Un ingénieur d 1 Nicolas Esquillan entreprise :
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A notre époque qui se veut et se croit surinformée, l'ingé
nieur d'entreprise est un inconnu. Esquillan n 'échappe pas à la
règle. Il est pour tant l 'auteur du m o n u m e n t français le plus connu
des années cinquante, le Cni t , que l 'on attribue parfois à Pier
Luigi Nervi par erreur, le plus souvent à Camelot , Mailly,
Zehrfuss. N u l ne songe cependant à attribuer la tour Eiffel à
Sauvestre qui en fut l 'architecte. O r les deux monumen t s sont
comparables en ce qu'ils sont tous deux l 'œuvre non d 'un h o m m e ,
mais d 'une entreprise. La tour de 3 0 0 m a été imaginée et dessinée
par deux ingénieurs, Koechlin et Nouguier , et l'idée en a été
reprise par leur patron, Eiffel. Le Cni t a été imaginé et conçu par
un ingénieur, Nicolas Esquillan, et, signe de l 'évolution des
temps, reprise par un consort ium de trois entreprises, Balency &
Schuhl, Boussiron et Coignet pour le seul gros œuvre. Aucune ne
portait le n o m d'Esquillan, puisqu'il était directeur technique de
l 'une d'elles, Boussiron : la renommée tient à peu de choses...
Mais pour comprendre comment le projet de Nicolas
Esquillan fut retenu, il faut revenir en arrière, considérer ses
réalisations précédentes (les hangars de Marignane, entre autres)
et même celles de Simon Boussiron, car c'est au tout début de sa
carrière d 'entrepreneur que Simon Boussiron, le premier en
France et sans doute dans le monde , se lance dans les couvertures
en voile mince de béton.
N é à Perpignan en 1873, il avait suivi les cours de l'école des
arts et métiers d'Aix-en-Provence, était entré aux Ets Eiffel puis à
la Société pour travaux en béton armé, avant de fonder sa propre
entreprise en 1899. Il construit des ponts de dimensions encore
modestes, des planchers, et en 1906 dépose une demande de
brevet pour l 'articulation des arcs en béton ou en maçonnerie,
ceux-ci étant articulés en trois points, aux deux naissances et à la
clé. Il réalise ainsi l 'année suivante la couverture du canal Saint-
Mart in , à Paris, et le pon t d'Amélie-les-Bains, qui franchit le Tech
d 'une seule arche de 44 m. C'est donc dès les premières années de
son entreprise que Boussiron réalise ce qui restera ses deux
spécialités : les ouvrages d'art et les couvertures en voile mince.
Le premier, en effet, il a l'idée, en 1910, de couper la voûte
des halles de marchandises de Bercy à la gare de Paris-Lyon, pour
placer à la clé des lanterneaux vitrés. Chaque poteau supporte
deux demi-voûtes en béton armé qui se raccordent à celles de la
travée voisine par des poutres supportant le lanterneau. Les voûtes
ont 10 m de portée et 8 cm d'épaisseur.
Il réalisera bien sûr d'autres voûtes de ce type pour couvrir les
entrepôts et les ateliers de diverses compagnies de chemins de fer, à
Bezons, Roanne, Nevers, et, à partir de 1924, des hangars d'aéroport
au Bourget, à Reims, Nancy, etc., avec déjà des portées de 40 m.
En 1923, Nicolas Esquillan, tout frais émoulu de l'école des
arts et métiers de Châlons-sur-Marne, entra chez Boussiron un
peu par hasard. Il était né en 1902 à Fontainebleau, d 'un père
carrossier qui lui apprit à goûter la belle ouvrage et d 'une mère qui
lui fit découvrir la musique. Une bourse lui permit de poursuivre
ses études ; une relation c o m m u n e lui fit pousser la porte de
Boussiron. Celui qui allait devenir son maître plus encore que son
patron dirigeait à la fois le bureau d'études et l'entreprise ; il
pressentit apparemment vite les capacités du jeune ingénieur. La
sympathie fut réciproque.
