Un Noël pour deux -...
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Un Noël pour deux
SUSAN CROSBY
Titre original : THE MILLIONAIRE'S CHRISTMAS WIFE
Résumé :
Denise sait bien que son mariage avec Gideon Falcon n'est qu'une
simple façade, un arrangement professionnel destiné à ne durer que
quelques semaines. Elle-même est de toute façon bien trop accaparée
par sa carrière pour songer à fonder une famille. Mais alors, quel est
donc ce troublant vertige qui l'envahit dès qu'elle croise le regard
sombre de Gideon ? Et pourquoi se prend-elle soudain à désirer de
tout son être qu'il la regarde, qu'il l'embrasse et qu'il la touche comme
s'ils étaient réellement mari et femme ?
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Debout face à la fenêtre de son bureau, Denise Watson se
demandait si Gideon Falcon serait ponctuel au rendez-vous de 15
heures qu'elle lui avait fixé. Contrairement à elle, il ne donnait pas
l'impression d'avoir l'œil rivé sur sa montre.
De là où elle se tenait, elle pouvait voir l'un des carrefours les plus
animés du centre-ville de Sacramento. Cela faisait un an qu'elle avait
installé A Votre Service — son agence d'intérim créée il y a cinq ans et
spécialisée dans le personnel de maison et de bureau — au cœur de ce
quartier prestigieux. Elle adorait cette vue sur la ligne des toits, qu'elle
avait depuis sa fenêtre du troisième étage.
Soudain, elle aperçut un motard qui se garait sur une place
disponible, en bas de son immeuble. Il devait sûrement s'agir de
Gideon. La moto cadrait parfaitement avec son job d'organisateur de
circuits aventure. Ne passait-il pas son temps à piloter des hélicoptères
et des jets privés pour emmener des cadres surmenés faire du trekking
dans des coins reculés, loin de toute civilisation ? Il n'était pas homme
à utiliser les modes de transport classiques, même à la mi-décembre
alors que la pluie menaçait.
Elle l'observa tandis qu'il ôtait son casque et récupérait un objet
long et étroit avant de se diriger vers l'entrée de son immeuble.
Elle arrangea la lourde masse de ses cheveux qui retombait
souplement sur ses épaules et retourna à son bureau, surprise
d'entendre les battements désordonnés de son cœur résonner dans ses
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tympans. Elle avait été très attirée par Gideon lors du mariage de son
frère David, il y a un mois. Ils avaient dansé ensemble presque toute la
nuit, aucun d'eux ne voulant changer de partenaire.
Comment ne pas être séduite par cet homme ! Il était tout
simplement beau comme un dieu, avec sa chevelure brune, ses yeux
d'un bleu intense et ce corps d'athlète. Même son audace la fascinait,
elle qui était pourtant la prudence personnifiée.
Une seule ombre au tableau : il n'avait pas jugé bon de l'appeler
depuis cette fameuse nuit.
Sa réceptionniste la prévint par téléphone de l'arrivée de son
visiteur. Il était pile à l'heure. Un bon point pour lui, se dit-elle tout en
s'avançant à sa rencontre dans le hall de réception.
Il s'est fait couper les cheveux. Ce fut la première chose qu'elle
remarqua en le voyant. Non qu'ils fussent trop longs auparavant, mais
ils l'avaient été suffisamment pour boucler sur sa nuque et retomber
sur son visage quand il s'était penché vers elle en dansant. Sa nouvelle
coupe le faisait paraître tel qu'il était en réalité : un homme d'affaires
énergique, avec, en prime, un petit côté dangereux, excitant au
possible.
— Je vous remercie de me recevoir malgré votre emploi du temps
chargé, déclara Gideon en lui serrant la main, le regard pétillant de
malice, comme s'il lisait dans ses pensées.
Il portait des bottes, un blue-jean, une chemise blanche et une
veste en cuir noir — une tenue à la fois chic et décontractée, qui lui
allait parfaitement.
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— Un client s'est décommandé, expliqua-t-elle, alors qu'ils se
dirigeaient vers son bureau. A cette époque de l'année, nous sommes
débordés : le personnel de maison est très demandé avant et après
Noël.
— En revanche, pour moi, c'est le calme plat.
Il s'exprimait d'une voix tranquille, comme si cela ne le dérangeait
pas le moins du monde d'être désœuvré. Peut-être appréciait-il cette
période de répit. Là encore, il différait d'elle : elle détestait rester sans
rien faire.
— Je vous débarrasse de votre veste ? proposa-t-elle.
— Merci.
Il appuya son tube en carton contre le bureau et ôta son blouson.
Elle fut tentée de s'en envelopper pour s'imprégner de sa chaleur, mais
elle se contenta sagement de le suspendre à la patère.
Pourquoi ne l'avait-il pas appelée ? se demanda-t-elle pour la
énième fois tout en prenant place en face de lui, sous son regard
inquisiteur.
— En quoi puis-je vous être utile ? s'enquit-elle.
— J'ai besoin d'une femme.
A ces mots, elle sentit aussitôt une immense déception l'envahir.
Elle avait secrètement espéré que ce rendez-vous n'était qu'un prétexte
pour la revoir. Depuis un mois, il occupait toutes ses pensées, mais,
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visiblement, ce n'était pas réciproque. Il était là uniquement pour
affaires.
— Bon. Voyons cela, enchaîna-t-elle d'un ton professionnel.
Elle pianota sur son clavier pour faire apparaître à l'écran un
formulaire de demande de personnel.
— Qu'attendez-vous d'elle ?
— Qu'elle ait les qualités d'une bonne épouse.
— Mais encore ? insista Denise avec un petit sourire. Nos
employés de maison ont des compétences très diverses : préparatifs
d'une réception, courses, ménage, garde d'enfants...
Il fit un signe de dénégation.
— Je n'ai pas besoin d'une employée mais d'une épouse.
Sous l'effet de la surprise, elle s'arrêta de taper.
— Vous devez confondre. Je ne dirige pas une agence
matrimoniale !
— Pourtant, mes frères ont rencontré l'âme sœur grâce à vous.
Il voulait vraiment une épouse ? se demanda-t-elle, sidérée.
— Le hasard a bien fait les choses, c'est tout.
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Il se cala sur sa chaise, une cheville posée sur son genou, avant de
poursuivre, comme si de rien n'était.
— David dit que vous avez le chic pour dénicher la perle rare.
Vous avez même trouvé une répétitrice pour les enfants de Noah. Or,
cela ne fait pas partie des attributions de votre agence, que je sache.
— Il s'agit d'une pure coïncidence. Tricia était disponible à ce
moment-là et elle possédait les qualifications requises, même si elle ne
postulait pas pour cet emploi.
— Il n'empêche, Tricia et Noah sont sur le point de se marier, et
David a épousé Valérie, fit valoir Gideon. D'ailleurs, n'appelle-t-on
pas votre agence Epouses à louer ?
— En effet, reconnut-elle avec un sourire contraint. On lui a
donné ce surnom fâcheux parce que nos employées assument pour
ainsi dire le rôle d'une épouse.
— Sauf qu'elles n'ont pas de relations sexuelles avec leurs patrons.
A ces mots, elle sentit son pouls s'accélérer.
— Cela va de soi. Mais, indépendamment du sexe, nos employées
ne remplaceront jamais une véritable épouse.
— En l'occurrence, j'ai besoin d'une épouse... sans le sexe.
— Vous voulez dire, une femme que vous feriez passer pour votre
épouse ?
— C'est ça.
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— Pourquoi?
— Pour m'aider à remporter un marché.
Cette étrange réponse l'intriguait et la déconcertait.
— Et vous devez être marié pour conclure cette affaire ?
— Oui. Pour des raisons purement commerciales.
— Eh bien, c'est la première fois que je reçois une pareille
demande ! Vous voulez louer des enfants, par la même occasion ?
Il lui décocha un grand sourire.
— Pas nécessairement, quoique... Une femme enceinte ferait bien
dans le tableau.
Il se redressa, le visage soudain sérieux.
— Ecoutez, je recherche quelqu'un d'intelligent, sachant tenir une
conversation, et qui se sente à l'aise avec des hommes d'affaires. En
somme, une femme capable de tenir son rang à mes côtés et de
m'apporter une certaine stabilité, voire une certaine crédibilité, aux
yeux de mes interlocuteurs.
— Je vois. Et combien êtes-vous prêt à débourser pour cette «
épouse » modèle ?
— Combien prendriez-vous ?
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— Je n'ai pas de tarifs définis pour une demande de cette nature. Il
faudrait que nous en discutions avec l'intéressée avant de fixer un prix.
— Je crois que je me suis mal exprimé, Denise. C'est vous que je
veux.
Denise tressaillit sous l'effet de la surprise et elle eut bien du mal à
recouvrer ses esprits. Se moquait-il d'elle ?
— Je ne loue pas mes services, finit-elle par dire.
— Pourquoi cela ?
— Parce que je possède et dirige cette entreprise. Croyez-moi, ce
n'est pas une sinécure.
— Je m'adapterai à votre emploi du temps. Que diriez-vous des
week-ends et des soirées ?
— C'est impossible, Gideon.
— Cet adjectif ne fait pas partie de mon vocabulaire ! plaisanta-t-
il. Je vous propose d'en discuter ce soir, autour d'un bon repas. Je vous
ai apporté mon plan d'affaires. Vous jugerez par vous-même.
— Vous pensez que cela va me faire changer d'avis ?
Il lui décocha un large sourire.
— Ça ne coûte rien d'essayer.
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— Personne ne croira que nous sommes mariés, objecta-t-elle.
Nous nous connaissons à peine.
— Détrompez-vous. Nous dirons que nous nous sommes
rencontrés lors de l'enterrement de la vie de garçon de David et que ce
fut le coup de foudre au premier regard. Nous expliquerons que nous
nous sommes évités toute la semaine jusqu'au mariage, parce qu'aucun
de nous n'avait jamais ressenti quelque chose d'aussi fort auparavant,
et que nous n'osions pas y croire.
Son regard se fit plus tendre et sa voix plus douce tandis qu'il
poursuivait le récit de leur conte de fées. Un conte de fées soudain
bien tentant.
— Et puis, lors de la réception qui a suivi le mariage, nous avons
dansé et discuté pendant des heures, les yeux dans les yeux, nos deux
corps enlacés, et nous avons compris que nous étions faits l'un pour
l'autre. Nous avons donc décidé de filer à Reno pour nous marier sans
plus tarder. En cours de route, nous avons bien tenté de nous dissuader
mutuellement de commettre une telle folie, mais cela n'a servi qu'à
renforcer notre décision de nous unir pour la vie. Même les plus
cyniques croiront à cette merveilleuse histoire d'amour, parce que
nous en parlerons avec passion. Et tous envieront notre chance.
Il fallut quelques secondes à Denise avant de reprendre pied dans
la réalité. Elle s'était prise au jeu ! Gideon avait raison, puisqu'il avait
réussi à la convaincre, elle, d'autres y croiraient. Pourtant, à le voir, il
n'avait rien d'un prince charmant romantique. Il faisait plutôt penser
aux héros d'Hemingway. Un aventurier. Un survivant. Cependant...
— Je doute que ça puisse marcher. Comment expliquerez-vous à
votre famille que vous avez tenu notre mariage secret pendant un mois
?
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— Il n'y a pas de raison pour que mes frères découvrent la vérité.
Seules, les personnes que je veux convaincre d'investir dans mon
projet penseront que nous sommes mariés. Et je parie qu'elles ne
poseront aucune question. Mais, au cas où elles se montreraient
curieuses, il vaut mieux avoir une histoire toute prête. Au moins,
laissez-moi vous présenter mon projet. Si je ne réussis pas à vous
persuader qu'il est sérieux, on en restera là. Acceptez mon invitation,
Denise, je vous en prie, insista-t-il, un sourire persuasif aux lèvres.
Elle était fermement décidée à refuser son étrange proposition,
mais elle dînerait avec lui, par égard pour David et Noah —- deux
bons clients. Après tout, Gideon était aussi un client potentiel. Elle
s'arrangerait pour lui trouver une « épouse » parmi ses effectifs.
Elle croisa les mains sur son bureau, l'air on ne peut plus
professionnel.
— Il vous faudra attendre ou revenir un peu plus tard. J'ai des
rendez-vous à 16 heures et 16 h 30.
Elle ne parvint pas à voir sa réaction, car il se leva aussitôt pour
récupérer sa veste.
— Je serai là à 17 heures, si cela vous convient. Au fait, je peux le
laisser ici, en attendant ? demanda-t-il en lui désignant son tube en
carton.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle en le reconduisant. Mais j'y pense,
pourquoi ne pas commander un repas chez le Chinois du coin ? On
mangerait dans la salle de réunion.
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Il s'arrêta, et posa une main sur son coude, le regard rivé au sien
— un regard intense qui eut pour effet de la troubler profondément.
— Permettez-moi de vous inviter, Denise.
Pourquoi diable ne l'avait-il pas fait plus tôt? pesta-t-elle en son
for intérieur.
— Entendu, se contenta-t-elle de répondre.
Il remonta sa main jusqu'à son épaule qu'il pressa doucement. Ce
simple geste la mit dans tous ses états. Elle sentit le sang affluer à son
visage. Pourvu qu'il ne se rende pas compte de son émotion !
— A tout à l'heure, murmura-t-il en quittant son bureau.
Elle lui répondit d'un simple signe de tête. Malgré elle, elle alla se
poster près de la fenêtre pour guetter sa sortie sur le parking. Au lieu
de récupérer sa moto, il se dirigea vers le Capitol Mall tout proche.
Pourtant, il ne donnait pas l'impression d'être un accro du shopping,
mais il est vrai que Noël approchait, et il avait des neveux et nièces à
gâter.
Denise sursauta en entendant la voix de son assistante tout près
d'elle.
— Oui, Stacy?
— Je dis que ton monsieur Falcon est vraiment craquant,
remarqua-t-elle en désignant la silhouette qui s'éloignait. Je suppose
que c'est le frère de Noah et David.
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— Oui. Celui du milieu.
— Compte-t-il engager quelqu'un, lui aussi ? Ce serait amusant si
tu lui trouvais la femme de sa vie, comme pour ses frères.
— C'est peu probable.
Stacy haussa les épaules, un geste qui fit remonter sa courte
chevelure brune. Elle avait vingt-huit ans — un an de moins que
Denise — et était plus petite et plus menue que sa patronne. Elle avait
été la toute première recrue de Denise et, pour l'heure, elle apprenait
les ficelles du métier afin d'être prête à prendre la relève le jour où
Denise déciderait de développer son affaire. Au fil des ans, toutes
deux étaient devenues amies.
— Pourquoi est-il venu ?
— Pour me voir.
— Oh, alors, c'est personnel.
Etait-ce vraiment personnel ? N'y avait-il aucune autre femme à
qui il pouvait demander ce genre de service ?
— Nous nous sommes rencontrés au mariage de David, se
contenta de préciser Denise.
— Tu aurais pu tomber plus mal, plaisanta Stacy.
— En effet. Lui, au moins, ne m'a pas écrasé les pieds en dansant !
Stacy éclata de rire.
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— Alors, comme ça, tu sors avec lui ?
— Oui. Il m'a invitée à dîner ce soir.
— Je parie qu'il embrasse bien, soupira-t-elle.
Denise n'avait pas eu l'occasion de le vérifier malgré les
nombreuses opportunités qui s'étaient présentées à Gideon lors du
mariage, notamment quand il l'avait raccompagnée à sa voiture, au
petit matin. Elle devinait d'instinct qu'il était le genre d'homme doué
pour le plaisir et que ce serait sans aucun doute un amant attentif et
respectueux. Cette impression l'avait frappée il y a un mois, et elle la
ressentait encore aujourd'hui avec la même force.
— Tu me diras si j'ai vu juste, ajouta Stacy par-dessus son épaule,
en sortant du bureau.
— Je n'y manquerai pas, assura Denise, sachant pertinemment
qu'elle n'en ferait rien.
Elle avait retenu la leçon. Cette fois-ci, elle se garderait de faire la
moindre confidence à qui que ce soit.
***
Dans un restaurant tranquille, à un pâté de maisons du bureau de
Denise, Gideon sirotait sa bière en attendant que la jeune femme
finisse de consulter son plan d'affaires. Il admirait sa tenue, à la fois
élégante et professionnelle—chemisier en soie et jupe noire moulante,
sans oublier les talons de huit centimètres qui lui évitaient de se
dévisser le cou pour le regarder dans les yeux. Malgré ses efforts pour
l'oublier, il la retrouvait telle que dans son souvenir : un mètre
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soixante-dix de pure perfection, des yeux d'un vert profond, trop
sérieux la plupart du temps, et une chevelure brune et soyeuse qui
flottait sur ses épaules...
Une chevelure dont les racines blondes racontaient une autre
histoire. Pourquoi se teignait-elle les cheveux ? Avait-elle quelque
chose à cacher? Et, si oui, de quoi s'agissait-il ?
Quand le serveur leur apporta les salades, Denise mit les
documents de côté.
— Ainsi, vous avez l'intention de racheter une station de sports
d'hiver, remarqua-t-elle.
— Oui. Les Trails. Elle surplombe le lac Tahoe, dans l'Etat du
Nevada, expliqua-t-il tout en piquant une tomate avec sa fourchette.
Ainsi que vous pouvez le constater, elle possède un énorme potentiel
sous-exploité, notamment l'été, puisque les terrains sont transformés
en pâturages. Au milieu des années 60, Ed et Joanne Baker, les
propriétaires, ont construit quinze chalets sur le site. Je compte tout
raser et recommencer de zéro pour créer un espace de loisirs
opérationnel toute l'année — ski de fond, bien sûr, mais aussi
randonnées, V.T.T., promenades équestres, camping en pleine nature
et escalades guidées. Sans oublier les infrastructures d'accueil : un
grand hôtel-restaurant, un spa — incontournable de nos jours — et
peut-être même un espace réservé aux conférences ou aux retraites.
Une petite lueur brilla dans les yeux de Denise, mais elle détourna
le regard si vite qu'il ne parvint pas à en déchiffrer le sens.
— De combien de temps disposez-vous ? demanda-t-elle.
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— Je dois présenter mon offre aux Baker dans dix jours. J'ai tout
obtenu sauf une partie des capitaux nécessaires. Cela fait deux mois
que je galère — depuis le décès de Max Beauregard, mon associé dans
cette affaire. Je devais acheter le terrain et m'occuper des pistes, et il
devait faire construire l'hôtel. Vous connaissiez Max ?
— Pas personnellement. Il est mort jeune, n'est-ce pas?
— Trente-sept ans. Il a fait fortune très tôt dans le secteur
technologique. Il a été l'un de mes premiers clients quand j'ai monté
ma boîte, et, par la suite, il m'a recommandé à ses amis et associés. Il
m'a aussi donné d'excellents conseils en matière de placements
financiers — des conseils qui ont révolutionné ma vie.
— Est-il mort avant d'avoir signé tous les documents ?
— Non. C'était une affaire en bonne et due forme. Mais Anne, sa
veuve, ne souhaite pas reprendre le flambeau.
— Le contrat n'est-il pas juridiquement contraignant, même vis-à-
vis d'elle ?
— Oui. Surtout la condition posée par les Baker : ils ne veulent
vendre les Trails qu'à un jeune couple marié qui s'engage à conserver
le nom de la station et son caractère familial. Les Beauregard
remplissaient la condition requise, même si, en réalité, c'était mon
projet. Après le décès de Max, j'ai tenté de trouver un autre couple.
Encore fallait-il qu'il soit intéressé et qu'il ait l'argent nécessaire pour
investir dans cette affaire. Autant chercher une aiguille dans une
meule de foin. Finalement, le mois dernier, Anne m'a fait remarquer à
juste titre que si j'avais été marié, le problème serait en partie résolu. Il
ne me resterait plus qu'à trouver un commanditaire pour l'hôtel.
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— Elle aurait pu vous avancer les fonds nécessaires.
— C'était l'idée de Max, et non la sienne. Je n'ai pas voulu
l'obliger à adhérer à ce projet, sachant qu'elle n'y tenait pas.
— Je comprends. En revanche, la condition posée par les Baker
me semble étrange. Qu'est-ce qui empêche un couple marié,
présentant l'apparence du bonheur, de conclure l'affaire et de divorcer
une semaine plus tard ? Comment les Baker comptent-ils faire
respecter cette clause ?
— Sur le plan juridique, ils n'ont aucun recours.
— Ainsi, vous serez prétendument marié jusqu'à la signature du
contrat et vous mettrez fin à ce « mariage » aussitôt après ? Ce n'est
pas très moral.
— Où est la moralité dans cette histoire ? Les hommes mariés
n'ont pas l'apanage de la probité, que je sache. Je veux les Trails, parce
que je sais tout le parti que je peux en tirer. Ce qui fait de moi le
candidat idéal pour ce projet, c'est mon souci de conserver le caractère
familial et convivial de la station, mais aussi mon envie de développer
de nouveaux centres d'intérêt et de suivre l'évolution des tendances.
Ce n'est pas un projet utopique, loin de là. Et si je dois faire semblant
d'être marié pour décrocher le contrat, je n'hésiterai pas une seconde.
— Que se passera-t-il si les Baker découvrent le pot aux roses ?
— Comment le pourraient-ils ? Seuls, vous et moi connaîtrons la
vérité.
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Elle partagea un petit pain et le beurra machinalement tout en
réfléchissant.
— Bon, je comprends. Combien de commanditaires devraient
participer au financement de l'hôtel ?
— Un seul.
— Vous plaisantez ?
— Non. C'est un projet de longue haleine, qui ne sera pas rentable
immédiatement. C'est pourquoi je cherche un homme riche, capable
d'attendre plusieurs années avant d'empocher les premiers bénéfices.
Par ailleurs, si j'avais en face de moi plusieurs commanditaires, je
n'aurais qu'un petit pourcentage de l'affaire, alors que j'ai travaillé dur
et économisé sou par sou pour monter ce projet.
— Ce serait un accord sur une base 50/50 ?
— Dans l'absolu, je préférerais 51/49 pour être sûr d'avoir le
dernier mot. Mais j'ai peu de chances de trouver l'oiseau rare.
Denise posa sa fourchette sur son assiette vide et but une gorgée
de vin, l'air absorbé.
Puis elle leva son verre, comme pour porter un toast.
— Eh bien, ce projet me semble extraordinaire... avec un bémol,
toutefois.
— Lequel ? demanda-t-il, agréablement surpris.
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Elle haussa les épaules.
— L'hôtel me pose problème.
Quelque chose dans le ton de sa voix intrigua Gideon.
— Max et moi avons engagé James Madigan. C'est un architecte
spécialisé dans la construction d'hôtels.
— Oui. Je sais qui il est.
Sa réponse impliquait non seulement qu'elle le connaissait mais
qu'elle désapprouvait ce choix.
— Vous avez des objections contre son plan ?
— Puisque vous me le demandez, oui. Ne vous méprenez pas.
Madigan est bon dans son domaine — à savoir, construire une chaîne
d'hôtels en conservant une tradition déjà établie — mais il manque de
créativité. A mon avis, il aurait fallu donner un cachet plus rustique au
bâtiment pour qu'il s'intègre mieux dans l'environnement. Quant à la
conception de l'intérieur... disons qu'elle est sans surprise. Elle
ressemble en tout point à celle des autres hôtels de montagne.
— Ainsi, d'après vous, les clients doivent être surpris ?
Contre toute attente, cette femme d'affaires déterminée et réfléchie
le fascinait et l'excitait au plus haut point. En général, il avait un faible
pour les femmes intrépides et aventureuses, comme lui. Il en avait
même épousé une, mais le mariage n'avait pas fait long feu. Au départ,
il avait trouvé Denise trop méthodique et pointilleuse à son goût, mais
elle possédait un corps de rêve qu'il avait eu bien du mal à oublier.
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C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait gardé ses distances durant
le mois écoulé — pour ne pas se laisser détourner de son objectif
prioritaire. Malgré tout, il n'avait pas réussi à la chasser de son esprit.
— En tout cas, moi, j'aime être surprise quand je voyage, assura-t-
elle. J'imagine qu'une station comme les Trails, au cœur de la Sierra
Nevada, possède des paysages superbes. Il faudrait les mettre
davantage en valeur.
Elle tapota le tas de documents avant d'ajouter :
— Les chambres sont bien conçues, mais je n'en dirai pas autant
des pièces communes. Si je...
Elle s'arrêta net et lui adressa un sourire d'excuse.
— Désolée, je m'emballe.
Il l'observa soudain avec des yeux neufs. Certes, elle était
intelligente, il le savait, mais il n'avait jamais vu une telle flamme dans
son regard.
— Je n'ai plus le temps de faire modifier les plans, remarqua-t-il.
Il reste dix jours...
— C'est suffisant. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de fignoler
les détails. Il vous suffirait juste d'avoir une ébauche et une estimation
raisonnable des coûts, n'est-ce pas?
— Exact.
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Il s'interrompit pour laisser le serveur débarrasser leurs assiettes et
apporter leur plat principal — saumon pour Denise et côte de bœuf
pour Gideon.
— Mais il s'agit de refaire le travail de A à Z. Et si je n'ai pas de
plan pour étayer mon projet, je ne serai pas crédible auprès de mes
futurs commanditaires.
— Vous en aurez un.
— Seriez-vous magicienne ?
Elle tarda à répondre, et un silence pesant s'installa entre eux.
— Au début, j'ai cru que vous vous étiez adressé à moi parce que
vous saviez qui je suis, finit-elle par dire. Mais, de toute évidence,
vous l'ignorez.
Il la contemplait, l'air troublé, ne comprenant pas ce qu'elle voulait
dire. Un mois auparavant, il avait passé une nuit entière à danser avec
elle et à admirer sa plastique superbe. Mais elle ne lui avait rappelé
personne en particulier.
— Je devrais vous connaître ?
— Et si je vous dis que la plupart des gens m'appellent Déni?
Il ne lui fallut que quelques secondes pour faire le rapprochement.
Déni Watson ! Il la visualisait très bien. Silhouette blonde et éthérée,
tenue décontractée, tempérament débridé. A l'époque, elle faisait
régulièrement la une des journaux à scandale avec son amie Dani
Machin chose. Déni et Dani, les deux inséparables. Elle était la fille
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de Lionel Watson, le magnat de l'hôtellerie, propriétaire de la luxueuse
chaîne Watson Hotels fondée il y a des lustres par le père de Lionel.
Déni Watson était jeune, belle et extravagante. Une enfant terrible,
certes, mais sublime.
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Denise comprit à son expression que Gideon la reconnaissait.
Imperturbable, elle continua de manger son saumon, sous son regard
scrutateur.
— Cela explique la pertinence de vos remarques à propos de
l'hôtel, observa-t-il. Je ne lis guère la presse people, mais je me
souviens que votre soudaine disparition de la scène médiatique a fait
couler beaucoup d'encre. Ça remonte à quand, au juste ?
— Cinq ans.
Elle leva son verre de chardonnay pour porter un toast aux
journalistes en veine d'inspiration.
— A en croire certains, j'ai été défigurée dans un accident de
voiture, ou j'ai eu un enfant adultérin avec un prince.
— Vous auriez aussi fait une longue cure de désintoxication.
— Celle-là, c'est ma préférée. Certes, il m'est arrivé de faire la
fête, mais je n'ai jamais dépassé la mesure, sauf une fois — un
moment qui m'a hantée pendant des années.
— Pourquoi vous êtes-vous cachée ? Je dis cela parce que vous
avez changé de couleur de cheveux et pris un peu de poids.
— Un peu ?
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En fait, elle avait pris treize kilos.
— Vous êtes bien proportionnée, convint-il, l'air appréciateur.
Toujours est-il qu'avec votre nouveau look, vous êtes pour ainsi dire
méconnaissable.
— Je ne fais plus la une des journaux, mais on continue à parler
de moi dans des articles ou des émissions du genre « Que sont-ils
devenus ? » Pour répondre à votre question, j'ai fui mon ancienne vie
parce que j'avais quelque chose à prouver, et je ne voulais pas qu'on
soit tenté d'imputer ma réussite à mon père.
— C'est lui que vous vouliez convaincre ?
— Je l'ai fait avant tout pour moi.
Elle posa son verre avant de poursuivre :
— Je vous raconte tout cela parce que ma présence à vos côtés
risque de servir ou de desservir votre cause, selon la façon dont je suis
perçue. Et croyez-moi, les gens ont des opinions très tranchées à mon
sujet. Dans ces conditions, vous pourriez être tenté de reconsidérer
votre offre. Si c'est le cas, je tâcherai de vous trouver quelqu'un pour
assumer ce rôle d'épouse.
En réalité, elle ne voulait pas d'une autre femme pour lui. Elle
avait changé d'avis en étudiant le plan d'affaires qu'il lui avait soumis.
Son projet l'intriguait et l'excitait... tout comme Gideon.
Il y avait longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi attirée par un
homme, et elle était prête à courir un gros risque personnel à cause de
lui.
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— Etes-vous en train de me dire que vous acceptez ma
proposition ? demanda-t-il, le visage sérieux.
Son idée de complexe touristique l'enthousiasmait, mais elle ne
voulait pas lui laisser voir à quel point elle était intéressée.
Auparavant, elle devait peser le pour et le contre. Elle ne tenait pas à
perdre une crédibilité chèrement acquise — ou à avoir le cœur brisé.
— J'aimerais étudier les plans à tête reposée avant de prendre une
décision. Je souhaiterais aussi voir la maquette dont il est question
dans le dossier, et me rendre sur le site.
Il eut un sourire contraint.
— Je ne vous demande pas de sortir votre carnet de chèques, mais
seulement d'être ma femme l'espace de quelques jours !
— Je ne me prêterai à ce jeu que si j'adhère entièrement à votre
projet. Il vous faudra aussi tenir compte du fait que vos interlocuteurs
risquent de découvrir ma véritable identité. Je ne m'en vante pas, mais
je ne m'en cache pas non plus.
— Je respecte vos arguments.
Le serveur ôta leurs assiettes et leur proposa un dessert qu'ils
refusèrent.
— Vous êtes libre demain ? demanda-t-il.
Tout en sortant du restaurant, ils convinrent d'un rendez-vous pour
le jour suivant. Après avoir enfilé son imper que Gideon lui tendait
galamment, elle récupéra un parapluie pliant dans son attaché-case.
26
— Il ne va pas pleuvoir, assura-t-il en observant le ciel. En tout
cas, pas avant deux heures.
— Vous savez aussi prédire le temps !
— La vie au grand air ! plaisanta-t-il.
— Décidemment, vous avez des talents multiples.
— Plus que vous ne croyez. Où est votre voiture ?
— Je me rends à pied à mon travail. Mon immeuble n'est pas très
loin, assura-t-elle en désignant un bâtiment devant eux.
— Je vous aurais bien proposé une petite virée sur Hilda, mais je
n'ai pas de casque supplémentaire. Et vous seriez obligée de retrousser
votre jupe...
Il avait l'air sur le point d'ajouter quelque chose, mais se ravisa.
— Je vous raccompagne, se contenta-t-il de dire.
Elle aurait donné cher pour connaître le véritable fond de sa
pensée.
— Merci, Gideon, mais c'est inutile. Vous devriez partir tout de
suite, au cas où votre flair ne serait pas infaillible. Vous avez près
d'une heure de route, c'est bien ça ?
— Vous êtes toujours aussi mère poule ? la taquina-t-il en
atténuant ses propos d'un large sourire. Je veux m'assurer que vous
arrivez à bon port.
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— En l'occurrence, la mère poule, c'est vous, rétorqua-t-elle.
Elle aimait marcher seule dans les rues de ce quartier résidentiel,
même après l'heure de pointe. C'était une façon d'évacuer le stress de
la journée.
Mais il posa d'autorité sa main au creux de ses reins et la poussa
légèrement vers l'avant pour l'inviter à avancer. A son contact, elle se
sentit frissonner de la tête aux pieds.
— Vous portez ces échasses en permanence ? demanda-t-il,
lorgnant ses talons aiguilles.
— J'ai laissé mes chaussures de marche au bureau.
Tout à l'heure, elle avait surpris le regard admiratif de Gideon
posé sur ses jambes, et sa vanité l'avait emporté sur son bon sens
habituel.
— Hilda, c'est le surnom que vous avez donné à votre moto ?
s'étonna-t-elle.
Elle ressentait le besoin de faire la conversation, de faire n'importe
quoi qui pourrait apaiser son tumulte intérieur.
— Oui. Hilda Harley, pour être précis. C'est un véritable pur-sang.
Au fait, dois-je vous appeler Denise ou Déni ?
— Plutôt Denise, pour éviter qu'on fasse le rapprochement. A
deux lettres près, ces prénoms semblent si différents ! Denise a un
petit côté démodé, vous ne trouvez pas ?
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— C'est vous qui le dites, répondit-il distraitement. Mais je pense
que si nos interlocuteurs savaient qui vous êtes, cela pourrait s'avérer
utile.
Elle fit la moue.
— Vous avez dû oublier la réputation que j'avais à l'époque !
— Elle était méritée ?
— Pas entièrement.
— Les gens se font aussi une fausse opinion de moi à cause de
mes activités, avoua-t-il, un brin d'amertume dans la voix. Ils ne me
prennent pas au sérieux et se figurent que je ne suis pas crédible, alors
que mon métier exige une bonne organisation et une grande rigueur.
Après tout, je suis responsable de la vie de mes clients.
— Raison de plus pour ne pas dévoiler mon identité. Si vos
investisseurs ont l'impression d'avoir affaire à deux irresponsables,
votre projet n'a aucune chance d'aboutir.
Elle avait une conscience aiguë de sa présence à son côté, de sa
haute taille, de son corps musclé, de ses mains solides et de sa
capacité à rester concentré. La femme de David lui avait parlé de
Gideon en termes élogieux, lui confiant qu'il avait un caractère bien
trempé et qu'il était de bon conseil. D'ailleurs, David et Noah ne
manquaient jamais de le consulter sur des affaires importantes. Elle lui
avait expliqué que les trois frères avaient chacun une mère différente,
mais qu'ils avaient été élevés ensemble, sous la férule paternelle. Elle
était curieuse d'en savoir davantage, et elle ne se priverait pas de le
questionner quand ils se connaîtraient un peu mieux.
29
— Vous êtes bien silencieuse, remarqua-t-il, pendant qu'ils
attendaient à un feu rouge.
— Vous m'avez donné de quoi réfléchir.
— Bien.
Ils arrivaient à proximité de son immeuble.
— Qu'adviendra-t-il si vous n'obtenez pas les capitaux
nécessaires, Gideon ?
— Je continuerai à exercer mon métier. Avec un peu de chance, je
trouverai un autre site à vendre et je tenterai de nouveau l'aventure. Je
suis un homme pragmatique, et j'ai un moral d'acier. Je suis sûr que ça
va marcher, d'une façon ou d'une autre. Et j'aime les défis.
— Pourquoi n'achetez-vous pas le terrain puisque vous disposez
des fonds nécessaires ? Il sera toujours temps de trouver un associé
pour l'hôtel.
— Pour que l'entreprise soit rentable, je dois mener à bien le
projet dans son ensemble, sinon je ne ferai pas mieux que les Baker, à
savoir, vivoter. Or, je m'y refuse.
— Et prétendre que vous êtes marié est une condition sine qua
non pour décrocher le marché ?
— Absolument.
— Je vous promets d'y réfléchir, mais ne me bousculez pas, le
prévint-elle, un sourire aux lèvres.
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— Entendu.
Ils arrivèrent devant la porte de son immeuble.
— Voulez-vous monter prendre un verre ?
Elle l'avait invité spontanément, sur un coup de tête. Une
impulsion qu'elle regrettait déjà.
— Non, merci. Je ferais mieux de partir avant qu'il pleuve.
Il leva la tête pour évaluer le bâtiment.
— A quel étage habitez-vous ?
Elle était soulagée qu'il ait décliné son invitation. Elle ne se sentait
pas prête à lui faire partager son intimité.
— Au numéro de la chance, le treize. La vue est époustouflante.
En outre, je dispose de toutes les commodités : parking souterrain,
piscine, bibliothèque et salle de gym.
— J'ai tout cela, moi aussi. Vous pourrez le voir demain.
Il lui remit son rouleau renfermant les plans.
— Je serai chez vous vers 9 heures, promit-elle.
— Vous aurez droit au petit déjeuner en arrivant.
Il cuisinait aussi ? Décidément, cet homme avait toutes les
qualités.
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— Pendant que j'y pense...
Elle le vit qui fouillait dans la poche de sa veste et en retirait un
écrin. Il contenait une alliance en platine sertie de trois diamants.
— Demain, vous devrez la porter.
La bague était tout simplement magnifique et elle mourait d'envie
de la passer, mais elle se retint à temps. Elle n'avait pas encore dit oui!
— Vous êtes bien sûr de vous, Gideon !
Il haussa les épaules avec désinvolture.
— Je me doutais qu'en femme d'affaires avisée, vous voudriez
visiter la station. Les Baker seront ravis de faire enfin la connaissance
de ma femme.
— Mais je ne vous ai pas encore donné ma réponse ! se récria-t-
elle. Que diront-ils si vous venez dans quelques jours au bras d'une
autre « épouse » ?
— Vous avez déjà pris votre décision.
Son assurance l'agaçait — et lui plaisait. Elle aimait sa
détermination, son caractère fonceur.
Il retira l'alliance de l'écrin et la lui tendit.
— Et si vous l'essayiez ?
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Elle eut l'impression que l'anneau la brûlait, comme pour la punir
de ce mensonge éhonté.
— Elle me va bien, murmura-t-elle avant de l'ôter précipitamment
et de la lui rendre. Vous en avez une pour vous?
— Oui, je l'ai choisie toute simple.
Au lieu de replacer la bague dans son écrin, il sortit de sa poche
un papier de soie renfermant une chaîne en argent.
Il fît glisser l'anneau le long de la chaîne et passa le tout par-
dessus la tête de Denise avant de le laisser retomber à l'intérieur de
son chemisier.
Elle sentit la chaîne et l'alliance se nicher dans son décolleté.
— Pour les fois où vous ne jouerez pas le rôle de mon épouse.
Elle était tellement troublée par la présence de l'objet au creux de
ses seins qu'elle fut incapable d'articuler le moindre son.
— Merci de m'aider, murmura-t-il en déposant un baiser léger sur
ses lèvres.
Ce simple frôlement lui fit l'effet d'une décharge électrique. S'en
était-il rendu compte ?
— Vous comprenez pourquoi il est préférable que je ne monte pas
chez vous, n'est-ce pas ?
— Il faut être deux pour jouer à ce jeu-là.
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— Certes. Et nous en connaissons les règles, fit-il en lui décochant
un regard entendu. A demain matin, madame Falcon.
Elle éclata de rire, incapable de se résoudre à rentrer enfin chez
elle. Elle aurait voulu faire durer cet instant le plus longtemps
possible. Il y avait une éternité qu'elle ne s'était pas sentie aussi bien.
Et pourtant, il ne s'agissait pas d'un rendez-vous galant.
En réalité... c'était bien plus que cela, puisqu'elle se retrouvait
pour ainsi dire mariée.
— Je ne partirai pas tant que vous n'aurez pas franchi les portes de
votre immeuble, assura-t-il, interrompant le fil de ses réflexions.
Elle finit par obtempérer de mauvaise grâce. Après un dernier
signe de la main, il s'éloigna d'une démarche nonchalante. Elle attendit
qu'il soit hors de vue avant de monter chez elle. Une fois dans son
appartement, elle contempla son téléphone d'un air songeur. Elle avait
failli demander à Gideon de l'appeler dès qu'il serait rentré, ne serait-
ce que pour la rassurer, mais il se serait sûrement moqué d'elle.
Elle attendit un peu plus d'une heure avant de composer son
numéro. Il décrocha à la première sonnerie.
— Je suis arrivé sain et sauf, et au sec ! lança-t-il avant qu'elle ait
pu placer un mot.
Au temps pour elle ! A l'avenir, elle tâcherait de se souvenir qu'il
lisait en elle comme dans un livre ouvert. Il avait dû deviner qu'elle
était inquiète à l'idée de le savoir sur la route, alors qu'il risquait de
pleuvoir.
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— En fait, je vous ai appelé pour une tout autre raison.
— Vous avez une question brûlante qui ne peut pas attendre
demain matin ?
Elle devina l'amusement dans sa voix. Elle ferait mieux de se
détendre et de prendre les choses à la légère, comme lui, se dit-elle.
— Je suis flatté de savoir que ma charmante épouse se fait du
souci pour moi, poursuivit-il en riant franchement. Vous avez de
nouveau essayé la bague ?
A ces mots, elle se sentit rougir. Non seulement elle l'avait
essayée, mais elle l'avait encore au doigt. Quelle poisse ! Elle
connaissait à peine cet homme, et il la perçait déjà à jour !
— Je suppose que si vous ne répondez pas, c'est que vous ne
voulez pas mentir à votre mari adoré, la taquina-t-il.
— Dites plutôt que je ne veux pas flatter son ego surdi-
mensionné.
— Touché. Il va falloir que nous discutions de notre attirance
mutuelle et que nous mettions les choses au clair pour pouvoir
travailler sereinement. Qu'en pensez-vous ?
— C'est une bonne idée, Gideon.
Sa franchise la surprenait agréablement. Elle avait toujours été
entourée d'hommes qui évitaient d'aborder les sujets personnels et
affectifs, trop risqués selon eux.
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— Ce sera un excellent thème de débat pour le petit déjeuner. Au
fait, y a-t-il des aliments que vous détestez ou auxquels vous êtes
allergique ?
— Non. Je suis curieuse de tout.
— De tout ?
— Dans le domaine culinaire, s'entend, précisa-t-elle en souriant.
Avec un homme aussi prompt à la repartie, elle avait intérêt à
mesurer ses propos.
— A demain matin, madame Falcon.
Elle essaya de trouver une réplique spirituelle, mais aucune ne lui
vint à l'esprit.
— Bonne nuit, Mountain Man.
Elle raccrocha et laissa sa main posée sur le combiné de façon à
pouvoir admirer l'alliance.
Non seulement Gideon avait du goût mais il était beau et
intelligent. En somme, il avait tout pour plaire.
Et si elle n'y prenait pas garde, il risquait de bouleverser tout son
univers.
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- 3 -
Le lendemain matin, au volant de sa voiture, Denise appréciait
pleinement le trajet à travers les superbes contreforts boisés de la
Sierra Nevada. A mesure qu'elle s'éloignait de Sacramento, elle se
sentait plus détendue. Pourtant, elle adorait sa vie de citadine. Ses
affaires étaient prospères et elle avait des amis et une vie sociale bien
remplie. L'action et les défis à surmonter la stimulaient. Or, à sa
grande surprise, ce voyage lui faisait tout oublier.
Tout, sauf Gideon. Certes, elle avait déjà pris des risques dans sa
vie, mais s'engager aux côtés d'un homme qui se lançait dans une
entreprise de grande envergure nécessitant des années d'efforts avant
d'être rentable, constituait un pari de taille — le plus important qu'elle
ait jamais pris. Sans compter bien sûr que ces risques n'étaient pas
seulement professionnels...
A 8 h 55, elle bifurqua dans l'allée menant chez Gideon. Elle la
suivit un bon moment et dut négocier deux tournants avant
d'apercevoir la maison. Elle éclata de rire en la voyant. Il lui avait dit
que sa demeure possédait les commodités d'un immeuble de grand
standing, parking souterrain inclus. En fait de parking, il s'agissait
sûrement de l'espace aménagé sous sa véranda, laquelle s'élevait à
quatre mètres du sol, soutenue par d'épais madriers. La présence d'un
S.U.V. gris acier et de Hilda confirmait ses soupçons.
La bâtisse elle-même, plus chalet que maison, se fondait
harmonieusement dans un paysage verdoyant où dominaient les
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chênes, les sapins et des arbustes à feuillage persistant, sur fond de
rochers escarpés. Le givre perlait encore dans les coins ombragés.
Elle se gara sur un terrain en pente, à côté de la maison. En sortant
de voiture, elle vit Gideon s'avancer vers elle d'une démarche féline.
Le froid et, sans doute, le plaisir de le revoir la firent frissonner.
— Bienvenue chez moi, s'exclama-t-il en la regardant
intensément.
Sa respiration formait des volutes de buée dans l'air glacial.
Elle faillit lui donner l'accolade, mais elle se ravisa.
— Le site est époustouflant, Gideon. Par contre, je ne vois pas la
piscine.
— Tu la verras mieux depuis la véranda, à l'arrière de la maison.
— Montre-moi le chemin, fît-elle, acceptant de bonne grâce le
tutoiement. J'ai hâte de découvrir aussi ta bibliothèque et ta salle de
gym.
