un prince incognito

Claire Varin

Un prince incognitoRoger Varinrécit biographique

Couverture : Roger Varin en 1938, © coll. famille VarinConception graphique : Gianni CacciaMise en pages : Yolande Martel

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Varin, Claire

Un prince incognito – Roger Varin

isbn 978-2-7621-3460-5 [édition imprimée]isbn 978-2-7621-3461-2 [édition numérique PDF]isbn 978-2-7621-3462-9 [édition numérique ePub]

1. Varin, Roger, 1917-2007. 2. Québec (Province) - Histoire – 20e siècle. 3. Compagnons de saint Laurent. 4. Journalistes – Québec (Province) –Biographies. I. Titre.

fc2925.1.v37v37 2012 971.4’04092 c2012-941282-1

Dépôt légal : 3e trimestre 2012Bibliothèque et Archives nationales du Québec

© Groupe Fides inc., 2012

L’auteure tient à remercier de leur soutien le Banff Centre et le Conseil des arts et des lettres du Québec.

La maison d’édition reconnaît l’aide fi nancière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour ses activités d’édition et remercie de leur soutien fi nancier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). La maison d’édition bénéfi cie du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du Gouvernement du Québec, géré par la SODEC.

imprimé au canada en septembre 2012

Sources iconographiques

Collection famille Varin : p. 8, 46, 94, 134, 145, 182, 261.

Archives CSC-Montréal : p. 62, 288.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Centre d’archives de Montréal, fonds Roger Varin et Jacqueline Rathé (P856) : p. 99, 228.

Collection Jeanne Courtemanche Auclair : p. 207.

note liminaire

Les passages en italique sont extraits des textes de Roger Varin, imprimés ou publiés dans la presse, ainsi que de notes manuscrites éparses ou de journaux personnels.

Roger Varin, au travail, vers 1940.

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Fils du Feu

Si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je ? J’aimerais emporter le feu…

Jean Cocteau

Nous sommes partis sur toutes les routes et nous avons porté partout nos cœurs insatisfaits. Nous avons cherché

sur la Terre des signes de Sa volonté. Nous avons cherché Sa piste et nous avons compris qu’elle était étroite, que bien peu l’apercevaient. Tant de pistes brouillées la côtoient. Tant de pistes plus attrayantes veulent lui ressembler.

Pour nous avec des tiraillements douloureux et de grands cris de joie, nous avons mis nos cœurs au bout de nos mains, comme une sorte de torche, et nous sommes passés sans rien prendre de ce qui appartient à la Terre. Malgré tout.

Nous ne rougissons pas de notre foi ; mais nous n’aimons pas qu’on se moque de nous. Nous sommes humains. Et la moque-rie qu’on s’est attirée est souvent l’aboutissement d’une fausse manœuvre de notre part.

Voilà. Il s’agissait de marcher dans l’Espérance. Et sans nous arrêter, nous avons cheminé en compagnie de Dame Charité et de Dame Pauvreté. Dans l’Attente. Très seuls le plus souvent.

Attribué à Roger Varin, jeune homme

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Le 4505, boulevard Gouin Ouest

Inspiration is a command. While you have a choice that is not inspiration. If a decision is required that is not

inspiration and you should not do anything by decision. It is simply a waste of time.

Agnes Martin

Sept jours déjà que me voici au milieu des montagnes Rocheuses à rêver de ton livre et de visions animales. Ici

pour six autres semaines de travail intensif sur ton cas, père, celui de l’homme né par une nuit de décembre, en 1917, et envolé à l’aube d’un jour de printemps 2007. Entre ces deux dates, la vie d’un animateur et artisan de théâtre qui a beau-coup agi et peu parlé, beaucoup créé et peu détruit. Je suis à Banff , dans ce Canada dont on se targue qu’il nous appartient, ou plutôt que nous lui appartenons. Fabuleuses montagnes magiques. Une splendide énergie de force harmonisatrice pour positionner les étoiles de ta constellation dans le ciel du Québec. Moi, ta fi lle, l’avant-dernière de ta tribu, celle qui a obtenu ton attention admirative à coups de livres publiés, je t’écris.

