Un os au bout de l'autoroute

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JEUNESSE

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WILLIAM CAMUS

Né en 1923, d'une Européenne et d'un Iroquois, William Camus fut élevé « à l'indienne » au Canada, où son père tenait un commerce de peaux. Vers l'âge de douze ans, il ignorait encore presque tout du français quand sa mère le rappela en France - ce qui ne facilita pas ses études. L'aventure, après guerre, lui apprit davantage : il fut pilote de stock-car, aux États-Unis et ailleurs, puis journaliste et défen- seur de la cause indienne. Vers 1960, il se mit à écrire pour les jeunes : his- toire, humour, science-fiction, une bonne trentaine de récits qui reflètent la diversité de ses expériences.

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WILLIAM CAMUS

UN OS AU BOUT DE L'AUTOROUTE

Illustrations : Daniel Pudles

H HACHETTE

J e u n e s s e

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Du MÊME AUTEUR DANS

Le Livre de Poche Jeunesse

Le Faiseur-de-pluie

© Hachette Livre, 1996 pour la présente édition et les illustrations.

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A toi Oiseau-Dansan t

qui, devant mes yeux étonnés,

f i s mour i r l'Aigle a u cours d ' u n e danse.

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Un jour, Christophe Colomb annonça qu'il avait découvert l'Amérique. C'était un nouveau monde livré à la cupidité !

Toi, le Hollandais, tu te précipitas et fondas New Amsterdam.

... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS !

Toi, le Français, tu débarquas et entrepris de conquérir le Canada.

... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS ! Toi, l'Espagnol, tu envahis le Sud du conti-

nent. ... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS !

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Toi, l'Anglais, tu pris New Amsterdam au Hollandais et en fis New York.

... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS !

Toi, le Français, tu perdis le Canada et le laissas à l'Anglais.

... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS !

Toi, l'Anglais, tu te révoltas contre ton roi et devins américain.

... DES INDIENS FURENT MASSACRÉS ! Toi, l'Américain, tu finis de massacrer les In-

diens et parquas les survivants dans des ré- serves.

Toi, Homme-Blanc, qui as toujours beau- coup parlé et écrit, cette fois tais-toi et lis. Oui, lis sans t'offusquer, car sur cette terre toi seul n'as pas le droit d'être raciste !

Aie pitié de nous, Père ! Nous pleurons. Tout est fini. Nous n 'avons plus rien à manger. Père, nous sommes misérables. Nous sommes très malheureux.

Le bison n 'est plus... Père, aide-nous ! Nous sommes dans les ténèbres.

Nous sommes tes enfants et nous allons mourir.

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Père, chasse l'Homme-Blanc et ramène le bison !

Nous sommes pauvres et faibles. Père, aide-nous à être ce que nous étions : Des hommes vivants, heureux et libres.

Complainte apache (1889).

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Il pleut! Le nez écrasé contre la vitre de la fenêtre,

Petit-Cheval regarde la terre se gorger d'eau... Petit-Cheval, un Indien ! Un Indien pure

race, de la nation apache. Joe Brown... Le même Indien ! Mais dûment

enregistré sur le livre officiel d'état civil sous un nom d'homme civilisé.

Petit-Cheval-Joe Brown. Domiciliation : une réserve du bout du monde made in U.S.A... Un

univers juste bon pour des Indiens, plus spé- cialement situé dans l'État d'Arizona.

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Il pleut à seaux... Les rigoles qui dégoulinent le long du car-

reau parent le décor extérieur d'un flou irréel. Les angles des cabanes s'arrondissent, ondu- lent. Le clocher trapu de l'église méthodiste se tire-bouchonne et allonge le cou vers la noir- ceur des nues...

Il n'avait pas plu depuis un an ! Les gouttes, billes de verre aux reflets d'ar-

gent, grêlent le sol gourmand. Le bâtiment en briques rouges de l'Agence indienne disparaît dans une explosion d'éclaboussures.

Des bouts d'idées toutes tordues vagabon- dent dans la tête de Petit-Cheval...