Il la gratifia d'un grand sourire.
— Elles ne soutiennent peut-être pas la comparaison avec celles
de ton immeuble, mais j'apprécie avant tout l'intimité du lieu.
Il la devança dans le sentier conduisant à d'épaisses marches en
bois par lesquelles on accédait à la véranda garnie de chaises
confortables et de tables basses — l'endroit idéal pour réfléchir et
observer les oiseaux, les écureuils, voire les cerfs ou les renards.
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De grands sapins protégeaient du vent, filtraient les rayons du
soleil et embaumaient l'air, lui rappelant que Noël approchait.
La structure extérieure du chalet était en rondins. Denise n'aurait
su dire si la construction était récente, mais elle semblait bien
entretenue.
— La piscine, annonça-t-il en désignant d'un geste large un petit
lac aux eaux bleu saphir à deux cents mètres de distance.
Des panaches de fumée s'échappaient de cheminées, ici et là, entre
sa maison et le plan d'eau.
— J'aurais dû me douter que tu me réservais une surprise de ce
genre, remarqua-t-elle en riant. Je parie que tu vas piquer une tête dans
l'eau tous les jours.
— En effet. Rien de tel pour se maintenir en forme.
Les mains posées sur la balustrade, elle admira la vue.
— J'adore cet endroit. Ton chalet me plaît beaucoup.
— Merci. Je l'ai construit moi-même.
Curieusement, sa remarque ne la surprit pas. Elle savait à présent
que Gideon était autant homme d'affaires qu'un homme de terrain.
— Ce doit être gratifiant.
— Très, assura-t-il, contemplant sa maison, l'air satisfait.
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Il était aussi un peu macho sur les bords. Elle avait plus l'habitude
de fréquenter des jeunes cadres dynamiques et propres sur eux — le
genre d'hommes que Gideon emmenait dans ses circuits aventure. Des
hommes comme David et Noah.
— Tu portes ton alliance, constata-t-il en posant sa main sur la
sienne et en frottant les pierres du pouce. J'en conclus que tu acceptes
d'être ma femme.
A ces mots, elle sentit une douce chaleur l'envahir. Une sensation
de bien-être complètement hors de propos. Tout cela n'était-il pas
qu'une simple comédie ? Un arrangement d'affaires ?
— Provisoirement. Toi aussi, tu as mis la tienne.
Le voyant sourire, elle ne put s'empêcher d'admirer cette bouche
qui l'avait embrassée la nuit dernière, la laissant sur sa faim.
— On doit revoir certains détails, se hâta-t-elle d'ajouter, plus
troublée qu'elle ne l'aurait voulu.
— Lesquels?
— Les aspects juridiques.
— Ah, oui. Ta rémunération.
Elle fit volte-face et s'adossa à la balustrade, les bras croisés dans
un geste de défi.
— Je préfère un accord amiable plutôt qu'un contrat officiel.
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— Entendu. Quel est ton prix ?
— Je ne veux pas d'argent.
Il haussa les sourcils, l'air surpris.
— Pourquoi cela ?
— Je sais bien que tu as simplement besoin d'une épouse fictive
pour t'aider à remporter le marché. Mais je peux aussi t'être utile d'une
autre façon. Grâce à mon agence d'intérim, j'ai beaucoup de relations.
Il eut l'air hésitant.
— On en discutera autour du petit déj, décréta-t-il.
Ils pénétrèrent dans la maison. La façade de devant comportait
une immense baie vitrée d'où l'on avait une vue imprenable sur la
nature environnante.
Une odeur de bacon flottait dans l'air. Même si elle en avait un
peu honte, c'était son plat préféré. Des bûches crépitaient dans la
cheminée en pierre monumentale. L'espace décloisonné comprenait la
cuisine, le salon et la salle à manger. Le couvert était dressé sur une
table — service et sets de table très sobres, noirs et marron. Une coupe
en bois sculpté remplie de pommes de pin trônait au centre.
L'ensemble était à la fois rustique et élégant. Un peu comme Gideon,
en somme.
Pendant que ce dernier se dirigeait vers le coin cuisine, Denise se
jucha sur un tabouret près du comptoir pour le regarder travailler.
41
Il lui désigna plusieurs coupelles contenant divers ingrédients —
tomates, dés de fromage et champignons sautés.
— Je vais faire des omelettes. Comment les aimes-tu ?
— Baveuses.
— Avec de la salsa ?
— Oui.
Il préleva une tranche croustillante de bacon qu'il gardait au chaud
dans une feuille de papier alu et la lui tendit, les yeux pétillant de
malice, comme s'il devinait qu'elle en mourait d'envie.
— Du café?
— Oui, je veux bien. Je vais me servir.
— Non, laisse. Tu es mon invitée. Détends-toi.
Il remplit une tasse, ajouta du sucre et un nuage de crème avant de
la poser devant elle. Voyant son air surpris, il précisa :
— Je suppose que tes goûts n'ont pas changé depuis le mariage de
David.
Tandis qu'elle dégustait son café, elle le regarda fascinée, préparer
les omelettes. Ses gestes étaient souples et précis et en l'espace de
quelques minutes seulement, il avait préparé deux magnifiques
assiettes au contenu des plus appétissant... Il n'était pas seulement bon
cuisinier, il était tout simplement magicien.
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— C'est passionnant de te regarder faire, convint-elle en prenant
place à côté de lui. On dirait un vrai pro.
— En fait, je suis un autodidacte. Je cuisine pour mes clients, la
plupart du temps sur un réchaud de camping ou sur un feu de bois, en
plein air. J'ai toujours aimé ça. J'ai appris très jeune pour soulager
Noah qui, en sa qualité d'aîné, héritait de toutes les corvées et détestait
faire à manger. Depuis, je suis devenu le spécialiste des grillades
maison.
Ils mangèrent en silence pendant quelques minutes.
— C'est délicieux, le félicita-t-elle en piquant sa fourchette dans
son omelette.
— Et toi, tu aimes cuisiner ?
— Oui.
Elle jeta un regard circulaire dans la pièce et n'aperçut aucune
photo de famille. Mais il n'y en avait pas chez elle non plus, sauf dans
sa chambre à coucher.
— Tes frères habitent loin d'ici ?
— Non. Il faut une quinzaine de minutes, en voiture.
Elle l'observa par-dessus le bord de sa tasse.
— J'ai cru comprendre qu'après la mort de votre père, Noah,
David et toi, vous avez hérité de l'entreprise familiale à parts égales.
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— Oui. Je leur ai cédé la mienne au bout d'un an. Mon job
consistait à booster les ventes. J'étais un bon commercial mais je
détestais ce métier. Falcon Motorcars se porte très bien sans moi. Mes
frères font du bon boulot. Ils ont réussi à développer l'entreprise
familiale au-delà de toute espérance. J'espère faire aussi bien qu'eux
avec mon nouveau projet.
— Je suis sûre que tu deviendras millionnaire.
Il eut un petit sourire.
— En toute modestie, je le suis déjà. Grâce aux conseils éclairés
de Max Beauregard, j'ai fait fructifier le capital provenant de la
cession de ma participation à mes frères.
C'était là son côté homme d'affaires avisé. Il avait décidément tous
les talents.
— Quand as-tu construit ta maison ?
— Il y a deux ans. Après mon divorce.
Il remporta les assiettes sales à la cuisine et les mit dans l'évier
qu'il remplit d'eau.
Elle lui emboîta le pas et se mit à faire la vaisselle sans lui
demander son avis, mais, cette fois-ci, il ne protesta pas.
— C'est un sujet sensible ? demanda-t-elle.
— Quoi donc ? Mon divorce ? Non. Sur le coup, j'ai eu du mal à
m'en remettre. Et puis, j'ai compris que je m'étais marié pour de
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mauvaises raisons. Ce fut un divorce par consentement mutuel, sans
drames. Dieu merci, j'avais pris la précaution de faire établir un
contrat de mariage. J'ai donc réussi à préserver l'héritage familial. Je
n'y ai jamais touché. J'ai toujours vécu grâce à mon travail. La
première fois que je me suis mis à mon compte, je me suis ramassé
une veste. Le pire, c'est que j'avais convaincu David et Noah de
participer à mon projet. Ils ont juré qu'on ne les y reprendrait plus, et
je les comprends. J'ai tiré la leçon de mon échec, et quand j'ai monté
mon agence de circuits aventure, elle est devenue très vite rentable. Le
mariage s'est alors imposé comme l'étape logique suivante.
Denise appréciait d'autant plus la franchise de Gideon qu'elle
détestait parler de ses propres échecs.
— Pas d'enfants ?
— Non.
Il passa derrière elle pour déposer d'autres plats dans l'eau chaude
et savonneuse, lui effleurant le dos de son torse, au passage. A son
contact, un frisson d'excitation la parcourut tout entière.
Mais cette sensation, aussi délicieuse soit-elle, était synonyme de
danger. S'ils étaient amenés à travailler ensemble, elle ferait mieux
d'éviter tout contact avec lui maintenant qu'elle savait à quel point elle
était sensible à son charme et à son magnétisme. Pourtant, elle était
curieuse de savoir jusqu'où ils pouvaient aller... à condition que son
cœur et ses propres affaires n'en souffrent pas.
— Quand as-tu prévenu les Baker que nous étions mariés ?
— Il y a un mois.
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— Et que leur as-tu dit à mon sujet ?
— Que tu étais belle et intelligente. A l'évidence, j'avais vu juste,
remarqua-t-il en souriant. Je ne me rappelle plus très bien ce que je
leur ai raconté. Joanne m'a posé un tas de questions. Je n'ai jamais
rencontré une femme aussi convaincue des vertus du mariage.
— Est-ce que nous voulons des enfants ?
Il s'empara d'un torchon et se mit à essuyer une assiette, une
hanche appuyée au comptoir.
— Absolument. Dès que possible. Après tout, j'ai trente-deux ans,
et toi... au fait, je ne connais pas ton âge.
— Vingt-neuf.
Etait-il en train de la mener en bateau ? se demanda-t-elle en
remarquant son air malicieux. Elle décida de rentrer dans son jeu.
— Je ne prends donc pas la pilule ?
Il soutint son regard.
— Aucun contraceptif.
— Hum ! Suis-je censée renoncer à mon job ? Les as-tu prévenus
que ta femme travaillait ?
— Je suis à peu près certain d'avoir zappé le sujet. On devrait leur
dire que rien n'est encore décidé. Que tu cherches un gérant pour ta
société.
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— Cela suppose donc que mon projet de franchiser A Votre
Service en Californie tombe à l'eau.
Il siffla doucement.
— C'est ton objectif? Tu vois les choses en grand !
— En effet.
Elle était fermement décidée à bâtir son propre empire.
— Tu as déjà fixé un calendrier? demanda Gideon.
— Oui. San Francisco, l'année prochaine, précisa-t-elle en
souriant.
— Tu comptes t'y installer ?
— Provisoirement. J'ai déjà des clients là-bas. C'est donc l'endroit
idéal pour démarrer mon programme d'expansion. Ensuite, ce sera le
tour de Los Angeles.
Elle rinça la dernière casserole et la tendit à Gideon avant de
donner un coup d'éponge au comptoir.
— Et le vrai Gideon, il veut des enfants ?
— Affirmatif. Mais pas avant trois ans, le temps de mettre mon
projet sur les rails. Et toi ?
— Pareil. C'est prévu, mais pas dans l'immédiat. Et si tu me
montrais ta maquette ?
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Elle était désireuse de changer de sujet, la discussion prenant
soudain un tour trop personnel.
— Elle se trouve dans mon bureau.
Ils passèrent devant une grande salle de bains, à gauche, et une
immense chambre, à droite. Elle aperçut un décor masculin et un
gigantesque lit en pin, recouvert d'une courtepointe verte et noire. Au
bout du couloir, une pièce occupait toute la largeur de la maison. D'un
côté, se trouvait le bureau et, de l'autre, des équipements de fitness.
Des rayonnages couvraient tout un mur. Les baies vitrées permettaient
d'avoir une vue dégagée sur le lac aux eaux étincelantes et sur les
forêts épaisses et luxuriantes.
— Bienvenue dans ma bibliothèque et ma salle de sport, fit-il, les
yeux pétillant d'humour. Comme tu peux le constater, je bénéficie de
tous les agréments de la vie moderne.
—- Heureux homme ! Au fait, je m'étonne que tu n'aies pas de
chien pour te tenir compagnie.
— Je m'absente trop souvent. Mais je compte en adopter un.
— Je te verrais bien avec un chihuahua !
— Comment as-tu deviné ? s'esclaffa-t-il.
Elle se dirigea vers une grande table sur laquelle était posée la
fameuse maquette. Il demeura silencieux pendant qu'elle l'examinait
avec attention.
— C'est toi qui l'as réalisée ?
48
— Oui.
— Depuis combien de temps travailles-tu sur ce projet ?
— Un an sur ce site en particulier. Il a fallu du temps pour obtenir
des études d'impact sur l'environnement et faire des analyses
comparatives avec d'autres stations familiales semblables aux Trails.
J'en ai visité un certain nombre aux Etats-Unis et en Europe. J'ai pris
le meilleur de chacune d'elles, et j'ai ensuite conçu ce que je considère
être la station idéale. Mais, d'une façon plus générale, ça fait neuf ans
que je nourris ce projet. Je pense donc savoir de quoi je parle... sauf en
matière de conception hôtelière. Visiblement, c'est toi l'experte.
— Experte est un bien grand mot, mais je sais ce que j'aimerais
construire si j'en avais l'occasion. Je possède un diplôme de gestion
hôtelière. J'étais tellement passionnée par ce métier que j'ai commencé
à travailler au Watson Hôtel de Los Angeles dès l'âge de quatorze ans.
— Pourquoi ne collabores-tu pas avec ton père ?
— C'est une longue histoire.
Elle se détourna et se remit à étudier la maquette, l'air sombre.
— C'est un sujet douloureux ? demanda-t-il en posant une main
sur son dos.
Elle mourait d'envie de se retourner et de se blottir dans ses bras.
D'être réconfortée. Même au bout de sept ans, la blessure était encore
à vif.
— Oui. Mais c'est de l'histoire ancienne.
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— Je n'en suis pas si sûr. On dirait que, toi et moi, nous avons un
compte à régler avec notre père. Tu vois toujours le tien?
— Nous ne sommes pas très proches, mais je n'ai pas coupé les
ponts avec ma famille.
Et dire que, durant son enfance, elle avait adoré son père ! Il
représentait tout pour elle. Et un beau jour, il était tombé de son
piédestal, brisant du même coup ses rêves et sa vie.
Elle résista à la tentation de se confier à Gideon.
— Et si on allait visiter les Trails ? On discuterait affaires en cours
de route.
— Auparavant, il y a un sujet que l'on doit absolument aborder.
— Lequel?
Elle savait pourtant pertinemment à quoi il faisait allusion.
— Notre attirance réciproque.
— Tu as des suggestions? demanda-t-elle, le cœur battant la
chamade.
Il se rapprocha un peu plus d'elle. Ils étaient maintenant
dangereusement proches.
— Nous pourrions faire comme si cette attirance n'existait pas.
Mais ce ne serait pas très réaliste. Aux yeux des Baker, nous devons
passer pour de jeunes tourtereaux. Cela suppose que nous soyons à
50
l'aise ensemble, qu'il y ait une véritable intimité entre nous à défaut
d'osmose, comme chez les vrais amoureux.
Ses paroles la troublèrent, attisant encore un peu plus le feu qu'elle
sentait monter en elle.
— Es-tu en train de suggérer que nous devrions devenir amants
pour être plus crédibles ?
Un sourire lent et sexy se dessina sur les lèvres de Gideon.
— L'idée est séduisante, mais je n'irai pas jusque-là. J'essaie
seulement de te faire comprendre que tu ne dois pas reculer quand je
m'approche de toi.
Il fit un pas en avant. Il lui suffisait d'étendre le bras pour la
toucher.
Elle demeura immobile, le regard rivé au sien.
— Du moins, en public, précisa-t-elle.
Il se contenta de lui prendre la main gauche et de porter la paume
à ses lèvres tout en caressant l'anneau de sa bague de fiançailles du
pouce.
— Serais-tu un incorrigible romantique ?
— J'en ai bien peur, fit-il en gardant sa main dans la sienne.
— C'est plutôt rare, de nos jours.
51
— Vraiment ? A t'entendre, on dirait que je suis une espèce en
voie de disparition.
— Presque. Les rapports entre les hommes et les femmes sont
devenus si directs. On n'a plus le temps de rêver. Il faut aller droit au
bout. Du coup, les rendez-vous amoureux perdent tout leur mystère et
s'apparentent à du marchandage.
— Les hommes que tu as rencontrés n'étaient pas à la hauteur.
Soudain, il l'attira dans ses bras et se mit à danser avec elle, sans
musique.
— Nous nous accordons parfaitement. Je l'ai tout de suite
remarqué.
— Pourtant, tu ne m'as pas appelée une seule fois en l'espace d'un
mois.
Elle regretta aussitôt ses paroles. Elle ne voulait pas lui laisser
croire qu'elle avait attendu fébrilement son coup de fil. En fait, elle
avait cessé de l'attendre au bout de quinze jours...
— Ce n'était pas faute d'avoir envie de vous revoir, madame
Falcon.
Madame Falcon... A chaque fois qu'elle entendait ces deux petits
mots, elle se sentait tout émoustillée.
— Allons donc !
52
— Ce projet ne m'a pas laissé un instant de répit, et il en sera de
même si je réussis à trouver un associé. Je ne pourrais donc pas te
consacrer toute mon attention, et tu risques d'être déçue.
— Je n'en demande pas tant.
Il s'arrêta de danser, la tenant toujours enlacée.
— Tu es une femme exceptionnelle, et tu mérites qu'un homme
soit aux petits soins pour toi.
— Je travaille, moi aussi. Je saurais me contenter de peu.
Il promena ses doigts sur ses lèvres jusqu'à ce qu'elle les entrouvre
sous sa caresse, puis il l'embrassa.
— C'est l'occasion ou jamais de vérifier tes dires, murmura-t-il.
Il s'empara de sa bouche avec douceur et fermeté à la fois tout en
resserrant son étreinte. Elle ne put s'empêcher de gémir de plaisir, ce
qui incita Gideon à approfondir son baiser. Il mêla sa langue à la
sienne en un ballet sensuel, ses mains enserrant sa taille puis
remontant lentement jusqu'à ce que ces pouces reposent sous ses seins.
Tétanisée, elle se blottit contre lui, plaquant ses hanches contre les
siennes, savourant son corps puissant, le contact de ses mains, le goût
et la chaleur de sa bouche. Elle se dressa sur la pointe des pieds et
noua ses bras autour de son cou, réclamant davantage. Tout de suite.
Il mordilla ses lèvres un instant, puis il s'écarta d'elle.
— Je parie que tu es très exigeante au lit, dit-il d'une voix rauque.
53
Elle le désirait maintenant de tout son être, et, à l'évidence, cette
flambée de désir était réciproque.
— Tu comptes vérifier ta théorie ? le défia-t-elle.
— Un jour, peut-être.
— Mon assistante a décrété que tu embrassais bien.
— C'est aussi ton avis ?
— Oui. Au-delà de toute espérance.
Elle ne savait pas pourquoi elle se montrait si franche avec lui.
Peut-être vaudrait-il mieux ne pas le flatter ni lui montrer à quel point
son baiser l'avait bouleversée. Elle s'était glissée dans la peau du
personnage — celui de son épouse adorée — avec une facilité
déconcertante, comme si ce rôle était fait pour elle.
— Il en est de même pour moi, convint-il en s'écartant un peu
plus. Comme je m'y attendais, notre attirance mutuelle va compliquer
les choses.
— Je souhaite que nous fassions preuve d'honnêteté l'un envers
l'autre, Gideon. Je peux tout supporter sauf le silence et le mensonge.
Promets-moi de toujours me dire la vérité, quelle qu'elle soit. Je
déteste jouer aux devinettes.
— Entendu. On y va, maintenant ?
Elle posa une main sur son bras.
54
— Auparavant, j'aimerais qu'on discute de ce que j'attends en
contrepartie de ma « prestation », au cas où tu déciderais de changer
d'avis.
— Je t'écoute.
— Je voudrais que tu me fasses confiance... et que tu m'accordes
un rôle actif dans ce projet si je réussis à te trouver un commanditaire.
Il la dévisagea en silence pendant un long moment. Elle soutint
son regard avec assurance. Elle avait pris sa décision et n'en
démordrait pas, quoi qu'il dise. Elle pouvait contribuer au succès de
son entreprise, s'il la laissait faire. La question était de savoir s'il était
prêt à faire des concessions. Il accepterait peut-être ses suggestions
concernant l'hôtel, mais pour le reste, rien n'était moins sûr.
— Tu as une heure pour me convaincre, le temps d'arriver aux
Trails, finit-il par dire.
Puis il fit un geste en direction de la porte avant d'ajouter :
— Après vous, madame Falcon.
Toujours ces deux petits mots... Elle reprit aussitôt espoir.
55
- 4 -
En arrivant aux Trails, Denise s'amusa à compter les voitures
garées sur l'aire de stationnement. Depuis Thanksgiving, deux grosses
tempêtes de neige avaient balayé la région, créant un épais manteau
neigeux, idéal pour le ski de fond, et pourtant, le parking était à moitié
plein, soit une centaine de véhicules à peine.
— C'est normal qu'il y ait aussi peu de visiteurs pour un samedi ?
demanda-t-elle en débouclant sa ceinture.
— Je l'ignore. La saison vient à peine de commencer. La dernière
fois que je suis venu, on ramenait le bétail en plaine.
— S'il en est toujours ainsi, je comprends pourquoi les Baker ont
du mal à joindre les deux bouts. Est-ce qu'ils font de la publicité pour
la station ?
— Très peu. Ils dépendent en grande partie des habitués. Les
Baker sont des gens bien, mais ils n'ont pas la bosse du commerce. Ils
voulaient élever leurs enfants ici, et ils ont monté cette affaire pour
subvenir à leurs besoins. Ils te diront sans doute qu'ils n'ont aucun
regret.
— Tu ne m'as pas dit si tu avais des concurrents.
— Les Baker n'ont jamais caché leur intention de vendre la
station, mais j'ignore si je suis le seul candidat en lice. Je ne le pense
56
pas, même si c'est difficile de trouver un couple marié intéressé et
riche, de surcroît.
— Pourquoi ont-ils fixé comme date limite la veille de Noël?
— Quand je le leur ai demandé, Ed et Joanne se sont contentés
d'échanger un sourire de connivence. Je suppose que c'est sentimental.
Elle le contempla d'un air appréciateur. Comme la veille, il portait
une tenue décontractée mais soignée, sachant pertinemment qu'un
costume-cravate eût été incongru pour rendre visite aux Baker. Elle
aussi s'était habillée pour la circonstance, sans oublier les
incontournables après-skis.
— Il faut que tu aies le goût du risque pour miser sur ce projet tout
le capital que tu as si soigneusement préservé et fait fructifier durant
des années.
— Je ne rajeunis pas.
Son sourire ravageur lui semblait un peu trop insouciant — un peu
trop dangereux. Gideon ressemblait tout à la fois aux hommes
incontrôlables qu'elle fréquentait lorsqu'elle s'appelait Déni et à ceux,
plus posés et réfléchis, qu'elle côtoyait maintenant. Le tout formait un
mélange fascinant, mais elle était surtout attirée par son côté fonceur.
Il ne renoncerait jamais à quelque chose qui comptait pour lui, et cela
lui plaisait.
— Et toi, tu n'as pas pris de risques quand tu as démarré ta boîte ?
ajouta-t-il. Le risque est indissociable du succès. Ne dit-on pas que la
chance sourit aux audacieux ?
57
— Je n'avais pas vu les choses sous cet angle.
A travers le pare-brise, elle aperçut une femme qui montait les
marches du bâtiment situé à l'extrémité du parking.
— Les Baker sont prévenus de notre arrivée ?
— Ils m'attendent, moi, fit-il en désignant la femme, au loin. Voilà
Joanne Baker. Elle a soixante-huit ans. Ed a un an de plus. Mais ils
paraissent beaucoup plus jeunes. Ils forment un couple heureux et sont
très sympathiques.
— Quoi d'autre ? Je suis sûre qu'ils s'attendent à ce que j'en sache
davantage sur leur compte.
— Je n'en sais pas plus... Oh, ils ont fêté leur cinquantième
anniversaire de mariage récemment. Et ils ont deux filles.
Elle sortit de la voiture, les documents sous le bras, tandis que
Gideon portait la maquette. Contre toute attente, elle se sentait
nerveuse. Pourtant, au fil des ans, elle avait été confrontée à tant de
situations insolites qu'elle était à l'aise en toutes circonstances. En fait,
elle redoutait de commettre un impair et de compromettre les chances
de succès du projet. L'enjeu était de taille — pour Gideon et pour elle.
Dans cette affaire, elle aussi avait quelque chose à prouver. Certes sa
société était florissante, mais elle voulait à tout prix réussir la
construction de cet hôtel. C'était important pour elle, à plus d'un titre.
— Qu'adviendra-t-il de ton agence de circuits aventure si tu
décroches le contrat ?
58
— Je la dirigerai d'ici. J'ai déjà quelqu'un en vue pour prendre le
relais jusqu'à ce que la station soit opérationnelle.
Ils approchaient du bâtiment. Joanne Baker les avait repérés et les
attendait, le sourire aux lèvres.
— Chic, vous avez la maquette ! J'étais impatiente de la voir. Oh,
bonjour, Gideon, se hâta-t-elle d'ajouter en riant. J'en oublie mes
bonnes manières.
Elle tendit la main à Denise.
— Je suis Joanne Baker.
— Denise Falcon.
Cela lui faisait un drôle d'effet de se présenter ainsi. C'était encore
plus étrange que d'entendre Gideon l'appeler Mme Falcon, car il le
tournait à la plaisanterie, y rajoutant une connotation sexuelle.
— Vous avez fini par nous amener votre épouse !
Elle se tourna vers Denise.
— Je mourais d'envie de vous connaître. Votre mari m'a dit
tellement de choses sur vous !
Vraiment ? Denise coula un regard oblique à Gideon, mais il se
contenta de hausser les épaules, l'air insouciant.
— Je suis ravie de vous rencontrer, assura Denise.
59
— Oh, je suis incorrigible ! Je vous tiens la jambe alors que vous
êtes chargés ! Entrez, s'écria-t-elle en ouvrant la porte. Ed ! Gideon est
là, et il a une surprise pour nous !
Le bâtiment était polyvalent — guichet, location d'équipements et
salle à manger où l'on servait des boissons chaudes et des sandwichs
frais. Une salle de réunion se situait derrière le comptoir ; elle
comportait une baie vitrée d'où l'on pouvait voir les clients. Joanne
apporta du café et une assiette de gâteaux qui semblaient faits maison.
Les Baker examinèrent la maquette pendant que Gideon
fournissait des précisions complémentaires. En théorie, ils n'avaient
pas leur mot à dire sur les plans définitifs, mais, Denise le savait,
Gideon avait à cœur de leur montrer qu'il était un repreneur crédible,
respectueux de leur travail.
— Où irez-vous vivre ensuite ? demanda Denise.
— Dans l'Arizona, bien sûr, riposta Joanne en fronçant les
sourcils, déconcertée par cette question. Nous voulons nous
rapprocher de nos filles et de nos petits-enfants.
Evidemment ! Denise aurait dû le savoir. Que lui avait encore
caché Gideon ?
Ed proposa à Gideon de faire le tour de la propriété en scooter des
neiges, mais l'invitation n'incluait pas Denise. Il lui adressa un regard
d'excuse avant d'emboîter le pas à Ed. Elle aurait voulu le ligoter sur
sa chaise pour qu'il puisse répondre avec elle au flot de questions qui
n'allait pas tarder.
60
— Je vous sers une autre tasse de café ? demanda Joanne. A
moins que vous ne préfériez du thé ? Excusez-moi, j'aurais dû vous le
demander plus tôt.
— Non, merci. C'est parfait. Gideon m'a dit que vous veniez de
célébrer vos cinquante ans de mariage.
— En effet. A Hawaï, entourés de nos enfants et petits-enfants.
Nous avons hâte de vendre cette station ; nos vieux os ont besoin de
chaleur.
Elle appuya ses coudes sur la table avant de poursuivre.
— Nous avons été consternés en apprenant la mort de Max
Beauregard. Nous l'aimions beaucoup, et sa femme aussi. Leur fortune
ne leur avait pas tourné la tête. Ils étaient restés simples, vous ne
trouvez pas ?
— Oui, vous avez raison.
— Nous pensions qu'après le décès de Max, Gideon renoncerait à
ce projet. Et, un beau jour, il nous a annoncé qu'il était marié. Vous
parlez d'une surprise ! Il ne nous avait même pas dit qu'il était fiancé.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
— Nous avons fait connaissance à une soirée, et nous nous
sommes retrouvés peu après, au mariage de son frère.
— Le coup de foudre, hein ?
Denise ne put s'empêcher de sourire. Malgré son âge, Joanne avait
l'air d'une gamine qui croyait encore au prince charmant.
61
— Oui, en quelque sorte.
— Vous avez eu un beau mariage ?
— Nous nous sommes enfuis à Reno pour nous marier, avoua
Denise en triturant sa serviette. Nous avons bien tenté de nous
raisonner mutuellement, mais rien n'y a fait. Pourtant, Dieu sait que
nous ne sommes pas impulsifs.
— Pas de regrets ?
— Aucun.
— Ça vous plaît de venir vivre ici ?
— Oui. C'est magnifique.
En voyant l'air intrigué de Joanne, elle pressentit que sa réponse
était trop vague.
— D'après Gideon, vous êtes enthousiasmée par cette idée.
— Qui ne le serait pas ? s'empressa-t-elle de dire.
Reviens, Gideon. J'ai besoin de toi!
— Vous comptez profiter de l'occasion pour skier ?
— Cela fait des années que je n'ai pas chaussé de skis.
— Vraiment ? D'après Gideon, vous êtes une accro de la glisse,
comme lui.
62
— Oui, oui, bien sûr.
Maudit soit-il ! Comme s'il n'avait pas pu se souvenir de ce détail!
— En fait, j'ai été très prise par mon travail. Mais c'est formidable
d'être à pied d'œuvre.
— Vous comptez avoir des enfants, bien sûr ?
Enfin une question à laquelle elle était en mesure de répondre.
— Oui. Nous ne voulons pas trop tarder.
— Surtout si vous en voulez quatre.
A ces mots, Denise faillit s'étouffer. Quatre ? Elle allait avoir
quelques mots à dire à Gideon !
— Peut-être aura-t-on la chance d'avoir des jumeaux. C'est
courant dans la famille de Gideon.
— Voyez-vous, je vous ai observés tous les deux depuis votre
arrivée, et je me rends compte que vous êtes très amoureux l'un de
l'autre. C'est clair comme le jour.
Vraiment ?
— Gideon est la crème des hommes. Et il prendra soin de votre
propriété.
— Oui. Ed et moi l'apprécions beaucoup. Et je suis contente qu'il
se soit décidé à venir avec vous. Nous n'aurions pas pris de décision
63
sans vous avoir rencontrée. Je me demande pourquoi il a tant tardé.
Nous en étions même arrivés à douter de votre existence ! Allons bon!
— Vous avez reçu d'autres propositions ?
Ce n'était pas une question qu'elle aurait posée en présence de
Gideon, mais elle espérait que cette conversation de femme à femme
lui permettrait de compléter les maigres informations dont ils
disposaient.
— Pas encore. Je sais bien qu'Ed et moi avons placé la barre très
haut, mais nous refusons que le repreneur fasse de ce site un complexe
touristique huppé pour les gens riches et célèbres. Ce ne sont pas les
lieux de villégiature qui leur manquent. Nous tenons à ce que cette
station conserve son caractère familial. Qu'elle reste abordable et de
bon aloi.
— C'est l'objectif de Gideon, se hâta de dire Denise.
Le regard de Joanne se fit plus pénétrant.
— Vous savez, votre visage me semble familier.
Denise eut soudain la bouche sèche.
— Vraiment? se força-t-elle à dire d'un ton léger.
— Vous habitez dans le coin ?
— Je vis... je vivais à Sacramento.
— Vous avez emménagé chez Gideon ?
64
— En attendant qu'une décision soit prise pour les Trails, je
partage mon temps entre Chance City et Sacramento où sont installés
mes bureaux. Comme vous le savez, il y a une foule de détails à régler
quand on vient de se marier.
— C'est peut-être à cause de votre métier que j'ai l'impression de
vous connaître, remarqua Joanne qui avait visiblement de la suite dans
les idées.
— J'en doute. Je dirige une agence de travail temporaire,
spécialisée dans le personnel de maison et de bureau.
Joanne secoua la tête, l'air désappointé.
— Nous nous retrouvons régulièrement avec d'autres propriétaires
d'espaces de loisirs, mais ces rencontres ont lieu le plus souvent à
Reno ou à Tahoe. A l'évidence, nous évoluons dans des milieux
différents. En outre, nous nous rendons rarement à Sacramento.
Tout à coup, Joanne se redressa, l'air guilleret.
— Vous connaissez Jake McCoy ? Il vit à Chance City. C'est un
de nos habitués, même s'il n'est pas encore venu cette saison.
Denise se rappelait vaguement que des frères McCoy avaient
assisté au mariage de David, mais elle ne se souvenait pas de Jake en
particulier.
— Je commence tout juste à faire connaissance avec les habitants
de Chance City, fit-elle remarquer, évasive.
Joanne regarda par-dessus l'épaule de Denise.
65
— J'ai un client. Je reviens tout de suite.
— Où sont les toilettes ?
— A droite et encore à droite en sortant, précisa Joanne avant de
s'éloigner.
Denise la suivit sans se presser. Elle devait absolument reprendre
la situation en main et trouver des sujets de conversation moins
risqués. Son regard tomba sur un présentoir de presse rempli de
magazines de loisirs et de journaux à sensation. Joanne avait beau dire
qu'elle ne voulait pas voir sa station transformée en un paradis pour les
célébrités, elle n'en dévorait pas moins la presse people.
Quand Joanne fut de retour, Denise s'efforça de mener la
conversation, bombardant la vieille dame de questions. Elle apprit
force détails sur ses enfants et petits-enfants, mais, malgré tout, elle ne
se sentait pas à l'aise. Aucun sujet n'était vraiment anodin, et elle
commença à se sentir si tendue, qu'elle jugea préférable de mettre un
terme à ce tête-à-tête... Non seulement elle ignorait quelles
informations Gideon avait données à Joanne, mais l'intérêt de cette
dernière pour les potins mondains constituait un danger pour Denise.
Elle risquait de tout compromettre en donnant une réponse suspecte,
voire la mauvaise réponse. Elle prétexta donc une envie subite de faire
un petit tour de la station pour s'éclipser.
Tandis que Joanne reprenait son poste derrière le comptoir, Denise
sortit dehors, heureuse de constater que l'air froid lui éclaircissait les
idées. Elle demeura immobile au beau milieu du parking, tâchant de se
représenter le futur hôtel à l'emplacement choisi par Gideon.
66
Une image précise lui vint à l'esprit — la forme du bâtiment, ses
dimensions, son orientation, le matériau de construction, en
l'occurrence, le bois.
Elle fouilla dans son sac à la recherche d'un bloc et se mit à
dessiner. Elle se tenait encore là quand deux scooters des neiges
dévalèrent la pente en direction du parking.
Elle mit sa main en visière pour observer leur approche. C'était
bien dans la manière de Gideon de rouler à tombeau ouvert, mais Ed ?
Elle eut la réponse à sa question quand les deux conducteurs
s'arrêtèrent à sa hauteur.
Gideon avait le visage rougi par le froid et le vent. Lorsqu'il releva
ses lunettes, ses yeux pétillaient de gaieté. Il gratifia Denise d'un large
sourire.
Elle enjamba allègrement le talus neigeux pour le rejoindre et le
serra dans ses bras, trop heureuse de le revoir, et soulagée de ne plus
avoir à subir seule le feu roulant de questions.
— Je t'ai manqué ? demanda Gideon, visiblement ravi de la voir
se jeter dans ses bras.
— Un peu.
Son propre élan la surprit, d'autant qu'elle était d'un naturel plutôt
réservé.
— En selle ! s'écria-t-il, pendant que Ed se garait devant le
bâtiment.
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Elle grimpa derrière lui et noua ses bras autour de sa taille, la tête
appuyée contre sa veste épaisse et confortable. Ils n'eurent que
quelques mètres à faire.
— Un de ces jours, il faudra que tu m'emmènes faire un tour sur
ce bolide, fit-elle en mettant pied à terre.
— Entendu. Je te concocterai un circuit d'une journée. Au fait,
comment s'est passée ta « garde à vue » ? s'enquit-il, malicieux,
pendant qu'ils se dirigeaient vers le bâtiment.
— Je te le raconterais dans la voiture.
— Il y a un problème ? insista-t-il, soudain inquiet.
— Vous dînerez bien avec nous ? leur cria Ed, en passant la tête
dans l'entrebâillement de la porte.
— Non, merci. C'est gentil à vous, mais nous devons être de
retour à Sacramento ce soir.
Vingt minutes plus tard, ils déposaient la maquette dans le coffre
et reprenaient la route, dans la lumière déclinante du crépuscule.
— Alors ? demanda-t-il.
— Je crains que Joanne ne finisse par me reconnaître.
Elle lui raconta ce qui s'était passé.
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— Certes, ce n'est pas comme si j'étais une star de cinéma dont on
repasse les films à la télé. Depuis le temps, les gens ont dû m'oublier.
Mais le risque existe.
— On ne peut rien y faire sinon espérer qu'elle fera le
rapprochement une fois l'affaire conclue.
Il posa sa main sur la sienne.
— Tu as paniqué ?
Elle eut un reniflement de mépris.
— Je ne panique jamais. Pourtant, il y avait de quoi. J'ai appris
incidemment que j'étais une accro de la glisse — ce qui est archifaux
— que j'étais du genre home sweet home, et que je voulais quatre
enfants !
Il lui décocha un coup d'œil à peine contrit.
— J'ai vraiment dit qu'on voulait quatre enfants ?
— Apparemment.
— Tu sembles t'en être plutôt bien tirée.
— Peut-être. Elle a tiqué à plusieurs reprises, et j'ai dû faire
machine arrière. Elle m'a sûrement prise pour une écervelée.
— Je suis désolé.
— A vrai dire, j'ai eu des scrupules à lui mentir.
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— Je sais. Mais, en les écoutant parler, tu as dû te rendre compte
qu'ils adorent leur station et qu'ils exigent du repreneur qu'il conserve
l'intégrité du lieu et son caractère convivial. Or, en faisant affaire avec
moi, ils vendront à quelqu'un qui croit aux mêmes valeurs. Mon seul
défaut, du moins à leurs yeux, c'est d'être célibataire.
— Oui. C'est pourquoi j'ai eu si peur de tout gâcher.
— Je t'en suis reconnaissant.
— Au fait, elle a dit quelque chose de surprenant. Vous auriez une
connaissance commune. Jake McCoy.
— Ça alors ! C'est un ami d'enfance. Son frère Joseph était le
témoin de David.
— D'après elle, Jake est un habitué des Trails, bien qu'il n'y soit
pas encore venu, cette saison.
Gideon tambourinait nerveusement sur le volant.
— Ça risque de poser un problème. C'est justement à Jake que je
compte confier provisoirement la gérance de mon agence.
— Tu préfères le mettre dans la confidence avant qu'il l'apprenne
par hasard et le répète à tes frères ?
— Je vais y réfléchir. Je ne souhaite mettre personne d'autre dans
la confidence. Uniquement toi et moi. C'est plus sûr. De toute façon,
en ce moment, Jake est à l'étranger.
Il lui décocha un sourire en coin.
70
— Au fait, bravo pour ton initiative.
— De quoi parles-tu ?
— De l'accolade que tu m'as donnée sur le scooter. C'était très
convaincant.
Elle ne l'avait pas préméditée... Mais il était hors de question de le
lui dire.
71
- 5 -
Une heure plus tard, Gideon pénétrait dans l'allée de sa propriété.
Le silence régnait entre eux depuis un moment, chacun éprouvant sans
doute le besoin de rester seul avec ses pensées. Gideon savait que
Denise avait peur d'être reconnue, mais il y avait tout de même peu de
chances que Joanne la reconnaisse. De toute façon, il n'y pouvait rien.
Il était donc inutile de s'inquiéter, d'autant qu'il avait d'autres
problèmes plus urgents à régler, notamment trouver un
commanditaire.
Après sa virée en montagne avec Ed, Gideon était plus que jamais
décidé à acquérir les Trails. Cette station répondait à ses attentes. En
outre, ce serait pour lui l'occasion de prouver qu'il n'était pas un doux
rêveur, mais un homme capable de mener à bien un projet autrement
plus ambitieux que son agence de circuits aventure. Certes, son père
n'était plus là pour le voir, mais ce serait une réussite personnelle très
gratifiante. La mort de Max obligeait Gideon à repartir de zéro. Le
défi l'excitait au plus haut point, même si la date limite se rapprochait
inexorablement.
Il se gara et coupa le moteur. Denise lui sourit — un sourire
endormi et sexy, qu'il ne lui avait encore jamais vu.
— Tu restes dîner ? demanda-t-il.
— Je veux bien. Ça me laissera le temps de me réveiller avant de
reprendre la route, précisa-t-elle en s'étirant.
72
Elle sortit du S.U.V. et se dirigea vers sa voiture.
— Je vais récupérer les notes que j'ai prises hier soir concernant
des commanditaires potentiels. On en discutera en mangeant.
Il aimait la regarder marcher, aussi s'attarda-t-il, appréciant le
spectacle qu'elle lui offrait. Il émanait d'elle une passion contenue,
perceptible dans sa façon de se mouvoir, de le fixer droit dans les
yeux, de réfléchir et même de rire — de ce rire de gorge sensuel si
excitant.
Elle avait des projets ambitieux, et il l'admirait pour cela, tout en
sachant qu'il serait risqué d'envisager une éventuelle relation entre
eux. Elle comptait s'installer à San Francisco puis à Los Angeles pour
ouvrir de nouvelles agences, avait-elle dit. De son côté, il devrait
s'impliquer à fond dans la réalisation de son projet. Non, ils ne
pourraient jamais former un couple...
Cependant, il y avait cette attirance entre eux, ce feu sous la
cendre...
— Tu es bien silencieux, remarqua-t-elle, tandis qu'ils se
dirigeaient vers la maison.
— Désolé.
Elle le regarda avec curiosité.
— Je donnerais cher pour connaître tes pensées. Tu es inquiet à
propos de Joanne ?
— Non.
73
Il n'allait quand même pas lui dire qu'il mourait d'envie de la
prendre dans ses bras, de la transporter dans sa chambre et de lui faire
l'amour jusqu'au petit matin !
— J'essayais de me rappeler ce que j'ai au congélateur. L'autre
jour, j'ai fait de la soupe et du pain de maïs. Ça te convient ?
— Parfait, fit-elle, l'air distrait.
Il mit des bûches dans la cheminée pendant que Denise faisait
réchauffer la soupe. Puis ils prirent chacun leur bol et s'installèrent sur
le canapé, devant le feu ronflant. Elle avait ôté son pull et ne portait
plus qu'un simple T-shirt à manches longues. Le tissu, doux et soyeux,
épousait ses formes, et la couleur vert pâle mettait ses yeux en valeur.
Elle allongea ses jambes vers l'âtre, remuant ses orteils à l'intérieur de
fines chaussettes blanches en un geste à la fois touchant et élégant. Un
dossier et un bloc étaient posés sur le canapé à côté d'elle.
Après avoir calé son bol entre ses genoux, elle déchira une feuille
du bloc et la lui passa.
— Tout à l'heure, sur le parking, j'ai essayé d'imaginer le futur
hôtel, et il m'est venu cette idée. Je ferai un croquis plus détaillé en
rentrant à la maison, mais je voulais avoir ton avis sur ce premier jet
qui me paraît plus approprié que le plan de Madigan. On doit
absolument parler à un autre architecte.
— Explique-moi ton idée.
Elle lui fit brièvement part de sa vision des choses, et termina par
ces mots :
74
— Tu penses que c'est faisable ?
— Je ne suis pas expert en la matière. Ça m'a l'air bien, mais je
continue de penser qu'il est trop tard pour faire appel à un autre
architecte. Madigan a mis plus de deux mois pour réaliser les plans,
sans compter qu'il a dû demander des analyses géologiques, des études
d'impact sur l'environnement et obtenir l'avis d'un ingénieur-conseil.