Après avoir participé aux études de plusieurs ouvrages,
Esquillan se vit confier - à trente ans - la responsabilité du pon t
de La Roche-Guyon. Avec une longueur totale de 202 m, et une
portée de 161 m entre les naissances des arcs, il ravit en 1934 le
record mondial des ponts en béton armé à tablier suspendu à celui
de Saint-Pierre-de-Vauvray construit onze ans plus tôt par Eugène
Freyssinet, son aîné de vingt-trois ans. Deux ans plus tard,
Esquillan était n o m m é chef d'études des ouvrages d'art, Simon
Boussiron laissant la direction générale de l'entreprise à son
gendre, Jacques Fougerolle, né également en 1902 mais ancien de
l'Ecole centrale, et la direction administrative à Charles Pujade-
Renaud, qui venait, lui, de l'Ecole polytechnique. Esquillan
devint sous-directeur en 1939, puis directeur technique en 1941,
poste qu'il occupera jusqu'en 1971.
Jacques Fougerolle était mor t prématurément en 1965. Elu
à la chambre de commerce en 1945, à sa présidence en 1950, à
celle de la chambre syndicale des constructeurs en ciment armé en
1948, à celle de l'Ecole centrale en 1960 et à celle de nombreuses
autres organisations, il « savait faire confiance ». Esquillan recon
naissait bien volontiers « n'avoir jamais rencontré auprès de lui
que l'expression bien claire de cette confiance accordée a priori. Il
savait que M . Fougerolle assumerait quoi qu'il arrive la responsa
bilité des initiatives prises 1 ». U n exemple parmi d'autres : le
viaduc de La Voulte, construit en 1955 sur le Rhône pour la
S N C F , sur un projet variante proposé par Esquillan, coûta
exactement le double du prix consenti par la S N C F :270 millions
pour 135 millions de francs.
Il y avait à cela beaucoup de raisons, don t la principale était
la mise en œuvre de plusieurs techniques nouvelles alors que le
temps de préparation était t rop court : La Voulte fut le premier
pon t en béton construit par encorbellement, et la première
application de la précontrainte par torsion des câbles (procédé
BBR-Boussiron) ; c'était surtout le première fois que la S N C F
acceptait de construire un grand pont en béton précontraint, d 'où
l ' important nombre de contrôles, examens, etc., qui retardaient
l 'exécution. Il y eut surtout le résultat, chef-d'œuvre de l'art de
construire les ponts : 300 m d 'un tablier rectiligne de hauteur
constante, tendu d 'une rive à l'autre sur trois béquilles inclinées.
Restait la facture. Jacques Fougerolle compri t qu'« en ter
mes d'image », comme on dirait aujourd'hui , La Voulte ferait
pour Boussiron plus que n ' importe quelle campagne de publicité.
Les techniques qui y furent mises au point furent réutilisées à
Abidjan, et la renommée de La Voulte joua dans le choix de
l'entreprise pour le Cnit .
LES HANGARS DE MARIGNANE
Mais comptèrent sans doute aussi, et même davantage, les
hangars de Marignane, achevés en 1952. Par suite de circonstan
ces exceptionnelles, huit années passèrent entre le concours initial
et la construction ; le chantier put donc progresser ici tel qu'il
avait été étudié et préparé. Esquillan se plaignait souvent du temps
trop court laissé par des maîtres d'ouvrage trop pressés aux
bureaux d'études des entreprises. C'est le sort de l 'ingénieur
d'entreprise de ne pouvoir maîtriser son temps, à la différence de
l ' homme d'étude.
Déjà avant la guerre, en 1938, l 'entreprise Boussiron avait
construit à Marignane pour la SNCASE, un hangar d'hydravions
qui avait remporté le record de portée avec 80, 85 m d'ouverture
libre. Profond de 50 m, haut de 12 m, il avait dû être réalisé en
1 - Le viaduc de la Voulte, construit en 1955 sur le Rhône. Photo Ray Delvert.
2 - Les hangars de Marignane le 7 juillet 1952. Photo Ray Delvert.
sept mois selon les exigences du client. Il fut détruit avec toutes les
installations de l 'aéroport par l 'armée allemande en août 1944.
La reconstruction fut supervisée par Auguste Perret, archi
tecte-conseil du Secrétariat général de l'aviation civile. L'entre
prise avait gagné, en 1942, un concours portant sur la réalisation
d 'un hangar de 100 m d'ouverture, 60 m de profondeur et 15 m
de hauteur. Le projet, non réalisé par suite de l'invasion de la zone
Sud, fut réétudié à loisir.
