiss’iltedérange,jepeuxlerenvoyer,ajouta-t-il.—Grandsdieux,non!—Tuessûre?Elleavaitécarquillélesyeux.Sonexpressionétaitàlafoisincréduleetréprobatrice.—Lesgensontbesoindeleuremploi,Jered.Tunepeuxpaslesrenvoyersuruncoupdetête.— Je ne l’ai pas renvoyé. J’en ai simplement suggéré l’idée. Abandonnons-nous le cricket pour

aujourd’hui?

Page 162: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ellehochalatête.—Alors,queproposes-tu,àlaplace?Ilfaittropfroidpourenvisagerdemontersurlepont.—C’estaussibienainsi.—Tonestomacferait-ilencoredessiennes?—Ungentlemannedevraitpasévoquercegenrededétailavecunelady.Mais,situveuxtoutsavoir,

jemesensparfaitementbien.—Jenesuispasungentleman.Jesuistonmari.Ellerougit.Jeredsesurpritàlacontemplerunefoisdeplus.Tessan’étaitpas,àproprementparler,

une trèsbelle femme.Cependant, elle avait desmomentsdegrandebeauté.Quandelle tournait la têted’unecertaine façonetqu’elle souriait, commeàcet instantprécis,parexemple. Jered, alors, tombaitlittéralement sous le charme.Ses dents très blanches se découvraient chaque fois qu’elle souriait. Sescheveux, d’unbeau châtain, cascadaient sur ses épaules enboucles épaisses. Il tendit lamainpour encaresserunemèche.Elleétaitaussidouce,autoucher,quedelasoie.

—Jered?Illaissaretombersamain.—Pourquoinemeparles-tujamaisdetafamille?—Queveux-tuquejetedise?Mesparentssontmorts.Masœurestuneétrangèrepourmoi.—Jecroisquejeparleraistoujoursdemesparents,mêmes’ilsétaientmorts.Ilmesemblequela

vraiemort,c’estdedisparaîtredesmémoires.Jeredluitapotaaffectueusementleboutdunezavecsondoigt.—C’estunejolieformule,Tessa.Maiscen’estpaslaréalité.Parfois,lessouvenirsrendentlaperte

d’unêtrecherencoreplusdouloureuse.Ilavaitdécouvertcelatoutrécemment.Tessaledévisagead’unairpensif,commesiellehésitaitàlepousserdanssesretranchements.—Tamèreétait-elleunefemmeréservée?Ilhaussalessourcils.—Mamère adoraitmonter à cheval.C’était une cavalière intrépide. Elle aimait aussi pêcher. Et

c’estellequim’aapprisànaviguer.—Alors,d’oùtiens-tutesidéesineptessurlesfemmes,Jered?Delabonnesociété?Pourtant,çane

teressemblepas,d’épouserlesidéesd’ungroupesocialquetuprétendsmépriser.Jeredsedemandacommentelleréagiraità lavérité.L’accepterait-ellefacilement,ouvoudrait-elle

chercherplusloin?—Peut-êtrequejen’aisimplementpasenviedevivrecequ’aconnumonpèreaprèslamortdesa

femme.—Ilaeubeaucoupdechagrin?Cequiétaitremarquable,avecTessa,c’étaitqu’ellen’étaitjamaisàcourtdequestions.—S’il est possibledemourir de chagrin, alors c’est cequi est arrivé àmonpère, répondit-il, le

regardrivésurlemurdelacabinequiluifaisaitface.Aprèsavoirperdusafemme,ilesttombédansunmutismequasitotal.Ilnequittaitpratiquementplussachambre,etquandilsortait,c’étaitpourserendreà l’endroitoùelleavaitperdu lavie. Il se tenait làpendantdesheures,qu’ilventeouqu’ilpleuve, àpleurerensilence.Unefois,jel’aimêmetrouvéagenouilléparterre,lesbrasenserrantlevide,commes’illatenaitencoredanssesbras.

IlsetournaversTessa.—Nepleurepas,Tessa.C’estdupassé,àprésent.—Crois-tu?Entoutcas,ildevaitbeaucoupl’aimer,pouravoireuautantdechagrin.

Page 163: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Jen’aivraimentpastrèsenviedeparlerdemesparents,Tessa.Illuitournaledos,pourseplanterdevantlafenêtrequisurplombaitlapoupedunavire.—Non,Jered.Nemerepoussepasainsi.Tusaisbienquejenecherchepasàêtreindiscrète.—Oui,jesais.Tuvoudraisseulementmecomprendre.—Quelmalya-t-ilàcela?—Jenesuispassûrd’avoirenvied’êtrecompris.Tessalerejoignitetluipritlebras.Jeredbaissalesyeuxetcontemplalamaindelajeunefemme,qui

reposaitsursamanche.Elleétaitsitenace,danssonaffection,qu’ilétaitbiendifficiledeluirésister.—Trèsbien.Queveux-tusavoir?Posedesquestions,etj’yrépondrai.Ilrevintverslatable.Sonpetitdéjeunerrefroidissaitsurleplateau.—Pourquoi,Jered?—Pourquoiquoi?—Tusaistrèsbienquoi.Pourquoinemetouches-tuplus?Tuesadorableavecmoi.Charmant.Mais,

chaquenuit,tutecouchesdetoncôtédulitettumelaissesm’endormirtouteseule.Elleavaitrougietn’osaitpluscroisersonregard.Était-elledevenuesubitementpudique?—C’estàcausedemacicatrice,n’est-cepas?—Quoi?Elledétournalatête.—Jeterépugne,àprésent.—Oui.Tumerépugnesaupointqu’iln’yapasdeuxminutes,jem’extasiaissurtabeauté.Elleclignalesyeux.Puisfronçalessourcils.—Detouteslesbêtisesquetuaspudire,etDieusaitquetuenasdit,celle-ciétaitvraimentlapire,

ajouta-t-il. Je peux endurer beaucoup de choses, Tessa. Qu’on me hurle dessus dans un théâtre, parexemple.Ouqu’onmesuivecommemonombrepartoutoùjevais.Enrevanche,s’ilyaunechosequejenesupportepas,cesontlesfemmesstupides.

Elle lui lança un toast à la figure. Jered l’esquiva, tout en se désolant de la voir gâcher de lanourriture.D’autantplusqu’ils’agissaitdesonpetitdéjeuner.Tessaavaitditqu’ellemangeraitplustard,carellepréféraitaccorderunrépitsupplémentaireàsonestomac.

Ilsoulevalecouvercled’undespetitspotsenargentposéssurleplateau.Ilcontenaitdelacompotedepommes.Jeredentartinasondoigt,avantd’étaler lacompotesurla jouedeTessa.Lajeunefemmeéclataderire.

—Arrêteçatoutdesuite,Jered,dit-elle,avantdes’essuyerlajoue.Puiselleajouta:—Mercideladiversion.Maissicen’estpasmacicatrice,alorsquelleestlaraison?Jered soupira. Elle insisterait tant qu’elle ne saurait pas la vérité. Mais comment pourrait-il la

formuler?Lesmotsmontaient jusqu’àsabouche,maisne franchissaientpas labarrièredeses lèvres.Pour l’instant, Tessa n’avait pas gagné grand-chose à leurmariage.Cependant, elle avait conservé sabonnehumeurettouteslesqualitésquilarendaientunique.Dèsledébut,Jeredavaitétéenchantéparsasensualiténaturelle.Maisilrépugnaitàgagnersoncœurparcebiais.C’eûtététropfacile.Celapouvaitparaîtreétrange,maiscelaluisemblaitêtreunequestiond’honneur.

Ilattiralajeunefemmedanssesbras.—Tessa,murmura-t-ildanssescheveux.S’ilteplaît.Iln’auraitpassudirecequ’illuidemandait,maisilétaitconvaincud’enavoirbesoin.Relâchant un instant son épouse, il alla verrouiller la porte. Puis il tira les rideaux, plongeant la

cabinedansuncocond’obscurité,avantderéaliserquec’étaitsansdouteuneerreur.Ilrouvritalorsles

Page 164: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

rideaux,etlesoleililluminadenouveaulapièce.Après quoi il revint vers la jeune femme, sans rien dire. Certainsmoments se passaient demots.

Seulslesactescomptaient.Jereddénudasonépauleetl’embrassa,s’émerveillantdelacourbedelapeau,sous-tendueparune

ossaturedélicate. Ilavaitcouchéavecunebonnecentainede femmes,peut-êtremêmedavantage,maisleurpeaun’avaitpasétéaussidouceautoucher,leurparfumn’avaitpasétéaussienivrant.Ill’embrassaensuiteàlajonctionducouetdel’épaule.Tessaselovacontrelui.Serait-elledevenuesoudaintimide?Àmoinsqu’ellen’éprouvâtlesmêmessensationsqueluiencemoment.L’impressiond’êtreportéparunmouvementqu’ilavaitengagé,maisquil’entraînaitbienplusloinqu’iln’auraitosél’envisager.

Ilallongeadoucementlajeunefemmesurlelitetentrepritensuitedesedébarrasserdesachemise.Dans sa hâte, il arracha deux boutons. Puis il lança ses bottes à travers la cabine. Le reste de sesvêtementssuivittoutaussirapidement.

Unefoisnu,ilsecouchaàcôtédeTessa,latêteappuyéesurunemain,dansunepositionindolentequedémentaitl’emballementdesonpouls–lapositiondequelqu’unquiseraitrepu,alorsqu’ilétaitenréalité dévoré par un désir incendiaire. Il posa unemain sur l’abdomen de la jeune femme, juste au-dessus du triangle de poils qui servait d’écrin à sa féminité. Elle tressaillit légèrement,mais elle necherchapasàsesoustraireàsescaresses.Elleluirenditmêmelapareille,explorantsontorseavecunelenteurdélibéréequirenditJeredfou.Ils’emparaalorsd’undesmamelonsdesonépouse,qu’ildévoraavecunappétitquil’étonnalui-même.

Elleavaitungoûtdefemme.Sonseinétaitchaud,presquebrûlant,audiapasondel’incendiequileravageait. La lumière blanche du soleil donnait à sa peau une teinte laiteuse, et avec ses cheveux quiauréolaient sa tête, elle ressemblait à un Botticelli. Mais elle tremblait un peu. Jered remonta lescouverturespourlaprotégerdufroid.

Puis ilposaunemainsur leseindroitde la jeunefemmeet l’enveloppadesapaume,avantdesepencherpourembrasserlacicatricequidéfloraitsapeausiparfaite.Unfrissond’horreurrétrospectiveleparcourut.C’étaitunmiraclequ’elleaitpuenréchapper.

Jeredpouvaitvoirsesveinesmaillersapeaud’unentrelacsbleu.Ilentendaitsarespiration,sentaitsonodeur.Ilremontalentementlatêtejusqu’àlasienne,frottantuninstantsonnezcontrelatempedelajeune femmeet, quand elle lui sourit, il s’emparade ses lèvres.Elle ouvrit la bouche, acceptant sansrésister l’intrusiondesa langue,et Jeredsedélectadecebaiser,qui l’enfiévraencoreunpeuplus, sic’étaitpossible.

Sesdoigtsledémangeaientdes’immiscerdanslaféminitédeTessa,etiléprouvaittouteslespeinesdumondeàcontrôlersesardeurs.Ilsesentaitredevenuungamin,àl’appétitravageur,etquivoulaittoutdévorertropvite.

Jusqu’àcejour, ilavait toujourscruconnaîtrelasignificationdumot«passion»,parcequ’ilétaitpersuadéd’enavoirfait l’expérience.Mais ilserendaitcompte toutàcoupqu’iln’avait jamaisconnuqueledésircharnel–l’érectionbrutequevousinspiraitlavued’unebellefemmeoulacaressed’unseinjolimentgalbé.Àprésent,dans lesbrasdeTessa,alorsque lemurmurede l’océanpénétraitdans leurcabine,ilcomprenaitqu’ilavaittoutàdécouvrirdelavéritablepassion.