— Je connais une personne capable de dessiner un plan en deux
jours à partir de mon esquisse et des rapports techniques obtenus par
Madigan. A ce stade, tu as simplement besoin d'une ébauche et non
d'un plan détaillé.
— Sans oublier une estimation précise des coûts. Je ne peux pas
présenter un projet de dix millions de dollars s'il s'avère par la suite
qu'il faut débourser le double.
— Je pense à Cecily Stevens. Elle est vraiment excellente.
— A-t-on besoin de l'autorisation de Madigan ?
— Tu as dit que tu l'avais engagé pour réaliser les plans. En
revanche, tu n'as pas signé de contrat avec lui pour la construction de
l'hôtel, n'est-ce pas ?
— C'était implicite.
Certes, l'esquisse de Denise lui plaisait, mais il était un homme de
parole.
75
— Ça ne coûte rien d'essayer, insista-t-elle. Je ne citerai pas ton
nom, si tu préfères. De cette façon, Madigan n'en saura rien. C'est ton
avenir qui est en jeu, Gideon.
Son argument fit mouche. Elle avait raison.
— Hormis ce mensonge à propos de notre mariage, j'ai toujours
été réglo en affaires. J'accepte de rencontrer ton architecte pour me
faire ma propre opinion. Mais je changerai d'avis uniquement si elle
me certifie que les plans seront prêts dans deux jours. Nous en aurons
besoin pour les montrer aux commanditaires. Je ne transigerai pas sur
ce point.
— En parlant de commanditaires...
Elle récupéra son dossier et l'ouvrit.
— J'ai dressé une liste de personnes susceptibles d'investir dans
ton projet. Je te la montre si tu me montres la tienne, minauda-t-elle en
battant des cils d'un air comique.
Il éclata de rire et lui passa sa liste.
— Comme je te l'ai dit, j'ai rendez-vous mercredi avec deux
d'entre eux — Tom Anderson et Robert Copperfield.
— Je les connais de nom, sans plus, précisa-t-elle.
Elle prit une bouchée de pain tout en étudiant sa liste.
— Idem pour les autres.
76
Il parcourut la sienne.
— Qui est Gabriel Marquez ? Ce nom me dit quelque chose.
— C'est un artiste célèbre dans le monde entier, mais aussi un
important capital risqueur. Lui et sa femme sont clients de mon agence
depuis plusieurs années. Ils vivent à San Francisco. Cristina et moi
sommes devenues amies. Je peux leur passer un coup de fil, si tu veux.
Gideon se sentait mal à l'aise. Il aurait préféré que la jeune femme
se cantonne au rôle d'épouse qu'il lui avait assigné. Mais le temps
pressait.
— Oui. Pourquoi pas.
Elle s'empara du portable de Gideon sur la table basse.
— Tu les appelles maintenant? Un samedi soir?
— Ça vaut la peine d'essayer. Ils ont trois enfants en bas âge. Ils
sont donc sûrement à la maison.
— C'est plutôt une bonne raison pour ne pas y être, marmonna-t-
il.
Denise éclata de rire tout en composant le numéro.
— Bonjour, Cristina. C'est Denise. Je ne te dérange pas ? Bon.
J'aurais une faveur à te demander. Tu sais que je ne joue pas souvent
la carte de l'amitié, mais mon mari...
77
Elle leva les yeux vers Gideon. Il la vit hésiter à l'idée de mentir,
puis elle poursuivit sur sa lancée.
— Oui. Tu as bien entendu. Je t'expliquerai plus tard, si ça ne
t'ennuie pas. Mon mari et moi cherchons un commanditaire, et j'ai
pensé à Gabe.
Elle lui résuma l'affaire en quelques mots. Puis elle se tourna vers
Gideon, une main sur le microphone.
— Elle parle à Gabe.
Gideon bouillait intérieurement. Non seulement il avait
l'impression de perdre le contrôle de la situation, mais il avait fallu
que Denise parle de ce mariage à une personne de sa connaissance. Il
aurait mieux fait d'y réfléchir à deux fois avant de lui donner carte
blanche.
— Vraiment? s'exclama-t-elle. Je vérifie avec lui.
Elle plaqua le téléphone contre sa poitrine.
— Ils nous invitent à dîner demain soir. Gabe a un ami qui serait
peut-être intéressé, un certain Ben O'Keefe. Apparemment, il possède
plusieurs hôtels. Qu'en penses-tu ?
— Le nouveau plan ne sera jamais prêt d'ici là.
— On improvisera, s'exclama-t-elle, tout excitée.
Après tout, il recherchait désespérément un commanditaire, alors
pourquoi hésitait-il ?
78
— Je suis libre, lâcha-t-il de mauvaise grâce.
Denise s'adressa de nouveau à Cristina.
— C'est d'accord... Oui, à 18 h 30. Merci beaucoup.
Elle raccrocha et se cala contre le dossier du canapé, l'air ravi.
— Tu lui as dit que nous étions mariés, lui reprocha-t-il.
— Mais c'est notre stratégie ! riposta-t-elle, les sourcils froncés.
— Si Gabe investit dans ce projet, il sera engagé pour plusieurs
années. Les Marquez ne risquent-ils pas de te —- de nous — prendre
pour des irresponsables quand nous annoncerons notre divorce dans
quelques mois ? Tes relations avec eux ne risquent-elles pas d'en
souffrir ?
— Ne t'en fais pas pour ça.
— Vraiment? C'est moi qui t'ai entraînée dans cette histoire, et je
ne voudrais pas que tu en subisses les conséquences. En affaires, la
réputation, c'est capital.
— Je suis une grande fille, Gideon. C'est ma décision. Et je ne me
lance pas dans l'aventure les yeux fermés.
Elle posa une main sur son poignet avant d'ajouter :
— Je ferais mieux de partir. Je dois contacter Cecily demain matin
à la première heure.
79
— Pas sans moi.
— Bien sûr. Tu pourras être là de bonne heure ?
Il réfléchit un instant, et une idée lui traversa l'esprit.
— Le fait que Jake connaisse les Baker me tracasse. Il peut
revenir à tout moment, aller skier aux Trails et apprendre notre
mariage. Il vaudrait mieux que nous donnions d'ores et déjà
l'apparence d'un couple marié.
— Ce qui veut dire ?
— Que nous devrions vivre ensemble.
Elle eut un petit sourire en coin.
— Ce n'est pas évident pour moi de faire la navette quotidienne
entre Chance City et Sacramento. A moins que tu ne te décides à
emménager chez moi ?
— C'est faisable.
Le regard qu'elle posa sur lui était direct et intense. Avait-il une
signification particulière ? Il n'aurait su le dire.
— Bon, fit-elle. De cette façon, nous serons moins bousculés pour
rencontrer Cecily demain matin et les Marquez dans la soirée. Les
autres personnes de ta liste habitent à Sacramento, n'est-ce pas ? Dans
ce cas, tu ferais mieux de prévoir un séjour d'une semaine.
80
Ce serait une tentation de tous les instants, il le savait, mais il
aurait ainsi l'occasion de se mettre à l'épreuve, et ce nouveau défi lui
plaisait. D'autant que s'il trouvait Denise irrésistible, il savait aussi
qu'ils n'avaient aucun avenir ensemble. Leur association était
purement professionnelle. ..
— Entendu. Je te remercie de ton invitation, finit-il par dire. Je
vais préparer quelques affaires.
Il avait besoin de s'éloigner d'elle, ne serait-ce que quelques
minutes. Devait-il mettre les choses au point, maintenant qu'ils allaient
vivre et travailler ensemble ?
— Entre-temps, je ferai la vaisselle, annonça-t-elle.
Il l'arrêta d'un geste.
— Denise, auparavant, j'ai quelque chose à te dire. Je ne voudrais
pas te paraître ingrat ou macho, voire arrogant...
— O.K. Je suis prévenue.
— Je tiens à te rappeler qu'il s'agit de mon projet, de mon rêve, et
que c'est moi qui décide au final. Je sais que tu es une femme de tête,
habituée à prendre des initiatives...
Le visage de Denise devint impénétrable.
— Mais?
81
— Je souhaite conserver la haute main sur cette affaire et la mener
à ma guise. Si tu y vois un inconvénient, il est encore temps de
changer d'avis. Je tâcherai de m'arranger avec les Baker.
— C'est tout?
— Non. Nos interlocuteurs vont sans doute penser que tu es partie
prenante dans ce projet. En cas d'échec, tu risques d'y laisser des
plumes et de perdre une cliente comme Cristina Marquez, surtout si
elle découvre que tu lui as menti. Le jeu en vaut-il la chandelle ?
— Cristina est plus une amie qu'une cliente. Comme tu l'as dit toi-
même, personne ne saura la vérité à moins que nous en décidions
autrement. Et si je passe pour une excentrique aux yeux de certains, je
m'en remettrai.
Il ne l'aurait jamais crue aussi téméraire. Malgré la nouvelle image
d'elle-même qu'elle avait voulu donner en créant le personnage de
Denise, peut-être était-elle restée au fond de son cœur cette jeune
femme appelée Déni, qui avait le goût du risque et de l'aventure — le
genre de femme qui l'attirait irrésistiblement.
Elle demeura immobile quand il s'approcha d'elle.
— Il y a aussi cette alchimie entre nous, insista-t-il. Tu y as pensé
? Si nous succombons à la tentation, ça risque de changer la donne,
ou, tout au moins, nos relations personnelles. Or, je n'ai jamais été
partisan de mélanger les affaires et le plaisir. C'est le plus sûr moyen
d'aller droit dans le mur.
— Gideon, je suis consciente d'avoir outrepassé le rôle que tu
m'avais assigné au départ, convint-elle d'une voix radoucie. Je me suis
82
laissé entraîner par l'euphorie du moment. Vois-tu, maintenant que ma
société est sur les rails, mon travail est devenu routinier. Et c'est en
prenant connaissance de ton projet que j'ai réalisé à quel point l'attrait
de la nouveauté me manquait.
Elle posa une main sur son bras avant d'ajouter :
— Mais je suis consciente qu'il s'agit de ton projet, et que c'est toi
le patron. A l'avenir, je tâcherai de me comporter en épouse soumise.
Il ne put s'empêcher de sourire.
— Donc, demain soir, si les hommes veulent se retirer pour parler
affaires, tu resteras sagement avec les autres épouses à discuter chiffon
ou autre ?
La lueur fugitive qu'il perçut dans le regard de Denise lui fit
regretter ses paroles. A l'évidence, il venait de toucher un point
sensible, une blessure profonde et mal cicatrisée — peut-être une des
raisons qui l'avait poussée à changer de vie. Toutefois, à ce stade de
leurs relations, il jugea préférable de ne pas approfondir le sujet.
— Je ferai tout ce que tu voudras, Gideon.
— Moyennant récompense, bien sûr ? la taquina-t-il.
Elle éclata de rire.
— Toute peine ne mérite-t-elle pas salaire ?
83
— Et moi qui croyais avoir enfin trouvé une femme désintéressée
! Allons, trêve de plaisanterie. Il se fait tard. Je vais récupérer
quelques affaires.
Il avait presque fini quand elle se posta à l'entrée de sa chambre.
Son regard s'attarda sur le lit monumental.
— Tu ne risques pas de tomber de ce mastodonte ! fit-elle.
— J'aime mes aises.
— Ça se voit.
Elle déambula dans la pièce et s'empara d'une photographie
encadrée, posée sur la commode.
— Virginia, ma mère, expliqua-t-il.
— Vous êtes très proches ?
— Maintenant, oui. Mais je lui en ai voulu pendant des années. Je
n'avais que quatre ans quand mes parents ont divorcé. C'est mon père
qui a obtenu la garde de ses enfants. Je n'ai bâti une véritable relation
avec elle qu'après la mort de mon père.
— A ton avis, que penserait-elle de ce mariage fictif?
— Qu'il est préférable à un vrai mariage, marmonna-t-il.
— Où habite-t-elle ? demanda Denise, désireuse de dévier la
conversation vers un sujet moins brûlant.
84
— A Las Vegas. Elle est agent immobilier.
Il alla déposer sa valise et sa housse pour vêtements près de la
porte avant de retourner auprès de Denise. Il lui désigna les trois
autres photos.
— David, Noah et moi, quand nous étions gamins. La photo du
mariage de David et Valérie. Noah et sa famille — la femme de Noah
est décédée il y a trois ans. Il faudra que je lui demande un tirage plus
récent avec Tricia et les enfants ; ils ont tellement grandi entre-temps.
— Tu étais mignon à l'époque.
— J'étais malheureux, mais, comme tous les gosses, je souriais
devant l'objectif.
— Je n'ai pas vu le nom de tes frères sur ta liste de
commanditaires potentiels.
Il s'écarta d'elle.
— Je ne compte pas faire appel à eux. Non qu'ils soient
rancuniers, mais nous menons nos activités chacun de notre côté.
Ce n'était pas l'entière vérité, mais Denise et lui pouvaient bien
avoir leur jardin secret, dans la mesure où cela n'affectait pas leur
relation personnelle ou professionnelle.
Il sortit de la pièce, et elle le suivit.
— Tu risques de te sentir à l'étroit dans ma chambre d'amis. Tu
n'es pas claustrophobe, au moins ?
85
Il fit volte-face, une lueur rieuse dans le regard.
— Puisque tu t'inquiètes à mon sujet tu devrais me proposer de
partager ton lit. Ainsi, tu te sentirais rassurée et tu dormirais sur tes
deux oreilles.
— Vraiment?
— Que veux-tu, je suis un ancien boy-scout, toujours prêt à rendre
service.
Elle éclata de rire.
— Quelle générosité !
— C'est une autre de mes qualités.
— Ça tombe bien puisque je suis soi-disant très exigeante au lit,
répondit-elle du tac au tac.
Il ne parvint pas à déchiffrer son expression. Soit elle avait l'art de
dissimuler ses sentiments, soit il n'était pas aussi intuitif avec elle qu'il
l'était avec d'autres femmes.
— Es-tu généreuse, au moins, demanda-t-il.
— Absolument. Et toi, tu es exigeant ?
— Il n'y a qu'une seule façon de le découvrir.
86
Elle posa une main sur son torse. Ce simple contact suffit à le
troubler au plus haut point. Il fit un violent effort sur lui-même pour
recouvrer ses esprits et rester maître de lui-même.
— On en reparlera quand l'affaire sera conclue, éluda-t-elle.
— Si on arrive à tenir jusque-là, marmonna-t-il.
Il ne pouvait s'empêcher de remarquer la façon dont le tissu
soyeux moulait ses seins, faisant ressortir ses mamelons, telle une
invitation à l'amour. Il se hâta de détourner le regard, et il empoigna
ses bagages. Ce n'était pas le moment de tester ses droits conjugaux, si
tant est qu'il en eût.
— Allons-y, madame Falcon.
Il se surprit à sourire en la voyant sursauter, l'air troublé, comme à
chaque fois qu'il l'appelait ainsi.
87
- 6 -
Les dimanches, Denise avait coutume de se faire du café au saut
du lit et de s'installer paresseusement sur le canapé pour lire le journal
déposé à sa porte. Ce dimanche-là, elle dut brosser ses cheveux au lieu
de les nouer en queue-de-cheval, et enfiler un jogging plutôt que de
passer un peignoir.
Mais ces légères modifications de son quotidien ne la gênaient
pas, bien au contraire. Elle n'avait perçu aucun bruit durant la nuit,
preuve que, s'il ronflait, c'était de façon très discrète.
Elle était heureuse de l'avoir chez elle.
Elle était aussi curieuse de savoir ce qu'il pensait de son intérieur
contemporain et coloré, si différent de son chalet confortable et sobre.
Seul point commun entre les deux logis : leurs cuisines, lesquelles
comportaient un plan de travail en granit et une batterie de cuisine en
acier inoxydable. Toutefois, chez elle, les éléments étaient rouge
laqué, et chez lui, en pin brut.
Après avoir fait son lit, Denise écarta les rideaux et eut la surprise
de découvrir Gideon sur le balcon qui longeait les deux chambres et la
salle à manger. Il s'était contenté d'enfiler un jean et se tenait torse nu,
malgré la température hivernale. Il avait les cheveux ébouriffés, mais
il n'en paraissait que plus sexy.
Elle ouvrit la porte coulissante et le rejoignit.
88
— Bonjour, dit-il.
Son regard était chaleureux — à moins qu'elle ne prenne ses désirs
pour des réalités. Il lui tendit une tasse de café où il avait rajouté de la
crème et du sucre, comme elle l'aimait. Lui, le préférait nature.
C'était merveilleux d'être dorlotée. Pour un peu, elle s'y
habituerait.
— Il est parfait. Merci, fit-elle après l'avoir goûté. Je ne t'ai pas
entendu te lever ni faire de bruit dans la cuisine.
— On ne me surnomme pas L'Espion aux pattes de velours pour
rien, plaisanta-t-il.
Et c'était vrai. Hier soir, il l'avait fait sursauter à deux ou trois
reprises en surgissant littéralement à ses côtés.
Elle sirota son café, admirant ses bras musclés et son torse
puissant pendant qu'il contemplait la ville qui s'étendait en dessous
d'eux.
— Tu n'as pas froid ? demanda-t-elle.
— Un peu. Tu veux me réchauffer ?
Pour toute réponse, elle lui tendit la tasse de café à moitié pleine.
Il se mit à rire.
— C'est pour toi que je l'ai préparé, dit-il. Je vais me servir.
89
Ils traversèrent la chambre d'amis. Elle ressemblait à un champ de
bataille : les draps étaient froissés, un oreiller gisait à terre et l'autre
était aplati contre la tête de lit.
— La nuit a été agitée ? s'enquit-elle.
— Non. J'ai bien dormi. Pourquoi ?
Elle fit un geste en direction du lit.
— Oh, ça ! Je rêve beaucoup, fit-il, comme si sa réponse allait de
soi, alors qu'elle suscitait d'autres questions qu'elle s'abstint cependant
sagement de poser.
— Ne t'inquiète pas, tu n'auras pas à faire le ménage derrière moi.
Le sergent-chef Noah m'a bien dressé. J'avais intérêt à faire mon lit et
à ranger mes affaires !
Il lui décocha un regard malicieux tout en enfilant un T-shirt.
— Je parie que ton lit est impeccable quand tu te réveilles.
En fait, elle remuait si peu qu'elle n'avait plus qu'à tirer les draps,
remettre la courtepointe en place et disposer les coussins avec goût.
— A voir ta tête, j'ai mis dans le mille, s'esclaffa-t-il pendant qu'ils
se dirigeaient vers la cuisine. Je ne t'ai pas vexée, au moins ?
— Non. Cela prouve que j'ai la conscience tranquille.
— C'est plutôt révélateur d'une vie terne.
90
Elle lui donna une petite tape, et il se mit à rire de plus belle. Elle
aurait préféré qu'il reste torse nu. Cela faisait longtemps qu'un homme
n'avait pas passé la nuit chez elle, et Gideon était de loin le plus
séduisant d'entre eux.
Il se versa une tasse de café, puis il remplit de nouveau celle de
Denise.
— J'ai jeté un coup d'œil dans ton réfrigérateur. Désespérant ! Moi
qui croyais que tu allais me mijoter de bons petits plats !
L'attaque avait le mérite d'être claire, mais elle ne s'en formalisa
pas pour autant.
— D'habitude, le dimanche, je prévois mes menus pour la semaine
et j'achète ce dont j'ai besoin. Le plus souvent, Stacy et moi, nous nous
retrouvons autour d'un brunch. Ensuite, je fais mes courses.
Elle inspecta son réfrigérateur et son congélateur.
— J'ai de quoi faire des gaufres.
— Parfait.
Il s'installa au comptoir pendant qu'elle sortait les ingrédients et
s'attaquait à la préparation du petit déjeuner.
— Quand vas-tu appeler ton amie architecte ? s'enquit-il.
— C'est déjà fait. Je lui ai envoyé un SMS hier soir, et elle m'a
répondu ce matin. Elle nous attend à 11 heures Si ça te convient, se
hâta-t-elle d'ajouter, peu habituée à jouer les intermédiaires.
91
— Entendu. Elle habite loin d'ici ?
— Un étage au-dessus, l'appartement sur les toits.
— C'est pratique.
— J'ai fait la connaissance de Cecily dans l'ascenseur, le jour où
j'ai emménagé, il y a deux ans de cela. Elle a le chic pour organiser
des réceptions branchées et inviter des gens intéressants, venant
d'horizons très différents. Nombre d'entre eux sont devenus mes
clients.
Denise pesait la farine tout en parlant.
— Il m'arrive souvent de discuter avec Cecily en rentrant du
travail. Elle te plaira, j'en suis sûre. Elle a la cinquantaine, des cheveux
gris acier coupés courts, des yeux noirs, et elle porte toujours des
vêtements amples et fluides. Elle possède une véritable grâce
naturelle.
— Mais son travail, tu l'as vu ?
— Bien sûr.
— A-t-elle déjà dessiné des plans d'hôtels ?
Ce disant, il descendit de son tabouret et s'avança dans le coin
cuisine pour tourner la crème pendant qu'elle préparait la pâte à
gaufres.
— Pas que je sache, mais elle est brillante.
92
— Quelle est sa spécialité ?
— La restauration de monuments.
Il haussa les sourcils, l'air perplexe.
— Je sais, s'empressa-t-elle de dire. Cela ne signifie pas pour
autant qu'elle est incapable d'innover. Ton projet l'a enthousiasmée.
— Tout ça dans un SMS ? railla-t-il.
Elle lui donna un petit coup de hanche.
— Oui.
— Si tu le dis.
Il baissa le gaz et, parfaitement à l'aise, ouvrit son réfrigérateur.
— Ça t'ennuie si je fais cuire des saucisses ?
— Non, pas du tout, se hâta-t-elle de dire.
Elle était si désireuse de l'éblouir par ses talents culinaires qu'elle
n'avait pas pensé à lui proposer quelque chose de plus consistant que
des gaufres.
— A mon humble avis, tu devrais rajouter quelques gouttes de
citron dans ta sauce.
Elle éclata de rire devant son air faussement modeste.
93
— Qui est le chef, ici ?
Il lui lança le citron qu'elle rattrapa au vol. Elle n'était pas du tout
vexée de ses interventions, au contraire, elle ne se rappelait pas s'être
autant amusée en cuisinant.
Le temps de petit-déjeuner et de mettre la vaisselle sale dans le
lave-vaisselle, ils discutèrent de tout et de rien, échangeant leurs
recettes et leurs adresses de restaurants préférés. Puis ils prirent une
douche et s'habillèrent. Accoudé au comptoir, Gideon était occupé à
lire le journal quand elle le rejoignit.
— Ça ne te fait pas bizarre d'être ici ? demanda-t-elle.
— Que veux-tu dire ?
— La nature ne te manque pas ?
Il lui jeta un long regard appréciateur.
— La vue que j'ai d'ici me plaît beaucoup.
A ces mots, elle sentit ses joues s'empourprer.
— Tu n'as pas ôté ton alliance, constata-t-il en s'emparant de sa
main gauche.
— J'ai préféré la garder de peur d'oublier de la mettre ce soir.
C'était un mensonge éhonté. Elle était tellement consciente de la
présence de la bague qu'elle lui faisait l'effet d'une brûlure au fer
rouge.
94
— Je crois que tu devrais l'enlever pour notre rendez-vous de ce
matin. Il s'agit de ton amie, pas d'un commanditaire. Mieux vaut
limiter les mensonges au strict minimum.
Il avait déjà enlevé la sienne, remarqua-t-elle, et elle l'imita
étrangement triste soudain. Il vint se poster derrière elle, détacha la
chaîne, y fit coulisser l'anneau et la remit en place, laissant la bague
glisser le long de son décolleté, comme il l'avait fait la première fois.
Elle sentait ses doigts lui effleurer la nuque et la chaleur de son corps
se communiquer au sien.
La proximité de Gideon la troublait au plus haut point. Certes, en
l'invitant à s'installer chez elle, elle savait qu'elle jouait avec le feu,
mais elle ne s'attendait pas à ce que ce soit une telle tentation. Elle
avait déjà éprouvé du désir pour des hommes, mais, ainsi qu'elle
l'avait dit à Gideon, ses relations amoureuses étaient directes,
dépourvues de complications et se terminaient en douceur. Elle
réalisait maintenant que sa rencontre avec Gideon était loin d'être
anodine, et qu'elle risquait de s'y brûler les ailes.
— Prête ? demanda-t-il.
— Oui, le temps de prendre mes clés.
***
Quand Gideon récupéra sa maquette, son regard tomba sur l'hôtel
miniature. Il hésitait encore à changer d'architecte à la dernière
minute, même s'il appréciait les idées originales de Denise. Elle avait
bon goût, comme en témoignait le décor élégant de son appartement.
Ainsi qu'il s'y attendait, tout était impeccable, et pourtant elle n'avait
pas prévu qu'il rentrerait avec elle hier soir. Les personnes ordonnées
95
ont la réputation de vouloir tout régenter. Etait-ce le cas de Denise ?
Elle était habituée à mener sa barque sans l'aide de personne, mais elle
lui avait assuré qu'elle ne chercherait pas à lui imposer ses vues et
qu'elle saurait s'effacer derrière lui. Il espérait qu'elle tiendrait parole
et qu'elle se montrerait plus conciliante qu'elle n'en avait l'air.
Cette nuit, à plusieurs reprises, il s'était demandé ce qu'elle ferait
s'il la réveillait. Dormait-elle...
— Cette fois, je suis prête, annonça-t-elle, les plans à la main.
— Est-ce que tu dors nue ?
Cette question lui avait littéralement échappé, mais loin d'être
gêné, il s'amusa au contraire de l'air ahuri de la jeune femme.
— Pardon?
— C'est un détail que je dois connaître, si Joanne me pose la
question.
Elle haussa un sourcil narquois.
— Joanne est curieuse, mais pas à ce point-là.
— Sait-on jamais. Alors ?
Elle laissa échapper un petit soupir.
— Oui, je dors nue.
— Dans des draps en satin, je parie ?
96
Elle ne put s'empêcher de rire — un rire de gorge, terriblement
sexy.
— Perdu. Je préfère la percale. J'adore la sensation de cette
matière hyperdouce sur ma peau.
Il en avait l'eau à la bouche rien que d'y penser. Il se voyait déjà
en train de se glisser entre ses draps tandis qu'elle l'attendait...
— Tu aurais pu te dispenser de me donner ce genre de détail
affriolant. Il te suffisait de répondre par oui ou par non.
— C'est toi qui as commencé !
Elle lui tint la porte, un sourire amusé aux lèvres.
— Décidément, tu es incorrigible.
— Et toi, tu n'es qu'une peste !
Ils gardèrent le silence dans la cabine de l'ascenseur dont les
parois étaient équipées de miroirs. Il mourait d'envie d'appuyer sur le
bouton d'arrêt, de dévêtir Denise et de la contempler sous tous les
angles avant de lui faire l'amour langoureusement. Cela lui fit penser
que la chambre d'amis possédait une immense armoire à glace. Celle
de la jeune femme était-elle meublée à l'identique ?
Il lui jeta un long regard scrutateur pendant que les portes
s'ouvraient au quatorzième étage.
— J'ai la curieuse impression d'avoir été déshabillée des yeux,
constata-t-elle d'une voix rauque.
97
— Ce n'est pas la première fois.
— Tu rends les choses encore plus difficiles en parlant ainsi, lui
reprocha-t-elle en sortant de l'ascenseur.
— Tu m'as bien dit que tu détestais le silence et le mensonge,
n'est-ce pas, madame Falcon ?
— En effet.
Il s'interrogeait encore sur le laconisme de cette réponse quand
Denise s'arrêta devant la porte de l'un des deux appartements et sonna.
Cecily leur ouvrit. Elle était telle que Denise l'avait décrite. En
revanche, son appartement surprit Gideon. Il s'attendait à ce qu'il soit
meublé à l'ancienne, or il était encore plus moderne et dépouillé que
celui de Denise.
— Vous devez absolument goûter ce cheese-cake au chocolat,
décréta Cecily, une fois les présentations faites.
Ce disant, elle leur tendit à chacun une assiette contenant une part
de gâteau.
— Allez-y, mangez. Entre-temps, je vais étudier les documents
que vous m'avez apportés.
D'ordinaire Gideon était gourmand et il ne refusait jamais une part
de gâteau, mais aujourd'hui, le cœur n'y était pas. Il se sentait mal à
l'aise à l'idée de voir une professionnelle juger sa maquette — une
œuvre d'amateur. Et il répugnait à changer d'architecte à ce stade du
projet.
98
Denise rejoignit Cecily pour répondre à ses questions et expliquer
sa vision de l'hôtel.
— Et vous, Gideon ? demanda Cecily au bout d'un moment. C'est
ce que vous voulez?
Il abandonna son assiette à peine entamée et s'approcha des deux
femmes.
— Denise a de bonnes idées, se contenta-t-il de dire.
— Une réponse évasive s'il en fût, commenta Cecily.
— Si nous n'étions pas pris à la gorge, je dirais que c'est ce que je
veux. Mais le temps presse.
Denise posa son assiette vide sur une table basse.
— Les Baker accepteraient peut-être de prolonger le délai.
— J'en doute, sauf si je suis leur seul candidat. D'après ce que j'ai
pu en juger, ils sont impatients de passer à autre chose.
— J'ai eu aussi cette impression, confirma Denise. Bon. Qu'en
penses-tu, Cecily ?
— Je peux préparer une ébauche et une estimation des coûts à 20
% près, d'ici à mardi soir. Cela vous convient-il, Gideon?
Les deux femmes le regardèrent, attendant sa réponse.
99
— Ainsi que je l'ai dit à Denise, ce changement de dernière
minute me pose un problème d'ordre éthique et moral, expliqua-t-il. Je
suis persuadé que James Madigan s'attend à être chargé de la
construction de l'hôtel.
Il se tourna vers Cecily.
— Comment réagiriez-vous si un client acceptait vos plans puis
décidait d'en confier la réalisation à un confrère ?
— Cela m'est déjà arrivé, assura-t-elle dans un haussement
d'épaules. C'est la vie.
— Ce n'est pas ma conception des affaires.
— Vous préféreriez avoir un hôtel banal qui ne retiendrait pas
l'attention des clients ?
Evidemment, vu sous cet angle...
— Y a-t-il un compromis possible ?
— Même s'il y en avait un, je doute qu'il vous donne satisfaction.
Vos scrupules vous honorent, Gideon, mais je pense que Denise a
raison. Le plan de Madigan est bon, sans plus. Pour éblouir un
commanditaire et attirer la clientèle, il faut faire preuve de créativité et
d'originalité. Vous pouvez avoir quelque chose de fabuleux pour à peu
près le même prix. C'est à vous de décider.
Il alla se poster devant la grande baie vitrée qui offrait la même
vue sur la ligne des toits que depuis l'appartement de Denise. Les
immeubles les plus insolites accrochèrent son regard, et il se mit à les
100
étudier, délaissant les autres. Il tenait là sa réponse. Mais il préférait
quand même en informer Madigan — une démarche juste et
nécessaire à ses yeux.
— Entendu, finit-il par dire. Vous avez carte blanche pour créer
un hôtel hors du commun.
— Et si tu pouvais nous remettre une esquisse d'ici à 17 heures
pour que nous puissions l'emporter avec nous à San Francisco, ce
serait fantastique, ajouta Denise en souriant.
— Je te reconnais bien là ! s'esclaffa Cecily. Bon, puisque vous
m'obligez à travailler un dimanche, je vous mets à la porte. Je vous
appellerai dès que j'aurai quelque chose de présentable. Au fait,
Gideon, bravo pour votre maquette, c'est du bon travail.
— Merci. Je vous suis également reconnaissant de reprendre cette
affaire au pied levé.
— A vrai dire, ce projet est un véritable défi pour moi dans la
mesure où cela fait vingt ans que je n'ai rien fait de semblable, mais je
suis ravie de l'aubaine.
Elle les raccompagna à la porte.
— Au fait, comment vous êtes-vous connus, tous les deux?
Denise croisa le regard de Gideon.
— Je t'ai déjà parlé de deux clients récents, Noah et David Falcon,
qui ont engagé deux employées par mon intermédiaire, et en sont
101
tombés amoureux ? Il se trouve que Gideon est un frère Falcon. Nous
nous sommes rencontrés au mariage de David.
— Oh ! Vous êtes son fameux partenaire, celui avec qui elle a
dansé toute la nuit ! s'exclama Cecily.
Tiens tiens ! Ainsi, Denise avait évoqué cette soirée avec ses amis,
songea-t-il, amusé de la voir rougir, comme s'il venait de la prendre en
faute. Il faillit la taquiner à ce sujet, mais, ce matin, sans ses talons
hauts, elle avait l'air vulnérable, et il ne voulait pas la mettre mal à
l'aise devant Cecily.
— Tout le plaisir a été pour moi, assura-t-il galamment.
— Vous êtes un vrai gentleman, convint Cecily, admirative. Bon,
assez plaisanté. J'ai du boulot qui m'attend.
— Alors, demanda Gideon pendant qu'ils attendaient l'ascenseur.
Quel est le programme ? Une balade ? Un cinéma? Des courses pour
Noël?
Il retint un frisson d'horreur en énonçant cette dernière suggestion
tant il détestait la foule des centres commerciaux.
— Je n'arrive pas à croire que tu ne me charries pas à propos de ce
que vient de dire Cecily. Je parie que tu n'as soufflé mot de cette
soirée à personne.
— Détrompe-toi.
Elle lui jeta un regard inquisiteur, l'air incrédule.
102
— Noah et moi avons parlé de toi.
Il s'était surtout demandé pourquoi elle se teignait les cheveux,
mais il avait aussi admis qu'elle piquait sa curiosité.
Ils pénétrèrent dans l'ascenseur, et elle appuya sur le bouton du
rez-de-chaussée.
— J'ai envie de me balader. On pourrait aller du côté de la rivière,
et passer à l'épicerie sur le chemin du retour.
Il était curieux de découvrir son quartier, et c'était une journée
idéale pour marcher, mais ils auraient peut-être dû s'arrêter chez elle
pour prendre un vêtement chaud. Curieusement, elle semblait
insensible au froid.
— Ainsi, Noah risque de me mettre en boîte la prochaine fois que
je le reverrai ? demanda-t-elle tandis qu'ils sortaient de l'immeuble.
— Noah n'est pas du genre taquin, loin s'en faut !
Sa remarque la fit rire.
— Je suppose que, depuis sa rencontre avec Tricia, il s'est déridé.
Gideon haussa les épaules. Même s'il s'entendait bien avec ses
frères, il avait toujours du mal à en parler avec d'autres personnes.
— Sans doute. Je ne l'ai guère vu ces deux dernières semaines. Tu
as des frères et sœurs ?
— Un frère. Trevor. L'héritier présomptif de l'empire familial.
103
Il perçut de l'amertume dans son intonation — un autre indice
susceptible de l'aider à comprendre pourquoi elle avait fui cette vie
frivole pour monter sa propre entreprise.
— Vous n'êtes pas proches l'un de l'autre ?
— Enfants, nous l'étions. Je n'ai qu'un an de plus que lui. Ça fait
un bail que je ne l'ai pas vu.
Elle leva les yeux vers Gideon.
— Je vous envie, toi et tes frères. Vous êtes comme les doigts de
la main !
— Nos relations ne sont pas toujours au beau fixe.
— Mais vous êtes toujours prêts à vous épauler en cas de besoin.
C'est le plus important.
Elle avait raison. Ils étaient très soudés, même s'ils n'avaient pas la
même mère. Cela tenait peut-être au fait qu'ils avaient dû présenter
très tôt un front uni pour faire face à leur ennemi commun : un père
tyrannique.
— Je crois me souvenir que tu as gardé le contact avec ton père
sans pour autant être proche de lui. Que veux-tu dire par là ?
Il vit ses mâchoires se crisper. De toute évidence, il venait
d'aborder un sujet délicat.
104
— Je le vois, je lui parle et je lui écris de temps à autre, mais nous
restons campés sur nos positions, sans que l'un ou l'autre se décide à
faire le premier pas.
— Et ta mère ?
— Je la vois plus souvent. Elle me rend visite à l'occasion. On
s'appelle deux fois par semaine. D'une certaine façon, Cecily comble
ce vide affectif. Et elle ne me fait jamais la morale !
A l'évidence, elle souffrait de ne pas avoir de relations plus
étroites avec sa famille. Cette blessure était-elle profonde ? Se
cicatriserait-elle un jour ? C'était difficile à dire, dans la mesure où
Denise avait l'art de dissimuler ses sentiments.
— Parce qu'il t'arrive de faire des bêtises ? la taquina-t-il.
Ce disant, il s'empara de sa main, un peu surpris qu'elle ne lui
oppose aucune résistance. Au contraire, elle s'accrocha à lui, comme si
elle avait besoin de réconfort.
— J'ai essayé d'en faire. Mais je ne suis pas douée.
Malgré son sourire, elle semblait fragile — un terme qu'il n'aurait
jamais utilisé pour la décrire, jusqu'à cet instant.
Il avait fait des recherches à son sujet sur internet, et il se
demandait comment elle avait réussi à survivre au battage médiatique
dont elle avait été l'objet. A sa place, il y a longtemps qu'il aurait collé
son poing dans la figure de ces maudits paparazzi.
105
A l'époque, elle était mince comme un fil — rien à voir avec la
femme épanouie qu'elle était aujourd'hui. Et cette Dani, qui faisait les
gros titres avec elle, était tout aussi émaciée mais paraissait moins
vulnérable.
— Tu as rompu tous liens avec ton ancienne amie Dani?
— Il le fallait.
— Elle sait que tu es ici ?
— En tout cas, elle ne m'a jamais contactée. Ecoute, je préférerais
qu'on arrête de parler de tout ça. C'est dommage de gâcher une aussi
belle journée.
Elle sortit de sa poche un billet de vingt dollars qu'elle glissa dans
une tirelire rouge en souhaitant de joyeuses fêtes à un Père Noël qui
agitait frénétiquement une clochette pour attirer l'attention des
passants.
A force de la côtoyer, il découvrait en elle une profondeur de
sentiments insoupçonnée. Et, en ce moment, à la façon dont elle lui
pressait la main, il devinait qu'un flot d'émotions bouillonnait sous la
surface lisse et indéchiffrable.
Il n'était pas d'un naturel très protecteur, et pour cause. Il n'avait
jamais été couvé par ses parents, encore moins par Noah qui avait dû
assumer très tôt un rôle parental. Au contraire, son frère aîné s'était
efforcé de le préparer aux dures réalités de la vie.
Pourtant, chaque fois qu'il se trouvait en compagnie de Denise, il
sentait tous ses instincts protecteurs se réveiller. Aussi irréaliste que
106
cela paraisse, il aurait voulu ériger un rempart autour d'elle pour éviter
qu'on la fasse souffrir.
Tant qu'il serait là, elle pourrait compter sur lui en cas de besoin.
Et il la ferait rire, aussi.
C'était bien le moins qu'il puisse faire pour cette femme qui
l'aidait à concrétiser ses rêves.
107
- 7 -
Denise avait eu beau prétendre que cela ne l'ennuyait pas de
mentir à Cristina Marquez, c'était faux. Ce mensonge nécessaire — un
de plus — la rendait nerveuse, car elle tenait beaucoup à l'amitié de la
jeune femme. Celle-ci l'avait reconnue dès leur première rencontre.
Elle aussi avait grandi sous le feu des projecteurs, son père étant
sénateur, et ce point commun avait renforcé les liens qui les
unissaient. Pour l'heure, cette femme épanouie, d'une quarantaine
d'années, à la magnifique chevelure cuivrée et au corps voluptueux,
jouait à la perfection son rôle de maîtresse de maison.
— Jean-Paul, notre merveilleux chef cuisinier, a concocté ce
menu en ton honneur, Denise. Il a dit que tu comprendrais, précisa
Cristina pendant que leur plat principal était servi — spaghettis et
boulettes de viande.
— Nous avons passé un après-midi entier à discuter de menus
avant que je te l'envoie pour un entretien d'embauche, expliqua
Denise, tout en coupant une boulette tendre et cuite à point. Il m'a
parlé de la fameuse recette que nous dégustons ce soir, et je lui ai fait
promettre de me la faire goûter un jour.
Elle prit une bouchée et ferma les yeux.
— Mmm ! Absolument divin !
108
— Tu as choisi la personne idéale pour notre famille. Il apprend à
nos enfants à aimer toutes sortes de plats. J'espère que personne n'a
l'intention de me le chiper !
— Il t'adore, bella, assura Gabe, un homme à la beauté exotique.
Rassure-toi, il n'est pas près d'aller voir ailleurs.
Durant le repas, les six invités abordèrent courtoisement divers
sujets — nourriture, voyages, politique -, même si chacun d’eux
avaient des intérêts, des goûts et des opinions très diverses. La superbe
demeure des Marquez, dans le quartier huppé de Pacific Heights, était
entièrement décorée au goût de Noël — un décor brillant et gai qui
ramenait Denise des années en arrière, à l'époque où Noël était la
grande affaire de l'année.
Des tableaux de maîtres ornaient les murs, ceux de Gabe et
d'autres peintres qu'il admirait. Loin de ressembler à un musée, la
demeure était conviviale et on devinait que des enfants vivaient là.
En attendant le dessert, qui serait servi un peu plus tard dans la
soirée, les hommes se dirigèrent vers le bureau de Gabe, sous le regard
envieux de Denise, tandis que les femmes se retiraient au salon situé
au deuxième étage d'où l'on avait une vue panoramique sur les
maisons avoisinantes. La photographie du mariage de Cristina et
Gabe, et celles de leurs trois enfants trônaient sur un piano noir. Sur la
photo du mariage, Denise reconnut deux des invités : Ben et Leslie
O'Keefe.
— Vous semblez être amis de longue date, constata Denise,
tâchant de faire bonne figure malgré son sentiment de frustration.
109
— Ben et moi connaissons Gabe depuis le lycée, confirma Leslie,
une femme grande et svelte, aux cheveux châtains coupés court.
— Vous êtes mariés depuis longtemps ? demanda Denise en
s'installant dans une bergère, en face des deux amies.
— Vingt-deux ans. Moins trois.
Leslie sourit en voyant la perplexité se peindre sur le visage de
Denise.
— Les trois ans correspondent à la durée de notre divorce — une
pause qui nous a permis de nous redécouvrir.
— Le véritable amour ne meurt jamais, souligna Cristina.
— Le comble, c'est que je suis tombée enceinte avant de me
marier. Les deux fois, précisa-t-elle avec un grand sourire. C'est ça,
l'amour !
— Cristina m'a dit que vous et Ben possédez des hôtels et des
boutiques, remarqua Denise, se gardant de poser les questions
personnelles qui lui brûlaient les lèvres.
— Oui. Douze d'entre eux accueillent des clients pour de longs
séjours. Avec un père magnat de l'hôtellerie, je comprends que ce
sujet vous passionne. Figurez-vous que nous avons rencontré vos
parents à plusieurs reprises.
Denise eut l'impression que le ciel lui tombait sur la tête. Cette «
discussion entre femmes » lui était déjà assez pénible comme cela,
110
sans qu'il faille en plus parler de ses parents. Elle jeta un coup d'œil à
Cristina qui comprit aussitôt la situation.
— Ton identité était censée être un secret ? demanda-t-elle en se
penchant vers son amie. Nous n'en avons guère discuté auparavant,
mais je croyais que tu essayais tout bonnement de réussir par tes
propres moyens, sans te prévaloir du nom de ton père. J'aurais fait la
même chose à ta place.
— Ça ne fait rien, mentit Denise. J'ai été surprise, voilà tout.
Ainsi, vous fréquentez mes parents ?
— C'est beaucoup dire, du moins en ce qui me concerne. Il
m'arrive de les croiser lors de réceptions. En revanche, Ben entretient
des relations suivies avec votre père. Après l'attentat du 11 septembre,
nous sommes devenus membres d'une association caritative venant en
aide aux victimes de New York, et c'est à cette occasion que nous
avons fait connaissance avec vos parents. Je n'osais pas aller vers eux,
mais Ben est à l'aise avec tout le monde. C'est d'ailleurs une des clés
de son succès. J'ignore s'il leur a dit que nous dînions avec vous ce
soir. Pour ma part, je n'avais pas fait le rapprochement jusqu'à ce que
Cristina m'en parle. Je respecte votre désir d'anonymat. Evidemment,
si vous étiez recherchée par le FBI, ce serait une autre histoire !
plaisanta-t-elle.
Denise se força à rire mais le cœur n'y était pas.
