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JOSEPH JOFFO
Un sac de billes
POSTFACE DE LAUTEUR
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JC LATTS
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ditions Jean-Claude Latts,1973.
ISBN : 978-2-253-02949-6 1republication LGF
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A ma famille.
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Je tiens remercier mon ami
lcrivainClaude Klotz, qui a bien voulu
relire mon manuscritet le corriger de sa main si sre.
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Prologue
Ce livre nest pas luvre dun
historien.Cest au travers de mes
souvenirs denfant de dix ans quejai racont mon aventure destemps de loccupation.
Trente annes ont pass. Lammoire comme loubli peuventmtamorphoser dinfimes dtails.Mais lessentiel est l, dans sonauthenticit, sa tendresse, sadrlerie et langoisse vcue.
Afin de ne pas heurter des
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susceptibilits, de nombreux nomsde personnes qui traversent ce rcitont t transforms. Rcit quiraconte lhistoire de deux petitsenfants dans un univers de cruaut,dabsurdit et aussi de secoursparfois les plus inattendus.
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I
La bille roule entre mes doigtsau fond de ma poche.
Cest celle que je prfre, je lagarde toujours celle-l. Le plusmarrant cest que cest la plusmoche de toutes : rien voir avecles agates ou les grosses plombesque jadmire dans la devanture de laboutique du pre Ruben au coin dela rue Ramey, cest une bille enterre et le vernis est parti parmorceaux, cela fait des asprits surla surface, des dessins, on dirait leplanisphre de la classe en
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rduction.Je laime bien, il est bon davoir
la Terre dans sa poche, lesmontagnes, les mers, tout a bienenfoui.
Je suis un gant et jai sur moitoutes les plantes.
Alors, merde, tu te dcides ?Maurice attend, assis par terre
sur le trottoir juste devant lacharcuterie. Ses chaussettestirebouchonnent toujours, papalappelle laccordoniste.
Entre ses jambes il y a le petittas de quatre billes : une au-dessusdes trois autres groupes entriangle.
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Sur le pas de la porte, MmEpstein nous regarde. Cest unevieille Bulgare toute ratatine, ridecomme il nest pas permis. Elle abizarrement gard le teint cuivrque donne au visage le vent desgrandes steppes, et l dans cerenfoncement de porte, sur sachaise paille, elle est un morceauvivant du monde balkanique que leciel gris de la porte de Clignancourtnarrive pas ternir.
Elle est l tous les jours et souritaux enfants qui sen reviennent delcole.
On raconte quelle a fui pied travers lEurope, de pogromes en
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pogromes, pour venir chouer dansce coin du XVIIIe arrondissemento elle a retrouv les fuyards delEst : Russes, Roumains, Tchques,compagnons de Trotsky,intellectuels, artisans. Plus de vingtans quelle est l, les souvenirs ontd se ternir si la couleur du front etdes joues na pas chang.
Elle rit de me voir me dandiner.Ses mains froissent la serge use deson tablier aussi noir que le mien ;ctait le temps o tous les colierstaient en noir, une enfance engrand deuil, ctait prmonitoire en1941.
Mais, bon Dieu, quest-ce que
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tu fous ?Bien sr, jhsite ! Il est
chouette, Maurice, jai tir sept foisdj et jai tout loup. Avec ce quila empoch la rcr, a lui fait despoches comme des ballons. Il peut peine marcher, il grouille de billeset moi jai mon ultime, ma bien-aime.
Maurice rle : Je vais pas rester le cul par
terre jusqu demainJy vais.La bille au creux de ma paume
tremblote un peu. Je tire les yeuxouverts. A ct.
Eh bien, voil, y a pas de
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miracle. Il faut rentrer prsent.La charcuterie Goldenberg a une
drle dallure, on dirait quelle estdans un aquarium, les faades de larue Marcadet ondulent bigrement.
Je regarde du ct gauche parceque Maurice marche ma droite,comme a, il ne me voit pas pleurer.
Arrte de chialer, dit Maurice. Je chiale pas. Quand tu regardes de lautre
ct je sais que tu chiales.Un revers de manche de tablier
et mes joues sont sches.Je ne rponds pas et acclre.
On va se faire gronder : plus dunedemi-heure quon devrait tre
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rentrs.On y est : l-bas, rue de
Clignancourt cest la boutique, leslettres peintes sur la faade,grandes et larges, bien critescomme celles que trace la matressedu prparatoire, avec les pleins etles dlis : Joffo Coiffeur .
Maurice me pousse du coude. Tiens, rigolo.Je le regarde et prends la bille
quil me rend.Un frre est quelquun qui on
rend la dernire bille quon vient delui gagner.
Je rcupre ma planteminiature ; demain sous le prau,
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jen gagnerai un tas grce elle et jelui piquerai les siennes. Faut pasquil croie que cest parce quil a cesfoutus vingt-quatre mois en plusquil va me faire la loi.
Jai dix ans aprs tout.Je me souviens quon est entrs
aprs dans le salon et voil que lesodeurs menvahissent.
Chaque enfance a ses odeurssans doute, moi jai eu droit tousles parfums, de la lavande laviolette, toute la gamme, je revoisles flacons sur les tagres, lodeurblanche des serviettes et le cliquetisdes ciseaux, cela aussi je lentends,ce fut ma musique premire.
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Lorsque nous sommes entrsMaurice et moi ctait la presse,tous les fauteuils pleins. Duvallierma tir loreille au passage commedhabitude. Je crois bien quilpassait sa vie au salon celui-l, ildevait aimer le dcor, lesbavardages a se comprend :vieux et veuf, dans son trois-picesde la rue Simart, au quatrime, adevait tre affreux, alors ildescendait la rue et passait laprs-midi chez les youpins, le mmesige toujours, prs du vestiaire.Quand tous les clients taientpartis, il se levait et sinstallait : Cest pour la barbe , disait-il.
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Ctait papa qui le rasait. Papaaux belles histoires, le roi de la rue,papa du crmatoire.
On a fait les devoirs. Javais pasde montre lpoque mais a nedevait pas dpasser les quarante-cinq secondes. Jai toujours su mesleons avant de les apprendre. On atran un peu dans la chambre pourque maman ou lun des frangins nenous renvoient pas aux tudes etpuis on est ressortis.
Albert soccupait dun grandfris et suait sang et corps sur lacoupe amricaine, il sest quandmme retourn.
Cest dj fini les devoirs ?
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Papa nous a regards aussi, maison a profit quil rendait la monnaie la caisse pour filocher jusqu larue.
a, ctait le bon moment.Porte de Clignancourt 1941.Ctait un coin rv pour des
gosses. Aujourdhui, a mtonnetoujours les ralisations pourenfants dont parlent lesarchitectes, il y a dans les nouveauxsquares des nouveaux immeublesdes bacs sable, des toboggans, desbalanoires, des tas de trucs.Conus exprs, pour eux, par desexperts possdant trois cent millelicences de psychologie enfantine.
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Et a ne marche pas. Les enfantssennuient, le dimanche et lesautres jours.
Alors je me demande si tous cesspcialistes nauraient pas intrt se demander pourquoi, nous, noustions heureux dans ce quartier deParis. Un Paris gris, avec leslumires des boutiques, les toitshauts et les bandes du ciel par-dessus, les rubans des trottoirsencombrs de poubelles escalader,de porches pour sy cacher et desonnettes, il y avait de tout, desconcierges jaillissantes, des voitures chevaux, la fleuriste et lesterrasses des cafs en t. Et tout
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cela perte de vue, un ddale, uneimmensit de rues entrecroisesOn allait la dcouverte. Une fois jeme souviens, on avait trouv unfleuve, il souvrait sous nos pieds,au dtour dune rue sale. On staitsentis explorateurs. Jai appris bienplus tard que ctait le canal delOurcq. On avait regard couler lesbouchons et les moires de gas-oilavant de rentrer avec la nuit.
Quon va ?Cest Maurice qui pose les
questions, presque toujours.Je vais rpondre lorsque mes
yeux se sont ports vers lavenue,tout en haut.
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Et je les ai vus arriver.Il faut dire quils taient
voyants.Ils taient deux, vtus de noir,
des hommes grands et bands deceinturons.
Ils avaient de hautes bottesquils devaient frotter des joursentiers pour obtenir un brillantpareil.
Maurice sest retourn. S.S., murmura-t-il.On les regardait avancer, ils
nallaient pas vite, dune dmarchelente et raide comme sils taientsur une place immense remplie detrompettes et de tambours.
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Tu paries quils viennent pourleurs tifs ?
Je ne pense pas que lun de nousait eu lide plus vite que lautre.
On sest colls devant ladevanture comme si nous tionsdes siamois, et les deux Allemandssont entrs.
Cest l quon a commenc rire.
Masqu par nos deux corps il yavait un petit avis placard sur lavitre, fond jaune et lettres noires :
Yiddish Gescheft
Dans le salon, dans le silence le
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plus intense que jamais sans doutesalon de coiffure ait pu connatre,deux S.S. ttes de mort attendaientgenoux joints au milieu des clientsjuifs de confier leurs nuques monpre juif ou mes frres juifs.
Dehors se gondolent deux petitsJuifs.
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II
Henri a pousset le col de BibiCohen qui a quitt le fauteuil etsest dirig vers la caisse. Noussommes derrire, Maurice et moi, suivre les vnements.
Jai un peu dinquitude aucreux du ventre : l, on y est peut-tre all un peu fort. Introduire cesdeux lascars en plein cur de lacolonie juive, ctait gonfl. Un peutrop.
Henri sest tourn verslAllemand.
Monsieur, sil vous plat.
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Le S.S. sest lev, sest install, lacasquette sur les genoux. Il seregardait dans le miroir comme sison visage avait tait un objet sansintrt, mme un peu rpugnant.
Bien dgag ? Oui, la raie droite sil vous
plat.Jen suffoque derrire la
machine enregistreuse. UnAllemand qui parle franais ! Etbien encore, avec moins daccentque beaucoup du quartier.
Je le regarde. Il a un tui derevolver tout petit, tout brillant, onaperoit la crosse avec un anneauqui se balance un peu comme celui
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de mon Solido. Tout lheure il vacomprendre o il est et il va lesortir, pousser des cris et nousmassacrer tous, mme maman l-haut qui fait la cuisine et ne sait pasquelle a deux nazis dans le salon.
Duvallier lit le journal dans soncoin. A ct de lui il y a Crmieux,un voisin qui travaille auxassurances, il amne son fils pour labrosse mensuelle. Je le connais lefils Crmieux, il va dans mon coleet on joue la rcration. Il nebouge pas, il est petit mais il donneen ce moment limpression devouloir ltre encore davantage.
Je ne me souviens plus des
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autres, jai d bien les connatrepourtant mais jai oubli, javais deplus en plus peur.
Je ne sais quune chose, cestque cest Albert qui a attaqu enaspergeant de lotion les cheveuxcrants de son client.
Pas drle la guerre, hein ?Le S.S. a eu un sursaut. Ce
devait tre la premire fois quunFranais lui adressait la parole et ila saut dessus comme sur uneaubaine.
Non, pas drleIls ont continu parler, les
autres sen sont mls, a devenaitamical. LAllemand traduisait pour
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son copain qui ne comprenait pas etparticipait par des hochements dette quHenri essayait de matriser.Sagissait pas de lui flanquer uneestafilade, au grand seigneur de larace germaine, la situation taitassez complique comme a.
