Un Poète Inconnu - Valéry, Paul

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Paul Valéry - Un poète inconnu : Cyprien de la Nativité de la Vierge, suivi des Deux entretiens. Les Lettres françaises, Sur, Buenos Aires 1944.

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  • UN POETE INCONNU par

    P A U L V A L R Y

  • UN POETE INCONNU suivi de

    DEUX ENTRETIENS

  • UN POETE INCONNU par

    P A U L V A L R Y

    L A P O R T E T R O I T E N ? 3

    L E T T R E S F R A N A I S E S SAN MARTIN 689 SUR BUENOS AIRES

  • T A B L E

    Page

    Un pote inconnu 9

    Deux entretiens:

    I 35

    II 42

  • UN POETE INCONNU

  • Je propose aux amateurs des beauts de notre langage de considrer dsormais l'un des plus parfaits potes de France dans le R. P. Cyprien de la Nativit de la Vierge, Carme d-chauss, jusqu'ici peu prs inconnu.

    J'en ai fait, il y a bien trente ans, la dcou-verte: petite dcouverte sans doute, mais sem-blable plus d'une grande, pour avoir t, comme l'on dit, due au hasard. Un assez gros livre s'est trouv sous ma main, qui n'tait point de ceux que j'aie coutume de lire ou besoin de consulter. C'tait un vieil in-quarto, la tranche d'un rouge fort ple, vtu de parchemin gri-stre, un de ces livres massifs dont on prsume trop aisment qu'ils ne contiennent que le vide des phrases mortes, de ceux qui font piti dans les bibliothques dont ils composent les murs de leurs dos tourns la vie. Il m'arrive cepen-dant, de loin en loin, d'entr'ouvrir, dans une pieuse intention, quelqu'une de ces tombes lit-traires. En vrit, le cur de l'esprit se serre la pense que personne, jamais plus, ne lira

  • dans ces milliers de tomes que l'on garde soi-gneusement pour le ver et le feu.

    Mais peine vu le titre de celui-ci, ce titre excita mon regard. Il annonait: Les uvres Spirituelles du B. Pre Jean de la Croix, pre-mier carme dchauss de la Rforme de Notre-Dame du mont Carmel, et coadjuteur de la Saincte Mre Thrse de Jsus, etc., etc. Le tout traduit en franais par le R. P. Cyprien de la Nativit de la Vierge, carme dchauss, 1841.

    Je ne suis pas grand lecteur d'ouvrages mystiques. Il me semble qu'il faut tre soi-mme dans la voie qu'ils tracent et jalonnent, et mme assez avanc sur elle, pour donner tout son sens une lecture qui ne souffre pas d'tre "courante" et qui ne peut valoir que par la p-ntration profonde, et comme illimite, de ses effets. Elle exige une participation vitale qui est tout autre chose qu'une simple comprhension de texte. La comprhension y est, sans doute, n-cessaire: elle est fort loin d'tre suffisante.

    C'est pourquoi je n'aurais fait qu'ouvrir et refermer le vieux livre, si le nom illustre de l'auteur ne m'et sduit m'y attarder. J'y trou-vai d'heureuses surprises.

  • Le thme favori de Saint Jean de la Croix est un tat qu'il nomme la nuit obscure. La foi exige ou se cre cette nuit, qui doit tre l'ab-sence de toute lumire naturelle et le rgne de ces tnbres que peuvent seules dissiper des lu-mires toutes surnaturelles. Il lui importe donc, sur toute chose, de s'appliquer conserver cette prcieuse obscurit, la prserver de toute clart figure ou intellectuelle. L'me doit "s'absenter de tout ce qui convient son naturel, qui est le sensible et le raisonnable". Ce n'est qu' cette condition qu'elle pourra tre conduite "trs haute contemplation". Demeurer dans la nuit obscure et l'entretenir en soi doit donc con-sister ne rien cder la connaissance ordi-naire, car "tout ce que l'entendement peut comprendre, l'imagination forger, la volont goter, tout cela est fort dissemblable et dispro-portionn Dieu".

    Vient ensuite une analyse des plus dlies, que j'ai t bien tonn de trouver parfaitement claire ou de croire comprendre. Elle expose et dfinit les difficults, les chances d'erreur, les confusions, les dangers, les "apprhensions na-turelles ou imaginaires" qui peuvent altrer la tnbreuse puret de cette phase et dgrader la perfection de ce vide mystique o rien ne doit se produire ou se propager qui provienne du

  • monde sensible ou des facults abstraites qui s'y appliquent.

    Enfin sont inscrits les signes qui feront con-natre que l'on passe sans illusion ni quivoque de l'tat de mditation, que l'on doit quitter, et qui est pntr de lumires infrieures, dans l'tat de contemplation.

    Il ne m'appartient pas de connatre de ces matires si releves. C'est l une doctrine essen-tiellement diffrente de toute "philosophie", puisqu'elle doit se vrifier par une exprience, et cette exprience aussi loigne que possible de toutes les expriences exprimables et compa-rables; cependant qu'une philosophie ne peut viser qu' reprsenter celles-ci l'intelligence par un systme aussi comprhensif et expressif que possible, et se restreint se mouvoir entre le langage, le monde et la pense rflchie, dont elle organise l'ensemble des changes, selon quelqu'un, le philosophe.

    Toutefois, le lecteur trs imparfait que j'tais de ces pages d'ordre sublime put s'merveiller des observations sur les paroles intrieures et sur la mmoire qu'il lut dans les Traits de la Monte du Mont Carmel et de la Nuit obscure de l'Ame. L se trouvent les tmoignages d'une

  • conscience de soi et d'une puissance de descrip-tion des choses non sensibles dont la littrature, mme la plus spcialement voue la "psycho-logie", offre peu d'exemples. Il est vrai, je l'ai dit, que ma connaissance des ouvrages mystiques et de la mystique elle-mme est des plus r-duites; je ne puis comparer ces analyses de Saint Jean de la Croix d'autres du mme genre, et je puis parier que je me trompe.