— Le projet qui vous occupe n'est pas nouveau pour Ben,
poursuivit allègrement Leslie, inconsciente de l'effet que ses paroles
provoquaient chez Denise. Il avait entendu dire que la station était à
vendre et il en avait discuté avec les... Baker, c'est bien ça? Mais ils
s'obstinent à vouloir vendre à un repreneur qui s'engage à conserver le
111
caractère familial de la station. Or, Ben ne voit pas les choses de cette
façon.
Denise avait l'impression que son monde vacillait. Non seulement
Ben et Leslie connaissaient les Baker — tout comme Jake McCoy —
mais ils fréquentaient ses parents ! La situation devenait un véritable
imbroglio. Désormais, Gideon et elle se retrouvaient pris à leur propre
piège, et il était trop tard pour faire machine arrière.
Une petite femme pénétra à pas feutrés dans la pièce.
— Excusez-moi, madame Marquez.
— Oui, Yolanda?
— M. Falcon demande que Mme Falcon rejoigne ces messieurs.
Denise se leva d'un bond, trop heureuse de cette diversion. Gideon
avait eu raison de vouloir mettre le moins de personnes possible dans
la confidence du mariage, mais il avait oublié combien le monde était
petit !
Elle suivit Yolanda jusqu'au rez-de-chaussée et pénétra dans un
grand bureau à l'atmosphère masculine, avec des boiseries sombres et
des meubles de facture classique. Les hommes se levèrent à son
arrivée. L'odeur du cigare flottait dans la pièce, même si aucun d'entre
eux ne fumait en ce moment. Elle tenta d'imaginer Gideon, un cigare
aux lèvres, mais n'y parvint pas.
Il s'avança vers elle, son regard semblant l'inviter à la prudence.
Puis il la prit brièvement dans ses bras et lui murmura à l'oreille :
112
— Reste ouverte à toute proposition.
Comme si elle n'avait pas eu son lot de surprises pour la soirée !
***
— Ben a quelques suggestions à faire, précisa Gideon à voix
haute, tandis que tous prenaient place.
C'était le moment ou jamais de découvrir si Denise était capable
de se montrer conciliante. Elle avait l'air tendu, et il espérait qu'elle se
confierait à lui, une fois de retour à la maison.
— Rien qui touche à l'essentiel, rectifia Ben. Juste quelques
tendances intéressantes que j'ai remarquées récemment, et qui
pourraient être incorporées au projet.
Pendant que Ben et Denise discutaient des mérites comparés de la
multipropriété à la semaine et avec le système de points, Gideon
réfléchissait aux commentaires des deux hommes pour tâcher de
deviner si Gabe était favorable ou non au projet. En hommes d'affaires
avisés, ils avaient posé des questions pertinentes et pointues. Gideon
avait le sentiment d'avoir fourni les réponses appropriées et d'avoir
anticipé toutes les éventualités. Il nourrissait ce projet depuis si
longtemps qu'il maîtrisait à fond son sujet, et il espérait avoir fait
bonne impression.
En voyant Denise défendre son point de vue face à Ben, avec
grâce et fermeté, il éprouva une grande admiration pour elle. Une
main de fer dans un gant de velours. Un mélange tout à fait fascinant.
113
Il avait en quelque sorte la confirmation qu'elle serait à la fois
exigeante et généreuse au lit...
— Bon. Dernière question, lança Ben en se tournant vers Gideon
mais en incluant Denise. Vous prévoyez de faire des Trails une station
pilote avant d'en construire d'autres sur le même modèle ? Ou bien
vous comptez vous arrêter là ?
— Je suis incapable de vous donner une réponse définitive,
répondit Gideon, conscient que Denise attendait ce qu'il allait dire
avec le plus grand intérêt. Une fois que la station sera opérationnelle,
j'envisagerai le cas échéant de la reproduire ailleurs. Mais je souhaite
d'abord me poser et fonder une famille. Et je veux voir mes enfants
grandir.
Le silence de la jeune femme le surprit. Il est vrai qu'ils avaient
rarement abordé le thème de leurs ambitions personnelles. Elle s'était
contentée d'évoquer sa volonté de développer son entreprise — un
désir qui, il l'aurait parié, n'était pas sans rapport avec son père — et,
bien sûr, Gideon lui avait fait part de ses objectifs concernant les
Trails.
— J'en ai fait l'expérience et je peux vous assurer que ce n'est pas
un travail aussi prenant qu'il y paraît, à condition de confier les rênes à
un gérant compétent.
— Je n'aime pas déléguer. Je préfère être présent sur le terrain et
avoir l'œil à tout.
— Très bien, intervint Gabe d'un ton qui mettait fin à la
discussion. Et si nous allions déguster le fameux dessert que Jean-Paul
a concocté en l'honneur de Denise ?
114
Il se leva, et tous l'imitèrent.
— Je prendrai ma décision dès que j'aurai la nouvelle estimation
du coût de l'hôtel, ajouta-t-il.
— Votre père est-il partie prenante à ce projet, Denise ? demanda
Ben.
Gideon la vit se raidir. Il s'empressa de répondre à sa place.
— J'ai demandé à Denise de ne pas faire appel à son père, du
moins, à ce stade du projet. Nous aimerions le mener à bien par nos
propres moyens.
Elle glissa sa main dans la sienne et la pressa avant de s'adresser à
Ben.
— J'ai cru comprendre que vous connaissiez mon père. Je
voudrais vous demander de ne pas lui parler de nous, car—elle jeta un
coup d'œil à Gideon—nous nous sommes mariés en secret, et je n'ai
encore rien dit à mes parents.
Ben hésita, l'air surpris.
— De toute façon, je ne l'aurais pas fait, même si vous ne me
l'aviez pas demandé. Toutefois, j'ai reçu un e-mail de votre père
aujourd'hui, et, dans ma réponse, je lui ai dit que Leslie et moi dînions
avec vous ce soir.
Ils se dirigèrent tous vers la pièce où Cristina et Leslie les
attendaient. En chemin, Gideon s'interrogea sur le contenu de cet e-
mail et sur ses conséquences éventuelles.
115
Yolanda, les bras chargés d'un lourd plateau, montait l'escalier,
suivie du chef cuisinier en tenue de travail.
— Jean-Paul ! s'exclama Denise, ravie.
Tous deux s'embrassèrent sur la joue et échangèrent quelques
mots. Cette rencontre, et surtout le tiramisu au chocolat, semblèrent
remonter le moral de la jeune femme.
Gideon et Denise ne s'attardèrent pas après le dessert, et reprirent
la route en direction de Sacramento vers 21 h 30. Ils roulèrent en
silence pendant un moment. Gideon jugea préférable de ne pas
brusquer Denise, espérant qu'elle finirait par se confier à lui.
— Et moi qui croyais être un atout dans ton jeu ! s'exclama-t-elle
au bout d'un moment. En réalité, c'est tout le contraire. La situation ne
pourrait pas être pire.
— Comment ça?
— Je t'ai fait changer d'architecte à la dernière minute. Pour
couronner le tout, Cecily n'a jamais réalisé un projet de ce type
auparavant.
— J'aurai pu refuser.
— Oui. Mais en attendant, tu n'as pas de plans, et cela te met en
porte-à-faux vis-à-vis de tes commanditaires potentiels.
— Encore une fois, Denise, c'est ma décision.
116
— Pour comble de malchance, nous ignorons si Ben a dit à mon
père qu'il dînait avec moi, ou avec mon mari et moi. Je regrette de ne
pas le lui avoir demandé. Je n'ose pas l'appeler maintenant, pour ne
pas éveiller ses soupçons. A ton avis, tu crois qu'il nous l'aurait dit s'il
avait mentionné ton nom ?
— Qui sait. Nous aurons peut-être la réponse en arrivant, sur ta
boîte vocale ou ta messagerie. A moins que ton père ne m'attende de
pied ferme sur ton palier, exigeant de connaître mes revenus pour
savoir si je suis capable de prendre soin de toi.
Il lui décocha un sourire malicieux pour essayer de détendre
l'atmosphère — et se rassurer —, par la même occasion. Lionel
Watson avait le bras long et était en mesure de contrecarrer son projet
si l'envie lui en prenait.
— Il ferait mieux de ne pas débarquer chez moi à l'improviste,
répliqua-t-elle.
La tension qu'il perçut dans la voix de Denise lui fit entrevoir
quelles seraient ses relations avec son propre père s'il était encore en
vie — sans doute pires que celles que Denise entretenait avec le sien.
— Ben a dû trouver bizarre qu'on exclue mon père de ce projet,
constata Denise.
— D'après ce que je sais, Ben a sué sang et eau pour bâtir son
empire. Il devrait plutôt avoir de la considération pour nous. A propos,
j'ai découvert autre chose. Ben connaît les Baker. Il envisageait même
d'acheter la propriété jusqu'à ce qu'il apprenne qu'il ne répondait pas
aux critères imposés par Ed et Joanne.
117
— Je sais. Leslie m'en a parlé. Cela n'a guère d'importance
puisqu'ils ne sont plus en contact. Néanmoins, le monde de l'hôtellerie
est un microcosme où les nouvelles circulent vite.
— Une chose est sûre, si Ben était au courant de la mise en vente
des Trails, il n'est sûrement pas le seul dans ce cas.
— Il risque donc d'y avoir d'autres candidats en lice, compléta-t-
elle, l'air sombre.
Ils demeurèrent silencieux jusqu'à leur arrivée à l'appartement de
Denise. Comme il l'avait prédit, un message de sa mère l'attendait sur
le répondeur :
« Ton père m'a dit que tu devais rencontrer Ben et Leslie O'Keefe
ce soir. Ce sont des gens charmants, et, bien sûr, nous sommes curieux
de savoir comment tu les as connus. Appelle-nous dès ton retour, si tu
veux bien, ma chérie. »
— Tu comptes les rappeler? demanda Gideon.
— Non, fit-elle en effaçant le message.
— A ton avis, ils sont au courant ?
— Ils doivent savoir qu'un homme vit chez moi. Mon père a les
moyens de se payer les services d'un détective privé. En tout cas, s'il
m'a fait surveiller pendant toutes ces années, il a dépensé son argent
pour rien.
Elle finit par lever les yeux vers Gideon avant d'ajouter :
118
— Il est possible que mon père ait eu vent de ton projet ou de
notre mariage, sans plus, c'est pourquoi il a demandé à ma mère de
m'appeler — pour me tirer les vers du nez.
— Tu ne pourras pas te dérober éternellement.
— Non. Mais je peux les éviter durant quelques jours. Ils savent
que je suis débordée à cette époque de l'année.
— D'habitude, tu passes le réveillon avec eux ?
— Non. Ils m'envoient des cadeaux, et ma mère me rend visite
après les fêtes.
— Que fais-tu donc le jour de Noël ?
— Je le passe avec des amis. Je suppose que tu le fêtes en famille?
— Oui. On se croirait dans un cirque, mais l'ambiance est très
gaie.
Elle s'éclipsa vers la cuisine.
— Je vais me faire une tasse de thé. Tu en veux ?
Il lui aurait bien conseillé de troquer sa robe noire époustouflante
et ses talons aiguilles contre une tenue plus décontractée, mais elle
semblait à cran et avait visiblement besoin de s'occuper.
— Je préférerais de l'eau glacée, merci. Je vais enfiler quelque
chose de plus confortable, si ça ne t'ennuie pas.
119
Il ne portait pas de costume, mais un pantalon et une chemise de
soirée, ainsi qu'une veste sport.
— Tes mocassins te font mal aux pieds ? demanda-t-elle d'une
voix moqueuse.
Il fut soulagé de l'entendre plaisanter.
— Je tâche de m'y habituer.
— Ça fait longtemps que tu les as ?
— Six ans.
Elle éclata de rire.
— Pauvre chéri. Je te ferai un massage des pieds.
Il la contempla un instant. Parlait-elle sérieusement ? Mais elle
tournait la tête, occupée à remplir la bouilloire.
Les massages faisaient partie des préliminaires amoureux, elle ne
pouvait pas l'ignorer. Où voulait-elle en venir ?
Il enfila un T-shirt, un pantalon de jogging et, après mûre
réflexion, des chaussettes de sport blanches. Puis il retourna dans la
cuisine au moment où Denise remuait son sachet de thé dans l'eau
chaude.
Savait-elle à quel point elle était sexy dans sa robe moulante et ses
talons hauts ?
120
Elle jeta un coup d'œil à ses chaussettes et haussa un sourcil
interrogateur. Ainsi, elle avait bien eu l'intention de lui faire un
massage.
— Je croyais que tu plaisantais, dit-il en prenant le verre d'eau sur
le comptoir.
— Non. J'étais sérieuse.
— Avec des talons pareils, c'est plutôt toi qui aurais besoin d'un
massage. Comment fais-tu pour les supporter ?
— Il faut savoir souffrir pour être belle, précisa-t-elle en souriant.
En fait, j'adore la sensation qu'ils me procurent.
— Tu te sens sexy ?
Elle se contenta de hausser les épaules.
— En tout cas, l'effet est réussi, assura-t-il, l'air appréciateur.
Les coudes sur le comptoir, il la suivait du regard pendant qu'elle
jetait son sachet dans la poubelle située sous l'évier, appréciant ses
courbes voluptueuses. Il ferait mieux de s'éloigner d'elle et d'aller se
coucher. Bientôt, il serait incapable de lui dissimuler à quel point
l'idée de ce massage lui plaisait. Peut-être que s'ils discutaient boulot
en même temps...
Elle passa près de lui, un sourire mystérieux aux lèvres, comme si
elle était consciente du pouvoir qu'elle exerçait sur lui, puis elle alla
s'asseoir à une extrémité du canapé.
121
— Viens t'allonger, fit-elle en tapotant le coussin à côté d'elle.
— Tu ne veux pas passer un vêtement plus confortable?
Elle envoya valser ses chaussures qui atterrirent l'une sur l'autre,
puis elle remonta sa jupe de quelques centimètres au-dessus du genou.
— Maintenant, je suis à l'aise.
Il posa son verre sur la table basse et s'exécuta, les pieds sur les
genoux de Denise.
Elle remonta un peu son pantalon et fit glisser ses chaussettes
qu'elle jeta négligemment sur ses chaussures où elles formèrent un
petit tas érotique. Puis elle procéda à de légers mouvements
d'étirement depuis sa cheville jusqu'à sa plante des pieds. Il ravala un
gémissement et ferma les yeux, bien décidé à savourer cet instant.
D'habitude, c'était toujours lui qui prenait l'initiative, surtout au début.
Mais pas cette fois. Sans trop savoir pourquoi, il était heureux de
laisser Denise mener la danse, et d'être la proie au lieu du chasseur.
Pourtant, à bien y réfléchir, elle faisait irruption dans sa vie au pire
moment, alors qu'il était en passe d'obtenir ce qu'il voulait : exercer
une activité qui lui plaisait et diriger son entreprise tout en restant sur
place la plupart du temps — l'occasion rêvée de fonder enfin une
famille.
Malheureusement, il ne pouvait pas réaliser ce rêve avec Denise
puisqu'elle avait déjà programmé sa vie en fonction de ses propres
objectifs professionnels.
122
De ce point de vue, ils étaient mal assortis, leurs ambitions
respectives étant incompatibles avec une vie de couple, mais
l'alchimie qui existait entre eux était, sans conteste, hors du commun.
Ses doigts de fée lui pressaient la voûte plantaire, lui étiraient les
orteils et lui massaient le coup de pied. Il entrouvrit les paupières et
s'aperçut, avec une satisfaction amusée, qu'elle avait le regard fixé sur
ses hanches. Il ferma de nouveau les yeux, laissant échapper un
grognement.
— C'est bon? demanda-t-elle doucement.
— Mmm!
— Ferme les yeux et laisse-toi aller.
Il sentit une douce chaleur se diffuser dans tout son pied quand
elle pressa sa tasse de thé contre sa voûte plantaire avant de travailler
longuement ses muscles. Puis elle répéta l'opération avec l'autre pied.
Grâce à cette expérience inédite, il se sentait complètement détendu.
— Tu n'es pas chatouilleux, constata-t-elle.
— Non.
Il se força à ouvrir les yeux et s'étira.
— Désolé. C'est si bon que j'ai failli m'endormir sur tes genoux.
— Il n'y a pas de mal. Je suis heureuse de pouvoir faire quelque
chose pour toi. Tu devrais me donner plus souvent l'occasion de
t'aider.
123
— Et moi qui cherche à alléger ton fardeau ! Je suis un incompris!
— Pauvre chéri ! fit-elle en riant.
— Et encore merci pour le massage.
— Tout le plaisir a été pour moi.
Elle but une gorgée de thé en l'examinant par-dessus le bord de sa
tasse, sans qu'il parvienne à déchiffrer son expression. Décidemment,
elle n'était pas comme les autres femmes qu'il avait connues. Elle
l'intriguait.
— J'ai une question personnelle à te poser, dit-il tout à trac.
— Je t'écoute.
Elle prit une autre gorgée de thé — un signe de nervosité?
— Je t'ai observée toute la soirée, et je n'ai pas remarqué de
bretelle de soutien-gorge sous ta robe.
Elle ouvrit de grands yeux et mit une main devant sa bouche avant
d'avaler son thé. Puis elle éclata de rire.
— Toute la soirée, vraiment !
— Absolument. Dès l'instant où tu as franchi le seuil de ta
chambre.
— Et tu as bien regardé ?
124
Elle se mit à rire en voyant son air faussement contrit.
— Sous toutes les coutures.
— Tu ne risques pas de voir de bretelles puisque je ne porte pas
de soutien-gorge.
Il loucha si ostensiblement sur sa poitrine qu'elle lui donna une
petite tape.
— Si c'était le cas, tes seins n'auraient pas une tenue aussi parfaite.
— Je porte une sorte de... corset... sans bretelles.
Il était curieux de voir ce dessous affriolant. Ce devait être une
pure merveille !
— C'est confortable?
— Encore une fois, la beauté a un prix.
— C'est du pur masochisme. A moins que ce corset ne te donne
l'impression d'être encore plus sexy, comme les talons aiguilles ?
— Oui.
Elle détourna les yeux, l'espace d'un instant, puis elle reporta son
regard sur lui. Elle avait l'air un peu gênée, et en même temps elle
n'essayait pas d'esquiver cette étrange conversation.
— Aucun homme ne m'a jamais posé des questions aussi intimes.
125
— Ça t'ennuie ? Les choses vont-elles trop vite pour toi?
— Je ne sais pas quoi répondre à cette question pour la simple
raison que j'ignore où ce marivaudage va nous mener.
—- Rien ne presse. Nous avons tout le temps d'apprendre à nous
connaître. Mais, comme promis, nous devons faire preuve d'honnêteté
l'un envers l'autre. En tout cas, le début est prometteur.
D'habitude, il aimait cette période précédant une relation
amoureuse : les tâtonnements, les promesses inexprimées, les
préliminaires amoureux, l'anticipation du plaisir à venir... Or, ce soir,
il n'avait qu'une envie : l'emmener dans sa chambre et lui faire l'amour
toute la nuit.
Malgré la vie agitée qu'elle avait menée à une certaine époque, il
avait le sentiment qu'elle n'était pas aussi expérimentée qu'on aurait pu
le croire. L'innocence, ou plutôt la naïveté, se reflétait souvent dans
ses yeux, comme si tout l'aspect romantique d'une relation amoureuse
lui était inconnu.
— Oui. Le début est prometteur, répéta-t-elle, l'air rêveur.
— Bon. Je serais curieux de savoir quels dessous ensorcelants
cache cette petite robe — en dehors du corset.
— Vraiment ? demanda-t-elle, amusée.
— Oui.
— Un string. Un porte-jarretelles et des bas.
126
A ces mots, il sentit son sang refluer de son visage vers son bas-
ventre. Mais à quoi jouait-il ? Pourquoi n'avait-il pas encore couché
avec elle ?
Elle lui tapota la main.
— Les choses vont-elles trop vite pour toi ? s'enquit-elle d'un ton
suave.
— En fait, je cherchais quelque chose de... spirituel à dire.
L'enchaînement n'est pas facile à trouver.
— Peut-être sommes-nous allés trop loin.
— Je me trouve confronté à une situation inédite, à savoir
travailler avec une femme pour laquelle j'éprouve une attirance
incontestable. Mais puisque notre collaboration est de courte durée,
nous devrions garder le contrôle de la situation.
— Nous n'y arriverons pas si nous continuons à flirter comme ça.
Il fit un signe d'assentiment. Elle avait parfaitement raison. Il
pensait être capable d'assumer cette attirance ouvertement, d'en parler
avec elle en toute franchise, comme si tout cela n'était qu'anecdotique.
Mais en réalité, la situation était bien plus dangereuse qu'elle n'y
paraissait.
— Il vaut mieux ne pas tenter le diable, Gideon, insista-t-elle en
se levant et en se dirigeant vers la cuisine.
— Je sais que nos rapports sont compliqués, admit-il.
127
— Pas seulement les nôtres. Figure-toi que Leslie et Ben sont
mariés depuis vingt-deux ans, moins trois. Tout cela, parce qu'ils ont
divorcé entre-temps et se sont remariés. Qui plus est, Leslie est
tombée enceinte deux fois en dehors du mariage. Les relations entre
les hommes et les femmes sont compliquées. Et je suis contente que
les nôtres le soient aussi.
Elle disait cela maintenant, mais en serait-il de même si leurs
sentiments se renforçaient, et si elle était amenée à faire un choix, qui
forcément mettrait en péril sa carrière ? Et lui, comment réagirait-il ?
Il avait du mal à comprendre que ses frères soient tombés
amoureux aussi vite...
L'amour ! Dans l'état actuel des choses, il valait mieux qu'il ne soit
pas au rendez-vous, sinon l'un d'eux se verrait contraint de renoncer à
ses rêves. Pour sa part, il s'y refusait. Il n'abandonnerait pas
maintenant, alors qu'il touchait au but.
Et connaissant Denise, il savait qu'elle chercherait à atteindre ses
objectifs coûte que coûte. Elle aussi avait quelque chose à prouver.
Leurs ambitions étant inconciliables, ils étaient donc amenés à suivre
des voies parallèles.
128
- 8 -
Le lendemain, en rentrant de son travail une heure plus tôt que
prévu, Denise constata avec soulagement que Gideon était absent.
Cela lui laissait le temps d'organiser la surprise qu'elle lui réservait.
Après s'être assurée que son appartement était vide, elle fit monter
les livreurs qui attendaient dans l'entrée de l'immeuble. Entre-temps,
elle poussa une table basse vers la cheminée pour faire de la place.
Puis elle se dirigea vers la porte en entendant un bruit de pas.
Un homme en habit de Père Noël pénétra dans la pièce,
transportant un sapin odorant, suivi d'un adolescent croulant sous des
sacs de courses.
Elle les remercia et leur glissa un bon pourboire. Elle avait choisi
cet arbre ainsi qu'un support et des lumières pendant son heure de
déjeuner. Maintenant que tout était à pied d'œuvre, il ne lui restait plus
qu'à se mettre au travail.
Elle avait été d'humeur joyeuse toute la journée. L'esprit de Noël
s'était emparé d'elle la veille, en voyant la maison des Marquez si
brillante et si gaie. Elle avait soudain pris conscience d'avoir négligé la
décoration de son appartement les années précédentes, en dehors de
quelques bougies, guirlandes et autres babioles, et d'un bas de laine
datant de son enfance — tout cela parce qu'elle avait pris l'habitude de
travailler sept jours sur sept au moment de Noël et du jour de l'an.
129
Mais cette année, c'était différent puisque Gideon partageait son
appartement. Elle voulait le surprendre et l'éblouir. Elle avait même
acheté des CD de chants de Noël qu'elle écoutait en ce moment, tout
en décorant son sapin. Finalement, elle se recula pour juger de l'effet
avant de se précipiter dans la chambre d'amis où elle rangeait les
ornements d'une année sur l'autre.
Elle était agenouillée, la tête dans le placard, quand elle entendit
une voix déclarer :
— Jolie vue !
Denise poussa un soupir résigné. Elle n'avait pas pris le temps de
se changer, dans sa hâte à terminer les préparatifs avant l'arrivée de
Gideon. C'est pourquoi il venait de la surprendre, la jupe retroussée
sur ses hanches pour mieux manœuvrer dans ce recoin étroit. Pour
comble, la barrette qui retenait ses cheveux s'était ouverte, libérant des
mèches qui lui retombaient dans la figure. Elle imagina sans peine le
spectacle affligeant qu'elle offrait, d'autant qu'elle était incapable de se
dégager avec grâce de ce maudit placard.
— Tu t'amuses bien ? demanda-t-elle en reculant à quatre pattes.
— Absolument. Et toi ?
Elle perçut de l'amusement dans sa voix. Garde ton calme ! se dit-
elle. Autant prendre les choses du bon côté.
— Comme une petite folle.
Quand elle émergea de son trou, Gideon lui tendit obligeamment
la main, et elle accepta son aide.
130
— Tu as acheté un arbre, constata-t-il pendant qu'elle se relevait.
Il ne lâcha pas sa main pour autant. De l'autre, elle écarta une
mèche folle qui lui retombait sur les yeux.
— J'avais envie de reconstituer l'atmosphère conviviale de Noël.
Il l'embrassa — un baiser léger et tendre.
— Merci.
Elle se surprit à sourire bêtement. Elle se sentait fière d'elle,
heureuse qu'il apprécie ses efforts.
— Je peux t'aider à porter quelque chose ? demanda-t-il.
Elle lui confia plusieurs boîtes et se chargea du reste.
En pénétrant à sa suite dans le salon, elle s'arrêta net à la vue d'un
immense sapin qui trônait au beau milieu de la pièce. Gideon lui jeta
un regard amusé, tandis que l'odeur des aiguilles de pin embaumait
l'air.
— Nous avons eu la même idée, remarqua-t-elle simplement.
Elle ne savait pas comment réagir dans la mesure où elle ignorait
ses motivations. Elle avait acheté son sapin en son honneur — une
sorte de cadeau qu'elle lui faisait. Mais peut-être avait-il amené le sien
uniquement par habitude et pour son propre plaisir.
— On peut descendre mon arbre dans le hall de l'immeuble avec
une étiquette du genre « adoptez-moi », suggéra-t-il.
131
— Certainement pas ! Nous aurons deux sapins, et alors ? On
pourrait organiser une réception.
Cette idée la séduisit au plus haut point, et les pensées se
bousculèrent dans sa tête. Elle se sentait pleine d'enthousiasme tout à
coup.
— Pour la Saint-Sylvestre, par exemple.
Un silence lourd de sens s'établit entre eux. Si tout se passait
comme prévu, ils n'auraient plus de raisons de rester ensemble après
Noël. Ils avaient jusqu'au 24 décembre pour remettre leur offre,
ensuite la décision appartiendrait aux Baker.
Mais après tout, peu importait, elle pouvait toujours. Encore
fallait-il se décider maintenant, lancer les invitations, s'occuper des
préparatifs...
— J'espère que tu as apporté les décorations, se contenta-t-elle de
dire, en faisant glisser ses mains le long d'une branche de sapin et en
les portant à son visage pour humer le parfum boisé qui s'en dégageait.
— Il est d'une rare fraîcheur.
— Normal. Je l'ai coupé ce matin, dans ma propriété.
— Ah, quel homme des bois !
Elle l'imagina, maniant la hache, les muscles de ses bras et de son
dos saillant sous l'effort.
— Où veux-tu que je le mette ?
132
Ils transportèrent un chiffonnier dans sa chambre pour faire de la
place, puis ils installèrent le sapin bien en vue, devant la grande baie
vitrée. Gideon avait également pensé aux décorations, et il alla les
chercher dans le coffre de sa voiture.
Il avait à peine tourné les talons qu'un téléphone sonna — C'était
celui de Gideon. Elle aperçut son portable sur la table de la salle à
manger et s'avança pour regarder les coordonnées qui s'affichaient sur
l'écran : les Trails. Elle décrocha.
— Denise Falcon, répondit-elle.
— Denise, c'est Joanne Baker. Je suis contente que ce soit vous
qui répondiez. Je ne connaissais pas le nom ni le numéro de téléphone
de votre société, sinon je vous aurais appelée directement pour qu'on
ait une petite discussion entre femmes.
Elle s'exprimait sur un ton sérieux qui ne lui ressemblait guère, et
Denise eut un mauvais pressentiment.
— Quelque chose ne va pas ?
— A vrai dire, certains faits vous concernant nous ont amenés à
prendre une grande décision. Ed était d'avis de ne pas vous en parler,
mais je préfère que les choses soient claires entre nous, ce qui n'est
visiblement pas votre cas. Tous les deux, vous êtes des petits
cachottiers.
— Pardon?
Denise se dirigea vers la porte d'entrée pour guetter le retour de
Gideon à travers le judas.
133
— Nous avons appris cet après-midi que vous avez engagé un
autre architecte qui a conçu de nouveaux plans.
— C'est tout récent. Et seul, l'hôtel est concerné par ces
changements.
Comment et par qui les Baker avaient-ils appris la nouvelle ?
— Nous avons décidé qu'il fallait un projet plus novateur et plus
original, poursuivit Denise. Mais, rassurez-vous, nous vous
montrerons les nouveaux plans.
— Cela n'a plus grand intérêt. Manifestement, Ed et moi n'avons
pas notre mot à dire sur ce qu'il adviendra de la propriété, mais Gideon
s'était montré si franc, du moins jusqu'à présent. Nous étions
persuadés qu'il conserverait le caractère convivial et familial de la
station et qu'il ne pratiquerait pas des tarifs dissuasifs pour attirer une
clientèle haut de gamme au détriment de nos habitués.
Sous-entendu : Gideon avait commencé à mentir à partir de
l'entrée en scène de Denise.
— Mais Gideon n'a pas changé d'avis, Joanne ! Que faut-il faire
pour vous en convaincre ?
Elle aperçut une silhouette dans le couloir, mais ce n'était que son
voisin de palier.
— Ed et moi en avons discuté tout l'après-midi. Nous avons même
appelé nos filles et nos gendres — d'ailleurs, l'un d'eux est notre
comptable — pour avoir leur avis. Ils pensent que nous devrions
134
annuler la condition préalable que nous avions posée, et prendre en
considération toutes les offres d'achat, pour voir ce qu'il en sortirait.
Ainsi, c'était maintenant une question d'argent ! Fini le mariage et
la famille, l'appât du gain avait fini par triompher.
— Dans ces conditions, je suppose que vous prolongez le délai?
— Oui, d'une semaine, soit la veille du nouvel an. Cette décision
vous paraît sans doute précipitée, mais Ed et moi avons hâte de
démarrer une nouvelle vie auprès de nos enfants. En résumé, nous
avons changé notre fusil d'épaule, et nous accepterons toutes les
propositions, avec ou sans plans, puisque, de toute façon, cela ne fait
aucune différence. Les gens disent une chose et en font une autre.
— Gideon n'est pas comme ça ! Le changement d'architecte est
survenu la nuit dernière, et il comptait vous présenter les nouveaux
plans d'ici peu.
Il y eut un long silence, puis Joanne contre-attaqua :
— Il y a aussi cet autre détail que nous avons appris et qui vous
concerne directement, Denise — ou devrais-je dire Déni ? Pourquoi
ne nous avez-vous pas dit que vous étiez Déni Watson ?
Denise ferma les yeux. Ses craintes s'avéraient fondées. Les Baker
établissaient un lien direct entre son entrée en scène et les mensonges
de Gideon.
— Cela fait-il une différence ? demanda-t-elle tout en connaissant
la réponse.
135
— Vous savez aussi bien que moi qu'une épouse a une influence
considérable sur son mari.
— Certes, mais comment pouvez-vous croire que ma présence aux
côtés de Gideon va changer la donne ? Je n'ai aucune envie de faire
des Trails un lieu de villégiature pour gens riches et célèbres.
— Ed est persuadé du contraire. En tout cas, nous déplorons que
vous n'ayez pas joué franc-jeu avec nous. Voilà ce que je voulais vous
dire.
Deux silhouettes firent leur apparition dans le couloir : Gideon et
Cecily.
— J'apprécie votre franchise, Joanne. Nous vous remettrons notre
offre le 31 décembre, comme prévu.
Denise raccrocha et remit le téléphone en place avant d'aller
ouvrir la porte d'entrée. En voyant Gideon détendu et heureux, elle
regretta amèrement de devoir lui gâcher son plaisir.
— Le dîner est prêt ! s'exclama-t-il en soulevant une cocotte
électrique d'où s'échappait un fumet appétissant. J'ai croisé Cecily
dans le parking et je l'ai invitée à se joindre à nous, mais il semblerait
qu'elle ait un rendez-vous galant.
Cecily déposa ses sacs de courses et son porte-documents.
— Je sors avec Simon Moore, expliqua-t-elle à Denise. Il s'est
montré tellement convaincant que j'ai fini par céder !
— C'est une excellente nouvelle. J'apprécie beaucoup Simon.
136
Cecily retira un dossier de son porte-documents.
— J'ai remué ciel et terre et fait jouer toutes mes relations pour
terminer le travail en temps et en heure. Je n'ai jamais fait appel à
autant d'experts sur un même projet. Comme promis, il s'agit d'une
estimation précise de l'hôtel, à l'exclusion des autorisations, permis et
autres faux frais. Le montant n'est pas très éloigné du chiffre initial.
Elle se dirigea vers la porte avant d'ajouter :
— Bon, il faut que je me fasse belle. Je n'en reviens pas, c'est la
première fois que je sors un lundi soir !
Ils la remercièrent chaleureusement, et elle s'éloigna sur un
dernier sourire.
Après avoir déposé la cocotte sur le comptoir de la cuisine,
Gideon tendit une petite boîte à Denise. Il avait l'air heureux comme
un roi. Hélas, la nouvelle qu'elle gardait en réserve risquait
d'assombrir son beau visage.
— Voilà à quoi j'ai passé ma journée. Tiens, ouvre-la.
Elle écarta l'emballage bulle et découvrit la maquette du nouvel
hôtel avec sa piscine hiver/été et son toit de verre escamotable.
— C'est fabuleux, assura-t-elle en s'efforçant de sourire.
Décidemment, tu es un homme accompli : bûcheron, chef cuisinier,
maquettiste. Tout cela, en une journée. C'est un vrai tour de force.
— Penses-tu. En réalité, je me suis bien amusé.
137
Il s'empara du dossier de Cecily.
— Voyons voir ce qu'elle nous a concocté.
Ils prirent place à la table de la salle à manger et examinèrent
ensemble les chiffres. Il finit par dire :
— Le coût est supérieur de 5 % par rapport au budget de Madigan,
mais le concept est tellement novateur que même le commanditaire le
plus exigeant ne devrait pas hésiter pas à mettre la main à la poche.
Qu'en dis-tu ?
Elle ferma les yeux, l'espace d'une seconde et se jeta à l'eau.
— Nous avons un problème.
***
En apprenant que les Trails étaient à vendre au plus offrant,
Gideon se cala sur sa chaise en poussant un profond soupir. Le coup
était dur à encaisser.
— A ton avis, comment ont-ils appris le changement d'architecte ?
demanda-t-elle.
— J'ai bien une ou deux idées en tête. Et toi ?
— Pareil. Expose-moi les tiennes.
— Ce matin, j'ai appelé James Madigan pour le prévenir que je
confiais le projet à un autre architecte. Il l'a mal pris.
138
— Comment ça?
— Il a réagi comme je l'aurais fait si j'avais été à sa place. Nous
avions un accord tacite.
Elle demeura silencieuse pendant quelques secondes, se tordant
nerveusement les mains.
— Je suis vraiment désolée. J'aurais dû m'en tenir à mon rôle
initial. Te dédire n'a pas dû être chose facile.
Cela avait été en effet difficile. Toutefois...
— Le concept de Cecily — ou plutôt, ton concept — est sans
conteste le meilleur. Et si c'était à refaire, je n'hésiterais pas une seule
seconde. Mais, à la réflexion, je pense que Madigan, ou un ami à lui,
pourrait très bien reprendre l'idée à son compte et se porter acquéreur
des Trails. Hélas pour nous, il a de nombreux atouts en main : un
projet entièrement bouclé, des coûts inférieurs aux nôtres, les rapports
et études préliminaires. Il a même rencontré les Baker, et il s'est rendu
sur place avant de dessiner les plans de l'hôtel. Maintenant qu'Ed et
Joanne se contentent de vendre au plus offrant, le délai d'une semaine
sera largement suffisant pour lui. Et si jamais il remporte le marché et
qu'il change d'avis, rien ne l'empêchera de revendre les Trails avec
profit.
Incapable de rester en place, il se leva pour brancher la cocotte et
faire réchauffer le dîner.
— Et ta deuxième idée ? demanda Denise.
139
— Tu as entendu Cecily. Elle a fait jouer toutes ses relations et
contacté de nombreux experts. L'une de ces personnes a peut-être
vendu la mèche.
Denise fit la moue.
— C'est peu probable.
— De toute façon, on n'y peut rien. Comme tu l'as dit, maintenant,
ça se résume à une affaire de gros sous.
Il remua le contenu de la cocotte, libérant les arômes du pot-au-
feu, son plat d'hiver préféré.
— Et toi, tu penses à quoi ?
— A notre conversation d'hier soir. Quand Ben a répondu par e-
mail à mon père, il a dû faire allusion au dîner auquel moi et mon mari
étions conviés — rien de plus naturel puisque Ben ignorait la vérité à
ce moment-là. En apprenant une nouvelle aussi stupéfiante, mon père
a très bien pu décider de mener une enquête en règle sur toi, d'autant
que je n'ai pas rappelé ma mère. A l'heure qu'il est, il doit avoir un
dossier complet entre les mains.
— Tu crois vraiment que ton père s'intéresserait à une petite
station de sports d'hiver? Il fait dans le haut de gamme, or, les Trails
n'attireront jamais la clientèle huppée, c'est facile à comprendre.
— Rien ni personne ne l'empêchera de jouer les trouble-fête si ça
l'amuse.
Drôle de façon de s'amuser !
140
— Pourquoi ne pas appeler tes parents pour savoir ce qu'ils ont en
tête ? S'ils ont découvert que tu es mariée, tu pourras leur dire la
vérité.
— Pour que la nouvelle arrive aux oreilles des Baker ? Ce serait le
mensonge de trop, et ils ne te vendraient jamais les Trails.
Elle alla se poster derrière lui et noua ses bras autour de sa taille.
Bien qu'un peu surpris, il l'attira contre lui, désireux de sentir sa
chaleur.
— Quel imbroglio ! s'exclama-t-il.
— Ou plutôt, quel fiasco ! Tout est ma faute.
— Et mon libre arbitre, qu'en fais-tu ?
Il l'enlaça plus étroitement encore. Il avait beau la trouver
sensationnelle en talons aiguilles, il adorait la tenir dans ses bras
quand elle était pieds nus, le visage niché contre son cou.
— Alors, si ton père découvre mon existence, tu veux que je m'en
tienne à notre scénario ?
— Je crains que nous n'ayons pas le choix. Mais, cette fois-ci, je
te laisse décider. J'ai suffisamment commis d'impairs comme cela !
J'ai l'impression d'avoir tout gâché !
— Ne dis pas ça, Denise. Les problèmes font partie de la vie.
Mais je ne sais pas sur quel pied danser avec ton père. Vos relations
semblent si compliquées !
141
Elle s'écarta de lui pour le regarder dans les yeux.
— Un jour, mon père m'a donné la chance de ma vie. Il avait
décidé d'acquérir une petite chaîne d'hôtels de gamme moyenne, pour
attirer une nouvelle clientèle dans un cadre plus convivial. Il m'avait
confié le plan de rénovation de ces hôtels — c'est à cette occasion que
j'ai fait la connaissance de James Madigan. Je devais travailler en
étroite collaboration avec lui sur ce projet.
— Je suppose que tu ne t'es pas bien entendue avec lui.
Elle alla s'adosser au comptoir, les bras croisés.
— C'est le moins qu'on puisse dire. J'ai qualifié ses idées de
ringardes. Il n'a pas apprécié.
Gideon ne put s'empêcher de sourire.
— Tu avais quel âge, à l'époque ?
— Vingt-deux ans. Fraîche émoulue de l'université.
— Et impertinente !
Elle haussa les épaules.
— De l'assurance à revendre.
— Je n'en doute pas ! fit-il en éclatant de rire.
— J'ai examiné les photos des hôtels qu'il avait construits, et je les
ai trouvés dépourvus d'originalité, comme s'ils étaient tous bâtis sur le
142
même moule. Je pensais que pour séduire un nouveau marché, il
fallait une approche plus innovante.
— Et il n'a pas été de ton avis, je présume.
— Il a tendance à suivre le mouvement plutôt qu'à anticiper les
événements. A moins qu'il ne se soit encroûté avec l'âge. Mais
puisqu'il enchaîne les contrats avec succès, je n'ai pas grand-chose à
dire. Toujours est-il qu'il n'était pas disposé à changer une méthode
qui avait fait ses preuves. A ses yeux, j'étais une empêcheuse de
tourner en rond.
Elle s'interrompit, le regard perdu dans le vague.
— Madigan est allé se plaindre à mon père. Au lieu de prendre ma
défense, d'écouter mes arguments ou de me laisser le temps de faire
mes preuves, il m'a saquée.
Le père de Denise ressemblait étrangement au sien, songea
Gideon. Encore un point commun entre eux.
— Comble de l'ironie, il a confié le poste à mon frère. Trevor sait
jouer de son charme pour convaincre ses interlocuteurs. En
l'occurrence, il n'a pas fait de vagues, il a flatté Madigan dans le sens
du poil, et les trois compères s'en sont bien trouvés. Visiblement, je
n'avais pas l'échine assez souple.
— Le fait d'être une femme n'a pas dû arranger les choses. Qu'as-
tu fait ensuite ?
— J'ai pété les plombs. Ce fut la grande époque de Déni et Dani.
J'ai fait les quatre cents coups, et j'ai souffert. Quand j'ai essayé de
143
trouver du travail, on m'a traitée en pestiférée. Mon père n'y était sans
doute pour rien, mais les employeurs à qui je m'adressais ne me
prenaient pas au sérieux ou alors voyaient en moi une espionne à la
solde de mon père. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même. C'est
pourquoi j'ai décidé de venir ici pour me faire oublier et créer quelque
chose par mes propres moyens. J'en étais arrivée au point de ne plus
pouvoir me regarder dans une glace.
— Tu peux être fière de toi.
— Je le suis, merci. Et je le serai encore plus quand j'aurai bâti
mon propre empire, face à celui de mon père.
Aux yeux de Gideon, cela ressemblait fort à une revanche. Certes,
Denise avait réussi dans son propre domaine, mais elle voulait aussi
prouver qu'elle était capable de construire un hôtel. Avec les Trails,
Gideon lui offrait l'occasion rêvée de défier son père sur son propre
terrain. Qu'elle en ait ou non conscience, son but était de
l'impressionner et d'obtenir la reconnaissance de ses mérites.
— Si Madigan sait que je suis partie prenante à ce projet, nul
doute qu'il va chercher à nous mettre des bâtons dans les roues. Ou, à
tout le moins, prévenir mon père. Il détestait mon impertinence. J'étais
la seule à lui tenir tête. A ses yeux, je n'étais qu'une petite arriviste
prétentieuse et arrogante — et une fille, de surcroît !
— C'est donc pour te venger de lui que tu as dénigré son travail et
exigé un nouvel architecte ?
Elle rougit, mais son regard ne flancha pas.
144
— Non. Mes sentiments personnels n'ont rien à voir—ou si peu —
dans cette histoire. L'hôtel dessiné par Madigan n'était pas à la hauteur
de ton rêve, c'est tout.
— Entendu, dit-il au bout d'un moment. Assez discuté pour
l'instant. On va dîner et finir de décorer le sapin.
— Tu ne regrettes pas de m'avoir impliquée dans ce projet ?
demanda-t-elle d'une petite voix en posant une main sur son bras.
Il fit un signe de dénégation, même si ce n'était pas l'entière vérité.
Il avait des regrets, mais pas pour cette raison. Il aurait mieux valu
qu'ils se rencontrent à un autre moment, dans d'autres circonstances. Il
s'en rendait compte trop tard. Maintenant, il n'était plus temps de faire
machine arrière.
145
- 9 -
Denise n'avait pas menti à Gideon, elle avait juste omis de lui dire
que les Baker avaient découvert sa véritable identité. Avant de lui en
parler, elle préférait faire le point avec Ed et Joanne. C'est pourquoi, le
lendemain matin, elle était en route pour les Trails, laissant Stacy
affronter seule une journée de travail qui s'annonçait chargée. Elle
n'avait pas prévenu les Baker de son arrivée, se doutant qu'ils seraient
fidèles au poste. En outre, elle préférait les prendre au débotté pour ne
pas leur laisser le temps d'affûter leurs arguments.
