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DU MEME AUTEUR

Exemplaire de démonstration, Fayard, 2003 ; Pocket,2005.

Carte muette, Fayard, 2004 ; Pocket, 2006.Bandes alternées, Fayard, 2006.

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Philippe Vasset

Un livre blancRécit avec cartes

Fayard

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Les dix-sept cartes reproduites sont des détails des cartesIGN no 2314OT, no 2315OT et no 2219ET.

© IGN-Paris, 2007, pour les cartes.Reproduction interdite. Autorisation No 80-70 46.

© Librairie Arthème Fayard, 2007.

ISBN : 978-2-213-63411-1

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Allez-y voir vous-mêmesi vous ne voulez pas me croire.

Lautréamont, Les Chants de Maldoror,Chant sixième

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Dépliées, les cartes révèlent des paysagesidéaux, aux contours nets, vus, comme dansles rêves, de haut. Représentations souventirréconciliables avec ce que ces plans sontcensés désigner : égaré en rase campagne, onregarde dans toutes les directions, mais rien neparaît s’accorder avec les formes claires et lescouleurs franches de l’image étalée sur nosgenoux.

J’ai commencé à m’intéresser aux cartesquand j’ai compris qu’elles n’entretenaientque des rapports très lointains avec le réel.Séchés, découpés, compressés, coloriés,annotés, les lieux y sont comme des ailes depapillons dans un album : des trophées àmanipuler avec précaution. Les routes font deslacets harmonieux, les cultures des motifsréguliers, et l’altitude ou la profondeur s’énon-

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cent en longues lignes sinueuses et parallèlesqui grisent les flancs des montagnes les plusescarpées. Plutôt que de surcharger le dessin etd’en rompre les proportions avec des symbolescompliqués, les cartographes laissent parfoiscertaines zones vierges. C’est particulièrementfrappant sur les cartes de villes : l’espace yapparaît irrégulièrement perforé de trous biennets, comme une boîte de chocolats vidée deses meilleures pièces.

Qu’y a-t-il dans ces lieux théoriquementvides ? Quels phénomènes ont été jugés tropvagues ou trop complexes pour être repré-sentés sur une carte ? Pourquoi ces occulta-tions suspectes ? Autant de questionsnécessitant un examen approfondi. Pendantun an, j’ai donc entrepris d’explorer la cin-quantaine de zones blanches figurant sur lacarte no 2314 OT de l’Institut géographiquenational, qui couvre Paris et sa banlieue. Aucours de cette quête, j’espérais, comme leshéros de mes livres d’enfant, mettre au jour ledouble fond qui manquait à mon monde.

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Avant que quoi que ce soit n’apparaisse, onne voit que des murs et des clôtures. La cartedit qu’il n’y a rien derrière, mais difficile de lacroire : si ces zones sont effectivement vierges,pourquoi cette débauche de protections ?

Le premier site que j’ai visité est un rec-tangle mince et immaculé situé à l’extrêmenord du XIXe arrondissement, entre le boule-vard Macdonald, le périphérique, et le canalSaint-Denis. Lorsque je suis descendu à l’arrêtMacdonald du bus PC3, je n’ai aperçu que dehauts murs noircis par les gaz d’échappementcourant sur près de deux cents mètres. Unelourde chaîne fermait la seule entrée, et lesrares fenêtres qui trouaient la muraille étaientgarnies de barreaux. Impossible d’y pénétrer ;ma toute première expédition allait aboutir àun échec complet, ce qui était de mauvaisaugure pour la suite de mon projet. En faisant

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le tour de l’enceinte, j’ai fini par trouver, toutcontre le talus du périphérique, une brèchedans le béton. Je m’y suis glissé.

C’est le paradoxe des friches : il y a toujoursdes clôtures et des pancartes indiquant que lesite est gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une entreprise au nom menaçant(Euroguards, Vigilantis, etc.), mais il existeimmanquablement un moyen d’entrer facile-ment, comme si les propriétaires préféraientlaisser des passages dérobés permettant auxrôdeurs les plus obstinés d’aller et venircomme par des chatières plutôt que de devoirchaque semaine réparer les trous dans le gril-lage. En douze mois d’expéditions, je n’ai étéarrêté qu’une seule fois par des clôturesneuves, sans trou, et fixées sur des piliers fer-mement scellés dans le sol : c’était autour despistes de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaullequi forment, sur la carte, de grands rectanglesblancs. Ne pouvant m’introduire sur le site,j’ai suivi les grilles sur toute leur longueur, memêlant aux groupes de planespotters, ces pas-sionnés qui photographient chaque avion quidécolle ou atterrit. Je les ai interrogés sur laconfiguration de l’aéroport, que tous connais-saient parfaitement, et leur ai demandé si, par

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hasard, certains batiments n’étaient pas repré-sentés sur la carte que je leur soumettais. Biensûr, m’ont-ils répondu : au nord du site, enface d’un grand champ de blé, se trouve lazone internationale, par ou transitent lesétrangers en instance d’expulsion.

