Un inédit de Karel Appel - Les Lettres françaises ...

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 6 janvier 2007. Nouvelle série n° 33. Un inédit de Karel Appel Burning Child, de Karel Appel. Tabac ... « Il n’est rien d’égal au tabac ; c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. » Molière, Dom Juan. APPEL : FONDATION KAREL APPEL

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 6 janvier 2007. Nouvelle série n° 33.

Un inédit de Karel Appel

Burning Child, de Karel Appel.

Tabac... « Il n’est rien d’égal au tabac ;

c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. »Molière, Dom Juan.

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SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 6 janvier 2007. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correction - photogravure : SGPCorrespondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marc Sagaert (Mexique)Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 3 février 2007.

ÉDITORIAL

La nouvelle année est arrivée

par Jean Ristat (*)

RENDEZ-VOUS CINÉMA

Bouts de vies, bouts de rêves…Trois films documentaires de Hamid Benamra

Joe Coco, Mohamed Aksouh et Mustapha Boutadjine,trois documentaires inédits de Hamid Benamra seront

projetés au Centre culturel algérien de Paris, en présencedes artistes. Joe Coco, danseuse guadeloupéenne du Moulin Rouge de Paris et deux artistes peintres avec deux visions innovantes. Trois témoignages et desémotions, de la douceur à la révolte.

En avant-premièrele 25 janvier 2007, à partir de 19 heures au Centre culturel algérien, 171, rue de la Croix-Nivert, 75015 Paris. Métro : BoucicautRéservation : 01 45 54 95 31.Places limitées.

Je voudrais, tout d’abord, présenter à nos lecteurs les bonsvœux de l’équipe des Lettres françaises, une petite équipecertes mais vaillante et déterminée. En effet, nous ne pour-

rions pas, à nous tous réunis, et même en nous comptant bien,disputer un match de football ! Mais comme disait le camaradeAragon, les choses sont ainsi !

Je ne peux pas oublier non plus, dans ma corbeille, les sou-haits les plus ardents de succès pour notre journal l’Humanitéet toutes celles et tous ceux qui contribuent à le faire exister avecle dévouement et le courage qu’on connaît.

Vous me diriez que cet éditorial vous a un petit air de dis-cours de sous-préfecture que je n’en serais pas étonné. Mais, lamusique seule, ici, est trompeuse. Derrière la mécanique d’unerhétorique trop bien huilée se cache une certaine gravité et beau-coup de chaleur amicale. Aussi puis-je me permettre, si vous levoulez bien, d’exprimer des vœux plus personnels encore.

Je vous souhaite une longue vie, et pour cela, de ne plus fu-mer car fumer non seulement tue mais peut entraîner une mortlente et douloureuse. De ne plus boire également, même avecmodération, car les ravages dus à l’alcool sont incommensu-rables, au volant d’une automobile, dans la rue ou à la maison :songez aux accidents qu’il provoque, aux bagarres dont il est lacause !

Pensez aux hommes ou aux femmes battus sous l’empired’un excès de vins ou de spiritueux. Il existe, on le voit, un al-coolisme passif comme un tabagisme passif. Remarquez ce-pendant que j’ai écrit spiritueux et non excès d’esprit. Mais je

m’interroge : est-ce que trop d’intelligence, de liberté de penséene représentent pas pour certains un danger qu’il faut com-battre par tous les moyens ?

Devrais-je également vous, nous souhaiter moins d’amouret de plaisir ? Je n’ose franchir cette étape, emporté que je suisdans mon élan sanitaire. Mais je vois bien qu’un jour, il faudraréglementer ces débordements, au bout du compte nuisibles aubon ordre public et aux finances de l’État.

Qu’on fasse confiance à ceux qui nous gouvernent : ils ontplacé dans nos rues comme dans nos têtes un policier qui noussurveille et saura porter remède aux maux séculaires dont noussouffrons.

Je ne parlerai pas évidemment du droit pour chacun à un lo-gement ou un travail. Cela est du ressort du Père Noël et,comme vous le savez, d’évidence nous sommes le 6 janvier.Nous attendrons donc avec patience la fin de l’année 2007. Avecpatience, vraiment ?

Ah j’oubliais ! Je vous donne rendez-vous le 21 janvier, à10 heures précises, place de la Concorde, au pied de la statue dela ville de Lyon, où nous fêterons, à quelques-uns, les régicides.Comme autrefois, de 1989 à 1993. Les royalistes sont priés des’abstenir. Honni soit qui mal y pense.

Bonne année à tous donc ! Bonne année à nous qui auronsun nouveau président, peut-être. « L’espoir luit comme un brinde paille dans l’étable », disait le bon Verlaine…

(*) Membre du Pipe Club de Londres.

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Jean Ristat : La nouvelle année est arrivée. Page II

Lisette Malidor, Jean-Pierre Han : Tabac : le révélateur du fonctionnement d’une société.Page IIIJean Ristat : Les amants de lady Nicotine Page IVJ. Deschamps : Ma pipe. Page IVClaude Schopp : Le désenfumage des dictionnaires.Page VGérard-Georges Lemaire : La volupté de la dernière cigarette. Page VFranck Delorieux : C’est drôle de voir le mondevieillir plus vite que soi. Page VI

François Eychart : De Grossman à Littell. Page VIIGérard-Georges Lemaire : Les voyages extraordinaires de Balzac. Page VIIIFranck Delorieux : Les jardins d’Alcibiade. Page VIIIAnne Palatine : Le dernier coup de gueule de Cendrars. Page VIIIJean-Pierre Han : Ibsen, un dramaturge de notre temps. Page IXPatricia Reznikoff : Un empereur de soi-même.Page IXGeorges Férou : Fantôme d’Orient. Page IXBaptiste Eychart : Tardi au cœur du réel. Page XSidonie Han : Essai en images. Page XFrançoise Hàn : Solitude et souci du monde (chronique). Page XIGeorges Férou : Rembrandt à Istanbul. Page XIChristine Sourgins : Le temps du regard de Yo Marchand. Page XIBlandine Laurier : Le motfrage selon Jean-François Bory. Page XIIGiogio Podestà : L’invention d’Annibal Carrache.Page XIIGiani Burratoni et Franck Delorieux : Chronique partisane. Page XIIIJustine Lacoste : Adolf Hoffmeister, homme de plumes et d’encres. Page XIIIClaude Schopp : Journal d’un cinémateur. Page XIVJosé Moure : Les Infiltrés de Scorsese : un très bon cru d’origine contrôlée. Page XIVGaël Pasquier : Vincent Dieutre et les fantômes de ces messieurs de Port-Royal. Page XIVJean-Pierre Han : Rendez-vous raté. Page XVGérard-Georges Lemaire : Acker/Allio. Page XVClaude Glayman : Des Mozart d’hier et d’aujourd’hui. Page XVKarel Appel : Éloge du rouge. Page XVI

CONFÉRENCE-DÉBATLe 10 janvier 2007, à 18 heures, le peintre Gianni Burattoniévoquera sa passion des auteurs antiques, et leur influencesur son travail au cours d’une rencontre à l’Union locale de la CGT, 74, quai de l’Hôtel de ville, 75004 Paris.

À ÉCOUTERNe ratez pas les Jeudi littéraires de 10 heures à 12 heures sur Aligre FM 93.10. Une émission... littéraire animée par Philippe Vannini

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T A B A C

Tabac : le révélateur du fonctionnement d’une société

Voilà sept ans que vous caressez le projet demonter un spectacle sur le tabac. Sept ansde travail et de lutte, car vous avez toutes les

difficultés du monde pour parvenir à vos fins etmonter une production. De moins obstinés quevous auraient déjà abandonné. Pourquoi une telleténacité ?

Lisette Malidor. Ce projet est un rêve qui cor-respond à un moment particulier de ma vie intime.J’étais en pleine réflexion sur mon travail de co-médienne, et pour tout dire sur mon existence danscette société qui est une société éclatée. Mon iden-tité aussi est éclatée. Je suis à la fois française etétrangère, antillaise ; je me sens différente et mepose toujours la question des étrangers.

La diversité des gens devant moi m’est appa-rue un jour alors que j’étais à la terrasse d’un café.J’ai été prise de vertige. C’était à la fois magnifiqueet troublant. À la fois beau et laid. Des images ontsurgi, mélangées à l’odeur de parfums. Commentfaire passer cette sensation à travers mon travail ?Comment transmettre ce trouble qui m’avait sai-sie ? Il se trouve qu’à l’époque j’étais au chômage– mais être au chômage ne veut pas dire ne rienfaire ; ça gamberge, ça rêve, et on finit par se réfu-gier quelque part. Comme toujours je me suis ré-fugiée dans une bibliothèque, la bibliothèque del’Arsenal. Et c’est en discutant avec les bibliothé-caires que je me suis dirigée vers les parfums, puisvers les tabacs. J’ai trouvé et consulté des textesqui parlaient des parfums, et ces parfums m’ontamenée vers le tabac et ramenée vers mon identité

antillaise et, à tra-vers elle, à mes sou-venirs d’enfance.

Au fur et à me-sure de mes décou-vertes de textesj’avais l’impressiond’être ramenée à

une véritable identité par rapport à l’Afrique, auxAntilles et à l’esclavage. La connaissance de l’es-clavage m’apprend qui je suis. Suis-je totalementantillaise ou suis-je africaine et antillaise ? Dejeunes Antillais se posent ce genre de question au-jourd’hui. Serions-nous des descendants de l’es-clavage ?

Je me disais que j’aimerais bien parler du tabac,mais pas selon l’image qu’on lui donne mainte-nant. Je ne puis parler du tabac sans passer par ladescription de mon identité particulière. D’autantque je suis allée en Afrique, que j’y ai travaillé…J’ai été étonnée de voir que la première chose queles enfants proposent dans les rues, c’est du tabacpour essayer de survivre. La pauvreté liée au ta-bac… Je me suis souvenu que c’est le tabac qui aservi à monnayer les esclaves. La question metrouble. Surtout que j’ai appris, à travers mes recherches, quele tabac n’existait pas en Afrique ; ce sont les colons qui l’ontapporté.

J’ai donc travaillé sur la question, et je me suis rendu compteque tous les textes entraient en résonance les uns avec les autres,se faisaient écho. Ce sont toujours les mêmes mots qui revien-nent ; il est toujours question du bien et du mal, de l’interdit, del’économie, de l’argent, du danger…

Restons-en aux odeurs, aux images, autrement dit, à la no-tion de plaisir…

Lisette Malidor. Personnellement, je ne fume pas ! Maisj’aime beaucoup l’élégance que dégagent les fumeurs. J’aimel’odeur (encore !) du cigare. J’avoue adorer recevoir les baisersd’un homme qui fume le cigare ! Il y a une sensualité que j’aime.L’odeur de la pipe aussi me trouble et me renvoie à ce papa-dodo, un vieil homme presque aveugle, le frère de ma grand-mère, qui nous gardait, les enfants de la famille (nous étions huitenfants) et ceux de mes oncles. Ce papa-dodo fumait la pipe, etson odeur mélangée à celle du pipi-caca des enfants était à lafois agréable et désagréable. Sa relation toute de tendresse auxenfants était liée à cette senteur. C’est lui qui nous racontait deshistoires, celle en particulier où il était question de Tombouc-

tou, une ville mythique pour moi et qui me renvoyait à desguerres tout aussi mythiques…

Je n’oublie certes pas que j’ai perdu des amis qui avaientbeaucoup fumé… Mais je voudrais revenir à ces moments pas-sés dans la bibliothèque à la découverte de textes. Puisque vousparlez de plaisir, ma rencontre avec ces textes m’a procuré unvrai plaisir. Je me suis rendu compte que les lois contre le tabacétaient toujours les mêmes depuis le XVIe siècle. C’étaient lesmêmes lois, les mêmes codes, que contre les esclaves. J’aimebeaucoup la relation entre la plante et l’homme. Il existe un rap-port d’identité de l’homme et de la femme, du mâle et de la fe-melle. Ce n’est pas un hasard si l’histoire de l’identité du tabacest la même que celle de l’identité des étrangers. Je relie com-plètement ces deux choses. La preuve est là : le tabac va être cul-tivé, retourner dans les pays du tiers-monde.

Je me suis pour ainsi dire métamorphosée en tabac ! « Depuismon arrivée du Nouveau Monde, vous me goûtez et mecondamnez. Je suis pour vous le poison et le remède. Vous medites capable de miracles et suppôt du démon, mais toujoursvous approchez de moi le souffle d’une allumette. Par moi voussouffrez, mais ne pouvez vous passer de ma compagnie »… C’estexactement pareil avec ma propre identité, l’identité des étran-

gers. Le monde s’est ouvert aux autres, à la dif-férence, par curiosité. À un moment donné toutsemblait possible. Tout devient maintenant im-possible. Ce que l’on a désiré, on doit le rejeterparce que ça a dépassé le rêve.

Tout cela n’est-il pas lié à un refus du plai-sir ?