Elle aperçut peu de voitures sur le parking. Sans doute était-ce
normal pour un mardi. En revanche, durant les deux prochaines
semaines — les vacances scolaires d'hiver — il devrait y avoir foule
sur les pistes.
Elle se dirigea vers le bureau, observant avec inquiétude les
nuages menaçants qui s'amoncelaient à l'horizon. N'ayant pas de pneus
neige ni de chaînes, elle ne pouvait qu'espérer être de retour à la
maison avant l'arrivée du mauvais temps pour assister à la réunion
organisée par Gideon en fin d'après-midi avec Tom Anderson, un
commanditaire potentiel qu'il courtisait depuis un moment.
Une clochette tinta au-dessus de sa tête quand elle ouvrit la porte.
Joanne se tenait derrière le comptoir et discutait avec un client. Elle fit
un signe de la main à Denise.
— Il y a du café dans la salle à manger. Servez-vous. J'arrive dans
un instant.
146
Sa tasse à la main, Denise alla se poster près d'une fenêtre pour
admirer le paysage enneigé — un lieu magique où l'on prenait le
temps de réfléchir, de respirer l'air pur des montagnes et d'oublier les
tracas quotidiens. Le nouvel hôtel s'intégrerait parfaitement au
paysage et séduirait les clients par son cadre convivial et serein.
L'aventure serait au rendez-vous sur les pistes ; il y en aurait pour tous
les âges et tous les niveaux. L'été, la montagne conserverait sa magie,
dans un genre plus champêtre.
— Je m'attendais à votre visite, annonça Joanne dans son dos.
Votre mari sait que vous êtes ici ?
Le mot « mari » la mit mal à l'aise.
— Non.
— Vous lui avez parlé de notre conversation ?
— Oui, mais je ne lui ai pas dit que vous m'aviez reconnue. Ed est
ici ?
— Il fait le tour du domaine en scooter des neiges. Et c'est très
bien ainsi. Nous pourrons discuter plus librement. Allons dans la salle
de réunion ; de là, je surveillerai le comptoir.
Pourquoi valait-il mieux qu'Ed soit absent? Denise s'abstint de le
demander. Elle n'avait rien contre une conversation en tête à tête avec
Joanne, qui semblait plus raisonnable, et dont l'influence n'était pas
négligeable. Elles occupèrent les mêmes sièges que la fois précédente
— trois jours déjà ! Dire qu'il s'était produit tant d'événements en si
peu de temps !
147
— Avant tout, intervint Denise, je ne suis pas ici pour tenter de
vous forcer la main mais pour rétablir la vérité sur mon passé et vous
assurer que Gideon est un homme exceptionnel, d'une grande probité.
Si l'on excluait le mensonge à propos de leur mariage—un
mensonge qui ne tirait pas à conséquence, songea-t-elle.
— Il n'était pas obligé de prévenir Madigan qu'il avait décidé
d'engager un autre architecte. Pourtant, il l'a fait, poursuivit Denise.
C'est sûrement lui qui vous a prévenus ?
— Peu importe comment nous l'avons su.
Il n'y avait aucun secours à attendre de ce côté-là, se dit Denise,
frustrée de rester dans l'ignorance.
— Vous avez raison. Le plus important, c'est l'opinion que vous
avez de moi. Je vais donc m'efforcer de démêler le vrai du faux parmi
toutes les rumeurs qui ont circulé sur mon compte. Je souhaiterais
aussi vous convaincre que Gideon n'a pas à subir les conséquences des
erreurs que j'ai pu commettre par le passé.
Joanne eut un petit sourire.
— Dois-je vous rappeler que les époux sont unis pour le meilleur
et pour le pire ? Ce que l'un fait, l'autre doit l'assumer. Vous êtes
mariés depuis trop peu de temps, et vous appartenez à une génération
qui a désacralisé le mariage, mais, à la longue, vous comprendrez
qu'une union digne de ce nom est avant tout un partenariat à toute
épreuve où chaque époux prend à son compte les triomphes et les
échecs, les joies et les peines de son conjoint. Quand vous en serez
arrivée là, vous saurez que vous avez réussi votre vie de couple.
148
Quelle magnifique définition du mariage, et quelle leçon
d'humilité ! En dépit de l'agacement qu'elle pouvait éprouver à l'égard
de Joanne, elle ne put s'empêcher de se sentir très émue.
— Merci de m'avoir fait partager un peu de votre sagesse, Joanne.
Gideon et moi tâcherons de faire front uni en toutes circonstances, et
je peux vous assurer que c'est déjà le cas avec ce projet. Mais, voyez-
vous, Gideon me met sur un piédestal, et il perd tout sens des réalités
dès qu'il s'agit de moi. Il ne croit pas que mon passé puisse avoir une
incidence négative sur les tractations en cours. En revanche, je ne suis
pas aussi naïve.
Denise regarda Joanne droit dans les yeux, les mains croisées sur
ses genoux.
— La seule chose que je vous demande, c'est d'écouter ma version
des faits avant de disqualifier Gideon à cause de moi.
Denise n'avait pas l'intention de rentrer dans les détails. Ses
difficultés avec son père ne regardaient qu'elle. En revanche, elle
comptait insister sur sa métamorphose.
— Je me suis parfois conduite en petite fille riche et gâtée, je
l'assume complètement, mais il faut savoir pour ma défense, que je
suis aussi le pur produit de mon éducation. J'ai connu le luxe et les
privilèges, mais aussi les menaces permanentes d'enlèvement. C'est
une étrange façon de vivre pour une enfant, mais je n'avais pas
d'éléments de comparaison, comprenez-vous cela ?
— Je ne peux qu'imaginer ce qu'a été votre enfance.
149
— J'ai toujours adoré le milieu de l'hôtellerie. Dès l'adolescence,
j'ai travaillé au Watson Hôtel de Los Angeles, puis j'ai obtenu un
diplôme de gestion hôtelière. Mais la pression qui pesait sur mes
épaules était très forte : soit les employeurs que je contactais mettaient
la barre trop haut, exigeant davantage de moi que de tout autre
employé, soit ils me claquaient la porte au nez. Je me suis retrouvée
dans une impasse, et j'ai dû renoncer à mes rêves. Comme j'avais tout
misé sur ce métier depuis l'enfance, ma vie n'avait plus aucun sens.
Joanne lui tapota la main.
— Je sais que c'est dur de décevoir ses parents, de ne pas être à la
hauteur de leurs espérances.
En l'occurrence, c'était ses propres rêves qui s'étaient brisés en
mille morceaux, songea Denise.
— J'ai craqué, et, pendant deux ans, j'ai mené une vie de folie
avec mon amie Dani.
— Oh, Ed m'a parlé d'elle aussi. Apparemment, elle continue de
défrayer la chronique.
— Ed ? demanda Denise, après une seconde d'hésitation.
— C'est lui qui achète et lit tous ces magazines people. C'est aussi
lui qui vous a reconnue.
Stupéfaite, Denise se cala contre le dossier de sa chaise. Etait-elle
en train d'essayer de convaincre la mauvaise personne ?
— Il croit tout ce que racontent les journaux à sensation?
150
— Sûrement, puisqu'il me lit les gros titres en hochant la tête, l'air
désapprobateur.
— Quand une de ces célébrités réfute tous ces ragots ou déclare
que les journalistes ont monté en épingle un incident mineur, Ed
continue d'y croire ?
Joanne eut un haussement d'épaules.
— Vous savez comment sont les hommes !
Denise ne les mettait pas tous dans le même sac, mais elle s'abstint
de le dire.
— Qu'est-ce qui l'a le plus scandalisé à mon sujet ? Vous l'a-t-il
dit?
— Vous avez quitté la scène médiatique depuis trop longtemps
pour qu'il se souvienne des détails. Toutefois, il se rappelle qu'une
nuit, vous avez défoncé la vitrine d'un restaurant au volant de votre
voiture alors que vous étiez en état d'ébriété.
— Ce n'était pas moi qui conduisais, rectifia Denise, se rappelant
cette soirée dans toute son horreur. Mais j'aurais en effet dû empêcher
mon amie de prendre le volant.
Encore aurait-il fallu qu'elle-même soit sobre. Cette nuit-là, elle
avait pris conscience d'avoir dépassé les bornes. Cet accident, qui
n'avait provoqué que des dégâts matériels, avait été le déclic salutaire
qui l'avait incitée à changer de vie.
151
— Il y a une énorme différence entre Déni et Denise. J'ai crée de
toutes pièces une entreprise florissante. Je suis une femme d'affaires
sérieuse et responsable. D'ailleurs, Gideon ne se serait jamais intéressé
à Déni.
— A vous entendre, vous n'avez plus rien à voir avec Déni.
— C'est vrai, de bien des façons. Mais j'ai conservé ce même culte
du travail et cette volonté de réussir ce que j'entreprends. Si
l'ordinateur qui se trouve derrière vous est connecté à internet, je vais
vous montrer quelque chose.
Joanne la dévisagea, l'espace de quelques secondes, puis elle
pivota sur son siège pour ouvrir la session. Denise contourna la table
et fit une recherche sur son nom. Elle trouva sans peine une photo
d'elle et de Dani remontant à cinq ans. Elle s'écarta pour permettre à
Joanne de regarder.
— Mais vous ne ressemblez pas du tout à cette photo !
Elle jeta un regard pénétrant à Denise, puis reporta son attention
sur l'écran.
— J'ai changé physiquement et moralement.
— Et vous voulez que j'en persuade Ed ?
— Vous avez bien dit que les épouses avaient une grande
influence sur leurs maris ? fit remarquer Denise en souriant. J'aurais
tenté de le convaincre moi-même s'il avait été là. Il n'y a aucune
cachotterie dans tout ça, que ce soit de ma part ou de celle de Gideon.
Je voulais que vous sachiez que c'est un homme loyal et fidèle à la
152
parole donnée. Et moi aussi. Comme il ne serait pas venu ici pour
défendre son honneur, je le fais à sa place.
— C'est lui qui aurait dû venir ici pour défendre le vôtre. C'est ce
que tout bon mari aurait fait.
Elle avait raison. Denise avait tellement eu à cœur de redorer son
blason et de persuader Joanne des mérites de Gideon qu'elle en avait
oublié l'argument principal aux yeux de la vieille dame : le mariage.
D'ailleurs, la facilité avec laquelle elle s'était embarquée dans cette
aventure prouvait, s'il en était besoin, à quel point elle manquait
d'expérience et de maturité en la matière. Elle aurait dû prendre le
temps de la réflexion. Maintenant, il était trop tard.
Compte tenu du nombre sans cesse croissant de personnes au
courant de leur soi-disant union, il était hors de question de faire
machine arrière au risque de briser le rêve de Gideon.
Elle réalisa soudain que ce rêve était devenu un peu le sien, pas
seulement parce qu'elle avait eu carte blanche pour l'hôtel. Le projet
dans son ensemble la séduisait au plus haut point. Gideon aussi.
Surtout Gideon...
— C'est tout ce que j'avais à dire, Joanne. Je vous remercie de
m'avoir écoutée.
— Vous parlerez de notre conversation à Gideon ?
— Bien sûr. Et vous, vous en parlerez à Ed ?
— Oui. Il doit connaître votre version des faits. Toutefois, cela ne
nous empêchera pas d'étudier d'autres offres. Les enfants nous ont
153
convaincus qu'il était plus raisonnable de vendre au plus offrant, afin
d'assurer nos vieux jours. Ils ont toujours trouvé ridicule notre volonté
de céder le domaine à un couple marié. Je n'ai pas vraiment changé
d'avis à ce sujet, mais nous verrons bien ce qu'il en sortira.
Nul doute que les enfants voulaient aussi assurer leur héritage —
un élément dont il fallait tenir compte, songea Denise. Après tout, on
ne pouvait pas le leur reprocher.
— Ils vous ont donné un conseil judicieux, mais j'espère que
l'argent ne sera pas votre seul critère — pas après toutes ces années de
dur labeur, fit valoir Denise en se levant et en lui tendant la main.
***
La neige s'était mise à tomber en cours de route, de gros flocons
duveteux qui, Dieu merci, ne l'empêchèrent pas de rentrer à
Sacramento à temps pour passer au bureau avant le rendez-vous de 16
heures avec Tom Anderson.
Comment Gideon allait-il réagir aux propos de Joanne ? se
demandait Denise. La soirée d'hier avait été très différente de la
précédente. Plus question de massage et de flirt. Ils avaient décoré
l'appartement et le sapin de Gideon en écoutant des chants de Noël.
Puis ils avaient réexaminé l'estimation de leur projet dans une
ambiance studieuse. A combien devait se chiffrer leur offre,
maintenant que la donne avait changé ?
Ce matin, Gideon s'était rendu à San Francisco pour remettre
l'estimation du coût de l'hôtel à Gabe Marquez et lui montrer la
nouvelle maquette. Pour l'heure, Denise n'avait pas encore eu de ses
nouvelles.
154
Après s'être garée dans le parking de son immeuble, elle fit à pied
le trajet qui la séparait de son bureau. Plusieurs messages l'attendaient,
dont un de sa mère. Elle comptait y répondre après avoir vu Stacy et
s'être tenue au courant des événements qui s'étaient déroulés durant
ses cinq heures d'absence — un fait rarissime.
Mais quand elle pénétra dans son bureau, Gideon s'y trouvait déjà.
Il avait l'air furieux.
***
Gideon aimait prendre les gens au dépourvu, parce l'effet de
surprise lui permettait de mieux cerner ses interlocuteurs. En
l'occurrence, Denise le serra dans ses bras en souriant, et s'installa
derrière son bureau.
— Comment ça s'est passé avec Gabe ? demanda-t-elle.
— Je te le dirai dans une minute. Mais toi, comment s'est passée ta
journée ?
— De façon fructueuse. Ce matin, j'avais un rendez-vous à
l'extérieur.
— Je présume qu'il nous concerne tous les deux.
Elle haussa les sourcils, l'air surpris.
— Tu portes ton alliance, précisa-t-il. Et tu ne mets jamais de
pantalon au bureau. Mon petit doigt me dit que tu es allée voir les
Baker.
155
Elle ôta la bague et fit passer la chaîne par-dessus sa tête.
— Je m'apprêtais à t'en parler.
— Vraiment?
— Bien sûr.
Elle alla fermer la porte de son bureau avant de venir s'asseoir
près de lui. Elle lui expliqua que, comme elle le craignait, la mauvaise
réputation qu'elle s'était acquise à l'époque de Déni et Dani lui collait
encore à la peau et risquait de porter préjudice à Gideon. Mais elle
espérait avoir convaincu Joanne de leur bonne foi.
Il enrageait qu'elle ait pris cette décision dans son dos.
— Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé hier soir?
— Parce que tu aurais refusé que j'y aille. Ou bien, tu aurais été
les voir tout seul, pour prendre ma défense.
Elle glissa sa main dans la sienne avant d'ajouter :
— Etant la première concernée, il valait mieux que l'initiative
vienne de moi. J'espère qu'ils m'en sauront gré et qu'ils n'en auront que
plus de considération pour toi.
Il comprenait son point de vue... jusqu'à un certain point.
— Nous aurions dû y aller ensemble. Notre intervention commune
aurait eu plus de poids.
156
— Joanne aurait été d'accord avec toi, remarqua-t-elle en souriant.
Mais c'est mieux que je sois en première ligne, surtout après notre «
divorce ».
Il aurait dû y penser. Il s'était tellement enferré dans son
mensonge qu'il avait presque fini par oublier que ce soi-disant mariage
prenait fin dans quelques jours.
— Gabe semble favorable au projet.
Ravie, Denise noua ses bras autour de son cou et l'embrassa. Ce
simple baiser, destiné à célébrer une bonne nouvelle, se transforma en
quelque chose de plus intense, de presque désespéré. Il aurait voulu
sentir la peau nue de la jeune femme contre la sienne, s'enfouir en elle
et voir son visage au moment où elle atteindrait l'extase. Cela faisait
déjà plus d'un mois qu'il fantasmait sur ce moment. Mais maintenant,
à force de vivre auprès d'elle, le simple assouvissement de son désir
sexuel ne lui suffisait plus. Il rêvait de s'éveiller à ses côtés, de la
regarder dormir...
Il détacha ses bras de son cou et s'écarta d'elle.
— Il semble favorable. Nous ne sommes pas encore au bout de
nos peines, mais je suis plutôt optimiste.
Le regard de Denise étincelait.
— C'est formidable.
— On verra. Qui sait, Anderson ou Copperfield se décideront
peut-être avant Gabe.
157
— Chaque chose en son temps, Gideon.
— On ne peut pas se contenter d'attendre, les bras croisés. La date
fatidique approche à grands pas, même si le délai a été prolongé d'une
semaine.
Il se leva.
— Je rentre à l'appartement pour passer quelques coups de fil. Je
te retrouverai chez Anderson.
— Entendu. A 16 heures pile.
Avant d'arriver à la porte, il se retourna.
— Merci pour ton intervention auprès des Baker.
— De rien.
— Ne refais jamais ça.
Il était sûr qu'elle comprenait ce qu'il voulait dire par là. Il n'avait
rien d'un tyran, mais il fallait qu'elle accepte de faire équipe avec lui
au lieu de jouer sa partition en solo. Si ce projet aboutissait, elle devait
lui faire confiance. Ils devaient se faire mutuellement confiance.
A son grand déplaisir, elle se contenta de lui sourire sans rien
promettre, mais il garda l'espoir qu'elle saurait se montrer raisonnable.
158
- 10 -
Deux jours plus tard, Gideon se retrouvait désœuvré. Désormais,
la balle était dans le camp des personnes qu'il avait invitées au
restaurant et dûment courtisées. Et il lui restait trop peu de temps pour
contacter un autre commanditaire potentiel, surtout en cette période de
fêtes. Il était surpris que Gabe Marquez ne se soit pas encore
manifesté. Pour autant qu'il ait pu en juger, Copperfield avait semblé
intéressé. En revanche, il avait des doutes concernant Anderson,
même si Denise, hypersexy en tailleur classique et talons aiguilles, lui
avait fait une forte impression.
Puisque la jeune femme travaillait, il décida de se rendre au siège
de Falcon Motorcars, à Roseville, au nord de Sacramento. Les
visiteurs ou les clients y venaient rarement, les affaires se traitant en
dehors du bureau et de l'atelier, le plus souvent en Europe, ce qui
expliquait l'absence de réceptionniste. En cas de besoin, Mae
Carruthers assumait ce rôle. Elle était l'assistante de Noah après avoir
été celle de Aaron Falcon, et ce, depuis la création de la société, il y
avait plus de trente ans.
— Quel bon vent vous amène ! s'exclama Mae avec un grand
sourire, en se levant pour le serrer dans ses bras avec effusion.
Il chercha à se rappeler à quand remontait sa dernière visite. Cinq
ans ? Six ans ? Rien n'avait changé, depuis la tignasse rousse de Mae,
en passant par les bruits provenant de l'atelier, jusqu'aux discussions
animées de Noah et David, dans le bureau de Noah situé à quelques
mètres de là.
159
— Je ne vous annonce pas, dit-elle. Faites-leur la surprise.
Il ouvrit la porte sans frapper.
— Vous avez besoin d'un médiateur? demanda-t-il depuis le seuil.
A les voir tous les trois ensemble, on devinait entre eux un air de
famille, mais le fait d'avoir une mère différente brouillait cependant
les cartes. L'aîné, Noah, quatre ans de plus que Gideon, était le plus
grand, le plus costaud et le plus sérieux. David, le cadet, trois ans de
moins que Gideon, était facétieux et avait tendance à suivre le
mouvement, tout en sachant se montrer énergique et pugnace à
l'occasion. Quant à Gideon, il avait l'art de dispenser des conseils
judicieux, dignes d'un vieux sage. Il aurait mieux fait de se les
appliquer à lui-même, pesta-t-il en son for intérieur. Cela lui aurait
évité de se retrouver dans une situation impossible !
Noah et David ne firent pas un geste de bienvenue en découvrant
leur frère. Ils se contentèrent d'échanger un regard, puis de dévisager
Gideon, le visage de marbre.
— Que se passe-t-il ? s'enquit ce dernier en pénétrant dans la
pièce.
Car quelque chose n'allait pas, de toute évidence.
— Nous nous apprêtions à t'appeler pour te poser la même
question, riposta Noah.
— Laisse-lui le temps de s'expliquer, objecta David, dont la voix
glaciale démentait les propos conciliants. Je suppose que tu es venu
nous annoncer la nouvelle ?
160
Gideon accusa le coup. Comment diable l'avaient-ils appris ?
— L'affaire n'est pas encore conclue.
— Ce n'est pas ce qu'on nous a dit, rétorqua Noah.
— J'ignore de qui vous tenez cette information, mais si je ne vous
ai pas tenus au courant, c'est parce que vous ne sembliez pas
intéressés.
— Pas intéressés par ton mariage ? En voilà une idée ! s'exclama
Noah, furieux.
Son mariage ? Gideon ravala un chapelet de jurons.
— Qui vous l'a dit ?
— Tom Anderson, précisa Noah en désignant le téléphone. Il a
appelé pour savoir si David et moi étions partie prenante dans le projet
qui vous occupe. C'est déjà difficile de répondre à une question dont
on ignore tout, mais quand il a vanté le charme et la beauté de ta
femme, j'ai failli lui demander quelle femme ? A force de le
questionner, j'ai réussi à lui faire dire son prénom — Denise. A partir
de là, le rapprochement était facile à faire.
— J'ai essayé de vous parler de mon projet au cours de la soirée
organisée par David, le jour de la fête du travail. Mais vous aviez
d'autres chats à fouetter.
— Maintenant, ça nous intéresse, maugréa David.
161
Gideon hésitait à leur dire la vérité. Noah désapprouverait à coup
sûr ce mariage fictif. Quant à David, peut-être réussirait-il à le
convaincre du bien-fondé de sa décision, mais après des discussions
interminables.
Il préférait éviter les complications, surtout maintenant qu'il
touchait au but.
— Je comptais vous annoncer la nouvelle à Noël, finit-il par dire.
Je ne voulais pas te voler la vedette, Noah.
— Tricia et moi, nous n'avons même pas fixé une date!
— En fait, nous ne voulions pas attendre, trancha Gideon.
Ce disant, il alla se poster devant la photo de leur père. Un visiteur
aurait pu croire qu'elle trônait dans ce bureau en hommage au
fondateur de la société, mais ses fils savaient qu'elle était ici pour leur
rappeler en permanence que leur père était le contre-exemple à ne pas
suivre.
— Quand cet... événement a-t-il eu lieu ? demanda David.
— La nuit de ton mariage.
Le silence se fit dans la pièce, interrompu seulement par le tic-tac
de l'horloge murale.
— Après avoir passé trois heures ensemble ? s'exclama Noah,
incrédule.
162
— Nous nous étions rencontrés la semaine précédente, lors de
l'enterrement de vie de garçon de David, tu t'en souviens ? Ce soir-là,
je t'ai dit que Denise était chasse gardée.
— Vraiment ? Pourquoi ne m'en a-t-on rien dit ? protesta David.
— Tu l'as revue durant la semaine ? insista Noah. Je me rappelle
qu'on a parlé d'elle au cours de la réception qui a suivi le mariage,
mais tout ce dont je me souviens, c'est qu'elle t'intriguait. Tu te
demandais pourquoi elle se teignait en brune.
— C'est vrai ? s'étonna David. Pourquoi ferait-elle...
Gideon fit volte-face.
— La seule chose qui compte, c'est que nous nous sommes mariés
à Reno.
— Sans nous inviter ?
— Tu venais de partir en voyage de noces, David ! De toute
façon, il nous a semblé juste d'agir ainsi.
Gideon s'enfonçait de plus en plus dans le mensonge. Mais il
aurait l'occasion de rétablir la vérité dans une quinzaine de jours. Du
moins, il l'espérait.
— Alors, comme ça, ce fut le coup de foudre au premier regard ?
insista Noah, toujours aussi sceptique.
163
— Pourquoi pas ? Vous aussi, vous avez éprouvé un coup de
foudre pour vos épouses, Enfin, c'est ce qui s'est passé pour Denise et
moi. Et j'ai réalisé que je ne pouvais plus vivre un seul jour sans elle.
Il espérait de tout cœur que le scénario qu'il avait mis au point
serait convaincant.
— Tu t'étais déjà marié sur un coup de tête, la première fois,
rappela Noah.
Il ne risquait pas de l'oublier !
— Cette fois-ci, ce n'est pas pareil.
David vint se camper devant Gideon et le regarda droit dans les
yeux.
— Tu mens.
Gideon soutint son regard.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Tu ne portes pas d'alliance.
Il venait de commettre une première erreur. Il sortit aussitôt la
bague de sa poche et la passa à son annulaire avant de tendre la main.
— Pourquoi l'avais-tu ôtée ?
— J'ai scié du bois ce matin et j'ai oublié de la remettre.
164
— Elle porte une inscription à l'intérieur? renchérit David,
soupçonneux.
Gideon éclata de rire.
— Pourquoi ? La tienne est gravée ?
David ôta son alliance et la tendit à son frère. Gideon réprima un
sourire en déchiffrant l'inscription
A mon prince charmant, puis il posa une main conciliante sur
l'épaule de son cadet.
— C'est très touchant !
David récupéra sa bague et la glissa à son doigt.
— La mienne ne l'est pas, admit Gideon. Dans notre hâte à nous
marier, ce détail nous a échappé.
Il ne pouvait s'empêcher d'avoir des scrupules à mentir à ses frères
avec autant d'aplomb.
— Pourquoi es-tu ici ? demanda Noah.
— J'avais envie de vous voir. Je suis libre cet après-midi. En
revanche, Denise travaille.
— Tu vis à Sacramento avec elle ?
— La plupart du temps.
165
David prit place sur le canapé, les bras croisés. Il ne le croyait pas,
c'était évident.
— Elle est enceinte ?
Gideon ne put s'empêcher de sursauter. Il avait prévu d'avoir des
enfants, et ses frères le savaient.
— Non, David.
— Alors, pourquoi tout ce mystère ?
Gideon se contenta de hausser les épaules et vint s'asseoir à l'autre
extrémité du canapé.
— Qu'as-tu dit à Tom Anderson, Noah ?
— Que je n'étais pas en mesure de discuter de ce projet, mais que
David et moi te soutenions à fond parce que tu es un gars sérieux et
fiable.
Jusqu'à cet instant, Gideon ne s'était pas rendu compte à quel point
il avait besoin d'entendre ce genre de compliments de la bouche de ses
frères, même s'il n'avait pas de raisons de douter de leur appui
inconditionnel. Ils n'étaient pas d'un naturel expansif, voilà tout.
Et lui, il continuait de leur mentir...
Il fixa le plancher, soudain mal à l'aise.
Au bout d'un moment, David posa une main sur le bras de Gideon.
166
— Tu n'en as jamais douté, n'est-ce pas, Gid ?
— C'est bon de l'entendre.
— C'est la vérité, confirma Noah. En revanche, je m'étonne que tu
aies les moyens de financer quoi que ce soit — à fortiori, ce projet-là.
Certes, ton agence marche bien, mais tu n'es pas milliardaire !
Gideon était heureux de pouvoir enfin faire preuve de franchise.
— Je n'ai jamais dépensé un seul centime de l'argent que vous
m'avez versé lors du rachat de ma participation. Au début, je n'ai pas
voulu y toucher parce que c'était l'argent de Papa, vous comprenez?
Ensuite, j'ai fait fructifier ce capital, tant et si bien qu'il a plus que
triplé. Maintenant, cet argent m'appartient en propre, et je peux en
disposer comme je l'entends. Mais c'est loin d'être suffisant pour
réaliser mon projet.
Noah fronça les sourcils.
— A en juger par ton train de vie, on ne dirait pas que tu es
millionnaire !
Gideon ne put s'empêcher de sourire.
— C'est toi qui m'as appris à me montrer économe !
— Entendu, finit par dire Noah après avoir longuement soupesé
les propos de Gideon. Avant de continuer à parler de ton mariage et de
prévoir une réception pour fêter l'événement, tu ferais mieux de nous
parler de l'affaire en question. Nous pourrions peut-être te donner un
coup de main.
167
Gideon ne voulait pas se réjouir trop vite. Il les avait déjà
entraînés dans une aventure risquée qui avait mal tourné — mais
c'était il y a dix ans. Aujourd'hui, tout était différent. Plus question
d'improviser. Certes, l'affaire n'était pas sans risque, mais il avait
étudié tous les aspects du projet avec l'aide de professionnels, sans se
laisser guider par son seul enthousiasme.
Il fit un rapport complet à ses frères, sans trop y croire. Quand il
eut terminé, ils lui firent promettre de revenir le lendemain avec son
plan d'investissement et sa maquette. David était impulsif et, de ce
fait, susceptible de donner une réponse rapide, mais ce ne serait pas le
cas de Noah. Dès qu'il s'agissait d'argent, il était la prudence
personnifiée.
Sans doute, en sa qualité d'aîné, se souvenait-il mieux de l'époque
où la famille Falcon n'avait pas un sou.
Au fond, Gideon avait des scrupules à impliquer ses frères dans
son projet. Il était sûr de son fait, mais le risque zéro n'existait pas. Et
il ne voulait pas que sa famille puisse pâtir de ses éventuels déboires
professionnels.
Pourtant, il se pouvait que Noah et David soient sa dernière
chance.
***
Denise raccrocha le téléphone de son bureau après que Gideon
l'eut informée qu'aucun de leurs commanditaires potentiels ne s'était
manifesté. Il restait à espérer que le projet de vente des Trails n'avait
pas suscité l'intérêt d'un autre repreneur. Ou encore, que les Baker
accepteraient de prolonger la date butoir de l'offre plutôt que de se
168
retrouver les mains vides, car l'acquisition du terrain sans les fonds
nécessaires pour bâtir l'hôtel n'intéressait pas Gideon.
Dans l'impossibilité de savoir s'ils étaient les seuls candidats en
lice, ils devaient donc impérativement trouver un commanditaire,
sinon ils perdaient l'occasion d'acquérir les Trails.
A moins...
Denise se leva et alla se poster à la fenêtre de son bureau. Elle
avait épuisé tous ses contacts, et il en était de même pour Gideon.
Pourtant, au téléphone, il lui avait paru optimiste. Elle aimait son
attitude positive — celle d'un homme sûr de lui. Il suffisait que
quelqu'un accepte de miser sur lui.
Et si toi, tu misais sur lui ?
Tandis que cette idée faisait son chemin, elle resta un instant
immobile, incapable de faire le moindre mouvement. La petite voix se
fit plus insistante.
Et si tu t'associais avec lui ?
Elle s'agrippa au rebord de la fenêtre, laissant les mots prendre
peu à peu tout leur sens. Après tout, elle en avait les moyens. Elle
disposait d'un important patrimoine qu'elle comptait utiliser en partie
pour développer ses propres activités. C'est pourquoi elle faisait
fructifier son capital avec la plus grande prudence, privilégiant les
investissements peu rentables mais sûrs aux placements risqués.
Considérait-elle le projet de Gideon comme un investissement à
risque ? Sûrement pas. Sinon, elle ne mettrait pas autant
169
d'acharnement à convaincre ses interlocuteurs de la viabilité de ce
projet. Elle y croyait dur comme fer. Elle avait confiance en Gideon.
Elle voulait qu'il voie ses rêves se réaliser. Plus que tout au...
Elle se figea sur place tandis que la vérité la frappait de plein fouet
— non seulement elle croyait en lui mais elle était amoureuse de lui !
Elle porta les mains à sa bouche, murmurant entre ses doigts : « je
l'aime. » Elle le savait avec certitude parce que les rêves de Gideon lui
importaient plus que les siens propres. En fait, elle l'avait su dès le
premier jour. Sinon, elle n'aurait jamais accepté cette idée insensée de
mariage fictif.
C'était aussi la raison pour laquelle elle n'avait pas hésité à dire à
Cristina Marquez qu'elle était mariée. Parce que, déjà à ce moment-là,
elle avait eu envie d'être la femme de Gideon. Dès le départ, elle avait
été séduite par le scénario qu'il avait mis au point — leur coup de
foudre, leur mariage secret, l'amour fou...
Comment pouvait-on être absolument sûr d'aimer quelqu'un en
l'espace de quelques heures seulement ?
Elle l'ignorait. Mais une chose était sûre : le temps avait renforcé
cet amour, et aujourd'hui, elle était éperdument amoureuse de Gideon.
Elle n'en revenait pas de cette découverte — une merveilleuse
découverte, certes, mais qui ne simplifiait pas la situation.
Gideon avait un programme bien établi, tout comme elle, et il
attendrait que les Trails soient opérationnels avant d'envisager de se
marier et de fonder une famille.
170
Au risque de paraître égoïste, elle aurait voulu qu'il atteigne son
objectif le plus vite possible pour qu'il la regarde enfin avec des yeux
neufs et qu'il transforme cette simple attirance sexuelle en véritable
amour.
Comment pouvait-elle souhaiter une chose pareille ? Cela
équivalait tout bonnement à renoncer à ses propres rêves à elle, à ses
projets professionnels, aux défis qu'elle s'était lancés.
Mais, au fond, était-ce si important ?
Elle fixait la rue sans la voir, à la fois impatiente de retrouver
Gideon, et consciente d'avoir besoin de temps pour mettre à l'épreuve
cette révélation encore fragile. Elle comprenait maintenant pourquoi
elle éprouvait une sorte de lassitude morale depuis quelque temps :
elle avait réalisé ses ambitions professionnelles et n'avait plus rien à
prouver — que ce soit à elle-même ou à son père. Son projet de
franchise ne ferait que conforter sa réussite sans lui apporter la
satisfaction personnelle que procure la création d'une nouvelle
entreprise.
Elle prenait aussi conscience de la peur qui s'était insidieusement
installée en elle à la suite du rejet de son père et de son licenciement
sec — la peur de n'avoir aucun talent dans le domaine de l'hôtellerie.
Mais, désormais, c'en était fini de ses doutes. Gideon avait besoin
d'elle, et elle était en mesure de l'aider.
Certes, elle voulait que son amour soit réciproque, mais elle tenait
avant tout à ce que Gideon goûte au plaisir de la réussite et qu'il
connaisse la satisfaction que l'on ressent quand on a réalisé son rêve.
Elle ferait tout pour qu'il en soit ainsi. Alors, peut-être, y aurait-il une
place pour elle dans sa vie.
171
Cependant, il n'allait pas être facile de lui proposer de s'associer
avec lui. Il émettrait toutes sortes d'objections, elle en était sûre.
Comment arriver à le convaincre ? En faisant de lui son obligé, tant
sur le plan personnel que professionnel, elle risquait de le perdre. Elle
devait donc trouver une solution.
Alors qu'elle se dirigeait vers son bureau pour échafauder un plan
d'action, un mouvement attira son attention. Elle jeta un coup d'œil en
direction de la porte ouverte et reconnut son père dans le couloir à
l'instant même où il l'apercevait.
Il adressa un charmant sourire à la réceptionniste en lui disant :
— Je la vois, merci.
Puis il pénétra dans le bureau, fermant la porte derrière lui.
Ils demeurèrent l'un en face de l'autre, à se regarder en chien de
faïence. Instinctivement, elle lui aurait ouvert les bras, mais elle se
retint à temps. Elle s'assura discrètement qu'elle ne portait pas son
alliance — il lui arrivait d'oublier de l'enlever. Maintenant, elle aurait
voulu la porter tout le temps...
— Bonjour, Déni.
— Bonjour, Papa.
Pourquoi était-il ici ? Il savait sûrement quelque chose sinon il ne
se serait pas donné la peine de venir en personne. Sa visite ne
présageait rien de bon, mais elle ne le laisserait pas se mettre en
travers de son chemin — ni de celui de Gideon.
172
Il examina la pièce avec curiosité. A soixante et un ans, Lionel
Watson avait fière allure avec sa silhouette athlétique, sa chevelure
argentée soigneusement peignée, ses vêtements à la coupe impeccable
et son visage hâlé juste ce qu'il fallait pour avoir bonne mine. C'était
un homme qui respirait le succès.
— Ton bureau est très imposant, remarqua-t-il enfin.
— Merci. Assieds-toi, je t'en prie.
Elle lui désigna un des sièges réservés aux invités tandis qu'elle
prenait place derrière son bureau : une attitude qu'il ne parut pas
apprécier mais qui donnait à Denise l'impression de maîtriser la
situation.
Il inclina la tête de côté.
— J'ai du mal à m'habituer à ta nouvelle teinte de cheveux.
— Moi aussi. Mais elle a eu l'effet escompté.
— Elle t'a permis d'échapper aux paparazzi ?
— Disons, d'acquérir une certaine forme de reconnaissance.
Le rapport de forces entre eux avait changé. Maintenant qu'elle
s'était taillée une belle réussite dans le domaine professionnel, elle se
sentait sur un pied d'égalité avec son père et, fait inédit, plus détendue
face à lui.
173
— Je me suis renseigné sur ta société, précisa-t-il. Tu es parvenue
à te faire un nom sur le marché de l'intérim haut de gamme. Un
véritable tour de force.
— Oui. Je suis satisfaite de la tournure des événements. Dis-moi,
Papa, que fais-tu ici? Pourquoi n'as-tu pas appelé ?
— Cela n'aurait servi à rien, riposta-t-il, un petit sourire aux
lèvres. Comme tu n'as pas répondu aux messages de ta mère, elle m'a
dépêché en éclaireur. J'en ai profité pour t'apporter tes cadeaux de
Noël. A l'heure qu'il est, on est en train de les livrer chez toi.
Denise était bien placée pour savoir que personne ne pouvait
obliger Lionel Watson à faire quelque chose qu'il ne voulait pas. Il
avait sûrement une idée derrière la tête. Restait à savoir laquelle.
— Merci. Je vous ai déjà adressé les miens par la poste il y a une
quinzaine de jours.
— Oui. Ils sont en bonne place sous le sapin. Comme tu le sais, ta
mère aimerait que tu viennes passer les fêtes de Noël à la maison.
— Et toi ? Tu le voudrais ?
Sa question directe sembla le déconcerter.
— Bien sûr ! Ce serait merveilleux d'avoir de nouveau la famille
réunie. Nous pourrions aller à Paris pour quelques jours.
Paris ! Il fut un temps où elle aurait sauté de joie à cette idée.
174
— Je ne peux guère m'absenter en cette période de l'année. Peut-
être en janvier, quand le coup de feu sera passé.
Bon sang ! Pourquoi ne se décidait-il pas à en venir au fait!
— Préviens-moi. Je t'enverrai mon jet privé. Ainsi, tu éviteras les
paparazzi à l'aéroport.
Il se leva et se dirigea vers le mur où étaient accrochés des
certificats décernés à Denise par des associations caritatives et par la
municipalité en remerciement de sa participation à diverses œuvres et
autres projets d'intérêt local.
— Est-ce qu'on te laisse tranquille, maintenant ?
— Que veux-tu dire ?
— Est-ce qu'on continue à te mettre des bâtons dans les roues
parce que tu es ma fille ? Ou à cause de ton passé ?
— Non. J'ai acquis une bonne réputation grâce à mon travail. La
plupart des gens ne font pas le rapprochement, et les autres n'y
attachent pas d'importance. Je suis à peu près sûre de passer inaperçue
à l'aéroport.
— Tu préfères sans doute qu'il en soit ainsi.
— Oui.
Elle alla se poster près de lui, devinant qu'il ne passerait pas aux
choses sérieuses tant qu'elle se retrancherait derrière son bureau.
175
— Pourquoi es-tu ici, Papa ?
Le sourire de son père était crispé.
— Professionnelle jusqu'au bout des ongles, hein ? Pas question
de te laisser aller aux confidences ?
Il n'en avait pas toujours été ainsi, surtout avec lui. Elle l'avait
adoré, elle l'avait suivi comme son ombre...
— Je suppose que c'est difficile. Cela fait si longtemps que nous
n'avons pas échangé l'ombre d'une conversation. Bon, vas-tu enfin te
décider à me dire ce qui se passe ?
— J'ai eu vent de certaines rumeurs.
Elle se retint de pousser un soupir d'agacement. A quoi rimait ce
ton mélodramatique ?
— A quel sujet ?
— Tu serais intervenue dans un projet confié à James Madigan.
Tu aurais fait en sorte qu'il lui soit retiré pour être attribué à un autre
architecte, novice en la matière.
Denise respira plus librement. S'il avait entendu dire qu'elle était «
mariée », il aurait commencé par là.
— Premièrement, Madigan a été engagé pour dessiner les plans de
l'hôtel, pas pour le construire.
176
— Tu sais très bien que c'est implicite, surtout quand les plans
sont acceptés.
— En l'occurrence, ce n'est pas le cas. Ils sont quelconques et
manquent d'originalité.
Ainsi, Madigan s'était empressé de tout raconter à son père. Mais
comment avait-il su qu'elle était impliquée dans cette histoire puisqu'il
n'avait eu affaire qu'à Gideon ?
— Deuxièmement, la nouvelle architecte est loin d'être une
débutante — pas avec vingt-cinq ans d'expérience.
— Elle n'en a aucune dans le domaine de l'hôtellerie.
Ils se défiaient du regard maintenant. La tension entre eux avait
grimpé d'un cran.
— Son plan est tout bonnement incroyable. C'est l'essentiel.
Certes, l'idée de base était celle de Denise, mais Cecily avait su en
tirer le meilleur parti.
— C'est pour te venger de Madigan que tu as agi ainsi ? demanda
Lionel.
— De quoi m'accuse-t-il ?
— De lui avoir fait perdre un marché.
— C'est une décision purement professionnelle, sans la moindre
connotation personnelle, riposta-t-elle, répétant mot pour mot
177
l'explication laconique que son père lui avait fournie avant de la
saquer.
— A l'époque, tu m'as clairement fait comprendre que tu le
jugeais incompétent.
— Non. J'ai dit qu'il était stupide. Et puisque toi, tu le trouvais si
compétent, pourquoi as-tu fini par adopter les plans que j'avais
dessinés ?
C'était comme si elle venait d'ôter la bonde qui retenait la douleur
enfouie au fond de son cœur depuis sept ans.
— Te rends-tu compte à quel point je me suis sentie insultée ?
Combien j'ai souffert en voyant mon propre père me virer comme une
malpropre, puis utiliser mes plans en y attachant le nom de Trevor ?
Tu as bien failli détruire ma vie. Pourquoi ?
— Je savais que tu survivrais, assura-t-il posément. Trevor avait
besoin d'un coup de pouce. Il s'avère que j'ai eu raison d'agir ainsi. Il
est sur la bonne voie, maintenant.
Denise secouait la tête, n'en croyant pas ses oreilles.
— Si c'est la vérité, pourquoi ne m'en as-tu rien dit ? Tu aurais pu
me confier un autre poste dans ta société. Au lieu de cela, tu m'as mise
à la porte, sans me donner la moindre chance de prouver ma valeur.
— Parce que tu aurais toujours brillé dans la lumière, laissant ton
frère végéter dans l'ombre. Regarde tout ce que tu as accompli par la
seule force de ta volonté. Trevor en aurait été incapable, mais il se
178
débrouille bien à la place qu'il occupe. Ma décision était juste, et si
c'était à refaire, je n'hésiterais pas.
Profondément blessée, elle mourait d'envie de flanquer son père
dehors et de lui crier qu'elle ne voulait plus le revoir... Mais elle
pouvait aussi retourner la situation à son avantage — et à celui de
Gideon.
— Il ne t'est jamais venu à l'esprit que ta décision risquait de
m'anéantir ? Que mon monde allait s'écrouler ? Pendant deux ans,
j'étais si déboussolée que j'ai brûlé la vie par les deux bouts,
accumulant les sottises. Pourtant, à aucun moment, tu n'as levé le petit
doigt pour me remettre dans le droit chemin, même quand les
paparazzi ont commencé à me harceler, écrivant pis que pendre sur
mon compte... même quand ils m'ont surprise en train d'embrasser le
fiancé d'une autre — la chose la plus dégoûtante que j'ai jamais faite.
Tu aurais dû m'interdire de me conduire comme une idiote, tu aurais
dû me menacer de me couper les vivres, mais tu t'en es bien gardé.
Pourquoi ? Tu te sentais responsable de tout ce gâchis ?
— Evidement!
— Oui, juste un peu. Pas de quoi t'empêcher de dormir.
— Si je ne m'étais pas senti coupable, j'aurais fait les choses que
tu dis. Mais je savais que, tôt ou tard, tu parviendrais à te ressaisir et à
te sortir de cet engrenage. Que tu accomplirais quelque chose par toi-
même. Et tu as réussi. C'est cette expérience qui a forgé ton caractère
et qui a fait de toi la femme que tu es aujourd'hui.