David-Crin-Jaune s'est pendu hier... Ça s'est passé dans la grange de Crâne-Chauve. David- Crin-Jaune avait passé une corde autour d'une poutre et était monté sur un tonneau. Crâne- Chauve a trouvé le tonneau renversé et la mé-

lasse qui coulait par terre. Il a gueulé tant qu'il a pu, mais personne n'y pouvait plus rien... David-Crin-jaune pendait au bout de la corde, aussi mort et mou qu'une serpillière.

Il avait dix-huit ans, David-Crin-jaune... La pluie ruisselle en cataracte contre la vitre.

Tels des serpents dressés, les poteaux élec- triques dansent la sarabande. Le vent plaque

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des trombes d'eau sur le mur du Magasin géné- ral d'approvisionnement, y incruste une boue brune arrachée à la terre. La place est un lac, la rue devant l'église un rapide bouillonnant...

Le mois dernier, Crocs-de-Loup, lui, s'est tiré une pleine décharge de chevrotines dans la bouche. Il a vomi du sang et il s'est écroulé sans dire pourquoi il s'était supprimé. Il a fait ça dans l'église... On voit encore la marque sur le parquet.

Un éclair fulgurant déchire brutalement les nues.

Il n'avait pas plu depuis un an... Et il pleut à torrents !

Le village de la réserve prend un bain de pieds, se lave de toute sa lèpre.

Le village de la réserve!... Bidonville de la fin du XX siècle. Toitures recouvertes de car-

ton bitumé, de tôles ondulées qui se croient obligées d'onduler plus encore quand il pleut. L'eau pisse dans des seaux à l'intérieur des maisons. Maisons de bois dévorées par les in- sectes. Maisons en planches pourries où proli- fèrent les champignons. Cabanes rafistolées à coups de marteau, pièces rapportées sur les murs branlants comme sur les genoux d'un vieux pantalon. Ici et là, une antenne de télévi-

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sion dresse son squelette. La télévision! Une des nombreuses richesses de l'Homme-Blanc.

Mais ici, dans la réserve, un immense anachro- nisme... Une trop grande richesse au milieu d'un étalage de pauvreté !

Pourquoi Crin-Jaune a-t-il été se pendre dans la grange de Crâne-Chauve? Peut-être pour lui démontrer qu'il est inutile d'avoir une grange quand on ne possède pas la plus petite chose à mettre dedans...

Tout le monde avait braillé dans les oreilles

de Crâne-Chauve qu'il était complètement idiot de construire une grange. Mais ce vieux buté croyait encore aux promesses de Washington. Il disait à qui voulait l'entendre qu'un jour les Blancs enverraient assez de ravitaillement pour rassasier les habitants de la réserve, et que ce jour-là on serait bien content d'avoir une gran- ge. Alors, il l'avait bâtie, sa grange ! Et qu'avait- il récolté? Le pauvre Crin-Jaune qui y était venu s'allonger le cou !

Et Crocs-de-Loup, pourquoi a-t-il été se mas- sacrer en plein milieu de l'église durant l'offi- ce?... Un défi envers ce Seigneur trop avare de sa pluie et qui prétend vouloir le bonheur de tous les hommes, les Indiens et les autres?

Au moins, Crocs-de-Loup n'a pas dû souffrir.

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La charge de plomb lui a déchiqueté la gorge et lui a fracassé les vertèbres cervicales... Une sale boucherie! Drôlement efficaces, ces fusils de calibre 12...

Pourquoi ces suicides parmi les jeunes de la réserve ? Pourquoi toujours des jeunes ?

Tiens, voilà l'antenne de télévision du Maga- sin général qui tombe du toit. Beau-Dollar, le propriétaire, va encore faire une comédie du diable. Lui qui ne manque jamais de regarder les actualités et les jeux pour lesquels des gens gagnent des montagnes d'or. Dès que la pluie cessera, Petit-Cheval ira au magasin, pour en- tendre Beau-Dollar rouspéter et pour rire un peu de sa déconvenue.