Je le voyais sappliquer, monpre, tirer la langue, et les fesses mecuisaient dj de la drouille quinallait pas tarder, les deux typesnauraient pas pass la porte que jeserais en travers sur les genouxdAlbert, Maurice sur ceux dHenriet il faudrait attendre quils aienttrop mal aux mains pour pouvoircontinuer.
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A vous, sil vous plat.Cest mon pre qui a pris le
deuxime.L o jai ri quand mme,
malgr la trouille, cest lorsqueSamuel est entr.
Il passait souvent le soir, dire unpetit bonjour, comme a, en copain.Il tait brocanteur aux puces, deuxcents mtres, spcialit de vieillespendules, mais on trouvait de toutdans son stand, on y allait Mauriceet moi faire de la farfouille
Il est entr joyeux. Salut tout le monde.Papa avait la serviette la main,
il la dplia dun coup sec avant de la
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passer au cou du S.S.Samuel avait juste eu le temps
de voir luniforme.Ses yeux sont devenus plus
ronds que mes billes et trois foisplus gros.
Oh, oh, dit-il, oh, oh, oh Eh oui, dit Albert, on a du
monde.Samuel sest liss la moustache. a fait rien, a-t-il dit, je
repasserai quand a sera pluscalme.
Daccord, mes hommages Madame.
Samuel ne bougeait toujourspas, sidr, regardant les tranges
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clients. a sera fait, murmura-t-il, a
sera fait.Il resta plant encore quelques
secondes et disparut en marchantsur des ufs.
Trente secondes aprs, de la rueEugne-Sue aux confins de Saint-Ouen, du fin fond des restaurantsyiddish jusquaux arrire-boutiquesdes boucheries cashers, tout lemonde savait que le pre Joffo taitdevenu le coiffeur attitr de laWehrmacht.
Le coup du sicle.Dans le salon, la conversation
continuait de plus en plus amicale.
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Mon pre en remettait.Dans la glace, le S.S. a aperu
nos deux ttes qui dpassaient. A vous les petits garons ?Papa a souri. Oui, ce sont des voyous.Le S.S. a hoch la tte, attendri.
Cest drle comme les S.S.pouvaient sattendrir en 1941 sur lespetits garons juifs.
Ah, a-t-il dit, la guerre estterrible, cest la faute aux Juifs.
Les ciseaux ne se sont pasarrts, ce fut le tour de latondeuse.
Vous croyez ?LAllemand a hoch la tte avec
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une certitude que lon sentaitinbranlable.
Oui, jen suis sr.Papa a donn les deux derniers
coups sur les tempes, un il fermcomme un artiste.
Un mouvement de poignet pourlever la serviette, la prsentation dumiroir.
Le S.S. a souri, satisfait. Trs bien, merci.Ils se sont approchs de la caisse
pour rgler.Papa est pass derrire pour
rendre la monnaie. Tass contremon pre je voyais son visage trshaut, trs souriant.
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Les deux soldats remettaientleurs casquettes.
Vous tes satisfaits, vous avezt bien coiffs ?
Trs bien, excellent. Eh bien, a dit mon pre, avant
que vous partiez, je dois vous direque tous les gens qui sont ici sontdes Juifs.
Il avait fait du thtre dans sajeunesse, le soir quand il nousracontait des histoires, il mimaitavec des gestes amples, laStanislavsky.
A cet instant aucun acteurnaurait pu avoir devant la rampeplus de majest que le pre Joffo
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derrire son comptoir.Dans le salon le temps stait
arrt. Puis Crmieux sest lev lepremier, il serrait la main de sonfils qui sest dress aussi. Les autresont suivi.
Duvallier na rien dit. Il a posson journal, rentr sa pipe etFranois Duvallier, fils de JacquesDuvallier et de Nomie Machegrain,baptis Saint-Eustache etcatholique pratiquant, sest dress son tour. Nous tions tous debout.
Le S.S. na pas bronch. Seslvres mont paru plus finessoudain.
Je voulais parler des Juifs
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riches.La monnaie a tint sur la
plaquette de verre du comptoir et ily eut un bruit de bottes.
Ils devaient dj tre au bout dela rue que nous tions encore figs,ptrifis et il me sembla un instantque comme dans les contes une femaligne nous avait changs enstatues de pierre et que jamais nousne reviendrions la vie.
Lorsque le charme fut rompu etque tous se rassirent lentement jesavais que javais chapp lafesse.
Avant de reprendre son travail,la main de mon pre effleura la tte
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de Maurice et la mienne, et jefermais les yeux pour que monfrre ne puisse pas dire que deuxfois dans la mme journe ilmavait vu pleurer.
Voulez-vous vous taire !Maman crie travers la cloison.Comme chaque soir elle est
venue vrifier nos dents, nosoreilles, nos ongles. Une tape surloreiller, elle nous a bords,embrasss et a quitt la pice, etcomme chaque soir, la porte nestpas referme que mon oreiller voledans la chambre obscure et atteintMaurice qui jure en charretier.
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Nous nous battons souvent. Lesoir surtout, en essayant de faire lemoins de bruit possible.
En gnral, cest moi quiattaque.
Jcoute, loreille tendue.Jentends le froissement des drapssur ma droite : Maurice a quitt sonlit. Je le sais au chant modul duressort, il doit en cet instantsapprter bondir sur moi. Jebande mes biceps-ficelles enhaletant de terreur et de joie : jesuis prt une bataille forcene et
Lumire.Ebloui, Maurice se jette dans
son lit et je mefforce de donner
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lapparence du repos total.Papa est l.Inutile de feindre, il ne se laisse
jamais avoir par nos truquages. Suite de lhistoire, annonce-t-
il.a cest formidable, cest la plus
chic chose qui puisse arriver.De tous mes souvenirs
denfance, mais on verra quelle futcourte, voici lun des meilleurs.
Certains soirs, il entrait,sasseyait sur mon lit ou sur celuide Maurice et commenait les rcitsde grand-pre.
Les enfants aiment les histoires,on leur en lit, on leur en invente,
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mais pour moi ce fut diffrent. Lehros en tait mon grand-pre dontje pouvais voir dans le salon undaguerrotype sur cadre ovale. Levisage svre et moustachu avaitpris avec le temps une couleur rosedlav comme en ont les layettesdes bbs. On devinait sous lhabitbien coup une musculaturequaccentuait encore la posecambre quavait d imposer lephotographe. Il sappuyait sur undossier de chaise qui semblaitridiculement chtif et prt seffondrer sous le poids du gant.
Il me reste de ses rcits lesouvenir confus dune srie
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daventures simbriquant les unesdans les autres comme des tablesgigognes dans un dcor de dsertsblancs de neige, de rues tortueusesau cur de villes semes declochetons dors.
Mon grand-pre avait douze fils,tait un homme riche et gnreux,connu et estim des habitants dungrand village au sud dOdessa,Elysabethgrad en Bessarabie russe.
Il vivait heureux et rgnait sur latribu jusquaux jours ocommencrent les pogromes.
Ces rcits ont berc monenfance, je voyais les crosses desfusils senfoncer dans les portes,
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brisant les vitres, la fuite perduedes paysans, les flammes courantsur les poutres des isbas, il y avaitdans mes yeux un tourbillon delames de sabre, dhaleines dechevaux lancs, des lueursdperons et par-dessus tout, sedtachant dans la fume, la figuregigantesque de mon aeul JacobJoffo.
Mon grand-pre ntait pashomme laisser massacrer sesamis sans rien faire.
Le soir il quittait sa belle robe dechambre ramages, descendait lacave et, la lumire dune lanternesourde, il revtait des bottes et des
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habits de moujik. Il crachait dans lapaume de ses mains, les frottaitcontre la muraille et les passaitensuite sur son visage. Noir depoussire et de suie, il partait alorsseul dans la nuit, en direction duquartier des casernes et des bouges soldats. Il guettait dans lombre etlorsquil en voyait trois ou quatre,sans hte et sans colre, avec lmepure du juste, il les assommait enleur cognant le crne contre lesmurs puis rentrait chez lui, satisfait,en chantonnant un air yiddish.
Et puis les massacressamplifirent et grand-precomprit que ses expditions
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punitives ntaient plus efficaces ety renona regret. Il convoqua lafamille et lui apprit avec tristessequil lui tait impossible lui toutseul dassommer les trois bataillonsque le tsar envoyait dans la rgion.
Il fallait donc fuir, et vite.Le reste de lhistoire est une
cavalcade anime et pittoresque travers lEurope, la Roumanie, laHongrie, lAllemagne o sesuccdent les nuits dorage, lesbeuveries, les rires, les larmes et lamort.
Nous coutmes ce soir-lcomme dhabitude : la boucheouverte. Les douze ans de Maurice
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ne lempchaient pas dtre fascin.La lampe faisait des ombres sur
la tapisserie et les bras de papasagitaient au plafond. Les murs sepeuplaient de fuyards, de femmesterrifies, denfants tremblants, auxyeux dombre inquite, ilsquittaient des villes sombrespluvieuses aux architecturestarabiscotes, un enfer de passstortueux et de steppes glaciales, etpuis, un jour, ils franchissaient unedernire frontire. Alors le cielsclairait et la cohorte dcouvraitune jolie plaine sous un soleil tide,il y avait des chants doiseaux, deschamps de bl, des arbres et un
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village tout clair, aux toits rougesavec un clocher, des vieilles chignons sur des chaises, toutesgentilles.
Sur la maison la plus grande, il yavait une inscription : Libert Egalit Fraternit .Alors tous les fuyards posaient leballuchon ou lchaient la charretteet la peur quittait leurs yeux car ilssavaient quils taient arrivs.
La France.Jai toujours trouv lamour des
Franais pour leur pays sans grandintrt, cest tellementcomprhensible, cest naturel sansdoute, sans problme, mais moi je
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sais que nul na aim autant ce paysque mon pre n huit millekilomtres de l.
Comme les fils dinstituteurs dudbut de la laque, gratuite etobligatoire, jai eu ds mon plusjeune ge droit uneincommensurable liste de discours-sermons o morale, instructioncivique, amour du pays semlangeaient qui mieux mieux.
Je ne suis jamais pass devant lamairie du XIXe sans quil serre unpeu ma main dans la sienne. Sonmenton dsignait les lettres sur lefronton de ldifice.
Tu sais ce que a veut dire, ces
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mots-l ?Jai su vite lire, cinq ans je lui
annonais les trois mots. Cest a, Joseph, cest a. Et
tant quils sont crits l-haut, aveut dire quon est tranquilles ici.
Et ctait vrai quon taittranquilles, quon lavait t. Unsoir, table, lorsque les Allemandstaient arrivs, maman avait pos laquestion :
Tu ne crois pas quon va avoirdes ennuis maintenant quils sontl ?
On savait ce quHitler avait faitdj en Allemagne, en Autriche, enTchcoslovaquie, en Pologne, le
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train des lois raciales marchait dunbon pas l-bas. Ma mre tait russe,elle aussi navait d la libert qudes faux papiers, elle avait vcu lecauchemar et ne possdait pas lebel optimisme de mon pre.
Je faisais la vaisselle queMaurice essuyait. Albert et Henrirangeaient le salon, on les entendaitrire travers la cloison.
Papa avait eu son grand gesteapaisant, son geste de socitaire dela Comdie-Franaise.
Non, pas ici, pas en France.Jamais.
La belle confiance avait tsrieusement branle depuis
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quelque temps. Depuis lesformalits pour la carte didentit etsurtout lorsque deux types enimpermables taient venus scellerlaffiche sur la vitrine sans rien dire.Je revois le plus grand, il avait unbret, une moustache, ils avaientplacard lavis et staient enfuiscomme des voleurs dans la nuit.