— Tu me dois réparation pour toute cette souffrance.
179
Il la contempla, l'air amusé.
— Vraiment?
— Oui, c'est ma condition si tu veux que je tire un trait sur le
passé et qu'on redevienne une famille unie, comme avant.
— Qu'attends-tu de moi, Déni ? demanda-t-il d'une voix où
perçait la lassitude.
Elle lui fit signe de se rasseoir tout en prenant place derrière son
bureau. Elle se sentait calme et savait ce qu'elle devait faire — laisser
à Gideon le temps de tomber amoureux d'elle sans que les affaires
viennent interférer dans leurs relations.
— Je vais retirer de l'argent de mon fonds spécial, expliqua-t-elle.
Je te demande de trouver une personne de confiance qui devra
s'engager par contrat à utiliser cet argent pour financer le projet dont
Madigan a été exclu. Cette personne devra agir en son nom propre et
se présenter en tant que simple apporteur de fonds. J'insiste sur ce
point.
— C'est tout?
— Oui.
— Et tu m'accorderas ton pardon sans autre condition ? Tu
viendras de temps à autre à la maison au lieu d'obliger ta mère à faire
le déplacement à Sacramento pour te voir?
— Ce sont les termes du marché. Je précise qu'il ne doit s'agir en
aucun cas d'une personne liée de près ou de loin aux hôtels Watson ou
180
à toute autre société dont tu es actionnaire. Ton rôle se borne à celui
d'intermédiaire.
— J'aurai besoin d'un jour ou deux pour trouver la personne en
question.
— Tu as jusqu'à samedi, soit deux jours.
Il leur resterait neuf jours avant de présenter leur offre—un délai
suffisant pour établir et signer les contrats.
— Il faut que ce Gideon Falcon ait une sacrée importance à tes
yeux !
— Son projet me plaît.
Son père se cala sur son fauteuil et croisa les bras.
— J'ai jeté un coup d'œil sur ton fonds spécial. Tu as rarement
puisé dedans, si ce n'est pour acheter ton appartement et faire des
dotations aux associations caritatives que tu parraines. Oh, inutile de
me fusiller du regard ! Tu es peut-être majeure, mais ne compte pas
sur moi pour te laisser dilapider sans rien dire l'héritage de tes grands-
parents.
— Comme Trevor ? risqua-t-elle.
— Il a besoin d'être encadré, admit-il. Et, crois-le ou non, tu lui as
beaucoup manqué.
181
Denise demeura silencieuse un long moment. A elle aussi, son
frère lui avait manqué — le frère de son enfance, pas l'homme qu'il
était devenu.
— Es-tu fière de moi, Papa ?
— Absolument. Pourtant... cette affaire qui te tient tant à cœur me
chiffonne. C'est ce Falcon qui te fait abandonner toute prudence ?
— Son projet est viable. Les bénéfices ne seront pas immédiats,
mais c'est de l'argent bien dépensé.
Il la regarda dans les yeux.
— Tu es amoureuse de lui.
— J'ai foi en lui. Certaines personnes ont besoin de le savoir.
— J'en prends note, dit-il en se levant. Je peux vous inviter à
dîner, tous les deux ?
— Une autre fois, peut-être, assura-t-elle en le raccompagnant.
Embrasse Maman pour moi.
Il fit alors une chose qui la prit au dépourvu — un geste qu'il
n'avait pas fait depuis des années. Il la serra dans ses bras. Elle sentit
aussitôt les larmes lui brouiller la vue.
— Merci d'être venu, balbutia-t-elle.
— Tu m'as manqué, marmonna-t-il d'un ton bourru, en desserrant
son étreinte.
182
— Toi aussi. Depuis longtemps.
Elle le regarda s'éloigner. Aujourd'hui, la vie lui avait réservé bien
des surprises. Elle s'était réconciliée avec son père. Elle avait trouvé le
moyen d'aider Gideon. Et elle avait réalisé qu'elle l'aimait.
La situation était devenue à la fois plus simple et plus compliquée.
Les choses risquaient de se retourner contre elle à tout moment et de
lui exploser à la figure, elle le savait.
Mais elle ne voyait pas d'autre solution pour arriver à ses fins.
183
- 11 -
En entendant une clé tourner dans la serrure, Gideon leva les yeux
de la soupe qu'il faisait réchauffer. C'était Denise qui, en le voyant,
s'arrêta net, un sourire radieux aux lèvres, comme s'ils s'étaient quittés
depuis une éternité.
— Le Père Noël est déjà passé.
Il désigna les deux sapins sous lesquels étaient disposés plusieurs
paquets-cadeaux livrés quelques heures auparavant. Il avait jeté un
coup d'œil au nom des expéditeurs, en l'occurrence, les parents de
Denise.
Elle posa son attaché-case et son manteau sur la console près de
l'entrée et s'avança vers lui.
— Bonjour, dit-elle, posant sa joue contre la sienne et nouant ses
bras autour de sa taille. Ça sent divinement bon.
N'eût été son sourire, il aurait pensé que cette étreinte spontanée
était en réaction à une mauvaise nouvelle. Il posa sa cuiller sur le
comptoir pour l'enlacer à son tour. Ce n'était pas la première fois que
Denise le serrait dans ses bras de façon aussi naturelle, mais
aujourd'hui, il n'aurait su dire pourquoi, c'était différent.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, enroulant ses doigts dans ses
longues mèches soyeuses.
184
— Mon père est venu me voir, dépêché par ma mère.
— J'ai du mal à imaginer que ton père fasse quoi que ce soit
contre son gré. Mais la vie est pleine d'imprévus.
— Peu importe qu'il soit ou non venu de lui-même, assura-t-elle,
inclinant la tête en arrière pour capter son regard. Nous nous sommes
réconciliés.
Il perçut le soulagement et la joie dans ses yeux — et même plus
que cela. Un bonheur profond. A sa grande surprise, elle prit son
visage dans ses mains et l'embrassa. Il lui rendit avidement son baiser,
plaquant ses mains sur ses reins pour l'attirer plus près de lui. Elle
poussa un petit gémissement et se blottit plus avant, mordillant sa
lèvre inférieure puis passant sa langue dessus en un geste apaisant
avant de la mordiller de nouveau.
— Si j'avais su que ta réconciliation avec ton père te ferait cet
effet-là, il y a longtemps que je vous aurais rabibochés !
Elle lui donna une petite tape, l'air mutin. Tout émoustillé, il
l'adossa au réfrigérateur et glissa ses mains le long de ses jambes avant
de remonter lentement, retroussant sa jupe sur ses cuisses. Au cours de
cette délicieuse exploration, ses doigts rencontrèrent ses jarretelles, le
haut de ses bas et la peau si douce, juste au-dessus. Ivre de désir, il
déboutonna le chemisier de la jeune femme et écarta le fin tissu,
révélant un soutien-gorge en dentelle transparent qui laissait voir ses
mamelons roses et durs. Alors qu'il dévorait des yeux sa poitrine
magnifique, il sentit que Denise entreprenait de lui retirer sa chemise.
Leurs désirs se répondaient.
185
Il ne savait que penser. Où cela allait-il les mener ? Pourquoi
Denise avait-elle modifié leur relation de façon aussi soudaine, aussi
radicale ?
Mais pour l'heure, les réponses à ses questions étaient le cadet de
ses soucis.
Elle passa sa main sur sa peau moite, caressant voluptueusement
son torse et son abdomen, et descendant sous le nombril, jusqu'à sa
toison où ses doigts s'attardèrent, le faisant vibrer de plaisir. Le regard
rivé au sien, il prit ses seins en coupe et referma ses mains sur eux,
taquinant les mamelons durcis. Dieu, que cette femme était belle !
Il promena sa langue sur la chair tendre en suivant le liseré de son
soutien-gorge, puis il plongea toujours plus bas avec délices. Elle
gémit et s'arc-bouta contre lui, enserrant sa tête des deux mains pour
lui faire comprendre qu'il devait continuer ses caresses érotiques. Mais
il en voulait plus, il voulait la voir dans toute la splendeur de sa nudité.
— Allons dans la chambre, madame Falcon.
A peine eut-il prononcé ces mots qu'il s'aperçut de son erreur. Ils
rappelaient le lien fictif qui les unissait, au lieu d'exprimer la flambée
de désir qu'il éprouvait pour elle—un désir qui allait s'exacerbant au
fil des jours.
L'hésitation de Denise le confirma dans cette opinion. Ne tenant
pas à être éconduit, il s'empressa de ramener sur elle les pans de son
chemisier.
— Après tout, ce n'est pas une si bonne idée, reconnut-il.
186
S'ils avaient dû cohabiter pendant des mois ou des semaines, un
moment d'égarement aurait pu leur paraître excusable. Mais ils
n'avaient plus longtemps à attendre. A quoi bon courir un tel risque ?
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Elle se hâta de remettre de l'ordre dans ses vêtements. Avec son
visage empourpré et sa chevelure en désordre, elle était plus sexy que
jamais.
— Inutile de t'excuser. Euh... j'en ai pour une minute.
Quand elle revint un peu plus tard, elle avait attaché ses cheveux,
enfilé un jean, un pull ample à col roulé et des chaussettes vertes à
rayures. Ses joues conservaient une rougeur inhabituelle, et il jugea
préférable de passer l'incident sous silence.
— Je peux t'aider à préparer le dîner ? demanda-t-elle en posant la
bouilloire sur le gaz.
— La soupe doit mijoter encore une dizaine de minutes.
Il tourna le minestrone après y avoir rajouté des morceaux de
poulet.
— J'ai des mauvaises nouvelles à t'annoncer, lâcha-t-il.
— Gabe s'est désisté ?
— Non. A ma grande surprise, il ne s'est toujours pas manifesté.
En revanche, Anderson et Copperfield m'ont donné une réponse
négative. Ils ont dit qu'ils étaient désolés mais que ce genre de projet
187
ne les intéressait pas. Ils m'ont souhaité bonne chance, bref, le baratin
habituel.
— Bon.
— C'est tout l'effet que ça te fait !
Ce soir, elle était vraiment d'humeur étrange ! Il examina les deux
sapins au pied desquels étaient disposés au total une vingtaine de
paquets.
— C'est fou comme les cadeaux apportent la touche finale à la
décoration des arbres.
— Oui. Tu as raison.
— Tu veux me parler de ton père ?
Se sentait-elle mal à l'aise depuis qu'ils avaient failli céder à la
tentation ? Cela expliquerait son attitude réservée.
— Nous avons enfin clarifié les choses entre nous. Il m'a dit
pourquoi il m'avait virée. Mais je t'en parlerai plus tard. Pour l'instant,
j'ai besoin de temps pour me remettre de mes émotions et faire le
point. Oh, il m'a dit aussi qu'il était fier de moi. Ce fut un pas décisif
vers la réconciliation finale.
— La famille est à l'honneur, aujourd'hui ! Figure-toi que je suis
allé voir mes frères, annonça-t-il en enfournant un pain italien
enveloppé de papier alu. Je suis arrivé juste au moment où ils venaient
de découvrir le pot aux roses !
188
— Notre « mariage » ou ton projet ?
— Les deux.
Il rit en voyant sa mine déconfite.
— Comment l'ont-ils appris ?
— Le monde est petit. Tom Anderson a appelé Noah en
mentionnant au passage qu'il avait rencontré ma femme.
— J'imagine que tu devais être dans tes petits souliers. Que t'ont-
ils dit au juste ?
— Bienvenue au club, ironisa-t-il.
Elle fronça les sourcils, l'air perplexe.
— Tu ne leur as pas dit la vérité ?
— Non. Pas encore.
— Mais que va-t-il se passer maintenant ?
— Nous sommes invités à réveillonner chez Noah.
Elle le contemplait, médusée, la bouche légèrement entrouverte.
— Je suppose que toute la famille sera là.
— Sans compter la moitié des habitants de Chance City qui ne
manqueront pas d'accourir en apprenant la nouvelle.
189
Elle sortit une tasse du placard et un sachet de thé d'une boîte en
fer-blanc. A l'évidence, l'information avait du mal à passer.
— Je suis d'avis que tu leur dises la vérité, Gideon, remarqua-t-
elle au bout d'un moment. Ça me gêne de laisser croire à toute la
famille réunie que nous sommes mariés, puis de faire machine arrière
en expliquant que notre mariage était bidon.
— Nous improviserons le moment venu. Demain, je dois apporter
mon plan d'investissement à David et Noah.
Elle fit volte-face, les sourcils froncés.
— Je croyais qu'ils ne voulaient plus entendre parler de tes
projets.
— C'est ce qu'ils m'avaient dit à l'époque. De mon côté, j'hésite à
les embarquer dans l'aventure. A tout prendre, je préférerais n'avoir
aucun lien de parenté avec mon commanditaire pour éviter le mélange
des genres. Mais, au train où vont les choses, nous n'aurons peut-être
aucune offre à présenter !
— Si. Nous en aurons une.
— J'envie ton optimisme !
Il en avait assez de garder espoir envers et contre tout. Cela faisait
trop longtemps qu'il portait ce projet à bout de bras. Il avait besoin de
prendre du recul et de souffler un peu. Si seulement Max n'était pas
mort...
190
La sonnerie du téléphone retentit. Il vit Denise jeter un coup d'œil
sur les coordonnées de son interlocuteur et hésiter. Puis, juste au
moment où le répondeur allait se mettre en marche, elle décrocha et
murmura à Gideon qu'elle en avait pour une minute, avant de
s'enfermer dans sa chambre.
C'était la première fois qu'elle prenait une communication en
privé. Et, quand elle réapparut, elle se garda de lui dire qui avait
appelé. Quelle étrange soirée !
Aujourd'hui, leurs relations avaient pris un tournant décisif. Si
certains changements de cap le comblaient de joie, d'autres le
laissaient sur sa faim.
***
Une heure après s'être couchée, Denise ne parvenait toujours pas à
fermer l'œil. Non à cause de la visite de son père ou du coup de fil de
sa mère, ravie de savoir que la hache de guerre était enfin enterrée. Si
elle restait éveillée, c'est parce qu'elle mourait d'envie de faire l'amour
avec Gideon, de lui dire qu'elle l'aimait et de le rendre heureux en lui
annonçant qu'elle lui avancerait les fonds nécessaires.
Mais c'était impossible. Du moins, pour l'instant.
L'amour qu'elle vouait à Gideon ne faisait que compliquer les
choses.
Elle se redressa et se cala contre la tête de lit en velours. Elle, si
indépendante, appréciait de plus en plus sa cohabitation avec Gideon.
Pourtant, jusqu'à présent, sa vie mondaine lui avait suffi : dîners à
l'extérieur ou chez elle, soirées passées à visionner des cassettes vidéo,
191
sorties au cinéma ou au théâtre — bref, d'agréables façons de passer le
temps. Elle avait eu de nombreux rendez-vous galants, mais elle
n'avait jamais rencontré un homme pour lequel elle aurait accepté de
mentir — jusqu'à l'arrivée de Gideon.
Au départ, cette idée de mariage lui avait paru inoffensive,
presque un jeu. Il s'agissait simplement de fournir une sorte de caution
morale à Gideon. Cela avait été d'autant plus facile que son projet était
viable, ainsi qu'elle l'avait dit à son père. Mais maintenant, la nouvelle
de leur mariage se répandait comme une traînée de poudre. Non
seulement leurs relations de travail étaient au courant mais aussi ses
amis à elle et ses frères à lui, vexés a juste titre d'avoir été tenus à
l'écart.
Elle rejeta ses cheveux en arrière et soupira. Cette affaire devenait
un véritable sac de nœuds.
Mais le mensonge prendrait bientôt fin, peut-être même, plus tôt
qu'elle ne le souhaitait. Elle avait insisté auprès de Gideon pour qu'il
avoue sans tarder la vérité à ses frères. Elle redoutait une brouille
familiale, comme cela s'était produit entre elle et Trevor qu'elle n'avait
pas revu depuis cinq ans.
Denise sauta de son lit et enfila un peignoir. Elle alla chercher une
boîte rangée au fond de son placard et la posa sur son lit. Puis elle
s'assit en tailleur pour se replonger dans son passé.
Au fur et à mesure, elle retirait de la boîte des albums-photos, des
coupures de presse et divers souvenirs : des programmes concernant
des événements auxquels elle avait assisté, des lettres, des cartes
d'anniversaire, notamment une carte touchante que Trevor lui avait
confectionnée à l'occasion de son dixième anniversaire, alors qu'il était
âgé de neuf ans. Il avait découpé pour l'occasion la photo d'un trophée
192
qu'il avait trouvée dans un magazine, il l'avait collée au recto avec
pour sous-titre « La sœur la plus extravagante au monde », et il avait
écrit au verso « Mais je t'aime quand même. Il faut bien que quelqu'un
se dévoue. »
Elle sourit, les yeux embués de larmes, puis passa en revue les
autres cartes, achetées toutes faites, mais avec des petits mots
griffonnés de sa main et reflétant son humeur du moment. Elle et
Trevor avaient souvent évoqué le jour où elle reprendrait les rênes de
la société après le départ à la retraite de leur père. Trevor avait
toujours paru d'accord avec cette idée. Pour preuve, il avait coutume
de taquiner Denise en lui prédisant qu'elle aurait des comptes à rendre
tous les quatre matins, leur père étant un homme très exigeant.
Elle avait échappé à ce destin et n'avait de comptes à rendre à
personne. Lequel des deux avait la meilleure part du gâteau ? A tout
prendre, elle était bien obligée d'admettre...
Elle perçut un léger coup frappé à la porte. Elle resserra la
ceinture de son peignoir et cria à Gideon d'entrer.
Il portait un jean dont il avait remonté la fermeture Eclair sans
attacher le bouton. Ses cheveux en bataille accentuaient son charme
viril. Il s'appuya contre le chambranle de la porte, les bras croisés.
— Tu n'arrives pas à dormir?
Elle fit un signe de dénégation, le dévorant du regard, incapable
de détourner les yeux de cet homme si beau, si séduisant.
— Qu'y a-t-il dans cette boîte ?
193
— Mon passé.
— Je peux voir ?
— Bien sûr.
Elle lui fit une place près d'elle et lui mit un album-photos dans les
mains, le tout premier par ordre chronologique.
Elle avait le plus grand mal à se retenir de le toucher tandis qu'il
se penchait pour lire les commentaires de sa mère à propos de son
premier mot — Papa -, ses premiers pas à l'âge de dix mois, et ses
premiers vaccins — elle n'avait pas pipé mot mais avait lancé un
regard terriblement accusateur à l'infirmière. Gideon trouva cela très
amusant. Puis il découvrit une mèche de ses cheveux, si blonds qu'ils
paraissaient presque blancs.
Il lui prit la main et la posa sur l'empreinte de sa menotte de
nouveau-né. S'ils avaient un enfant...
Denise laissa vagabonder son esprit. Gideon serait sûrement du
genre papa poule, se levant la nuit au moindre vagissement, berçant le
nourrisson en pleurs et changeant ses couches. Il n'était pas difficile de
deviner qu'il serait présent et aimant au possible — le contraire de son
père.
Elle se rappela la toute première impression qu'il lui avait faite,
celle d'un homme impatient et un tantinet dangereux. Peut-être était-il
ainsi avec les autres. Mais, avec sa famille, il se montrerait ferme et
gentil — comme il l'était avec elle.
Elle voulait que ce soit lui le père de ses enfants...
194
Denise sursauta quand Gideon passa sa main devant ses yeux.
— C'est l'heure du marchand de sable? demanda-t-il.
— J'ai dû m'assoupir un peu.
— Tu te sens mieux? Tu crois que tu arriveras à dormir?
Elle fit un signe d'assentiment, et il se mit à ranger l'album dans la
boîte. Avant de refermer le couvercle, il lui tendit une photo encadrée.
— C'est ma préférée. Tu étais habillée en princesse ?
Elle la lui prit des mains et promena ses doigts sur le verre.
— Non. En mariée.
— Que âge avais-tu ?
— Environ six ans, à en juger par l'absence de mes dents de
devant. J'avais réussi à convaincre mon père de marcher le long d'une
allée, comme pour me conduire à l'autel.
— Qui était le marié ?
Ce souvenir la fit rire.
— Mon chien, Toby. Je lui avais mis un nœud papillon autour du
cou pour la circonstance.
Il déposa la boîte sur le sol, puis se rassit près d'elle.
195
— Tu veux me parler de tes retrouvailles avec ton père?
— J'ai du mal à démêler mes sentiments. Je suis heureuse, bien
sûr, mais je ne lui fais pas entièrement confiance.
Et pourtant, elle lui avait laissé le soin de chercher un
commanditaire pour Gideon. Mais n'allait-elle pas regretter cette
décision ?
— Il faudra du temps pour que nos rapports redeviennent comme
avant, ajouta-t-elle.
— C'est pour cette raison que tu es restée aussi silencieuse, ce
soir?
— En partie, oui.
Elle faillit lui parler de sa découverte merveilleuse — son amour
pour lui. Mais elle se contenta de dire :
— Tous ces mensonges commencent à me peser.
— Je comprends, fit-il en caressant ses cheveux d'un geste tendre.
A demain. Fais de beaux rêves.
Elle aurait voulu qu'il reste auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle
s'endorme ou, mieux encore, jusqu'au petit matin.
— Désolée de t'avoir réveillé.
— Je ne dormais pas.
196
Puis il la quitta sans un regard en arrière.
Elle se glissa sous les couvertures et ferma les yeux, suffisamment
fatiguée pour glisser dans le sommeil, avec cependant, l'étrange
impression qu'elle venait de vivre une période d'accalmie juste avant
la tempête.
197
- 12 -
— Je doute que Gabe Marquez fasse le déplacement pour nous
annoncer une mauvaise nouvelle. Tu n'es pas de cet avis, Gideon ?
demanda Denise, deux jours plus tard, un peu avant midi, en allumant
une bougie parfumée à la cannelle.
— Espérons-le.
Gideon se réjouissait de voir la jeune femme aussi optimiste,
d'autant que c'était le premier des quatre jours de congés qu'elle s'était
octroyés pour Noël. Gabe avait appelé de bonne heure ce matin pour
annoncer sa venue. Depuis, elle était dans tous ses états.
— Tu as oublié ton alliance, lui reprocha-t-il.
Elle se rua dans sa chambre, se maudissant de son étourderie. Il ne
l'avait jamais vue aussi excitée à propos de tout et de rien. Il aimait
son enthousiasme débordant qui contrastait agréablement avec son
humeur contemplative, mais néanmoins sereine, de ces deux derniers
jours.
Elle lui avait conseillé de ne pas s'inquiéter à propos de la date
limite qui se rapprochait inexorablement, détournant la conversation
chaque fois qu'il mettait le sujet sur le tapis, alors même qu'ils en
étaient réduits à deux possibilités — ses frères ou Gabe, à neuf jours
de la date fatidique. Voire même une seule possibilité au cas où Gabe
leur opposerait une fin de non-recevoir. Ils n'allaient pas tarder à le
savoir.
198
La sonnette retentit. Gideon alla ouvrir la porte et se retrouva non
pas face à Gabe mais à un inconnu — grand, svelte, blond aux yeux
verts — qui regardait tour à tour Gideon et le numéro de la porte d'un
air perplexe.
— Vous devez être Trevor, suggéra Gideon au moment où Denise
surgissait, son expression passant successivement du sourire
accueillant, au choc puis à la joie.
— Trev !
— Salut, petite sœur, fit-il, arborant un large sourire. Ça fait un
bail.
Ce sourire-là devait dissimuler beaucoup d'émotion, pensa Gideon
en voyant Trevor étreindre sa sœur avec force, le visage penché sur
son épaule. Ils restèrent enlacés un long moment. Denise tremblait,
comme si elle pleurait silencieusement—une hypothèse qui se
confirma quand ils finirent par se séparer. Elle essuya les larmes qui
roulaient le long de ses joues, riant et pleurant à la fois. L'expression
de Trevor était tendre. Il lui prit la main, et son regard tomba sur
l'alliance qu'il fixa avec stupéfaction.
— Comment ? Tu es mariée ?
Il jeta un coup d'œil à Gideon. Celui-ci laissa à Denise le soin de
gérer la situation.
— Je te présente Gideon Falcon, dit-elle en faisant un geste dans
sa direction.
199
Gideon glissa un bras autour de la taille de Denise et tendit l'autre
main à Trevor.
Celui-ci la prit après avoir mis une grande enveloppe sous son
bras.
— Vous aussi, vous portez une alliance, remarqua-t-il. Quand ce
mariage a-t-il eu lieu ?
— Tout récemment, précisa-t-elle après une seconde d'hésitation.
— Papa n'en n'a rien dit.
— Il l'ignore.
Trevor regarda tour à tour sa sœur et Gideon, mais ne dit mot. Il
finit par tendre l'enveloppe à Denise.
— En parlant du loup...
Les joues de la jeune femme s'empourprèrent.
— Merci. Ainsi, il t'a demandé de jouer les messagers.
— Il me l'a ordonné.
Gideon la sentit se raidir.
— Je suis désolée, fit-elle, sur la défensive.
— J'en suis ravi, Déni. Je ne sais pas pourquoi j'avais besoin d'une
invitation — ou d'un ordre — pour venir.
200
Il commença à déambuler dans son appartement, examinant la
décoration avec la plus grande attention.
— Si j'avais dû deviner, parmi cinq maisons de style différent,
laquelle était la tienne, j'aurais mis celle-ci en dernière position.
— Pourquoi?
— Trop moderne. Tu as toujours aimé les fanfreluches et les
dorures.
— Les goûts changent avec l'âge.
Il la dévisagea un long moment.
— Oui. Tu as raison.
Il se mit à détailler les ornements du sapin, l'air faussement
absorbé.
— Tu ne comptes pas m'offrir un verre pour me remettre de mon
long périple ?
— Comme tu as dû souffrir ! Une heure de vol dans le jet de la
société, avec toutes les boissons possibles et imaginables à bord !
Elle sourit pour atténuer le sarcasme de ses propos et se dirigea
vers la cuisine, déposant au passage l'enveloppe sur le comptoir.
— Toutes... sauf Cristal, mon eau minérale préférée.
201
— Quel manque de chance, s'esclaffa-t-elle. Nous n'en avons pas
non plus. Tu pourras te contenter d'une bière ?
— Ça marche. Je pense qu'un toast s'impose, remarqua-t-il,
incluant Gideon.
Tout en sortant les bouteilles, elle ne posa aucune question à
propos de l'enveloppe, et Gideon en conclut qu'elle en connaissait déjà
le contenu. Que se passait-il donc ? Pourquoi autant de mystère ?
La sonnette retentit de nouveau. Gideon faillit éclater de rire en
voyant Denise sursauter. Il avait l'impression qu'ils étaient tous en
train de jouer une pièce de théâtre — une comédie de boulevard, avec
les traditionnelles allées et venues, les mensonges et les révélations,
les coïncidences et les quiproquos. Il ne manquait plus que des portes
qui claquent et une soubrette en tenue légère.
— C'est sans doute Gabe maintenant. L'un de nous devrait peut-
être se rendre à la bibliothèque du rez-de-chaussée pour discuter plus
tranquillement, suggéra-t-elle à Gideon avant qu'il n'ouvre la porte.
S'ensuivit un échange de politesses, de présentations et d'excuses.
Puis Gideon, encouragé par la vue du porte-documents de Gabe,
emmena celui-ci dans un restaurant tout proche.
***
Denise tendit une bouteille de bière à Trevor avant de s'asseoir à
l'autre extrémité du canapé. Elle n'arrivait pas à croire qu'il était là, en
chair et en os. Les années s'effaçaient sous ses yeux. Le jeune homme
d'il y a cinq ans, quelque peu immature, semblait plus réfléchi, plus
énergique.
202
— Alors, comme ça, tu es mariée ? Pourquoi as-tu gardé la
nouvelle secrète ?
— C'est notre choix, pour le moment.
— Tu es enceinte ?
Elle se mit à rire, imaginant trop bien la mine horrifiée de Gideon.
Les enfants n'étaient pas prévus à son programme — du moins, pas
avant plusieurs années.
— Non. Et toi ? Tu as une femme dans ta vie ?
— Non. Je ne me sens pas encore prêt à aliéner ma liberté.
Il but une longue gorgée, les yeux fixés sur Denise.
— D'après Papa, tu as brillamment réussi.
— J'ai travaillé dur pour en arriver là. Mais je suis fière du
résultat.
— Je suis désolé que les choses aient mal tourné à l'époque entre
Papa et toi, je veux dire, pour le job. Il t'a joué un sale tour.
Son père lui avait expliqué que Trevor avait davantage besoin de
ce poste qu'elle. Après mûre réflexion, elle avait fini par penser qu'il
avait raison.
— C'est du passé. N'en parlons plus, assura-t-elle, sincèrement
désireuse de tirer un trait sur cette histoire. Tu connais le contenu de
cette enveloppe ?
203
— Non.
— Trev, à ton avis, est-ce que je peux me fier à Papa ?
— A quel propos ?
— Je voudrais savoir s'il est un homme de parole. Après le coup
qu'il m'a fait et toutes ces années de ressentiment, serait-il capable de
me laisser croire que tout va pour le mieux entre nous, même s'il en
était autrement ?
— Ta question est plutôt vague, et j'ai du mal à y répondre. Est-ce
qu'il te mentirait? J'en doute, en tout cas, pas ouvertement. Il
formulerait plutôt les choses de façon à se ménager une porte de
sortie, le cas échéant. Est-ce qu'il te dirait une chose et en ferait une
autre si ça l'arrangeait ? J'aurais tendance à dire oui, si c'est en rapport
avec les affaires. Mais avec toi personnellement? J'en doute.
Toutefois, ne prends pas mon opinion pour parole d'Evangile. Je peux
me tromper.
— C'est aussi clair que du jus de chaussette !
Il éclata de rire.
— Papa est indéfinissable.
Elle approuva d'un signe de tête.
Les coudes appuyés sur ses cuisses, Trevor l'observait, le visage
soudain sérieux.
204
— Sais-tu à quel point Maman va être blessée en apprenant que tu
t'es mariée sans l'inviter ?
Un sentiment de culpabilité envahit Denise, la mettant
horriblement mal à l'aise.
— Je n'ai jamais souhaité un mariage en grande pompe, se
défendit-elle.
— C'est nouveau ! Quand on était gamins, tu adorais jouer à la
mariée.
Comme elle ne répondait pas, il ajouta :
— Tu as peut-être changé avec l'âge, Déni, mais ce n'était pas une
raison pour te marier sans ta famille autour de toi.
Elle mourait d'envie de lui dire la vérité, mais si Gideon
réussissait à garder le secret vis-à-vis de ses frères quelques jours de
plus, elle pouvait en faire autant.
— Nous avions nos raisons, argua-t-elle. Je compte m'en
expliquer, mais pas maintenant. Trev, tu m'as vraiment manqué.
Elle était partagée entre son désir de le voir partir avant qu'elle ne
lui fasse des aveux complets, et celui de le voir rester pour qu'ils
puissent rattraper le temps perdu.
C'est lui qui résolut son dilemme.
— Je suis désolé de ne pas rester plus longtemps, mais on
m'attend à Seattle dans quelques heures.
205
— Pour affaires ou pour raisons personnelles ?
— Pour affaires.
— Es-tu heureux, Trev ? Papa dit que tu fais du bon boulot.
— Vraiment?
L'espace de quelques secondes, sa bouche forma un pli dur.
— Il s'est bien gardé de me le dire. Ça te surprend ?
— Pas vraiment.
Elle avait trop souffert de la dureté de son père, aussi avait-elle
pris l'habitude de distribuer des compliments à ses collaborateurs
quand ils le méritaient, sachant l'effet bénéfique qu'ils avaient sur leur
moral et leur efficacité au travail.
— Pour répondre à ta question, oui, j'aime mon métier — plus
même que je n'aurais cru. Le fait que tu ne sois plus derrière mon dos
pour rattraper mes erreurs m'a, en quelque sorte, obligé à me prendre
en charge.
— A t'entendre, j'ai l'impression d'avoir été une mère poule qui
étouffait son poussin !
Il eut un rire moqueur.
— C'est exactement ça ! Le pire, c'est que tu le faisais avec tout le
monde, y compris avec Dani.
206
Sa remarque la piqua au vif.
— J'ai toujours eu à cœur de te protéger !
— Il y a une sacrée différence entre protéger et dominer
quelqu'un. Tu cherchais toujours à tout régenter, parce que tu ne
faisais pas confiance aux autres. Tu étais persuadée que les choses
seraient mieux faites si c'était toi qui t'en chargeais.
Il avait entièrement raison, se dit-elle. Et sur ce plan-là, elle
n'avait pas changé. Cette révélation la mit mal à l'aise.
Trevor posa sa bouteille vide sur le comptoir, près de l'enveloppe
qu'il tapota.
— Sois prudente, sœurette. Fais confiance à ton instinct, quelle
que soit l'affaire dont il est question ici. Lis les documents avec la plus
grande attention, et reste objective.
— Merci. Je suivrai tes conseils à la lettre.
Elle le raccompagna à la porte.
— Tu ne peux pas savoir à quel point ta visite me touche.
Ils s'étreignirent de nouveau, cette fois-ci, de façon plus sereine.
— Je reviendrai te voir. Papa a dit que tu nous rendrais visite,
également ?
— Oui. Bientôt.
207
— Ne tarde pas trop pour annoncer la nouvelle à Maman.
— Entendu.
D'ici peu, il n'y aurait plus rien à annoncer, se dit-elle, amère.
Trevor s'empara d'une mèche de ses cheveux.
— Visiblement, ton homme ne préfère pas les blondes, la taquina-
t-il.
Puis il disparut dans le corridor.
Après son départ elle récupéra l'enveloppe et s'enferma dans sa
chambre pour en étudier le contenu. Elle avait demandé à son père de
lui fournir un nom. Non seulement il l'avait fait mais il lui avait aussi
préparé un contrat.
Fais confiance à ton instinct.
Elle en était à la troisième page quand elle entendit la porte
d'entrée s'ouvrir. Elle se précipita au-devant de Gideon.
Les mains dans les poches et la mine sérieuse, il regardait
alentour.
— Trevor est parti. Alors ? demanda-t-elle, anxieuse.
— Gabe est d'accord !
Ce disant, il la prit dans ses bras et la fit tournoyer en riant.
208
— Tu te rends compte ! Gabe a dit oui !
Sous le coup de l'émotion, elle sentit les larmes lui monter aux
yeux. Ces paroles, aussi réconfortantes soient-elles, lui faisaient
soudain prendre conscience à quel point elle avait eu envie de faire
équipe avec lui. Un rêve qui maintenant s'écroulait.
— Tu pleures, remarqua-t-il en la reposant à terre et en essuyant
ses larmes.
— Je suis heureuse pour toi.
— Pour nous. Gabe a déclaré tout de go que tu avais joué un rôle
déterminant dans sa décision.
— Comment ça ?
— Parce que tu as crée avec succès ta propre société et que tu
connais bien le secteur de l'hôtellerie.
Elle s'écarta de lui.
— Mais c'est toi qui as conçu ce projet de toutes pièces !
Il haussa les épaules.
— Peu importe. Ce qui compte, c'est le résultat.
— Quel type de marché avez-vous conclu ?
209
— 50/50. Il n'aurait pas accepté d'être minoritaire, mais il a promis
de ne pas s'ingérer dans la gestion du projet. Il a aussi apporté
quelques modifications au contrat. Je ne l'ai pas encore signé.
— Tu as bien fait. Il vaut mieux le soumettre à ton avocat.
Elle ne savait que dire ni que faire. Désormais, il n'y avait plus de
raison pour qu'ils continuent de jouer la comédie du mariage. Bientôt,
il retournerait dans sa montagne, et elle se jetterait à corps perdu dans
le travail.
— Si je n'ai pas signé, ajouta-t-il, c'est parce que j'attends la
réponse de Noah et David. Je suis curieux de savoir ce qu'ils en
pensent.
— Tu veux dire qu'en l'état actuel des choses, tu serais prêt à
étudier une autre proposition ?
— Pourquoi pas ? Il s'agit d'un partenariat de longue haleine.
Gabe est un type formidable — intelligent et d'une grande ouverture
d'esprit. Par ailleurs, je le crois sincère quand il déclare qu'il
n'interviendra pas dans la bonne marche de la station, sauf s'il le juge
nécessaire. Mon association éventuelle avec mes frères serait d'une
tout autre nature. Ils auraient tendance à se mêler de tout. Mais ce sont
des hommes d'affaires avisés. Qui plus est, pour avoir la majorité, il
me suffirait de persuader l'un d'eux de voter comme moi puisqu'ils
auraient chacun 25 % de l'affaire. A moins qu'ils ne décident de
former un bloc unique de 50 %. Auquel cas, il me faudrait batailler
ferme.
— Tu as vraiment pensé à tout.
210
— Il le faut. Je vais leur laisser le temps de prendre une décision
avant d'accepter la proposition de Gabe. Côté délai, nous sommes à
l'aise. Il reste encore une semaine.
— Et Gabe n'y voit pas d'objection ?
— Apparemment, non. Il comprend mon envie de travailler avec
mes frères.
Denise hésitait sur la marche à suivre. Devait-elle lui faire part de
la solution qu'elle avait envisagée ? Ou valait-il mieux qu'elle ne s'en
mêle pas et qu'elle laisse Gideon mener à bien son projet à sa guise, en
espérant que cela ne signerait pas la fin de leur relation.
— Tu as encore besoin de moi ? Tu veux que je vienne passer le
réveillon de Noël avec toi et ta famille ?
Elle n'était pas sûre de la réponse qu'elle souhaitait entendre : un
oui signifierait la poursuite de leurs mensonges, et un non voudrait
dire qu'elle se retrouverait seule pour les fêtes, comme les années
précédentes. Mais cette fois-ci, la solitude serait intolérable.
— J'aimerais bien que tu viennes, si ça ne t'ennuie pas. A moins
que tu ne préfères rentrer chez toi maintenant que tu as fait la paix
avec ton père ?
— Je t'accompagnerai avec plaisir. Que se passera-t-il si David et
Noah te donnent une réponse positive ? Accepteras-tu leur
proposition, sachant qu'ils auront tendance à fourrer leur nez dans tes
affaires, contrairement à Gabe ?
211
— Je crois que je déciderai le moment venu, en m'efforçant de
garder l'esprit ouvert.
Cela signifiait-il qu'il était prêt à envisager une troisième offre de
partenariat ?
— Et s'ils te disent non ? Leur refus aura-t-il une incidence sur tes
relations avec eux ?
— Je me sentirai sans doute vexé de leur manque de confiance,
mais ça ne durera pas. Ils ont une famille à charge, et ils ne possèdent
pas la fortune de Gabe. Mais la perspective d'avoir le choix entre deux
propositions me comble de joie, surtout après la déconvenue suscitée
par la disparition de Max. Cette nuit, je dormirai l'esprit tranquille.
— Tant mieux.
— Et toi ? Qu'est-ce cela te fait d'avoir revu ton frère ?
— Je n'en reviens pas. Il a beaucoup mûri.
Gideon se dirigea vers la cuisine.
— Je vais me faire un sandwich. Tu en veux un ?
— Oui. Je vais t'aider.
— Assieds-toi et laisse-moi faire.
Il lui jeta un coup d'œil inquisiteur.
— Que lui as-tu raconté à propos de nous ?
212
— Rien, puisque, de ton côté, tu n'as rien dit à tes frères.
Perchée sur un tabouret, elle le regardait sortir les divers
ingrédients. Comptait-il retourner dans son chalet dès aujourd'hui ?
Après tout, il n'avait plus de raisons de rester chez elle.
Depuis qu'elle avait réalisé qu'elle l'aimait, elle avait un mal fou à
se retenir d'aller vers lui, de le toucher, de lui déclarer sa flamme...
— Tu es bien silencieuse, remarqua-t-il en coupant une tomate en
rondelles.
— Il s'est passé tellement de choses ces derniers jours !
— Tu as envie d'y réfléchir à tête reposée ? Tu préfères que je
rentre chez moi ?
Elle attendit qu'il croise son regard avant de répondre :
— Non.
— Tu en es sûre? J'ai pourtant l'impression que tu as de quoi
t'occuper avec l'enveloppe que ton frère t'a apportée.
Il attendait qu'elle lui en révèle le contenu, c'était évident. Mais
elle hésitait encore à lui parler de cette troisième option.
— Je dois lire quelques documents. C'est tout.
Il posa son couteau sur la table.
213
— Nous avions conclu un marché, Denise. Nous devions nous
montrer honnêtes l'un envers l'autre, sans avoir besoin de jouer aux
devinettes.
— Je t'en parlerai, c'est promis. Mais pas maintenant.
Elle descendit de son perchoir pour aller chercher leur boisson.
— Je ne veux pas que tu partes, Gideon. Mais je comprendrai que
tu préfères rentrer chez toi.
Il garda le silence tout en déposant leurs assiettes sur le comptoir.
Puis il se tourna vers elle.
— Tout compte fait, je vais rentrer à Chance City pour
commencer à préparer le repas du réveillon. Tu peux venir avec moi,
si ça te dit.
Elle ne parvint pas à déterminer si son invitation était sincère ou
simplement polie dans la mesure où il savait qu'elle avait pris quatre
jours de congés.
— Tu n'as pas de chambre d'amis, argua-t-elle.
— Le canapé est confortable. Je dormirai là.
L'atmosphère semblait soudain électrique. Au lieu de fêter
dignement les bonnes nouvelles de la journée, ils s'observaient avec
méfiance de part et d'autre d'un fossé qui s'élargissait entre eux de
minute en minute. Peut-être avaient-ils besoin de faire une pause.
214
— J'ai promis à Cecily de venir à la réception qu'elle organise ce
soir, dit-elle. Or, tu ne semblais pas très chaud pour y assister. Et
demain, Stacy et moi prenons le brunch ensemble, comme tous les
samedis. Je crois me souvenir que tu ne tenais pas à m'accompagner,
là non plus. Peut-être vaudrait-il mieux que je vienne le matin du
réveillon pour aider à la préparation du repas.
— Entendu, fit-il en allant déposer les ustensiles sales dans l'évier.
Ou bien, viens demain après ton brunch, si tu préfères.
— Je te passerai un coup de fil à ce moment-là. Nous déciderons
ensemble.
— O.K.
Ils mangèrent en silence, chacun perdu dans ses pensées. Denise
n'y comprenait plus rien. Certes, Gideon n'avait plus besoin d'elle
maintenant qu'il avait un commanditaire, mais elle ne s'attendait pas à
ce qu'il la laisse tomber aussi vite.
Il prépara ses bagages pendant qu'elle faisait la vaisselle, puis elle
le suivit jusqu'à la porte d'entrée.
— On se voit dans deux jours — ou demain, fit-il, son sac de
voyage à la main, nullement disposé à l'embrasser ou à la prendre dans
ses bras.
— Fais-moi savoir si tes frères t'ont donné une réponse.
— Bien sûr. Dans ce cas, tu n'auras même pas besoin de venir. Tu
pourras rentrer chez tes parents. Ton père se fera un plaisir de
t'envoyer son jet privé.
215
— Tu semblés furieux contre moi, remarqua-t-elle après une
seconde d'hésitation.
Elle vit les mâchoires de Gideon se crisper.
— A vrai dire, je ne sais pas trop ce que je ressens, mais je suis
persuadé que tu me caches quelque chose. Or, nous nous étions
promis de tout nous dire.
— Je t'expliquerai tout, je te le jure.
Elle posa sa main sur son bras avant d'ajouter :
— Je suis sincèrement contente pour toi, Gideon.
Après quelques secondes de silence tendu, il posa son sac par terre
et prit Denise dans ses bras. Contrairement aux fois précédentes, son
baiser manquait de douceur et de tendresse. Il évoquait plutôt l'homme
brusque et dangereux qu'elle avait déjà entrevu — l'homme qui avait
bouleversé sa vie bien ordonnée en lui faisant miroiter l'attrait de
l'inconnu. L'homme qui l'avait désirée de toutes ses forces.
Il finit par desserrer son étreinte et promena ses doigts sur ses
lèvres qui gardaient la chaleur de son baiser. Elle espérait qu'il
changerait d'avis et qu'il resterait, comme elle le lui avait demandé.
Tout ce qu'il avait à faire, c'était de tourner le dos à cette maudite
porte.
— Merci, se contenta-t-il de dire d'une voix sourde avant de partir.
Denise fixait désespérément la porte qui venait de se refermer sur
lui. Il avait vécu avec elle pendant une semaine.
216
Une semaine seulement. Et pourtant, elle ressentait son départ
comme un divorce.
