Un laboratoire du risque : entretien avec Eugene Lion

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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1985 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 19 juin 2022 08:48 Jeu Revue de théâtre Un laboratoire du risque Entretien avec Eugene Lion François Cervantes et Diane Pavlovic Théâtres des Amériques Numéro 34 (1), 1985 URI : https://id.erudit.org/iderudit/27028ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Cervantes, F. & Pavlovic, D. (1985). Un laboratoire du risque : entretien avec Eugene Lion. Jeu, (34), 101–110.

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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1985 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 19 juin 2022 08:48

JeuRevue de théâtre

Un laboratoire du risqueEntretien avec Eugene LionFrançois Cervantes et Diane Pavlovic

Théâtres des AmériquesNuméro 34 (1), 1985

URI : https://id.erudit.org/iderudit/27028ac

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Éditeur(s)Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN0382-0335 (imprimé)1923-2578 (numérique)

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Metteur en scène, chorégraphe, scénographe, auteur, comédien et concepteur visuel, Eugene Lion a travaillé, outre aux États-Unis, en Irlande, au Mexique et en Allemagne. Il est maintenant établi au Québec. Successivement directeur adjoint du Guthrie Theater (théâtre de répertoire classique), directeur artistique du Guthrie 2 (voué à la création et à l'expérimentation) et du Hawai Theatre Festival, il a enseigné à l'Université d'Iowa et, à Montréal, au Dawson College. Il a écrit des articles critiques sur Shakespeare et a publié, en collaboration, l'anthologie Guthrie New Theater (Grove Press). Au Québec, il a agi à titre de conseiller pour l'Atelier-Studio Kaléidoscope, et il est le directeur adjoint et le conseiller théâtral de la Compagnie de danse Jo Lechay. Il s'est mérité le Prix Guthrie (section écriture) en 1974.

Citons, entre autres mises en scène: En attendant Godot de Samuel Beckett, Mère Courage et ses enfants de Bertolt Brecht, The Collected Works of Billy the Kid de Michael Ondaatje, Open Shut de Robert Hellman, les Sorcières de Salem d'Arthur Miller, Don Juan aux enfers et Sainte Jeanne de George Bernard Shaw, les Bonnes de Jean Genet (en deux versions contrastées), Marat-Sade de Peter Weiss, l'Oiseau de Chine de Jacques Audiberti et les Incendiaires de Max Frisch.

Il a signé des traductions de Christophe Colomb et de Femmes à la tombe de Michel de Ghelderode, a adapté les Fous! d'Alexandre Ostrovsky et les Physiciens de Friedrich Dùrren­matt, pièces dont il a également fait les mises en scène. Son texte Cafe-da-fé a été créé à New York, par le New Theatre Workshop, en 1970.

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Que penses-tu de la formation de l'acteur?

Eugene Lion — Sauf quelques rares exceptions, la plupart des stages, des écoles, des professeurs sont inutiles, voire destructeurs. Le meilleur entraînement, c'est le métier. [Il rit.] Je ne pense pas cela quand j'enseigne.

Pourquoi ne travailles-tu pas, ici, à Montréal?

E.L. — Les deux théâtres anglophones (le Centaur et le Saidye Bronfman) ne me l'ont pas demandé. Des acteurs francophones l'ont fait, mais je parle si mal le français que ce serait, pour moi, comme diriger hors d'un aquarium en faisant des signes aux poissons, ou en recevant moi-même des signaux comme un sourd-muet; je ne pourrais pas comprendre les acteurs et c'est décourageant de ne pas avoir droit au plaisir verbal du théâtre. Voilà pourquoi je ne fais pas de mise en scène. De plus, je ne suis pas très connu ici. Mais travailler avec des acteurs de langue française, comme lors du workshop1, ou avec les membres de la Compagnie de danse Jo Lechay, ce fut magnifique. L'acteur québécois est un performer extraordinaire, sans doute—et la comparaison n'est pas gratuite car j'ai travaillé à plusieurs endroits — l'un des meilleurs au monde. Il est très lié à ses racines profondes. Il ressemble aux acteurs mexicains, avec qui j'ai travaillé dans les années 1950, et aux acteurs irlandais, que j'ai côtoyés dans les années 1970. Il a une facilité à libérer ses émotions premières: plus de sang, de tripes, et de cerveau aussi. Il va davantage aux extrêmes. À Montréal, la culture est d'abord française. Cela modifie beaucoup de choses. Les anglophones sont plus constipés, plus conservateurs.