Bonne nuit les enfants.Il a referm la porte, nous
sommes dans le noir. On est biensous les couvertures, des voixtouffes nous parviennent puis setaisent. Cest une nuit commetoutes les nuits, une nuit de 1941.
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III
A ton tour, Jo.Je mapproche mon veston la
main. Il est huit heures et cestencore la nuit complte dehors.Maman est assise sur la chaisederrire la table. Elle a un d, du filnoir et ses mains tremblent. Ellesourit avec les lvres seulement.
Je me retourne. Sous labat-jourde la lampe, Maurice est immobile.Du plat de la paume il lisse sur sonrevers gauche ltoile jaune cousue gros points :
-
JUIF Maurice me regarde. Pleure pas, tu vas lavoir aussi
ta mdaille.Bien sr que je vais lavoir, tout
le quartier va lavoir. Ce matinlorsque les gens sortiront ce sera leprintemps en plein hiver, unefloraison spontane : chacun songros coucou tal la boutonnire.
Quand on a a, il ny a plusgrand-chose que lon peut faire : onnentre plus dans les cinmas, nidans les trains, peut-tre quonnaura plus le droit de jouer auxbilles non plus, peut-tre aussi
-
quon naura plus le droit daller lcole. a serait pas mal comme loiraciale, a.
Maman tire sur le fil. Un coupde dents au ras du tissu et a y est,me voil estampill ; des deuxdoigts de la main qui vient decoudre, elle donne une petite tapesur ltoile comme une couturirede grande maison qui termine unpoint difficile. a a t plus fortquelle.
Papa ouvre la porte commejenfile ma veste. Il vient de seraser, il y a lodeur du savon et delalcool qui est entre avec lui. Ilregarde les toiles puis sa femme.
-
Eh bien, voil, dit-il, voil,voil
Jai ramass mon cartable,jembrasse maman. Papa marrte.
Et maintenant tu sais ce quite reste faire ?
Non. A tre le premier lcole. Tu
sais pourquoi ? Oui, rpond Maurice, pour
faire chier Hitler.Papa rit. Si tu veux, dit-il, cest un peu
a.Il faisait froid dehors, nos
galoches claquaient sur le pav. Jene sais pas pourquoi, je me suis
-
retourn, nos fentres donnaientau-dessus du salon et je les ai vustous les deux qui nous regardaientderrire les vitres, ils staient pasmal ratatins depuis quelques mois.
Maurice fonait devant ensoufflant fort pour faire de la bue.Les billes sonnaient toutesensemble dans ses poches.
On va la garder longtemps,ltoile ?
Il sarrte pour me regarder. Jen sais rien, moi. Pourquoi,
a te gne ?Je hausse les paules. Pourquoi a me gnerait ?
Cest pas lourd, a mempche pas
-
de cavaler, alorsMaurice ricane. Alors si a te gne pas,
pourquoi tu mets ton cache-nezdevant ?
Il voit toujours tout, ce mec. Je mets pas mon cache-nez
devant. Cest le vent qui la rabattudessus.
Maurice rigole. Tas raison mon petit pote,
cest le vent.A moins de deux cents mtres,
cest la grille de lcole, la cour desmarronniers, noirs en cette saison.Dailleurs, les marronniers delcole de la rue Ferdinand-Flocon
-
mont paru toujours noirs, peut-tretaient-ils morts depuis longtemps, force de pousser dans le bitume,serrs dans des grilles de fer, cenest pas une vie darbre.
H Joffo !Cest Zrati qui mappelle. Cest
mon copain depuis le prparatoire, trois culottes lanne on en a usdeux bonnes douzaines nous deuxsur ces sacrs bancs.
Il court pour me rattraper, sonnez rouge de froid sort du passe-montagne. Il a des moufles et estengonc dans la plerine grise queje lui ai toujours vue.
Salut.
-
Salut.Il me regarde, fixe ma poitrine et
ses yeux sarrondissent. Javale masalive.
Cest long le silence quand onest petit.
Bon Dieu, murmure-t-il, tasvachement du pot, a fait chouette.
Maurice rit et moi aussi, unsacr soulagement ma envahi. Tousles trois nous pntrons dans lacour.
Zrati nen revient pas. a alors, dit-il, cest comme
une dcoration. Vous avez vraimentdu pot.
Jai envie de lui dire que je nai
-
rien fait pour a mais sa ractionme rassure, au fond cest vrai, cestcomme une grande mdaille, a nebrille pas mais a se voit quandmme.
Il y a des groupes sous le prau,dautres courent, louvoient toutevitesse entre les pylnes quisoutiennent le toit.
Eh, les mecs, vous avez vuJoffo ?
Ctait pas la mauvaiseintention, au contraire, il voulaitmexhiber un peu, Zrati, me fairebriller aux yeux des copains, commesi du jour au lendemain javaisaccompli un acte hroque et quil
-
ait voulu le faire savoir tout lemonde.
Un cercle sest form et jen ait le centre.
Kraber a souri tout de suite, lalampe clairait son visage.
Tes pas le seul, il y en aquont la mme en deuxime anne.
Dans lombre derrire, il y a unremous et deux visages sontapparus, pas souriants ceux-l.
Tes un youpin, toi ?Difficile de dire non quand cest
crit sur le revers de sa veste. Cest les youpins qui font quil
y a la guerre.Tiens, cela me rappelle quelque
-
chose, il ny a pas si longtempsZrati nen revient pas. Il ne doit
pas dpasser trente-cinq kilos et auconcours de biceps cest toujours ledernier, il a beau contracter sesmuscles au maximum, il narrivequ fournir un imperceptiblerenflement. Pourtant il se retournevers le grand.
Tes tout con, toi, cest la faute Jo si il y a la guerre ?
Parfaitement, faut les virer,les youds.
Murmures.Mais quest-ce qui vient
darriver ? Jtais un gosse, moi,avec des billes, des taloches, des
-
cavalcades, des jouets, des leons apprendre, papa tait coiffeur, mesfrres aussi, maman faisait lacuisine, le dimanche papa nousemmenait Longchamp voir lescanassons et prendre lair, lasemaine en classe et voil tout, ettout dun coup on me collequelques centimtres carrs detissu et je deviens juif.
Juif. Quest-ce que a veut diredabord ? Cest quoi, un Juif ?
Je sens la colre qui vient,double de la rage de ne pascomprendre.
Le cercle sest resserr. Tas vu son tarin ?
-
Rue Marcadet il y avait uneaffiche au-dessus du marchand dechaussures, juste langle, une trsgrande affiche en couleur. Dessus,on voyait une araigne qui rampaitsur le globe terrestre, une grossemygale velue avec une ttedhomme, une sale gueule avec desyeux fendus, des oreilles en chou-fleur, une bouche lippue et un nezterrible en lame de cimeterre. Enbas ctait crit quelque chose dugenre : Le Juif cherchant possder le monde . On passaitsouvent devant avec Maurice. anous faisait ni chaud ni froid, ctaitpas nous ce monstre ! On ntait
-
pas des araignes et on navait pasune tte pareille, Dieu merci ; jtaisblondinet, moi, avec les yeux bleuset un pif comme tout le monde.Alors ctait simple : le Juif ctaitpas moi.
Et voil que tout dun coup, cetabruti me disait que javais un tarincomme sur laffiche ! Tout a parceque javais une toile.
Quest-ce quil a mon tarin ?Cest pas le mme quhier ?
Il a rien trouv rpondre legrand dadais, je voyais quilcherchait la rplique lorsque a asonn.
Avant de me mettre en rang jai
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vu Maurice lautre bout de la cour,il y avait une dizaine dlves aprslui et a avait lair de discuter dur,quand il est all se ranger derrireles autres, il avait sa tte desmauvais jours. Jai eu limpressionquil tait temps que a sonne parceque la bagarre naurait pas tard.
Jai tran un peu, ce qui ntaitpas mon genre, et je me suis placderrire, la queue de la file.
On est entrs deux par deuxdevant le pre Boulier et jai gagnma place ct de Zrati.
La premire heure ctait la go.a faisait longtemps quil mavaitplus interrog et javais un peu la
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trouille, jtais sr dy passer. Il apromen son regard sur nouscomme tous les matins mais il nesest pas arrt sur moi, ses yeuxont gliss et cest Raffardfinalement qui est all au tableaupour se ramasser sa bulle. Cela madonn une mauvaise impression :peut-tre que je ne comptais djplus, peut-tre que maintenant jentais plus un lve comme lesautres. Il y a encore quelquesheures cela maurait ravi mais prsent, cela mennuyait, quest-cequils avaient donc tous aprs moi ?Ou ils cherchaient me casser lagueule ou ils me laissaient tomber.
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Prenez vos cahiers. La datedans la marge, en titre : le sillonrhodanien.
Comme les autres jai obi, maisa me turlupinait quil ne mait pasinterrog. Il fallait en avoir le curnet, il fallait que je sache sijexistais encore ou bien si jecomptais pour du beurre.
Le pre Boulier il avait unemanie : ctait le silence. Il voulaittoujours entendre les mouchesvoler, quand il entendait unbavardage, un porte-plume quitombait ou nimporte quoi dautre,il ny allait pas par quatre chemins,son index dsignait le coupable et la
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sentence tombait en couperet : Aupiquet la rcration, trentelignes Conjuguer le verbe fairemoins de bruit lavenir au passcompos, plus-que-parfait et futurantrieur.
Jai pos mon ardoise sur le coindu bureau. Ctait une vraie ardoiseet ctait rare lpoque, la plupartdentre nous avaient des sortes derectangles de carton noir quil nefallait pas trop mouiller et surlesquels on crivait mal.
Moi ctait une vraie avec uncadre de bois et un trou qui laissaitpasser la ficelle retenant lponge.
Du bout du doigt, je lai pousse.
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Elle sest balance un courtmoment et est tombe.
Braoum.Il crivait au tableau et sest
retourn.Il a regard lardoise par terre
puis moi. Tous les autres nousfixaient.
Cest rare quun lve cherche tre puni. Ce nest peut-tre jamaisarriv, eh bien, moi, ce matin-l,jaurais donn cher pour quelinstituteur tende vers moi sonindex et me dise : En retenue quatre heures et demie. a auraitt la preuve que rien ntaitchang, que jtais toujours le
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mme, un colier comme les autresque lon peut fliciter, punir,interroger.
M. Boulier ma regard et puisson regard est devenu vide,compltement vide comme si toutesses penses staient envoles duncoup. Lentement il a pris la grandergle sur son bureau et il en a placlextrmit sur la carte de Francesuspendue au mur. Il a montr uneligne qui descendait de Lyonjusquen Avignon et il a dit :
Le sillon rhodanien spare lesmassifs anciens du Massif centraldes montagnes plus jeunes
La leon tait commence et jai
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compris que pour moi, lcole taitfinie.
Jai crit le rsum,machinalement, et un momentjai entendu la sonnerie de larcration.
Zrati ma pouss du coude. Viens, dpche-toi.Je suis sorti et me suis trouv
dans la cour et tout de suite ce fut letourbillon.
Youpin ! Youpin ! Youpin !Ils dansaient autour de moi, en
farandole. Un ma pouss dans ledos et jai rebondi sur une poitrine,il y a eu un nouveau choc et je suisreparti en arrire, jai russi ne
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pas tomber et jai fonc pour briserla chane. Jy suis arriv et jai vuMaurice qui se battait vingtmtres. Il y a eu des cris et jen aiattrap un au hasard.