    J'en viens maintenant ce qui m'apparut la singularit de ces Traits. Ils sont l'un et l'autre, des commentaires de Pomes. Ces pomes sont trois cantiques spirituels: l'un chante l'heureuse aventure de l'me de "passer par l'obscure Nuit de la Foy, en nudit et purgation, l'union de son Bien-Aim"; l'autre est celui de l'me de son cher poux Jsus-Christ; vient enfin celui qui clbre l'me en intime union avec Dieu. Cela fait en tout deux cent soixante-quatre vers, si j'ai bien compt, et ces vers de sept ou dix syllabes, distribus en strophes de cinq. En re-vanche, le commentaire qui les entoure est large-ment dvelopp, et les gloses qui le constituent nourrissent ce gros volume dont j'ai parl. L'ex-pression potique sert donc ici de texte inter-prter, de programme dvelopper, aussi bien

  • que d'illustration symbolique autant que musi-cale l'expos de thologie mystique que j'ai effleur plus haut. La mlodie sacre s'accom-pagne d'un savant contrepoint qui tisse autour du chant tout un systme de discipline int-rieure.

    Ce parti pris, trs neuf pour moi, m'a donn penser. Je me suis demand quels effets pro-duirait, en posie profane, ce mode remar-quable qui joint au pome son explication par l'auteur, en admettant que l'auteur ait quelque chose dire de son uvre, ce qui man-querait bien rarement d'tre interprt contre lui. Il y aurait cependant des avantages, et peut-tre tels qu'il en rsultt des dveloppements jusqu'ici impossibles ou trs aventureux de l'art littraire. La substance ou l'efficace potique de certains sujets, ou de certaines manires de sentir ou de concevoir, ne se manifestent pas im-mdiatement des esprits insuffisamment pr-pars ou informs, et la plupart des lecteurs, mme lettrs, ne consentent pas qu'une uvre potique exige pour tre gote un vrai travail de l'esprit ou des connaissances non superfi-cielles. Le pote qui suppose ces conditions rem-plies, et le pote qui tente de les inscrire dans son pome s'exposent aux redoutables jugements

  • qui frappent, d'une part, l'obscurit, d'autre part le didactisme.

    Platon, sans doute, mle une posie trs dli-cate ses argumentations socratiques; mais Platon n'crit pas en vers et joue de la plus souple des formes d'expression qui est le dia-logue. Le vers ne souffre gure ce qui se borne signifier quelque chose, et qui ne tente pas plutt d'en crer la valeur de sentiment. Un objet n'est qu'un objet, et son nom n'est qu'un mot entre les mots. Mais qu'il s'y attache une vertu de souvenir ou de prsage, c'est l une rsonance qui engage l'me dans l'univers po-tique, comme un son pur au milieu des bruits lui fait pressentir tout un univers musical. C'est pourquoi cet homme, qui prtendait que "son vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose" n'a dit qu'une sottise, aggrave de cet abomi-nable "bien ou mal". Quand on songe que cette sentence a t, plus d'un sicle durant, incul-que la jeunesse franaise pendant que les puissances de charme du langage taient rigou-reusement mconnues, la diction des vers igno-re ou proscrite, ou confondue avec la dcla-mation, on ne s'tonne plus que la posie authen-tique n'ait pu se manifester, au cours de cette priode voue l'absurde, que par des rbel-lions successives qui s'levrent non seulement

  • contre les arbitres du got public, mais contre la majorit de ce public, devenu d'autant plus insensible aux grces essentielles de la posie qu'il avait t plus instruit aux lettres, pom-peusement et ridiculeusement qualifies d' "hu-manits".

    Il n'est pas interdit, en somme, de penser que le mode adopt par Saint Jean de la Croix pour communiquer ce qu'on peut nommer les harmo-niques de sa pense mystique, tandis que cette pense elle-mme s'exprime dcouvert dans le voisinage immdiat, pourrait tre employ au service de toute pense abstraite ou approfondie qui peut cependant exciter une motion. Il est de telles penses, et il existe une sensibilit des choses intellectuelles: la pense pure a sa posie. On peut mme se demander si la spculation se passe jamais de quelque lyrisme qui lui donne ce qu'il lui faut de charme et d'nergie pour sduire l'esprit s'y engager.

    A l'entour des Cantiques spirituels, le com-mentaire s'imposait, car ces pices sont assez claires par elles- mmes la premire lecture, mais ne rvlent pas immdiatement leur signi-fication seconde, qui est mystique. L'apparence de ces pomes est d'un chant trs tendr, qui

  • % suggre d'abord quelque ordinaire amour et je ne sais quelle douce aventure pastorale, lgre-ment dessine par le pote en termes comme furtifs et parfois mystrieux. Mais il ne faut pas se prendre cette premire clart: il faut, grce la glose, revenir vers le texte et prter son charme une profondeur de passion surnaturelle et un mystre infiniment plus prcieux que tout secret d'amour vivant au cur humain.

    Le modle du genre est, sans doute, le Can-tique des Cantiques, qui ne se passe point, non plus que ceux de Saint Jean de la Croix, d'une explication. Oserai-je avouer ici que toutes les beauts de ce richissime pome me laissent un peu trop repu de mtaphores et que tant de joyaux qui le chargent indisposent finalement une me occidentale et quelque tendance abs-traite de mon esprit? Je prfre le style pur de l'uvre dont je parle.