Lisette Malidor. Quand j’étais enfant, mamère gardait toujours dans son armoire desdraps, des nappes… les meilleures choses, pourl’étranger. Il y a quelques années, l’étrangerétait attendu et tout était préparé pour bienl’accueillir. Cet aspect-là des choses a complè-tement disparu. L’étranger fait peur désor-mais ; le désir de partage n’existe plus. Ac-cueillir l’étranger, c’était s’ouvrir au monde, al-ler vers la connaissance… sentir son parfum,entendre ses paroles, le toucher. Le rejet del’étranger, aujourd’hui, est violent. Encore unefois, cela ne m’étonne pas que le tabac soit lié àcette histoire.

Votre plaisir n’est-il pas aussi celui de la dé-couverte des mots ?

Lisette Malidor. Le plaisir des mots, de cesmots, qui me ramenaient à des images d’autre-fois. Il y avait là une véritable sensualité qui merapprochait de cette plante qui est devenue, dit-on, un danger pour l’homme. M’identifiant àcette plante, j’ai fini par me demander : qu’a-t-on fait de moi ? De moi qui fus une plante mé-dicinale, une plante que les chamans utilisaientpour parler à Dieu, pour éradiquer le mal. Leplaisir de fumer… ce plaisir-là, les colons n’ontpas hésité à se l’approprier et à en faire com-merce. Les textes que j’ai trouvés sont clairs àce sujet.

Il est question de la confiscation du plaisir.Lisette Malidor. Bien sûr ! Écoutez ce Dis-

cours sur le tabac écrit au XVIIe par un certainBaillard : « Que la nature ayant fait un miraclene devait pas le cacher plus de six mille ans àl’une des moitiés du monde, qu’elle fut injustede le reléguer si longtemps parmi les barbareset les sauvages, qu’elle fut moins indulgentepour nous que pour eux… » Et puis il y a éga-lement eu le poids de la religion. Des papes ontessayé d’empêcher les gens de fumer, menaçantceux qui ne les écouteraient pas d’aller en en-fer. Le rapport au plaisir a été apporté dans unpays qui était en manque de plaisir et où la re-ligion dominait tout. La plante mettait la reli-gion en danger !

Finalement la plante apparaît comme le ré-vélateur du fonctionnement d’une société…

Lisette Malidor. Exactement, et cela depuisle début jusqu’à aujourd’hui. L’histoire du ta-bac est liée à l’histoire de notre société, de sa li-

berté de vie.À vous écouter je commence à comprendre pourquoi vous

avez tant de mal à monter une production pour votre spectacle…Lisette Malidor. Pourtant lorsque j’ai abordé ce sujet, la

condamnation du tabac n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui.Ma démarche n’est en rien inspirée par ce qu’il se passe en cemoment. Je me dois simplement, en tant qu’artiste, de parler desautres et de moi-même à travers une situation, à travers l’his-toire. Pourquoi avoir choisi d’être cette plante qui représente untel danger pour notre société ? Te considères-tu comme un dan-ger pour notre société ? J’ai choisi d’être cette plante parce queje voudrais entrer dans le corps de celle qui a servi de monnaied’échange, qui a servi à acheter mes ancêtres…

Quelque part, au bout du compte, vous passez par le tabacpour être face à vous-même.

Lisette Malidor. Exactement. J’avoue que c’est très troublantde vouloir interpréter tous les tabacs. Mais il n’y a pas de raison :c’est ce que je ressens. Je sais que le spectacle, pour lequel Phi-lippe Grumberg écrit, ne sera fort que s’il me raconte, s’il est vé-ritablement moi. J’espère simplement qu’il y aura plus d’avenirpour l’homme que pour le tabac…

Entretien réalisé par Jean-Pierre Han

En son temps, Aragon avait, en une des Lettres françaises, salué l’apparition de Lisette Malidor sur la scène parisienne.Le temps a passé, Lisette Malidor n’a pas oublié ce « salut ». Son parcours artistique s’est singulièrement enrichi pournotre plus grand bonheur. Depuis six à sept ans elle travaille à un projet qui lui tient à cœur : un spectacle sur le tabac.

J’avoue adorerrecevoir les baisersd’un homme quifume le cigare !

DR

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T A B A C

Ma pipeDans son journal, flamberge au vent, le Mousquetaire (1853-1854), Alexandre Dumas aimait presser contre sa vaste poitrine de jeunes cadets inconnus, comme ce petit enfant attardé

du siècle, frère d’Emma Bovary, J. Deschamps (de Rouen), dont on ne sait rien par ailleurs (un Julien Deschamps publiera dans les années 1860 un poème sur la Charité et fera jouer quelques vaudevilles). Son poème est imprimé dans le numéro du 16 juillet 1855.

Viens, jeune homme, au foyer de ma pipe remplie,Viens apporter le feu qui lui donne la vie ;Que son âcre encens monte à mon front engourdi,Que pour un peu de temps au moins il me délivreDes choses de ce monde et de l’ennui de vivre ;Des tourments d’ici bas qu’il me donne l’oubli.Oui, tout ce que je vois m’irrite,Et le mieux est de m’endormir ;Pourtant l’humanité s’agite,Et chacun court vers le plaisir ;Il semble que le sort de l’hommeEst de suivre en vain ce fantôme ;Errer, n’être pas où l’on est ; Laisser, dans d’incessants projets,Le supportable pour le pire ; Sans trop savoir ce qu’on désire,Rêver des charmes inconnus ; Renier même ses tendressesPour chercher dans d’autres ivressesUne sensation de plus, Vieillir enfin, l’âme étonnéeDe n’avoir pu rien accomplir ;Et, sans avoir vécu, mourir ; N’est-ce pas notre destinée ?Moi, que cherché-je au fond de ce petit fourneau ?Je cherche à transmuer, comme les alchimistes,En douceurs d’un instant les choses les plus tristes,Je cherche à me tromper, m’étourdir le cerveau ;Je pompe à coups pressés, et j’exhale, et j’aspireCette vapeur qui porte un rapide délire,Qui donne un léger trouble, une confusionPréférable cent fois à la réflexion.Rêvant ce qui n’est pas, ce qui ne peut pas être,Je cherche ainsi l’oubli de nos réalités,

Mais lorsqu’à mon regard se montreUn aimable ami plein de cœurLe plaisir de la pipe augmente le bonheurQue me prépare la rencontre.Après les premiers mots de vif épanchement,Et tandis que le punch aux ondes vaporeusesDissipe en feux follets du liquide brûlantLes parcelles spiritueuses,Nos coupes vont se joindre aussi bien que nos cœurs.Touche, ami, dans un an, que ces deux mains sincèresPuissent à pareil jour s’entrechoquer nos verresEn célébrant des jours meilleurs.Mais bientôt la pipe est finie,Nous allumons alors deux cigares jumeaux,Effleurant, tour à tour, mille sujets nouveaux,J’étends en longs détours la douce causerie.Intimité, charme réel !Parole d’un ami qui touche et qui captive !Mon cigare s’éteint, bientôt je le raviveAu contact obligeant de son feu fraternel.

La foi dans l’avenir marque ces entrevues.« Mon ami, dis-moi donc, dans ces lieux d’où tu viens,Les cœurs ont-ils encore espérance et courage ?Conservent-ils encore quelque fidélitéAu culte de l’honneur et de la liberté ?La plus grande déesse à qui l’on doive hommage !

Ma pipe m’initie à toute vérité :La cendre après le feu, leçon d’humilité !Un jour l’an, au chrétien incliné vers la terre,Le prêtre dit : Tu n’es que cendre et que poussière !Ma pipe, en s’éteignant, me le dit tous les jours.Oui, la tombe à nos yeux l’atteste,

C’est en effet tout ce qui resteDu plus fort, du plus noble cœur,Du plus doux, du plus magnanime,De celui que la joie anime,De celui qu’étreint la douleur.Cette cendre elle-même, hélas ! que devient-elle ?Le plus faible zéphyr, en remuant ses ailes,Dans le vague de l’air la disperse au hasard ;En vain l’on a jeté quelque éclat sur la terre ;D’Alexandre à présent où donc est la poussière ?La cendre de Gengis ou celle de César !L’histoire fait passer comme de vains fantômes,Tous ces grands fondateurs d’empires, de royaumes,Ces conquérants fameux, dompteurs de nations,Que laissent-ils ? Un nom sonore,Noms que de quelques-unes l’enthousiasme honore,Que d’autres ont couvert de malédictions !Et moi, j’aurai bientôt disparu de la terre,Tout mon être, mon pauvre nom inconnu !Mon souvenir ! hélas ! tout aura disparuComme cette vapeur fugitive et légère...Dans quelques jours, peut-être, en ces lieux où j’écris,Saura-t-on seulement si j’ai vécu jadis ?Et maintenant… après… de ce corps périssableDoit-il se dégager un principe immuable,Qui ne périsse pas et qui remonte au ciel ?Existe-t-il en nous, ce mélange, mélangeQui nous laisse assez purs, au séjour éternel,Pour allumer un jour le calumet de l’ange ?…Mais vouloir tout creuser !… quel rêve ambitieux !– Ma pipe, épargne-moi ce travail redoutable…Arrête la pensée en mon front soucieuxAu bord de l’invisible de l’impénétrable !

J. Deschamps (de Rouen)

Les amants de lady NicotineN

on-fumeurs ou fumeurs encore en exercice, fumeurs à ve-nir ou fumeurs repentis, ce livre vous concerne. Chacunconnaît James Matthew Barrie ou, à tout le moins, son

Peter Pan ou le petit garçon qui ne voulait pas grandir. Peut-être,comme moi, n’étiez-vous pas allé plus avant dans la connais-sance de l’œuvre de ce romancier et dramaturge écossais (1860-1937), faute de pouvoir le lire en langue française ? En 2004, lesÉditions du Passeur publiaient enfin My lady Nicotine. Mais lethéâtre de celui que François Rivière considère comme « l’un desplus grands dramaturges du XXe siècle » reste pour nous encoreà découvrir.

My lady Nicotine, le sixième livre de Barrie, connut en sontemps un grand succès. Et sa lecture, aujourd’hui, montre qu’iln’a rien perdu de son humour et de sa puissance roborative.Comment le définir ? Il s’agit de 33 courts chapitres qui tous trai-tent de l’amour du tabac.

L’auteur explique, dans un avant-propos savoureux, avecune certaine malhonnêteté, qu’il a cessé de fumer mais qu’àl’époque où il a commencé à rédiger son ouvrage, il n’était pasfumeur. Il a simplement commencé à fumer pour faire commeses amis, mais « n’en tirait aucun plaisir ». Il a endossé l’habit defumeur pour connaître à travers ce personnage d’emprunt, qu’ilmet en scène dans My lady Nicotine, les deux côtés de la ques-tion. Il a vite compris que cet habit était « celui d’un esclave dutabac » et renoncé à « la folie d’une telle pratique ». Naturelle-ment, il ne faut pas croire Barrie, grand fumeur, s’il en fût, de-vant l’éternel. Dès le premier chapitre, il va plus loin en évoquantles circonstances qui l’ont conduit à cesser de fumer. Ainsi ouvre-t-il son récit en comparant les mérites respectifs du mariage etdu tabac. On aura deviné que le narrateur regarde « désormaisle tabac avec les yeux » de son épouse : « Une fois marié, l’hommes’ouvre à bien des choses auxquelles il restait insensible aupara-vant. » (…) « Si les hommes songeaient seulement que chaquecigare pourrait acheter un morceau d’un nouveau tabouret depiano en velours ocre et qu’avec chaque livre de tabac s’envoleun vase où fleuriraient de défunts géraniums, ils ne manqueraientpas d’hésiter. »

Et Barrie de passer en revue tous les reproches qu’on adressehabituellement aux fumeurs : « Lorsque nous calculons le coûtdu tabac, nous sommes tout naturellement effarés. » Songezdonc à l’actualité de ce propos, étant donné qu’un paquet de ci-garettes coûte de nos jours environ cinq euros, à la dépense an-nuelle que cela représente !… Avec cet argent « on peut acheterun tapis oriental neuf pour le salon ainsi qu’un chapeau de so-

leil et une jolie robe. Ce sont là des choses qui offrent un plaisirdurable, alors qu’un cigare perd tout intérêt, une fois le mégotjeté ». Et puis, il y a l’odeur du tabac, « abominable, car elle im-prègne à jamais les rideaux, et on trouve peu de plaisir à l’exis-tence lorsque les rideaux empestent ».