Youpin ! Youpin ! Youpin !Mon poing est parti et jai pris
un coup violent sur la cuisse, jaicru que lcole me tombait dessus,que je serais touff sous la hordequi chargeait.
Mon tablier sest dchir et jenai pris un svre sur loreille. Lecoup de sifflet du surveillant a toutarrt.
Je lai vu venir dans unbrouillard.
-
Alors, quest-ce quil se passeici ? Vous voulez me foutre le camp,oui ?
Je sentais mon oreille quigonflait vue dil et jai cherchMaurice. Il avait son mouchoirattach serr autour du genou. Lesang schait dj en taches brunes.Nous navons pas pu parler, il fallaitretourner en classe.
Je me suis assis. Devant moi,au-dessus du tableau noir, il y avaitla tte du marchal Ptain. Unebelle tte digne avec un kpi. Endessous il y avait une phrase suiviede sa signature : Je tiens mespromesses, mme celles des
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autres. Je me demandais qui ilavait bien pu promettre de me faireporter une toile. a avanait quoi ? Et pourquoi les autrescherchaient-ils me drouiller ?
Ce qui me reste de cettematine, plus que les coups, plusque lindiffrence des grands, cestcette sensation dimpuissance comprendre. Javais la mmecouleur que les autres, la mmette, javais entendu parler dereligions diffrentes et on mavaitappris lcole que des gensstaient battus autrefois pour cela,mais moi je navais pas de religion,le jeudi jallais mme au patronage
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avec dautres gosses du quartier, onfaisait du basket derrire lglise,jaimais bien cela et lheure dugoter, labb nous donnait un groscasse-crote, du pain gris avec duchocolat fourr, le chocolat deloccupation avec une pte blancheau milieu, un peu gluante etvaguement sucre. Parfois mme ilsy rajoutait une bananedshydrate, une pomme Mamantait rassure de nous savoir l, elleprfrait a nous voir courir dansles rues, nous balader chez lesbrocanteurs de la porte de Saint-Ouen ou chaparder du bois dansles chantiers en dmolition pour
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nous construire des cabanes ou despes.
Alors, o tait la diffrence ?Onze heures et demie.Mon oreille me fait toujours
mal. Je mhabille et sors. Il faitfroid, Maurice mattend. Son genoucorch ne saigne plus.
Nous ne nous parlons pas, cenest pas la peine.
Ensemble nous remontons larue.
Jo !On court aprs moi. Cest Zrati.Il est un peu essouffl. Dans sa
main, il a un sac de toile qui fermeavec un lacet. Il me le tend.
-
Je te fais lchange.Je nai pas compris tout de suite. Contre quoi ?Dun doigt loquent, il dsigne
le revers de mon manteau. Contre ton toile.Maurice ne dit rien, il attend en
claquant les talons de ses galocheslun contre lautre.
Je me dcide brusquement. Daccord.Cest cousu gros points et le fil
nest pas trs solide. Je passe undoigt, puis deux et dun coup sec jelarrache.
Voil.Les yeux de Zrati brillent.
-
Mon toile. Pour un sac debilles.
Ce fut ma premire affaire. Papa accroche sa blouse au
portemanteau derrire la porte de lacuisine. Nous ne mangeons plusdans la salle manger pourconomiser la chaleur. Avant desasseoir table, il nous passe eninspection. Mon oreille enfle, montablier dchir, le genou de Mauriceet son il qui tourne doucement auviolet-mauve.
Il plonge sa cuillre dans lesnouilles, se secoue et sextirpe unsourire qui a du mal arriver
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jusqu ses lvres.Il mche, avale avec difficult et
regarde ma mre dont les mainstremblent de chaque ct delassiette.
Pas dcole cet aprs-midi,dcrte-t-il.
Maurice et moi en laissonstomber nos cuillres. Je rcupre lepremier.
Cest vrai ? Mais moncartable ?
Papa a un geste ngligent. Jirai le reprendre, ne ten
occupe pas. Cet aprs-midi voustes libres, mais rentrez avant lanuit, jai quelque chose vous dire.
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Je me souviens de la joie, dusoulagement qui mavaientsubmerg.
Tout un aprs-midi nous, alorsque les autres travailleraient !Ctait bien fait pour eux, ils nousavaient exclus, eh bien ctait notre tour de les possder, pendantquils moisiraient sur les problmeset les participes passs, nous onprendrait un grand coup de sirop dela rue, le meilleur sirop desmeilleures rues, les rues de notreroyaume.
En courant, nous avons montles rues qui mnent au Sacr-Cur.Il y a des escaliers terribles par l,
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avec des rampes tout exprs pourque les enfants les descendent fond de train, les fesses brles parle froid du mtal. On y trouve dessquares aussi, des arbres, des chatsfamliques, les survivants quinavaient pas encore ttransforms en civet par lesconcierges des immeubles.
Et nous avons couru dans toutcela, travers les rues vides ordaient de rares taxis gazogne etquelques vlos. Devant le Sacr-Cur, il y avait des officiersallemands avec de longuesplerines qui atteignaient leurstalons et des petits poignards
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attachs la ceinture. Ils riaient,prenaient des photos. Nous avonsfait un dtour pour les viter etsommes revenus vers la maison ennous poursuivant toute allure.
Boulevard Magenta on sestarrts pour souffler un peu et nousnous sommes assis sous le porchedun immeuble.
Maurice a tt le pansement quemaman lui avait refait.
On fait un casse cette nuit ?Jincline la tte. Daccord.a nous arrivait de temps en
temps. Lorsque tout le mondedormait. Avec des prcautions
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infinies, nous ouvrions la porte denotre chambre et aprs un coupdil dans le couloir, rassurs par lesilence, nous descendions aumagasin, pieds nus, sans fairecraquer les marches. Cest un coup prendre. Il faut tter un peu dubout de lorteil, puis par la planteprogressivement sans faire toucherle talon. Arrivs au magasin, nouslongions les fauteuils et, l, ctaitle plus impressionnant.
Aucune lueur ne filtrait de la ruesur laquelle le rideau de fer taittir. Dans le noir total, mes doigtsreconnaissaient le comptoir, lespaquets de lames, la plaquette de
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verre creuse o mon pre rendait lamonnaie et parvenaient au tiroir. Ily avait toujours des pices, jetes l,en vrac. Nous les prenions etremontions nous coucher. Nousnavons jamais manqu de rglissedans notre enfance. Des rouleauxnoirs caoutchouteux qui collaientaux dents et aux boyaux et nousflanquaient dopinitresconstipations.
Cest entendu, cette nuit encorenous serons cambrioleurs.
Pendant ces heuresvadrouilleuses, nous avons toutoubli des vnements du matin,nous adorions vagabonder dans la
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ville en fumant des cigarettes leucalyptus.
a, ctait une trouvaille. Dansune France prive de tabac o leshommes taient astreints laportion congrue de la dcade,jentrais dans une pharmacie etlevais un il triste sur le potard.
Je voudrais des cigarettes leucalyptus, mon grand-pre estasthmatique.
Il fallait parfois baratiner pasmal mais a marchait le plussouvent, je sortais triomphalementavec mon paquet et nous louvrionsdix mtres plus loin. Alors, la scheau bec, mains dans les poches, dans
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les nuages dodorantes fumes nousnous promenions en empereurssous les regards furibonds desadultes sevrs. Nous en donnionssouvent, Duvallier, Bibi Cohen,et aux brocanteurs du coin quiacceptaient avec reconnaissance,mais qui ds la premire boufferegrettaient leur gris national.Ctait infect, cest peut-tre cesfausses cigarettes dhier que je doisde ne plus en fumer de vraiesaujourdhui.
Au square, sur la Butte, Mauricea dit soudain :
Faut se rentrer, la nuit tombe.Ctait vrai. Derrire le dme se
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levaient les premires brumes dusoir.
En bas, la ville stendait, djgrisonnante, comme la cheveluredun homme vieillissant.
Nous avons regard un momentsans rien dire. Jaimais ces toits, cesmonuments qui sestompaient auloin. Je ne savais pas encore que jene reverrais plus ce paysage sifamilier. Je ne savais pas que diciquelques heures, je ne serais plusun enfant.
Rue de Clignancourt, laboutique tait ferme. Beaucoup denos amis taient partis depuisquelque temps. Papa et maman
-
parlaient entre eux et je surprenaisdes noms au milieu de leurschuchotements, ctaient ceux deshabitus, ceux qui venaient ausalon, que lon retrouvait le soirpour le caf, ils taient presque touspartis.
Il y avait dautres mots quirevenaient souvent : Ausweiss,Kommandantur, ligne dedmarcation Des noms de villesaussi : Marseille, Nice, Casablanca.
Mes frres taient partis audbut de lanne. Je navais pas biencompris pourquoi et les coupes sefaisaient rares.
Parfois, dans le salon autrefois
-
bond il ny avait plus que lternelDuvallier, toujours fidle.
Cependant, ctait la premirefois quen pleine semaine, papaavait tir le rideau.
Au bas des marches, sa voixnous est parvenue, elle venait denotre chambre.
Il tait allong sur le lit deMaurice, les mains sous sa nuque etil regardait notre royaume commesil avait tent de le voir par nosyeux.
Il se secoua notre entre et ilsassit.
Maurice et moi nous installmesen face de lui, sur lautre lit. Il
-
commena alors un longmonologue qui devait longtempsrsonner mes oreilles, il rsonnedailleurs toujours.
Nous lcoutions Maurice et moicomme jamais nous navions coutpersonne.
De nombreux soirs,commena-t-il, depuis que voustes en ge de comprendre leschoses, je vous ai racont deshistoires, des histoires vraies danslesquelles des membres de votrefamille jouaient un rle. Jemaperois aujourdhui que je nevous ai jamais parl de moi.
Il sourit et poursuivit :
-
Cest pas une histoire trsintressante et elle ne vous auraitpas passionns de nombreusessoires mais je vais vous en direlessentiel. Lorsque jtais petit,bien plus petit que vous, je vivais enRussie et en Russie il y avait unchef tout-puissant que lon appelaitle tsar. Ce tsar tait comme lesAllemands aujourdhui, il aimaitfaire la guerre et il avait imagin lachose suivante : il envoyait desmissaires
Il sarrta et frona un sourcil. Vous savez ce que cest que
des missaires ?Je fis oui de la tte bien que nen
-
ayant aucune ide, je savais detoute faon que a ne devait pastre quelque chose de bien agrable.
Il envoyait donc desmissaires dans les villages et l, ilsramassaient des petits garonscomme moi et ils les emmenaientdans des camps o ils taient dessoldats. On leur donnait ununiforme, on leur apprenait marcher au pas, obir aux ordressans discussion et galement tuerdes ennemis. Alors, lorsque jai eulge de partir, que ces missairesallaient venir dans notre village etmemmener avec des camaradesaussi petits que moi, mon pre ma
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parl commeSa voix senroua et il poursuivit : Comme je le fais mon tour
ce soir.Dehors la nuit tait totalement
tombe, je ne le distinguais qupeine sur le fond de la fentre maisaucun de nous trois ne fit un gestepour clairer la chambre.
Il ma fait venir dans la petitepice de la ferme o il aimaitsenfermer pour rflchir et il madit : Fiston, est-ce que tu veuxtre soldat du tsar ? Jai dit non.Je savais que je serais maltrait etje ne voulais pas tre soldat. Oncroit souvent que les garons rvent
-
tous dtre militaires, eh bien, vousvoyez que ce nest pas vrai. En toutcas, ce ntait pas mon cas.