Pourquoi tous ces suicides dans la réserve? Tout a commencé il y a un peu plus d'un an

et demi. C'était à la Lune-des-Bourgeons, un matin ensoleillé. Alors que la plupart des habi- tants du village se réunissaient pour élire un nouveau chef, Bouleau-Élancé était arrivé sur la place devant l'Agence indienne et avait crié : « Regardez tous comment meurt un brave ! » Il s'était agenouillé à même le sol en pressant le canon d'un vieux Colt contre son ventre. Puis

il avait appuyé sur la détente avant que per- sonne ait eu le temps d'intervenir.

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Ce Colt, une méchante pétoire de calibre 44/40, avait, paraît-il, appartenu à Geronimo. La famille de Bouleau-Élancé le gardait comme une relique. Toujours est-il qu'il marchait enco- re épatamment.

Bouleau-Élancé s'était tiré du plomb dans le ventre. Et sur la grand-place, pendant que le père José actionnait la cloche de son église !

Le bruit de la détonation couvrit le son de la

cloche et les curieux accoururent de partout. Le père José lâcha la corde de son bourdon pour venir aux renseignements.

Bouleau-Élancé voulait souffrir beaucoup et longtemps et que chacun puisse le voir agoni- ser dans la douleur... Trois heures il était resté

sans bouger, agenouillé sur la place, avec le sang qui lui coulait entre les doigts.

Quel spectacle de voir un jeune de dix-sept ans se donner ainsi la mort ! Personne n'y com- prenait rien ! Enfin par respect pour sa déci- sion, aucune des bonnes âmes présentes n'es- saya de le secourir. Bouleau-Élancé avait choisi son sort et il n'y avait pas à intervenir... Et puis que faire pour un gars qui vient de se flanquer une balle dans le ventre quand il n'y a pas un médecin dans la réserve, pas même une ambu- lance?

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est la cause de nombreux changements dans la réserve. En trois semaines, les touristes et les curieux ont déversé plus de dollars dans le ma- gasin de Beau-Dollar qu'aucun de nous n'aurait pu en voir de toute sa vie. Le patron du maga- sin s'est retrouvé riche en un rien de temps. »

Petit-Cheval raille pour se donner le temps d'apprivoiser la réalité :

« A-t-il trouvé un moment pour acheter une nouvelle voiture? »

Le rire clair d'Ombre-de-Vie résonne et va

se perdre dans le désert. « Beau-Dollar a toujours le même vieux

tacot. Avec l'argent des visiteurs, il a comman- dé les vivres que tu as vus dans son magasin. Puis il a tout offert à la communauté. Beau-

Dollar prétend qu'une aubaine aussi miracu- leuse ne doit pas profiter à un seul homme. »

Malgré lui, Petit-Cheval se sent émerveillé. « Et l'autoroute?

— Lorsque les archéologues du gouverne- ment mirent au jour les premiers ossements, Rat-Gris réclama aussitôt des indemnités...

— En vertu de quoi ? — Oh ! le vieux est un malin ! Il parla de

temps perdu. De l'anxiété des vieux et de la souffrance des jeunes. De nos coutumes ba-

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fouées. Des anciens traités signés avec les Blancs. Et de mille choses encore. Toujours est-il que l'attaché des Affaires indiennes orga- nisa un rendez-vous avec le sénateur. En ac-

cord avec le Conseil des Chefs, celui-ci fixa le

montant des dédommagements . Un chiffre énorme, Petit-Cheval. Moins gros que celui qu'il nous aurait fallu verser si les officiels n'avaient rien trouvé, mais quand même colos- sal. Le Parlement doit voter prochainement le montant de cette allocation...

— Fais-moi confiance, il t rouvera bien le

moyen de la réduire considérablement ! — Beau-Dollar le pense aussi. Néanmoins, il

affirme qu'il nous restera plus d 'argent que nous n'aurions pu en espérer en cent ans.

— Et que va faire le Conseil des Chefs de cette richesse soudaine ?

— Rat-Gris a su la série de tourments que tu as connus à Tucson, et il en a parlé aux autres. Les vieux veulent offrir des études aux jeunes de la tribu. Les jeunes iront directement dans les universités, afin qu'ils ne soient pas obligés de travailler pour les Blancs et ne subissent pas les vicissitudes que tu as dû affronter. »

Petit-Cheval pousse un long soupir. Ombre- de-Vie poursuit :