Il faudrait même interdire aux hommes de fumer dans la rue.Quant aux célibataires « ce serait un scandale qu’ils puissentseuls profiter des bonnes choses ». Bref, les plaisirs du mariagel’emportent largement sur ceux auxquels une odieuse habitudecondamne le fumeur. Il est vrai que, de temps à autre, l’ancienesclave, le soir surtout, songe, avec nostalgie, au bon temps : ilétait membre alors d’un club de fumeurs. Il y retrouvait ses amis,« dans un confortable salon, près du Strand : il y traînait un peupartout de vieux indicateurs de chemin de fer avec lesquels nouspouvions allumer nos pipes ». Barrie nous donne à lire le livrede ses rêves. Le souvenir d’un certain mélange de tabac à pipe,l’arcadie, surtout, le remplit de tristesse à l’idée d’en être main-tenant, à jamais, privé. « Un seul mélange à Londres mérite lequalificatif de sublime. (…) D’une douceur délicieuse, et pour-tant riche de fragrances, il ne brûle jamais la langue. Il rafraîchitles idées et adoucit le caractère. »

L’arcadie donc, cet « élixir de santé », est le personnage, lehéros principal de ce livre. S’il vient à manquer, par exemplelorsqu’on est en vacances, il faut télégraphier à Londres afinde s’en faire, au plus vite, envoyer quelques paquets. Quelquesannées après la parution du livre, la notoriété de Barrie est tellequ’il peut donner le nom d’arcadie à la mixture Craven ven-due par le plus fameux marchand de tabacs et de cigares, J.J. Carreras, fournisseur exclusif des membres de l’AthenaemClub de Londres.

Ne souriez pas lecteur. Il me revient à la mémoire quelquesvoyages dans le Royaume-Uni dont le but clairement expriméétait l’achat de cigarettes qui ne se fabriquent qu’à Londres ouà Cambridge. J’ai encore dans les yeux l’image de la boutiqueDunhill à Londres, de la salle des coffres où les connaisseurs– lords ou non, peu importe – conservaient leurs trésors, je veuxdire leurs cigares. Mais, n’étant pas amateur, Barrie me par-donne, je retins surtout les grands livres dans lesquels était consi-gnée la composition des mixtures destinées aux fumeurs de pipes.J’aurais sans doute pu choisir tel assemblage de tabacs plutôtque tel autre ou, mieux, inventer celui qui me convenait plus par-ticulièrement et lui donner mon nom, un tabac de Virginie mé-langé à un Cavendish noir qu’une touche de whisky des îles re-hausse de son odeur iodée et tourbée tout à la fois. Par exemple.

Je suis, l’an passé, revenu à Londres, après de longues an-nées d’absence. Avais-je rêvé ? Je n’ai rien retrouvé des fastesd’antan et, dans la boutique que je m’empressai de faireconnaître à un ami écrivain, quelques rares pipes et tabacsétaient relégués au fond du magasin. Point de livres à la re-liure épaisse, aux pages noircies de recettes mystérieuses…Aujourd’hui encore je m’interroge : ne me suis-je pas trompéde rue, d’enseigne ? J’ai, je le crains, changé d’époque. Lesiècle a maintenant sa vertu que je ne comprends, décidément,pas.

Déjà, en 1890, année de la publication de My lady Nico-tine, Barrie décrivait un monde qui disparaissait, « celuid’une génération déjà en voie d’extinction, celle des céliba-taires victoriens (…) à la vie hédoniste et simple quoiqu’untantinet farfelue. Il restitue les plaisirs ordinaires, les soiréesau coin du feu, les week-ends en house boats sur la Tamise,et attise la nostalgie des lecteurs pour les cigares à neuf penceet le tabac à neuf shillings la livre », écrit très justement Fran-çois Rivière dans sa préface. Tout lecteur de Conan Doyle sesouvient du petit appartement de Baker Street qu’habitentSherlock Holmes et Watson, de la fumée qui l’emplit lorsquele célèbre détective, au plus intense de sa réflexion, allumepipe après pipe…

Je vous laisse, ami lecteur, découvrir plus avant les trésorsque renferme ce livre : comment le narrateur allume sa pipede bruyère, connue sous le nom de Sirène, comment le mêmehomme a failli trahir sa blague à tabac, et comment et dansquelles circonstances il a voulu se débarrasser de son porte-pipes, etc.

J’espère que vous ferez la connaissance de cette banded’amis excentriques : Marriot, le sentimental d’après minuit,Jimmy Moggridge, le silencieux couché sur le tapis, « les yeuxrivés sur sa pipe », Scrymgeour, l’artiste qui vend ses toiles àdes prix faramineux « et si riche qu’il aurait pu les acheter ».Pettigrew le journaliste fumeur de cigares ou Gilray et sonignoble passion pour les cigarettes…

Bref, lisez My lady Nicotine. Il reste quelques exemplaireschez l’éditeur qu’il suffit de commander dans toute bonne li-brairie – et à lire sans modération.

Jean RistatMembre du Pipe Club de Londres

My Lady Nicotine, de J.M. Barrie,Éditions Le Passeur. 186 pages, 18 euros.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . V

T A B A C

La volupté de la dernière cigarette

Dans le journal intime qu’il tient pendant l’année 1896 àl’intention de sa fiancée, Livia Veneziano, Ettore Schmitz,qui a choisi Italo Svevo pour nom de plume, parle de son

amour, mais aussi de son travail, de ses amis et, enfin, de l’apai-sement que lui procure l’écriture. Et il parle bientôt de sa manie,de son péché mignon, le tabac, dont il compte vite se débarras-ser : « J’ai fumé une dernière cigarette précisément afin de me dis-traire d’une pensée regrettable », note-t-il le 30 janvier. Le 11 fé-vrier, il avoue : « Quatre heures moins sept après-midi, en fumantencore, toujours et pour la dernière fois. » Deux jours plus tard,en insistant sur sa décision d’arrêter en utilisant un titre singu-lier : « Histoire véridique de ma probable guérison. » Il déclare :« Le soir où j’ai fait à Livia la promesse de ne plus fumer, j’aipensé que c’était la première fois que je faisais une promesse for-melle à une personne absolument honnête. » Et de conclure :« Grâce à cet esclandre, avec ton accord, j’ai fumé pour la der-nière fois, et qu’on n’en parle plus. » Mais, comme la formula-tion de cette promesse semble le suggérer, son auteur n’est abso-lument pas convaincu de pouvoir la tenir. Le tabac ne tarde pasà devenir pour lui une profonde obsession. C’est ce que trahit lacorrespondance avec son épouse. En 1908, il commence une lettreainsi : « Tu ne dois pas t’effrayer, mais je suis en train de fumer ladernière cigarette. » Deux ans plus tard, il énumère ce qu’il doitimpérativement faire et la première résolution concerne sa mau-vaise habitude : « Me déshabituer de fumer. »

C’est de cette hantise permanente dont témoigne l’un de sestrois romans, la Conscience de Zeno, qui paraît en 1923. Ilconsacre un chapitre entier sur la dépendance dont son hérosest la victime. Dans ses pages, se comprennent les relationsétroites que Svevo a entretenues avec Edoardo Weiss, le fon-dateur de la psychanalyse en Italie, qui a alors créé son cercleà Trieste. Le médecin préconise à Zeno de coucher par écritl’histoire de son penchant invincible pour le tabac. Sur leconseil du thérapeute, il entreprend donc de raconter la genèsede cette liaison exclusive. Il revient sur son adolescence : « Jeme souviens d’avoir fumé beaucoup, caché dans tous les en-droits possibles », note-t-il. Et déjà pendant ses études supé-rieures, il commence à se sentir prisonnier de la hantise de ladernière cigarette, car il sait que le plaisir qu’il éprouve à fu-mer est provoqué par la sensation de transgresser un impéra-tif catégorique. Il constate alors : « Je pense que la cigarette laplus intense est la dernière. […] La dernière tire sa saveur dusentiment de victoire sur soi-même et de l’espoir d’un procheavenir de force et de santé. » Dès lors, Zeno ne connaît plus detrêve. Il tente par tous les moyens de sortir du cercle vicieux oùil se trouve enfermé. Il attend de son médecin un secours qu’ilne peut pas lui apporter. Il échafaude toutes les solutions ima-ginables. Un autre médecin lui conseille de moins fumer et leplace sous surveillance. Il ne va pas échapper à ce cercle vicieux.

Italo Svevo ne peut pas en rester là. Sa manie a pris la forme

d’un débat intérieur grave sinon d’une perversion sans nomdans une nouvelle intitulée Ma paresse. C’est l’histoire d’unhomme plus très jeune dont le médecin ne voit d’autre solu-tion à ses problèmes de santé qu’une saine activité sexuelle.Dans l’esprit de notre héros, la mise en œuvre de cette recom-mandation est directement associée à sa tabagie chronique : iljette son dévolu sur la propriétaire d’un petit débit de tabac.Tout repose sur un double désir, qui l’entraîne dans un en-chaînement d’ennuis quand le frère de sa maîtresse fait sonapparition. Ce sera sa dernière affaire amoureuse. Mais cer-tainement pas sa dernière cigarette. Pas plus que pour Svevoqui ne meurt pas de son penchant pour le tabac, mais dans unstupide accident de voiture le 13 septembre 1928.

Gérard-Georges Lemaire

À noter la parution de la Correspondance Italo Svevo-EugenioMontale, traduite et présentée par Thierry Gillibeuf (Libraireéditeur La Nerthe, 152 p., 20 euros). Montale a joué en Italie le rôle que James Joyce a pu tenir en France quand il a apportéles manuscrits de l’auteur d’Une vie à Valéry Larbaud et à Crémieux. Il est le premier homme de lettres à avoircompris l’importance de l’œuvre de cet écrivain qui était alléd’échec en échec et publiait ses ouvrages à compte d’auteur.Une amitié s’est développée entre les deux hommes en 1926et 1927. Ce recueil en dévoile la nature.

Le désenfumage des dictionnairesO

ui, f... tue (il est des mots si obscènesqu’on ne doit les écrire qu’avec despoints suspensifs).

Aussi appartient-il au lexicographe respon-sable de faire œuvre de salubrité publique enchâtiant (ou châtrant) nos dictionnaires de toutterme qui rappellerait cette pratique déplorableà laquelle s’adonnent encore quelques millionsde malheureux damnés.

La tâche de désenfumer le dictionnaire esttrop immense pour prétendre la mener à bienen quelques coups de cuiller à pot. Mais il n’estbesoin d’espérer pour entreprendre.

Le mot tabac, bien sûr, sera le premier àêtre jeté par-dessus bord, mais pas seul : aveclui, tous les mots et expressions de sa familleou de son champ lexical sur lequel, aprèsavoir passé la charrue, on répandra à poignéedu sel : tabasser, coup de tabac, faire un ta-bac, un pot à tabac…

Au bûcher, la simple pipe en terre que nosgrognards appelaient brûle-gueule ; le chiboukou la chibouque du Turc et de l’Arabe, lehouka des nababs, le vigoureux cigare belge, lenarghilé chanté par Lamartine (« Ta bouche,en aspirant le doux parfum des roses, fait mur-murer l’eau tiède au fond du narghilé. Rien

d’aussi poétique et d’aussi frais que toi »), legourgouri de Madagascar. Au bûcher, bouf-fardes et calumets, pipes d’écume ou de Cur-mer, pipes Gambier qu’affectionnait Aragon,cigarillos, ninas, londrès, senoritas. Pour unefois, leurs fumées seront agréables aux narinesdu Seigneur hygiéniste.

L’opération sera facilitée, car, les signifiésinterdits, les signifiants disparaîtront d’eux-mêmes, ignorés de tous, comme, après la mortde nos campagnes, ceux nommant les instru-ments aratoires ; seuls quelques archéologues,confinés dans leurs recherches obsessionnelles,les connaîtront encore. Qui pourra dire cequ’étaient un porte-cigarettes, un fume-ciga-rette, une blague à tabac, une tabatière ? Cesobjets sans usage feront long feu.

« Oui, mais il est des mots et des expres-sions qui ont des référents utiles, voire ir-remplaçables », me dira-t-on. Dans ce cas, jeproposerai des équivalents qui pourraient sesubstituer à eux.

Ainsi pour « tabasser » ou pour « passer àtabac » : dérouiller grave ; pour « petit pot à ta-bac » : une grosse bouse d’auroch ; pour « faireun tabac » : casser des briques ou faire florès,qui annonce des brassées de fleurs à venir ;

pour « fenêtre à tabatière » : ostréimorphe(parce qu’elle s’ouvre) ; pour « casser sa pipe » :passer l’arme à gauche ; pour « se fendre lapipe » : se fendre la pêche ou se fendre la cafe-tière (pour un temps seulement, car le café, ex-citant moderne, devra subir le sort infamant deson compère le tabac) ; pour « faire une pipe » :l’antique tailler une plume ou des néologismescomme fellationner, comme collationner, oupompiériser, qui préluderait bien à l’extinctiondes feux du désir ; pour « aller au casse-pipe » :aller en Irak, expression par ailleurs soumiseaux aléas des événements internationaux (en1914-1918, c’était prendre le Chemin desDames) ; pour « il n’a rien dans le cigare » : iln’a rien dans le ciboulot ou dans l’oignon ; cequi revient au même, « pour fume, c’est dubelge » (avec un léger glissement sémantique etérotique) : va te faire voir chez les Grecs.