Alors, ma-t-il dit, tu naspas trente-six solutions. Tu es unpetit homme, tu vas partir et tu vastrs bien te dbrouiller parce que tunes pas bte.
Jai dit oui et, aprs lavoirembrass ainsi que mes surs, jesuis parti. Javais sept ans.
Entre ces mots, je pouvaisentendre maman marcher et mettrela table. A mes cts, Mauricesemblait chang en statue de pierre.
Jai gagn ma vie, tout enchappant aux Russes, et croyez-
-
moi, ce ne fut pas toujours facile.Jai fait tous les mtiers, jairamass de la neige pour unquignon de pain avec une pelle quitait deux fois plus grande que moi.Jai rencontr de braves gens quimont aid et dautres qui taient demauvaises gens. Jai appris meservir de ciseaux et je suis devenucoiffeur, jai march beaucoup.Trois jours dans une ville, un andans une autre, et puis je suis arrivici o jai t heureux.
Votre mre a eu un peu lamme histoire que moi, tout cela aufond est assez banal. Je lai connue Paris, nous nous sommes aims,
-
maris, et vous tes ns. Rien deplus simple.
Il sarrta et je pouvais devinerque ses doigts jouaient danslombre avec les franges de mondessus-de-lit.
Jai mont cette boutique,bien petite au dbut. Largent quejai gagn, je ne le dois qu moi
Il donne limpression de vouloirpoursuivre mais il sarrte net et savoix devient soudain moins claire.
Vous savez pourquoi je vousraconte tout a ?
Je le savais mais jhsitais ledire.
Oui, dit Maurice, cest parce
-
que nous aussi on va partir.Il prit une grande inspiration. Oui, les garons, vous allez
partir, aujourdhui, cest votre tour.Ses bras remurent en un geste
de tendresse matrise. Vous savez pourquoi : vous ne
pouvez plus revenir la maisontous les jours dans cet tat, je saisque vous vous dfendez bien et quevous navez pas peur mais il fautsavoir une chose, lorsquon nestpas le plus fort, lorsquon est deuxcontre dix, vingt ou cent, le couragecest de laisser son orgueil de ctet de foutre le camp. Et puis, il y aplus grave.
-
Je sentais une boule monterdans ma gorge mais je savais que jene pleurerais pas, la veille peut-treencore mes larmes auraient coulmais prsent, ctait diffrent.
Vous avez vu que lesAllemands sont de plus en plus dursavec nous. Il y a eu le recensement,lavis sur la boutique, les descentesdans le magasin, aujourdhuiltoile jaune, demain nous seronsarrts. Alors il faut fuir.
Je sursautai. Mais toi, toi et maman ?Je distinguai un geste
dapaisement. Henri et Albert sont en zone
-
libre. Vous partez ce soir. Votremre et moi rglons quelquesaffaires et nous partirons notretour.
Il eut un rire lger et se penchapour poser une main sur chacunede nos paules.
Ne vous en faites pas, lesRusses ne mont pas eu sept ans,ce nest pas les nazis quimpingleront cinquante berges.
Je me dtendis. Au fond, on sesparait mais il tait vident quenous nous retrouverions aprs laguerre qui ne durerait pas toujours.
A prsent, dit mon pre, vousallez bien vous rappeler ce que je
-
vais vous dire. Vous partez ce soir,vous prendrez le mtro jusqu lagare dAusterlitz et l vousachterez un billet pour Dax. Et l,il vous faudra passer la ligne. Biensr, vous naurez pas de papierspour passer, il faudra vousdbrouiller. Tout prs de Dax, vousirez dans un village qui sappelleHagetmau, l il y a des gens qui fontpasser la ligne. Une fois de lautrect, vous tes sauvs. Vous tes enFrance libre. Vos frres sont Menton, je vous montrerai sur lacarte tout lheure o a se trouve,cest tout prs de la frontireitalienne. Vous les retrouverez.
-
La voix de Maurice slve. Mais pour prendre le train ? Naie pas peur. Je vais vous
donner des sous, vous ferezattention de ne pas les perdre ni devous les faire voler. Vous aurezchacun cinq mille francs.
Cinq mille francs !Mme les soirs de grands
cambriolages je nai jamais eu plusde dix francs en poche ! Quellefortune !
Papa na pas fini, au ton quilprend je sais que cest le plusimportant qui va venir.
Enfin, dit-il, il faut que voussachiez une chose. Vous tes juifs
-
mais ne lavouez jamais. Vousentendez : JAMAIS.
Nos deux ttes acquiescentensemble.
A votre meilleur ami vous nele direz pas, vous ne le chuchoterezmme pas voix basse, vous niereztoujours. Vous mentendez bien :toujours. Joseph, viens ici.
Je me lve et mapproche, je nele vois plus du tout prsent.
Tu es juif, Joseph ? Non.Sa main a claqu sur ma joue,
une dtonation sche. Il ne mavaitjamais touch jusquici.
Ne mens pas, tu es juif,
-
Joseph ? Non.Javais cri sans men rendre
compte, un cri dfinitif, assur.Mon pre sest relev. Eh bien voil, dit-il, je crois
que je vous ai tout dit. La situationest claire prsent.
La joue me cuisait encore maisjavais une question qui me trottaitdans la tte depuis le dbut delentretien laquelle il me fallaitune rponse.
Je voudrais te demander :quest-ce que cest quun Juif ?
Papa a clair cette fois, la petitelampe labat-jour vert qui se
-
trouvait sur la table de nuit deMaurice. Je laimais bien, ellelaissait filtrer une clart diffuse etamicale que je ne reverrais plus.
Papa sest gratt la tte. Eh bien, a membte un peu
de te le dire, Joseph, mais au fond,je ne sais pas trs bien.
Nous le regardions et il dutsentir quil fallait continuer, que sarponse pouvait apparatre auxenfants que nous tions commeune reculade.
Autrefois, dit-il, noushabitions un pays, on en a tchasss alors nous sommes partispartout et il y a des priodes,
-
comme celle dans laquelle noussommes, o a continue. Cest lachasse qui est rouverte, alors ilfaut repartir et se cacher, enattendant que le chasseur sefatigue. Allons, il est temps daller table, vous partirez tout de suiteaprs.
Je ne me souviens pas du repas,il me reste simplement des sonstnus de cuillres heurtes sur lebord de lassiette, des murmurespour demander boire, le sel, deschoses de ce genre. Sur une chaisepaille, prs de la porte, il y avaitnos deux musettes, bien gonfles,avec du linge dedans, nos affaires
-
de toilette, des mouchoirs plis.Sept heures ont sonn
lhorloge du couloir. Eh bien, voil, a dit papa, vous
tes pars. Dans la poche de vosmusettes, celle qui a la fermetureEclair, il y a vos sous et un petitpapier ladresse exacte dHenri etdAlbert. Je vais vous donner deuxtickets pour le mtro, vous dites aurevoir maman et vous partez.
Elle nous a aids enfiler lesmanches de nos manteaux, nouernos cache-nez. Elle a tir noschaussettes. Sans discontinuer, ellesouriait et sans discontinuer seslarmes coulaient, je sentis ses joues
-
mouilles contre mon front, seslvres aussi, humides et sales.
Papa la remise debout et sestesclaff, le rire le plus faux que jaiejamais entendu.
Mais enfin, sexclama-t-il, ondirait quils partent pour toujours etque ce sont des nouveau-ns ! Allez,sauvez-vous, bientt les enfants.
Un baiser rapide et ses mainsnous ont pousss vers lescalier, lamusette pesait mon bras etMaurice a ouvert la porte sur lanuit.
Quant mes parents, ils taientrests en haut. Jai su plus tard,lorsque tout fut fini, que mon pre
-
tait rest debout, se balanantdoucement les yeux ferms, berantune douleur immmoriale.
Dans la nuit sans lumire, dansles rues dsertes lheure o lecouvre-feu allait bientt sonner,nous disparmes dans les tnbres.Cen tait fait de lenfance.
-
IV
Par ici, dgrouille-toi !Maurice mattrape par la
manche et marrache la cohue.Jescalade une pile de valises, desacs dos, nous nous faufilonsentre les bagages, les hommes ensueur.
Viens, il y a une autre entre.Nous sommes gare dAusterlitz.
Peu de trains en partance et lesquais sont envahis. Qui sont cesgens ? Des Juifs aussi ?
Maurice louvoie, feinte, court,on dirait un footballeur poussant
-
un invisible ballon dans une fortde joueurs immobiles. Je le suis enserrant ma musette sur mon flancpour quelle ne me batte pas lesjambes.
Par l, cest plus long mais il ya moins de monde.
Sous la verrire, les chariotstintent. Beaucoup de vlosaccrochs. Par les vitres sales onpeut deviner les quais, la Seinecomme un gouffre noir avec la traceblanche du pont qui lenjambe. Plusloin sur le ciel cest Notre-Dame,plus loin encore, cest chez nous.
Mais il ne faut pas penser cela.Pour le moment il faut prendre le
-
train.Nous nous plaons derrire un
porteur fonceur qui rentre dans lafoule en poussant son diable devantlui comme si ctait un appareilcharg de rejeter les gens de chaquect. Cela est une bonne tactiquecar la seconde aprs, la ttesonnante des cris, des appels, dessifflets, des haut-parleurs, leguichet est devant nous. La queuedevant se tortille.
Dans les cinq premiers, lequela lair le plus gentil ?
Je regarde les visages. Des ttescrispes, nerves. Une dame enmanteau clair qui tente de replacer
-
ses mches sous son chapeau. Elle aquelque chose de svre dans lalvre, un pli qui ne me plat pas. Pascelle-l.
Le gros a lair sympa mais cenest pas sr.
Le jeune au troisime rang,celui qui a le col roul.
Maurice sapproche, il nhsitaitdj pas beaucoup mais prsent, ily va franco.
Monsieur, cest pour monpetit frre, il a mal au pied Onvient de loin, vous voudriez pas
Le type nous regarde, jai peurun bref instant quil refuse et puis ila un geste lass, un geste o
-
gnrosit et fatalisme seconfondent.
Allez-y, les petits gars, dit-il,on nest pas trois minutes prs.
Maurice remercie et cest luitout de suite.
Deux aller Dax en troisimeclasse.
Je prends les tickets pendantquil ramasse la monnaie. Ce qui estdrle cest que personne ne faitattention nous, deux gossespaums dans la foule, tous cesgens-l ont des tas de tracas et ilsdoivent penser que nos parents sontl, quelque part.
Maurice ouvre la marche et
-
montre les panneaux. Voie sept, dit-il, on a plus
dune demi-heure, on va essayerdavoir des places.
Il y a de la vapeur qui emplit lehall. Les colonnes de fer montent etleurs extrmits se perdent dans lesfumes.
a y est, voici le train.Maurice pousse un juron. Il y a
de quoi : les wagons sont bonds :partout dans les couloirs, dans lessoufflets. On ne pourra jamaisentrer. On devine par les portiresouvertes des amoncellements devalises, de sacs. Je vois un hommecouch dans un filet qui discute
-
ferme. On va essayer plus haut.Nous remontons le train dans
lespoir de places vides plus prs dela locomotive, mais cest partout lamme foule, le mme conglomrathumain. Je sursaute : troiscompartiments vides mais ils sontrservs des soldats allemands.Cest bien tentant ces banquettesdsertes mais il ne faut quandmme pas tenter le diable.
Allez, on va l.Les marchepieds sont trs hauts,
je minfiltre entre la paroi et desgens presss contre la vitre. Il y ades discussions au sujet des places
-
loues, deux hommes saffrontenten brandissant le mme numro, leton monte. Il est inutile de chercherdes places assises.