TessaposaunemainsurletorsedeJered,recouvertd’unefinetoisondepoils,avantdeluicaresserl’épauleetlehautdubras,s’émerveillantdelafermetédesesbiceps.Ilneditrien,etcependantelleeutl’impressionqu’ilsoupiraitdetoutsoncorps,commesiuneportes’ouvraitsoudain.

Lajeunefemmeredressalégèrementlatêtepourmieuxlecontempler.Elleconnaissaitsonvisageparcœur,àforcedel’avoiradmirésursonportrait.Sessourcilsbiendessinés.Sescilsdémesurémentlongs.

Page 165: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Son nez aquilin. Son menton volontaire sans être trop pointu. Mais c’était encore sa bouche qu’ellepréférait,etelleneselassaitpasd’entracerlecontouravecsesdoigts.Elleaimaitseslèvrespleines,quirespiraientlasensualité.

Tessane s’arrêtapas làdans sonexploration.Elle lui caressa le cou, les épaules,puis sesdoigtsglissèrentlelongdesesbraspuissants.CaresserJeredétaituneexpérienceunique.Elleavaitenviedepalpertoutsoncorps,ycomprissesarticulations.

Jeredluiembrassal’oreille,etelleentenditsarespiration,plusrapideetpluslourdequedecoutume.Émue par son désir, elle lui toucha tendrement le visage, consciente de vivre unmoment dont elle sesouviendraitlongtemps.

Elle-même sentait son pouls s’accélérer. Ses seins lui paraissaient plus lourds. Et sa peaus’enflammait.Pourtant,Jeredl’avaitàpeinetouchée.Ilsemblaitseretenir,commes’ilattendaitqu’elleluidonnelapermissiond’allerplusloin.

Tessaposasajouesurletorsedesonmari.Elleavaitlesentimentquecejeudeséductionn’étaitquelaconséquencelogiqued’unenchantementquiavaitcommencébiendesannéesplustôt,lorsqu’elleavaitvuJeredpourlapremièrefois.

Ellesepelotonnacontrelui,caressantdenouveausesjouesfraîchementrasées,dontlapeauresteraitdouce encore quelques heures, avant que sa barbe ne repousse. Puis elle joua avec les cheveux quibouclaientsursanuquecommesurlecoud’unjeuneagneau.Probablementdétestait-ilcettemarquedevulnérabilité–etdedélicatesse.

Tessan’avaitencorejamaiséprouvépareilleexaltationdesavie.C’étaitàlafoisexcitantetunpeueffrayant.Ellesavait,paruneintuitiontouteféminine,quecequ’elleressentaitpourJeredMandevillenerelevaitpasdesémotionslespluscommunes.Était-cecelaqu’onappelaitl’amour?Ous’agissait-ildequelquechosed’encoreplusfort?Unsentimentàlafoisterrestreetspirituel?Quoiqu’ilensoit,unechoseétaitsûre:elledésiraitJered.Maintenant,etsansdoutepourtoujours.

Seslèvresavaientungoûtdecannelle.ChaquefoisqueJeredl’embrassait,elleluirendaitsonbaiser,comme s’ils étaient engagés dans une bataille sensuelle. Tessa s’émerveillait qu’un baiser puisseprocurerautantdeplaisir,parlesimplecontactdedeuxlangues.MaislatendressedeJeredcommençaitàlarendrefolle.Elleauraitvoululuicrierd’accélérerlerythme,desemontrerplusfougueux.Maisellen’enfitrien,commesielleétaitsaproieetqu’ellenejouaitpaselleaussiunrôledansceduopassionné.

Jered lui caressa un sein. La jeune femme se cambra sous lui, pour l’implorer, silencieusement,d’allerplus loin.Lesouffledesonmari,qu’ellesentaitdanssoncou, luidonnaitdesfrissons. Ilavaitnichésatêteentresoncouetsonépaule,imitantpresquelapostured’unenfantquis’agrippeàsamère.

Tessapoussaunsoupird’aise.Ellen’avait jamaisétéaussiheureusedesavie.EtquandJeredseredressa pour la pénétrer, elle l’accueillit, comme toutes les femmes accueillent leur amant, avec unmélangedesoumissionetdejoieconquérante.

Jeredluisouritetplongeaenelle.Cette invasion de son corps était comme une torture, mais sans douleur. Tessa était tendue à

l’extrême,etelleauraitvouluqueJeredbougeenellepourapaisercette tension.Maissonmari,pourl’instant,serefusaitaumoindremouvement,secontentantdeluicaresserleslèvresavecsabouche.Auboutd’unmoment,quandmême,ils’emparadelapointed’undesesseins,qu’ilsuçotaetmordilla.Maiscen’étaittoujourspasassezpourTessa.Elleattendaitqu’ilsedéchaîneetdonneenfinlibrecoursàsapassion.

Lacabine,baignéedesoleil,formaitundécorirréel.Magique.Jeredsemitàalleretvenirenelle,d’abord très tendrement.Tessa gémissait de plaisir et savourait cet embrasement des sens. Puis Jeredaccéléra,etcefutcommesilesoleilexplosaitenunemyriaded’étoiles.

Page 166: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Le silence retomba dans la cabine, seulement troublé par le bruit de leurs respirations quis’apaisaientlentement.Lesdeuxamantsseregardèrent.Ilspouvaientvoirjusqu’àleurâme.

Cetinstantsepassaitdemots.

Page 167: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

33

Jeredfutréveillépardescoupsfrappésdiscrètementàlaportedelacabine.Ils’assitauborddulit,couvritTessaaveclescouvertures,puisenfilasonpeignoiretallaouvrir.

—Pardonnez-moidevousdéranger,monsieur, s’excusad’emblée le capitaineWilliams, conscientd’avoirtroublésonsommeil.

LevisagedeWilliamsétaitpresqueentièrementmangéparuneépaissebarbe.Lepeudepeauquirestait exposée était tannée par le soleil, comme chez la plupart desmarins, après des heures et desheurespasséesenmer.

—Oui,capitaine?—Letempsm’inquiète,monsieur.Lebaromètreabrusquementchuté,cequilaisseprésagerungros

grain.Aussitôt après cette traversée inaugurale, le capitaine Williams prendrait le commandement de

l’Isolde, qui serait affecté au commerce avec les Indes, et peut-êtremêmeavec laChine. Il suivait ladestinéedecenaviredepuislespremiersinstantsdesacréation,etilytenaitdéjàcommeàlaprunelledesesyeux.Iln’étaitpasexagérédedirequ’ilsesentaitunpeulepèredecetenfantdebois,decordeetdetoile.

—L’Isoldeestbâtipouraffronterlemauvaistemps,capitaine.Votreinquiétudevientdecequ’iln’enestqu’àsoncinquièmejourdemer.

—Non,monsieur.Lestempêteshivernalessontraresdanscettezone,oùleseauxsontgénéralementpluschaudes.Maisquandellessurviennent,ellessontsouventaccompagnéesdeglaceetellesserévèlentdiablementmeurtrières.

Jeredhochapensivementlatête.—Aurions-nousletempsd’yéchappersinousrebroussionschemin?—J’endoutefort,monsieur.Enrevanche,nouspouvonsessayerdetrouvertoutdesuiteunautreport

oùnousabriter.— Je préfère que nous poursuivions notre route, capitaine. Et si la tempête est vraiment terrible,

l’Isoldeseratoujoursassezrapidepoursechercherunhavreoùseprotéger.Jered crut un instant que le capitaine allait refuser. Williams parut vouloir objecter, lui opposer

d’autresarguments.Maisiltournafinalementlestalonssansrienajouter.Deuxheuresplustard,Jeredcompritqu’ilavaitprisl’unedespiresdécisionsdesavie.Etqueson

arrogancepourraitbienluicoûterlaseulepersonnequiluiétaitdevenuevraimentnécessaire.

Allongéesur ledos,Tessasecramponnait tantbienquemalauxdraps,car le lit sesoulevaitsanscesse du plancher, avant d’y retomber lourdement. C’était même toute la cabine qui était agitée de

Page 168: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

terriblessoubresauts,commesilesélémentss’étaientliguéspourfairerendresondîneràlajeunefemme.Elle commençait à se sentir sérieusement mal. Chalmers était venu s’enquérir de son état quelquesminutesplus tôt,mais le pauvrehommeavait lui-même le teint verdâtre.Tessa lui avait assuré, d’unevoix qu’elle ne se connaissait pas, qu’elle n’avait besoin de rien. Chalmers était alors ressorti de lacabineavecunsoupirdesoulagement.

Lajeunefemmeattrapaunoreiller,qu’elleplaquasursonvisage,etrépétaplusieursfoislesjuronsquesonfrèreStephenluiavaitappris.

Puis elle s’agrippaà la cordeque Jered lui avaitprocurée. Il l’avait fixéeauxmontantsdu lit, enrecommandantàTessades’yentortilleraucasoùlamerdeviendraittropmauvaise.

—Jeneveuxpasquetusoisballottéedanslacabinecommeunballon,Tessa,luiavait-ilditavantdelaquitter,nonsansavoirplaquérapidementunbaisersursonfront.

Savisite remontait à deuxbonnesheures.La tempête avait ensuite empiré, etTessa s’étaitmise àprier,implorantlaclémenceduTout-Puissantcommeunepécheresserepentante.Cependant,ellen’avaitrienpromisenéchangedesasurvie.Elles’étaitcontentéederépéterlesmêmesparolessuppliantes,enunelonguelitanie,alorsquelatempêtenecessaitdeforcir.

—MonDieu,épargnez-nous.Faitesquetoutsepassebien.MonDieu,épargnezmonmari.Faitesquetoutaillebien.

Leciel,d’abordgrisfoncé,étaitdevenuaussinoirquedelasuie.Leventhurlaitàlamanièred’unanimalenragé.L’Isolde étaitballottépar les flotscommeunevulgairecoquilledenoix jetéedansunebassined’eau.Saufquecen’étaitpasunjeud’enfant.Lescraquementsdelacoquedunavirerudoyéeparlesvaguesétaientlàpourenattester.

Tessa se sentait redevenuepetite fille.Autrefois, quand elle était effrayée, elle courait se réfugierdans les jupes de sa mère. Là, elle voulait son mari. Sois courageuse, Tessa, se répétait-elle. Maiscommentnepasavoirpeur,faceàunetelletempête?

OùétaitJered?

Jeredn’avaitencorejamaisvuderaz-de-marée,maisilétaitconvaincuqu’aucunevaguenepouvaitêtrepluspuissantequecellequivenaitdes’abattredetoutsonpoidssurlenavire,menaçantdel’envoyerparlefond.

Commetouslesautreshommesprésentssurlepont,Jeredétaitsolidementattachéaubastingagepardescordes.Maiscesharnaisn’étaientpastoujourssuffisants,etdeuxmarins,déjà,avaientétéemportéspar-dessusbord.

Jeredessuya l’eauqui ruisselait sur sonvisageet inspiraàpleinspoumons,pour sepréparerà lavague suivante.Elle arrivaplus vite queprévu.La tempête semblait gagner encore en férocité, et desmilliersdelitresd’eaudéferlèrentdenouveausurlepont,dansunvacarmeassourdissant.

Del’endroitoùilsetrouvait,Jeredpouvaitàpeineapercevoirl’avantdunavire,maiscequ’ilvoyaitétaiteffrayant.Lemâtdebeaupré,briséendeux,pendaitdanslevide.Tenduenavantdelacoque,lemâtdebeaupréétaitunélémentessentieldugréementetpermettaitnotammentd’équilibrerlepoidsdecelui-cisurtoutelasurfacedunavire.Aveclapertedubeaupré,l’Isolderisquaitd’êtredéséquilibré,fautedecontrepoidspourcompenserlachargequereprésentaitlegrandmât.