Je l’avoue, l’élimination de certains motsimpliqués dans la tabacologie sera infinimentplus délicate. « Caporal », par exemple : ce se-rait porter atteinte à l’organisation de nos ar-mées. Ou du « gris » : ce serait se priver d’unecouleur qui sied aux mélancoliques ou aux al-cooliques légers. Ou « carotte » : ce serait pri-ver l’humanité, sous prétexte qu’elle racole le

chaland, d’une potagère aux mille vertus.Dans ce cas, il serait interdit, sous peine delourdes amendes, d’usiter ces mots autrementqu’au sens propre.

De plus grande conséquence, il paraît néces-saire que des villes ou des régions qui ont colla-boré avec l’ennemi soient débaptisées, retrou-vant ainsi un semblant d’honneur. La Havanes’appellera désormais Fidelciudad, LatakiehBorg El Assad, la Virginie Bushland, le Mary-land Marylin, dénominations provisoires sansdoute tant la gloire du monde se dissipe commefumée de c.... Mais il faut parer au plus pressé.

Enfin, en cette période de Noël, ne laissonspas nos petites têtes blondes se laisser perver-tir par certaines chansonnettes insanes. J’aipour ma part dépollué celle-ci que chacun re-connaîtra aisément :

J’ai du bon nougatDans ma bonbonnièreJ’ai du bon nougatTu n’en auras pas, etc.J’engage ardemment tous nos lecteurs à se

joindre à nous dans la croisade entreprise, entraquant avec nous dans les lexiques les leçonsincorrectes.

Claude Schopp

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T A B A C

C’est drôle de voir le monde vieillir plus vite que soi

J’ai trente ans, trente et un pour être exact, ce n’est pas trèsvieux, n’est-il pas ? Rassurez-moi. Rassurez-moi parce quej’ai l’impression de virer vieux con. « C’était mieux avant »,

cette phrase je me la dis souvent. Le monde a bien changé en peude temps. Dix ans, moins peut-être, cinq, on cligne des yeux, on nereconnaît rien. Suis-je en train de sombrer dans un dégoisementsur ce thème récurrent des gazettes et des dîners en ville ou à lacampagne? Quand j’avais dix-huit ou vingt ans, il restait des tracesdu passé, des traces d’un monde passé de… voici trente, quarante,cinquante ans même. Aujourd’hui il n’y a plus que TF1 et sonjournal du midi pour nous faire croire que le XIXe siècle a encoreun reflet. La course du monde est vrillée. Le PCF a perdu de sesforces. Le gaullisme pousse ses derniers râles tandis que les laquaisdu capitalisme sauvage commencent déjà de le débrancher. Mit-terrand n’est plus qu’un souvenir, un rêve dont on peut se direqu’il fut mauvais ; de toutes les façons, on l’a rangé dans le tiroirdes figures historiques. Les socialistes assument pleinement d’êtrealignés sur le capital. Le franc n’existe plus. Un mur est tombé, unautre se construit. On veut « renouveler la classe politique». Et onredessine les paquets de cigarettes.

Ma première cigarette fut une Dunhill longue que j’avais fau-chée à ma mère qui en conservait un paquet«pour les grandes oc-casions » elle fumait des Gitanes, moins chères. J’étais séduit parl’élégance des paquets rouge métal, des armes d’Angleterre en re-lief d’or sous lesquelles un bandeau indiquait : « By appointmentto her Majesty the Queen Elizabeth II ». Le paquet coûtait16 francs. Je fumais en cachette de ma famille, bien sûr, mais ausside mes copains de lycée. Je n’avais pas envie de ressembler à cesgarçons et à ces filles qui fumaient à la sortie des cours pour se don-ner l’air d’adultes. Ai-je jamais eu le désir d’être adulte ? Le tabacm’était un plaisir solitaire. J’allais fumer une ou deux cigarettesdans les jardins du Palais-Royal après avoir admiré quelques toilesau Louvre. Déjà je mélangeais les plaisirs. Je m’achetais dans unebrocante un fume-cigarette d’argent ciselé, un porte-cigarettes enacier des années trente. Je voyais comme aujourd’hui dans le ta-bac un élément essentiel de l’art de vivre.

À chaque âge sa cigarette. J’ai donc commencé par les Dun-hill, qui parfument les intérieurs comme un parfum d’ambiance.J’ai fumé des Vogues, longues et fines, rapidement abandonnéespour l’air affecté qu’elles me donnaient et pour la frustration den’avoir pas le palais empli de fumée. Je suis passé aux Rothmans,paquets de vingt, puis de vingt-cinq au fur et à mesure de l’aug-mentation de ma consommation. D’autres encore avant d’en ar-river aux princesses, aux reines, à ce blanc bleu que je faisais cou-lisser à froid sous mes narines pour en humer le parfum, les Gi-tanes. Elles furent, de fumeur, une plénitude dans mon parcours.La danseuse de fumée bleue, bleu nuit, bleu roi, bleu ciel, se ma-riait au son, au ton de ma voix que j’essayais de retranscrire dansmes premiers textes, s’harmonisait au rythme de mon corps surune piste, à cet oubli que donne la danse, à l’union de tout le corpset de la musique, aux alcools bus sans modération. J’augmentaisles doses. J’étais avide. Je chantonnais « Je suis amoureux d’une

cigarette », mais la toux qui suivait n’était pas feinte. Les crisesd’asthme non plus, qui finirent par me priver de ces brunes dontla force m’évoquait la passion. Il faut savoir se dessaisir de ses pas-sions. L’asthme ne m’a pas convaincu pour autant d’abandon-ner ce plaisir que goûtèrent… la liste serait trop longue, inutile.C’est mon choix, et comme disait Sartre entre deux bouffées deces brunes qu’il fumait d’abondance, le choix est l’expression dela liberté humaine. «J’ai vu un homme, racontait Gainsbourg, quiavait arrêté de fumer. Son chien ne le reconnaissait plus. C’est toutce qu’il a gagné. » Je suis mon propre chien et je veux continuerde me reconnaître.

J’ai dû réduire ma flamme. Ce fut en des temps où les nuits de-vinrent moins longues. Je découvrais les charmes du jour, le bon-heur de ce que je ne puis appeler un travail, un plaisir qui prenaitson envol, l’écriture. Quand ma main droite tient un stylo à plumequi glisse sur la feuille, la gauche coince entre l’index et le majeurune Craven A. Je suis revenu aux blondes, je suis descendu à unou deux paquets quotidiens. Mais je ne puis concevoir d’écriresans que le léger voile de fumée s’interpose entre la feuille et monregard, sans tirer machinalement des bouffées. Comment trouverle mot juste, l’expression la plus heureuse sans ramener à meslèvres le filtre entre les fibres de quoi glissera la nicotine qui apaiseles nerfs et renforce la concentration ? Lire, écrire, fumer : modesinséparables de ma jouissance.

Les armes d’Angleterre ont disparu des paquets de Dunhill,comme la faucille et le marteau de l’Humanité. On ne veut plusde symboles, plus de symboles du passé, plus de passé. La com-munication, la si belle communication qui nous permet de ne riendire à une foule de gens, préfère les logos, symboles sans épaisseursémantique qui se lisent plus vite et vendent mieux. Le passé, c’estla mort. Autrefois, un La Rochefoucauld pouvait écrire que le so-leil ni la mort ne se peuvent regarder en face. Aujourd’hui, on l’in-terdit. Nous sommes sur le chemin d’une interdiction de mourir.

Les faire-part de décès collés sur les paquets auraient dûm’alerter. Je n’ai rien vu venir. Le monde avait bien changé enpeu de temps. Si vite. Le brouillard odorant des night-clubs m’au-rait-il fermé les yeux ? J’en doute. Ma vie noctambule, enfin decompte, m’a rendu plus lucide. Je ne voulais pas voir. Je me ruaisdans le plaisir et le bonheur. Je ne craignais pas le futur. De baren bar, de whisky en whisky, de néon clignotant en laser, de mu-sique électronique en ondulation de hanches, de garçon en gar-çon, je me répétais avec cette fierté assurée de ceux qui font la vie,avec Racine, que mes nuits étaient plus belles que leurs jours. Laclope au bout des doigts, la fumée qui se perdait dans la pénombrelacérée de lumières colorées et changeantes, la clope prolongeaitle corps qui se découvrait plus vivant de danser, s’assurait plussûrement que dans une lutte. J’aime le plaisir. Je ne vis que pourle plaisir. Je les veux tous. Le plaisir, comme la République, ne sedivise pas.

Roland Barthes, qui laissait sa cendre tomber sur son veston,écrivait : « Il ne reste plus que le désir et le langage, non pas celui-ci exprimant celui-là, mais placés dans une métonymie réciproque

et indissoluble. » Métonymie des plaisirs du corps, aussi : écrire,fumer, manger, boire, faire l’amour. Le briquet tremblait un peud’allumer cette fameuse cigarette d’après l’étreinte, saveur dusouffle retrouvé. Avez-vous remarqué que l’odeur du tabac semarie à celle d’un corps humide d’avoir joui ? La cigarette a sonutilité dans ces endroits où la quête exclusive de la jouissancedonne sa rectitude à la démarche. T’aurais du feu ? T’as pas uneclope ? La conversation se noue. Vous me direz que le coup dubriquet, c’est le niveau zéro de la drague. Mais il faut bien com-mencer par quelque chose quand un clin d’œil, un hochement detête ne suffisent pas. Et puis on ne drague pas entre ces murs dontje parle, on s’aborde. Alors le prétexte… Je ne veux retenir quele rôle de la cigarette comme agent de rencontres, une sorte demarieuse.

Voici quelque temps, je croisais un compagnon de virées noc-tambules. Non fumeur alors, je le retrouvais une Marlboro lightà la main. Il m’a expliqué qu’il s’était mis à fumer parce qu’il s’en-nuyait au travail. Le tabac, aussi, sert à supporter l’aliénation.J’ai pensé à Genet, au Miracle de la rose : « La cigarette est latendre compagne du prisonnier. Il pense à elle plus qu’à sa femmeabsente. L’élégance même de sa forme et toutes les attitudes aux-quelles elle oblige ses doigts et tout son corps ne sont pas pourrien dans l’amitié charmante qu’il lui porte. » Que dire de ces gensqui veulent interdire la cigarette en prison ? Affirmer qu’ils sontdes terroristes de l’hygiénisme ? À quoi bon ?

On se pense humaniste, progressiste et on regrette le passé.Regret ? Nostalgie plutôt. Plus tôt que de coutume. Mais la nos-talgie a le grand mérite, quand on a des nerfs, de pousser à la luttepour le bonheur du présent, pour que l’on soit un jour nostal-gique de ce que l’on vit aujourd’hui. Ma nostalgie me donne en-vie de me rire de mon temps. Plus que jamais il s’agira de savoirrire, de savoir jouer. Serio ludere, comme disaient les Renaissantsitaliens. Serio ludere. Le rire est amer, jaune comme les onglesd’un gros fumeur. Bientôt nous aurons l’impression de redeve-nir des adolescents qui fument en cachette pour ne pas se faire ta-per sur les doigts. On n’achètera plus son paquet de blondes oude brunes à un buraliste mais à un dealer, à la sauvette, dans lecoin sombre d’une rue. Mais ce ne sera pas un jeu. Ce n’est déjàpas un jeu pour ce vieillard en fauteuil roulant, vu au journal té-lévisé, obligé de sortir de sa maison de retraite pour s’en grillerune. Non, ce n’est vraiment pas un jeu, et à mon âge je n’en aivraiment plus le goût (des bêtises à faire en cachette, il en est deplus plaisantes). Qui puis-je autoriser à me sermonner ? Qui a desdroits sur ma santé ? Sur mon corps ? Le seul avantage de ces in-terdictions, assez mince, est que ma grand-mère (bientôt quatre-vingts ans) ne me fait plus la morale quand j’allume une cigarette.Elle est ulcérée par ces lois qu’elle trouve liberticides. « Non mais !Ils ne peuvent pas laisser les gens faire ce qu’ils veulent. Avant lesgens fumaient dans les restaurants et ça ne dérangeait personne.C’est ridicule. » Et de me rapporter les conversations avec une deses cousines née au lendemain de la Première Guerre mondialequi pense que nous serons bientôt gouvernés par un nouveauMussolini. « On a plus le droit de rien faire. Heureusement queje n’en ai plus pour longtemps. Je ne verrai pas ça. »

Ça ne me rajeunit pas parce que c’est le monde, « le vastemonde » comme dirait Aragon, le vaste monde dont on nous ditqu’il se rétrécit (comme l’espérance d’un octogénaire ?), quiprend un coup de vieux. C’est lui qui devient ce père castrateuraux poils gris blanc. Je dis le monde pour n’attaquer personnecar personne n’est à attaquer précisément : tout le monde, le vastemonde semble d’accord, un consensus se crée. Fumer n’est pasbon pour la santé, fumer tue, regardez ces images de poumonsgoudronnés comme une autoroute privatisée, faut pas trop boireaussi, attention aux mauvaises graisses, vive la margarine ! faitesdu sport, enrôlez vos enfants aux chantiers de jeunesse et mariez-les, consommez, la croissance va revenir, consumez votre cerveaudans la consommation de programmes télévisés, achetez, ache-tez des produits sans saveur, sans qualité, vivez vieux, mourez sé-niles en vous bavant dessus dans l’hospice où vous avez placé vosparents qu’il ne faut pas oublier d’aller visiter, un petit verre d’eaupendant la canicule, et… Et merde ! Vous n’êtes pas d’accord ?Vous êtes des provocateurs inconscients, des histrions, des ado-lescents attardés, il serait temps de devenir mâtures… Il est jolil’Homme nouveau du capitalisme, à genoux devant la consom-mation et l’ennui… Dans le monde libre, on n’entend pas le bruitdes bottes ; les talons sont recouverts de feutrine.