Esquillan aurait pu extrapoler les dispositions adoptées
pour le hangar de 80 m, mais il jugea cette solution « paresseuse »
et préféra « profiter de l'occasion offerte pour rechercher une
structure qui, tout en convenant pour une portée de 100 m, serait
surtout valable et plus économique encore pour des portées
supérieures 2 ». Sa recherche porta sur une meilleure utilisation de
la matière. C'est ainsi qu'il parvint à l'idée d 'une couverture
autoportante réalisée par une succession de voûtes, ou ondes de
100 m de portée, à double courbure pour éviter le flambement ;
ces ondes seraient à la fois porteuses et couvrantes. Cette structure
était cependant d 'une complexité telle, surtout près des naissan
ces, qu'Esquillan profita du chantier du pont de Saint-Sylvestre
sur le Lot pour y faire construire une voûte d'essai.
Lorsque la chambre de commerce de Marseille envisagea
sérieusement la construction, en 1949, elle porta la hauteur libre
de 15 à 19 m et l'écart entre les deux cellules de hangar de 5,50 m
à 19 m. L'apport de Perret fut à la fois discret, car il « s'[était]
appliqué à ne rien modifier à la conception de l 'ingénieur », selon
Esquillan lui-même, et réel, car il rendit « plus harmonieuse une
ossature d'apparence trop dépouillée ».
Chacune des cellules est couvette de six ondes de 101,50 m
de portée, 9,80 m de largeur et 12,10 m de flèche. Ces ondes sont
constituées d 'une coque en béton de 6 cm d'épaisseur, armé par
du métal déployé dans la proport ions de six millièmes du volume
du béton. Ce voile s'épaissit dans les 11 m approchant des appuis
en même temps que l 'onde s'aplatit jusqu'à devenir parfaitement
droite à la rencontre de la sablière sur laquelle elle repose.
Ou t re le fait que cette portée constituait un record mondial
des couvertures en voile mince en béton armé, la réalisation du
double hangar de Marignane reste é tonnante par son mode de
construction. Jamais la préfabrication n'avait été portée aussi loin
dans un bât iment en béton armé. Les tirants de la couverture
furent coffrés sur des cales, sans étayage, de sorte que le sommet
de l 'onde terminée n'était qu 'à 13,50 m au-dessus du sol. Les
retombées des ondes furent coulées en premier, dans un coffrage
fait de deux demi-coquilles. Pour le reste, les ondes furent coffrées
successivement sur des échafaudages roulants et décintrées par
mise en tension des tirants, et donc soulèvement. Le travail au sol
facilita grandement ces opérations et leur surveillance.
Le levage de la couverture (6 400 m 2 , 4 200 t) se fit sur seize
colonnes, constituées d'éléments d 'un mètre de hauteur qui, en
plan, avaient la forme d 'un U ; à l 'intérieur était placé un vérin de
300 t. Après chaque levée, le vérin était retiré, le vide du U
cimenté pour la levée suivante, les colonnes servant ensuite de
poteaux définitifs. La première couverture fut levée en trente-huit
jours, la seconde en vingt-trois. Pour donner l'échelle, les deux
hangars envelopperaient largement les deux hôtels de Gabriel qui
bordent la place de la Concorde .
LE CNIT : LA GENÈSE Poursuivant le même genre de comparaison, le palais du
Centre national des industries techniques (Cnit) couvrirait la
largeur de la place de la Concorde à une hauteur maximale égale
à celle de l'arc de t r iomphe de l'Etoile. Le record qu'il a atteint en
1958 est toujours inégalé, et même pas approché.
Sans entrer dans les détails, on rappellera qu 'Emmanue l
Pouvreau, son maître d'ouvrage, président du Syndicat des cons
tructeurs français de machines-outils, eut conscience, dès le
lendemain de la guerre, de la nécessité pour les constructeurs
français de disposer d 'un lieu capable d'accueillir des manifesta
tions internationales. Ayant pu acquérir des terrains à la Défense,
il engagea les architectes du ministère de la Reconstruction
désignés pour ce secteur, Bernard Camelot , Jean de Mailly et
Bernard Zehrfuss, afin d'éviter tout litige ultétieur. Il leur de
manda d'occuper au maximum le tetrain avec le m in imum de
supports. Le 28 mars 1954, Jean de Mailly apporta l'esquisse
d 'une voûte reposant sur trois points, le terrain ayant approxima
tivement la forme d 'un triangle de 250 m de côté. Restait à savoir
si cette voûte était réalisable.