    Laissons mon got. Il importe fort peu. Je retiens seulement que le Cantique attribu Salomon a cr un genre allgorique, particu-lirement appropri l'expression de l'amour mystique, qui se range parmi les autres genres littraires crs ou rpandus par Y Ancien Testa-ment. Les Psaumes, par exemple, participent de l'hymne et de l'lgie, combinaison qui accom-plit une alliance remarquable des sentiments

  • collectifs lyriquement exprims avec ceux qui procdent du plus intime de la personne et de sa foi.

    C'est prsent que je puis introduire le Pre Cyprien de la Nativit de la Vierge, traducteur admirable des ouvrages de Saint Jean de la Croix duquel il a bien fallu que je dise d'abord quelques mots. Je n'aurais, sans doute, jamais lu bien avant dans ce vieux volume que je feuilletais, si mes yeux ne fussent distraitement tombs sur des vers qu'ils y aperurent, en regard d'un texte espagnol. Je vis, je lus, je me murmurai aussitt:

    A l'ombre d'une obscure Nuit D'angoisseux amour embrase, 0 l'heureux sort qui me conduit! Je sortis sans tre avise, Le calme tenant propos Ma maison en un doux repos...

    Oh! me dis-je, mais ceci chante tout seul!

    Il n'y a point d'autre certitude de posie. Il faut et il suffit pour qu'il y ait posie certaine (ou du moins pour que nous nous sentions en pril prochain de posie) que le simple ajuste-ment des mots, que nous allions lisant comme l'on parle, oblige notre voix, mme intrieure, se dgager du ton et de l'allure du discours ordi-

  • naire, et la place dans un tout autre mode et comme dans un tout autre temps. Cette contrainte si remarquable l'impulsion et l'action ryth-me transforme profondment toutes les valeurs du texte qui nous l'impose. Ce texte, sur-le-champ, n'est plus de ceux qui sont offerts pour nous ap-prendre quelque chose, et pour s'vanouir devant cette chose comprise; mais il agit, pour nous faire vivre quelque diffrente vie, respirer selon cette vie seconde, et suppose un tat ou un monde dans lequel les objets et les tres qui s'y trouvent, ou plutt leurs images, ont d'autres liberts et d'autres liaisons que celles du monde pratique. Les noms de ces images jouent un rle dsormais dans leur destin et les penses suivent souvent le son que leur assigne la sonorit ou le nombre des syllabes de ces noms; elles s'enrichissent des si-militudes et des contrastes qu'elles veillent: tout ceci donne enfin l'ide d'une nature enchante, asservie, comme par un charme, aux caprices, aux prestiges, aux puissances du langage.

    Ces vers lus et relus, j'eus la curiosit de regar-der l'espagnol, que j'entends quelque peu quand il est excessivement facile. La strophe charmante que j'ai cite transpose celle que voici:

  • En una noche escura Con ansias en amores inflamadas,

    0 dichosa ventura! Sali sin ser notada

    Estando mia casa sosegada. Il n'est pas possible d'tre plus fidle. Le Pre

    traducteur a modifi le type de la strophe, sans doute. Il a adopt notre octosyllabe au lieu de suivre les variations du mtre propos. Il a com-pris que la prosodie doit suivre la langue, et il n'a pas tent, comme d'autres l'ont fait (en particu-lier au xvie et au xixe sicles), d'imposer au fran-ais ce que le franais n'impose ou ne propose pas de soi-mme l'oreille franaise. C'est l vritablement traduire, qui est de reconstituer au plus prs l'effet d'une certaine cause, ici, un texte de langue espagnole, au moyen d'une autre cause, un texte de langue franaise.

    Ce faisant, le Pre Cyprien a enrichi notre posie, quoique de la manire la plus discrte (jusqu'ici presque imperceptible) d'un trs mince recueil, mais de la plus certaine et de la plus pure qualit.

    La suite me combla. Je lus avec dlice: A l'obscur, mais hors de danger, Par une chelle fort secrette

  • Couvert d'un voile estranger Je me drobay en cachette, (Heureux sort, quand tout propos Ma maison estoit en repos). En secret sous le manteau noir De la Nuict, sans estre apperceue Ou que je peusse apercevoir Aucun des objets de la veue...

    Ceci ne ressemblait rien, tait fait de fort peu de chose, et me ravissait essentiellement, sans que je pusse dmler la composition de ce charme dans lequel la plus grande simplicit et la plus exquise "distinction" s'unissaient en pro-portion admirable.

    Je pensai: Comment se peut-il que ce moine ait acquis une telle lgret du trac, du phras de la forme, et saisi tout coup le fil de la mlodie de ses mots? Il n'y a rien de plus sr, de plus libre, de plus naturel, et donc de plus savant, en posie franaise. Est-il, dans La Fon-taine mme, ou dans Verlaine, chant plus fluide, fluide mais non lche, vad plus heureusement du silence?

    Dans mon sein parsem de fleurs Qu'entier soigneuse je lui garde Il dort.

    Et encore:

  • Morte bise, arrte ton cours: Lve-toi, 0 Sud qui resveilles Par tes souffles les saincts.

    Ou bien, ce fond de paysage doucement peint par le son:

    Allons Au mont d'o l'eau plus pure sourd, Au bois plus pais et plus sourd.