Emportés dans mes valises pour cette résidence littéraire au Banff Centre tes carnets, tes textes parus ici et là, ta corres-pondance, tes notes éparses et les miennes recueillies lors de nos ultimes conversations, les témoignages récents livrés par

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le 4505, boulevard gouin ouest

tes amis encore debout, autant de pierres dans mon ascension de ta montagne. Des pierres sur lesquelles glisser et choir ou à ramasser et assembler pour dresser un inukshuk à ta mémoire. Le studio qu’on m’a octroyé est un ancien chalutier qui a beaucoup navigué dans le Pacifi que. Ça tombe bien : j’ai besoin de pacifi cation pour mener à bon port notre navire. Mainte-nant retraité, le bateau de pêcheur poursuit sa vie, juché sur une structure de bois au cœur du parc national de Banff , à la Leighton Artist Colony. Dans ce refuge pour écrivains, je m’attelle à une tâche insurmontable : escalader ta montagne et embrasser l’ours.

Aujourd’hui, au pied de cette montagne en direction de laquelle je marche depuis ta mort il y a trois ans, j’apprends que je n’ai aucune chance de connaître Doug, le couguar. Il régnait depuis plus d’une décennie sur la région de Banff : dans le journal local, la photo du vieux Doug dont, il y a cinq jours, au bord de la rivière Bow, on a retrouvé la carcasse avec la petite étiquette bleue numérotée, fi xée à son oreille. Un regard trop tendre pour un carnassier… Ce n’est pas vrai, je ne vais pas pleurer pour un couguar que je ne rencontrerai jamais ? Décidément, le deuil me rend fragile et impression-nable. Au fait… c’était peut-être lui qui… comment dire ? La troisième nuit après mon arrivée, une créature, un être, quel-que chose, une énergie plutôt joyeuse… bondissait sur mon lit, réveillant mon esprit tandis que mon corps dormait encore. Incapable de bouger pour discerner la forme sau-tillante, je sentais un poids réel sur la couverture, autour de moi. J’ai pensé, avant que ça ne disparaisse : un animal au moins trois fois plus gros qu’un chat.

Parlant de félin, t’a-t-elle visité, l’âme de ton chat renversé par une voiture sur le boulevard et dont un voisin a disposé avant que vous n’ayez pu jeter les yeux sur ses restes ? Cette âme, t’a-t-elle souffl é de l’utiliser comme faire-valoir dans un roman inspiré par le lieu qui avait abrité cinquante ans de ta

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vie d’adulte ? Ta maison de bois jaune et blanche du boulevard Gouin, dans le nord de Montréal, jouxtant alors un vaste ter-rain cultivé par un agriculteur de Laval. Ta chaumière, à cinq minutes en voiture des rires de « la grosse femme » du parc Belmont, tu la comparais à un visage heureux : ses yeux, les deux ouvertures à l’étage supérieur et son sourire, les nom-breuses fenêtres du solarium, comme autant de dents. Maman a l’âge de ce « chalet » bâti en 1920, au bord de la rivière des Prairies, par M. Weary, un avocat d’Outremont dont l’héritier, en instance de divorce, le louait à un fabricant de chaises en babiche. « Je devrais faire chanter une messe à sa mémoire ! » s’exclame Jacqueline, reconnaissante de vivre dans cette demeure « pleine de charme et de bonté » acquise en 1945. Un lieu qui a accueilli tant de réunions avec vos amis, le lance-ment du premier titre des Éditions de l’Hexagone, et où tu as composé plusieurs de tes jeux scéniques et radiophoniques jusqu’aux petites heures du matin, près des tiens endormis.

Un demi-siècle après votre entrée dans la maison bénie où tu mourrais, et à la retraite depuis une dizaine d’années, tu esquisses les premières lignes de l’ouvrage « Pacha », ainsi nommé parce que ton chat aurait pu en être le narrateur : Tenez, je suis assis (en sphynx, aime-t-il à décrire cette position en invitant la maîtresse à venir constater la beauté de la chose), je suis assis, dis-je, dans un coin de son bureau, sur l’un de ses dossiers marqué « les Cercles d’or ». Il y prétend que les humains, du nord au sud, trouveraient le bonheur s’ils se décidaient à créer et à échanger leurs œuvres. Ces « Cercles d’or », émules, au plan intellectuel, de la Croix-Rouge ou du Croissant au plan physique, corporel, le maître aimerait assez que les rentiers de son espèce les mettent en branle. … Vous voyez l’entreprise ! …Il garde de sa jeunesse un idéalisme indécrottable : il peut chan-ger le monde !