Mais les acteurs québécois, pour des raisons économiques, ont très peu la possibi­lité de ne travailler qu'au théâtre.

E.L. — C'est vrai partout. Et il y a des douzaines de théâtres subventionnés à Montréal. Les acteurs ne travaillent pas qu'à un endroit, mais c'est leur l o t . . .

Tu crois qu'on peut faire en même temps des commerciaux, de la télévision et du théâtre?

E.L. — Ce n'est pas possible, bien sûr. Mais en Amérique du Nord, le théâtre est une parenthèse dans une culture plus large: cinéma, télévision, vidéo. La plupart des talents, c'est inévitable, quittent le théâtre pour des domaines plus viables économi­quement. Mais le théâtre ne meurt pas pour autant. Il boite, mais il n'est pas mort. Pour lui garder sa vitalité, il faut des metteurs en scène qui aient une vision centrale, globale, de leurs productions. Malheureusement, ils ne servent souvent que d'a­gents de circulation. L'acteur consciencieux est alors contraint à un isolement terrible.

Justement, ta façon de travailler en atelier avec les acteurs va plus loin que tout ce que j 'a i déjà vu. Pourquoi ne t'es-tu pas associé à une compagnie?

1. Il s'agit d'un stage intitulé «Technique d'authenticité», stage limité à seize personnes et qu'a suivi François Cervantes, qui a ensuite réalisé cette entrevue. Pour en savoir plus long sur le workshop en question, voir l'article d'Hélène Mercier («Stages avec Eugene Lion: sur la voie de l'authenticité») dans Jeu 33, 1984.4, p. 241-246. N.d.l.r.

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E.L. — J'en ai eu une à Minneapolis. J'étais directeur adjoint du Guthrie Theatre et, le succès nous le permettant, j'ai créé une seconde compagnie, distincte, le Guthrie 2. Sa réussite a été tellement immédiate que le directeur du Guthrie l'a tout de suite supprimée. J'ai choisi ensuite de ne plus vivre aux États-Unis, pour des raisons politiques et esthétiques. Les États-Unis sont devenus la Wehrmacht du monde. Le théâtre y est profondément corrompu, l'artiste y est obligé de mendier. J'ai travaillé aussi pour des compagnies à Hawaïeten Irlande. Mais je ne suis pas en circulation à Montréal et de toute façon, être en demande veut dire rester actif coûte que coûte, diriger des choses sans y croire. Ça ne m'intéresse pas. J'ai eu des offres, en fait, de la part des anglophones, mais c'était pour un théâtre superficiel, auquel je n'avais pas envie de sacrifier ma recherche. Ceux qui travaillent en profondeur, ici, parlent français.

Hormis la pratique, quelle a été ta formation?

E.L. — J'ai d'abord été formé par Tarmara Daykarhanva (du Théâtre d'Art de Moscou), Etienne Decroux, et plusieurs adeptes du method acting aux États-Unis. J'ai eu à m'éloigner de la plupart d'entre eux. Ils étaient trop près du cul-de-sac du naturalisme. J'ai appris beaucoup avec Jo Lechay et, évidemment, par moi-même, en travaillant.

Tu as été acteur?

E.L. — J'ai cessé de jouer en 1978, après avoir fait une horreur: Hawai 5-0\ Je suis d'abord metteur en scène et chorégraphe. La plupart des techniques que tu as vues dans le workshop sont personnelles. J'ai été mon propre laboratoire.