J’écris en tirant une bouffée bleue de Gitanes (ça me reprend),je jette un œil au tube blanc coincé entre mes doigts, la fuméemonte comme ma tristesse. Au fond, je suis assez pessimiste, as-sez résigné sur ce sujet. J’espère simplement que l’ennui ne m’em-portera pas avant le cancer des poumons. « Nous sommes des di-nosaures », me disait un camarade. Des dinosaures tombés dansle Big Bang. C’est drôle de voir le monde vieillir plus vite que soi.

Franck DelorieuxCigarettes éditées à Moscou pour les participants du XXe Congrès du PCUS en 1956.

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L E T T R E S

De Grossman à LittellVassili Grossman est un témoin capital des horreurs et de la violence du XXe siècle. On le réédite aujourd’hui

dans la collection « Bouquins ». Dommage que son œuvre ne nous soit pas restituée dans son entier...

ŒUVRES, de Vassili Grossman, collection « Bouquins », Éditions Laffont, 1 100 pages, 30 euros.

Certaines réactions publiées çà et là au roman de Littellm’amènent à revenir sur l’œuvre de Grossman, princi-palement à cause d’une scène des Bienveillantes mani-

festement décalquée de Vie et Destin.

On sait le drame que furent pour Grossman les dernièresannées de sa vie en URSS, victime du pouvoir soviétique quiconfisqua son œuvre la plus importante, le roman Vie et Des-tin longtemps considéré comme perdu, voire détruit par la po-lice. Grossman devint un enjeu dans la rivalité Est-Ouest,comme Pasternak le fut en son temps, prix Nobel en moins.

Grossman a été très marqué par la guerre de 1941-1945 quiconstitue la source principale de son œuvre. Il participa à cettelutte acharnée en donnant à chaud de nombreux commen-taires pour les journaux destinés aux combattants comme àl’arrière. Ils ont depuis été rassemblés en volume sous le titreAnnées de guerre (Éditions Autrement) et constituent avecceux de Victor Nekrassov, l’auteur de Dans les tranchées deStalingrad, un des témoignages les plus honnêtes et les pluscrus sur cette guerre.

Le problème avec le volume de la collection « Bouquins »préfacé par Tzvétan Todorov est qu’il fausse la perspective del’évolution de Grossman. Pour des raisons qui s’exprimentdans la préface axée principalement sur l’idée de totalitarismeet de la convergence entre les régimes soviétique et hitlérien, lechoix a été fait de ne donner que la deuxième partie de l’œuvremajeure que Grossman a consacrée à Stalingrad qui commencepourtant avec Pour une juste cause. Aberration, car imagine-t-on de ne lire que le deuxième tome de Guerre et Paix ? La rai-son en est sans doute (en dehors de la longueur des romans,plus de 700 pages pour chacun) la différence notable de tona-lité politique qui caractérise la deuxième partie, Vie et Destin.Pourtant, l’inflexion de la pensée de Grossman, si on s’y inté-resse, est bien plus intelligible quand on va d’un roman àl’autre. Elle correspond à un processus mental basé sur desépreuves vécues dont l’auteur nourrit ses romans. Se trouveainsi dévoilée la réalité de l’époque, avec la grandeur deshommes, leur héroïsme devant l’ennemi mais aussi leur mé-diocrité, leur lâcheté et les formes violentes et cruelles queprend le pouvoir stalinien. On saisit mieux l’évolution de l’au-teur si on lit les deux volumes dans l’ordre où ils ont été écrits,et elle se révèle passionnante. Il faut d’ailleurs savoir que la pu-blication de Pour une juste cause avait suscité des difficultésvenant de personnalités jugeant des passages empreints de ré-serves sur certains aspects de la conduite de cette guerre. Il estvrai que Le peuple est immortel (premier roman sur le mêmesujet, écrit et publié par Grossman pendant la guerre) expri-mait, lui, un point de vue patriotique et montrait des person-nages porteurs des qualités qu’un Soviétique responsable sedoit d’avoir. C’est cet Aventin d’une vérité parfaite que l’au-teur quitte peu à peu avec certaines de ses chroniques de guerrepuis avec Pour une juste cause. Il avait l’ambition de montrercomment la génération qui avait fait la révolution réagissaitvingt ans plus tard à l’épreuve de cette guerre. D’où le large pa-noramique offert par le roman, dans la lignée de Tolstoï, avecde nombreux personnages, une multiplicité d’angles de vue et

surtout un réalisme sans pathos au service des faits, en parti-culier des combats, ou de la dimension psychologique intimedes personnages.

La deuxième partie, Vie et Destin, est écrite sous l’influencedes événements politiques qui ont touché directement Gross-man, avant la mort de Staline. Il est confronté au problème mo-ral de s’opposer à des décisions inacceptables sans s’arrêter auprix qu’il faudra payer. Avec Vie et Destin Grossmanpasse son Rubicon. Il semble que la raison détermi-nante en soit l’antisémitisme. Le roman montretrès bien les formes rampantes, sournoises oubrutales qu’il pouvait prendre. La peinturequ’il en donne montre l’étendue de ce can-cer et permet même de se demander si cer-tains antisémites, qui apparaissent commetels, sont bien antisémites ou ne sont enfait que des carriéristes qui font deuxpas dans cette direction parce que c’estleur intérêt. Il y a aussi la longue co-horte de ceux qui laissent faire, parlâcheté, arguant que le pouvoir nesaurait avoir tort et que Stalineveille.

Or, sur le plan militaire, avecou sans recul du temps, se fontjour un certain nombre de faits,accablants pour celui-ci. Ilsconcernent la mauvaise prépa-ration à cette guerre et saconduite. Le peuple a beauêtre immortel, comme l’écri-vait Grossman, il a bien plussouffert qu’il n’aurait dû et ilest légitime pour le roman-cier d’exposer cet aspect dela réalité.

La deuxième raison de larévolution dans les idées deGrossman tient à la force dusouvenir de sa mère assassi-née par les nazis en tant queJuive, certainement dénon-cée. Un des plus beaux pas-sages de Vie et Destin, quin’en manque pas, estconstitué de la lettre decette mère à son fils. La vé-rité de ses adieux est boule-versante et on comprendque Grossman ait vécu sousl’ombre portée de ce que samère lui a confié. À partirde là, certainement, il voit cequ’il ne voyait pas (ouvoyait dans une autre pers-pective), et bien des aspectsde la vie de son pays lui de-viennent intolérables.

Alors que dans ses ou-vrages précédents il montraitla base humaniste du commu-nisme, il tourne le dos à cetteposition, reprenant la thèse dela convergence du système sta-linien (adjectif synonyme decommuniste) avec le système hit-lérien, considérés comme desfrères jumeaux issus d’une mêmevolonté de soumettre les hommes.Cette position qui vient de Nolte etd’Arendt, reprise plus tard par Fu-ret, disqualifie fondamentalement lecommunisme en ce qu’elle refused’historiciser ses actes. D’une certainefaçon, si elle sous-tend ce que le penseurGrossman dit, elle entre en contradictionavec ce que l’écrivain Grossman fait. Carà chaque moment de sa création l’artiste enlui cherche à faire vivre ses personnages et àles éclairer de l’intérieur, à montrer ce qu’il y ade contingent, de fragile ou de fondamental dansce que les uns et les autres font.

Les dirigeants soviétiques ne pouvaient admettre

que cette thèse soit chez eux reprise par un écrivain de la forcede Grossman. Il faut lire le passionnant compte rendu de l’en-tretien entre celui-ci et Souslov, idéologue au sein de la direc-tion soviétique. Tel que le rapporte Grossman, et il y a touteraison de le suivre, Souslov explique le tort immense que feraitla publication de son ouvrage et que, pour cette raison, il neparaîtra pas. Mais il ne sera pas pour autant détruit. Il y a dans

cette confrontation quelque chose de vertigineux car desdirigeants tout-puissants se croient obligés de rendre

des comptes à un écrivain. Souslov donned’ailleurs du « camarade » à Grossman, ce qui

signifie, malgré tout, le maintien dans la com-munauté soviétique. Cette entrevue ne chan-

gera bien sûr rien ou presque au destin deGrossman. Et Tout passe, écrit ensuite, re-prend et accentue les assertions de Vie etDestin, transmettant une charge accu-satrice plus lourde encore, mêlant desscènes de la vie au goulag à des ré-flexions philosophiques et politiquesqui parfois rabaissent le problème.Ainsi, cherchant à déterminer descauses du despotisme soviétique,il met en avant ses sources asia-tiques, ce qui est plutôt navrant.Ce besoin d’adosser son œuvre àdes théories de cette nature estfort dommageable. La gran-deur de Grossman réside danssa sensibilité à la faiblesse hu-maine, plus exactement à latentation de la faiblessecomme première réactionavant d’oser la résistance. Ilest le poète de la force desfaibles.

La scène qui avait le pluschoqué les censeurs sovié-tiques était celle où un vieuxrévolutionnaire, capturé àStalingrad, se retrouve encamp, confronté à un offi-cier SS qui joue au chat et àla souris pour lui faire ad-mettre la similitude de butentre national-socialisme etcommunisme. Il s’agit d’unprocédé littéraire classiquemettant face à face deux ad-versaires qui se rejettent to-talement. Dans les Bien-veillantes, Littell reprendcette thèse de la conver-gence hitlérisme-commu-nisme, comme si elle était in-discutable. Certes, bien desexplications données dans leroman sont le fait du person-nage et ne sauraient être at-tribuées à l’auteur. Saufquelques-unes dont celle-ci.En plusieurs circonstances estaffirmé que le système sovié-tique va loin, voire plus loindans la capacité de meurtre etqu’il est en quelque sorte pluscompétent, plus parfait. Le na-zisme est relativisé par le commu-

nisme. Il ne s’agit plus là de l’opi-nion du personnage mais de celle de

Littell. Outre que justement cetteégalité entre les deux systèmes n’a

pas de base historique sérieuse, les cir-constances de la conversation tran-

quille entre le SS et le commissaire poli-tique soviétique qui sort juste d’une

séance de torture ont quelque chose d’ir-réel. Il s’agit d’un emprunt à Grossman. En

moins bien réussi. Sans plus de valeur.L’histoire est une matière difficile à utiliser

qui recèle quelques pièges. Encore faut-il vouloirs’en prémunir.

François Eychart

Sergei Malyutine : Portrait de Dmitri Furmanov, 1922.

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Karel Appel, Nude series.

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L E T T R E S

Les voyages extraordinaires de BalzacBalzac, à l’inverse des ses grands contemporains, n’a pas accompli et relaté de grands voyages sur des cieux lointains.

Il s’est contenté de les imaginer.CORRESPONDANCE, Honoré de Balzac, tome I, édition établie parRoger Pierrot et Henri Yon, Bibliothèque dela Pléiade, Gallimard, 1 680 pages, 69 euros.

NOUVELLES ET CONTES, Honoré de Balzac, tome I, 1820-1832,1 754 pages, tome II, 1833-1850, 1 832 pages,Quarto, Gallimard, 28 euros le tome.

En avril 1833, Balzac poursuit avec unebelle énergie la composition de ses pre-miers romans (il vient juste de publier

le Médecin de campagne). Il s’est déjà jetédans la fureur des affaires avec un esprit vel-léitaire et assez peu de réussite. Il est devenuun vrai Parisien bien que résolu à dépeindrela vie de province. Sa conquête littéraire de lacapitale ne lui consent que de brefs déplace-ments en province et Tours reste l’épicentrede sa maigre expérience du monde. Mais, à

cette date, il se met à rêver à une longue esca-pade en Italie. Il s’en ouvre au docteur Pros-per Ménière : « Et moi aussi j’irai à Naples !Cette année, au mois de décembre, il y aurades âmes d’élite qui doivent s’y réunir, et sivous parcourez ce pays à cette époque, grandesera la joie de vous y voir. » En réalité, il n’iraqu’à Genève, où il écrira Séraphita.