Zehrfuss, qui travaillait alors à la construction du palais de
l 'Unesco avec Pier Luigi Nervi, consulta ce dernier, et, en juin,
l'illustre ingénieur italien proposa une résille de béton portée par
trois arêtes et couverte de plaques de métal. L'idée était donc
réalisable ! Mais à quel prix ? dans quel délai ? et qui en prendrait
la responsabilité ?
Peu à peu s'imposa l'idée d 'une libre consultation de
constructeurs choisis sur références par Pouvreau, après avis des
architectes. La difficulté du projet stimula les ingénieurs et les
entreprises : outre l ' importance de la surface à couvrir et les
portées inusitées (plus du double de Marignane), le prix plafond
était bas et le délai court. Jacques Fougerolle, à la fois intéressé et
conscient des difficultés, s'allia avec Balency & Schuhl et Coignet.
Les trois entreprises formèrent au pr intemps de 1955 une équipe
chargée d'établir un projet sous la direction d'Esquillan, qui
bénéficiait de l'expérience de Marignane, avec Gilbert Lacombe,
auteur du pont de Tréguier (153 m de portée), directeur de
l'entreprise Coignet, Pierre Faessel, de la même entreprise, René
Perzo, de chez Boussiron, René C a m b o n et Roger Devars du
Mayne, de chez Balency & Schuhl.
En septembre 1955, Pouvreau, les architectes et les entre
prises se réunirent chez Mailly pour faire le point avec Pier Luigi
Nervi et Eugène Freyssinet. Cette réunion est restée dans les
mémoires par la sévère empoignade qui opposa les deux illustres
ingénieurs, Nervi estimant que le projet de Freyssinet était laid, et
Freyssinet que celui de Nervi ne pouvait tenir. Ils n'avaient hélas
tort ni l 'un ni l'autre. Les deux projets présentaient des risques de
flambement évidents, et il est vrai que celui de Freyssinet n'était
pas à la hauteur de ses autres réalisations. En outre, l 'un et l'autre,
étant ingénieurs-conseils, n'étaient soutenus par aucune entreprise.
Restaient donc en lice deux projets émanant des métalliers
et un projet mixte métal-béton, tous trois plus ou moins dérivés
du projet Nervi, et la proposition des trois entreprises Balency &
Schuhl, Boussiron et Coignet, ralliées au projet d'Esquillan et de
ses collaborateurs.
Ci-contre : Le Cnit en construction.
LE PROJET Il consistait essentiellement en une couverture autoportante
à double coque avec des fuseaux rayonnants à partir des trois
points d 'appui. Avec la préoccupation manifestée dans toutes ses
œuvres, Esquillan s'était attaché à trouver une structure qui
permît de conduire les efforts aux appuis par le chemin le plus
court. Alors que dans le projet de Nervi les efforts de la voûte se
transmettaient aux appuis par l ' intermédiaire des arcs porteurs,
Esquillan, en multipliant les fuseaux, descendait directement les
efforts aux appuis.
Adopté et soutenu par les trois entreprises, le projet ne fut
pas accepté d'emblée par Pouvreau et les architectes qui souhai
taient que l 'on puisse affirmer la structure par des caissons
profonds marquant la face interne de la voûte. Or , à ce stade, les
deux coques étaient prévues avec des courbures opposées pour
réduire la hauteur des âmes, ce qui donnai t un effet de ballon, jugé
avec raison inesthétique par les architectes.
O n en était à la fin de 1955, et la balance penchait plutôt du
côté des métalliers malgré les surcoûts dus au flocage pour la
sécurité, à l'isolation pour le bruit en cas de grêle ou même de
pluie, et à la peinture. Il n 'y eut donc pas de vacances pour
Esquillan et son équipe, qui, après avoir envisagé plusieurs
solutions, choisirent de placer la courbure des deux coques dans
le même sens. Malgré l ' inconvénient d'âmes plus hautes, l'aspect
était meilleur, et l 'étaiement de la coque supérieure serait facilité.