Si son cœur saignait déjà à l'idée de cette séparation momentanée,
qu'en serait-il quand viendrait l'heure de la véritable rupture — la fin
de tous ses espoirs ?
217
- 13 -
Deux jours plus tard, Gideon examinait ce qu'il appelait « le cas
Denise », au milieu de cinq gamins chargés de l'aider à préparer les
amuse-gueules. Pour un homme qui souhaitait prendre du recul, il
s'était, en fait, beaucoup penché sur l'abîme insondable de leurs
relations.
Pour l'heure, il attendait l'arrivée de la jeune femme pour les
festivités du réveillon. La présence des enfants autour de l'îlot de la
cuisine de Noah constituait un excellent dérivatif à cette attente pleine
d'angoisse.
Il n'avait pas vu Denise depuis deux jours et ne lui avait parlé au
téléphone qu'à deux reprises — des conversations brèves et tendues.
C'est pourquoi, il avait préféré qu'elle vienne le rejoindre chez Noah
plutôt que de le retrouver au chalet.
Pensant qu'ils étaient mariés, la famille attendrait de lui qu'il
réserve à Denise un accueil digne d'un jeune époux ravi de revoir sa
dulcinée après deux jours de séparation — autant dire une éternité. Ils
devraient se montrer très proches l'un de l'autre, se parler, se sourire et
s'embrasser avec conviction.
Ce ne serait pas un rôle de composition pour lui. Denise lui avait
manqué beaucoup plus qu'il ne l'aurait cru et ce, dès l'instant où il était
sorti du parking de son immeuble au volant de sa voiture. Il s'en était
voulu durant tout le trajet d'avoir pris la décision de partir alors même
qu'elle lui avait demandé de rester.
218
Il aurait accepté avec joie si seulement elle avait joué franc-jeu
avec lui...
— Adam, fais attention, tu vas écraser la tomate ! glapit une petite
voix féminine.
— Et alors, Ashley Parfaite ? De toute façon, elle finira
écrabouillée dans la bouche de quelqu'un !
Ses neveux et nièces étaient chargés de farcir les champignons et
les tomates cerises.
— Ces hors-d'œuvre sont censés être présentables, n'est-ce pas,
oncle Gideon ? demanda Ashley.
— C'est le but, en effet. Adam, tu devrais ouvrir la boîte de
crackers et les disposer sur ce plateau. Proprement. Ne les verse pas en
vrac, mais place-les de façon à ce que les bords se touchent.
— Entendu.
Le gamin de neuf ans descendit de son tabouret pour aller
chercher la boîte en question. Puis il revint vers la table en sautant en
l'air et en faisant semblant de lancer les crackers dans un panier,
comme s'il s'entraînait au basket-ball.
— Je comprends pas pourquoi on est obligés de faire ce truc de
fille !
— Pardon ? gronda Gideon.
219
— Je disais pas ça pour toi, s'empressa-t-il de dire. Tout le monde
sait que les meilleurs cuistots sont des hommes. Les femmes sont tout
juste bonnes à faire la vaisselle.
Gideon retint le bras d'Ashley au moment où elle s'apprêtait à
lancer une poignée de miettes de pain à son frère.
— Je siffle la mi-temps, annonça une voix derrière lui, en
l'occurrence, celle de Tricia, une des deux perles rares dénichées par
Denise et la future belle-mère des enfants. Des gâteaux et des
friandises vous attendent dans la salle à manger. Allez, ouste !
Les enfants ne se le firent pas dire deux fois. Ashley et Zoe, les
jumelles de Noah, âgées de douze ans, Adam et Zach, ses jumeaux de
neuf ans, et Hannah, la belle-fille de David, âgée de huit ans, se
ruèrent hors de la pièce en hurlant de joie.
— Maintenant, je n'ai plus d'apprentis, maugréa Gideon à
l'intention de Tricia, une jeune femme blonde et élancée, dotée d'une
infinie patience et d'un grand sens de l'humour.
— Encore deux minutes de plus, et tu avais une mutinerie sur les
bras. Tu devrais plutôt me remercier.
— Tu as raison. C'était stupide de ma part d'obliger cinq gamins à
rester tranquillement assis un soir de réveillon. J'ai oublié qu'à leur
âge, j'étais aussi excité qu'une puce en attendant l'heure d'ouvrir les
cadeaux.
Elle lui sourit et s'empara d'une tomate pour la farcir.
220
— Autant te prévenir, mes talents culinaires s'arrêtent là. Il est
donc inutile de me confier d'autres tâches. D'ailleurs, je suis sûre que
Valérie va nous concocter un plat sensationnel, genre Yorkshire
pudding ou autre.
Gideon se mit à rire de bon cœur. Les deux jeunes femmes étaient
aussi dissemblables que possible, mais chacune semblait taillée sur
mesure pour leur mari respectif.
— Non, pas pour un buffet.
Elle haussa les épaules.
— A en croire David et Noah, il y a des félicitations dans l'air.
Denise et toi êtes deux petits cachottiers.
— Impulsifs serait plus exact.
— Denise ne m'a pas donné cette impression, et je ne te connais
pas assez pour me prononcer à ton sujet — sauf que, à en croire tes
frères, tu te serais déjà marié sur un coup de tête, et que cette union
n'aurait pas fait long feu.
Il avait tablé sur le fait que les gens se souviendraient de ce
mariage éclair et qu'ils se contenteraient de hocher la tête, l'air de dire
: « C'est Gideon tout craché. » Mais, pour sa part, il était loin de
mettre sur le même plan sa relation avec Denise et son premier
mariage.
— J'ai tendance à prendre des décisions rapidement. Et il m'arrive
de me tromper.
221
Les yeux de Tricia brillèrent de malice.
— Pourtant, il semble que tu aies pris ton temps pour monter ce
fameux projet dont tu as discuté avec Noah.
— Oui. Une éternité.
Les phares d'une voiture se profilèrent dans l'allée.
— C'est Noah ! s'exclama Tricia d'une voix joyeuse en s'essuyant
les mains avant de se précipiter hors de la cuisine.
Gideon se prit à envier son frère. Denise aussi avait été heureuse
de le revoir chaque soir. C'était si bon de savoir que quelqu'un vous
attendait — ou rentrait à la maison, impatient de vous retrouver.
Il jeta un coup d'œil par la fenêtre en entendant un autre véhicule
approcher. C'était Denise, pile à l'heure, comme à son habitude. Il fut
surpris de sentir son cœur battre la chamade. Hésitant sur la cause de
son trouble, il prit le temps de se laver les mains avant d'aller à sa
rencontre. Mais, à son grand étonnement, sa nervosité et son
impatience de la revoir ne firent qu'augmenter.
Elle se tenait dehors, bavardant avec Noah et Tricia. Elle se tourna
aussitôt vers lui en l'entendant arriver, comme si elle avait deviné sa
présence.
Dans l'impossibilité de déchiffrer l'expression de son visage, à
cette distance, il se contenta d'admirer sa silhouette de rêve. La jeune
femme ramenait étroitement sur ses épaules un châle rouge brodé de
fils d'or qui dissimulait en partie une robe rouge à la fois convenable
et indécente — une robe glamour qui laissait deviner ses charmes sans
222
montrer grand-chose. Des bijoux scintillaient à son cou, à ses poignets
et à l'annulaire de sa main gauche. Pour compléter ce charmant
tableau, des talons aiguilles rouges mettaient en valeur ses longues
jambes fuselées.
C'était la femme la plus sexy qu'il ait jamais vue. Surtout quand
elle lui souriait ainsi. Il la prit dans ses bras et l'embrassa avidement. Il
entendit Noah marmonner quelque chose à propos d'enfants
impressionnables avant de s'éloigner en compagnie de Tricia.
— Bonsoir, madame Falcon.
Il utilisa ce terme délibérément, pour le plaisir de le prononcer à
haute voix.
— Bonsoir, murmura-t-elle, passant ses doigts dans ses cheveux, à
l'image d'une épouse aimante et dévouée. Y a-t-il quelque chose que je
suis censée savoir?
— Comme quoi ?
— Tes frères t'ont-ils donné une réponse ?
— Non. Pas encore.
Il glissa son bras autour de sa taille et l'entraîna vers la maison.
— A ton avis, dois-je mettre la question sur le tapis ?
— C'est à toi de voir, Denise. Je fais confiance à ton jugement,
assura-t-il, magnanime.
223
— Je préfère que tu me dises si je dois aborder ce sujet, insista-t-
elle, craignant sans doute de commettre un impair.
— Tu sais, c'est le réveillon de Noël.
— J'ai compris. L'heure n'est pas aux discussions d'affaires,
conclut-elle en souriant. Au fait, j'ai apporté des vêtements de
rechange, si je dois donner un coup de main.
— Il ne reste plus grand-chose à faire. J'ai cuisiné une partie de la
journée, et Valérie se charge d'apporter le complément. Ce sera une
soirée buffet décontractée.
A ces mots, elle s'arrêta net.
— Décontractée ? Tu aurais dû me prévenir, je n'aurais pas mis
une tenue aussi habillée ! Je vais être ridicule !
— Tu es magnifique.
Elle ferma les yeux, visiblement furieuse contre elle-même, puis
elle plongea son regard dans le sien.
— Décidément, je n'en rate pas une ! Mais je n'en peux plus de
mentir, Gideon. Si tu savais à quel point je redoute de poursuivre cette
mascarade devant toute la famille réunie !
— Qu'à cela ne tienne. On peut faire un saut jusqu'à Reno et se
marier pour de bon, plaisanta-t-il, cherchant à détendre l'atmosphère,
alors que ces mensonges lui pesaient autant qu'à elle, surtout vis-à-vis
de ses frères. Mais, ajouta-t-il, cela supposerait un vrai divorce. Qui
224
plus est, nous n'aurions pas le temps de faire établir un contrat de
mariage, lequel s'avère nécessaire dans notre cas, tu en conviendras.
Elle baissa les yeux, la mine déconfite.
— Bien sûr.
— Nous ne pouvons plus faire machine arrière, Denise. Mais ce
sera bientôt fini. Pour l'heure, tâchons de profiter au maximum de
cette soirée.
Une voiture s'engagea dans l'allée en klaxonnant joyeusement.
— Voici David et Valérie. Détends-toi, tout va bien se passer. Je
suis sûr que tu seras parfaite dans le rôle de l'épouse modèle !
Elle se mit à rire d'une voix tremblante, l'air soulagé.
— Merci de ta confiance. Je ferai de mon mieux.
Il eut un large sourire en apercevant sa belle-sœur.
— Regarde ! Valérie est sur son trente et un, elle aussi. Ça devrait
te rassurer.
Les scrupules de Denise à propos de leurs mensonges
l'émouvaient et renforçaient l'estime qu'il avait pour elle.
Tant qu'à faire, il aurait bien aimé qu'elle éprouve des remords
pour avoir refusé de partager son secret avec lui. Non qu'il soit
rancunier, loin de là, mais il mourait d'envie d'éclaircir le mystère de
la fameuse enveloppe...
225
David s'était garé à l'arrière de la maison, près de la porte menant
à la cuisine. En le voyant s'approcher, Gideon était bien en peine de
dire si son frère avait pris une décision. Il avait l'air heureux, tout
simplement. Et la raison de ce bonheur, en l'occurrence Valérie, jaillit
de la voiture pour se précipiter vers Denise et la serrer dans ses bras.
— Notre anniversaire de mariage tombera au même moment. Ce
serait amusant de le célébrer ensemble ! s'exclama-t-elle, en riant.
— Tu parles d'une intimité ! s'esclaffa David en ouvrant le coffre
qui contenait deux plats recouverts de papier alu.
Valérie s'avança vers Gideon pour l'embrasser.
— J'ai été stupéfaite et ravie quand David m'a annoncé la
nouvelle. Au cours de la soirée, nous aurons l'occasion de discuter de
la réception que nous comptons organiser en votre honneur. Vous n'y
couperez pas. A moins que les parents de Denise n'aient prévu quelque
chose ? Je ne sais même pas où ils habitent.
Comme Denise ne disait rien, Gideon se hâta d'intervenir.
— Il est préférable de laisser passer les fêtes. Mmm ! Ça sent
divinement bon ! s'exclama-t-il en soulevant un plat. Je parie que ce
sont des tamales.
— Tu as un flair de chien truffier ! gloussa Valérie.
— Ces derniers jours, elle a passé tout son temps aux fourneaux,
assura David, les bras chargés.
226
— J'adore cuisiner, admit Valérie en prenant le bras de Denise. Je
n'ai jamais vécu dans une grande famille. Pendant des années, il y
ajuste eu Maman et moi, et ensuite Hannah et moi. Je suis folle de joie
à l'idée de réveillonner au sein d'une vraie famille. Et tout ça, grâce à
mon prince charmant.
Elle lui décocha un sourire radieux avant d'ajouter :
— Et maintenant, tu fais aussi partie de la famille, Denise. Je sens
que nous allons passer un merveilleux Noël !
Gideon s'abstint de regarder la jeune femme, peu désireux de voir
ce qu'elle ressentait — ou ce qu'elle s'efforçait de dissimuler.
Il aurait dû éprouver des regrets pour l'avoir entraînée dans cette
aventure, mais, hormis le fait de l'avoir obligée à mentir pour lui, il
n'en n'avait aucun.
***
— Je suis impatiente de tout savoir, Denise, déclara Tricia alors
que les trois jeunes femmes se retrouvaient dans la cuisine après le
dîner.
Le buffet avait été un vrai succès. La salle à manger avait
ressemblé à une ruche bourdonnante où chacun avait joué le jeu, se
déplaçant d'un invité à l'autre, en un étrange ballet, tandis que les rires
et les exclamations fusaient parmi le brouhaha des conversations.
— Allons, Denise, raconte ! insista Valérie.
227
Denise avait fait tout son possible pour éviter de se retrouver seule
avec Tricia et Valérie. Toutes trois étaient très vite devenues amies,
non seulement parce que Denise leur avait trouvé un emploi chez
Noah et David, mais aussi parce qu'elles s'étaient retrouvées à
l'enterrement de la vie de jeune fille de Valérie — l'occasion pour elles
de se livrer aux confidences.
— Vous connaissez déjà tous les détails, protesta Denise,
s'efforçant de demeurer aussi évasive que possible.
— Nous savons que vous avez filé en douce pour vous marier
secrètement. Mais pourquoi tout ce mystère ? demanda Valérie.
— Nous avons éprouvé le besoin de nous retrouver seuls pendant
quelque temps. Et toi, Tricia ? s'empressa-t-elle de dire. As-tu fixé une
date avec Noah ?
— Il suggère la Saint-Valentin, pour ne pas risquer d'oublier notre
anniversaire de mariage, s'esclaffa-t-elle.
— Voilà qui est parfait, décréta Valérie en ôtant son tablier,
visiblement satisfaite de voir la cuisine étincelante de propreté. Nous
aurons ainsi le temps d'organiser une réception en l'honneur de nos
mariés fugueurs.
— C'est vraiment très gentil à vous, assura Denise, devinant que
ses amies n'auraient de cesse de lui tirer les vers du nez maintenant
que tout était rangé.
— Ta ta ta ! Ne cherche pas à te défiler, se récria Tricia. Nous
voulons tout savoir sur ce coup de foudre. Certes, les trois frères
Falcon ont un charme fou, mais je sens qu'il y a anguille sous roche.
228
D'après ce que je sais, tu as fait la connaissance de Gideon lors de
l'enterrement de la vie de jeune fille de Valérie. Au cours du mariage,
la seule chose que j'ai remarquée, c'est que vous avez dansé ensemble
toute la nuit sans jamais changer de partenaire. Pourtant vous avez
bien dû vous revoir entre-temps !
Comprenant qu'elles ne lui laisseraient aucun répit, Denise leur
servit l'histoire concoctée par Gideon — le conte de fées qui l'avait fait
rêver.
— Ce fut rapide, délicieux et magique comme un coup de foudre.
Après avoir dansé et discuté ensemble, nous avons tout de suite réalisé
que nous étions faits l'un pour l'autre. Ce mariage précipité peut
paraître une pure folie à vos yeux, mais cette solution s'est, pour ainsi
dire, imposée à nous.
— Et tu ne regrettes rien ? s'enquit Valérie. L'absence de ta
famille, une belle cérémonie, bref, tout le tralala ?
Si, faillit-elle crier. Trevor avait raison. Elle avait toujours rêvé
d'un mariage romantique. Combien de fois s'était-elle imaginée vêtue
d'une robe de mariée arachnéenne, remontant fièrement l'allée de
l'église au bras de son père pendant que sa mère y allait de sa petite
larme, dansant la première valse avec son Roméo, découpant avec lui
la première part de la pièce montée, et savourant les toasts portés en
l'honneur des jeunes mariés.
Sans oublier la lune de miel...
En compagnie de Gideon, évidemment.
229
Elle l'avait observé toute la soirée, tour à tour frère, beau-frère et
oncle. Elle avait vu à quel point les enfants l'adoraient, ce qui l'avait
confortée dans l'idée qu'il ferait un père merveilleux. Elle avait
apprécié la façon dont les membres de la famille se mélangeaient,
heureux de se retrouver ensemble, et elle avait eu soudain envie d'être
l'une des leurs à part entière.
— Si, un peu, finit-elle par admettre, consciente que les deux
jeunes femmes attendaient patiemment sa réponse. Mais je préfère ne
pas y penser. Les regrets ne servent à rien.
Sur ces entrefaites, Adam se rua dans la cuisine et s'arrêta net
devant elles, faisant crisser ses baskets.
— C'est l'heure d'ouvrir les cadeaux !
Denise chercha des yeux Gideon dans le salon. Il était accoudé au
manteau de la cheminée, un grog à la main, et riait à une remarque de
David. Quand il l'aperçut, son sourire s'effaça pour laisser place à une
expression intense et affamée, qui correspondait au désir que Denise
ressentait pour lui. Elle se blottit contre son torse, heureuse de sentir
ses bras se refermer sur elle.
— C'est nunuche, oncle Gideon ! gloussa Adam, imité par Zach,
son jumeau.
— Tu ne diras pas toujours ça, rétorqua Gideon, amusé.
Il embrassa Denise, un baiser tendre et léger qui ne fit
qu'exacerber son désir.
— Tu t'amuses bien ? demanda-t-il
230
— Oui.
— Tant mieux.
Et l'on procéda à l'échange de cadeaux ponctué par les
remerciements d'usage et les exclamations de ravissement.
Après une heure de joyeux tohu-bohu, les festivités prirent fin.
Denise se rendit à la cuisine où Valérie répartissait les restes du buffet
entre les trois familles, de façon à ce que personne n'ait à cuisiner le
lendemain.
Gideon n'avait pas proposé à Denise de rester avec lui, mais, dans
le doute, elle prépara un paquet. Dieu merci, cette soirée s'était mieux
passée qu'elle ne craignait, surtout après la façon dont ils s'étaient
quittés.
Ce soir, elle se voulait résolument optimiste. Après tout, ne lui
avait-il pas proposé un jour de lui laisser son lit et de dormir sur le
canapé ?
Il la rejoignit dans la cuisine, un sac débordant de cadeaux à la
main. Son expression éblouie était celle d'un gamin qui a eu une
révélation et se met à croire au miracle de Noël.
L'instant d'après, il la raccompagnait à sa voiture. Seul, le
claquement de ses hauts talons résonnait dans la nuit.
— Viens chez moi, proposa-t-il soudain.
Le cœur battant, elle n'hésita pas une seule seconde.
231
— Entendu. Je te suis.
— Ne te laisse pas distancer.
— Et toi, ne me sème pas ! s'exclama-t-elle en riant.
Il prit son visage dans ses mains et lui donna un baiser plein de
promesses. Puis il monta en voiture et partit le premier.
232
- 14 -
Quinze minutes plus tard, Denise coupait le contact et appuyait
sur le bouton commandant l'ouverture du coffre. Le temps qu'elle
récupère son sac à main et son châle, Gideon s'emparait déjà de la
valisette qu'elle avait préparée à tout hasard.
— Tu es organisée, à ce que je vois, remarqua-t-il d'une voix
neutre.
— Je ne voulais pas risquer d'être bloquée par la neige sans
vêtements de rechange.
Il referma le coffre et attrapa au passage le sac contenant ses
cadeaux et celui renfermant les restes de nourriture.
— Intéressant. Je n'ai pas entendu parler d'alerte de neige.
— Moi, si, assura-t-elle d'un ton léger.
— Tu bluffes !
Tout en riant, elle le délesta d'un paquet et se dirigea vers la
maison.
— Prends mon bras, conseilla-t-il. Pourquoi t'obstines-tu à porter
ces échasses ? Tu risques de te rompre le cou sur ces graviers.
— Tu sais très bien pourquoi.
233
Elle glissa sa main sous son bras, heureuse de lui obéir.
— Parce que tu te sens plus sexy.
Elle fit un signe d'assentiment, se gardant d'ajouter que c'était
aussi grâce à lui qu'elle se sentait sexy.
— Cela signifie donc que cette robe en soie dissimule un dessous
affriolant. Pour la même raison.
— Visiblement, ta mémoire est excellente.
***
Une fois à l'intérieur, Gideon se dirigea aussitôt vers la cheminée
où s'entassaient des bûches. Il lui suffisait de craquer une allumette.
Etait-ce son habitude de préparer du feu à l'avance ou espérait-il
qu'elle rentrerait avec lui ? Elle ne parvenait pas à se rappeler si la
cheminée était garnie, la dernière fois où elle était venue au chalet.
— Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ou à boire ?
demanda-t-elle en élevant la voix tandis qu'elle rangeait les restes de
la soirée dans le Frigidaire.
Elle n'obtint pas de réponse.
— Gideon?
Toujours pas de réponse.
Elle referma la porte du frigo et sursauta en apercevant Gideon,
immobile à quelques pas de là, une boîte enrubannée dans les mains.
234
Elle ne put s'empêcher de songer au cadeau qu'elle avait glissé dans sa
mallette à son intention.
— Tiens, ouvre-le, fit-il.
Après avoir soulevé le couvercle, enveloppé séparément, elle
écarta plusieurs couches de papier de soie avant de découvrir un
document. Un contrat.
— David et Noah me l'ont donné au moment de partir, expliqua-t-
il. Ils acceptent de s'associer avec moi en constituant un bloc unique
de 50 %. J'aurais préféré qu'ils aient chacun 25 %, mais c'est toujours
ça.
— Oh, Gideon ! C'est merveilleux !
Elle le serra dans ses bras, clignant des paupières pour refouler ses
larmes. Ce n'était plus le moment de lui donner le cadeau qu'elle avait
préparé à son intention.
— Je suis si contente pour toi. As-tu accepté leur offre?
Il s'écarta d'elle pour remettre le couvercle en place, le geste mal
assuré.
— Non.
— Pourquoi?
— J'ai besoin d'y réfléchir. Comme tu le sais, leur participation
présente des avantages et des inconvénients. En tout cas, je suis très
touché de leur confiance.
235
Il lui décocha un sourire en coin avant d'ajouter :
— Encore une fois, ta présence à mes côtés a eu un impact décisif.
— Comment cela?
— Ils m'ont servi les mêmes arguments que Gabe.
— Tu veux dire, le fait d'avoir crée ma propre société et de
connaître le secteur de l'hôtellerie ? C'est ridicule !
Il haussa les épaules.
— Ils pensent aussi que tu as une influence bénéfique sur moi, et
que tu m'apportes une certaine stabilité.
— On voit bien qu'ils ne te connaissent pas, s'exclama-t-elle, au
comble de la confusion. Tu as toutes les compétences requises pour
mener à bien ce projet sans mon aide. Il te manquait simplement un
commanditaire pour compléter l'apport de fonds.
— Merci. Tu me vois tel que je suis aujourd'hui. Mais mes frères
ne sont pas près d'oublier mon premier échec.
Il lui décocha un grand sourire.
— Oublions tout cela. Le rêve prend forme, et c'est le plus
important. Il y a seulement deux semaines, je désespérais de trouver
un associé. Désormais, j'ai le choix entre deux propositions. Du moins,
en théorie.
— Que veux-tu dire ?
236
— Encore faut-il que les Baker acceptent mon offre. Je suis
curieux de savoir si d'autres candidats sont sur les rangs, même si, au
fond, ça ne change pas grand-chose pour moi. Je ne peux décemment
pas aller trouver Gabe ou mes frères pour leur demander de revoir leur
participation à la hausse.
Peut-être devrait-elle le lui dire maintenant...
— Allons, fit-il. Oublions tout cela. Ce soir il n'y a pas de place
pour les affaires.
Cela signifiait donc qu'ils éludaient le sujet épineux par
excellence, à savoir : maintenant qu'il était sûr d'avoir un partenaire, il
n'avait plus besoin d'elle... Si ce n'est pour « divorcer. »
— Tu es bien silencieuse. Tu ne te sens pas bien ?
— Tout ce bruit et cette agitation m'ont tourné la tête. Je n'en ai
pas l'habitude.
— Mais tu as passé un bon moment, n'est-ce pas ?
Ce disant, il lui prit la main et la guida vers le canapé tandis que le
feu crépitait joyeusement dans l'âtre.
— Oui. C'était formidable. A la maison, les Noëls étaient plus...
paisibles que les vôtres. Mais on s'amusait bien. Il nous arrivait
souvent d'aller passer les fêtes à Paris ou à Londres. Et toi, comment
se déroulaient les Noëls de ton enfance ?
— Mon père faisait le service minimum. Réveillonner n'était pas
son truc. En revanche, la mère de David, qui est restée plus longtemps
237
que la mienne ou celle de Noah, faisait de son mieux pour organiser
des Noëls dignes de ce nom.
— Il y a une telle attente autour de cette fête ! Et aussi, parfois,
une telle déception !
Il passa son bras autour de sa taille et l'attira plus près de lui. Elle
posa sa tête sur son épaule, savourant la force et la chaleur qui se
dégageait de son corps.
— Cette année, je n'ai pas été déçu, loin de là, assura-t-il.
— Tes frères t'ont offert un cadeau inestimable.
Les lèvres de Gideon effleurèrent ses cheveux.
— En fait, leur décision de s'associer à moi n'a rien à voir avec
Noël. Ils auraient fait le même choix à un tout autre moment de
l'année. Non, je voulais dire que c'est grâce à toi si je n'ai pas été déçu.
Moi qui ne me donnais pas la peine de faire un sapin les Noëls
précédents, je me suis amusé comme un petit fou à acheter les
ornements et à le décorer en ta compagnie. D'habitude, la fin de
l'année est une période creuse dans mon métier, et je m'occupe comme
je peux : je scie du bois, je cuisine, je lis. Mais cette année, je ne me
suis pas ennuyé une seule seconde.
Elle inclina la tête en arrière pour le regarder, lui sachant gré de
son honnêteté, et désireuse de ne pas être en reste.
— Depuis mon installation à Sacramento, mes Noëls n'étaient
guère mieux que les tiens. En tout cas, ils étaient sans commune
mesure avec ce Noël-ci. J'en ai adoré chaque minute.
238
Je t'aime, faillit-elle ajouter.
Il écarta une mèche folle qui retombait sur son visage.
— Je suis heureux que tu sois ici.
— Moi aussi.
Les lèvres de Gideon frôlèrent les siennes en un va-et-vient si
sensuel qu'elle soupira d'aise.
— Que dirais-tu d'un massage de pieds ? demanda-t-il contre sa
bouche. Laisse-moi te rendre la pareille.
A vrai dire, son désir pour Gideon n'avait fait que s'exacerber au
cours de la soirée, et, pour l'heure, elle n'avait qu'une envie : faire
l'amour avec lui. Mais elle se contenta de dire :
— Ce serait divin.
Il installa quelques coussins pour qu'elle soit plus confortable. Elle
s'apprêtait à se déchausser quand il l'arrêta d'un geste.
— Laisse-moi faire.
Elle accéda à sa demande, sachant qu'ils finiraient tôt ou tard là où
elle voulait — dans son lit. Elle s'allongea et posa ses pieds sur ses
genoux. Ce faisant, sa robe remonta sur ses cuisses, dévoilant ses
jarretelles. Elle observa la façon dont le regard de Gideon glissait dans
cette direction, puis elle ferma les yeux pour se concentrer sur le
contact de ses doigts sur sa peau.
239
Elle sentit les muscles de Gideon se contracter sous ses chevilles
au moment où il lui ôtait ses chaussures. Puis il pressa son pouce sur
sa voûte plantaire, la faisant haleter.
— J'appuie trop fort ? demanda-t-il d'une voix sourde.
Elle se cala confortablement, étonnée de constater que cette partie
de son corps pouvait être une zone érogène.
— Non, tu as des doigts de fée.
Son massage était si agréable qu'elle laissa échapper un
gémissement de plaisir.
— Le feu est moribond. Je vais le ranimer, prévint-il.
— Je n'ai pas froid, tu peux me croire ! Reste où tu es.
Il se mit à rire — un rire profond et velouté.
— J'en ai pour une seconde.
Elle se redressa sur un coude pour le regarder faire. Des
flammèches se mirent à jaillir quand il tisonna les braises, jetant de
minuscules étincelles qui illuminèrent Gideon, dans un étrange jeu
d'ombres et de lumières. Tout en lui la séduisait, y compris ses gestes
les plus simples.
Il se releva et ôta son pull puis son T-shirt. Il s'était déjà déchaussé
en arrivant. Maintenant, il se dressait devant elle, uniquement vêtu de
son jean noir, la lumière du feu jouant sur son torse nu.
240
Il s'agenouilla sur le canapé, entre ses pieds, et promena ses mains
sur ses jambes en remontant vers ses jarretelles dont il commença à
défaire les attaches. Elle se souleva un peu pour lui faciliter la tâche et
ferma les yeux. Elle voulait profiter de chaque caresse.
— Non, fit-il. Regarde et savoure ton plaisir.
Elle avait deviné qu'il se montrerait un merveilleux amant. Il le
prouvait en ce moment, prenant tout son temps et transformant un
simple massage des pieds en un moment d'érotisme incroyable.
Elle le contemplait, comme hypnotisée, pendant qu'il faisait
glisser ses bas jusqu'à ses chevilles et qu'il les jetait sur la table basse.
Après quoi, il posa ses mains à plat sur ses jambes nues, montant et
descendant lentement, tantôt à l'extérieur, tantôt à l'intérieur, là où la
peau est encore plus soyeuse, ses doigts frôlant son string au passage.
Puis il souleva ses pieds qu'il cala contre son ventre nu. Le regard rivé
au sien, elle fit glisser son pied sur sa braguette, appréciant la façon
dont sa mâchoire se contractait et ses yeux se rétrécissaient jusqu'à ne
former qu'une fente. Puis elle fit pivoter son pied langoureusement, lui
tirant un gémissement de plaisir.
Folle de désir, elle se redressa, les jambes sur les cuisses de
Gideon, et les mains à plat sur ses pectoraux. Elle se pencha en avant
pour mordiller ses mamelons et donner des petits coups de langue sur
sa peau tendre pendant que ses doigts partaient à la découverte de son
torse musclé. Gideon rejeta la tête en arrière et laissa échapper un
grognement sourd. Constatant avec joie que son désir était à l'unisson
du sien, elle se mit en devoir de déboutonner son jean et d'en abaisser
la fermeture Eclair.
— Tu ne portes pas de sous-vêtement, remarqua-t-elle surprise.
241
Cela ne l'empêcha pas de prendre son sexe érigé dans ses mains
pour en savourer la chaude douceur.
— C'est de la provocation, mais j'aime ça !
Alors que sa langue prenait le relai de ses mains, elle sentit le
corps de Gideon se contracter tout entier. Il exhala un long râle qui
l'encouragea à poursuivre. Elle adorait le sentir à sa merci, l'entendre
gémir de plaisir sous les caresses qu'elle lui prodiguait. C'était une
sensation inédite et incroyablement excitante et, contrairement à son
habitude, elle était prête à toutes les audaces.
— Denise, haleta-t-il, l'obligeant à relever la tête. Nous serons
mieux au lit. Je veux de l'espace — beaucoup d'espace !
Ils se rendirent dans sa chambre, main dans la main. Désireuse de
lui montrer tout le plaisir qu'elle ressentait, elle s'arrêtait de temps à
autre pour l'embrasser, marchant à reculons pour mieux river son
regard au sien. Une fois sur place, il alluma la lumière et retira la
courtepointe et les couvertures, laissant à découvert l'immense étendue
du lit. Puis il finit d'ôter son pantalon.
— Tu as un corps parfait, constata-t-elle, émerveillée.
Et c'était la pure vérité. Jamais elle n'avait vu quelque chose
d'aussi beau.
Il vint vers elle, tout son être tendu de désir, une étincelle de désir
sauvage brûlant dans son regard. Pourtant, ses mains étaient douces et
tendres quand il fit coulisser la fermeture Eclair de sa robe qui
s'échoua mollement sur le sol. Il se baissa pour la ramasser et la poser
sur une chaise, lui effleurant au passage le ventre de ses cheveux. Puis
242
il glissa ses mains derrière elle, son ventre pressé contre le sien, pour
détacher son porte-jarretelles qu'il jeta négligemment sur la robe. A
présent, elle se tenait devant lui, en corset et en string, se sentant plus
sexy que jamais.
— Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai fantasmé sur ce moment,
dit-il d'une voix rauque. J'ai dû faire appel à tout mon sang-froid pour
ne pas aller te rejoindre la nuit dans ta chambre, sachant que tu
dormais nue. Je t'ai désirée comme un fou dès la première minute où
je t'ai vue, dès l'instant où tu es entrée dans ce bar pour assister à
l'enterrement de la vie de jeune fille de Valérie.
Il prononçait les mots qu'elle avait envie d'entendre.
— Moi aussi, j'ai ressenti la même chose pour toi.
— Je sais.
Elle sourit. Venant d'un autre homme, cette remarque aurait pu
s'apparenter à de la vantardise, mais Gideon faisait simplement preuve
de franchise. Leur attirance mutuelle avait été instantanée, inutile de le
nier. Le jour du mariage de David et Valérie, elle avait tenté de
s'esquiver de bonne heure, redoutant cette force irrésistible qui la
poussait vers lui. Elle avait craint qu'il ne bouleverse sa vie bien
ordonnée et contrecarre ses projets d'avenir ambitieux. Mais rien n'y
avait fait.
Il prit son temps pour détacher son corset, se servant de ses doigts
et de sa langue pour exacerber son désir. Une fois le corset ôté, il prit
ses seins en coupe, massant délicatement les endroits où les agrafes
avaient laissé des traces, et titillant ses mamelons durcis.
243
Elle n'essaya même pas de se contrôler mais donna libre cours à
son envie de le toucher pendant qu'il poursuivait ses caresses expertes,
suçant ses tétons et les mordillant, au point qu'elle en gémit de plaisir.
Il fit glisser son string le long de ses jambes.
— Tu es la perfection faite femme, assura-t-il, se reculant pour
mieux l'admirer.
C'était la première fois qu'un homme lui faisait un tel compliment,
et elle en eut les larmes aux yeux.
Il la pria de s'allonger sur le lit, et s'installa près d'elle.
— Je peux pas te toucher si je suis couchée sur le dos, protesta-t-
elle.
— Si tu me touches, je ne serai plus bon à rien. Or, je n'en ai pas
fini avec toi, loin de là. Tu veux bien me laisser faire ?
— Entendu.
— Alors, détends-toi et ne boude pas ton plaisir.
— Je ne suis pas sûre d'arriver à me détendre.
Il laissa fuser un petit rire sexy, pendant qu'il la caressait, d'abord
du plat de la main puis du bout des doigts, lui détaillant de la façon la
plus érotique qui soit ce qu'il comptait lui faire. Puis il l'obligea à
garder les yeux ouverts et lui prit la main pour lui faire découvrir son
propre corps — une exploration inédite qui lui procura des sensations
exquises.
244
Gideon se conduisait à la fois en aventurier intrépide et en
partenaire tendre et généreux, sachant comment faire plaisir et
déployant tout son talent et son expérience pour l'emmener au
septième ciel.
Elle atteignit l'orgasme une première fois grâce à ses doigts
magiques qui couraient sur sa peau et dans les replis humides de son
intimité, et une seconde fois grâce à sa bouche experte qui la combla
au-delà de toute espérance. Puis il se positionna au-dessus d'elle et la
pénétra d'un vigoureux coup de reins, donnant enfin libre cours à toute
sa puissance et sa passion. Agrippée à ses épaules, elle s'arc-bouta
contre lui, comme pour mieux l'accueillir, et se laissa porter par la
nouvelle vague de jouissance qui déferlait en elle — une jouissance
d'une intensité inouïe, comme elle n'en avait jamais connue. Il se
dressa alors au-dessus d'elle, le regard rivé au sien, le front couvert
de sueur et les muscles saillant sous l'effort. Elle enroula
voluptueusement ses jambes autour de sa taille et l'attira plus profond
en elle. Les mâchoires crispées, il laissa échapper un long cri de plaisir
qui se répercuta entre les murs, la remplissant de fierté et de joie. Il
maintint encore le tempo avant de ralentir et de s'arrêter, l'air
émerveillé. Puis, lentement, délicatement, il la couvrit de son corps,
enfouissant son visage dans sa chevelure — une scène si émouvante
qu'elle en eut les larmes aux yeux.
***
Gideon regarda son réveil. Il indiquait 2 heures du matin. Pressée
contre lui, Denise dormait profondément, les jambes emmêlées aux
siennes. Il se sentait épuisé et comblé sur le plan physique, mais son
esprit fonctionnait à cent à l'heure.
Denise était tout bonnement phénoménale !
245
Pourquoi avait-il fallu qu'elle surgisse dans sa vie alors qu'il
n'avait pas de temps à lui consacrer ? Elle lui avait dit qu'elle saurait
se contenter de peu, mais il en doutait. Un beau jour, elle finirait pas
se lasser. La nature humaine était ainsi faite.
Si les Baker acceptaient son offre, il devrait se mettre aussitôt au
travail. Le plan d'affaires qu'il avait élaboré ne lui laisserait pas un
instant de répit : lancement d'appels d'offres pour l'acquisition de
matériel, recrutement de personnel et de conseillers, obtention des
agréments nécessaires, etc. Il lui faudrait mettre les bouchées doubles
pour que la construction de l'hôtel débute juste après la saison de ski.
Mais, en premier lieu, il devait choisir un associé—un vrai casse-
tête qui était en partie la cause de son insomnie.
Il devait aussi convaincre Jake McCoy de prendre temporairement
les rênes de son agence de circuits aventure pour lui permettre de se
consacrer aux Trails, car il ne voulait pas abandonner cette activité
lucrative.
Mais, avant tout, il avait besoin de faire l'amour avec la superbe
jeune femme qu'il tenait dans ses bras. Maintenant.
Il enfouit son visage dans sa chevelure, jouant avec les longues
mèches qui lui chatouillaient le torse.
— Tu réfléchis si fort que tu m'as réveillée, murmura-t-elle, d'une
voix endormie. Tu devrais être épuisé.
— Au contraire, je me sens stimulé.
246
— Je sais exactement ce qu'il te faut pour t'endormir, assura-t-elle
en se redressant sur un coude.
— Une tasse de lait chaud ?
— Non.
— Une berceuse ?
— Tu te boucherais les oreilles si tu m'entendais chanter.
Il ne parvenait pas à se rassasier d'elle. Elle était si belle !
— Je donne ma langue au chat.
— Un massage.
Un massage ? C'est tout ? Ne voulant pas passer pour un ingrat, il
se contenta de dire :
— Oui. Pourquoi pas ?
Son manque d'enthousiasme la fit rire. Elle n'en repoussa pas
moins les couvertures et lui demanda de s'allonger sur le ventre.
— Je te garantis que tu n'as jamais eu un massage comme celui-là.
De longues minutes plus tard, il devait convenir qu'elle avait
raison. Comblé et totalement détendu, il sentit ses paupières se fermer
pendant que la jeune femme lui caressait le front, ses doigts aussi
doux et légers qu'une plume.
247
Quand il ouvrit les yeux, la lumière du jour pénétrait à flots à
travers les vitres. Denise le regardait dormir, assise en tailleur sur le lit
et vêtue de son peignoir dont les revers échancrés laissaient entrevoir
son décolleté. Une vue des plus excitantes !
— Bonjour, fit-il, en se redressant, le dos appuyé contre la tête de
lit.
— Bonjour, toi.
— Tu as l'air d'une chatte qui vient d'attraper une souris.
— Il neige.
— Sans blague ?
Il se pencha vers la fenêtre et aperçut des flocons qui
tourbillonnaient, formant un rideau blanc. Dire qu'il ne neigeait
presque jamais à Chance City !
— Tu avais promis de m'emmener faire du scooter des neiges, lui
lança-t-elle d'un air de défi.
Intrépide comme elle l'était, elle ne se contenterait pas de grimper
gentiment derrière lui mais exigerait de piloter son propre engin pour
faire la course avec lui.
— J'ai droit à mon petit déjeuner auparavant ? demanda-t-il en lui
chatouillant la plante des pieds.
— Bien sûr.
248
Emoustillé par la vue de son décolleté plongeant, il attrapa les
chevilles de Denise et la tira vers lui. Prise au dépourvu, elle tomba
sur le dos en poussant un petit cri. Il écarta les pans du peignoir et
promena ses mains sur ses cuisses nues.
— Tu avais raison, ton massage était divin. J'aimerais te rendre la
pareille. Qu'en dis-tu ?
— Je suis toute à toi.
Je suis toute à toi.
Ces quelques petits mots lui trottèrent dans la tête toute la journée.
249
- 15 -
La neige ne tenant pas au sol, ils avaient passé la journée à une
cinquantaine de kilomètres de là, sur un circuit enneigé, tandis que des
flocons tombaient par intermittence. Après avoir compris comment
fonctionnait le scooter des neiges, Denise s'était sentie prête à tous les
défis. Elle n'avait pas réussi à rattraper Gideon, mais elle avait
éprouvé la sensation exaltante de voler au-dessus de l'étendue blanche.
Elle s'était amusée comme une petite folle... et elle avait pris une
décision.
Après le dîner, elle sortit de sa valise une boîte enrubannée et la
tendit à Gideon tout en s'agenouillant à côté de lui sur le canapé. Elle
se sentait nerveuse à l'extrême, le cœur battant la chamade et la gorge
nouée.
Il fronça les sourcils à la vue du paquet.
— Et moi qui ne t'ai pas offert de cadeau !
— Ce n'en est pas vraiment un.
Il la dévisagea, l'air perplexe.
— J'hésite à l'ouvrir.
— Pourquoi?
250
— Parce que tu sembles presque effrayée en me l'offrant.
— Disons plutôt, excitée.
Il s'exécuta et découvrit un document dissimulé sous plusieurs
couches de papier de soie. Mais, contrairement à celui remis par ses
frères, il ne comportait qu'un seul feuillet.
— De quoi s'agit-il ?
— D'une troisième option.
Il commença à lire et leva soudain les yeux vers elle.
— Toi ? Tu veux t'associer avec moi ?
— Oui.
Elle avait changé d'avis au sujet du commanditaire proposé par
son père, devinant que Gideon refuserait d'emblée de s'associer avec
quelqu'un qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam et qu'elle n'était pas
en mesure de lui présenter. Elle aurait l'air de vouloir tout régenter,
comme dirait Trevor. En revanche, elle n'était pas une inconnue pour
Gideon, surtout après la nuit mémorable qu'ils venaient de passer
ensemble.
— Je ne comprends pas, s'écria-t-il.
— C'est pourtant simple. Je suis tellement enthousiasmée par ton
projet que je souhaiterais y participer activement, à tes côtés.
251
Il la dévisagea un long moment, l'air incrédule, puis il se leva et
alla se poster devant la baie vitrée, les mains dans les poches, le regard
perdu dans les ténèbres.
— Les deux options dont je dispose ne sont pas assez bonnes pour
toi ? Elles répondent pourtant à mes attentes.
— Quand l'idée m'en est venue, tu n'avais reçu aucune réponse de
Gabe ou de tes frères. J'avais d'abord prévu de te proposer mon aide
en dernier ressort, pour te permettre de faire une offre aux Baker. Puis,
j'ai réalisé que j'avais envie de m'impliquer à fond dans ce projet et de
le mener à bien avec toi.
Elle le rejoignit, désireuse de lui faire comprendre son point de
vue.
— Après mûre réflexion, je me suis dit que tu avais besoin de
disposer d'un panel d'options pour faire le meilleur choix possible. Tu
as d'abord celle de Gabe. Il n'a aucun lien de parenté avec toi mais il
exige 50/50. Il a beau dire qu'il ne s'ingérera pas dans la gestion de la
station, mais comment en être sûr ? Il a déjà apporté des modifications
au contrat, n'est-ce pas ? Si ton argent était enjeu, ne serais-tu pas
tenté d'intervenir pour t'assurer de la bonne marche du projet ? Je
crains que les bonnes intentions de Gabe ne fassent long feu.