Papillonants à la périphérie de la vision, unenuée d’événements vagues, sans suite, bancals,

comme ces trois voitures rangées sous le pont, lespare-brise et les fenêtres obturés de papier

journal. Avant l’aube en sortent des hommes ensurvêtement qui s’étirent et font les cent pas en

buvant le café d’un thermos (deux véhicules surtrois portent une plaque d’immatriculation

étrangère).Ils débarrassent ensuite les banquettesdes emballages et des canettes vides, sortent du

coffre leurs costumes soigneusement pliés et vontse changer à tour de rôle derrière une des piles

du pont. Une dernière cigarette et ils partent,chacun dans une direction différente. J’ai noté

tout cela au jugé, très vite, comme onphotographie sans viser, l’appareil à bout de

bras.

Derrière les hauts murs du boulevard Mac-donald, il y avait des amoncellements de cail-

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loux, sable, graviers, lampadaires, barrièresmétalliques et grilles diverses. Le sommet desmonticules les plus élevés offrait un point devue unique sur le boulevard périphérique :l’intérieur des automobiles et le visage desconducteurs défilaient comme ces apparte-ments rapidement entrevus depuis le train àl’orée de la ville. Sur le talus séparant le ter-rain de la route, deux tentes avaient été plan-tées : leurs occupants s’agitaient en ombreschinoises sur la toile.

A l’intérieur de l’enceinte s’alignaient unetrentaine de petites cabanes de planches et debaches surmontées de toits de tôle ondulée. Onn’entendait pas un bruit, et j’ai cru que cesappentis servaient à entreposer du matériel oudes outils. Ce n’est que parvenu à quelquesmètres des baraques que j’ai senti la fumée,vu le linge qui séchait sur un fil et aperçu lamain qui tirait brusquement un rideau surl’une des rares fenêtres.

Je n’ai pas osé toquer au carreau de cescahutes et suis ressorti du site pour me posterà proximité et surveiller l’entrée. Quelquetemps après, j’ai vu un couple chargé de sacs

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en plastique remonter la rue et pénétrer, nonsans avoir soigneusement regardé alentour,dans l’issue ménagée dans le mur. Plus tard,deux hommes sont ressortis. Pas des clochards,plutôt des migrants, vraisemblablement desRoms venus d’Europe de l’Est. J’ai calculéqu’une dizaine de familles devaient vivre dansles cabanes (c’étaient effectivement, je l’ap-prendrai plus tard, des Roms : ils venaient deSlovaquie et seront finalement évacués lorsd’une grande chasse aux errants diligentéepar la préfecture de police en plein moisd’août).

A peine entamée, mon expédition s’éloi-gnait du chemin tracé : en lieu et place desmystères espérés, je ne trouvais qu’une misèreodieuse et anachronique, un bidonville cachéaux portes de Paris. C’était le premier d’unlong défilé : au Bourget, le terrain nu délimitépar la voie ferrée et les rues Jean-Jaurès, deVerdun et du Commandant-Rolland sera luiaussi, lorsque j’y passerai, occupé par deshuttes de tôle et des enfants en guenilles cou-rant entre les tas d’ordures fumants comme

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sur les photographies du bidonville deNanterre qui illustraient, au lycée, le chapitresur la guerre d’Algérie de mon livre d’histoire(quelques mois plus tard, lorsque je repasserai,il n’y aura plus rien : toutes les baraques etleurs occupants auront disparu, et un immensepanneau publicitaire vantera, images de syn-thèse à l’appui, le confort des lotissementsdont la construction allait démarrer).

A chaque fois, que ce soit devant lescabanes édifiées sous le pont de l’A86, sur lesberges du canal Saint-Denis ou dans les sallesaménagées par les fumeurs de crack dans lesanciens entrepôts de la Sernam, porte d’Au-bervilliers, ma naïveté m’exaspérait : venuchercher du merveilleux et ne découvrant quedes ruines, je me faisais l’effet du capitaineHaddock qui, au début des Bijoux de la Casta-fiore, s’étonne que des gitans vivent dans unedécharge. Soudain dévoilée, cette misère invi-sible emplissait tout mon champ de vision etmodifiait mon point de vue sur la ville,comme dans ces photographies de paysagesurbains que le Japonais Nasaro Nasahari prendimmergé dans la mer, les vagues se mêlant auxédifices. Brusquement, je ne voyais plus que lesballots de vêtements accrochés aux arbres

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près de la gare de l’Est, les abris aménagés lelong de la Seine dans les locaux inusités de labrigade fluviale et les huttes de cartonsconstruites sur l’accotement du périphérique,porte de Bagnolet. Par endroits, Paris n’étaitplus que caravanes et immeubles désaffectésentre lesquels serpentaient, silencieuses et rési-gnées, des files de silhouettes immobiles atten-dant pendant des heures devant les préfectures,les soupes populaires et les pharmacies.