    En matire de posie, mon vice est de n'aimer (si ce n'est point de ne souffrir) que ce qui me donne le sentiment de la perfection. Comme tant d'autres vices, celui-ci s'aggrave avec l'ge. Ce qu'il me semble que je puisse changer peu de frais dans un ouvrage est l'ennemi de mon plaisir, c'est--dire ennemi de l'ouvrage. On a beau m'blouir, ou me surprendre en quelques points, si le reste ne les enchane et me laisse libre de l'abolir, je suis fch, et d'autant plus fch que ces bonheurs pars taient d'un plus grand prix. Il m'irrite que des beauts soient des accidents, et que je trouve devant moi le con-traire d'une uvre.

    Mme de grands effets accumuls, des images et des pithtes toujours tonnantes et tires mer-veilleusement du plus loin, faisant que l'on ad-mire, avant l'ouvrage mme, l'auteur et ses res-

  • sources, offusquent le tout du pome, et le gnie du pre est funeste l'enfant. Trop de valeurs diverses, des apports trop nombreux de connais-sances trop rares, des carts et des surprises trop frquents et systmatiques nous donnent l'ide d'un homme enivr de ses avantages et les dve-loppant par tous moyens, non dans le style et l'ordre d'un seul dessein, mais dans l'espace libre de l'incohrence inpuisable de tout l'esprit. Cette ide excitante s'oppose l'impres-sion que produirait une composition unie avec elle -mme, crant un charme inconcevable. Du reste, une uvre doit inspirer le dsir de la re-prendre, de s'en redire les vers, de les porter en soi pour un usage intrieur indfini; mais, dans cette persistance et par ces reprises, ses attraits de contraste et d'intensit s'vanouis-sent: la nouveaut, l'tranget, la puissance de choc puisent leur efficace toute relative; et il ne demeure, s'il demeure quelque chose, que ce qui rsiste la redite comme y rsiste notre propre expression intrieure, ce avec quoi nous pouvons vivre, nos idaux, nos vrits et nos ex-priences choisies, enfin tout ce que nous aimons de trouver en nous-mmes, l'tat le plus in-time, c'est--dire le plus durable. Il me semble que l'me bien seule avec elle-mme, et qui se parle, de temps autre, entre deux silences

  • absolus, n'emploie jamais qu'un petit nombre de mots, et aucun d'extraordinaire. C'est quoi l'on connat qu'il y a me en ce moment-l, si l'on prouve aussi la sensation que tout le reste (tout ce qui exigerait un plus vaste vocabulaire) n'est que purement possible. . .

    Je prfre donc les pomes qui produisent, ou paraissent produire, leurs beauts comme les fruits dlicieux de leur cours d'apparence natu-relle, production quasi ncessaire de leur unit ou de l'ide d'accomplissement qui est leur sve et leur substance. Mais cette apparence de pro-dige ne peut jamais s'obtenir qu'elle n'absorbe un travail des plus svres et d'autant plus sou-tenu qu'il doit, pour s'achever, s'appliquer l'effacement de ses traces. Le gnie le plus pur ne se rvle jamais qu' la rflexion: il ne pro-jette point sur son ouvrage l'ombre laborieuse et excessive de quelqu'un. Ce que je nomme perfection limine la personne de l'auteur; et par l, n'est pas sans veiller quelque rsonance mystique, comme le fait toute recherche dont on place dlibrment le terme " l'infini".

    Rien de moins moderne, car il ne s'agit gure plus aujourd'hui que de se faire connatre; ce but fini s'atteint par tous moyens, et les imper-fections de l'homme et de son uvre, convena-

  • blement traites et exploites, n'y nuisent pas le moins du monde.

    La personne du Pre Cyprien est singulire-ment imperceptible et cette uvre de lui dont je tente d'tablir les mrites, encore moins soup-onne que lui-mme. Elle est demeure si voile jusqu' nos jours que mme mon ami trs regrett, Henri Brmond, semble l'avoir absolu-ment ignore, et ne parle de notre Carme qu'in-cidemment propos d'autres ouvrages, tra-ductions et biographies, auxquels il donne quel-ques lignes dans sa vaste Histoire du sentiment religieux en France. Brmond, qui ressentait et manifestait si vivement une profonde dilection pour la posie, n'et pas manqu de distinguer et d'aimer celle dont je m'occupe, si elle n'et inexplicablement chapp son regard d'ama-teur passionn de belles-lettres. Il et d appar-tenir au crateur de valeurs littraires qu'il tait de mettre en lumire les Cantiques du Pre Cy-prien: son ouvrage capital constitue, en effet, une vritable et trs prcieuse anthologie, un choix d'admirables fragments dus des cri-vains que personne ne lit, mais qui n'en sont pas moins des matres comme il ne s'en voit plus (et comme il n'est plus possible qu'il s'en voie au-

  • jourd'hui) dans l'art suprieur de construire en termes simples et comme organiques les formes et les membres de la pense abstraite, en ma-tire de r-eligion.

    Quelques vers des Cantiques n'eussent pas dpar cette exposition de nobles morceaux de prose.

    Mais voici ce que l'on peut savoir du Pre Cyprien et que m'apprend une notice qu'a bien voulu rdiger pour moi M. Pierre Leguay, de la Bibliothque nationale, dont j'ai invoqu l'obligeance et l'rudition. Notre auteur, n Paris le 26 novembre 1605, s'appelait dans le sicle Andr de Compans. Il eut d'abord une charge de finances in regio aerario praefectus. Il apprit plusieurs langues et voyagea en Orient. C'est en 1632, l'ge de vingt-sept ans, et alors qu'il paraissait avoir bien tabli sa carrire, in saeculo fortunam constituisse videbatur, qu'il entra chez les Carmes dchausss. Il fit profes-sion Paris, le 18 septembre de l'anne sui-vante. Il s'adonna la prdication, et composa quantit d'ouvrages. Il mourut Paris le 16 sep-tembre 1680.