Jeredne sentait pratiquement plus la peaude sonvisage, et ses épais gants de cuir étaient depuislongtempsimbibésd’eaudemer.Sespiedsétaienttoutaussitrempés,malgrésesbottes.Maisavoirfroidétaittoujoursmieuxquedecouler.

Plus les heures passaient, plus le temps paraissait se dégrader. La température avait chuté deplusieurs degrés, au point que du givre s’était formé sur les cordages et que des plaques de glace

Page 169: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

miroitaientsurlepont.Ceseraitunmiraclesilebateaudemeuraitpilotableaprèsuntelassaut.Jereddoutaitfortementque

legouvernailfûtencoreintact.Lesvaguesétaientsipuissantesqu’ellespouvaienttransformern’importequelmorceaudeboisenallumette.

Il leva les yeux endirectiondugrandmât,mais le ciel et lamer étaient désormais à peuprès dumêmenoir,etilétaitdifficiledevoirquoiquecesoit.

Sil’Isoldechavirait,ilsmourraienttous.C’étaitaussisimplequecela.L’eauglacialelessaisirait,etilscouleraientenquelquessecondes.Tous.MêmeTessa.EtaussiChalmers,quiavaitlonguementpestécontrecevoyage.JeredregrettaitàprésentdenepaslesavoirlaisséstouslesdeuxàKittridge.

S’ilsmouraient,ceseraitsafaute.Lafautedesonarroganceetdesastupiditécriminelle.Jeredcourbalatête,pourseprotégerdelaprochainevague,etils’élançaverslaportequimenait

auxcoursives.Lavagueleprojetacontrelacloison,maisilétaitsipétrifiédefroidqu’ilnesentitrien.Tessanonplusnesentiraitplusrien,auboutdecinqminutesdansl’eaufroide.Jeredlatiendraitserréedanssesbras,ensemaudissant.

Mourrait-elleaveclesourire?Accepterait-ellelamortoucroirait-elleàunemauvaisefarce?Luiposerait-elledesquestionsjusqu’àcequeseslèvresnepuissentplusarticulerlemoindremotetquesonvisagedisparaissesouslasurfacedelamer?

Non!luicriaunevoixintérieure.Ilnepouvaitpaslaissercelaarriver.Ils’yrefusait.Encoreunemanifestationdesonarrogance?Oui.Bonsang!Définitivementoui.

Àboutdepatience,Tessalâchalacordequiluipermettaitderesteraccrochéeaulit.L’Isoldeallait

couler, elle en était convaincue. Et il n’était pas question qu’elle reste allongée pendant que l’eaus’engouffreraitdanslacabine.

Quitteàmourir,Tessavoulaitmourirdebout.Ellepassaunerobe,puisunedeuxième,afindeseprotégerdufroid.Elleenfilaaussideuxpairesde

basetdesbottes épaisses,plus sonmanteauetunchâlequ’elle enroula sur sa tête.Et,pour finir, unepairedegants.

Unefoischaudementvêtue,lajeunefemmegravitl’escalierquiconduisaitaupontprincipal,toutenréfléchissant à cequ’elle allait dire à Jeredpour expliquerqu’elle avait quitté sa cabine.Mais, alorsqu’elledébouchaitsur lepont,elle restapétrifiée,horrifiéepar lespectaclequi l’attendait.Unevaguegigantesque,plushautequelacathédraleSt.Paul,seprécipitaitversleurnavire.

Cettefois,ledouten’étaitpluspermis.Ilsallaienttousmourir.Jeredvenaitàsarencontre.Illuicriaquelquechose,maissesparolesfurentemportéesparleventet

Tessa n’entendit rien.Le bateaugrondait sous ses pieds.Un long rugissement annonça l’arrivée d’unenouvellevague.JeredatteignitTessajusteavantquelavaguenes’abattesurlepont.Ilplaqualajeunefemme contre la cloison et s’appuya contre elle de tout son corps. Comme Tessa était restée surladernièremarche,lavagueleurfitdescendrel’escalier.Tessas’agrippaàJered,pournepaslelâcher.Laperspectived’unemortcertaineluiglaçaitlesang.

L’eaus’engouffraparpaquetsdanslescoursives,parlaporterestéeouverte,ajoutantsonpoidsàunnaviredéjàenmaldeflottaison.

Tessa ouvrait grand la bouche pour respirer. La situation était terrifiante mais, après tout, cesdernièressemaines,elleavaitdéjàaffrontélamort,etelleavaitsurvécu.Elles’ensortiraitencore.

Jeredlaserraittoujoursdanssesbras.Tessasenichacontresapoitrine.Elleavaitplusquejamaisbesoindelui.

Page 170: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Est-cevrai,Jered,quelaplupartdesmarinsnesaventpasnager?Ellesentitsonrireplusqu’ellenel’entendit.Puisilbaissalesyeuxsurelle.Sesprunellesbrillaient

d’unelueurinhabituelle.Delatendresse?L’unedesprièresdeTessaparaissaitavoirétéexaucée.L’autrerestaitensuspens.

—Kittridge!Jeredseretourna,sanslâcherTessa.Lecapitainel’appelaitdepuislepont.—Kittridge!répétalecapitaine,pointantundoigtversleciel.JeredpoussaTessadanslescoursives,pourlamettreàl’abri,puisilremontasurlepontetlevales

yeuxenl’air.L’Isoldenerisquaitplusd’êtreensurpoids.Legrandmâts’étaitbriséendeuxetsamoitiésupérieure

avaitétéemportéeparunevague.Lapartierestantepenchaitdeguingois,au-dessusdesflots,maintenuepar quelques-uns des cordages qui avaient porté ses voiles.Du coup, le navire tout entier penchait àprésentducôtéoùpendait lemoignondemât, le rendant encoreplus susceptibledechavirer sous lescoupsdeboutoirdesprochainesgrossesvagues.

Leur seule chancede s’en sortir était de se débarrasser dumât.Mais, pour cela, il faudrait qu’unmarintéméraireenjambelebastingageettranchetouteslescordesquileretenaientencoreaunavire,aurisquede tomber lui-même avec lemât dans lamer. Jered réponditmentalement à la questionque luiavaitposéeTessadeuxminutesplustôt.Oui.Ilétaitvraiquelaplupartdesmarinsnesavaientpasnager.Etmêmes’ilssavaient,Jereddoutaitfortqu’ilsetrouvâtparmilesmembresd’équipageunhommeprêtàsesacrifierpoursauversescompagnons.

Jered jeta un coup d’œil dans les coursives. Il pouvait apercevoir Tessa, à quelques mètres del’escalier.Lajeunefemme,trempée,frissonnait.Maiselleredressalatêteetcroisasonregard.

Quepassa-t-il,dansceregard?Beaucoupdechoses.Dessouvenirs.Desregrets.Desespoirs.Duremords. Et du désir, également. Jered se souvint des paroles de son oncle. Tessa t’aime depuislongtemps,Jered.Àcetinstant,Jeredn’endoutaitpasuneseconde.S’ilavaitunechanced’accéderauparadis, ce serait grâce à l’amour de Tessa. Si une créature aussi pure que sa jeune épouse pouvaitl’aimer,c’étaitlapreuvequ’iln’étaitpassidiabolique,nisimauvaisquecela.

Pardonne-moi,Tessa.Pardonne-moipourtoutlemalquejet’aifait.Jeredauraitaimépouvoirs’entretenirencoreunefoisavecsononcle.LuiciteruntextedeCicéron

qui lui revenaitdesessouvenirsd’écolieretoù ilétaitquestiondeviceetdevertu.Jeredavaitpassél’essentieldesavieàsecomplairedanslevice.Peut-êtrepouvait-ilessayerdemourirdanslavertu.

Ilsortitsurlepont.

Page 171: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

34

—Non!LecriavaitjaillidelagorgedeTessa.QuoiqueJeredaitentête,cenepouvaitqu’êtrepérilleux.Sonmaril’avaitregardéecommes’illui

disaitadieu.Et,pourlapremièrefois,Tessaavaitcrudiscernerdel’amourdanssesyeux.Lecridelajeunefemmefutavaléparlevacarmedelatempête.Jeredavaitdisparusurlepont.Tessa tomba à genoux, les deux mains plaquées sur la bouche en un geste d’effroi, avant de se

ressaisir.Elleseredressaetremontal’escalier.Jeredsetenaitàcôtéducapitaineetlançaitdesordres.Unmarinouvritlaported’unplacardménagésurlepontetensortitunehache,qu’illuiapporta.

Lepontétaitrenduglissantpartoutel’eauquilerecouvraitetquigelaitàmoitié.Jeredtrébuchaàdeuxreprises.Unefois,illaissamêmeéchappersahache.Maisilréussitàs’approcherdubastingage,làoùcequ’ilrestaitdugrandmâtpenchaitau-dessusdel’océan.Tessasedemandas’ilavaitl’intentiondetrancherlemât.Ilmesuraitaumoinsunmètredediamètreetétaitrecouvertdegoudron,pourprotégerlebois.Lamanœuvre prendrait des heures, et il était clair, à en juger par la façondont le navire gîtait,qu’ilsnedisposaientplusdebeaucoupdetemps.

LeharnaisquiassuraitlasécuritédeJeredn’étaitpasassezlongpourqu’ilpuisseatteindrelemât.Tessa, horrifiée, le vit se débarrasser du harnais et continuer d’avancer sans aucune protection. Ils’agenouilla et entreprit de trancher à coups de hache les cordes qui retenaient encore le mât. Unepremièrecordecéda.Lemâtpenchaunpeuplus,maisiltenaittoujours.Uneautrecordesuivit.Puisunetroisième.Jereds’acharnait,sansparaîtresesoucierniduventglacialnidesvagues.

Unmouvement,sursadroite,attiral’attentiondeTessa.Elletournalatêtejusteàtempspourvoiruneimmensevague,plusfortequelesprécédentes,approcherdunavire.Lajeunefemmeretintsonsouffle.Letempssemblaits’êtrearrêté.

EllecrialenomdeJeredpourleprévenir,maisilneréagitpas.Ilpoursuivaitsatâche.Tessacriadeplusbelle.

Lavaguedéferlasurlenavire,emportantlemâtetsonmariavecelle.

Jered entendait crier, mais il était convaincu que c’était le mugissement du vent ou de quelquemonstremarinquicherchaitàleravirpourserepaîtredesachair.

Lescris se répétèrent.C’étaitunmonstre féminin,àen jugerpar lavoix.Et lescrisvenaientd’enhaut.Duciel?

Jeredsentitquequelquechoseletirait.Puisilretombabrutalement.Sonvisageheurtauneparoi,etilgémit de douleur. Un liquide coulait sur son visage. Un liquide salé. Son sang ? Était-il en train de

Page 172: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

mourir?Probablement.Maisiln’entendaitpascapitulersifacilement.Denouveau, lescris.Et ilsentitqu’onle tiraitencorevers lehaut.Pourrejoindre lesanges?Oh,

merci,monDieu.Évitez-moil’enfer,malgrétousmespéchés.Maisvoussavez,monDieu,jeneveuxpasmourir.

Ils avaient failli le rattraper deux fois, et ils l’avaient perdu deux fois, à cause des vagues quifrappaientl’Isoldesansrelâche.Jeredpendaitdanslevide,d’uncôtédunavire.Ladernièrecordequ’ilavait voulu trancher s’était enroulée autour de son poignet quand la grande vague l’avait balayé par-dessusbord.Etc’étaitcettesimplecordequil’avaitempêchédetomberdanslamer.

Tessas’étaitagenouilléetoutaubord,unharnaisaccrochéàsataille.Deuxmarinsl’encadraientettentaient de tirer Jered jusqu’aupont.Elle veillait à ce qu’ils ne renoncent pas – elle les avaitmêmemenacés de trancher leurs harnais si jamais ils osaient baisser les bras.Et elle leur criait dessus dèsqu’ellecroyait lesvoir faiblir.À force, sagorge labrûlait,maiselle tiendraitbon jusqu’àcequesonmarisoitsauvé.