Ce n’était pas simplement mon regard quise modifiait, mais la ville elle-même qui chan-geait de physionomie. L’association Médecinsdu Monde avait commencé à distribuer auxerrants de petites tentes rondes qui leur per-mettaient de s’installer n’importe ou, et, lente-ment, Paris se retournait comme un gant : ledénuement d’ordinaire relégué à la périphérieou aux profondeurs de la ville affleurait à lasurface et s’affichait en pleine lumière. Degrands campements se constituaient sur lesberges de la Seine, contre le Centre Pompidou,sur les boulevards Richard-Lenoir et dans lesquare Eloïse-et-Abélard.

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Grossièrement pixelisées, ou bien barrées de lamention « non facturé », mes photographies ne

montrent rien. Celle-ci, presque totalementnoire, a été prise dans un tunnel de la petite

ceinture dont l’entrée est à peine masquée parquelques jeunes noisetiers. Les premiers mètres

ne sont que terre battue, bouteilles brisées etplanches calcinées. Puis la lumière décroîtbrutalement, et on bute contre des palettes

disposées en quinconce pour contrarier laprogression. Au-delà, il n’y a plus qu’une étroite

ruelle centrale avec, alignés contre les deuxparois, des matelas et des fauteuils, parfois

occupés par une forme emmitouflée. Les alléeset venues sont très surveillées, et les visiteurs,

même accompagnés, sont régulièrement arrêtéset questionnés. L’obscurité est quasi totale, mais

elle ne semble gêner personne : l’atmosphèrebruisse de conversations et de musiques

étouffées. Derrière le désordre apparent, onpressent une organisation méticuleuse, presque

maniaque.

Au bout de deux mois, j’avais complète-ment abandonné l’idée de faire apparaître lamoindre parcelle de merveilleux : les blancsdes cartes masquaient, c’était clair, non pas

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l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’àpeine croyable : des familles campant dans laboue en pleine ville et des hommes qui,comme à La Courneuve, sous l’A1, devaientaller arracher aux obstacles des parcours desanté avoisinant des rondins pour alimenterleur feu l’hiver. J’ai donc radicalement changéd’approche, décidant, à rebours de toutes lesrègles que je m’étais fixées, de m’intéresser aucontexte, d’interroger les gens, de consulterdes rapports et des spécialistes, bref, d’écrireune sorte de documentaire, un texte quidirait : « Regardez, voilà comment des gensvivent dans votre ville, et vous, vous ne voyezrien ; pire, vous vous organisez pour lescacher. »

Me refusant à les surprendre dans leursabris (peut-on imaginer intrusion plus vio-lente : « Bonjour ! vous vivez là ? Commec’est curieux ! »), je suis allé à la rencontre deceux qui campaient en plein Paris. Malgré laméfiance que je leur inspirais (difficile de leuren vouloir : un type qui traîne à proximité desterrains vagues et cherche, mine de rien, à se

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renseigner sur les gens qui y habitent ne peutpas, selon toute vraisemblance, être autrechose qu’un flic, voire pire), Arthur, électri-cien polonais, et Ruslan, plombier bulgare, ontaccepté de me raconter comment ils vivaientdans les recoins du quai d’Austerlitz, de mêmequ’Ibrahim et sa famille, venus de Mostarpour dormir porte d’Ivry dans de grandestentes de baches et de draps cousus cachéesdans les bosquets qui recouvrent, à cet endroit,les voies de la Petite Ceinture. Je les écoutaiset prenais des notes, comme je le ferais plustard avec Isaac, Michel et Catherine. Tousavaient la gentillesse de ne pas s’offusquerquand, au lieu de les interroger sur leur his-toire, je leur posais des questions pratiques :organisaient-ils, la nuit, des tours de garde ?Disposaient-ils de cachettes pour déposer desaffaires et venir les rechercher plus tard ? Les-quelles ? Et comment défendaient-ils leur ter-ritoire ? Le soir, je relisais mes carnets,précisant tel point, corrigeant tel autre.

Mais, lorsque j’ai voulu synthétiser toutesles informations rassemblées, les phrases ont

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refusé de s’agencer en argumentaire : mestextes n’expliquaient rien, ne racontaientaucune histoire, et laissaient même transpa-raître par endroits une fascination difficile àassumer pour ces existences portées jusqu’àl’extrême public, ces patientes appropriationsd’un coin de rue, d’un trottoir, et ces vies dis-solues dans le mouvement et le passage. J’aivite compris que jamais je n’arriverais àdénoncer quoi que ce soit, préférant la confu-sion à la clarté, m’y prélassant même, et retar-dant le plus possible le moment ou il faudraitchoisir mon camp et cesser d’être transparent,sans poids ni place.