Cette solution emporta l 'adhésion le 2 janvier 1956.
LE CHANTIER
Restait à l'exécuter. D e nombreuses études et essais menés
par Pierre Faessel et René Perzo furent nécessaires pour mettre la
voûte au point , éliminer les risques de flambement, général mais
aussi local par cloquage ou plissement des coques. Quel serait
l'effet de la neige ? non seulement de son poids, mais du refroidis
sement sur la coque supérieure alors que la coque inférieure était
chauffée. Malgré l ' impératif du délai, la démarche d'Esquillan fut
d 'autant plus circonspecte (le mot est de lui) qu'il n'était soumis
à aucun contrôle extérieur, les trois entreprises prenant l'entière
responsabilité du projet. Il fut mené à bien avec une équipe de
onze ingénieurs et dix-huit dessinateurs.
C o m m e toujours chez Esquillan, l 'étude du projet fut, dès sa
conception, dominée par les moyens d'exécution. Une exécution
traditionnelle aurait nécessité l 'engagement de sept à huit cents
ouvriers qualifiés, ce qui était alors pratiquement impossible sans
perturbation grave des autres chantiers parisiens. De plus, l'empla
cement du futur Cni t ne laissait que très peu de dégagements.
Pour ces raisons, la préfabrication fut, là aussi poussée, au
maximum, avec une usine installée à trois kilomètres en bordure
de la Seine, près du pon t de Bezons, si bien que l'effectif ne dépassa
jamais trois cent cinquante ouvriers. C'est dans cette usine,
alimentée par péniches et par wagons, que furent moulés les
planchers et les escaliers, plus spécialement étudiés par Gilbert
Lacombe. Ils furent posés en premier, car, étant donné le volume
à couvrir, un échafaudage roulant aurait nécessité plus de mille
kilomètres de tubes métalliques.
Dans le même but, la voûte fut conçue pour être exécutée
en trois phases, d 'abord les trois premières ondes de part et d 'autre
de l'arête de noue, puis les ondes 4 à 6, enfin les ondes 7 à 9 aux
bords des façades. Il suffisait de déplacer l 'un après l 'autre les dix-
huit ensembles mobiles constituant l'échafaudage, sans démontage,
pour passer à la phase suivante. D e cette façon, on n 'eut besoin
que de 280 kilomètres de tubes.
En septembre 1956, commença le forage des puits de
6,50 m de profondeur, pour y fonder les poteaux devant suppor
ter les planchers ; leur mise en place, et celle des planchers,
s'effectua pendant l'hiver et le pr intemps de 1957, ainsi que la
construction des culées.
Le 18 juillet 1957, la première grue Weitz de 90 t ( 3 0 m de
hauteur, 50 m de bras) fut hissée sur le quatrième plancher à 22 m
de hauteur, ce qui permettait d 'atteindre 30 + 22 = 52 m, la clé de
la voûte étant à 50 m.
La couverture fut construite sur un « cintre-coffrage »
réutilisable à chacune des trois étapes, en commençant à chaque
fois par la mise en place du coffrage de la coque inférieure, puis à
son coulage, à la mise en place des âmes et des tympans préfabri
qués, à celle du coffrage de la coque supérieure, de son coulage,
puis du décintrement. Le ferraillage est fait d 'un treillis de fers de
5 m m de diamètre dans le sens de la courbure et de 4 m m dans
celui des fuseaux. L'épaisseur de la coque est de 65 m m , avec une
tolérance maximale de 3 m m . Cette tolérance exceptionnellement
réduite, étant donné la surface à couvrir, fut bien respectée ; on en
eut la preuve par la mesure de la poussée sur les vérins lors du
décintrement. Si on se souvient que la pente de la couverture
atteint 35°, on pourra mieux apprécier la qualité des bétonniers
du Cnit . Après la pose des âmes et des tympans préfabriqués, la
même opération fut répétée pour la coque supérieure, à la
différence qu'elle fut coffrée sur des panneaux de fibre de bois
aggloméré de 4 cm d'épaisseur qui restèrent en place pour donner
une meilleure isolation au bâtiment.