    Il se trouve, prsent, ou, du moins, je le trouve, que ce contemporain de Richelieu et

  • de Descartes, cet ancien inspecteur des Finances ou haut fonctionnaire du Trsor, devenu Carme, ait t un artiste consomm dans le bel art de faire des vers l'tat pur. Je dis: faire des vers l'tat pur, et j'entends par l qu'il n'y a de lui, dans l'uvre dont je parle, exactement que la faon de la forme. Tout le reste, ides, images, choix des termes, appartient Saint Jean de la Croix. La traduction tant d'une extrme fid-lit, il ne restait donc au versificateur que la libert des plus troites que lui concdaient ja-lousement notre svre langue et la rigueur de notre prosodie. C'est l devoir danser tant char-g de chanes. Plus ce problme se prcise de-vant l'esprit, plus on admire la grce et l'l-gance avec lesquelles il a t rsolu: il y fallait les dons potiques les plus exquis s'exerant dans les conditions les plus adverses. Je dois expli-quer un peu ceci, qui expliquera mon admira-tion pour autant qu'une admiration s'explique.

    Un pote, en gnral, ne peut accomplir son uvre que s'il peut disposer de sa pense pre-mire ou directrice, lui imposer toutes les mo-difications, (parfois trs grandes) que le souci de satisfaire aux exigences de l'excution lui suggre. La pense est une activit immdiate, provisoire, toute mle de parole intrieure trs diverse, de lueurs prcaires, de commencements

  • sans avenir; mais aussi, riche de possibilits, souvent si abondantes et sduisantes qu'elles em-barrassent leur homme plus qu'elles ne le rap-prochent du terme. S'il est un vrai pote, il sa-crifiera presque toujours la forme, qui, aprs tout, est la fin et l'acte mme, avec ses ncessits organiques, cette pense qui ne peut se fondre en pome si elle exige pour s'exprimer qu'on use de mots ou de tours trangers au ton potique. Une alliance intime du son et du sens, qui est la caractristique essentielle de l'expression en posie ne peut s'obtenir qu'aux dpens de quelque chose, qui n'est autre que la pense. Inversement, toute pense qui doit se prciser et se justifier l'extrme se dsintresse et se dlivre du rythme, du nombre, des timbres, en un mot, de toute recherche des qualits sen-sibles de la parole. Une dmonstration ne chante pas.

    Notre Pre Cyprien nous offre donc un cas vraiment singulier. Il ne disposait pas le moins du monde des facilits que donnent les varia-tions possibles de la pense, et qui permettent de dire un peu autrement ce qu'on voulait dire, de le diffrer ou de l'abolir. Il ne s'accordait pas la joie de trouver en lui-mme les beauts inattendues que fait surgir le dbat de l'ide et l'esprit. Au contraire. Son originalit est de n'en

  • admettre aucune. Et toutefois, il fait une ma-nire de chef-d'uvre en produisant des pomes dont la substance n'est pas de lui et dont chaque mot est prescrit par un texte donn. Je me re-tiens peine de prtendre que le mrite de venir si heureusement bout d'une telle tche est plus grand (et il est plus rare) que celui d'un auteur compltement libre de tous ses moyens. Ce der-nier chante ce qu'il veut selon ce qu'il peut, tandis que notre moine est rduit crer de la grce au plus prs de la gne.

    Que je lise, par exemple, ceci: Combien suave et plein d'amour Dedans mon sein tu te rveilles O est en secret ton sjour.

    Ou bien: En solitude elle vivait, Son nid est dans la solitude, En solitude la pourvoit L'auteur seul de sa quitude.

    et je ne puis ne pas percevoir l'extrme sensi-bilit de l'artiste. Il faut cependant une certaine rflexion pour apprcier tout fait les valeurs dlicates de cette espce. On trouve que ni le canon de la strophe, dont le quatrain est en rimes croises et le distique en rimes plates, ni la rime elle-mme, ni l'obligation de traduire de trs prs ne gnent en rien le mouvement trs doux

  • du discours, que le mtre mesure aussi aisment que si ce ft la nature vivante elle-mme qui di-vist ce chant selon le sens en mme temps que selon la voix, ce qui est, en vrit, une mer-veille d'accord, quand un tel accord se prolonge, et il ne cesse point durant ces pomes. On s'avise ensuite que si rien ne parat plus facile que cette suite, plus sduisant entendre, plus dsi-rable reprendre et mieux goter, rien ne dt tre plus difficile obtenir. C'est le comble de l'art qui se rvl quand on y pense un peu, et que ce qui vient d'tre si naturel se dcouvre si savant.

    Pour modeste qu'ait t le Pre Cyprien, il n'a pas voulu laisser croire son lecteur que sa traduction potique ne lui avait rien cot. Il dit dans sa prface: Pour les vers des Cantiques, on a beaucoup travaill pour vous les donner en l'estat qu'ils sont prsent, cause de la suiection qu'il y a eu suivre le sens et l'esprit que l'Autheur y a compris, veu qu'ils contien-nent le suject et la substance de ses livres; et partant on ne pouvait gures faire d'obmissions qu'elles ne fussent notables. Quant au travail que j'y ay employ, je vous en diray peu de chose pour ne manquer la charit ni contreve-nir l'humilit... nanmoins... je rendray cet hommage la vrit, qui est que le travail dont

  • vous jouyssez prsent en Vestt que vous avez la version de ces oeuvres, est une chose cache, et qui ne peut jamais estre cogneu que de ceux qui prendront la peine de confronter l'original entier avec le Franoys... Et il ajoute que: prin-cipalement le Cantique Spirituel... pourroit bien passer pour une oeuvre nouvelle.