Oui, je mesure l’entreprise… et laisse les cercles d’or à ton « idéalisme indécrottable ». Je me suis chargée d’une autre

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aff aire cyclopéenne : raconter sans ennuyer une vie achevée d’homme d’action et d’idées, aux mille projets, un artisan de théâtre et animateur incendiaire, engagé dans son siècle, un « évolutionnaire tranquillisé », devenu aussi anonyme que le crâne contemplé par Hamlet. Et je n’utiliserai pas d’animal comme narrateur : trop diffi cile de réinventer le genre, limita-tif aussi… et en général plutôt ennuyant, non ? Tu jongles, pendant plus d’un quinquennat, avec la possibilité de faire parler ton chat mort. L’un de tes débuts : « Fatigant, achalant, abruti, déguerpis ! » ainsi s’exprime le caractère primesautier de mon maître lorsque je saute sur sa table de travail encom-brée d’un monceau de lettres, de coupures de journaux, de notes, de pensées (il en fait collection pour les partager avec ses amis). … Aujourd’hui, le maître farfouille dans de vieux papiers. Je les piétine pour en prendre possession, me les impré-gner à travers le corps.

Tu as dû sentir que ça se compliquait… Ton chat ne peut pas expliquer les choses. Sa nature lui commande de sentir et d’agir, pas vrai ? Rien de plus risqué que d’accorder la parole à un animal… Jointes à tes notes, des photos de toi dans l’hiver, pipe à tes lèvres souriantes, coiff é d’un chapeau de castor, et tenant dans les bras ton félin noir aux yeux éme-raude. Pacha piétinant tes papiers : ton artifi ce pour raconter la pré-Révolution tranquille et tout ce qui s’est passé dans ta maison et sur sa berge, de 1945 à 1995. Et ces lumières que tu as contribué à allumer au dehors et qui perçaient malgré la noirceur politique des années 1936-1956 au Québec (avec l’in-termède d’ Adélard Godbout – de 1939 à 1944 – et ses gains majeurs : droit de vote aux femmes, instruction publique obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans et gratuité de l’édu-cation à l’école primaire). Pacha mettait donc sa patte sur un de tes jeux scéniques, prétexte pour aborder ton engagement envers le théâtre de participation, antidote aux vaudevilles. Ou il mordillait un exemplaire de La Galette, bulletin des

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membres de l’Ordre de Bon Temps, vaste mouvement cultu-rel, que tu avais animé afi n de revaloriser le folklore, le plein air, les loisirs communautaires participatifs, contrepoison aux divertissements commerciaux passifs. Et pour fi nir, en rappe-lant, que le désir de renouveler le monde reste au cœur de l’enfant humain toute sa vie, raconter mon souci de créer un jour les « Cercles d’or » pour la propagation universelle du fl uide créateur. Encore ces cercles d’or ! Seigneur, prends pitié ! Pardonne-moi mon manque de foi, papa…

Je m’institue narratrice de ton histoire et j’agrandis les murs de ta grotte, puisque tu songeais aussi à un volume recelant toutes tes idées sur les sujets importants de la vie en société, avec un dernier chapitre sur Dieu. Tu embrassais large. Selon l’un de tes scénarios, Pacha découvre ce qu’il voit autour de lui dans ton bureau, et que tu n’as pas eu le courage de relever. Pour mémoire, je prends sur moi de détailler les objets de ton environnement de travail. Fixées à un panneau de liège, ces photos de tes préférées (ta mère Marie-Paule et maman), de tes sept enfants – attablés avec ton père Charles – et de tes petits-enfants, de toi à des âges divers, en bébé à la longue chevelure frisée, en premier communiant, boucle au cou et brassière aux longs rubans à ton bras, en uniforme d’étudiant, avec ta couette blonde tombée sur le front, ensou-tané, pour une production de l’Offi ce national du fi lm… Ta devise, Crois, crée, croîs, sur un blason conçu par ton fi ls François à ta demande, selon les règles de l’héraldique.

Dans un coin, un lit simple agrémenté d’une couverture de laine mexicaine sous laquelle Pacha aimait à se lover, quand tu n’y piquais pas un roupillon. Parmi ta bibliothèque : les livres de la collection « Le Message français », que tu créas avant de la confi er à Fides, des ouvrages sur le théâtre au Québec, des livres de tes amis et camarades de jeunesse, et un bataillon de dictionnaires. Sur ton bureau, délesté, depuis ton départ, d’un amas de documents et journaux : outre les pots

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de crayons, stylos et coupe-papier usuels, un presse-papier A clean desk is the sign of a sick mind et ta machine à écrire électrique. Épinglée sur la porte d’accès à ta tanière : une peinture à l’acrylique que je t’avais off erte, où je te campe en éphèbe aux cheveux bouclés, auréolé d’étoiles, un écureuil à tes côtés. Tu pestais parfois contre ce rongeur, qui, de ton propre aveu, te représentait plutôt bien à cause de ta manie d’accumu-ler tableaux, sculptures, cloches, pipes et paquets d’allumettes du monde entier, monnaies, médailles et livres anciens, chan-sonniers, pensées, rosiers et… mouvements de jeunesse, que tu collectionnais, ma foi, comme le reste, JEC, JAC, JOC, acro-nymes au sens perdu : Jeunesse étudiante catho lique, Jeunesse agricole catholique, Jeunesse ouvrière catholique…