Vingt et un jours après la fin du coulage du premier fuseau,
le 28 février 1958, l 'opération de décintrement commença. O n
mit en place dix vérins hydrauliques de trois cents tonnes entre les
faces de contact des deux coques, à 11 m des naissances ; ces dix
vérins étaient actionnés par une seule pompe . Pour ne pas
déstabiliser les culées, il était nécessaire d'équilibrer la poussée
effectuée avec les vérins par la mise en tension des tirants reliant
les culées au fur et à mesure de son accroissement. Ces tirants,
enterrés par mesure de sécurité, et donc suivant une ligne brisée,
sont constitués de quarante-quatre câbles composés chacun de
vingt-quatre fils de 7 m m de diamètre. Ces câbles se croisant au
départ en suivant les directions des façades, chaque culée tient
l 'amorce de quatre-vingt-huit câbles.
L'opération dura cinq jours avec neuf équipes reliées par
radio. Le 6 mars 1958 - grande émotion - , le premier fuseau fut
décintré. Une ouverture supplémentaire de 2 cm aux vérins eut
pour effet de soulever la clé de voûte de près de 6 cm, dans le but
de compenser la moitié des déformations prévisibles à venir.
Quat re mois plus tard, la voûte s'était abaissée de cette même
valeur. Une nouvelle poussée souleva derechef la clé de près de
8 cm. La seconde moitié des déformations prévues étant ainsi
compensée, on bloqua le logement des vérins en y coulant un
massif de béton, ce qui permit de récupérer les vérins.
Les deuxième et troisième fuseaux furent décintrés de la
même manière par des batteries de douze vérins, l 'opération se
terminant le 26 juin pour le deuxième fuseau, le 25 septembre
pour le troisième. Treize jours plus tôt, le président de la Répu
blique, René Coty, était venu inaugurer la premier salon
Mécanelec : seize mois s'étaient écoulés depuis le commencement
de la construction des culées.
DES LIMITES DE L 'ESPRIT GÉOMÉTRIQUE
Les témoins de la réunion du 4 septembre 1955, au cours de laquelle furent examinés les projets d 'Eugène Freyssinet
et de Pier Luigi Nervi pour le futur palais du Cni t , se souviennent de la sévère empoignade qui opposa les deux illustres
ingénieurs, le premier estimant que le projet de Nervi ne pouvait pas tenir, le second que celui de Freyssinet était laid. Ils
n'avaient tort ni l 'un ni l 'autre, et il est à parier que si l 'un ou l'autre projet avait été retenu, il eut été réalisé différemment,
car ni l 'un ni l 'autre ingénieur n 'on t eu - à ma connaissance - d'accidents graves, et toutes leur œuvres sont belles.
O r les deux qualités, solidité et beauté, ne sont pas liées : le nouveau pon t Morand à Lyon supporte, malgré sa laideur,
son double trafic depuis bientôt vingt ans, et le Panthéon, généralement considéré comme une grande œuvre, voire un
chef-d'œuvre, ne cesse d'être repris depuis deux cents ans, sans qu 'aucun des nombreux travaux de réfection entrepris ne
l'ait jamais réellement consolidé.
Cela vient, à m o n sens, de ce que l'art de construire est aussi une science, et réciproquement. Si la science, qui relève
de la raison, peut se transmettre par l'intelligence, l'art, qui relève de l ' intuition, ne se transmet que par la fréquentation,
la familiarité, la pratique. Aucune école n 'apprend la poésie ; aucune école n 'apprend l'art de construire. Simplement, il
y a, ou non , un don qui se cultive ; de la même façon qu'il y a, ou non, un don des mathématiques, qui lui aussi se cultive.
Mais les deux ne se cultivent pas de la même façon.
Et si les deux sont essentiels à l'art de construire, l ' intuition a le premier rôle, pourvu que, comme l 'improvisation
en musique, elle s'appuie sur une longue pratique. Pour corroborer cette affirmation, je citerai trois des plus grands
constructeurs français de ce siècle :
- Charles Rabut (1852-1925) qui enseigna le premier cours de béton armé à l'Ecole des ponts et chaussées : « Dans
l 'élaboration d 'un projet, on est souvent pot té à croire que les calculs sont l ' instrument d'investigation principal. C'est
là une tendance fréquente et d'ailleurs explicable chez les jeunes ingénieurs ; beaucoup d'entre eux mettraient volontiers
l'ouvrage en équation avec les dimensions principales comme inconnues à déterminer par les conditions de stabilité
appliquées strictement. Ce n'est que peu à peu que, l'expérience aidant, on s'aperçoit que les calculs ne sont qu ' un outil
permet tant de préciser et de mettre au point la conception de l 'ingénieur.