C’est d’abord la capitale que Balzaccontemple et explore (c’est ce que rappellentdes proses telles que Ce qui reste de Paris, Phi-losophie de la vie conjugale à Paris, Une ruede Paris et son habitant, entre autres). Fautede pouvoir abandonner le front de la littéra-ture intra-muros, menant une activité intel-lectuelle pantagruélique, il se met à imaginerde grands périples de l’autre côté de la Terre.Le Voyage de Paris à Java, conçu l’année pré-cédente (à Aix-les-Bains !), en hommage et àl’imitation du précieux érudit Charles Nodier,en est la première manifestation. Ce récit in-

habituel au sein de sa production commencecomme une confession : « J’étais depuisquelques années, comme Robinson Crusoé,tourmenté par un violent désir de faire unvoyage au long cours. » Et voilà notre auteuren train de préméditer une traversée jus-qu’aux Indes et d’en calculer avec soin le fi-nancement. Il doit pourtant reconnaître :« Enfin, de rêve en rêve, j’ai fini par ne rienfaire, et par être réellement pris d’une espècede nostalgie pour un pays inconnu. » En finde compte, il jette son dévolu sur l’île de Java.Et il imagine sa flore, sa faune, ses coutumeset sa manière d’aimer à travers l’imagepresque féerique d’une superbe autochtone.C’est le seul voyage exotique écrit par Balzac :les suivants vont se dérouler sur les bords dela Seine.

En 1841, il achève le Voyage d’un liond’Afrique à Paris. Il prend ici pour modèle LaFontaine, mais aussi les Lettres persanes de

Montesquieu. Le jeune prince Léo quitte sonAtlas natal pour découvrir la civilisation. Ildécrit le mode de vie des Parisiens et il est loind’être ébloui. En repartant, il n’est convaincuque d’une chose : « Le carnaval (…) est laseule supériorité que l’homme ait sur les ani-maux… » La même année, il écrit un autre ré-cit sur un thème similaire, toujours illustré demanière drolatique, le Voyage d’un moineaude Paris. Le jeune piaf se rend à l’étranger, dé-couvre le gouvernement formique, puis lemonde des abeilles et enfin la république lu-pienne. Aucune de ces organisations socialeset politiques ne le satisfait vraiment et quandil relate ses aventures, son compagnon enconclut que les souffrances humaines ne ces-seront « que par la promulgation de la frater-nité ». Le plus étrange de tout dans cette af-faire est qu’il signe cette histoire sous le nomde... George Sand.

Gérard-Georges Lemaire

Le dernier coup de gueule

de Blaise CendrarsŒUVRES COMPLÈTES, Blaise Cendrars, sous la direction deClaude Leroy, tomes XIII, XIV et XV,Denoël, 550 pages, 28 euros chacun.

CENDRARS, Miriam Cendrars, Denoël, 778 pages,32 euros.

Voilà un homme qui, à l’occa-sion de ses entretiens radio-phoniques avec Michel Manoll

à la fin de l’année 1950, a pu se vanterqu’un de ses romans, l’Or, traduit parVictor Serge, a été le livre de chevet deJoseph Staline. Il appartenait déjà àcette date à la légende de Montpar-nasse aussi bien qu’à celle de Mont-martre. La Prose du Transsibérien fai-sait partie de ces œuvres « mons-trueuses » qui avaient marqué lanaissance de l’ère moderne. Ami dePicasso et des Delaunay, Il apparte-nait à une époque mythique. Devenuâgé, il s’est passionné par se nouveaumoyen de communication qu’est laradiophonie et va s’y consacrer jus-qu’en 1956. C’est d’ailleurs l’Or qu’ilva vouloir « mettre en onde » en pre-mier en insistant pour être l’un des lec-teurs de ce livre.

À cette époque, Cendrars a une idéede roman qui lui trotte dans la tête. Audébut de l’année 1953, il lui trouve untitre, alors qu’il y travaille, à l’en croire,depuis cinq ans : Emmène-moi au boutdu monde. Son engendrement a étélong et douloureux, peut-être mêmedouloureux. Il ne le termine qu’en sep-tembre 1955. Il note dans son journalintime : « Terminé le roman à17 heures. J’ai tenu jusqu’au bout. »Comme le souligne Miriam Cendrarsdans la riche biographie de son père quivient d’être rééditée, le livre déconcerte(pour ne pas dire plus) la critique del’époque. « D’autres critiques, sou-ligne-t-elle, se réjouissent de ce romanmégalomaniaque, écrit comme dansune transe, un roman à demi policier,aux trois quarts salace, grossier parfoiset presque obscène, et pour le reste d’un

lyrisme grandiose qui éclaboussetout. » Et il faut bien dire qu’il le com-mence en fanfare, son « roman-ro-man » avec une scène endiablée dejambes en l’air, mémorable, d’une cru-dité rare. La suite du livre ne démentpas cette impression et se termineétrangement par une formidable orgiede légionnaires ! Mais le plus déroutantréside dans l’épilogue où l’auteur dé-cide de créer une robe, une « robe de ro-man », pour son héroïne. Pour se faire,il s’adresse aux grands couturiers deson époque, Christian Dior, Antoniode Castillo, Schiaparelli pour ne citerqu’eux. Il s’identifie volontiers à cesderniers : « Les couturiers enveloppentun corps vivant de leur esprit, l’ha-billent et créent la femme, la femme àla mode, la femme de demain. C’est ence sens que l’activité des couturierss’apparente à celle des écrivains. J’aicréé la robe de mon roman, eux écri-vent les romans de la robe. » Curieuxparadoxe dans ces pages où les femmessont plutôt détroussées sans ménage-ment et où « le cul n’a pas d’âme » !

L’aventurier, le reporter, digneémule d’Albert Londres et du PragoisEgon Erwin Kisch, a voulu se faire pas-ser pour un mauvais sujet en traitantd’affaires criminelles : il explorait lesbas-fonds du monde entier et le milieu,faisant au passage le portrait descontrebandiers dans la montagne et destrafiquants de province ; il dévoila lesmystères de Marseille dans Panoramade la pègre en 1935. Par ailleurs, il aaussi été l’ami des peintres et renouesur le tard avec Fernand Léger (iln’avait pas accepté son adhésion auPCF et en attribuait la faute à sonépouse russe, Nadia). Il écrira en 1957J’ai vu mourir Fernand Léger à l’in-tention de l’éditeur Tériade pour ac-compagner une série de lithographiesde son vieux compagnon, puis refuserade le laisser l’imprimer. Cendrars aévolué en faisant sempiternellement legrand écart entre les pôles les plus ex-trêmes. Jusqu’à sa dernière création.

Anne Palatine

Le Jardin d’Alcibiade

En 1651, parait à Venise un ouvrage qui sera brûléen place publique : Alcibiade, enfant à l’écoled’Antonio Rocco. L’ouvrage met en scène un

jeune homme de bonne naissance, Alcibiade, et son trèsréputé professeur privé, Philotime, qui dès la premièrerencontre tombe amoureux de son élève. Il s’ensuit unenseignement très particulier durant lequel le docte pro-fesseur entreprendra de faire comprendre à l’adolescentl’intérêt, les intérêts des amours pédérastiques. Le texteest construit suivant le modèle d’un dialogue philoso-phique à l’antique. Les références à la Grèce sont nom-breuses, jusque dans le choix des noms, notamment Al-cibiade. La vie de l’Alcibiade historique nous est connuede plusieurs sources : Platon, Plutarque, Aristophane,Thucydide, Xénophon… Admiré pour sa beauté, louépour sa gloire militaire et détesté pour son goût de lagloire autant que pour ses trahisons, les mœurs d’Alci-biade lui valurent de surcroît une réputation trouble.

La séduction par la raison : on pourrait donner cesous-titre à l’ouvrage de Rocco tant ce sont bien des ar-guments raisonnés et raisonnables, plus que n’importequel autre simulacre, qu’utilise Philotime pour amenerAlcibiade vers les plaisirs dont il souhaite jouir. Lemaître, après avoir précisé que le cerveau est « excessi-vement humide et froid », explique qu’il lui faut des« odeurs suaves, tièdes et tempérées » pour « contribuerpuissamment à le ranimer ». Il s’ensuit un éloge dusperme : « …Rien ne remplit mieux ce but que le spermed’un homme spirituel et instruit ; cette substance a unevertu miraculeuse pour cela. Infusé par la petite portedu “jardin”, grâce à sa chaleur naturelle, elle renvoie versles régions du cerveau des esprits alertes et subtils qui ledisposent à s’assimiler les qualités de l’amant. Un élèvequi veut devenir l’égal de son maître n’a pas d’autre voieque celle-là. » Nous sommes dans une forme de maïeu-tique : le professeur amène l’élève à trouver de lui-même,en lui-même, la vérité ; mais une maïeutique bien parti-culière, subvertie puisque cette vérité que l’élève doitprononcer n’est autre qu’un acquiescement au désir dumaître, parole d’acceptation qui s’accompagne aussi-tôt d’une position du corps : « Il souleva sa tunique etprit modestement la posture propre à la circonstance. »

La subversion ne s’arrête pas là. Antonio Rocco dif-fère considérablement du modèle grec : Philotime pro-met du plaisir à Alcibiade. Foucault montre bien dansL’usage des plaisirs que : « Le garçon n’a pas à être ti-tulaire d’un plaisir physique ; il n’a même pas exacte-ment à prendre plaisir au plaisir de l’homme ; il a, s’ilcède quand il faut, c’est-à-dire sans trop de précipita-tion, ni trop de mauvaise grâce, à ressentir un contente-ment à donner du plaisir à l’autre. » Ce n’est pas, loins’en faut, ce que Philotime laisse entrevoir à Alcibiade.Outre les avantages moraux, intellectuels, le professeurévoque tout autant le plaisir physique du garçon : « Je

ne crains pas d’affirmer qu’il n’y a pas un jeune homme,quand il trouve à sa commodité le jour et l’heure, quisache résister à ces plaisirs ; j’en sais même qui en sontsi avides, si goulus, qu’ils ne souffrent pas de relâche,pas d’interruption dans le service du phallus. » Philo-time n’est pas en reste d’explications rationnelles etscientifiques. En bon professeur, il prodigue à son at-tentif et brillant élève un cours d’anatomie particulière :« Quant à la question de savoir pourquoi certains gar-çons jouissent plus que d’autres, cela vient de ce que lesparties de leur “jardin” sont unies à celles de leur “char-donneret” par des nerfs plus subtils, ce qui rend plus fa-cile la communication de certains esprits lascifs qui ca-ressent ces nerfs ; en sorte que le frémissement volup-tueux de l’“oiseau” accompagne et précède même lajouissance ressentie par le “jardin”. »

La subversion du modèle grec évoquée ci-avantpeut être lue d’abord comme une actualisation de cemodèle. Quel intérêt Rocco aurait-il à bouleverser desvaleurs d’un temps plus que révolu sinon pour re-mettre en cause celles de son époque ? C’est ainsiqu’Alcibiade, plus qu’un jeune homme du Ve siècle,apparaît clairement comme un produit du christia-nisme, un être dont les préventions, la morale est fa-çonnée par le catholicisme. Le texte oscille sans cesseentre un discours qui aurait pu être tenu par uncontemporain de Socrate et celui de Vénitiens de l’âgebaroque. Les valeurs du christianisme sont mises à bat.La question du sperme comme pouvant transmettrevitalité, intelligence, etc. est tout autant une remise enquestion implicite du discours chrétien. Selon saint Au-gustin, c’est le sperme qui transmet le péché originel.Rocco, par cet éloge de la liqueur séminale, de ses ver-tus, renverse la conception chrétienne, sa morale.

À preuve, ce commentaire, cette explication dumythe de Sodome. Philotime fait preuve d’un rationa-lisme qui ne pouvait que heurter la sensibilité des clercscar c’est ici tous les fondements de la Bible, toutes les ex-plications religieuses du Livre qui sont directement re-mis en cause. Là où le prêtre voit une intervention di-vine, une manifestation de la puissance et du courrouxdivin, Philotime décèle des circonstances géographiques,géologiques ainsi que politiques. En d’autres termes,Moïse est un habile truqueur. Rocco dénonce ainsi lesliens du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, de l’Église et de l’État. La mascarade théologique sert unordre social basé sur la survie de l’espèce, un ordre so-cial qu’on ne nommait pas encore, pour reprendre uneexpression des années soixante-dix, « hétérofasciste » ou« hétérocentriste ».

Franck Delorieux

Antonio Rocco, Alcibiade, enfant à l’école. Éditions H&O. 125 pages, 4,90 euros.

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L E T T R E S

Un empereur du soi-même

IBSEN, par Jacques De DeckerInédit, Folio Biographies nº 11, 5,40 euros, 224 pages.