    Voici exactement trois cents ans que cette "uvre nouvelle" est demeure dans une ombre qui l'a conserve l'tat d'uvre encore assez nouvelle, car sa premire rdition en 1917, par l'Art Catholique, quoique rapidement pui-se, ne pouvait toucher qu'un petit nombre, et il ne semble pas, en dpit de la quantit des an-thologies de notre posie qui ont t publies de-puis, que les Cantiques du Pre Cyprien aient obtenu la moindre mention de leur existence. J'ai dit le cas que j'en faisais. Il se peut que je m'abuse et que d'autres yeux ne voient point dans ces quelques petites strophes ce que je crois y voir. Pour moi, la Posie devrait tre le Paradis du Langage, dans lequel les diffrentes vertus de cette facult transcendante, jointes par leur emploi, mais aussi trangres l'une l'autre que le sensible l'est l'intelligible, et la puis-sance sonore immdiate la pense qui se dve

  • loppe, peuvent se composer et former pendant quelque temps une alliance aussi intime que celle du corps avec l'me. Mais cette perfection d'union, dont on ne peut se dissimuler qu'elle a contre elle la convention mme du langage, est bien rarement ralise et assure pendant plus de quelques vers. Je crains fort que l'on puisse compter sur ses doigts le nombre de potes chez lesquels le dlice de la mlodie continue com-mence avec le pome et ne cesse qu'avec lui. C'est pourquoi l'tonnant succs du Pre Cyprien dans son entreprise m'a ravi au point que j'ai dit.

  • v DEUX ENTRETIENS

  • De ces deux entretiens avec Paul Valry, le premier fut publi dans le Figaro, Lyon le 9 dcembre 1941. Il y tait sign R.L.; le second est extrait d'une chronique de Roger Lannes parue Alger dans le N9 29 de la revue

    Fontaine.

  • I

    Quelque aprs-midi du moment le plus doux de cet automne. Les arbres ont encore toutes leurs feuilles. L'azur est sans dfaut. Les pas-sants cherchent l'ombre. Quelle heure plus ida-lement lumineuse pour prluder, aprs de longs mois d'loignement, un entretien avec Valry?

    Une minute plus tard tout a chang: le grand salon carr, le piano queue, les murs couverts de claires peintures, tout cela rayonne et chante sous l'averse du soleil; mais sur la pierre de l'tre anachronique, un fantme de flamme danse... Emmitoufl dans un chle, l'crivain, du fond de son fauteuil, nous tend une main fragile.

    Vraiment souffrant? Hors de combat. Vous avez encore trop travaill, un petit

    flchissement est normal. Les flchissements sont de moins en moins

    petits, ce qui, du reste, est galement normal.

  • Allons donc! Vous tes jeune: tous les jeu-nes le savent, qui s'y connaissent.

    Le prochain hiver sera pour moi le soi-xante-dixime.

    Qui vous croirait? Mais il parat que l'autre hiver a t rude Paris...

    Oui. Nous avons eu froid; ce fut pour nous comme pour tout le monde, pour trop de monde. Le charbon, la nourriture!... Des femmes qui se lvent avant le jour pour aller faire la file la porte des boutiques, des heures durant.

    Mais vous? J'ai travaill. Comme d'habitude? Autant que possible. Toujours lev au milieu de la nuit? J'ai peu de sommeil. Puis, jusqu'au lever du soleil, le caf et

    les cigarettes? Hlas! Quand il y en avait! Sotte question. Je suivais mes penses, vo-

    quant le Valry quotidien d'autrefois, aux pre-mires heures du jour, ou dernires de la nuit, consacres au travail personnel, la mditation, et j'oubliais que, pour lui aussi, les temps sont changs. Vivement, je tends mon tui ciga-rettes.

  • Volontiers!... Oui, j'ai gard ma vieille habitude. Une ncessit pour moi, que ces deux ou trois heures matinales. Je lis, j'cris et des pages de manuscrit s'empilent.... Mais cela, ce n'est pas le travail destin au public, ni mme le Moi dans la mesure o il pourrait intresser les autres, c'est 1' "Ego"... simplement une gymnas-tique, une hygine, et si je ne l'observe pas, ma journe est gche: Je ne suis bon rien.

    ' Pourtant dans ces pages qui ne sont pas destines voir le jour, quels lments!...

    Elments de quoi? -D'autres ont utilis leurs rflexions sur le

    Moi priv, sur les secrtes aventures de 1' "Ego". Et qu'ont-ils fait? Leur portrait. Leur portrait! Le dclic a jou. L'un des mille mots qu'il fal-

    lait pour dclencher le ressort de la machine penser. A travers la fume, les beaux yeux fati-gus sourient. Quelques mots encore, des noms l e s ESSAIS, l e s CONFESSIONS, l e s MAXIMES et l'on n'a plus qu' s'abandonner la joie d'-couter.

    Un portrait littraire n'est pas une entre-prise banale, si l'on veut tre fidle. Ainsi j'igno-rais cette page de La Rochefoucauld que vous me dites, je m'empare donc de mon ignorance et la

  • voici promue: un grand point, pour qui entre-prendrait de se peindre soi-mme, serait de ne pas oublier ses ignorances. Il y faudrait beau-coup d'attention: savoir ce que l'on ignore, con-tinuant toutefois l'ignorer.

    Je vous vois mal dans cette conjoncture. Comment, vous dcouvrant quelque lacune, ne songeriez-vous pas d'abord la combler?

    Je le ferais dans la mesure o ce serait pos-sible. Mais nos insuffisances, nos impuissances, nos inaptitudes!. . . Quel que soit mon dsir, je ne connatrai jamais, sinon dans la mesure pr-caire d'un effort sans cesse repris, ce que pr-cisment il m'importerait de saisir et qui est donc* bien ce dont je manque.