Comme il ne répondait pas, elle poursuivit sa démonstration.
— Ensuite, tu as l'option de tes frères. A l'instar de Gabe, ils te
proposent de participer à hauteur de 50 % sous la forme d'un bloc
unique, et cela te tracasse, d'autant qu'ils sont du genre
interventionnistes. Et maintenant, tu as mon option, sur une base de
252
49/51. Grâce à cette majorité de contrôle, c'est toi qui tiendras les
leviers de commande.
Il ricana.
— Comme si tu étais capable de jouer les seconds rôles ! Tu as ta
propre vision des choses.
— Elle ne diffère pas de la tienne, Gideon. Par ailleurs, j'ai déjà
réalisé mon rêve en créant ma société. Je sais à quel point la réussite
personnelle est gratifiante, et je souhaite que tu connaisses la même
chose.
— Quelle générosité de ta part !
Son ironie refroidit son enthousiasme et réveilla tous les doutes
qui l'avaient assaillie avant de prendre sa décision.
— C'est ainsi que je conçois l'amitié, Gideon : désirer le meilleur
pour quelqu'un, et, dans la mesure du possible, l'aider à concrétiser ses
rêves. Il se trouve que j'ai la possibilité de t'aider à réaliser les tiens.
— Je doute que tu acceptes de t'effacer derrière qui que ce soit.
— Si. J'en suis capable. Ce sera ton projet, assura-t-elle en voyant
ses mâchoires se crisper. Je ferai sûrement des suggestions, mais ça
s'arrêtera là, je te le promets.
— T'est-il jamais venu à l'esprit que j'avais moi aussi crée ma
propre société ? Certes, elle est beaucoup plus modeste que les Trails,
mais j'ai travaillé dur pour y arriver, et j'ai réussi sans l'aide de
personne.
253
Il avait raison ! Sans doute, n'y avait-elle pas pensé plus tôt parce
qu'elle ne l'avait jamais vu à l'œuvre.
— C'est vrai. Je suis désolée.
Il croisa les bras, l'expression toujours aussi glaciale.
— C'est ce document qui se trouvait dans l'enveloppe que ton
frère t'a apportée, l'autre jour ?
— Il m'a remis un contrat que j'ai finalement déchiré. Mon avocat
étant en vacances, j'ai rédigé une lettre d'intention qui est
juridiquement contraignante à mes yeux. Je ferai légaliser le document
dès que possible.
— Ton père a-t-il quelque chose à voir avec ce contrat?
— Non. Ni mon frère, ni ma mère, ni personne d'autre. Juste moi.
— Et tu disposes d'une pareille somme d'argent?
— Oui. C'est ma part de l'héritage de mes grands-parents.
— Dans ce cas, pourquoi ne l'as-tu pas utilisé pour construire
l'hôtel de tes rêves ?
— Par peur de l'échec, avoua-t-elle en toute franchise.
Elle posa une main sur son bras, le visage animé.
— Mais je crois en ce projet. Et je crois en toi.
254
— Je ne comprends vraiment pas ton raisonnement, Denise.
Pourquoi m'offrir ton aide puisque j'ai déjà deux propositions valables
? C'est largement suffisant, non ?
— La mienne est différente.
— Si peu. Mais je vais te dire le fond de ma pensée : même si je
n'avais pas eu les deux autres propositions, je n'aurais jamais accepté
la tienne.
Ces mots lui firent l'effet d'un coup de poignard en plein cœur.
Néanmoins, elle prit sur elle pour ne rien laisser paraître.
— Pourquoi?
— Parce que je ne mêle pas les affaires et le plaisir.
L'air exaspéré, il fourragea dans ses cheveux, l'obligeant, par la
même occasion, à retirer sa main.
— Bon sang, Denise, pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu
décidé de me compliquer la vie ?
— Je n'en ai jamais eu l'intention. De toute façon, les
complications prendront fin dès l'instant où tu choisiras la proposition
qui te semblera la meilleure.
— Et si j'opte pour celle de Gabe ou de mes frères, tu n'y verras
pas d'inconvénient ?
Elle hésita à répondre.
255
L'occasion était trop belle, et il en profita aussitôt.
— Tu vois ? Ton frère a raison quand il dit qu'il y a une sacrée
différence entre protéger et dominer quelqu'un.
— Il est vrai que je souhaite m'impliquer dans ce projet, mais,
encore une fois, c'est toi qui auras le dernier mot.
— C'est un projet de longue haleine.
— Et alors?
— Alors, j'aurai une obligation envers toi. Or, je ne veux pas être
ton obligé, du moins, pas comme ça. Denise, tu me mets dans une
situation impossible, tant sur le plan personnel que professionnel.
D'habitude, tu es si lucide. Qu'est-ce qui t'a pris ?
Les mots lui échappèrent :
— Je t'aime, dit-elle d'une voix calme et résolue, le regard direct
et le menton relevé.
Il s'ensuivit un long silence, si long qu'elle sentit son cœur
chavirer.
— Je ne sais pas quoi dire, laissa-t-il tomber.
— Ta réponse est suffisamment explicite.
Elle pivota sur ses talons et alla récupérer son contrat qu'elle
déchira en deux. Ainsi, elle ne risquait plus de lui compliquer
l'existence ! Puis elle se rendit dans la chambre de Gideon pour
256
emballer ses affaires. Elle venait de commettre une énorme erreur,
encore plus énorme que toutes ses précédentes erreurs mises bout à
bout. Maintenant qu'elle avait tout gâché avec sa proposition
maladroite et sa déclaration d'amour intempestive, elle n'avait plus
rien à faire ici.
Lorsqu'elle revint dans le salon, Gideon se tenait toujours à la
même place, devant la baie vitrée. Arrivée à sa hauteur, elle posa sa
mallette, ôta son alliance et la lui tendit. Il la prit sans même la
regarder.
— Je suis désolée, fit-elle d'une voix mal assurée.
Elle ne put en dire davantage. Il fallait qu'elle sorte d'ici et vite,
avant de s'effondrer en larmes devant lui, rendant la situation encore
plus embarrassante.
Elle se dirigea en hâte vers sa voiture et s'installa au volant. Elle
n'aurait jamais dû prendre la route dans l'état où elle était, les yeux
brouillés de larmes et le cœur en miettes, mais elle ne supportait pas
de rester ici une minute de plus, aussi démarra-t-elle en trombe, sans
un regard en arrière.
Elle s'était conduite comme une idiote en lui déclarant son amour,
ne cessait-elle de se répéter. La femme n'est-elle pas censée attendre
que l'homme fasse le premier pas ? En transgressant cette règle d'or,
elle s'était couverte de ridicule. Qui plus est, Gideon avait sûrement eu
l'impression de se sentir pris au piège — le plus sûr moyen de le faire
fuir.
Mais elle avait déjà enfreint tant de règles avec lui. Alors, une de
plus ou de moins...
257
Elle s'assura que son téléphone portable était bien activé au cas où
Gideon l'appellerait pour lui demander de revenir. Mais ce ne fut pas
le cas. Une fois arrivée à son appartement, elle ne trouva ni message
sur son répondeur ni e-mail.
Elle se tenait au milieu du salon, l'air désemparé. Autour d'elle,
tout lui rappelait Gideon : le petit arbre de Noël, qu'elle avait acheté
pour lui ; le grand sapin, qu'il avait ramené pour elle ; une liasse de
documents oubliés sur la table basse, concernant la législation sur la
constitution en société en vigueur dans l'Etat du Nevada ; des boîtes de
soupe et du ragoût dans son congélateur ; ses canettes de bière brune
préférée dans son réfrigérateur.
Elle déambula comme une âme en peine dans la chambre d'amis
où tout était soigneusement rangé, comme il le lui avait promis.
Elle s'empara d'un oreiller et y enfouit son visage pour tâcher de
retrouver son odeur mâle. Comment avait-elle pu faire une chose
pareille ? Elle savait pourtant qu'il avait un programme bien établi, et
qu'elle n'en faisait pas partie. Elle n'aurait jamais dû brûler les étapes.
Elle ne regrettait pas de lui avoir proposé de s'associer avec lui,
car il méritait d'avoir le choix entre plusieurs options. Mais de là à lui
avouer son amour... Elle avait commis une faute impardonnable qui
avait entraîné la fin de leur relation.
La sonnerie du téléphone retentit près d'elle, la faisant sursauter.
Elle décrocha, s'efforçant de recouvrer son sang-froid.
— Je voulais juste m'assurer que tu étais bien rentrée.
A ces mots, elle serra convulsivement le combiné.
258
— Je suis saine et sauve.
— Tant mieux. Au revoir.
Il s'ensuivit un silence qu'elle finit par rompre.
— Au revoir, Gideon.
Il raccrocha. Au bout d'un moment, elle en fit autant.
Et maintenant ? Elle ne pouvait même pas appeler une amie à la
rescousse. Les unes pensaient qu'elle était mariée. Les autres n'étaient
pas au courant de sa liaison avec Gideon. Si seulement elle avait
quelqu'un à qui se confier — une personne qui ne la jugerait pas et
l'aimerait quoi qu'il arrive.
A moins... ?
Elle s'empara du téléphone, composa fiévreusement un numéro et
attendit que son interlocutrice décroche, tandis qu'un flot d'émotions
menaçait de rompre les digues soigneusement érigées depuis des
années.
En proie au désespoir, elle parvint à articuler un mot :
— Maman?
259
- 16 -
A midi, le jour de la Saint-Sylvestre, Gideon grimpait les marches
menant au bureau des Trails. La neige n'avait pas cessé de tomber
depuis Noël. Le parking était presque plein, et, en pénétrant dans le
bâtiment, il aperçut un groupe de skieurs qui déambulaient, une
boisson chaude à la main, les joues rougies par le vent.
Un souvenir lui revint en mémoire : celui de Denise accourant
vers lui le jour où il était rentré de sa promenade en scooter des neiges
avec Ed. Mais il l'écarta bien vite, comme il avait chassé les autres
souvenirs qui l'avaient assailli durant la semaine.
— Bonjour, Gideon. Votre charmante épouse n'est pas avec vous?
demanda Joanne de derrière son comptoir.
— Non, elle a eu un empêchement. Mais elle vous fait toutes ses
amitiés.
Ce mensonge éhonté avait un goût amer.
— Vous n'étiez pas obligé de nous remettre votre offre en mains
propres, vous savez.
— Je me plais ici, assura-t-il d'un air convaincu.
Il espérait que Joanne lui en saurait gré et en déduirait qu'il était le
candidat idéal.
260
— Je vais chercher Ed, annonça-t-elle en s'éloignant.
Il alla se poster à la fenêtre pour observer le chassé-croisé des
skieurs qui glissaient en douceur sur la neige.
— Ça donne envie d'aller communier avec Dame Nature, vous ne
trouvez pas ? remarqua Ed derrière son dos.
— Oui. C'est tentant, reconnut Gideon en se retournant, un sourire
contraint aux lèvres. Bonjour Ed.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Vous n'avez pas l'air dans votre assiette, remarqua Ed. Vous
aussi, vous avez chopé cette fichue grippe ?
Il s'était plutôt conduit comme le dernier des imbéciles.
— Non, mais cette semaine, j'avais du temps libre et je l'ai passé
en grande partie avec mes neveux et nièces. On dirait qu'ils sont
montés sur ressort !
— Ça explique tout. Surtout si vous n'avez pas l'habitude des
gosses. Allons dans la salle de réunion. Joanne nous apporte du café et
des gâteaux.
Il était incapable d'avaler quoi que ce soit, tellement il était à cran.
Il avait envie de hurler, de demander aux Baker d'en venir au fait,
parce que c'était son avenir qui était en jeu. Mais il réussit à se
dominer. C'était eux qui avaient les cartes en main. Il était dépendant
de leur bon vouloir.
261
— Denise est en congés, elle aussi ?
— Elle est allée rendre visite à ses parents.
Elle avait pris la peine de lui envoyer un e-mail pour le prévenir,
lui évitant ainsi de commettre un impair. Le ton du message était très
professionnel, comme au début de leur relation.
— Comment se fait-il que vous ne l'ayez pas accompagnée si vous
aviez du temps libre ?
Bon sang ! Où avait-il la tête ! A force de mentir, il finissait par
s'emmêler les crayons.
— Elle s'est absentée deux jours seulement. Chaque année, sa
famille a l'habitude d'assister à la Rose Parade.
— Et ce n'est pas votre truc, j'imagine ?
— Non. Pas vraiment.
— Me permettez-vous de vous donner un conseil amical, Gideon?
— Je vous en prie.
— Parfois, il faut savoir serrer les dents et accéder aux désirs de
votre femme, même si c'est la dernière chose au monde que vous avez
envie de faire. Ça la rendra heureuse, et elle vous en sera
reconnaissante, vous voyez ce que je veux dire ? gloussa Ed en lui
faisant un clin d'œil complice. C'est ainsi qu'on bâtit une relation
durable.
262
Gideon rit de bon cœur — son premier rire franc et sincère de
toute la semaine.
— Merci, Ed. Je tâcherais de m'en souvenir.
— Ne dites rien à Joanne, mais elle est persuadée que j'adore
séjourner dans les Bed and Breakfast, alors que je les ai en horreur.
Mais, chut, elle arrive !
— Je regrette que Denise ne soit pas là, assura Joanne en déposant
un plateau sur la table. La dernière fois qu'elle est venue ici, nous
avons eu une conversation très intéressante.
Ce disant, elle jeta un coup d'œil pénétrant à Gideon, sans doute
pour s'assurer qu'il était au courant de ladite conversation.
— Denise m'a dit la même chose.
— Elle a beaucoup insisté sur le fait que vous étiez un homme
exceptionnel, d'une grande probité. Ce sont ses propres termes. Elle
voulait que nous le sachions, Ed et moi.
C'est donc ainsi que Denise avait désamorcé la situation. A
l'époque, elle s'était contentée de lui dire qu'elle avait insisté sur sa
métamorphose. Cela lui ressemblait bien de chercher à le protéger à
tout prix. C'était d'autant plus méritoire de sa part qu'il était l'auteur du
mensonge. Où était la probité dans tout ça ?
— Qu'avez-vous pensé en apprenant qu'elle était la fameuse Déni?
— Je l'ai trouvée belle et intelligente. Et j'ai compris que je ne
pouvais plus me passer d'elle.
263
— Bonne réponse.
— C'est la vérité.
L'espace d'un instant, il fut tenté de tout leur avouer, puis il se dit
que cela ne servirait à rien, si ce n'est à soulager sa conscience et à le
discréditer aux yeux des Baker, lui ôtant ainsi toute chance de
remporter le marché. Ils ne comprendraient pas son acharnement à
vouloir les Trails et ce besoin qu'il avait de se prouver quelque chose à
lui-même. Tout ce que les Baker voulaient, c'était un repreneur qui
assurerait la continuité de leur œuvre.
Et une grosse somme d'argent, bien entendu.
Il fit glisser l'enveloppe sur la table entre Ed et Joanne, ne voulant
pas froisser la susceptibilité de l'un ou de l'autre.
Ed tapota le document.
— On a hésité à vous le dire...
A ces mots, Gideon se sentit devenir blême. Il s'attendait au pire.
— Ce matin, nous avons reçu une offre par fax de la part de
quelqu'un qui avait déjà pris contact avec nous. Et puis, un peu plus
tard, nous avons reçu un appel nous annonçant l'envoi d'une autre
offre, ce soir, vers 17 heures J'ignore à combien s'élève la vôtre, mais
je ne vois pas l'intérêt de l'ouvrir dans la mesure où nous n'avons pas
tous les éléments de comparaison.
264
Une nouvelle offre aujourd'hui même? Cela sembla suspect aux
yeux de Gideon. Qui en était l'expéditeur ? Et pourquoi se décider à la
dernière minute ?
— Ainsi, vous avez trois propositions, constata-t-il.
Lui aussi avait eu trois options dont il avait examiné à la loupe les
avantages et inconvénients.
— Nous en avons été les premiers surpris, avoua Ed en souriant,
tandis que Joanne approuvait d'un signe de tête.
— Quand prendrez-vous votre décision ?
— Il ne nous faudra pas plus d'une semaine dès lors que nous
aurons toutes les données en main. Comme vous le savez, au début,
l'argent n'était pas notre principale motivation. Ensuite, les enfants
nous ont fait changer d'avis. Mais maintenant, nous tenons à faire les
choses à notre idée, et nous prendrons notre temps pour ne pas avoir
de regrets.
Il aurait mieux fait de prendre son temps avec Denise au lieu de
réagir de façon impulsive, avec une brusquerie frisant la goujaterie. Ed
et Joanne illustraient à merveille l'art de vivre en couple : savoir faire
des concessions, et faire preuve de modération en toutes choses.
— Quelle que soit votre décision, assura Gideon, je suis heureux
de vous avoir rencontrés, et j'espère que vous profiterez pleinement de
votre retraite. Je vous admire beaucoup tous les deux. J'ai rarement vu
un couple comme le vôtre, travaillant en parfaite harmonie et dans la
bonne humeur. Vous êtes un exemple à suivre.
265
Il se leva et leur tendit la main.
— Merci pour tout.
— Vous saluerez Denise de notre part, insista Joanne.
Ed le raccompagna à la porte.
— Si vous souhaitez emprunter un scooter des neiges pour faire
une balade, dites-le-moi.
— Je vous le dis.
Ed se mit à rire. Il prit son walkie-talkie et demanda qu'on mette
un engin à la disposition de son invité.
— Merci encore. Ce fut un plaisir, assura Gideon.
Il se dirigea vers le hangar où étaient garés les bolides, et il
s'élança sur la piste. Il voulait se rendre là où Ed l'avait conduit la fois
précédente, au point culminant du domaine.
Trois offres ! Les mots dansaient dans sa tête. L'une d'elles
provenait sans doute de Madigan ou de quelqu'un de son entourage.
Quant à l'autre, les paris étaient ouverts.
Il parvint au sommet de la crête dominant la station. S'agissait-il
de Denise? Il en doutait, mais il n'avait pas eu de ses nouvelles depuis
son message l'informant de son départ pour Los Angeles.
Il ferma les yeux un instant, se traitant de sombre crétin. Il avait
insisté pour qu'elle accepte de mentir pour lui, ce qu'elle avait fait de
266
bonne grâce, même quand la situation était devenue un véritable sac
de nœuds. Qui plus est, selon Gabe Marquez et ses propres frères,
c'était grâce à elle s'il avait obtenu leurs offres de participation.
Il voulait acquérir ce domaine. Sur ce point, il n'avait pas changé
d'avis. Mais le prix était lourd à payer : des mensonges à la chaîne,
dont il n'arrivait pas à se dépêtrer et qui lui pesaient. Pour couronner le
tout, il avait entraîné Denise dans cette spirale infernale, et il l'avait
fait souffrir. Quelle différence avec Ed et Joanne ! Tous deux
formaient une équipe parfaite unissant leurs efforts vers un but
commun. Une belle leçon à méditer.
La neige avait cessé de tomber. Assis sur son scooter, il imaginait
les trente prochaines années de sa vie ici. Il verrait des familles passer
un bon moment en compagnie de leurs enfants. Ceux-ci grandiraient
et viendraient à leur tour avec leur progéniture, et ainsi de suite.
Trente ans. Qui allait-il choisir pour participer avec lui à ce projet
de longue haleine ? Il n'avait encore rien signé avec Gabe ou ses
frères. Et, bien que Denise ait déchiré sa lettre d'intention, il ne pensait
pas qu'elle le repousserait s'il lui proposait de s'associer avec lui. Ce
serait pour elle l'occasion rêvée de prouver à son père — et de se
prouver à elle-même — qu'elle était capable de réussir dans
l'hôtellerie. Comme lui, elle débordait d'enthousiasme pour ce projet et
elle mettrait tout en œuvre pour le faire aboutir. Mais, plus que la
volonté de réussir, c'était le besoin de créer quelque chose par elle-
même et la joie de voir ses efforts couronnés de succès qui la
motivaient.
Je t'aime.
Toute cette semaine, il n'avait pas cessé de tourner et de retourner
ces trois mots dans sa tête. Au fond, sa déclaration ne l'avait pas
267
vraiment surpris. Depuis quelque temps, il avait cru percevoir de
l'amour dans son regard. Mais il s'était figuré qu'elle s'était prise au
jeu, à force de vivre avec lui, de faire des projets réels ou fictifs, de
rire, de flirter et de s'embrasser.
Denise aimait les Trails autant que lui. Elle ne considérait pas la
station comme un simple investissement financier, contrairement à
Gabe ou à ses frères—ces derniers estimant aussi de leur devoir
d'aider Gideon. Elle serait une associée dynamique, fourmillant de
bonnes idées et prenant une part active au projet. Elle et lui se
compléteraient à merveille, les forces de l'un palliant les faiblesses de
l'autre.
Mais pourraient-ils travailler ensemble maintenant qu'elle avait
prononcé ces mots fatidiques ?
Il se sentit soudain très las. Il n'en pouvait plus de tout ce stress,
des soucis et des questions sans réponses.
Mais c'était surtout les mensonges qui le minaient.
Denise avait dit à Ed et Joanne qu'il était un homme d'une grande
probité. Or, qu'avait-il fait durant ces dernières semaines, si ce n'est
mentir et entraîner Denise dans ce cercle vicieux ? Mais, cela ne lui
ressemblait pas. S'il en était arrivé à cette extrémité, c'était en
désespoir de cause, parce qu'il ne voyait pas d'autre solution pour
réaliser son rêve.
S'il voulait faire la paix avec lui-même, il devait réparer ses
erreurs sans plus tarder.
268
Il revint à la station et trouva Ed et Joanne là où il les avait laissés.
Ils furent surpris de le voir revenir, mais attendirent qu'il parle.
— Je n'ai pas été tout à fait franc avec vous, commença-t-il.
***
En arrivant chez lui, Gideon trouva David qui l'attendait. Il
espérait que son frère n'était pas en quête de conseils, car il se sentait
incapable de lui en donner. David et Valérie étaient mariés depuis
deux mois maintenant. Leur lune de miel était terminée. David n'avait
qu'à s'adapter à sa nouvelle vie.
— Alors ? demanda ce dernier pendant que Gideon déverrouillait
la porte d'entrée. Tu as remis ton offre ?
— Oui.
Il alluma le feu qu'il avait préparé à l'avance et alla chercher deux
bières dans le réfrigérateur.
— Il faut vraiment que je t'arrache les mots de la bouche ?
— Que veux-tu dire ?
David soupira.
— Qui as-tu choisi comme associé ?
— Oh ! Je te le dirai si mon offre est acceptée.
269
Il décapsula les bouteilles et en offrit une à son cadet qui la leva
vers lui, le sourire aux lèvres, comme pour porter un toast.
— On est censé fêter quelque chose ? s'enquit Gideon.
— Et comment!
Il sut de quoi il retournait avant même que David eût prononcé les
mots.
— Je vais être papa. Tu te rends compte ? Moi qui pensais ne
jamais me marier ! J'adore Hannah comme si je l'avais faite, mais ça
me manquait terriblement de ne pas connaître cette émotion que l'on
ressent lors de la naissance de son enfant, de ses premiers pas... Tu
crois que c'est idiot de ma part ?
Non. Gideon le comprenait parfaitement.
— Tu seras un père formidable. Tout comme Noah. Le contre-
exemple de Papa.
— Tu as raison.
Gideon, très ému, donna l'accolade à son frère, puis il porta un
toast.
— Puisses-tu n'avoir que des couches sales à changer !
David éclata de rire et but sa bière à grands traits.
270
— Tu n'as pas perdu de temps, constata Gideon en retournant dans
le salon pour rajouter des bûches dans l'âtre tandis que David le
suivait, un sourire béat aux lèvres.
— On s'est bien amusés, aussi. En fait, Valérie et moi avions
prévu d'attendre un an ou deux, histoire de consolider notre mariage,
mais Dame Nature en a décidé autrement.
— C'est un accident?
— Oui. Il faut dire nous n'avons pas toujours pris les précautions
d'usage. D'après les statistiques, la moitié des grossesses seraient
accidentelles. C'est fou !
Gideon se souvint que Denise lui avait parlé de Leslie O'Keefe qui
était tombée enceinte avant d'épouser Ben.
— Maintenant que les vacances tirent à leur fin, Valérie voudrait
qu'on fixe une date pour la réception qu'elle compte organiser à
l'occasion de ton mariage. Au fait, où est Denise ?
— Chez ses parents, à Los Angeles, répondit Gideon sans se
retourner.
— Mais tu passeras le réveillon avec elle, n'est-ce pas?
— Bien sûr. Elle a dû se rendre là-bas pour raison familiale, et je
suis resté ici pour remettre mon offre.
David prit place sur le canapé.
— As-tu rencontré ses parents ?
271
— Uniquement son frère, Trevor.
— Comment est-ce possible ?
— Ils ne savent pas encore que nous sommes mariés.
David demeura silencieux un instant.
— Pourquoi ne leur avez-vous rien dit?
— Simple question de timing.
Gideon remit le tisonnier en place et alla s'asseoir près de son
frère.
— Denise te manque ?
— Oui, fit-il après une seconde d'hésitation.
— Quand revient-elle ?
— Je ne sais pas au juste. Elle m'a dit qu'elle donnait un coup de
main à son assistante par le biais du télétravail.
— Tu devrais profiter de son absence pour rendre ta maison plus
accueillante.
— Que veux-tu dire ?
— Regarde autour de toi, Gideon. Denise n'est pas là.
— Je le sais bien, puisqu'elle est à...
272
— Non. Il n'y a aucune trace d'elle dans cette maison. Pas la
moindre touche féminine : coussins, bouquets de fleurs, bibelots.
Rien. Je pense que tu devrais faire en sorte que Denise se sente chez
elle, ici. Valérie ne s'est pas plus tôt installée à la maison que toutes
ces bricoles sont apparues, comme par magie. Sans compter les
rideaux. Tu devrais y réfléchir.
Il ne voulait pas de rideaux, mais il comprenait ce que David
voulait dire. C'était comme si Denise n'avait jamais fait partie de sa
vie. Et pourtant...
— Avant l'arrivée de Valérie, je n'avais pas réalisé à quel point
mon intérieur était... stérile, renchérit David. Maintenant, il est vivant,
notamment grâce à la présence d'Hannah dont les jouets traînent un
peu partout, et de son chien, toujours fourré dans nos jambes. Mais je
dois l'admettre, j'adore ça.
Gideon n'avait jamais vu son frère aussi heureux, même s'il ne
savait plus où donner de la tête.
Il faillit tout lui avouer : son prétendu mariage avec Denise et le
chagrin qu'il lui avait causé, alors qu'elle n'avait fait que l'aider à
concrétiser son rêve. Sans elle, il se retrouverait les mains vides, à
l'heure qu'il est. Et pourtant, il n'avait pas été fichu de lui dire quoi que
ce soit quand elle lui avait avoué son amour. Il avait fallu qu'elle se
sente cruellement blessée pour aller se réfugier chez ses parents alors
qu'elle fuyait la maison familiale depuis cinq ans.
Maintenant qu'il avait pris le temps de la réflexion, il se rendait
mieux compte de tout ce qu'elle lui avait apporté. Et en retour, il avait
fait preuve d'une ingratitude inqualifiable.
273
Encore une autre erreur qu'il devait réparer sans plus tarder.
274
- 17 -
Après avoir passé un peu plus de deux semaines dans sa famille,
Denise était de retour à Sacramento. Elle s'était absentée le plus
longtemps possible — jusqu'à ce que Stacy ait besoin de prendre
quelques jours de repos bien mérités, et qu'elle-même atteigne le point
de saturation avec ses parents. C'est dans la demeure de son enfance
qu'elle avait entamé le processus de guérison — guérison de la
blessure infligée par Gideon et rétablissement des liens familiaux.
Mais maintenant il était grand temps d'affronter la réalité.
Il était plus de 23 heures quand elle pénétra dans le parking de son
immeuble. Elle sentait la lassitude peser sur ses épaules en arrivant à
la porte de son appartement. Elle introduisit la clé dans la serrure,
tourna la poignée, poussa la porte...
Et se figea sur place. Par l'entrebâillement, elle apercevait de la
lumière. Quelqu'un chantonnait. On aurait dit la voix de...
— Gideon ? s'exclama-t-elle, ouvrant la porte en grand.
C'était bien lui, occupé à retirer les décorations du grand sapin et à
les déposer dans des boîtes.
— Bienvenue à la maison, lança-t-il, sans se retourner.
— Comment es-tu entré ?
275
— Tu m'avais donné une clé. Je l'ai déposée sur le comptoir de la
cuisine, au cas où tu voudrais la récupérer.
Il continuait de travailler sans plus s'occuper d'elle.
Elle posa sa valise et ferma la porte, notant au passage la présence
d'un sac rempli de documents, de livres et d'objets de toilette. Le petit
arbre arborait toujours ses décorations. Ainsi, il s'occupait du sien et
récupérait ses propres ornements ! Tout bien considéré, il rassemblait
les objets qu'il avait laissés derrière lui et qui avaient transformé
l'appartement de Denise en un véritable foyer — leur foyer.
Elle s'était figuré qu'elle serait maîtresse d'elle-même en revoyant
Gideon. Mais ce n'était pas le cas, loin s'en faut.
Elle se sentait à la fois effrayée et troublée par sa présence
inattendue chez elle. Certes, elle devait absolument lui parler, mais
elle aurait préféré prendre l'initiative de la rencontre en choisissant le
lieu, le jour et l'heure.
— Comment as-tu su que je rentrais ? demanda-t-elle en
s'approchant de lui.
— Trevor.
— Depuis quand êtes-vous copains ?
— Depuis qu'il m'a appelé pour me passer un savon parce que je
t'avais fait pleurer.
276
Elle aurait aimé être une petite souris pour assister à cette
conversation édifiante ! Au moins, dans tout ce gâchis, elle avait
renoué avec son frère.
— Que lui as-tu dit ?
— Que je me tenais à sa disposition au cas où il aurait envie de
me casser la figure.
Etait-il en train d'admettre qu'il s'était mal conduit ? Ce soir, elle
n'avait aucune envie de jouer aux devinettes.
— Pourquoi es-tu ici, Gideon ?
Il finit par poser son regard sur elle.
— Je pensais à une discussion que j'ai eue dernièrement avec
David. Il a examiné mon salon et a déclaré tout de go qu'il n'y avait
aucune trace de toi dans cette pièce, comme si tu n'existais pas. Il a
raison, tu ne trouves pas ?
— Comment pourrait-il en être autrement puisque je ne me suis
jamais installée chez toi ?
— C'est vrai.
Elle attendit, en vain, qu'il réponde à sa question.
— Encore une fois, pourquoi es-tu ici ?
— Cette conversation m'a fait penser que j'avais encore des
bricoles à récupérer chez toi, notamment mes décorations de Noël
277
qu'il était grand temps de décrocher. Je me suis dit aussi que les arbres
risquaient de prendre feu.
Perplexe, elle alla lui donner un coup de main, se demandant à
quoi rimait ce discours sans queue ni tête. On aurait dit qu'il était aussi
effrayé qu'elle. Ce n'était pas son habitude de parler sans regarder son
interlocuteur.
Ils travaillèrent dans le silence le plus complet — un silence si
pesant qu'elle entendait distinctement les battements désordonnés de
son cœur.
Pour finir, elle rangea ses propres boîtes dans le placard de sa
chambre tandis qu'il déposait les siennes près du sac rempli de
documents, à côté de la porte. Puis il alla jeter les deux sapins dans la
grande poubelle du rez-de-chaussée. Quand il fut de retour, Denise
avait presque fini d'ôter les guirlandes. Dix minutes plus tard,
l'appartement avait perdu son air de fête.
Elle se tenait au beau milieu du salon, se disant qu'il n'avait jamais
eu l'air aussi vide et sinistre — à l'image de son humeur morose.
C'était donc ça, l'objectif de Gideon ? Que son appartement ne
conserve plus aucune trace de lui, de la même façon que son chalet ne
comportait aucun souvenir d'elle ? Qu'ils soient à jeu égal ?
Et pourquoi demeurait-il silencieux, l'obligeant à alimenter la
conversation ? Elle avait tant de choses à lui dire qu'elle ne savait par
où commencer.
Quand je t'ai avoué mon amour, tu n'as pas su quoi dire.
278
Elle avait fini par se faire une raison, comprenant qu'elle ne
pouvait pas obliger Gideon à l'aimer. Ce n'est pas parce qu'elle était
tombée amoureuse de lui, que la réciproque était vraie — ou le serait
un jour. Elle s'était résignée à cette triste réalité, du moins, jusqu'à ce
matin.
— Comment vas-tu ? demanda-t-il, l'air contraint.
— Je pète le feu ! persifla-t-elle.
— Tu veux que je te prépare tu thé ? s'empressa-t-il de proposer,
d'un ton apaisant.
Pourquoi diable s'obstinait-il à être aux petits soins pour elle ?
— Non. Merci.
Elle prit place sur une chaise, les mains sur ses genoux.
— J'ai cru comprendre que tu avais donné un coup de main à
Stacy depuis Los Angeles ?
— Oui. Elle a fait du bon travail. Elle est prête à reprendre le
flambeau.
Elle avait conscience de s'exprimer d'une voix tendue. Elle aurait
tant voulu ne rien ressentir pour lui. Or, pour son malheur, elle le
désirait de toutes ses forces et n'avait qu'une envie : se blottir dans ses
bras.
— Cecily n'arrête pas de me demander si les Baker ont pris une
décision.
279
Denise avait très mal vécu le fait d'être tenue dans l'ignorance. Il
avait été hors de question d'appeler quelqu'un pour connaître le fin
mot de l'histoire puisqu'elle était censée avoir la réponse. Après tout,
n'était-elle pas l'épouse de Gideon?
Pourtant, Dieu sait pourquoi, elle avait continué à le protéger
envers et contre tout.
Non. Elle connaissait la réponse à cette question.
— Les Baker ont attendu jusqu'à aujourd'hui pour prendre leur
décision, déclara Gideon. Il s'est avéré que mon offre était la plus
faible.
A ces mots, elle se sentit terriblement déçue. Elle aurait tant voulu
que ce projet aboutisse, même sans elle. Il avait transformé sa vie et
lui avait ouvert de nouveaux horizons. Elle aurait aimé voir ses
propres efforts — et surtout ceux de Gideon — couronnés de succès.
— Je suis désolée. Je sais à quel point Les Trails te tenaient à
cœur.
— J'ai dit la vérité à Ed et Joanne.
Il fallut quelques secondes à Denise pour comprendre le sens de
ces paroles.
— Tu as... Mais pourquoi ?
— Parce que je n'en pouvais plus de mentir. Ce n'est pas dans mon
caractère. Le pire, c'est que je t'avais entraînée dans cette spirale
280
infernale. J'ai eu honte de moi et j'ai tout avoué aux Baker le jour où
j'ai déposé mon offre.
— Comment ont-ils réagi ?
— Ils ont été choqués et blessés par mon attitude.
— La polémique sur ma réputation n'a pas dû arranger les choses.
Je suppose que nous — tu as été éliminé d'emblée.
— Tu veux dire, par représailles ?
— Oui. Ça paraît logique.
— Eh bien, non. Contre toute attente, ils ont accepté mon offre. Ils
ont fini par décider que je — que nous étions les meilleurs candidats,
bien qu'ils aient reçu une autre offre de 20 % supérieure à la mienne.
Nous. Il avait dit nous. Ne sachant pas comment interpréter ces
propos, elle continua de parler comme si de rien n'était.
— Je suis surprise qu'ils aient décliné une proposition aussi
alléchante.
— Si les Baker ont tant tardé à prendre leur décision, c'est à cause
des enfants. Ils auraient préféré que leurs parents acceptent l'offre la
plus élevée. Ed et Joanne hésitaient à les décevoir, mais finalement ils
ont laissé parler leur cœur — ce sont les propres termes de Joanne. A
une condition, toutefois. J'ai dû leur promettre de réparer mes
mensonges.
— Je ne comprends pas.
281
Son cœur battait à tout rompre. Il ne fallait surtout pas qu'elle se
mette à espérer.
En le voyant s'agenouiller devant elle, elle sentit son courage
fondre comme neige au soleil. Pourtant, elle devait absolument lui
parler. Au lieu de cela, elle fixait obstinément ses mains.
Gideon glissa son doigt le long de la chaîne qu'elle continuait de
porter, même si elle n'avait plus son utilité. En fait, elle ne l'avait
jamais ôtée depuis ce premier soir où il la lui avait passée autour du
cou.
A quel jeu jouait-il ? Pourquoi cherchait-il à lui rappeler les
moments merveilleux passés ensemble — des moments enfuis à
jamais ? Certes, elle avait une confession difficile à lui faire, il risquait
d'être furieux, mais ce n'était pas une raison pour le laisser jouer avec
ses nerfs. Elle le repoussa, ne réussissant qu'à le faire reculer de
quelques centimètres, toujours sur un genou. Il riva son regard au sien,
et elle constata avec surprise qu'il avait l'air terrifié au point d'en être
pathétique.
— Tu ne me demandes pas qui j'ai choisi comme associé ?
demanda-t-il d'une voix sourde.
— Probablement David et Noah. La famille avant tout.
Il sortit un feuillet de sa poche et le lui tendit. Il s'agissait du
contrat qu'elle avait rédigé—et déchiré. Non seulement il en avait
recollé les deux moitiés mais il l'avait signé. Il avait aussi modifié le
pourcentage de participation en 50/50.
— Je ne comprends pas, répéta-t-elle, l'air éberlué.
282
— Tu as raison. La famille passe avant tout... Si tu le veux bien.
Elle était tellement émue qu'elle en restait sans voix. Essayait-il de
lui dire...
— Il manque quelque chose ici, remarqua-t-il, jouant de nouveau
avec le collier et lui effleurant le cou au passage.
— J'ai oublié de l'enlever.
Un mensonge éhonté ! Elle était consciente de sa présence à
chaque seconde de la journée.
Quand il souleva la chaîne, comme pour la lui ôter, elle se mit à
paniquer. Il voulait la récupérer ? Grand bien lui fasse.
— Tiens, la voilà. Il suffisait de me le demander !
Il fronça les sourcils, l'air perplexe.
— Mais je n'en veux pas ! Qu'est-ce que j'en ferais ?
— Tu la donneras à ta future épouse, dans trois ans, quand ton
mariage sera à l'ordre du jour ! risposta-t-elle d'une voix cinglante.
— Je sais que je t'ai fait du mal, Denise. Tu ne peux pas savoir à
quel point je le regrette.
Elle croisa les bras, l'air furieux.
— Franchement, Gideon, je ne sais plus que croire.
283
— Comme je l'ai promis à Ed et Joanne, je veux transformer mon
mensonge en réalité. Bon sang, Denise, il faut vraiment que je te fasse
un dessin ?
En le voyant aussi paniqué, la vérité lui sauta enfin aux yeux.
— Oui. J'aimerais bien un dessin, acquiesça-t-elle, un sourire aux
lèvres, tâchant de calmer l'effervescence qu'elle sentait monter en elle.
— J'essaie de te dire que je t'aime, avoua-t-il, mal à l'aise. Je te
demande d'être ma partenaire, dans la vie comme en affaires. Bref, je
souhaite que tu m'épouses pour de vrai.
— Tu m'aimes ? demanda-t-elle, au comble du bonheur.
Il prit son visage en coupe dans ses mains.
— Oui. De toute mon âme.
— Depuis quand ?
— Je ne sais pas, au juste, fit-il en riant. Sans doute, depuis
toujours. Mais j'en ai pris pleinement conscience le jour où David m'a
annoncé que Valérie était enceinte. J'aurais tant voulu être à la place
de mon frère !
Elle prit une profonde inspiration.
— Puisses-tu dire vrai !
Sur ces entrefaites, elle alla récupérer son sac à main sur le
comptoir de la cuisine et se rassit. Les mains tremblantes, elle fouilla
284
dans son sac et en sortit une sorte de bâtonnet qu'elle leva en l'air pour
le montrer à Gideon.
— On dirait un test de grossesse, suggéra-t-il d'un ton prudent.
— C'en est un. Positif !
— Cela signifie donc que tu es enceinte ?
— Je m'en suis aperçue ce matin.
Elle préférait attendre de voir sa réaction avant de répondre à sa
demande en mariage.
— Je croyais que tu prenais la pilule ?
— C'est le cas, mais, ce mois-ci, j'ai dû me tromper dans les
dosages.
Encore un autre exemple de la façon dont Gideon avait bouleversé
sa petite vie bien ordonnée. Mais elle ne regrettait rien, même si son
destin semblait lui échapper des mains.
— Je me doute que tu es sous le choc, Gideon, mais...
— Acceptes-tu de m'épouser ?
— Oui.
— Tu m'aimes ?
— Oui.
285
— Veux-tu être ma partenaire pour toujours ?
— Oui, oui, oui. Et toi, tu ne regrettes pas...
Ce disant, elle lui montra le test de grossesse.
— Non.
— Pourtant, il n'y a pas de place pour un bébé dans ton planning,
plaisanta-t-elle, les bras noués autour de son cou.
— Dans le tien non plus.
— Maintenant, si. Dès demain, je cède ma société à Stacy.
— Et tu effaces d'un trait de plume cinq ans d'efforts?
— J'ai d'autres projets en vue, bien plus ambitieux, et je compte
les réaliser avec toi.
Il l'embrassa passionnément.
— Nous allons former une sacrée équipe, madame Falcon. Ed et
Joanne seront fiers de nous.
— C'est le plus beau compliment que j'ai jamais entendu.
— Mais j'y pense, et tes parents ? Que savent-ils, au juste ? Ils
doivent me maudire.
286
— Je ne leur ai rien dit à propos de notre prétendu mariage. J'ai
failli tout avouer à ma mère, mais je me suis dit que je ne pouvais pas
te faire ça.
— Malgré le chagrin que je t'ai causé ?
— Il faut croire que je conservais un petit espoir de te voir revenir
à de meilleurs sentiments. Et je ne voulais pas que mes parents se
fassent une image négative de toi dès le départ. Je sais combien c'est
difficile de gagner le respect d'autrui.
— Ils ne seront pas fâchés d'apprendre que je t'ai mise enceinte ?
— Comme on dit, il faut être deux pour faire un bébé.
Elle posa ses lèvres sur les siennes, coupant court à ses questions.
Tout ce qu'elle voulait, c'était qu'il la prenne dans ses bras, qu'il
l'embrasse à en perdre haleine et qu'il lui fasse l'amour jusqu'au petit
matin.
— Message reçu cinq sur cinq, la taquina-t-il, comme s'il lisait
dans ses pensées.
Il lui prit la main, et ils se dirigèrent vers sa chambre.
— J'ai toujours rêvé de tester ton lit.
— Je ne m'en serais jamais doutée, s'esclaffa-t-elle.
Il la déshabilla avec la même convoitise dont il aurait fait preuve
en ouvrant un cadeau de Noël après les fêtes — un cadeau qui n'en
avait que plus de valeur.
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— Quel genre de mariage aimerais-tu avoir ? demanda-t-il en
déposant un baiser léger sur sa mâchoire.
Elle frissonna sous sa caresse.
— Un mariage romantique, comme dans mes rêves d'enfant.
— J'espère que ce ne sera pas trop long à organiser, marmonna-t-il
en posant sa main sur son ventre.
— Non. Maman et moi avons déjà tout planifié depuis des années.
Il se mit à rire.
— Si je comprends bien, je n'ai plus qu'à prendre la place de ton
chien Toby. Suis-je censé porter un smoking, un nœud papillon et des
chaussures ?
— Je te ferai un massage des pieds le soir de nos noces.
Elle commença à le déshabiller — son cadeau à elle.
— Tu seras bien plus beau que Toby.
— Maigre consolation, gloussa-t-il en se baissant et en pressant
ses lèvres sur son ventre plat. Je n'aurais jamais cru que tu puisses
savoir si tôt que tu es enceinte.
— Ce n'est pas toujours le cas. J'ai eu de la chance.
Il se releva, l'attirant contre lui.
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— C'est moi qui suis le plus chanceux des hommes.
— Merci, murmura-t-elle, le cœur inondé de bonheur.
Tout compte fait, le Père Noël ne l'avait pas oubliée. Il lui avait
apporté les plus beaux cadeaux qu'elle ait jamais eus : l'amour avec un
grand A, un projet à sa mesure, qu'elle réaliserait avec l'homme de sa
vie, et cerise sur le gâteau, la venue d'un bébé.