Tiens, ici, on sera pas mal.Cest un petit interstice, une
valise fait mur dun ct, unegrande valise de carton marron avecune poigne mtallique. On pourraposer nos musettes par terre etsasseoir dessus le dos appuycontre la cloison qui spare lecompartiment du couloir.
Cte cte nous nousinstallons. Jinspecte ma musette etbrandis triomphalement un paquet.Il y a un sandwich norme avec du
-
beurre et du jambon, une vritablemerveille. Maurice vrifie quil a lemme.
Planque-toi pour le manger,sinon tu vas faire des envieux.
Jai soif aprs deux bouches.Dix ans de ma vie pour unegrenadine glace. Pour la premirefois que jai une fortune dans mapoche, je ne peux mme pasmoffrir une grenadine. Il faut direque la fortune a t passablementcorche par le prix du voyage. Il nenous resterait bientt plus grand-chose de nos dix mille francs. Il vafalloir vivre pas mal de tempsdessus. Mais largent a se gagne.
-
Quand nous serons en France libre,nous trouverons bien le moyen devivre.
Sur la voie qui nous fait face, il ya un autre train, presque vide celui-l, sans doute un train de banlieueet tout doucement, sans heurt, letrain vide dmarre. Il roule endirection de la gare, vers Paris.Jouvre la bouche pour fairepartager ma stupfaction monfrre lorsque je comprends monerreur : ce train ne bouge pas, cestnous qui sommes partis. Cette foisa y est. Je me lve et colle monfront la vitre.
Il y a des rails qui semmlent,
-
nous passons sous des passerelles,des ponts de fer. Des blocs decharbon brillent sous la lune, nousnous tramons encore. Les lignes duballast montent et descendent,ondulantes.
Tout autour, les gens parlent.Assise sur la grande valise decarton, une mm nous regarde,elle a lair gentille, elle ressembleaux grands-mres des illustrationsde mon livre de lecture, tout y est :les cheveux blancs pingls enchignon, les yeux bleus, les rides,les dentelles du col, les bas gris.
Vous allez loin, les enfants ?Elle sourit toujours, nous
-
regarde lun aprs lautre. Vous voyagez tout seuls ?
Vous navez pas de parents ?Je sens trs vite quil faudra
dsormais se mfier de luniversentier, mme cette gentille grand-mre pour livre dcole, elle ne doitrien savoir, absolument rien.
Maurice touffe la rponse dansson sandwich.
Si, on va les rejoindre l-bas,ils sont malades. Enfin ma mre estmalade.
Elle a un air attrist, jen veuxpresque Maurice de lui mentirmais il a raison. A prsent, noussommes condamns au mensonge
-
et je me souviens des cours demorale du pre Boulier : On nedoit jamais mentir. Un menteurnest jamais cru , etc. SacrBoulier, il na jamais eu la Gestapoderrire lui pour raconter deschoses pareilles.
Et tu tappelles comment ? Joseph Martin. Et lui cest
Maurice Martin.Elle sourit encore, se penche
vers son cabas quelle tient serrcontre sa jupe.
Eh bien, Maurice, je parie quetu as soif aprs ce morceau de pain.
Elle a une bouteille de limonade la main.
-
Maurice se dgle. Un peu, dit-il.Ses yeux me fixent, elle sourit. Et toi aussi tu as soif, je
parie Oui, madame.Elle a de tout dans son cabas,
elle vient de sortir une timbale enCellulod enveloppe duneserviette.
Eh bien, nous allons boiremais une petite quantit parce quilfaut que la bouteille nous durejusquau bout.
Cest bon, cela ptille sur lalangue et contre le palais, une foulede petites bulles sucres qui
-
explosent contre mes muqueuses.Le liquide oscille lgrement,rgulirement, il monte et descendle long de la paroi de la timbale ensuivant le roulis du train. Nousroulons vite prsent. Je me voisdans la glace et par-del cest lacampagne, une campagne plate quitourne sur elle-mme chaquecourbe.
Elle boit en dernier, essuie latimbale avec la serviette et range letout dans son cabas.
Maurice a ferm les yeux, sa ttesest appuye contre la porte ducompartiment et oscille avec lesvibrations. Plus loin, derrire la
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grand-mre il y a des rires, deschants me parviennent par bribes,submergs par le vacarme des roueset des rails.
On est bien ici dans cet espace.Jusqu Dax on est tranquilles. ADax il y a un contrle allemand, ilnous faudra passer au travers. Je nedois pas y penser, pas encore, je vaisdormir, essayer tout au moins, defaon tre le plus dispos demain.
Je me retourne. Derrire la glaceil y a huit personnes dans lecompartiment, les veinards qui onteu des places assises. Et lhommedont le visage est peine clair parle reflet bleu de la veilleuse me
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regarde.Il doit me fixer depuis
longtemps. Il y a beaucoup dechoses dans ses yeux. De la peinesurtout. Il est trs grave, avec latristesse des gens qui nosent passourire. Il a un drle de col, desboutons trs serrs. Mes yeuxglissent sur lui, sur la soutane. Celame rassure, je ne sais troppourquoi. Je sais que je vaismendormir dans ce train quimemporte vers la vie ou la mortsous la protection de ce vieilhomme ; nous ne nous sommesrien dit et jai eu limpression quilsavait tout de moi. Il tait l et il
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veillait, au cur du vacarme. Dors,petit bonhomme.
La nuit, le ciel est plus clair quela terre. La vitre tremble dans lechssis et deux hommes sontdevant moi, ils se penchent, ils ontdes bonnets de fourrure, de largesbottes rouges et des pantalonscomme les zouaves, de longuesmoustaches noires, la foisrecourbes et hrisses, partagentleur visage en deux. Ce sont desRusses.
Cest toi Joseph ? Alors tuviens avec nous, le tsar veut te voir,tu vas tre soldat.
Je fonce dans le couloir pour
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leur chapper, cest trange, je voleau-dessus des ttes, cest agrable,je plane comme un oiseau, ilscourent derrire moi en tirant delongs sabres aiguiss. Jai d sauterdu train car je cours sur le quaidune gare, mais ce ne sont pas lesRusses car cest une voix denfantqui me hle. Je marrte et Zratiest l, tout essouffl.
Viens vite, je vais te montrerquelque chose
Nous courons dans des rues queje ne connais pas, la gare a disparu,nous courons toujours dans desrues dsertes, cest la nuit mais unenuit qui ne finira jamais, le soleil a
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d disparatre dfinitivement, il nereviendra plus clairer ces faades,ces arbres et soudain jereconnais : cest la rue Ferdinand-Flocon, mon cole, et cest le preBoulier qui est l la porte, il a unegrande toile sur la poitrine, toutejaune, et il fait de grands gestesavec les bras.
Viens, Joffo, viens boire de lalimonade.
Il y a des bouteilles plein la cour,des milliers de bouteilles pleines debue, il y en a presque dans lesclasses, mme sur les toits, ellesluisent dans la clart de la lune. Il ya quelquun derrire le pre Boulier,
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il se dtache de lombre et je voisbriller son uniforme. Cest le S.S.que papa a coiff un jour, je lereconnais bien.
Tu as des papiers pour boirecette limonade ?
Boulier rit de plus en plus fort etje ne comprends pas pourquoi, leS.S. lui a un air terrible. Ses doigtsme serrent de plus en plus fort lebras.
Montre tes papiers vite, tu es Dax ici et il faut des papiers.
Il faut que je fuie, tout prix,sinon il va memmener, le salaud, ilva marrter, il faut crier au secours,que quelquun me dlivre, Boulier
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se roule par terre de rire, Zrati adisparu.
Au secMon cri a d me rveiller, je
regarde autour de moi : personnene ma entendu, Maurice dort, labouche ouverte, un bras jet sur samusette, la grand-mre somnole, lementon dans ses mains, il y a dessilhouettes indistinctes dans lecouloir, elles doivent dormir aussi.
Jai une soif atroce, si seulementje pouvais rintgrer mon rve etmemparer dune des bouteilles etboire la rgalade, dun coup, grands glouglous.
Non, je ne dois pas y penser, il
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faut dormir encore, dormir le pluspossible
DAX.Le nom a claqu mon oreille
comme un coup de fouet : le trainroule encore quelques mtres, lesfreins crissent, les roues serres mort glissent encore quelquesmtres sur les rails et sarrtent.
Maurice est debout, le jour saleque la vitre rend encore plussinistre lui donne un teintdaluminium, je dois avoir la mmette.
Je regarde autour de moistupfait : le couloir est presquevide. Dans le compartiment
-
derrire, il y a des places vides. Leprtre est toujours l.
Maurice prvient ma question. Il y en a beaucoup qui ont
saut en marche, au ralentissement.Je regarde lautre extrmit du
wagon : prs de la porte un coupleattend, ils sont ples. Je vois lamain de la femme serrerconvulsivement la poigne dunemallette.
Le haut-parleur rsonne, il y aune longue phrase en allemand etsoudain je les vois, ils sont unedizaine sur les quais, ils traversentla voie et viennent vers nous. Cesont des gendarmes allemands, ils
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ont une plaque de mtal comme ungros collier du Moyen Age qui pendsur leur poitrine. Il y a des civilsaussi en impermable.
Le couple a reflu, lhomme estdevant, il court, passe devant moi etje sens sa respiration trs courte.
Maurice me prend par le bras. Rentre.La porte du compartiment
coulisse et nous entrons. Il y a uneplace vide ct du prtre.
Il nous regarde toujours, il estple aussi et sa barbe a pouss dansla nuit. Stupidement cela mesurprend, je ne pensais pas que lesprtres avaient de la barbe, tous
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ceux que jai connus au patrotaient si lisses que je croyais que
Prs de la fentre une dame trsmaigre serre dj son laissez-passerdans sa main, je peux voir la feuilleblanche trembloter, il y a descachets ronds et noirs avec desangles au centre, des signatures,tout cela lencre paisse. Quest-cequon doit se sentir bien quand ontient entre ses doigts tant deparaphes, dautorisations, de
Halt !Le cri vient de dehors et nous
nous prcipitons la fentre.Un homme court l-bas,
lautre bout !
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Ils sont une dizaine quisparpillent travers les voies. Uncivil donne des ordres en allemand,court lui aussi, grimpe sur lemarchepied de la voiture voisine ettire un sifflet de sa poche, les coupsstridents vrillent mes tympans.Soudain un homme jaillit, juste au-dessous de moi, il a d passer sousle train, entre les roues, il escaladeun quai, deux quais, trbuche
Halt.Il sarrte au coup de feu mais
nest pas touch, je suis sr quilnest pas touch.
Il lve brusquement les bras etdeux soldats lentranent toute
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vitesse vers la salle dattente, je levois recevoir un coup de crosse, lecivil siffle toujours.
Je vois encore le couple de tout lheure revenir entre deux S.S., ilssont tout petits prsent et lafemme treint toujours sa mallettecomme si sa vie tait dedans, ellemarche vite, ils passent devant nouset je me demande ce quelle voitdans ses grands yeux noys.
Dautres ont t pris aussi l-bas, le jour claire les casques et lesculasses des fusils.
Je me rends compte alors que lamain du prtre repose sur monpaule, quelle y a toujours t
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depuis le dbut.Nous regagnons lentement nos
places. Le train est silencieux prsent, les Allemands bloquent lesissues.
Les mots viennent tout seuls mes lvres.
Monsieur le Cur, nousnavons pas de papiers.