Nous sommes en décembre 1893 au port de Christianaen Norvège. Une foule impatiente et fébrile attend de-puis des heures l’arrivée d’un bateau en provenance

du Danemark. À bord, les exemplaires de l’avant-dernièrepièce d’Henrik Ibsen, Petit Eyolf. Comme chaque année,l’éditeur Gyldendal les a imprimés juste à temps pour Noël.Il y a de la brume et les admirateurs du grand dramaturge pa-tientent longtemps. Sur cette scène éminemment théâtralepourrait presque se clore la vie exceptionnelle, singulière, dupère de la dramaturgie moderne telle que De Decker nous lafait si justement approcher. En homme de théâtre lui-même,il nous emmène tout près du mystère Ibsen, celui qui « placele spectateur devant la complexité vertigineuse des êtres », ilnous en donne les clés. Car le créateur de Peer Gynt, de Mai-son de Poupée ou de Hedda Gabler, celui qui pensait que« chaque oiseau doit chanter avec sa propre gorge », est lui-même le fruit de circonstances et de contingences riches enparadoxes. La Norvège de 1828 est un pays improbable.Pleine d’un passé islandais où les sagas perpétuent la gestehéroïque des Vikings, elle est passée sous domination danoisedepuis des siècles. Comme nous l’explique aussi Régis Boyerdans son indispensable édition du Théâtre d’Ibsen en «Pléiade », elle n’a même plus de langue véritablement propre,puisqu’elle pratique un idiome dano-norvégien. C’est danscette terre sauvage isolée au bout de l’Europe, à l’identité va-cillante, déchirée par ses vents et ses fjords, luthérienne, aus-tère, mais hantée par les fantômes de ses anciens mythes et

divinités païennes, que naît le petit Henrik. À Skien, ville por-tuaire au bord d’une rivière où l’on parle le dialecte du Tele-mark, vit la famille Ibsen entre le père commerçant prospère,un « irrésistible raconteur d’histoires » et la mère amatrice dethéâtre. La ruine du père, la retraite forcée dans la maison deVenstöp, dans le grenier de laquelle Henrik découvre une bi-bliothèque, les rumeurs sur la bâtardise de l’enfant, ses pre-miers pas loin du domicile comme apprentis apothicaire, lors-qu’il dévore les classiques la nuit, après la préparation de sespotions, ses dons de peintre, la naissance de son propre filsillégitime, sont autant d’ingrédients pour la fabrication duverbe ibsénien, cette tentative si moderne, absolue et radicale,de toucher du doigt la vérité libératrice de chaque être, dût-elle être violente, mortelle même. De Christiana (Oslo) à Mü-nich, à Rome, au cours d’un exil de vingt-sept ans qu’Ibsens’impose pour mieux affronter sa langue et son identité, de-puis les premières incompréhensions de ses compatriotes, lesdoutes, les frustrations en tant que directeur de théâtre, les ri-valités, jusqu’à la reconnaissance finale, « l’empereur du soi-même » comme il qualifie Peer Gynt, ne cesse de fasciner sescontemporains. Ainsi George Bernard Shaw, le jeune JamesJoyce qui va jusqu’à apprendre le norvégien pour le lire auplus près ; Freud, Jung et Sandor Ferenczi qui saluent dansson théâtre de la tension, de l’ambivalence, les enjeux de lapsychanalyse. August Strindberg, aussi, l’éternel rival, qui ence dénonciateur des conventions étouffantes, des hypocrisiespolitiques et sociales, en ce champion scandinaviste, voyait« l’homme le plus furieux d’Europe » dont l’auteur nous offrela passionnante biographie.

Patricia Reznikoff

Ibsen, un dramaturge de notre tempsDouble coup de projecteur éditorial sur celui que l’on présenta comme le grand rival scandinave de Strindberg.

THÉÂTRE, d’Ibsen, Gallimard « la Pléiade ». 1 952 pages,75 euros.

C’est une situation paradoxale que celled’Ibsen dans l’univers théâtral français.Nous ne parlerons ici que de cet univers

puisque l’auteur norvégien, dont on fêtait l’an-née dernière le centième anniversaire de lamort, hormis quelques poèmes (*), n’a écritque du théâtre. Chaque saison, dans la litaniebien compréhensible qui consiste à se deman-der quels sont les nouveaux auteurs qui vontenfin être représentés, à la suite des noms deShakespeare, Molière et Tchekhov, on oubliesystématiquement celui d’Ibsen. C’est pour-tant une réalité : Ibsen est l’un des auteurs leplus souvent joués sur nos scènes, notammentdans les grandes institutions, théâtres etcentres dramatiques nationaux. Au théâtre dela Colline, en principe voué à un répertoirecontemporain, le directeur, Alain Françon, quiest également metteur en scène (il est revenu àplusieurs reprises sur Hedda Gabler), n’a pashésité à enfreindre sa propre règle en pro-grammant, avec succès, Petit Eyolf, et en invi-tant un de ses anciens stagiaires, Richard Bru-nel, à donner sa version de Hedda Gabler dansquelques mois.

La situation éditoriale d’Ibsen en Francen’est pas moins prolifique. On ne compte plusles différentes éditions de ses pièces, soit à l’Im-primerie nationale (qui a réuni dans les annéesquatre-vingt-dix, et en plusieurs volumes, sesdouze dernières pièces), soit chez Théâtrales,surtout pour le travail de traduction de Fran-çois Regnault concernant Peer Gynt et HeddaGabler, soit chez Actes Sud Papiers. Soit en-core, plus récemment, dans le Livre de poche,douze pièces réunies sous le titre générique deDrames contemporains. Que vaut dès lors laparution du Théâtre d’Ibsen dans « laPléiade », préfacées, traduites et annotées parRégis Boyer, le grand spécialiste de la littéra-ture scandinave ? C’est ce même Régis Boyerqui avait dirigé, en 1999, le numéro (840) de la

revue Europe consacré au dramaturge norvé-gien. On constatera tout d’abord le refus depublier l’œuvre complète de l’auteur (sont no-tamment écartées ses premières pièces d’ins-

piration historique). Les Éditions Gallimardexpliquent leur position sur cette questiondans un article, « Être ou ne pas être complet ?» publié dans la Lettre de la Pléiade nº 26.

Pour ce qui est de la traduction, la logique estclaire. Alors qu’une majorité d’autres traduc-tions sont excellentes, notamment celles deFrançois Regnault, on l’a dit, mais aussi cellesde Terje Sinding… il s’agit simplement dejouer la cohérence du propos. Remarquonspour l’anecdote qu’ici le Canard sauvage esttransformé en Cane tout aussi sauvage ! Restedonc l’exercice délicat de la présentation avecson schéma convenu consistant à chanter lagloire de l’heureux élu. Le chant de RégisBoyer est dans un premier temps plutôt éton-nant. Le portrait qu’il dresse d’Ibsen, avec« certains traits que l’on jugera déplaisants »,n’est guère reluisant. « Cet homme fut un va-niteux d’une susceptibilité caractérisée », « lamodestie ne fut jamais son fort », son « ambi-tion dévorante », « pas très sociable », lâchemême, selon ses proches, et « finalement, pourparachever ce portrait sans doute peu flatteurmais proche de ce que l’on peut tenir pour laréalité, Ibsen fut un instable ». Mais RégisBoyer est un habile homme, le retournementqu’il opère n’en est que plus frappant. Il s’agitpour lui d’expliquer avant tout les raisons dela pérennité de la dramaturgie d’Ibsen, tout enla replaçant dans son contexte historique. Caril est clair que l’œuvre de cet « instable » quipassionna Rilke, Hofmannsthal, ThomasMann, Freud, Joyce et quelques autres tout àla fois, nous parle encore aujourd’hui de ma-nière forte. Sans doute parce qu’elle fut com-posée quasiment à partir du plateau, encoreque deux de ses chefs-d’œuvre, Brand et PeerGynt, avaient été conçus comme des lese-drama, des drames à lire, c’est-à-dire appa-remment non destinés à être représentés. Af-firmation que des metteurs en scène commeStéphane Braunschweig et Patrice Chéreau sesont évertués (et ont réussi) à battre en brèche.Comme quoi à tous les défauts d’Ibsen déjàénumérés on pourrait peut-être ajouter celuid’un manque de lucidité sur ses propres écrits !

Jean-Pierre Han

(*) Aux Belles Lettres Éditions.

Fantôme d’OrientLES ORIENTS DE PIERRE LOTI PAR LA PHOTOGRAPHIE, Bruno Vercier, Monum/Éditions du patrimoine, 250 pages, 42 euros.

Pierre Loti reste une énigme. Son journal intime, publié parson fils après sa disparition, est loin de la dissiper, car il yment autant que son œuvre littéraire est un pur mensonge.

Qui peut croire à l’histoire d’amour qu’il relate dans son premierlivre, Aziyadé ? Qui peut croire à l’histoire de Madame Chry-santhème ou au Mariage de Loti ? D’un côté, il y a l’hommefardé, aimant le travestissement et portant des talonnettes, d’unerare fatuité, de l’autre le merveilleux styliste. D’un côté, il y al’écrivain qui se fait gruger par une petite journaliste françaisequand il veut parler de la condition des femmes en Turquie (cefut l’aventure de son dernier grand livre, les Désenchantées), del’autre, un remarquable analyste du monde qu’on disait encore« oriental ». À l’inverse, à la mauvaise réputation qu’on lui fit, ilobservait les choses et les hommes de ces civilisations avec art etune remarquable acuité. C’est ce que démontrent aussi ses in-nombrables photographies. Elles sont aujourd’hui réunies dansun volume réalisé avec beaucoup d’intelligence. Ce sont des do-cuments de grande beauté mais aussi d’une profonde valeur his-torique, car on comprend que l’auteur a voulu constituer des al-bums où seraient consignés les signes les plus marquants de cul-tures condamnées à disparaître ou soumises à de gravesmutations. La Chine, le Japon, l’Indochine, la Turquie ottomane,l’Inde de l’Empire britannique, la Perse, la Galilée : Loti ne sa-crifie pas à l’exotisme et au désir de dépaysement, il ne méprisepas ces mondes lointains, il ne s’attache pas à la surface deschoses. Il s’est efforcé, comme le fit Delacroix par d’autresmoyens, de convaincre ses contemporains que l’Orient était l’idéesalvatrice de l’Occident.

Georges Férou

DR

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L E T T R E S

Tardi au cœur du réelJacques Tardi dans Le Secret de l’étrangleur*, une adaptation d’un roman de Pierre Siniac,

suit dans le Paris des années 50, les pas d’Ebirol, un étrange libraire, et de Foncinet, un jeune garçon passionné de romans policiers. Ces pas croisent régulièrement ceux d’un mystérieux étrangleur s’attaquant à d’innocentes

victimes, malgré les efforts pugnaces de l’inspecteur Budé pour faire cesser ces méfaits.

Avant du parler du contenu même dela bande dessinée, j’aimerai que nousparlions du journal l’Étrangleur, car

cet Étrangleur est d’abord sorti sous le for-mat d’un périodique avec une « une », desbrèves et différents articles de fond qui en-tretiennent la fiction de journalistes del’époque écrivant sur l’actualité d’alors.Pourquoi ce choix ?

Jacques Tardi. Ma passion pour labande dessinée est née de la lecture de pé-riodiques dans lesquels on trouvait uneplanche de dessins à un rythme hebdoma-daire. À une époque où la télévision était peuprésente, les feuilletons télévisés n’existaientpas. Donc, on portait un gros intérêt auxbandes dessinées publiées sous la forme defeuilleton. Malheureusement ce temps oùl’on pouvait lire un strip par jour dans lespages de France Soir est révolu. De nosjours, les quotidiens ne sont demandeurs debandes dessinées qu’au moment des va-cances : on reçoit un coup de fil en juin pourpublier quelque chose en août.

L’idée de mon éditrice chez Casterman,Nadia Gibert, était de se substituer aux quo-tidiens défaillants : on ferait une BD qui sor-tirait sous la forme d’un feuilleton et l’onconstruirait le journal autour. On a inverséle processus classique en quelque sorte.

Comment avez-vous procédé pour créercette fiction de journal ?

Jacques Tardi. J’ai fait appel à des per-sonnes compétentes et parfois issues dujournalisme. Pierre Lebedel, un collabora-teur de la revue d’histoires policières Revue813, a rédigé de faux faits divers. MichelBoujut a tenu de fausses chroniques de ci-néma évoquant les films sortis à l’époque del’histoire, en 1959. Et Dominique Grange atraité les grandes questions d’actualité politique et sociale decette année : la peine de mort, la guerre d’Algérie, etc. Il était im-portant que soit porté un regard politique et historique puisquele récit d’enquête de l’Étrangleur est passablement amoral : ilfallait un contrepoint.

Un contrepoint fortement inscrit dans la réalité historique dela fin des années cinquante. Il y a une volonté de réalisme extrê-mement forte ici. Cela semble être une constante de vos œuvresmême s’il vous arrive d’intégrer des éléments de fantastique dansd’autres volumes.