Tu es écrivain?

E.L. — J'écris. Je ne suis pas écrivain.

C'est par l'écriture que tu as découvert la façon de creuser un texte?

E.L. — Non, c'est par mon travail d'acteur. Ne limite pas les obligations, l'intelligence et le défi d'un acteur. Quand on joue de la musique, il faut savoir la lire. C'est pareil pour un texte.

Et ce que tu enseignes au-delà de ta démarche d'acteur?

E.L. — Comme metteur en scène, je savais que j'aurais à faire se déplacer des gens sur un plateau, alors j'ai étudié la chorégraphie, la danse, la façon de dégager, de libérer son énergie. Mon travail engage le côté physique d'un acteur. Ce n'est pas verbal. Quand j'ai monté les Bonnes de Genet, nous avons travaillé trois mois sans toucher au texte. Trois mois de travail physique.

J'ai été frappé, pendant le workshop, parle rapport entre certains exercices et ce que j 'a i découvert en jouant au soccer. La façon de porter la concentration sur un point en restant attentif aux autres corps dans l'espace.

E.L. — J'ai beaucoup pratiqué l'exercice dont tu parles avec la compagnie de danse 103

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de Jo Lechay. La mise en échec est une forme en elle-même. Voilà un exemple de technique découverte en jouant.

D'où ça vient?

E.L. — [Il rit.] De mes propres erreurs. J'ai été très influencé par Krishnamurti, un maître zen indien. Il apprend comment libérer l'esprit pour percevoir la réalité comme un phénomène immédiat. Il apprend que l'action est toujours dans le présent. Il essaie de te persuader d'aborder la réalité en te déconditionnant, ce qui, dans la pensée orientale, suppose l'idée de clarification. Quoi que tu aies à l'intérieur de toi, tu ne peux jamais le perdre. Mais tu peux voir par-dessus, à travers, autour. . . Le même phénomène intervient dans l'état d'hypnose. Ça se produit toujours quand quelqu'un travaille bien. Dans cet état, on est moins alourdi par les tracas, le quotidien. C'est là, mais ce n'est plus dans le chemin. Krishnamurti n'enseigne aucune technique, surtout pas pour l'acteur. Je pense que ce que je fais est pratiqué par certains grands athlètes, certains grands artistes, mais ce n'est pas codifié, et peu utilisé dans les arts d'interprétation. J'ai lu énormément sur le sujet mais je ne connais personne qui enseigne de cette façon.

Ces méthodes d'approfondissement demandent beaucoup de temps pour monter un spectacle. Comment faire?

E.L. — Tu ne le fais pas! À moins d'avoir beaucoup d'argent. J'ai eu de la chance, à Hawaï, avec ma compagnie. Les acteurs avaient un an de salaire: on a pu le faire. Généralement, on a cinq ou six semaines au plus. On devient un expert en efficacité, et on joue la sécurité. Je ne le fais pas. Quand tu cherches, cela veut dire que tu ne sais pas ce que tu vas trouver. Par définition, c'est du risque. Je crois en un théâtre du risque.

Quels sont les metteurs en scène dont tu admires le travail?

E.L. — Grotowski était un artiste authentique. Malheureusement, très vite, tout le monde se jette sur de tels gens comme s'ils détenaient la seule vérité: on voit pousser de petits laboratoires partout dans le monde. Pas de lumière, pas de costume, pas de son, pas de sens, et on appelle ça du théâtre pauvre. Mais Gro­towski était, lui, original et digne de respect. Plusieurs autres metteurs en scène sont mportants. Je ne crois pas que Brook soit l'un d'eux. Ce qu'il exhibe, avec complai­