Latroisièmetentativefutlabonne.Jeredfutsoulevéàhauteurdupont.Cefurentd’abordsesdoigtsquiapparurent–ilsétaientbleusdefroid–,puissonbras.Tessajoignitseseffortsàceuxdesmarins.

—Laissez-moivousaider,VotreGrâce.Tessatournalatête.Chalmerss’étaitagenouilléàcôtéd’elle.—Jenelelaisseraipasmourir,dit-elle,levisagebaignédelarmes.—Non,VotreGrâce.D’autresmarinssepenchaientàleurtour,pourhisserJeredsurlepont.Tessaessuyaseslarmesd’un

reversdemanche.Jeredavaitenfinétéremontétoutentiersurlepont.—Aidez-moiàmerelever,Chalmers.—Oui,VotreGrâce.DesmarinsavaientdéjàsoulevéJeredpourleporterjusqu’àsacabine.Tessalessuivit,s’agrippant

àlamanchedesonmarietnelalâchantquedanslacoursive,parcequ’ellen’étaitpasassezlargepourqu’ellepuissecontinuerdemarcheràsoncôté.LesmarinsdéposèrentJeredsur le litet l’ensevelirentaussitôtsouslescouvertures,sansmêmeledéshabiller.

—Ilabesoindechaleur,VotreGrâce,expliqual’undesmarins.—Oui,murmuraTessa,lesyeuxrivéssursonmari.—Voulez-vousquej’aillevoirs’ilyadufeuencuisine,malgrélatempête,VotreGrâce?demanda

Chalmers.—Oui,s’ilvousplaît,Chalmers.La cabine était glaciale,mais aumoins elle était protégée du vent.Tessa s’assit au bord du lit et

resserralescouverturessursonmari.Ilétaitsipâle!Etseslèvresétaientpresquebleues!Tessaréalisaqu’ellenesavaitpasquoifaire.Réfléchis,Tessa.

Lebateautanguaittoujoursdangereusement,latempêterefusantdemollir.Jeredn’avait-ilétésauvéquepourunbrefrépit,avantqu’ilsnemeurenttous?Tessasepenchasursonmarietcollasajoueàlasienne,touteglacée,dansl’espoirdelaréchauffer.Enréalité,sapeaun’étaitpasbeaucouppluschaudequecelledesonmari,maisTessa,aumoins,étaitconsciente.

—VotreGrâce?Tessaseretourna.Chalmersétaitàlaporte,levisageblême.—Qu’ya-t-il?—Jecroisquenousallonsnouséchouer,VotreGrâce!

Page 173: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

L’Isolde s’était vaillamment battu contre la tempête. Son gouvernail emporté, ses mâts brisés, savoilurearrachée, il avait cependantcontinuéàbraver lesélémentsqui cherchaient à l’entraînerpar lefond.Maislesrécifsquibordaientlacôtel’attiraientirrésistiblementàeux,tellesdessirènescajoleuses.

L’Isoldepointasaprouedansleurdirectionet,dansungémissementdesacoque,capitula.

Page 174: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

35

—Nouspouvonsnousconsidérercommedesmiraculés,VotreGrâce.Tessahaussalessourcils.— Nous avons eu beaucoup de chance de nous échouer tout près d’une côte habitée, expliqua

Chalmers.—VousnevousimaginiezpasenRobinsonCrusoé,Chalmers?Le valet de Jered parut sincèrement horrifié à cette perspective.MaisTessa devait bien s’avouer

qu’elleauraitdétestéseretrouversuruneîledéserteensacompagnie.Chalmersauraitpassésontempsàcritiquerl’île,leurlogementdefortune,leurnourriture,letempsettoutlereste.

D’ailleurs, il n’avait pratiquement pas cessé de se plaindre, même après qu’ils avaient tous ététransportés,sainsetsaufs,àMiddleston.

L’Isoldes’étaitéchouésurlesrécifscommeunenfantquiplongeraitsurunmatelas.L’impactavaitété assez violent pour jeter Tessa sur le plancher. Jered, en revanche, était resté sur le lit, maisuniquementparcequelajeunefemmeavaiteuletempsdel’attacherauxmontantsavecunecorde.

Tessaavaitfermélesyeuxjusqu’àcequecesselegrincementdelacoquecontrelesrochers.Pendantplusieursminutes, leursortétait resté incertain.Lebateauauraitpucouler justeaprès lechoc.Mais ils’était avéré que l’eau n’était pas assez profonde, à cet endroit, pour engloutir l’Isolde. Quand lespremièreschaloupesétaientarrivées,Tessaavaitsoupçonnéleursoccupantsd’êtremoinsintéresséspard’éventuelssurvivantsqueparcequ’ilspourraientglanerdanslacargaison.

Elles’enétaitvitevouludesaréaction.Lesoccupantsdeschaloupess’étaientemployésàtouslesramener sur le rivage.Et Jered,TessaetChalmersavaientmêmeété conduits chez lemaire.Celui-ci,sanshésiter,avaitgénéreusementoffertsonlitàJered.Desbouillotteschauffaientsesdraps,maisJerednes’étaittoujourspasréveillé.Ilavaitdûêtreassommédanssachute,avaitexpliquélafemmedumaire,endésignantunegrossebossesurlecôtédesoncrâne.

ObnubiléeparlapâleurdeJered,Tessan’avaitpasremarquécettebosse.Siellen’avaitpasvusapoitrinesesouleveretretomberaurythmedesarespiration,ellel’auraitcrumort.Samaindroiteétaitsienflée et si violacée qu’elle ne ressemblait plus à une main, mais plutôt à une sorte de monstrueuxappendice. Son visage ne valait guère mieux. Probablement son nez était-il cassé. Tessa l’avaitdéshabillé,avecl’aidedelafemmedumaire,etJeredportaitmaintenantl’unedeschemisesdenuitdumaire.La jeunefemmes’étaitchangéeelleaussi, troquantsesvêtements trempéscontreunpeignoirenflanelleetungrandchâlequiluitombaitpresquesurlespieds.

LaprésencedeChalmersneladérangeaitpas.Tessasemoquaitéperdumentd’êtredécenteounon.Seull’étatdeJeredluiimportait.Etelleétaitimpatientequelemédecinarrivepourl’examiner.

—Désirez-vousquej’aillerechercherduthépendantquenousattendons,VotreGrâce?

Page 175: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Sivousvoulez,Chalmers.—Trèsbien,VotreGrâce.Aprèsledépartdudomestique,Tessatiralescouverturespours’allongeràcôtédesonmari.Ilétait

toujoursfroid,maisTessan’avaitpasbeaucouppluschaud.Malgrélesbouillottesetlefeuquicrépitaitdansl’âtre,ellesesentaitglacéejusqu’auxos.

EllesepelotonnacontreJeredetpassaunbrasentraversdesontorse.— Te souviens-tu de notre première rencontre, Jered ? J’avais seize ans, et je me croyais déjà

grande.Maismamèreavaitrefuséquej’assisteaudînerdonnéentonhonneur.Elleétaitévidemmentaucourantdetaréputation.Tum’asembrassée,cejour-là.T’ensouviens-tu?J’aibiencruquemoncœurallaitéclaterdansmapoitrine.Maisjen’aijamaisparléàpersonnedecebaiser.C’étaittroposé.Paspourtoi,biensûr.Maispourmoi.

Sentantqu’ellesemettaitàfrissonner,ellesecollaunpeupluscontreJered.— Je passais des heures devant ton portrait. Je te racontais des choses que je ne disais jamais à

personne.Quejedésespéraisd’arriveràdomestiquermescheveux.Quemesseinsgrossissaient tropàmongoûtetqu’unvraigentlemanlestrouveraitprobablementvulgaires.Quej’avaishâtedememarier.Quej’espéraistrèsfortquemonmarim’aimeraitautantquemonpèreaimaitmamère.Parfois,aussi,jepestaiscontremesfrèresettouteslesavaniesqu’ilsmefaisaientsubir.Etjem’interrogeaisàtonsujet.J’aurais aimé savoir ce qui te faisait rire, quels étaient tes auteurs préférés, tes philosophes deprédilection…J’auraisvouluteposertoutessortesdequestions.

Et,par-dessustout,jedésiraisquetutombesamoureuxdemoi.Tessacroisasesjambesaveccellesdesonmari.—Crois-tuquelesrêvespuissentseréaliser,Jered?demanda-t-elle,avantdesourired’elle-même.

Oui,jesaisbien,reprit-elle,tuvasencoremereprocherdeposertoujoursdesquestions.Maisc’estenposantdesquestionsqu’onapprend.

Elleluicaressaquelquesinstantsletorse,avantderemonterlescouverturesunpeuplushaut,pourcréer un cocon de chaleur. Elle se réchauffait peu à peu, et elle espérait qu’il en était demême pourJered.

— Je serais très fâchée contre toi si tumouraismaintenant, reprit-elle, alors que je commence àt’appréciervraiment.Celan’apastoujoursétélecas,tut’endoutes.Pendanttouteunepériode,jem’envoulaisdet’aimer,alorsquejevoyaisbienquetun’étaispasquelqu’undetrèsrecommandable.

Ellesoupira, luicaressadenouveaule torse,unpeuplusénergiquementcettefois,avantd’étendresesmouvementsàsesépaulesetmêmeàsonabdomen.Sapeauétaitferme,soussesdoigts.Sesmusclespartoutperceptibles.Malgrésonrang,Jeredn’étaitpasquelqu’und’indolent.Ilexerçaitsoncorpsautantque certains travailleurs de force.Conduire un phaéton n’était pas facile, contrairement à ce que l’onpouvaitpenser.

—Tuesunhéros,tusais,dit-elle.Situn’avaispaslibérélegrandmât,nousserionssansdoutetousmorts en pleinemer. Le capitaineWilliams n’a pas cessé de chanter tes louanges et de répéter à quivoulaitl’entendrequec’étaitunhonneurdetravailleràtonservice.J’espèrequeçanetemonterapasàlatête,Jered.Tuesdéjàbienassezarrogantcommecela.

Il ne réagissait toujours pas. En revanche, son corps se réchauffait progressivement. Pas assez,cependant,augoûtdeTessa.Elleavaitentendul’undesmarinsdirequ’ilétaitpossibledemouriraprèsavoirainsiprisfroid.

Tessaremontaencorelescouverturesdequelquescentimètres.— Tu avais raison, reprit-elle. J’ai eu le temps d’y réfléchir, ces derniers temps : c’est vrai,

j’espéraistechanger.Maisc’estuneerreurdevouloirchangerlesgens.J’aifiniparlecomprendre.De

Page 176: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

mêmequej’aicomprisquejet’aimaistelquetuétais.Elleappuyasajouesursontorse,avantd’ajouter:—Sauf,biensûr,quejevoudraistesavoirréchauffé.Ettevoirmesourire.TessacraignaitréellementqueJerednelâchepied,malgréseseffortspourleréchauffer,malgréson

bavardage.—S’ilteplaît,Jered,l’implora-t-elle.Etellepriaencore.

—Qu’est-ilarrivéàsavoix?Jered gardait les yeux fermés. Tessa était sortie. Il l’avait entendue refermer doucement la porte

derrièreelle.L’absencedelajeunefemmeluiétaitpresqueunesouffrance.Unbruitd’eauqu’onversaitdansunebassine,àcôtédelui,vintledistrairedecettepenséetroublante.Chalmerss’occupaitdelui,fidèleauposte.