Depuis le temps que je ratisse tes archives, j’ai compris que je n’avais pas en main tous les morceaux d’un casse-tête dont je ne m’entêterai pas à fabriquer les pièces manquantes. Ah ! le poids que j’ai mis sur mes épaules en décidant d’écrire ton livre : tenter de fi xer les premiers bouillonnements de la Révolution tranquille au « Canada français », déclenchés par les mouvements de jeunesse, à tes yeux précurseurs d’icelle avec le scoutisme, les Compagnons de saint Laurent, les sociétés Saint-Jean-Baptiste, l’Ordre de Bon Temps, l’école Chez Polichinelle, les jeux dramatiques de masse, les émissions « Sous la tente » à Radio-Canada et les groupements coopératifs. Raconter le souffl e de l’esprit créateur et ton besoin de transformer le monde.

Ton histoire, espèce de somme des expériences et du chemi-nement d’une vie au Canada français du vingtième siècle, tu as pensé l’intituler « André et ses anges ». Et ce, pour bien mon-trer la chance inouïe dont a profi té le héros de sa naissance à sa mort, les occasions innombrables de s’épanouir qui se sont bousculées sur sa route, les saints majeurs et mineurs qui ont cheminé avec lui… Et les quelques démons qui lui ont montré leur derrière. Une relation teintée d’humour, parcourue d’une

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joie de vivre inébranlable ; une sorte de chant d’action de grâces à la vie (un chant du cygne en plus rigolo ?). Tout cela devrait peut-être s’appeler un récit, plutôt qu’un roman ? te demandes-tu, bien que tu constates l’avantage de te cacher derrière un personnage : Pour un roman : Qu’as-tu fait de cette splendide machine, esclave de tes moindres sentiments, qui réalisait tes envols, satisfaisait tes besoins de vibrer… disait Hervé en se regardant dans la glace. À 65 ans, il…

Tu t’arrêtes là, en face du miroir qu’il te faudrait traverser, et tu n’as plus la force de le briser. Tu as tout donné dans la première moitié de ta vie, usant ainsi ta « splendide machine », tu t’es consumé. Accoucher d’une fi ction et renaître de tes cendres… tu n’avais plus cette énergie colossale de tes vingt ans.

J’écrirai ton livre, mais ce sera le mien. Écartelée, comme tu le fus, entre terre et ciel, entre ego et abnégation, orgueil et humilité, ombre et lumière. Avec la double tentation de m’in-fi ltrer dans ton histoire et celle de m’eff acer pour te laisser tout l’espace. Avec des pleurs et des joies. Je peindrai une fresque, je vais te portraiturer debout sur les scènes où tu as occupé la place centrale, et brûlé.

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L’infant

Ami, cache ta vie et répands ton esprit.  Victor Hugo

Tu nais par une nuit d’hiver très rigoureuse, racontes-tu dans un de tes nombreux commencements. Un froid

sibérien, précisait ta mère. C’est vous dire que dès mon premier pas en ce monde j’ai appris à relever les défi s. Si je relève celui-ci, c’est parce que j’aime mes enfants et que j’accepte de leur raconter qui est leur père. Ayant négligé de le faire jusqu’à présent, à ma courte honte, et désireux de les voir progresser dans la vie sans qu’ils prennent quelque excuse de leur hérédité à s’arrêter en chemin. J’accepte aussi ce défi par amitié pour toutes ces personnes chères en compagnie desquelles au long de ma vie j’ai l’impression d’avoir participé au devenir du Québec. Cela dit, si vous pressentez que les propos d’un si piètre racon-teur vont vous ennuyer, ne vous gênez pas pour faire quelque chose de plus important et revenez à ce poste dans à peu près vingt minutes. Quant aux autres qui m’accueillez chez vous, qui me faites la joie de votre amitié, acceptez mon merci et installez-vous confortablement. Suivent quelques indications pour ton livre qui ne viendra jamais parce qu’au fond, âme de timide, tu préfères écouter plutôt que parler, et surtout pas de toi. C’est par mon professeur de théâtre au cégep que, moi, ta fi lle, j’ai su ton rôle dans la création des Compagnons de saint

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Laurent, chez qui plusieurs comédiens québécois de ta géné-ration et de la subséquente ont reçu leur formation.