Il me regarde et un souriredistend ses lvres pour la premirefois depuis Paris.
Il se penche et jai du mal percevoir son chuchotement.
Si tu as lair aussi effray, lesAllemands vont sen apercevoirsans que tu le leur dises. Mettez-
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vous prs de moi.Nous nous serrons contre lui.La grand-mre est l galement,
je reconnais sa valise dans le filet,au-dessus de sa tte. Elle sembledormir.
PapiersIls sont loin encore, au dbut du
wagon, ils ont lair nombreux, ilsparlent entre eux et je comprendsquelques mots. Papa et mamannous parlaient yiddish assezsouvent et cela ressemble beaucoup lallemand.
PapiersIls se rapprochent. On entend
les portes glisser lorsquils les
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ouvrent et les ferment.La grand-mre tient toujours ses
yeux ferms. PapiersCest le compartiment ct
maintenant. Je sens une impressioncurieuse dans mon ventre, cestcomme si mes intestins devenaientsoudain indpendants et voulaientsortir de leur sac de peau. Il ne fautsurtout pas donner limpressionque jai peur de quoi que ce soit.
Je plonge dans ma musette et ensors un restant de sandwich. Jemords dedans au moment o laporte souvre. Maurice leur jette unregard parfaitement dtach, bourr
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dinnocence et jadmire cettematrise de comdien consommchez mon frangin.
Papiers.La dame maigre tend la feuille
blanche. Je vois une mancheduniforme, des paulettes, lesbottes sont quelques centimtresde mes galoches. Mon cur lointainbat coups rguliers et puissants.Le plus dur est davaler, je reprendsune nouvelle bouche.
LAllemand lit, pluche, rend lafeuille et tend la main vers la grand-mre limonade qui tend un papiervert, une carte didentit.
LAllemand les regarde peine.
-
Cest tout ?Elle sourit et opine de la tte. Prenez votre valise et sortez
dans le couloir.Dautres attendent derrire la
vitre en bavardant. Il y a un S.S.parmi eux.
Le cur se lve, descend la valiseet la grand-mre sort. Un desgendarmes prend son cabas et luifait signe. Son chignon blanc et platbrille un court instant dans lalumire du jour et elle disparatderrire des paules.
Adieu, grand-mre, merci pourtout et bonne chance.
Le prtre prsente ses papiers et
-
se rassoit. Je mche toujours.LAllemand regarde la photo etcompare avec loriginal. Je mchetoujours.
Jai un peu maigri, dit le cur,mais cest bien moi.
Une ombre de sourire passe surle visage de notre contrleur.
La guerre, dit-il, lesrestrictions
Il na pas daccent oufaiblement, sur certainesconsonnes. Il rend le papier et dit :
Mais les curs ne mangentpas beaucoup.
Cest une grosse erreur, pourmon cas tout au moins.
-
LAllemand rit et tend la mainvers moi.
Toujours riant le cur me donneune pichenette sur la joue.
Les enfants sont avec moi.La porte sest dj referme
aprs un salut clair de lAllemandhilare.
Mes genoux se sont mis trembler.
Le cur se lve. On va pouvoir descendre
prsent. Et comme vous tes avecmoi, nous allons prendre notre petitdjeuner ensemble au buffet de lagare. a vous va ?
Je constate que Maurice est plus
-
mu que moi, celui-l, on pouvaitlassommer de torgnoles sans luitirer une larme mais il suffisaitquon se montre un peu gentil aveclui pour quil prenne son visageboulevers. En loccurrence, il yavait de quoi ltre.
Nous avons pu descendre sur lequai. Il y eut encore la fouille desbagages et puis nous avons donnnos tickets au contrleur et ensuivant notre sauveur nous avonspntr dans le Buffet.
Cela faisait trs funraire, unhaut plafond caissons, desbanquettes de moleskine noire, delourds guridons de marbre pieds
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chantourns, des garons en vestenoire et long tablier blancattendaient, accouds contre descolonnes, tenant dans leurs mainsdes plateaux brillants et vides.
Il avait lair tout heureux prsent notre cur.
On va prendre des cafs aulait avec des tartines, dit-il. Mais jevous prviens, le caf cest de lorge,le sucre cest de la saccharine, le laitil ny en a pas, quant aux tartines, ilnous faudrait des tickets de pain,mais vous ne devez pas en avoir etmoi non plus. Mais cela nousrchauffera tout de mme.
Je toussote pour claircir ma
-
voix. Avant tout, on voudrait vous
remercier Maurice et moi pour ceque vous avez fait.
Il reste un instant interloqu. Mais quest-ce que jai fait ?Cest Maurice qui continue, il y a
un fond de malice dans sa voix. Vous avez menti pour nous
sauver en disant quon tait avecvous.
Doucement, la tte du prtre sebalance en signe de dngation.
Je nai pas menti, murmure-t-il, vous tiez avec moi comme tousles enfants du monde le sontgalement. Cest mme lune des
-
raisons pour lesquelles je suisprtre, pour tre avec eux.
Maurice ne rpond pas, il tournesa pastille de saccharine avec unepetite cuillre en fer tam.
En tout cas, sans vous il nousemmenait. Cest ce qui compte.
Il y a un instant de silence puisle cur questionne.
Et prsent o allez-vous ?Je sens que Maurice hsite
parler mais lide seule que ceprtre puisse croire une secondeque nous nous mfions encore delui aprs ce qui vient de se passermest insupportable.
Nous allons Hagetmau et l
-
nous allons essayer de passer laligne de dmarcation.
Le cur boit et pose la tasse danssa soucoupe avec une grimace. Ildevait tre amateur de vrai cafavant la guerre et il na pas lair deshabituer aux ersatz.
Je comprends, dit-il.Maurice intervient son tour. Aprs nous rejoindrons nos
parents qui sont dans le Midi.A-t-il senti notre rtraction ? La
chose tait-elle si courante que laquestion devenait inutile ? En toutcas il ne pose plus aucune question prsent.
Il sort un gros portefeuille de sa
-
poche cercl dun lastique. Il prendune petite feuille blanche au milieudes images pieuses, un crayon lapointe use, il griffonne un nom,une adresse et nous la tend.
Vous russirez passer, dit-il,a me ferait plaisir que vous melappreniez. Et puis si un jour vousavez besoin de moi, on ne saitjamais, vous pouvez mcrire.
Maurice prend la petite feuille,la plie et la met dans sa poche.
On va partir, monsieur leCur, il y a peut-tre un car bienttpour Hagetmau et il faut quon ysoit vite.
Il nous regarde passer la
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courroie de nos musettes par-dessus notre tte.
Vous avez raison, les enfants,il faut aller vite certains momentsde la vie, cest ncessaire.
Nous attendons, gns par ceregard mlancolique qui me percejusqu lme. Il nous tend la mainet nous la serrons lun aprs lautre.
Maurice passe le premier et sedirige vers la porte tournante lautre bout de la salle, maisquelque chose minquite, il fautque je demande au prtre.
Je fais demi-tour et mapproche nouveau de lui.
Monsieur le Cur, quest-ce
-
quils lui ont fait la grand-mre ?Ses yeux sclairent, il murmure
une phrase que je ne comprendspas, puis :
Rien, ils ne lui ont rien fait,simplement comme elle navait pasde papiers, ils lont renvoye chezelle. Voil tout.
Cest vrai, comment navais-jepas pens cela ? Je limaginaisdj en prison, dans un camp detransit, que sais-je. Ils lontramene sa maison, voil tout,rien de bien grave.
Dehors Maurice mattend. Il y aun rayon de soleil froid et il a perdusubitement son teint plomb de
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tout lheure. Je me sens mieuxaussi, comme si cette lumire nousavait dbarbouills dun coup etdbarrasss de toute la fatigue duvoyage.
La gare routire nest pas loin,une place traverser plantedarbres aux larges corcesprotubrantes dont je ne connaispas le nom. Il faut dire que lesdiffrentes sortes darbres, entre larue Marcadet, le gazomtre deSaint-Ouen et la basilique du Sacr-Cur, je nai pas eu loccasion denrencontrer beaucoup.
Le car pour Hagetmau ?Derrire le comptoir, le type na
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mme pas lev le nez. Dans deux heures. Deux places alors.Nous revoici avec deux billets en
poche. Notre magot est salementcorn, mais cela na pasdimportance. Nous foulons le pavde Dax, la France libre nest pasloin.
On passera.
-
V
Le car sest arrt lentre duvillage. Sur la route, une voitureallemande remplie dofficiers nousa doubls. Jai eu le trac quelquessecondes mais ils ont fil sansprter la moindre attention notrevhicule ferraillant.
Le ciel est dgag et lodeur desfumes qui sortent des cheminesparvient jusqu nous. Cest un paystrs plat et les maisons seresserrent autour du clocher delglise.
Maurice remonte sa musette.
-
En avant.Dun bon pas nous franchissons
un pont troit qui enjambe unerivire minuscule, un filet deau quidisparat sous les cailloux.
La rue centrale monte un peu.Mal pave, nos talons sonnentdessus et nous parvenons unefontaine sous un porche. Il ny apersonne dans les rues, un chienparfois traverse et disparat dansune ruelle aprs nous avoir flairles mollets. Cela sent une odeur devache et de bois brl, lair est vif, ilsemble ne pas rencontrer dobstacleet parvenir avec violence jusquautrfonds de nos bronches.
-
Deux piceries se font face dansce qui doit tre la rue centrale, ellessont fermes toutes les deux.
Bon sang, rle Maurice, maistout le monde est mort ici.
Ce silence commence mimpressionner aussi. Aprs lefracas du train, le branle-bas dudpart, de larrive, nous noussentons privs brusquement dunsens, comme si lon nous avaitfourr deux normes boules decoton dans les oreilles.
Ils doivent tre aux champsAu-dessus de nos ttes lhorloge
de lglise tinte et Maurice se frottela tte.
-
Cest vrai, dit-il, il est midi,tout le monde mange.
Voil un mot quil nauraitabsolument pas d prononcer, lessandwiches sont finis depuislongtemps, le caf est bien loin et cegrand air soudain me creuse de plusen plus, si je ferme les paupires, jeverrai surgir des biftecks-frites.
Nous tournons au hasard dansle village, il y a une sente qui ouvresur des champs dserts la limitedesquels les forts commencent.
Nous rebroussons chemin etnous voici sur une nouvelle place,plus petite que la premire. En facedun btiment qui doit tre la
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mairie il y a un caf-restaurant.Nous le dcouvrons ensemble et
je regarde Maurice avec anxit. On pourrait peut-tre manger
quelque choseMaurice hsite un peu, il a
certainement encore plus faim quemoi. A la maison il narrtaitjamais, je le savais capabledenchaner directement du dessertdu djeuner sur le chocolat dugoter et de poursuivre sansintervalle par la soupe du soir.
On y va, dit-il, sagit pas detomber dinanition.
Nous ouvrons la porte et restonssur le seuil. Si les routes sont vides,
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le caf lui ne lest pas. Dans la salletout en longueur au bout delaquelle trne un comptoirsurmont dun antique percolateur,cent personnes sentassent autourdes tables. Trois serveuses courentdans les alles en portant desassiettes, des carafes deau, descouverts. Il fait chaud grce unnorme pole de faence dont letuyau zigzagant traverse la salle mi-hauteur. Il y a troisportemanteaux surchargs derrirela porte.
Quest-ce que vous voulez, lesenfants ?
Une des serveuses, rouge et
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chevele, essaie de rattraper ausommet de sa tte un rouleau quiseffondre sur les autres. Ellesacharne un moment puisabandonne.