—Ehbien?insistaJered.Ilentenditfrotterunelamesurunelanièredecuir.Chalmersdevaitaiguisersonrasoir.Jeredcomprit

quesonvaletvoulaitleraser.Quellesquesoientlescirconstances,nepasparaîtrenégligé.Jamais.—Jesupposequ’elles’estcassélavoixàforcedecrier,monsieur.Jeredouvritgrandlesyeux.—Elleacrié?Chalmerspassasonrasoirsurlecuiravecunpeuplusdeforcequenécessaire.— Oui, Votre Grâce. Elle refusait qu’on vous abandonne et menaçait de tuer tout l’équipage si

personneneréussissaitàvoushissersurlepont.Jeredrefermadouloureusementlesyeux.Regarde leschosesen face,Kittridge.Tun’asriend’un

héros.Tun’esqu’undépravé.C’esttafemmequiestextraordinaire.—Oùsommes-nous?—DansunepetitevilledunomdeMiddleston,monsieur.Surlacôte.—NousnesommesdoncpasarrivésenÉcosse?—Non,monsieur.—Etl’Isolde?— Il s’est échoué sur des rochers, monsieur. Je suppose que sa coque est déjà aux mains des

dépeceursdebateaux.Jeredauraitrêvéd’unemeilleurefinpoursonnavire.L’Isoldeétaitunbateaumagnifique,etill’avait

conduitàlaruine.Bienjoué,Kittridge.Sononcleseraitfurieux.Maiscettemésaventureleurauraitaumoinsapprisunechose:legrandmât

del’Isoldeétaittrophautpargrostemps.Lessuccesseursdel’Isolden’auraientplusquetroismâts,aulieudequatre,etleursilhouetteseraitpluslongueetplusfine,pourmieuxcouperlesvagues.

—Etl’équipage?—Troismarinsontpéri.Troisautressontblessés,dontungravement.SaGrâceainsistépourquele

médecins’occupeégalementd’eux.Lemédecin en question l’avait examiné peu de temps auparavant, et Jered avait été surpris de se

découvriràpeuprèsintact.Àpartsonnezetunpoignetcassés,quilefaisaientbeaucoupsouffrir.Pourunvoyageraté,c’étaitunvoyageraté.Maisquilaisseraitaumoinsdessouvenirs.Dansl’immédiat,JeredserefusaitàpenseràTessa.Iltournalatêteverslafenêtre.Dehors,laneige

tombait àgros flocons, rendant les routesdangereuses. Jeredéprouva soudainun sentimentd’immenselassitude.

Page 177: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Pourrais-tunouslouerunevoiture,Chalmers?—Sivouslesouhaitez,VotreGrâce.—Oui.Jevoudraisrentreràlamaison.—Croyez-vousquecesoitraisonnable?Jeredregardasonvalet.—Mercidet’inquiéter,Chalmers,maisjesupporterailevoyage.—Jepensaissurtoutàladuchesse,VotreGrâce.Ellen’apasdormidepuisdeuxjours.J’aipeurque

reprendrelaroutemaintenantnesoitmauvaispourelle.—Ellen’auraqu’à rester ici, si elle préfère, répliqua Jered, tournant la tête pourneplusvoir le

regarddésapprobateurdesonvalet.Pourmapart,jesouhaiterentreràKittridgeleplustôtpossible.—Kittridge,monsieur?—Oui,Chalmers.Kittridge.Jen’aiaucuneenviederemettrelespiedsàLondrespourl’instant.

Chalmersn’avaitputrouverqu’unemalle-posteàlouer,etsonconfortétaitdesplusrudimentaires.

Les ressorts étaient branlants, et les banquettes aussi dures que de l’acier. Sans parler de l’odeur quirégnaitdansl’habitacle:unmélangeécœurantdetabacetdeparfumtropépicé.

Leschevaux,deuxvieuxcanassons,étaientenquelquesorteassortisàl’attelage,sibienqueletrajetfut presque aussi pénible que leur traversée avortée en direction de l’Écosse. À cela près qu’ilsvoyagèrent,toustrois,dansunsilenceàpeuprèstotal.

Le premier jour, Tessa dormit la plupart du temps, seule sur sa banquette, pendant que Jered etChalmerssepartageaientcelled’enface.Ledeuxièmejour,lajeunefemmealternapériodesd’éveiletdesomnolence.Jeredluitrouvaitmauvaisemine,etilcraignaitquesonestomacnefasseencoredessiennes,maisilsegardabiend’enparler,pournepasparaîtres’inquiéteràsonsujet.Dureste,ellenevomitpasune seule fois. C’était d’ailleurs étrange : Tessa était malade une fois, dans des circonstancesparticulières, et cela ne se reproduisait plus, alors que lesmêmes circonstances pouvaient se répéter.C’était un peu comme la virginité : on ne la perdait qu’une fois, songea Jered, avant de sourire del’absurditédesacomparaison.

Malgrésafatigue,sonépouseétaitcependantenmeilleurétatquelui.Ilavaitlevisageparsemédebleus,etdespochesviolacéesourlaientsesyeux,luifaisantunetêtedemonstre.Sansparlerdesonnez,bandédansplusieursépaisseursdelin,demêmequesonpoignet.

—Es-tumarié,Chalmers?demandasoudainJered,réalisantqu’ilignoraittoutdustatutmatrimonialdesonvalet.

—Jesuisveuf,monsieur.—Jemetrompe,outuesencoreplusguindéqu’avant,Chalmers?—JenevoispascequeSaGrâceveutdire.—As-tudesenfants?—Unefille,monsieur.EllehabiteHampstead.—Nemedispasquetuesdéjàgrand-père?—Deuxfois,VotreGrâce.—Vois-tutespetits-enfants?—Pasautantquejelesouhaiterais,VotreGrâce.J’airarementletemps.—«Mais,dansmondos,j’entendssanscesselecharailédutempsquipresse1…»Marvellavait

raison,tunecroispas?J’aimeraisbienposséderuncharailé,encemoment.Jeredcoulaunregardàsonépouse.Pourtrompersonennui,ellecontemplaitlepaysagequidéfilait

derrièrelavitredelaportière.SentantleregarddeJeredsurelle,elletournalatêteverslui.

Page 178: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Çava,Jered?Tutesensbien?Ilsourit.—Jevoulais teposer lamêmequestion,mais tum’auraisencorerabroué.Encequimeconcerne,

j’auraisbienbesoind’êtreunpeudorloté.Unvoyageenmermeferaitsansdouteleplusgrandbien,maisjecroisqu’auvudenotrerécenteexpérience,ilseraitpréférabled’yrenoncer.Nouspourrionsprendreleseaux,enrevanche.ÀBath,parexemple.Maisjecrainsquetunesupportespaslabonnesociétéquiserendlà-bas.Celadit,ilsadorentlesdébauchés.Dansmajeunesse,jemesuispayéquelquesjolissuccès,àBath.

Ils’adossaplusconfortablementàsabanquetteetfermalesyeux.Tessacontinuait-elleàleregarder?Était-elle enceinte ? Si oui, il pourrait l’abandonner àKittridge la conscience tranquille. La présencepermanentedesonépouseàsoncôtéletroublaitbeaucouptropàsongoût.Illuisemblaitqu’elleavaitforcé une porte, dans son âme, qui aurait dû rester hermétiquement fermée.Avec toutes ses questions,toute sa ténacité, elle n’avait pas tardé à découvrir qu’il n’était pas bâti d’une seule pièce, comme ils’étaitingénié,jusque-là,àlefairecroire.

Jeredauraitaiméluioffrirsonamitié,ainsiqu’elleledésirait,mais,àlaplace,ilavaitbienfaillilatuer,àcausedesoncaractèreimpossibleetdesastupidearrogance.

— Je te dois des remerciements, reprit-il. Et même plus que cela, si j’en crois tout ce que j’aientenduà tonsujet.Leshommesde l’Isoldeneparlentplusde toiqu’avecrévérence.Jeneseraispassurpris qu’ils aient façonné des miniatures à ton effigie pour les garder sur eux comme de précieuxtalismans.

Elleneréponditrien.SonsilenceirritaJered.Maisl’irritationétaitpréférableàunquelconqueautresentiment.Malgréson inconscienceapparente,Jeredavaitentendu toutcequeTessa luiavaitmurmuréaprèsleursauvetage.Lavoixdesonépouses’étaitimmiscéejusquedanslecoconoùils’étaitréfugié,pendantquelquetemps,entrelavieetlamort.

«S’il teplaît,Jered», l’avait-ellemêmeimploré.Etpourtant,Tessan’étaitpasfemmeà implorerfacilement.

Commentaurait-ilpuluiexpliquerque,chaquefoisqu’ilessayaitdefairequelquechosedebienpourelle,celatournaitàlacatastrophe?Cettefois,ilavaitfaillilatuer.

—Voilàqueturecommences,luidit-elle.Jeredhaussalessourcils.—Tumerepousses,Jered.Tudeviensodieux.Àforce,jecommenceàvoirclairdanstonjeu,tusais.—Tum’asl’airencolère,Tessa.—Lemotestfaible.Jebousintérieurement.—Tuesépuisée,Tessa.Lafatigueexacerbelesémotions.—Non,Jered.J’enragecontretoi,etmafatiguen’yestpourrien.Chalmersavaitrougi.Voyantl’embarrasdesonvalet,Jeredsecoualatête.—NoustroublonsChalmers,machère.—Ceneseraitpaslapremièrefois,depuisquenoussommesmariés.Etcessedeprendrecetonavec

moi,Jered.Jenesuispasl’unedetespoules.—Jepourraismonterm’asseoiràcôtéducocher,VotreGrâce…—Restezàvotreplace,Chalmers,coupaTessa.—Figure-toique,depuisquejet’aiépousée,jen’aiplusde«poules»,commetudis.Ilyeutunsilence.—C’estvrai?—Oui,confirmaJered.

Page 179: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

IljetaunregardàChalmers,quisemblaitfascinéparlepaysageenneigé,avantd’ajouter:—Quandaurais-jeeuletempsd’allervoirailleurs?Tuétaistoutletempssurmondos.—Ah,jereconnaisbienlàl’undetessubterfuges,Jered.Faireenragerl’adversaire,pourledistraire

desonidéeinitiale.—Parcequetunousconsidèrescommedesadversaires,maintenant?—Encoreunsubterfuge.Jeredsourit.Iladoraitcroiserleferavecelle.—Trèsbien.Danscecas,dis-moitoutcequetuasdécouvertd’autreàmonsujet.—VotreGrâce…Jeredlevalamainpourl’interrompre.—Pasmaintenant,Chalmers.—Parexemple,quetupréfèresqu’onteméprise.Lebonheurteterrifie.—Ahbon?—Oui.Dèsquetusensqu’ons’intéresseàtoi,tudevienspuantd’arrogance.—Vraiment,VotreGrâce…—Laferme,Chalmers!dirent-ilsàl’unisson.Chalmersessayadesefairetoutpetit.Tessas’enfermadansunsilenceaustère.EtJeredseconcentra

àsontoursurlepaysage.

1.Versd’unpoèmecélèbred’AndrewMarvell.(N.d.T.)

Page 180: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

36

—Jenepartiraipasd’icitantquejenevousauraipastirédessus,annonçalecomtedeWellbourne,quisetenaitsurleseuildelabibliothèquedeJered.

Trapu,ilaffichaitunventrerebondi,queJeredtrouvaitunpeuplusrondchaquefoisqu’illevoyait.Mais le sourire du comte démentait ses paroles. Il ne donnait pas l’impression de quelqu’un qui

s’apprêteàcommettreunmeurtre.Jered reposa la plume qu’il tenait à la main et s’adossa à son fauteuil. Son beau-père se sentait

apparemmentchezluiàKittridge:iln’avaitmêmepasprislapeinedesefaireannoncer.—Meproposez-vousunduel?Ousuis-jecenséresterdanscefauteuil,àattendrequevousmetiriez

dessus?—Ceseraitl’idéal,réponditGregory.Carjedoisvousavouerquejesuisassezmauvaistireur.—Est-ilvraimentnécessairequevousmetiriezdessus?Uneautrearmenepourrait-ellepasfaire

l’affaire?—Jenesuispas trèssportif,malheureusement.J’aimebienpêcher,certes,mais jesupposequeje

pourraisdifficilementvousréglervotrecompteavecunecanneàpêche.—En effet.DequiTessa tient-elle samanie de toujours poser des questions ?Devous oude sa

mère?—Oh,jecroisqueTessaletientd’elle-même.Déjàtoutepetite,elles’interrogeaitsurtoutetàtout

propos.Quandlaplupartdesenfantssecontententdedemanderpourquoil’herbeestverteoupourquoilecielestbleu,ellevoulaitparexemplesavoir si les fleursconnaissaientdéjà leur futurecouleurquandellesétaientencoreàl’étatdegraine.