sance, c'est son propre travail. Pourquoi avoir fait de Marat-Sade un énorme diver­tissement sur un asile de fous, en évacuant la question politique fondamentale que Peter Weiss y posait? Les gens comme Brook oublient leur rôle essentiel de cataly­seurs, et détournent délibérément le texte pour qu'on les voie, eux. Ce sont des voleurs au pire sens du terme: ils ne transforment pas ce qu'ils s'approprient. Il me semble évident qu'un metteur en scène ne doit pas donner une lecture littérale d'une pièce; mais il lui faut changer, traiter, et servir, l'objet de son vol. Je ne veux quand même pas donner l'impression de ne pas estimer le travail de Brook, de nier l'importance de ce travail; mon désaccord ne lui ôte rien de sa valeur. Parmi les autres metteurs en scène que j'apprécie vraiment, il y a Otomar Krejca et, au cinéma, Jean Renoir, Charlie Chaplin, Buster Keaton, Eisenstein, Jean V igo . . . Et Goya!

Un des meilleurs professeurs que je connaisse en France, un ancien acteur, a arrêté 104

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de jouer parce qu'il ne pouvait plus chercher. Ceux qui travaillent et ceux qui cherchent ne sont pas toujours les mêmes.

E.L. — Quoi de neuf là-dedans? C'est vrai dans chaque profession. Les meilleurs médecins ne sont pas connus. Le répertoire des plus grands orchestres du monde arrête à Bartok. «Ceux qui savent ne disent pas, et ceux qui disent ne savent pas», affirme une expression zen. La lueur du visionnaire n'est pas vue très loin dans l 'obscurité... C'est la nature de la politique. Le pouvoir attire ceux qui veulent le pouvoir, et ceux qui sont attirés par la qualité et la substance ne sont pas attirés par le pouvoir. C'est vrai pour la plupart des créateurs. Il y a bien sûr des exceptions, heureusement.

Est-ce le métier d'acteur que tu as d'abord voulu exercer?

E.L. — Non. J'ai été formé comme peintre et comme sculpteur, d'où mon intérêt pour l'aspect visuel des choses. Je voulais devenir réalisateur de films et je faisais de la photo, alors je me suis dit qu'il me fallait en savoir un peu plus sur le jeu des acteurs et sur leur façon de bouger dans l'espace... et j'ai été complètement séduit pas le théâtre et la danse. C'est dans le sang, je pense. Mon père était acteur dans des films muets; son frère, un comique connu et leur père, chanteur et musicien. C'est dans le sang, dans l'A.D.N., ou alors c'est une blague cosmique, un blasphème.

Tu as laissé tomber ton premier rêve, celui de devenir réalisateur?

E.L. — J'ai réalisé des films, au cinéma et à la télé. J'adore regarder des films. Je

Peter Michael Goetz, Pozzo despote et cruel d'En attendant Godot, mise en scène par Eugene Lion en 1973, pour le Guthrie Theater.

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La production qui a inauguré le Guthrie 2 en 1976: The Collected Works of Billy the Kid, jouée en entier sur une trampoline longue de cinquante pieds. «Nous dansions pendant tout le spectacle: neuf personnes, pendant une heure et demie. »

n'aime pas en faire parce que la relation avec l'acteur passe par la machine. Au contraire, je n'aime pas voir du théâtre mais j'adore en faire, parce que j'adore les acteurs. Je fais donc du théâtre, et je vais au cinéma! Le théâtre est terriblement conservateur. Les gens me paieraient pour l'enseigner beaucoup plus que pour le faire. Tout le monde veut former les autres pour en former d'autres qui en forment d 'autres. . . J'ai commencé à enseigner ici: 300 heures par année à plus de 100$ l'heure, il y a dix ans. J'ai arrêté. C'est un purgatoire, un piège. Mais j'ai recommencé ce printemps à l'École nationale de théâtre: j 'y enseigne la scénogra­phie!

Comment en es-tu arrivé aux techniques d'interprétation que tu enseignes à pré­sent?