Cette mise au point est le seul rôle du calcul, et c'est alors seulement qu'il doit intervenir. Il ne doit servir qu 'à donner
une approximation plus avancée aux dimensions choisies d'inspiration, que la documentat ion, la critique, l ' induction et
l'expérience ont suggérées à l 'ingénieur. » (Cours de béton armé, 1910.)
- E u g è n e Freyssinet (1879-1962) inventeur de la précontrainte du béton et constructeur de nombreux chefs
d 'œuvre : « M o n passage à l'école n 'a pas fait de moi un polytechnicien au sens ordinaire du terme, c'est-à-dire un h o m m e
qui croit dur comme fer aux vertus et à la puissance du raisonnement déductif, particulièrement sous des formes
mathématiques. [...] Il n'existe pour moi que deux sources d ' information : la perception directe des faits et l ' intuition en
laquelle je vois l'expression et le résumé de toutes les expériences accumulées par la vie dans le subconscient des êtres, depuis
la première cellule. Il faut, bien entendu, que l ' intuition soit contrôlée par l'expérience. Mais quand elle se trouve en
contradiction avec le résultat d 'un calcul, je fais refaire le calcul, et mes collaborateurs assurent que, en fin de compte, c'est
toujours le calcul qui a tort.
Q u ' o n me comprenne bien : je ne nie pas la grandeur et la beauté des mathématiques ; elles ont fourni aux Einstein
et aux de Broglie le langage avec lequel ils ont écrit la plus grandiose épopée que les hommes aient jamais conçue. Je ne
conteste pas davantage leur utilité dans notre métier ; je ne me suis pas privé de les utiliser à l'occasion.
Mais nous ne devons jamais oublier qu'elles ne nous fournissent que des moyens de changer la forme des données
que nous possédons déjà, et quels que puissent être l 'intérêt et l'utilité de telles transformations, nous ne retrouvons jamais
à la fin d 'un calcul que ce que nous y avons mis à l'origine. » (« Naissance du béton précontraint et vue d'avenir », in
Travaux, juin 1954.)
- N i c o l a s Esquillan (1902-1989) , constructeur, entre autres chefs-d'œuvre, du palais du C n i t : « D a n s ma
conception des ouvrages, ma première recherche, essentielle, a toujours été de déterminer les points d 'appui les plus
judicieux, soit verticaux, soit horizontaux, et d'organiser la structure pour y conduire les forces le plus rationnellement
possible, et en tous cas le plus économiquement . [...] L'art de dresser un projet ne consiste pas tant à résoudre un système
d'équations par le calcul, que de bien les poser après avoir imaginé toutes les hypothèses plausibles. Si une culture
mathémat ique sérieuse est utile et nécessaire pour formuler les résultats de l'expérience, il ne faut jamais oublier que l 'on
n'a aucune chance de retrouver à la fin d 'un calcul ce que l 'on aura oublié d ' introduire initialement. En d'autres termes,
si le projeteur a omis un effort ou une déformation en un point donné d 'une structure, le calcul ne les lui fera pas
retrouver. » (Conférence sur l'art de construire prononcée lors de sa réception comme docteur honoris causa à l'université
de Stuttgart en 1965.)
Les panneaux vitrés, conçus par Jean Prouvé, seront posés
ultérieurement ; le palais et ses abords seront fin prêts pour les
Floralies qui recevront 1 700 000 visiteurs en dix jours d'avril
1959. Par rapport au projet initial de Nicolas Esquillan, il y avait
eu deux modifications : l 'une à la demande de Prouveau qui,
ayant besoin de davantage de surface utile, fit construire trois
niveaux de plancher en débord du plan des façades ; l 'autre,
semble-t-il, à la demande des entrepreneurs qui, à bout de souffle,
arrêtèrent la voûte au droit de la façade au lieu de la continuer sur
quelques mettes pour l'abriter et créer une ligne d 'ombre souli
gnant la courbe de la voûte. Le Cni t semble en effet n'avoir pas été
une bonne opération financière pour les trois entreprises. Aucune
ne regretta cependant d'y avoir participé. Il est vrai qu'elles étaient
dirigées par des ingénieurs, non par des financiers. C'est sans
doute aussi la raison pour laquelle aucune n'a survécu à la
tourmente des années soixante-dix.