—J’imaginequ’elleadûbienoccupervotretemps.Gregoryhochalatête.Ilsouriaittoujours.—Pourrais-jesavoirpourquoivousdésirezmetuer?Àmoinsquelecondamnéàmortnesoitpas

autoriséàentendrelalistedesescrimes…—Je constate avec satisfactionquevousparlezvous-mêmed’une listed’accusations, et nond’un

seulgrief.C’estlapreuvequevousvousaméliorez.Ils’approchad’unfauteuilfaisantfaceaubureauet,commeJaredhochaitlatête,s’yinstalla.—Oh,jesuislepremieràadmettremespéchés.Maisnemeditespasquevousenêtesvous-même

dépourvu?Gregorys’esclaffa.— Certes non. Si je prétendais le contraire, mes enfants me riraient au nez. Mais puisque nous

parlonsdemaprogéniture,c’estprécisémentàcaused’ellequejesuisici.—VousvoulezmetueraunomdeTessa?

Page 181: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Non,pasd’elle,maisdesessixfrères.Disonsquejesuisleurreprésentant.Jeredhochalatêted’unairpensif.—Septenfants.Quellefamille!Gregorysouritencore.—Vousconnaissezmafemme.Vouspouvezdevinermonattirancepourelle.Jered acquiesça. Sa belle-mère lui rendait la vie impossible, et c’était une tigresse déterminée à

protégersesenfants,maisHelenaAstleyétaitaussiunetrèsbellefemme.—Mesgarçonspensentquevousn’avezpastrèsbientraitéleursœur.Etc’estuneuphémisme.—Et,biensûr,vouspartagezleurpointdevue?—Mafoi,oui.—Moiaussi,figurez-vous,répliquaJered.Ils’amusadelastupéfactiondesonbeau-père,avantd’ajouter:—Commentpourrait-ilenêtreautrement?Tessaafaillimouriràdeuxreprisesparmafaute.—Sanscompterquevousl’avezkidnappée.—Là,cen’estpasuncrime,étantdonnéqu’elleestmafemme.—Jepensequandmêmequ’ilfautajoutercepointàlaliste.—Trèsbien,acquiesçaJered,s’adossantàsonsiège.—Maisjesupposequejenepourraispastuerunducetespérerm’entirer.—C’estàconsidérer,eneffet.—Quecomptez-vousfaire,Kittridge?—Jen’enaipaslamoindreidée,confessaJered.C’étaitvrai.Sonsacrificeavaitétéréduitànéantparsonarrogance.Safemmeavaitétéobligéedele

sauver de lui-même. Il avait voulu lui prouver sa valeur, et il n’avait fait que charger un peu plus sabarque. S’il avait rêvé de jouer le rôle du chevalier blanc dans son armure étincelante, il pouvaitrepasser.Ilauraitétécapabledesetransperceravecsaproprelance.

—Mafillen’estpasheureuse.CommeJeredn’avaitpasvusafemmedepuistroisjours,iln’ensavaitrien.Cependant,iln’étaitpas

vraimentsurprisdel’apprendre.—Jen’aimepassavoirmafillemalheureuse,Kittridge,repritGregory.J’ajoutequemafemmeest

bouleversée,cequi rend lavieàDorsetHouse trèspénible.Or, j’aimepar-dessus toutma tranquillitédomestique.

JerednevoyaitpascommentDorsetHousepouvaitêtreunemaisontranquille,avectouslesenfantsquilapeuplaient,maisils’abstintdetoutcommentaireencesens.

—JesaisquevotretravailavecWilberforceesttrèsprenant.Le comte s’étonna bien sûr de le voir détourner aussi brusquement la conversation. Mais Jered

n’avaitaucuneenviedediscuterpluslongtempsdesonmariageavecquiconque,beau-pèreoupasbeau-père.

—C’estexact.Maispourquoimeparlez-vousdecela?—Compte-t-ilprésenterdenouveausamotion?LaChambredescommuness’étaitrécemmentprononcéesurl’envoidenouveauxesclavesdansles

colonies.LamotiondeWilberforceavaitétérepousséedejustesse.—Iln’apasd’autresolution,s’ilveutqueletextesoitensuitesoumisàlaChambredeslords.—Avez-vousbesoind’aide?Gregoryneputcachersastupéfaction.—Pourquoivoudriez-vousnousaider?

Page 182: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Disonsquec’estuneperspectiveplusagréablequedesefairetirerdessus.Lecomteéclataderire.C’étaitlapremièrefoisqueJeredlevoyaitmanifesterainsisabonnehumeur.

Jered aurait aussi bien pu se trouver à Londres. Il avait bel et bien chassé Tessa de sa vie. Des

visiteursdéfilaientsanscesseàKittridge,àtouteheuredujouretdelanuit,etJeredlesaccueillaitdanssabibliothèque,enprenantsoindebienfermerlaportederrièreleurpassage.Parfois,Tessalesentendaitrire.Laplupartdutemps,ellepercevaitlebruitdeleursconversations.

C’était comme si les quelques jours de bonheur à bord de l’Isolde n’avaient pas existé. Leurcamaraderie,leursrires,latendressequ’ilsavaientpartagée,toutcelas’étaitenvolé.Tessaavait-elleétévictime de son imagination ?Ou s’était-elle imaginé, un peu trop vite, que ses rêves étaient devenusréalité?C’étaitàcroirequ’ilsn’avaientmêmepasjouéaucricketdansleurcabine.

Ilnerestaitplusriendel’hommequil’avaitserréedanssesbrasenmurmurantsonnomcommes’ils’agissaitd’unmotsecretetprécieux.Seulesubsistaitsonarroganceinnée,conjuguéeàsonautoritédeduc.Ilsetenaitàdistance,au-dessusdetoutlemonde,ycomprisdeTessa.SurtoutdeTessa.C’étaitlàsonattitudehabituelle,maispourlajeunefemmeleretouràlaréalitéétaitcruel,aprèsqu’elleavaittouttentépourpartagersavieetsefaireuneplaceàsescôtés.

Pourtant,ellenepouvaits’empêcherdes’interroger.Avait-ellevraimentrêvéleregardqu’illuiavaitlancé, dans la coursive, avant de s’élancer sur le pont pour libérer le grand mât des cordages quil’entravaient?Àcetinstantprécis,Tessaavaitbiencruquesoncœurs’exprimaitdanssonregardetqueJereds’autorisaitenfinàmanifestersesvéritablesémotions.

Hélas, ce moment magique n’avait pas survécu au naufrage de l’Isolde. Le regard de Jered étaitredevenuglacial.

Tessaavaitété folled’espoir, lorsqu’il s’étaitenfin réveilléaprèsdesheuresd’inconscience.Elleavaitd’abordappeléChalmers,puislemédecin.Leducvivrait, luiavaitassurécelui-ci.Etilavaiteuraison.Leducvivait.Maisl’hommeavaitdisparu.Engloutidanslesflots.

Sesbleuss’étaientpeuàpeudissipés.Sonnezn’étaitpluscachésousunhorriblebandage.Seulsonpoignetportaitencoreunpansement.Pourmarcher,ils’appuyaitsursacannedelamaingaucheetcachaitladroitedanssapoche.D’autres,àsaplace,auraientparuridicules.Maisluinon,biensûr.

Sonarroganceétaitunique.Tessanepouvaitpass’empêcherdefondreenlarmesauxmomentslesplusdivers.Ainsi,elles’était

miseàsangloterlorsqu’elleavaitreçuunelettredePeterLanterlys’enquérantdesasanté.Elleluiavaitrépondu, par retour du courrier, qu’elle se sentait parfaitement rétablie, qu’elle n’avait subi aucuncontrecoupdesonopérationetquesescicatricess’estompaient.Elles’étaitabstenued’ajouterqu’elleavaitbienfailli,entre-temps,mourirnoyée,mêmesielles’étaitégalementremisedecetteépreuve.Elles’étaitsouvenuedecetaprès-midid’enchantement,oùJeredluiavaitfaitl’amouravecunetendressequiconfinaitàlarévérence,commesielleétaitprécieuseetfragile.Puissessanglotsavaientredoublé,parcequ’ilne l’avaitplus touchéeuneseule foisdepuis.C’étaitàpeine,désormais,s’il la regardaitencore.S’iln’avaitpasportésursonvisagelesderniersstigmatesdelachutedumât,Tessaauraitpucroirequeriendetoutcelan’étaitarrivé.Dureste,elleétaitconvaincuequ’ilretourneraitàLondresaussitôtqu’ilseraittotalementguéri.

Ellene lesuivraitpas.La leçonavait finiparporter.Jerednevoulaitpasd’ellecommeépouseetcompagne.Or,Tessaserefusaitd’êtremoinsquecela.

C’était une sensation très étrange de se retrouver devant son propre portrait et d’éprouver duressentimentpourl’hommequivousfaisaitface.Presqueaussiétrange–etridicule–quedecrachersur

Page 183: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

sonrefletdansuneglace.Pourtant,Jeredl’avaitfaitaussi,quelquesjoursplustôt.Dèsquetusensqu’ons’intéresseàtoi,tudevienspuantd’arrogance.Elleavaitprobablementraison.Pourtant,ilavaitgardélesouvenirdemomentsdejoieauthentique,

danssavie.Avant lamortdesamère.Sadisparition l’avaitdétruit,mais ilavait refuséde levoir.Etpeut-êtreavait-ileuletortdes’enfermertroplongtempsdansledénidesonchagrin.

—Non, Jered, nous devons rentrer à lamaison. Ton père nous attend, et j’ai promis de lire unehistoireàSusie.

Elle avait recoiffé ses cheveux en arrière, avant d’ajouter, avec un grand sourire au diapason duradieuxsoleilquibrillaitcetaprès-midi-là:

—Nemeregardepasainsi,Jered.Quandtuavaisquatreans, tumefaisaisfondre,aveccettetête.Maisplusmaintenant.

Elles’étaitesclaffée,puiselleavaitéperonnésamontureetétait repartieversKittridge.Quelquesminutesplustard,Jeredavaitentendusonchevalhennirbruyamment.Ilavaitaccouruetavaittrouvésamèregisant,inerte,surlesol.

Était-ceàcetinstantprécisqu’ilavaitchangé?Ouplustard,àlamortdesonpère?Entoutcas,cedeuxièmedeuilavaitprofitédupremier:ilsavaitdésormaiscommentrefoulersonchagrin.

Enfait,ils’étaitcommerenfermé.Celavalaittoujoursmieuxquedesubirladouleurdepleinfouet.Serenfermervousrendaitpresqueinvincible.Parlasuite,Jeredavaitévitélepluspossiblelesrapportsavec sa famille et s’était complu dans des amitiés superficielles, qui ne risquaient pas d’ébranler lamuraillederrièrelaquelleils’abritait.

Ets’ilfuyaitàprésentTessa,c’étaitprécisémentparcequecequ’elleluioffrait–sonacceptationdecequ’ilétaitet,même,sonamour–luiparaissaittropduràaffronter.

Pendanttoutescesannées,sadépravationn’avaiteuqu’unbut:luiprouverqu’ilétaittoujoursvivant.Ledanger,l’excitation,lestransgressions…toutcelaluiavaitdonnélesentimentd’exister.

Le jeune homme arrogant du portrait était un être pétri de contradictions. Jered, avec ses yeuxd’adulte,levoyaitmaintenanttelqu’ilétait:ungarçondésespérémentseul,maisrefusantd’admettrelevidedesoncœuretdesonâme.Unjeunehommeenfermédansledénidelui-même.