E.L. — La première chose que j'ai faite, quand j'ai décidé vraiment de chercher dans 106

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cette direction, ce fut de louer un studio quelques heures. Je savais que si je voulais faire du théâtre, je devais répondre à quelques questions primordiales: qu'est-ce que le mouvement? Que veut dire bouger vraiment? On le fait naturellement, mais sans savoir analyser ce qui se passe. J'ai donc loué un studio. Il était sept heures du soir. J'ai éteint la lumière et, pendant cinq heures et demie, je n'ai pas bougé, je suis resté au même endroit. Lorsque j'ai enfin bougé je suis tombé par terre, car mes muscles étaient dans une espèce de sommeil, mais j'avais appris quelque chose. Il faut se disposer à se mettre dans ces états extrêmes, extatiques: en le faisant, si on regarde honnêtement et innocemment, on voit véritablement, et de façon nouvelle, sans préconditionnement. On voit. J'explore aussi les conduites psychiques, non verbales, ce qui dépasse les cinq sens. J'ai travaillé, entre autres, avec un homme qui est devenu un kahuna, un sorcier hawaïen.

La magie t'intéresse-t-elle plus que le théâtre?

E.L. — Je ne vois pas de différence entre les deux. Si je choisis d'être un magicien, même au sens classique, le cercle que je pose autour de moi est celui du théâtre. Un magicien peut travailler comme guérisseur, comme guerrier, comme artiste. Je préfère l'arène de l'art. Je suis en amour avec la scène. La performance m'intéresse parce que jouer est magnifique, que le théâtre peut être magnifique, et ce qui est au-delà m'intéresse aussi parce que c'est également magnifique. Mais je n'utilise pas l'interprétation comme une voie me permettant d'atteindre cet au-delà. Les deux sont présents en même temps et je cherche les deux. Le corps et l'esprit risquant tout en public, c'est une gloire. Il n'y a rien de plus courageux et de plus noble qu'un acteur honnête qui ose être splendide... C'est magique. [Il rit.] Et ça ne s'apprend pas dans une école de théâtre!

Tu parlais des questions primordiales que tu t'étais posées au départ. Quelles sont les autres?

E.L. — Qu'est-ce que la notion de «vrai » pour un performer? En examinant cela, il m'a semblé clair que 99% des mascarades que l'on dit vraies ne le sont pas du tout. J'ai gardé le 1% et j'ai essayé de comprendre ce qu'était la vérité sur scène pour ceux qui en faisaient partie: c'était de libérer le contenu de l'inconscient de toute forme de culture. Il m'a fallu trouver des techniques pour y arriver. C'est une réponse partielle, bien sûr: il n'en existe pas de définitive. Je ne crois pas au théâtre qui n'est pas vivant, avec sang et chair, à ces bandes d'adultes qui font semblant: c'est insuppor­table. Je ne vais plus au théâtre. C'est si souvent ennuyeux et humiliant à regarder. Il n'y a pas d'enjeu réel: le plus grand risque pour les acteurs réside dans la perfection de leur mémorisation. Je préfère voir un fi lm, dormir, lire, baiser...

L'autre question de base, pour moi, c'était de savoir s'il y avait une différence entre des moments de jeu, des moments de danse, des moments de chant et des mo­ments de musique. J'ai trouvé qu'il n'y en avait finalement aucune. Les danseurs sont provoqués par des stimuli physiques et les acteurs, par des stimuli verbaux, mais le processus de libération du matériau de l'inconscient est le même. Tu l'as vu dans le workshop: le fait que ce soit un acteur, un danseur, un chanteur ou un musicien qui travaille, cela ne fait pas de différence. Quand un danseur comprend que l'acte de former un son avec la bouche est aussi physique que celui de lever un bras ou de relâcher un muscle du dos, alors il est capable de parler sur scène. Et

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quand un acteur réalise que relâcher un muscle du dos est un acte aussi littéraire que de former un mot avec sa bouche, alors il est capable de danser. Lorsque j'ai monté The Collected Works of Billy the Kid, de Michael Ondaatje, il y avait beaucoup de chant. On a tout travaillé a cape/la. Nous dansions pendant tout le spectacle: neuf personnes, pendant une heure et demie. Nous n'avons jamais discuté choré­graphie. Dire aux acteurs ce qu'ils faisaient les aurait effrayés. Quand tu chantais pendant le workshop, tu as eu à oublier que tu chantais pour chanter vraiment. Quand tu l'as oublié, ton chant est devenu beaucoup plus puissant, beaucoup plus musical. C'est pour ça que je ne trouve aucune différence entre des moments de jeu et de chant.