Je présume que tu aurais expédié l’histoire de ton enfance en quelques pages, comme pour ce chapitre que j’écris, puis-que je sais si peu de cette période de ta vie. Ton ancêtre pater-nel tonnelier, ta naissance dans un milieu ouvrier, le désir de ta mère de te faire instruire…

Autre velléité soixante-dix ans après ta mise au monde : Je suis né un 23 décembre, avec un cœur tout excité, un nombril qui eut du mal à se former et je n’ai pas été circoncis. Ce qui devait expliquer pour une part certains de mes comportements au cours de ma vie sur cette Terre. En quoi le fait de ne pas avoir subi la circoncision motive-t-il certains de tes agisse-ments ? Mystère et boule de gomme. Quant à l’empreinte en toi de la veille de la Nativité… Bien des religieux te sacreront Précurseur, dès ton adolescence, « pour préparer les voies de Dieu dans les âmes ». Mon Dieu, vous m’avez presque envoyé un petit Jésus, a sans doute pensé ta mère, qui, selon l’un de tes frères, incarnait la femme idéale. Quant à ton père, pour forcer un peu la comparaison avec la Sainte Famille, il était charpentier comme le « papa » de celui qu’on célèbre à Noël. D’un point de vue profane, cadet du clan Fortin-Varin, tu as payé pour ta rivalité avec l’Enfant. Tu t’es senti un peu lésé de naître si proche du 25 décembre : tes cadeaux d’anniversaire t’arrivaient dans le traîneau de Santa Claus ; du deux-en-un, toujours. En guise de compensation, ta mère te cuisinait pour l’occasion de bons gâteaux à la mélasse.

Pour un autre amorçage d’œuvre littéraire, tu te dissimules à moitié derrière un Jean-Marie, l’un de tes prénoms de bap-tême avec Joseph ; ainsi as-tu l’impression de moins trahir ta vérité tout en te laissant respirer sous le masque : Jean-Marie gardait peu de souvenirs précis de ses trois premières années d’existence à Grand’Mère [sic] [ville qui inscrit dans son nom la source de ton amour primordial]. Le plus vivant restait celui

Ce récit est né de l’amour de Claire Varin pour son père, Roger Varin, homme de théâtre, cofondateur, avec le père Émile Legault, de la troupe des Compagnons de saint Laurent, journaliste, pionnier de Radio-Canada, et qui compta parmi les forces vives qui façonnèrent le Québec moderne. Évoquer la vie de Roger Varin (1917-2007), ses engagements de laïc à la foi idéaliste mais conventionnelle, ses contradictions entre le respect de la tradition et la poursuite du progrès, les combats d’un homme soucieux de contribuer à l’évolution de la société québécoise, permet de remonter aux sources de la Révolution tranquille. C’est aussi instructif que fascinant.

À travers la fi gure de Roger Varin se donne à voir toute l’eff er-vescence animant les mouvements de jeunesse dans les années 1940, tels l’Ordre de Bon Temps, et qui ont été le vivier intellectuel et social des futures élites politiques québécoises. Sont évoqués les débuts de Radio-Canada, où Roger Varin, sous les traits du clown Poum, fi t les belles heures de l’émission Samedi Jeunesse ; et l’éducation coopérative à travers la Société des Artisans qui donnera naissance à la mutuelle d’assurances Les Coopérants.

Beaucoup de ceux qui ont fait le Québec apparaissent dans ce récit, saisis à un moment de leur existence où ils ne sont pas encore devenus des fi gures en vue : Pauline Julien, Pierre Trudeau, Gérard Pelletier, Simonne Monet, le père Ambroise Lafortune, le cardinal Paul-Émile Léger, le journaliste et homme politique André Laurendeau, le chanoine historien Lionel Groulx, la comédienne Kim Yaroshevskaya, le chansonnier Félix Leclerc, l’homme de théâtre Jean-Louis Roux, et bien d’autres encore.

Plus vrai qu’un roman, plus près de la vie qu’une biographie classique, ce récit, mené avec brio et sans complaisance, est aussi bouleversant. Sa lecture est indispensable à qui veut comprendre de l’intérieur, dans toute sa complexité et sa richesse, cette période trop simplement désignée sous le nom de Révolution tranquille.

Claire Varin est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Clarice Lispector. Rencontres brésiliennes (entretiens et documents divers, 1987, rééd. en 2007), Langues de feu (essai sur Clarice Lispector, 1990), Profession : Indien (récit, 1996). Elle a publié trois romans : Clair-obscur à Rio (1998), Désert désir (2001) et La Mort de Peter Pan (2009), ainsi qu’un recueil de nouvelles, Le carnaval des fêtes (2003).

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