Encore abasourdi, Mauricerpond :
On voudrait manger. Venez par l.Elle nous entrane et nous
traversons la salle, le cliquetis desfourchettes et des couteaux estintense. Contre le comptoir il y a unguridon sans nappe sur lequel ellepose deux assiettes.
Il y a des lentilles au lard etdes aubergines farcies. Comme
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dessert du fromage 0% et un fruit,a vous ira ? Je peux vous donnerdes radis au sel pour commencer.
Trs bien, daccord.Elle court dj vers les cuisines
do sort une autre serveuse uneassiette de lentilles dans chaquemain. Il ny a pas lair dy avoirbeaucoup de lard dedans.
Je regarde les convives. Ce nesont pas des paysans : ils offrent cemlange que lon rencontre dans lesgares ou les salles dattente, mais cesont l hommes ou femmes de laville. Il y a des enfants aussi, mmede trs jeunes.
Maurice se penche par-dessus
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son assiette. On va retrouver toute la rue
Marcadet dans ce restau.Ce sont donc des gens comme
nous, en fuite, des Juifs bien sr, etils attendent pour passer lafrontire. Mais quattendent-ils ?Cest peut-tre plus difficile quenous le supposons.
Notre serveuse revient avec troisradis au creux dune assiette. Ellepose la salire entre nous.
Bon apptit, les enfants.Maurice remercie et jajoute : Vous avez souvent du monde,
comme aujourdhui ?Elle lve les bras au ciel.
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Tous les jours depuis six moiset plus ! Croyez-moi, le jour o lesfriss ont plac cette ligne unkilomtre dici, ils ont contribu en enrichir pas mal.
Je suis son regard et dcouvre lapatronne qui essuie avec dlicatesseune tasse caf derrire lecomptoir. Cest une femme boucle,rougeaude et luisante.
Elle risque rien de se fairefaire la permanente et lindfrisabletous les quinze jours, avec ce quelleempoche ici, elle pourrait y passersa vie chez le coiffeur.
Elle tente encore une fois deremettre son rouleau en place et
-
ramasse nos assiettes vides. Il nestrien de plus rapide manger quetrois radis lorsquon a faim, plusforte raison lorsque sur les trois,deux sont creux.
Et cest facile de passer ?Elle hausse les paules. Oui, cest assez facile, en
gnral a se passe trs bien,seulement il faut attendre la nuitparce que le jour, cest tropdangereux. Excusez-moi.
Elle revient aussitt avec leslentilles, les dpose, repart sans quenous puissions la questionnerdavantage.
Maurice regarde les gens autour
-
de lui. Ce qui serait drle, dit-il, cest
quon rencontre quelquun duquartier.
Les aubergines qui suivent sontfilandreuses et la farce estinexistante. Le fromage plat et sec.Les pommes sont fltries maiscomme notre serveuse commetlerreur dabandonner la corbeilleprs de notre table, toutes vont seretrouver au fond de ma musette.
Maurice plie sa serviette etconstate :
On na pas intrt restertrop longtemps dans le coin si on neveut pas finir en squelettes.
-
Peu peu, la salle se vide.Quelques tranards encore autourdes tasses dorge et de chicore,mais les autres ont disparu.
Nous rglons la note qui nousparat terriblement sale et nousrevoici dans les rues de Hagetmautrimbalant nos musettes, les mainsaux poches. Un vent souffle prsent, assez aigre et dsagrable.
coute, dit Maurice, on vaessayer de passer ce soir, pas lapeine de traner ici. Alors ce quilfaut faire dabord cest se renseignerpour savoir o on peut trouver unpasseur et combien il prend.
Cela me parat raisonnable. A
-
cinquante mtres, un garon dunequinzaine dannes roule sur unimmense vlo noir. Il a un panierdosier sur le porte-bagages. Ilsarrte devant une maison, sonne,tend un paquet de son panier etsalue voix haute :
Bonjour, madame Hudot, vlla petite commande.
Mme Hudot, invisible, murmureun remerciement, sloigne, revientet je vois sa main qui dpose unepice dans celle du livreur.
Merci, madame Hudot, aurevoir, madame Hudot, laprochaine, madame Hudot.
Il remonte en selle en sifflotant
-
et nous regarde venir vers lui. Il ades joues pleines et dures, desmains rouges couvertes de duvetblond et des ongles crasseux.
On voudrait un petitrenseignement.
Il rit et je constate quil a desplendides caries la plupart desdents.
Je vais vous le donner avantque vous ne le demandiez. Vousvoudriez savoir o se trouve lepasseur. Cest a ?
Maurice le regarde fixement. Ilne se laisse jamais impressionnerpar les grands.
Oui, cest a.
-
Eh bien, cest facile, vous allezquitter le village par la grand-route,faire trois cents mtres et, lapremire ferme votre droite, vousdemanderez le pre Bdard.
Seulement je vous prviens,cest cinq mille francs par personne.
Je blmis. Maurice aussimarque le coup. Le commis nousregarde en riant.
Maintenant, il y a une autresolution si a vous arrange, je peuxvous faire passer, moi, pour cinqcents francs. Vous prfrez a ?
Nous rions de soulagement.Drlement sympathique, cecommis.
-
Eh bien, alors, je vouspropose quelque chose : je vousdonne mon panier et vous finissezla tourne. Cest de la bidoche et il ya les adresses sur les paquets. Voustrouverez bien et vous allez rcolterdes pourboires. Moi je vais relevermes collets pendant ce temps et cesoir dix heures on se retrouve aubas du pont, prs de larche. Vouspouvez pas vous gourer, il ny en aquun.
Maurice me passe sa musetteque jenfile rapidement et reoit lepanier.
Allg, le commis grimpe vloet fait la risette de toutes ses dents
-
pourries.Arriv au tournant il se retourne
et lance : Au fait, vous les avez bien, vos
cinq cents balles chacun, parce queje vous prviens, on paye avant.
Cest moi qui rponds : Oui, oui, on les a.Le commis disparat toutes
pdales.Je me retourne vers Maurice. Tu les as, ces mille balles ?Il hoche la tte, soucieux. Bien sr que je les ai, mais
tout juste, une fois quon laurapay, on naura pratiquement plusrien.
-
Je secoue mes musettesdenthousiasme.
Mais cela na aucuneimportance ! Une fois passs enzone libre, on se dbrouilleratoujours, imagine quon ne soit pastombs sur ce type, cinq millefrancs le passage on tait obligs derester l ! Tu te rends compte !
En attendant, coupe-t-il, on ade la bidoche livrer.
L, commence lun des aprs-midi les plus curieux et les plusjoyeux de ma vie. Nous allions deferme en ferme, il y avait despoules, des canards dans des maresdun noir dencre, le ciel tait bleu
-
et dgag avec juste une frange denuages ourls juste au bas delhorizon.
Nous tions ivres.Deux Parigots levs au relent
de caniveau qui tout couprespiraient les grands ventscampagnards, tandis que Mauricedonnait au paysan son rti, sonentrecte, son bifteck, ce quidailleurs laissait supposer que lemarch noir ne marchait pas maldans le secteur, jallais vers leslapins dans leurs clapiers, pendantque les paysannes cherchaient leurmonnaie, je jouais avec des chiots,des porcelets dans des litires de
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paille pourrie. Et puis il y avait deschevaux. Il nen restait pasbeaucoup, la plupart avaient trquisitionns ds le dbut de laguerre mais il en restait toujours unou deux, de vieux costauds du stylepercheron, immobiles, les naseauxfrlant le bois de la mangeoire larecherche dune nourriture absente.Jentrais dans les stalles et grattaisleur front ; ils remuaient de longuesqueues dont les crins semmlaient,parsems de paille ; et puis nousrepartions Dans une chaumireprs de lglise, ctait un vieuxpp qui nous a fait entrer dans unesalle basse aux poutres enfumes. Il
-
y avait une photo au-dessus de lachemine qui le reprsentait ensoldat de lautre guerre, avec lacapote, les bandes molletires, et lemasque gaz. Il nous a montr sescanetons, une ribambelle de poulesjaunes criardes et vacillantes quiavanaient en file indienne Jtaisfascin.
Le panier tait presque vide. Lessous sonnaient dans la poche deMaurice, les gens stonnaient dene pas voir leur commissionnairehabituel qui sappelait Raymondpuis ils nous donnaient de largenttout de mme.
Aprs les bas morceaux pour le
-
garde champtre, il ne restait plusquune seule livraison effectuer :un demi-gigot porter dans lamaison de linstituteur qui setrouvait lcart, derrire un petitbois.
Nous bavardions Maurice etmoi. Mes jambes commenaient tre lourdes mais nous allions dunbon pas lorsque nous arrivmes hauteur des arbres.
PsittLe sifflement me glaa le sang
dans les veines. Maurice pila net.Derrire un tronc, un homme
nous fit un signe, mais nous voyantptrifis au bord de la route il
-
sourit, gravit un court talus etsavana vers nous.
A ses vtements, son visage, jecompris que ce ntait pasquelquun du pays, ctait un fuyardcomme nous. Ses yeux traqus, sesmains agites, tout en lui dsignaitle candidat au passage en zone.
Ctait un homme trapu, unphysique de boxeur, son front taitdgarni. Il nous regarda un courtmoment.
Excusez-moi, vous tes dupays ?
Non.Il avala sa salive, nous scrutant
comme sil cherchait quelque chose
-
sur nos visages. Vous tes juifs ?Maurice changea son panier de
main. Non.Il eut une rapide crispation des
mchoires. Moi si. Jai ma femme et ma
belle-mre dans le bois. Je cherche passer.
Il frappa du plat de la main surles genoux de son pantalon qui taitvert de mousse, tout un ct de sonveston tait recouvert de glaisesche et craquele.
Quest-ce qui vous est arriv ?Il battit lair de sa main dun
-
geste dsespr. Cest avant-hier, une
trentaine de kilomtres dici ensuivant lAdour, javais ladressedun passeur que lon mavaitdonne Bordeaux. Jai trouv letype, il nous a pris vingt millefrancs pour nous trois et il nous aamens de nuit. Nous avons marchlongtemps et un moment il sestaccroupi et a dit : Attendez-moi l,je vais voir si le terrain est dgag. Je lui ai dit que jallais aller avec lui,qu deux on se dbrouilleraitmieux. A ce moment-l il mafrapp avec sa canne et sest mis courir. Jai tent de le rattraper
-
mais je suis tomb. Nous sommesrests toute la nuit dans un bois etnous avons march depuis le leverdu soleil.
Maurice semble peser le pour etle contre. De derrire un arbre deuxfemmes sortent, elles ont lairpuises.
Ecoutez, dit Maurice, nousaussi on va passer mais on ne saitpas si le type qui va nous guideracceptera de vous prendre. Veneztoujours, vous lui demanderez, dixheures sous le pont, lautre boutdu village.
Merci. Merci de tout moncur, nous sommes si fatigus
-
que enfin, jespre que cette foisnous pourrons franchir la ligne etque
Il balbutie des paroles sanssuite, nous serre les mains et rentredans les bois o nous lentendonsapprendre la nouvelle aux femmesqui laccompagnent.
Pourvu que Raymond marchedans laffaire !
Maurice a repris la route ettourne vers moi un front soucieux.
On a quand mme intrt semfier, il y en a qui ont de drles defaons de gagner leur vie dans lepays.
Tu crois que ce Raymond
-
serait capable deIl hoche la tte. Je nen sais rien, et com