Si tu avais maintenant l'occasion de choisir un texte pour diriger des acteurs, tu saurais quoi choisir?

E.L. — La pièce que j'écris en ce moment, ainsi que Before It Gets Better de Georges Szanpto, un écrivain qui vit à Montréal. C'est une pièce politico-musicale, entre le Grand-Guignol et les Marx Brothers. Je choisirais aussi Fastes d'enfer, de Ghelde­rode, puis une vraie vision contemporaine de Jules César. Il y aurait également Beckett, de Tennyson, Molière ou la Cabale des dévots, de Boulgakov (merveilleuse pièce), Fin de partie, de Beckett (sur laquelle j'ai des idées précises), et The Ruling Class, de Barnes. J'aimerais monter la Ronde, de Schnitzler, comme un porno-graphe absolu. Quand elle a été écrite, la pièce n'a pas été montée tellement c'était pornographique. Il faudrait retrouver ce culot, maintenant, de heurter, physique­ment, sexuellement, les spectateurs. Mais je ne pense pas qu'on me demande de monter une de ces pièces.. . Je dois retourner à Dublin pour mettre en scène un texte contemporain. Je n'en ai trouvé encore aucun passionnant.

Tu penses rester à Montréal?

E.L. — Oui. Je voyagerai d'ici. Les États-Unis c'est fini, je crois. Je préfère le milieu francophone.

Et la France?

E.L. — En oubliant la Seconde Guerre mondiale? Et l'Algérie? Et l'Indochine? Alors oui. Je suis très attiré par la culture française (Matisse, Debussy, Cocteau, les poètes). Quand elle est courageuse, cette culture est formidable. Genet et Villon: deux héros! Le succès a tué Genet. On ne peut pas écrire comme un révolutionnaire et être estimé.

Tu as l'impression, maintenant, de chercher quelque chose?

E.L. — Je ne sais pas où tout ça me mène. J'ai quitté le théâtre vingt fois dans ma vie. Je suis allé avec ma femme dans une petite ville obscure à trente milles de Honolulu, au milieu du Pacifique, où il n'y avait aucune chance d'être sollicité pour du théâtre. À peine arrivé, le Théâtre National d'Irlande me demandait de monter En attendant Godot. C'était comme si les Israélites m'avaient demandé de leur apprendre à faire la guerre dans le désert. Un des plus grands théâtres au monde m'offrant de mettre en scène leur auteur, et leur pièce, les plus en vue! J'y suis allé, c'était trop tentant. Je n'ai pu résister, même si je venais encore une fois de quitter le théâtre pour

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toujours, en 1976. Et c'est arrivé chaque année!

Tu avais déjà monté Godot?

E.L. — Oui. Je ne ferai plus jamais un même spectacle deux fois. C'est une torture. On passe son temps à essayer de ne pas refaire ce qui a déjà été fait avant.