Le Cni t lui-même en subit le contrecoup. Après avoir lancé
la Défense (l'établissement public, Epad, fut créé quinze jours
avant son inauguration), il fut étouffé par elle. La dalle piétons, en
montan t le niveau du sol, enterra ses naissances ; puis la Sari fit
une opération financière en rachetant le palais et en demandant
à Andrault et Parât de le transformer en centre d'affaires interna
tionales. Esquillan mouru t huit mois avant de voir l 'opération
terminée, le 21 janvier 1989.
LES « ENFANTS » DU CNIT
pouvant réunir s imultanément les vues et les qualités respectives
de l'ingénieur, de l'architecte et du constructeur. La caractéristi
que de l'architecte est sa sensibilité et son apti tude à la recherche
de la beauté. Celle du constructeur est l 'action et l 'acceptation des
risques qu'elle comporte . La science de l 'ingénieur découle de
l 'examen critique des résultats de cette action ; ensuite, à son tour,
elle la détermine et lui fournit de nouveaux moyens. Ainsi, par
cycles successifs, et par un effort constant dans la recherche de la
perfection, l'art de construire évolue progressivement pour pro
duire des ouvrages de plus en plus audacieux, des lignes de plus en
plus pures, suivant l'adage bien connu "agir pour savoir ; savoir
pour agir". »
Mais auparavant, il eut deux autres occasions de construire
des grandes voûtes. Il aurait pu tefaire, ou adapter, le dessin du
Cni t . Ce n'était pas dans son caractère : chaque fois, il t int à
innover, à marquer un progrès. Le premier de ces deux bâtiments
fut le palais des expositions de Tur in , pour lequel il fut appelé par
le professeur Franco Levi. Le projet retenu avait, en plan, la forme
d 'un hexagone qui, inscrit dans un cercle, aurait eu 122 m de
diamètre. Franco Levi avait proposé de ne retenir qu 'un point
d 'appui sur deux, ce qui revenait à poser la couverture sur les
sommets d 'un triangle équilatéral. Mais comme, en plan, le palais
garde la forme d 'un hexagone, la voûte, toujours autoportante à
deux coques, est en porte-à-faux de 37,50 m du plan des façades.
C'était en 1960, pour fêter le centenaire de l ' indépendance et de
l 'unité italiennes.
Hu i t ans plus tard, les Jeux olympiques d'hiver devaient se
dérouler à Grenoble. Pour abriter les compétit ions sur glace, il
fallait couvrir une piste de 60 m sur 30 m et les gradins. La ville
voulait une couverture en paraboloïde hyperbolique, necplus ul
tra de la moderni té au début des années soixante. Le délai était
court : dix-huit mois pour la réalisation, deux mois à peine - et en
pleine période de vacances - pour la préparation du concours.
Esquillan jugea plus sûr de reprendre une technique éprouvée,
mais en lui donnan t un « plus ». La couverture est composée de
deux voûtes cylindriques croisées de 95 m et 65 m reposant sur
quatre points d 'appui. Les portées sont plus faibles que dans les
palais précédents, mais les porte-à-faux sont quand même de
48 m. Malgré l'hiver très rude de 1967, la première manifestation
publique aura lieu dix-huit mois moins cinq jours après l 'ordre de
lancement des travaux.
Pour conclure je laisserai la parole à Esquillan : « J'ai
toujours estimé impossible de dissocier la conception et la réali
sation. Car, selon moi, l 'œuvre la plus satisfaisante à tous égards
ne peut être réussie que par un seul individu ou une seule équipe,
Notes
1. Charles Pujade-Renaud et Nicolas Esquillan, « Hommage à Jacques Fougerolle », in Jacques Fougerolle, Association amicale des anciens de l'Ecole centrale, Paris, 1967.
2. Nicolas Esquillan,.« Le hangar à deux nefs de 101,50 m de portée de l'aéroport de Marignane », Annales de l'Institut technique du bâtiment et des travaux publics, septembre 1952.