Son oncle se trompait. L’immoralité de Jered n’était en rien préméditée. Jered ne l’avait pasdavantage cultivée. Elle s’était installée par habitude. C’était, tout simplement, la conséquence d’uneabsenced’amour.

Pourquoiceportraitletroublait-ilautant?L’artistel’avaitpourtanttrèsbienreprésenté.Biensûr,ilaffichait,surletableau,quelquesridesdemoinsqu’aujourd’hui,etunsourireunpeumoinssardonique.Les yeux étaient les mêmes, en revanche. Quant aux cheveux, seul le style de coiffure avait changé.Cependant,Jeredneparvenaitpasàsereconnaîtredanscejeunehomme.

Sansdoutefallait-ilvoirlàl’influencedesafemme.Sonmariagel’avaitaidéàmieuxpercevoirsaproprepersonnalité.SansTessa,probablementserait-

il resté lemême.C’est-à-dire quelqu’un demalheureux,mais qui noyait sa détresse dans une activitédébordante,carilétaitplusfaciledevivredanslacacophonieetledésordrequed’affrontersesdémons.

Pourtant,depuisunebonnesemainequ’ils’interrogeaitvraimentsur lui-même,ilavait lesentimentdetoucherenfinaubonheur.

—J’étaistombéeamoureusedelui,tusais,ditsoudainTessa,commesileseulfaitdepenseràlajeunefemmeavaitsuffiàlafaireapparaître.

Mais,aprèstout,leportraitétaitaccrochédanssonboudoir.Ilétaitdonctrèsnaturelqu’elleviennedanscettepièce.Jeredluiaccordaunbrefregard,avantdereportersonattentionsurletableau.

—Jeletrouveparfaitementidiot,dit-il.

Page 184: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Ellesouriait.Maissonsouriren’était-ilpasunpeutriste?Jeredcompritquelemomentétaitvenudeluiouvrirsoncœur.

Soiscourageux,Jered.Pourunefois.—Ilm’écoutaitpatiemment,répondit-elle.Etilneparaissaitpasselasserdemesquestions.Jeredsourit.—C’étaitunauditeurcaptif.Laréalitéesttoutautre.—Oh,jen’ensuispassisûre.Et,surcesmots,elleressortitdelapièce.Jeredlaregardas’éloignerenserrantlespoings.Puis,emportéparuneragequ’ilneparvenaitplusà

contrôler,ildonnaungrandcoupdesacannedemarcheautableau.L’idiotduportraitcontinuadeluisourire.

Page 185: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

37

IlretrouvaTessadanslagloriette.Iln’avaitpaseuàchercherbienlongtemps:elledisparaissaitlàpresquetouslesaprès-midi,avecunlivre.Jered,aucoursdelasemaineécoulée,l’avaitépiéeplusieursfois.Enréalité,ellenelisaitpasvraiment,passantlaplupartdutempsàregarderdanslevide.Àquoipensait-elle ? Pas à lui, il en était à peu près certain. Elle paraissait l’avoir totalement banni de sonexistence.Etmêmedesonesprit.

Ellelelaissaapprochersansréagir,maislesyeuxrivéssurlui.Jeredposasabonnemainsurl’undespiliersdelaglorietteetunpiedsurlapremièremarche.L’hommequ’ilétaitdevenudepuisunesemaineétaithésitant,incertain.

Lajeunefemmehaussalessourcilsavecunpetitsourirequin’étaitniaccueillantnihostile.Seigneur,cequ’elleétaitravissante!Jeredsentitsapoitrineseserrer.

—J’aimisenventemamaisondeLondres,annonça-t-ilenguisedepréambule.—Ahbon?répliqua-t-elle,sansciller.Bonsang,elleneserendaitdoncpascomptedusacrificequecelareprésentait?—Etj’aifaitrésiliertousmesabonnementsàdesclubsdejeu.Ellesouritpoliment.—Qu’est-cequit’apris?Jeredmarquaunepause,letempsderassemblersoncourage.—J’aienviedechangerdevie.Detoutrecommenceràzéro.Elleclignalesyeux–saréactionhabituelle,chaquefoisqueJeredlasurprenait.Et,pourunefois,

ellerestasansvoix.C’étaitsirarequ’ilenconçutdel’amusement.—J’aiengagéunsecrétaire.Ilviendras’installericidansunesemaine.Commec’esttonpèrequime

l’arecommandé,j’endéduisqu’ilferaaussiofficed’espion.Cettefois,ellesouritpourdebon.—Cen’estpasparcequemapremièretentativededevenirhonorableaéchouéquejenedoispas

réessayer,ajouta-t-il.Mêmesic’estbeaucoupplusdifficilequedevivredansl’immoralité.—Tuastoujoursétéquelqu’und’honorable,Jered,mêmesitut’ingéniaisàlecacher.Sicelan’avait

pas été le cas, tu n’aurais pas fait en sorte de voler ton propre argent. Tu aurais rejoint ceux quis’amusaientaveclesprostituéesdanslataverne.Tuauraiscontinuéàvoirtamaîtresse,outuenauraispris une autre. Tu n’aurais pas offert ta loge aux sœurs Crawford. Ton problème, c’est que tu t’étaispersuadédenejamaispouvoirêtreheureux.Alors,tut’arrangeaispourêtreeffectivementmalheureux.Jesuisraviepourtoiquetuaiesfiniparouvrirlesyeux.

Jeredavaitl’horribleimpressionqu’ellesedétachaitdelui,avecuneindifférencepolie.—J’aiétéidiot,Tessa.Jemesuistrompédeboutenbout.

Page 186: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Il avait espéré que cette confession craquellerait aumoins le vernis de sa façade polie.Mais cen’étaitvisiblementpaslecas.

—Nousnoussommestrompéstouslesdeux.Voulait-elledirequ’elleavaiteutortdetomberamoureusedelui?—J’aicommisbeaucoupd’erreurs,reprit-il.Illevalamainpourl’empêcherdel’interrompre.—Etnemedispasquetoiaussi.Meserreursétaientlespires.—Trèsbien,acquiesça-t-elleavecunpetitsourire.—Jet’aime,bonsang,Tessa.Ladéclarationn’étaitguèreromantique.Mais,aumoins,ellevenaitdufondducœur.Tessaclignadenouveaulesyeux.—Et si tun’espascapabledemepardonner tout le chagrinet les souffrancesque je t’ai causés,

alorsc’estquejenesuispasleplusarrogantdenotrecouple.Jenemesuispascontentéderéorganisermavie.J’aidonnéunecoquettesommeàl’églisepourlaréfectionduclocher,subventionnéunhospicepour lesvétéransdeguerreetpromisde financer troisorphelinats. J’aimême invité toute ta familleàdîner!

Commeellenerépondaitrien,ilconfessasonultimecapitulation:—Etj’aiécritàtamèrepourl’inviteràprendrelethé.—Tum’aimes?—Jecroistel’avoirdit.J’aiconsciencedemesfautes,Tessa.Maisjesuisrésoluàm’amender.Il

mesemblequetupourraisapplaudirmesefforts.—Jelesapplaudis.Jeredavaitdumalàcontenirsonirritation.—Tuapplaudisd’uneseulemain,alors.Àtaplace, laplupartdesfemmesse jetteraientdansmes

bras, Tessa. Elles ne se tiendraient plus de joie. Je n’ai jamais dit cela à personne. Et toi, tu restessagementassise,àmeregarder.

Satiradeneréussitpasdavantageàlafaireréagir.Ellelefixaittoujoursdeceregardétrange,commes’ilétaitunecréaturemonstrueusesortied’undesescauchemars.

— Je sais que tu m’aimes, reprit-il. Je ne suis pas aussi parfait que ce maudit portrait, mais tum’aimesquandmême.

S’était-ellechangéeenstatue?Etquesignifiait,exactement, sonregard?Jeredavait l’impressionqu’elleallaitfondreenlarmes.Bonsang!Unedéclarationd’amourn’étaitpascenséevousfairepleurer.

Il ne lui restait plusqu’une solution.Rassembler cequi lui restait dedignité etquitter laglorietteavantdes’humilierdavantage.

C’étaitça,outomberàgenouxetl’implorer.

—Jenesuispascertainequetuagissessagement,Tessa.Lajeunefemmeattachaledernierboutondesacapeetsetournaverssamère.—Jevousaime,mère.Jevousadmireetjevousrespecte.Etjevoudraisquevousmecompreniez.Helenasouritàsafille.—Maistumemetsdehors!—Jenevousmetspasexactementdehors,mère,rectifiaTessa.—Non, mais tu préfères que je te laisse seule avec Jered. Pour que vous régliez ensemble vos

problèmes.Tessasouritàsontour.

Page 187: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Oui.Helenasoupira.—Jemesouviensd’avoirditunjourlamêmechoseàmabelle-mère.—Etalors?Elleaaccepté?—Non.Tonpèremel’ad’ailleursrécemmentrappelé.Tessaembrassasamèresurlajoue.— Vos intentions sont louables, mère, mais vous devriez plutôt vous préoccuper d’Harry. J’ai

l’impressionqu’ilseraencoreplusséducteurqueJered.—Tulecroisvraiment?—Oui.Etjeneparlepasdemesautresfrères.Àmonavis,ilsnetarderontpasàsemarier.Sinon,à

sefiancer.—End’autrestermes,tumedemandesdem’occuperdemesautresenfants.—Pendantquelquetemps,acquiesçaTessaavecunnouveausourire.—J’espèrequ’ilvauttoutelapeinequetutedonnespourlui.—Illavaut,assuraTessa,avantderemontersesgantssursespoignets.—Tuessûredetoi?—Aussisûrequevousaimezpère.—Àcepoint-là?—Àcepoint-là.—Cequiveutdirequejeseraiobligéedel’aimer,moiaussi,conclutHelenaàcontrecœur.Sais-tu

qu’ilm’ainvitéeàprendrelethé?Jeneluiaipasencorerépondu.—C’estquelqu’undemerveilleux,assuraencoreTessa, touten faisantsigneaumajordomede lui

ouvrirlaporte.Ilfautjustequ’ils’enrendecompte.

ElleavaitprisChalmers!NonseulementelleétaitpartiepourLondres,maiselleavaitemmenéChalmersavecelle!Jeredétait

biensûrcapabledes’habilleretdesedéshabillertoutseul–ill’avaitdéjàfait–,maissonpoignetétaitàmoitiéparalysé,etsonbandageétaitdifficileàglisserdanssamanche.

Enoutre,elleavaitprissameilleurevoiture,cequiajoutaitencoreàsonirritation.Leseulvéhiculequirestaitétaitplusfaitpourserendreaumarchéquepourtaillerlaroute.Ilnepossédaitqu’unsiège,etil tanguait tellementsursesressortsqueJeredavait l’impressiond’êtretoujoursàborddel’Isolde,auplusfortdelatempête.

Tout bien considéré, il se demandait s’il ne détestait pas sa femme. Elle avait chamboulé sonexistence, l’avait critiqué sans relâche, pour refuser ensuite de le féliciter pour sa détermination àchanger. Sans compter qu’elle avait accueilli sa déclaration d’amour par un silence qui l’avait renduhonteuxdelui-même.

Pourtant,ilnes’étaitjamaissentiaussiheureuxqu’encemoment.Iléprouvaitlamêmeexaltationquele jour où il avait dévalisé une diligence, ou que chaque fois qu’il s’était livré à quelque activitéinterdite.Ilsillonnaitlesroutesaubeaumilieudelanuit,parunfroidglacial,pourrattrapersafemmequiluiavaitprissonvalet,maisaumoinssesentait-ilpleinementvivant.

Iléclataderire.Leshabitantsdescottagesquibordaient larouteremontèrentsansdoute leurscouverturessur leurs

têtes à son passage, pour se boucher les oreilles. C’était le vent, bien sûr, qu’ils entendaient. Ce nepouvaitpasêtreunéclatderire.