Non, vraiment, je ne sais pas où je vais. Je suis profondément politisé: socialiste et anarchiste. Anarchiste dans le sens de Charlie Chaplin, Buster Keaton: toute auto­rité, terrestre ou transcendantale, doit être évitée, détruite, oubliée, ignorée. Socia­liste (ou social-démocrate... ) dans le sens des bushmen australiens qui meurent de soif dans le désert. Tout en étant individualiste, je crois dans le fait de travailler avec des gens, je crois dans l'acte théâtral collectif, et c'est pourquoi le théâtre est si important pour moi. Je crois en l'association, pas en la coopération. On doit pouvoir ouvrir son regard de concert avec les autres, pendant qu'on est avec eux, pas avant de les rencontrer. Tu as besoin de ma main pour sentir véritablement la tienne. On a besoin de l'autre, pour se clarifier en sa compagnie. Je me reconnais et je reconnais les autres mais je ne sais pas qui je suis, moi. Je regarde le monde. . . et le monde devient mon partenaire. Beckett dit: « One alone, then others. » Je respecte, mais je ne suis pas d'accord. Pour Beckett, il y a une solitude existentielle.

Tu penses que quelqu'un d'autre peut te connaître vraiment?

E.L. — Absolument. C'est ça l'amour. Je le vis depuis vingt-cinq ans. À certains moments, il y a émergence d'une nature différente, unique. L'addition de deux choses en donne une « troisième », en quelque sorte. On peut transcender les limites de la personne, de l'individu, de ce qui semble enfermé dans le moi. Je ne le crois

À gauche, Woodstock, un drame anonyme de l'époque élisabéthaine, qu'Eugène Lion a fait jouer sur patins â roulettes. À droite, Jo Lechay, complice de Lion depuis vingt-cinq ans, dans l'une de ses propres chorégra­phies, Trois sur une. Photo: Jacques Paulin.

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pas, je le sais. Je ne sais pas grand-chose mais ça, je le sais. C'est ce que nous partageons qui est la réalité. L'illusion, c'est d'être unique.

As-tu l'impression, au théâtre, qu'à la fin du travail, un auteur parle à travers des acteurs, ou qu'il y a des acteurs et un auteur?

E.L. — Rien de tout cela et tout cela en même temps. C'est très kierkegaardien... C'est une relation d'égalité, et non d'esclavage. Ce qui se passe sur scène vient d'un auteur absent et de personnes vivantes, présentes. Chacun a une importance égale quant à l'unicité de l'autre. Il faut ouvrir des portes dans un texte, l'étendre, l'ampli­fier, comme à travers une lentille qui le magnifie, le fait devenir encore plus grand, encore plus profond. Mais il ne faut pas s'en servir comme d'un subalterne, ni se laisser exploiter par lui. Mon travail, ma méthode, ma folie varient selon les circons­tances matérielles, qui diffèrent d'une pièce à l'autre, d'une personne à l'autre, d'un média à l'autre. J'ai monté une pièce élisabéthaine où tout le monde était en patins à roulettes, et je l'ai dirigée en patins à roulettes! Lorsque je fais des chorégraphies avec ma femme, nous ne parlons pas beaucoup: c'est un travail physique, émo­tionnel.

Il faut être sérieux même en riant, et absolument non sérieux même en pleurant, si l'on peut. Prendre tout, et ne rien prendre, sérieusement. Je fais faire beaucoup d'improvisation, même sur des textes écrits. Au-delà de la saveur de la langue, une oeuvre doit avoir une substance. On doit pouvoir enlever des morceaux de texte dans Shakespeare, si ça ne marche pas pour son époque à soi. Rien n'est sacro-saint. Il n'y a pas d'approche unique. La relation avec la forme doit changer à chaque fois. L'objet n'existe que s'il occasionne une relation avec soi. On peut aussi détruire cette forme pour avoir une relation avec elle: la forme n'est ni une fin, ni un arbitre ultime. Il ne faut pas révérer les formes, quelque forme qu'elles prennent.

Pourquoi n'apprends-tu pas le français?

E.L. — J'ai eu suffisamment de problèmes avec l'anglais. Je suis dyslexique. J'ai commencé à parler à sept ou huit ans. Pour tous, j'étais mentalement retardé. Je ne pouvais pas lire du tout. Le langage est mon plus grand problème. Je comprends le silence beaucoup mieux que les sons, honnêtement.

propos recueillis par françois Cervantes mise en forme: françois Cervantes, avec la collaboration de diane pavlovic