    Crsus se travestit en Job. Je suis Job. Aussi bien, si je pense, non plus

    ce qui me fait dfaut, mais ce qui m'appar-tient le plus videmment, la difficult ne sera peut-tre pas trs diffrente. Il se peut qu' tel gard vous me connaissiez mieux que moi-mme, m'apercevant. . . Ainsi m'arrive-t-il par-fois, devant un miroir imprvu, de me demander pourquoi me regarde ce vieux bonhomme, jusqu' ce que je me dcouvre dans mon propre reflet. Dans ce court instant o je m'empche dans mes diffrences d'avec moi-mme, vous m'identifieriez au contraire sans hsiter.

  • Comme vous me donnez l'occasion de le faire en ce moment, quoique d'une autre ma-nire. Mais c'est de cette autre manire qu'il s'agit, non de celle du peintre avec sa palette...

    Sans doute, cependant, l'apparence phy-sique ne peut tre exclue d'un portrait, ni d'ailleurs le corps. Certains caractres anato-miques ont leur importance, et plus encore cer-taines particularits physiologiques. Voici d'ail-leurs un autre achoppement: sur ces particula-rits, ventuellement intressantes, donc noter, la dcence exigera parfois le secret.

    "N'oubliez pas que parfois, mme si l'on r-pugne tout dire, on se complat dire trop. Confesser une tare, en ft-on exempt, passe aux yeux du public pour une preuve de sincrit. J'en sais qui feraient l'aveu d'un vice trs abject et tout imaginaire, et cacheraient avec soin un dfaut rel et significatif, mais sans cons-quence publicitaire. Aprs tout, quel intrt au-raient-ils dire la vrit?

    Dans les yeux du pre de la jeune Parque, la flamme malicieuse de la bche veille une fugitive tincelle. Une autre cigarette allume, il parle du corps humain, "dont la substance n'est pas notre chelle".

    Considrez ce personnage dans son effort pour se dfinir en ce qu'il est ou croit tre de

  • faon constante: l'entreprise o il s'engage n'im-plique rien moins que la connaissance de soi, dont je ne crois pas inventer la relativit...

    L'impossibilit ? Il ne faut pas admettre l'impossibilit

    priori, qui exclurait toute tentative de possder un tre qui ne serait pas diffrent de lui-mme. Aussi bien ce portrait n'est-il pas la description: il ne peut contenir, si j'ose dire, son modle. Il suffit, pour tre significatif, ce qui importe, qu'il rsume la somme des diffrences entre le modle et tout autre modle possible.

    Les diffrences seulement? Pour tre significatif, oui. Sans doute, tout

    ne diffre, ne peut diffrer. Ce qui est moi com-mence par ce qui n'est pas moi, mais s'achve par ce qui le devient. La culture, au sens com-mun du mot, est ouverte tous; chacun peut tre cultiv; il est possible de pousser la cul-ture de soi jusqu' un trs haut degr; il n'est pas possible de la porter au mme degr que qui que ce soit.

    En somme, nul ne saurait parvenir s'ga-ler au premier imbcile venu, y dpenst-il tout son gnie?

    Et dans la mesure mme o il y apporte-rait du gnie.

  • Chacun diffre donc de son semblable peu prs autant qu'il lui ressemble. Vous-mme, mon cher matre, vous avez quelque chose de commun avec tout le monde, mais aussi avec M. Teste, qui ressemble fort peu tout le monde.

    Quelque chose, oui: et justement quelque chose pour notre sujet: dans ce que l'on est, vous venez de le dire, il y a la part de ce que l'on n'est pas.

    Une part authentique? Incontestablement: ce que je voudrais tre

    m'appartient encore.. .

    A peu de chose prs, nous rejouons les ton-nements de Phdre la fin d'EUPALiNOS: "Qu'est-ce donc que tu veux peindre sur le nant? L'Anti-Socrate. J'en imagine plus d'un. Il y a plusieurs contraires Socrate Ce sera donc. . . le Constructeur! Bon. L'Anti-Phdre l'coute.. . "

    Ainsi se poursuit, ligne aprs ligne, le por-trait d'un portrait. Dans le nuage symbolique qui nous environne, le dme extraordinaire du front devient plus lumineux et les mches d'ar-gent plus vaporeuses.

    Un jour, je l'espre, nous aurons un Valry peint par lui-mme, et par l'Anti-Valry na-turellement.

  • 11

    Que la parole aille d'abord aux potes. N'est-ce pas justice? Puisque leur rle est de la por-ter au maximum de sa puissance. Nous avons vu, l'un des premiers, M. Paul Valry.

    Pour qui a pu suivre avec fidlit et atten-tion les cours que M. Paul Valry a professs au Collge de France, cette boutade garde pour seul poids celui dont l'intelligence se donne le droit, quand, par ailleurs, elle sait avoir rempli son rle, avec le maximum de conscience, de lucidit et de veille.

    Je me souviens, d'une de ces matines grin-antes et cruelles o Paris drivait comme un iceberg du grand Nord, et o, l'issue de son heure de parole et d'enseignement, M. Paul Valry me dit:

    Je cherche constituer les lments d'un univers de l'esprit, les mettre hors d'atteinte, les surveiller de prs. Tout mon cours, cette anne, y est et y sera consacr. Plus que jamais

  • l'autonomie de la pense est menace. Elle est soumise une pression incessante, des dtour-nements qui font d'elle une sentinelle aux aguets. Il faut lui rendre la scurit d'un do-maine inviolable.