Page 188: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Queveux-tudirepar«elleestpartie»?Etavecmavoiture,encore?Jeredvenaitàl’instantdepénétrerdanssamaisonlondonienne.Chalmersluitendaitunelettre.Son

valetfaisaitunedrôledetête.Jeredouvritlalettre.Ellenecontenaitquequelquesmots,etàleurlecture,ilsentitlabileremonter

danssagorge.Ilpressentaitunecatastropheimminente.—Elle adit quec’était çaouattaqueruneautrediligence,VotreGrâce,précisaChalmers,qui se

retenaitàgrand-peined’éclaterderire.Elleaajoutéqu’ellen’aimaitdécidémentpasleschevaux.—Deviendrais-tuhystérique,Chalmers?Sonvalets’esclaffa.—J’aibienpeurqueoui,monsieur.Jeredleregardad’unairéberlué.—Ettul’aslaisséepartircommeça?—Jen’avaisguère lechoix,VotreGrâce.SaGrâcepeutsemontrer trèsdéterminée,quandelle le

veut.Jeredpouvaitdifficilementlecontredire.Ilenavaitlui-mêmesouventfaitl’expérience.—Enoutre,elleaenrôlésesfrèrespourl’aider,VotreGrâce.Saviez-vousqu’elleenasix?—Lessixétaientdemècheavecelle?—Oui.Etjemepermetsd’ajouterqu’ilsneparaissaientpastrèsbiendisposésenvotrefaveur.J’ai

passéunlongmomentenleurprésence,etjedoisdirequej’airarementvuungroupedejeunesgensplusagités.Leplusjeuneclamaitqu’ilvoulaitréduirevososenbouillie.

—Sesparentssont-ilsici?Chalmerssecoualatête.—Pourquoit’a-t-ellekidnappé?—Elleaexpliquéquevousnevousseriezpasforcémentaperçuqu’elleétaitpartie,maisquemon

absencen’auraitpaspuvouséchapper.—Jedevraisluiinfligerunecorrection.—Certainement,monsieur.—Maisnoussavons,toietmoi,quejeneleferaipas.Pourtouteréponse,Chalmerss’esclaffadeplusbelle.

LePalaisdesPlaisirsétaitaussitranquilleetdiscretqu’àl’ordinaire.Dédaignantl’entréeprincipale,Jeredcontournalebâtimentpourfrapperàlaportedederrière.Une

femme d’âge moyen lui ouvrit et lui fournit les renseignements qu’il souhaitait. Mais elle se permitégalementdeluifaireremarquer,surletondusermon,qu’iln’étaitpasdansleshabitudesdelamaisond’importerdes«talents»extérieurs,cegenredepratiquemenaçantl’anonymatdesclients.Jeredseretintd’étranglerlafemme.

Le«talent»enquestionsetrouvaitaupremierétageetl’attendaitpoursonbonplaisir.Jeredn’avaitpasbesoind’ensavoirdavantage.

Il prit la clé que lui donna la femme, ouvrit la porte et découvrit une chambre plongée dans lapénombre. Une seule chandelle brûlait, sur une table. Elle suffisait cependant à éclairer la créatureallongéesurlelitetquiavaitdrapésanuditédansunpeignoirdesoie.Safemme.

Elleneditrien,secontentantdeluisourire,commeuneodalisqueofferteàsonplaisir.Desfemmestout aussibellesqu’elleoccupaient les autres chambresde l’établissement.Mais aucunenepouvait lefairefondred’unseulsourire.

Page 189: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Toutàcoup,Jeredeutpeur.Ilsesentaitcommeunlionquiauraitarpentésacagependantdesannéeset qui, voyant subitement la porte s’ouvrir, resterait derrière les barreaux, ne sachant que faire de sanouvelleliberté.

Jeredseressaisit.Ilnevoulaitpasresteraussiapathiquequelelion.—Tum’asvolémonvalet.Iln’avaitpus’empêcherdecommencerparunreprocheabsurde.Ellesourit,commesielles’amusaitdesaréaction.Jereds’approchad’undesmurset ferma l’œilletondestinéauxvoyeurs. Il fitdemêmesur l’autre

mur.Iln’étaitpasquestionquequiquecesoitassisteaudénouementdel’histoire.Puisilsedirigeaverslelitets’aperçutqu’iln’arrivaitpasàenlevertoutseulsonmanteau.Iltenditsonbrasàlajeunefemme.

—Tessa.—Qu’ya-t-il,Jered?—Tessa…reprit-il.Une boule s’était formée dans sa gorge.Qu’il était difficile de demander de l’aide à quelqu’un –

surtoutlorsquec’étaitlapremièrefois.—Aide-moi,murmura-t-il.S’ilteplaît.Elles’assitdanslelitettiradoucementsursamanche,pournepasabîmersonbandage.—Jet’aimevraiment,tusais,dit-il.—Celan’apasl’airdet’enthousiasmer.—Jesuisterrifié.Tumeterrifies,Tessa.Toutmonbonheurparaîtsuspenduàunseuldetessourires.—Oh,Jered,commec’estjolimentdit.—Mevoilàpoète,àprésent.Sais-tuquej’airiduranttoutletrajet?—C’estvrai?—J’empeste l’oignon.Tum’asvolémavoiture, et j’ai dûprendre celle qui sert au transport des

provisions.—J’adorel’oignon.Etjedoutequetuaiessouffertdevoyagerencarriole.Elles’étaitrallongéesurlelit.—M’aimes-tu,Tessa?Ellesourit.—Detoutmoncœur,Jered.—Ilétaittempsquetul’admettes.—Jesuissûrequetun’auraispassouhaitél’entendreplustôt.Ilhochalatête.Elledisaitvrai.—Jen’aiqu’unbrasvalide,pourl’instant.Sinon,jemeseraisvolontiersallongésurtoi.—Iln’existepasd’autrespositions?répliqua-t-elleavecunsouriredélicieusementcoquin.Jeredfermalesyeuxetrécitaunebrèveprière,bénissantlejouroùilavaitrencontréunejeunefille

assisesousungrandchêne.Carcettejeunefille,devenuefemme,l’avaitramenéaubonsens.Etelleluiavaitfaitdécouvrirl’amour.

—Si, ilenexisteune,maisellerequiertdesmouvementsquiressemblentbeaucoupàl’équitation.Necrains-tupasd’êtremalade?

—Jesuisprêteàprendrelerisque.—Trèsbien,acquiesçaJered.Etils’assitsurlelit.Quelquesminutes plus tard, la tenancière duPalais des Plaisirs leva les yeux vers l’escalier en

fronçantlessourcils.Vraiment,ilsexagéraient,cesdeux-là,àrireaussifort.

Page 190: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

Épilogue

—Bonjour,Chalmers, lançaTessa,alorsquelevaletdeJeredentraitprécautionneusementdanslachambre.

—Bonjour,VotreGrâce.—Êtes-vousprêtpourvoscongés?—Oui,etjevousenremercieencore,VotreGrâce.—Cen’estpasmoiqu’ilfautremercier,Chalmers,maisJered.Elles’assitdanslelit,remontalescouverturessursapoitrineetmurmura:—Ilapprendlesensdelafamille,figurez-vous.Sasœur,sonmarietleurfilsarriventdemain.Etil

estnormalquevouspuissiezvoirplussouventvospetits-enfants.Chalmerssourit.—Oui,VotreGrâce.—Jenesaispascequ’elleteraconte,Chalmers,intervintJered,latêtesousunoreiller,maisquoi

quecesoit,jesuissûrqu’elleatort.Tessaluidonnaunetapesurl’épaule.—Nelelaissezpasvousinfluencer,Chalmers.C’estundespote.—Assurément,VotreGrâce.—Bonsang,Tessa!grognaJered.VoilàqueChalmersestdetoncôté,maintenant!Et,montrantsatête,ildemanda:—Serait-ceuneinsurrection,Chalmers?—Ohnon,VotreGrâce.Enaucuncas.—Nousaurionstroppeurdetesreprésailles,Jered,assuraTessa.Moi-même,j’entrembled’avance.Sonsouriredémentaitsesparoles.—Jem’habilleraiplustard,Chalmers,repritJered,lesyeuxrivéssursonépouse.Chalmersseretiraleplusdiscrètementpossibleetrefermalaportederrièrelui.— Tu vas me mettre en retard, Tessa. J’ai rendez-vous avec ton père et quelques-uns de ses

collègues. Nous menons campagne pour nous lancer à l’assaut de la Chambre des lords l’annéeprochaine.

Pourtouteréponse,Tessacontinuadesourire.—Chalmersnesaitplusquoifairedecetteduchessequiestsanscesseàmescôtés.—Mesparentsont toujoursdormi ensemble, Jered.C’est unehabitudeque jepourrais facilement

adopter.—Tuestrèsenbeauté,cematin.Lajeunefemmeserallongea.

Page 191: Un si joli conte de fées - ekladata.comekladata.com/.../Un_si_joli_conte_de_fees_-_Karen_Ranney.pdf · Karen Ranney Un si joli conte de fées Collection : Aventures et passions Maison

—Tumerépètesçatouslesmatins.—Parcequec’estvraitouslesmatins.—Çaaussi,tumelesersàchaquefois.—Tutrouvesquejeradote?demanda-t-il,luicaressantlebras.—Unpeu.Ellesoupiraetsetournasurlecôtépourluifaireface.—As-tulanausée,cematin?—Non.Jecroisquec’estpassé.Savoixétaitdoucecommel’aube.Jeredprenaitplaisir,àprésent,àseleveraveclesoleil.—Tantmieux.C’étaitunedésagréablefaçondecommencerlajournée.—Tuascompris,j’imagine,quelanouvellesituationchangerabeaucoupdechoses?—Commentcela?—Ehbien, ton idée initialedeme laisser ici,àKittridge,dèsque jeseraisenceinte,nepeutplus

marcher.—Ahnon?—Non.Tuvasdevenirpère.Etlespèressedoiventàleursenfants.Pourleurprodiguerdel’amour,

pourcommencer.Etlesinstruire,également.—Etaussileurdonnerdesfrèresetsœurs,jesuppose?—Évidemment.—Maisquandmêmepassix,j’espère?LesouriredeTessasefitmachiavélique.Jereds’alarma.—Aurais-tul’intentiond’imitertesparents,Tessa?—Reconnaisqueleurmariageestparticulièrementréussi.Jeredrevoyait lesouriredesamère.Lechagrindesonpère.Leurmariage,aussi,avaitétéréussi.

N’aurait-ilpaséprouvélemêmedésespoirquesonpère,siTessaluiavaitétéenlevée?Laréponsenefaisaitaucundoute.

Jered s’allongeaplus confortablement, pour contempler son épouse.Le soleil éclairait sonvisage.Elleavaitfermélesyeux,maiselleparaissaitrayonnerdel’intérieur, telunange.Jeredsesentaitbénidesdieux.Nonpasenraisondesapositionsocialenidesafortune,maisàcausedelapaixquirégnaitdansleurchambredeKittridge,bienloindeLondresetdesonpassé.

Il caressa la jouede la jeune femmeavec révérence.En réponse, elleposa samain sur la sienne,commepourlaréchauffer.

Jered s’amusa de l’ironie du destin. Il avait toujours pensé qu’un mari ne devait pas tomber enadorationdevantsafemme.Etc’étaitpourtantcequ’ilfaisait.

Lesbranchesdes arbres s’étaient couvertes debourgeonsqui, lentement, s’ouvraient au soleil.Unoiseau,quelquepart,lançauneodeauprintemps,quifutaussitôtrepriseparsessemblables.Etlesautrescréatures de la forêt, les lapins, les renards, les écureuils, sortaient de leurs terriers pour fêterpareillementl’arrivéedesbeauxjours.

Une légère brise caressait les premières fleurs sauvages et emplissait l’air de sa petite musiqueentêtante,queseuleslesoreilleslesplusattentivessavaiententendre.

Etilsvécurentheureuxjusqu’àlafindeleursjours.