    Ce jour-l, nous fmes ensemble quelques pas. Tout autour de nous la foule fidle qui, deux fois chaque semaine, venait rgulirement recevoir du grand pote une leon d'exercice intellectuel, s'coulait. Il y avait l des jeunes gens et des hommes d'un ge certain. Je compris que ce qu'ils venaient ici chercher et recevoir, c'tait, avant tout et en premier lieu, la connais-sance d'eux-mmes et de nouvelles exigences in-connues. L'esprit devant la cration, c'est--dire devant ce que M. Paul Valry appelle, comme les anciens Grecs, la Poitique, l'esprit dans l'art, la science, l'esprit sensible ses mtamor-phoses, son mcanisme, ses entreprises, voil ce que le matre considrait comme un univers en soi, distinct de celui que les ncessi-ts, la contingence et le monde extrieur impo-sent journellement notre existence mentale.

    M. Paul Valry peut donc bien aujourd'hui se permettre ce semblant de lassitude et de dsaf-fection. Et l'ironie n'est-elle pas pour un pote une secrte pudeur? On sait quel rle elle joue chez Mallarm.

  • L'hiver est loin. Le printemps court le bois, tout proche.

    Le professeur au Collge de France, et l'aca-dmicien m'enseignent rouler une cigarette, ce qui, me disent-ils, renferme une leon de sa-gesse, de premier ordre. Toutefois, M. Paul Valry sait qu'il ne peut plus chapper ma question.

    Je pars pour la zone non-occupe. Je pr-pare une nouvelle dition de mes uvres po-tiques. Aux pomes anciens, je joindrai quelques indits, et les vers de thtre: les mlodrames et la Cantate du Narcisse dont je viens d'ap-prendre qu'elle a t donne rcemment la radio, avec une musique de Germaine Taille-ferre.

    Mais, pour en revenir votre enqute, sachez bien ceci: le rle de l'esprit est de se connatre. Or, s'il va dans le sens de la science, il s'ordonne vers le collectif. S'il se dirige vers la posie, il tend l'individuel. De l'norme puissance d'ab-straction ncessaire un Henri Poincar nais-sent quelques formules, que l'usage et la tech-nique banaliseront. La posie part au contraire de la vie, c'est--dire du gnral, pour aboutir au plus particulier, c'est--dire l'tre.

  • La preuve en est que depuis un sicle la science est passe du "savoir" au "pouvoir", et que l'univers s'en trouve boulevers.

    D'autre part, le propre de l'esprit est d'tre "instable". Une uvre littraire ou scientifique, une uvre de l'esprit quelle qu'elle soit, qui prtend exiger de l'esprit une unit passagre est donc, proprement, dirige contre lui. Or, quand vous venez me parler de la vie de l'esprit, permettez-moi d'imaginer que c'est de celle-ci dont il s'agit. De celle-ci dont l'existence est un problme qui n'a jamais cess de me proccuper, et non de celle qui a trait, mettons, au sort des potes dans l'univers o nous sommes, lesquels, que voulez-vous? n'ont gure d'autre choix que celui de partager la chance ou la malchance du reste de l'humanit."

    M. Paul Valry me permettra-t-il de lui avouer, maintenant, qu'en le quittant, je lui ai drob un prcieux feuillet, et que sur celui-ci on pouvait lire quelques-unes de ces "Penses" qu'il aime dire "mauvaises", pour dissimuler qu'elles ont l'impertinence d'tre sages? Je les recopie l'intention de mes lecteurs:

    Il n'y a pas de fabriques pour les lites, mais il n'en manque pas.

    Les grands hommes se servent de tout, mais parfois, tant pis pour eux.

  • Nous avons de quoi saisir ce qui n'existe pas et de quoi ne pas voir ce qui nous crve les yeux.

    Et enfin: Belle devise d'un quelqu'un, d'un Dieu peut-

    tre: je dois.

  • Cet ouvrage, troisime de la collection La Porte Etroite, dirige par Roger Caillois et vendue au profit des uvres du Comit Franais de Secours aux Victimes

    de la Guerre a t imprim aux frais de

    Jean Guthman

    Il a t tir part cinquante exemplaires sur papier suprieur pour les souscripteurs de la

    collection.

    Dpos conformment la loi. ' Copyright 1944 by Lettres Franaises, Editions SUR

    San Martin 689 - Buenos Aires

    PRINTED IN ARGENTINE IMPRESO EN LA ARGENTINA

  • Achev d'imprimer le 18 Juin 1944 sur les presses de l'impri-merie Macagno, Landa & Cia., Aroz 162-164 Buenos Aires

  • LA PORTE TROITE Collection dirige par

    ROGER CA1LL01S

    imprime aux frais d'amis de la culture franaise et vendue au profit des uvres du Comit Franais

    de Secours aux Victimes de la Guerre

    Volumes parus: 1. Benjamin Constant:

    D E L'ESPRIT DE CONQUETE . . . . $ ' 2 .

    2. Grvires : E L DESDICHADO 2 .

    3. Paul Valry U N POETE INCONNU ( s u i v i d e D e u x

    entretiens) 1.60

    4. Jules Supervielle: L A BELLE AU BOIS ( n o u v e l l e v e r s i o n ) 2 . 8 0

    Sous Presse: 5. Roger Caillois :

    LES IMPOSTURES DE LA POSIE

    6. Charles Baudelaire: JOURNAUX INTIMES ( F u s e s , M o n cur mis nu), suivis de Fragments divers, Pages de Carnet, Annes de Bruxelles, etc.

    V EDITIONS DES LETTRES FR$ 1 ^ S S A N M A R T I N 689 S U R BUf

    IMPRESO EN LA ARCENTINA | H j

    PRINTED IN ARCENTINA IMPRIM EN ARGENTINE. .