Jacques Tardi. Tout à fait. La vraisemblance, plus exacte-ment la véracité est indispensable pour moi lorsque je fais unebande dessinée. Et à tous les niveaux : les vêtements, les voitures,la « une » des journaux, les bâtiments. Comme mes récits ne sontpas contemporains mais se déroulent au XIXe siècle (le Cri dupeuple), au début du siècle précédent (les Adèle Blanc-Sec), cetteexigence est d’autant plus sensible. En fait, je pars du principesuivant : « Si je sais que je suis dans le vrai, je vais y croire et si j’ycrois le lecteur va y croire. » C’est pourquoi un de mes premiersgestes, quand je me lance sur un projet d’histoire, est d’achetertous les journaux de l’époque concernée, des journaux souventdisparus (l’Aurore, l’Intransigeant) ou toujours existants. Ainsipour l’Étrangleur, l’Humanité m’a beaucoup servi. Ces jour-naux me permettent de m’imprégner de tous les détails del’époque : les programmes à la télévision, les films qui passaientsur les écrans etc.

Vous vous refusez à inventer même sur les détails les plus in-signifiants du récit ?

Jacques Tardi. Effectivement. Prenons un exemple simplemais parlant. Si je dois montrer Louise Michel revenant chez elleet se faisant cuire un œuf, il s’agit de quelque chose de bien ba-nal, mais me voilà bien emmerdé ! Je m’interroge aussitôt :« Quels sont ses instruments, à quoi va ressembler sa cuisine ? »Car là je ne veux pas me planter. Parfois, quand je n’ai pu trou-ver de détails véridiques ou au moins vraisemblables, je triche :par exemple j’évite la séquence qui pose problème. Ou alorsj’évite de montrer en image ce qui me semble douteux. Jusqu’aubout j’évite l’extrapolation.

Quel est le rôle de l’imaginaire dans vos récits, car rien nesemble être laissé à l’imagination puisque tout doit être authen-tique ? Cela semble paradoxal pour vous qui êtes un auteur

n’ayant pas peur du loufoque et de la fantaisie.Jacques Tardi. Il faut comparer la situation à la littérature,

ce qui s’impose à moi puisque je fais beaucoup d’adaptationsd’œuvres écrites. On touche au jeu entre le mot et l’image. Je suisd’avis que les mots poussent à imaginer. Ils sont utiles pour toutce qui touche les sentiments, des phénomènes très subjectifs etpersonnels.

Inversement l’imaginaire pourrait sembler être bloqué parl’image : on peut faire ce reproche à la bande dessinée mais aussi,par ailleurs, au cinéma. Cependant, concernant la bande dessi-née, je ne crois pas qu’on puisse être si catégorique. En fait l’ima-ginaire existe bien : il existe entre chacune des cases sur laplanche, lorsque le récit n’est pas montré et qu’il y a une élision.Là il faut imaginer.

Il me semble que depuis les années quatre-vingt-dix, vous re-cherchez plus que jamais à vous « frotter » aux mécanismes dela création littéraire puisque vous procédez à beaucoup d’adap-tation d’ouvrages. L’Étrangleur est inspiré d’un ouvrage de Si-niac, livre qui avait d’ailleurs un autre titre.

Jacques Tardi. Effectivement, le livre s’appelait M. Cauche-mar mais je n’ai pas préféré conserver ce titre. J’ai finalementutilisé le titre d’un livre évoqué dans le roman de Siniac. Je pensequ’on peut voir là le type de rapports que j’entretiens avecl’œuvre que j’adapte. J’insiste sur ce verbe « adapter » car c’estbien le cas. Je me suis d’ailleurs toujours retrouvé dans des si-tuations où j’avais la plus grande latitude : Siniac est mort, LéoMallet ne se préoccupait que peu de ce que je faisais. Ainsi jechange le texte, je le condense mais je peux aussi élargir, dilaterle temps : dans l’adaptation du Cri du peuple de Vautrin, parexemple, la « semaine sanglante » occupe beaucoup plus d’es-pace que dans le roman. J’essaie cependant d’être fidèle à l’in-trigue et à l’esprit.

Ici vous aviez une autre contrainte liée au principe du« feuilleton » : vous deviez découper votre récit en cinq partiescohérentes et achever chaque partie de manière à entretenir l’at-tente du lecteur.

Jacques Tardi. Oui, mais pour arriver à mes fins, j’ai aussides atouts. Ainsi je pose beaucoup de personnages dès le départ :cela me donne des éléments pour rebondir et relancer l’intrigue.Un chat qui gratte à une porte, un personnage un peu oublié etqui réapparaît… et le mystère reste présent. Par ailleurs, le prin-

Essai en imagesP

hilippe Squarzoni n’est pas un auteur résigné, loin de là.La preuve, après Garduno en temps de paix et Zapata entemps de guerre (tous les deux publiés aux Éditions des

Requins Marteaux), il récidive avec un nouvel opus, Dol. AvecGarduno et Zapata, Philippe Squarzoni avait inventé – n’ayonspas peur des mots – un genre de bande dessinée assez proche del’essai mais sous forme dessinée. Garduno, Zapata et Dol se pré-sentent tous les trois ainsi : un texte, un essai, associé à desimages en rapport direct ou non avec le texte. Dans une sociétéoù l’image est devenue une arme de destruction massive de lapensée, Philippe Squarzoni tente de se la réapproprier. Le traitest réaliste mais l’image poétique. Ces trois ouvrages (car ilssont difficilement dissociables, même si on peut les lire séparé-ment) sont profondément politiques. Ils sont une tentatived’analyser, à défaut de comprendre, dans quel monde nous évo-luons aujourd’hui. Quand je dis « nous », il s’agit d’un « nous »occidental. L’association du texte sincère et pertinent à l’imagebrutale et poétique est efficace, et tenace. Rarement un auteurde bande dessinée a pu sembler si juste à mes yeux. En qua-trième de couverture, on trouve cette phrase de Jean-Pierre Raf-farin : « Il y a une voie française pour la réforme. J’en suisconvaincu : c’est une voie qui n’est pas idéologique. L’idéolo-gie conduit à l’impasse et à l’immobilisme. » Il est heureux qu’ilexiste des gens comme Philippe Squarzoni pour nous prouverle contraire.

Sidonie Han

Dol, de Philippe Squarzoni, Éditions les Requins Marteaux,décembre 2006. 285 pages, 30 euros.

cipe du roman-feuilleton est aussi un atout :lorsque je ne sais pas très bien comment re-tomber sur mes pattes je peux annoncer « Lasuite au prochain numéro ».

Il y a cependant un moment où la « vraiefin » doit apparaître. De manière très inté-ressante, vous proposez plusieurs fins dansl’Étrangleur.

Jacques Tardi. Tout à fait. C’est une idéequi m’a plu dans le roman. Cela m’a permisd’explorer les différents types de fins envi-sageables pour une intrigue policière. Je pré-sente deux types de fins « interdites » : le rêveou cauchemar, et la folie. Le narrateur se ré-veille ou l’on réalise qu’il est fou. Dans ce casj’estime que le lecteur est trompé. J’essaie deme mettre à sa place et c’est pour cela quej’hésite souvent pour mes fins. C’est très durde conclure et les explications sont souventennuyeuses. C’est pour cela qu’ici plusieursfins sont envisagées et que celle qui est pré-sentée comme la plus plausible maintientune ambiguïté sur la paternité du person-nage principal, Esbirol.

Ce sont des dilemmes pour lesquels vouspourriez chercher pas le soutien d’un scé-nariste de bande dessinée.

Jacques Tardi. En effet, mais je trouvequ’ils ont la fâcheuse propension à lorgnervers le cinéma, ce qui ne m’intéresse pas. Jeme suis retrouvé à travailler en fait avec desromanciers de polars. Car les auteurs de « lit-térature classique » ont très longtemps re-gimbé à l’idée de se voir adaptés en bandedessinée qui était considérée comme unsous-genre, loin derrière la peinture. À la li-mite on m’envoyait des fonds de tiroir ! Parcontre les auteurs de romans policiers, œu-vrant dans un « sous-genre littéraire »,n’avaient pas ces a priori.

Par ailleurs, je constate que le vent tourne et je reçois de plusen plus souvent des romans avec des dédicaces et maintenantdes suggestions d’adaptation ! Les temps changent.

Entretien réalisé par Baptiste Eychart

(*) Castermann éditeur

DR

L’Étrangleur de Jacques Tardi.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . X I

L E T T R E S

Le temps du regard de Yo Marchand

Le principe des Carnets d’atelier estsimple : demander à un artiste, déjà re-connu, de témoigner de son travail :

pourquoi, comment peindre ?Dans les Carnets n° 18 des éditions Mé-

moire vivante, c’est autour de Yo Marchandde lever un voile sur son métier de peintre. Depeintre abstrait. On connaît ses tableaux-stèles, peuplés de signes mystérieux, ses toilesparcourues de lignes directionnelles telles desportulans, rayées de cordes sensibles commedes lyres silencieuses… Yo raconte sa décou-verte providentielle du couteau, son goûtpour les empâtements, textures, empreinteset collages, comment la pratique de la gravurel’a aidée à progresser… mais elle révèle aussiqu’elle travaille souvent « à quatre pattes »,en se souciant des sensations tactiles ou ol-factives qui environnent sa peinture. Bref, ondécouvre un coin du creuset où se mijotentdes œuvres alliant le quotidien à une intem-porelle géométrie, puisque Yo Marchandaime prélever des fragments « à la une » desjournaux pour les insérer en ses damiers desables et d’ocres : l’ensemble prend l’allured’un grand jeu dont on cherche les règles…

Car une œuvre n’accroche l’œil que pourmieux ralentir le regard ; voir demande at-tention donc patience, qualités qui sontd’abord le lot de l’artiste. Yo Marchand in-siste sur la nécessité de la lenteur, des indis-

pensables détours que constituent le re-cueillement ou la rêverie ; elle en écrit unaphorisme : « Le temps de la peinture est in-terminable : c’est le temps du regard ».

Ses années d’expérience la laissent lucide :« Si le métier s’apprend par soi-même, ce quine s’apprendra jamais c’est la force de la pré-sence du peintre sur la toile. » Il y a une formed’ascèse dans sa manière d’envisager l’œuvrepeinte avec la quête, âpre parfois, de « l’exac-titude ressentie », qui serait un peu l’équiva-lent de la recherche du mot juste chez l’écri-vain. D’ailleurs, le titre de ses travaux est, luiaussi, longuement mûri.

« Ce goût passionné pour l’art qui doitêtre renouvelé chaque jour élimine les pessi-mistes, les tristes, ceux qui n’ont pas la foi »,dit-elle. Ces Carnets d’atelier sont aussi uneprofession de foi, en la peinture, en l’abs-traction.

Voilà un petit vade-mecum pour attendreles prochaines expositions de Yo Marchand,dont une rétrospective à la Corderie royalede Rochefort, en 2007.

Christine Sourgins

Carnets d’atelier Yo Marchand,n°18, Éditions Mémoire vivante,[email protected], 17 euros.

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Solitude et souci du monde

Le poète est solitaire, ce qui ne veut plus dire, aujour-d’hui, qu’il vit à l’écart des autres humains. Il ressenten lui la solitude de chacun et l’assume dans le langage.

Jean Métellus, qui vient de publier la Peau et autrespoèmes, ressent d’abord la solitude historique des Haïtiens,« Indiens exterminés / Africains transplantés ». Solitude dunègre est le titre d’un poème où il dit son « immense vertiged’un souffle méprisé / D’un corps flétri par une maladieétrange / Des chemins sans issue et des souvenirs gelés / D’unevie d’étuve et de souffrance rebelle / D’un peuple pétrifié, di-visé » et pour conjurer ce vertige, l’évocation heureuse, maisseulement en rêve : « Mon île fleurit dans le parfum de la mer/ Des barques légères enrichissent l’exil ». L’exil est une soli-tude personnelle éprouvée dans la chair : « À force de sur-veiller son ombre / Un beau matin, le voici à l’hôpital / Em-bourbé dans son sang. » Loin du pays natal, « vision brûlée,soleil fripé et folie fanée » sont le lot de l’exilé.

Dans ses rêves, le poète a un double complice, son reflet,dit-il, qu’il appelle aussi son « archange impétueux / Hors desliens de toute divinité ». Plus loin, pourtant, « Dieu réchauffeles brumes du petit matin », invite chacun « À semer sans selasser / À célébrer les promesses de la terre », c’est un dieusomme toute terrien. Mais il est silencieux, alors que« l’homme, lavé par les mots / Invente des passions neuves ».

Dans la profusion du monde, le poète puise l’énergie devivre et la sagesse, au terme d’une énumération qui convoquetous êtres et toutes choses, les entraîne dans un mouvementpuissant, convertissant un monologue en chant de la terre en-tière.

La première partie du livre, qui lui donne son titre, estconsacrée à la peau. Celle-ci, à la fois, nous isole du reste dumonde et nous met en communication avec lui. Le premiermot qui la désigne, « écran », dit bien ce double rôle dans sesdeux acceptions : écran qui masque et protège, écran sur le-quel se projettent images et écriture. Elle est aussi enveloppe,elle « abrite l’âme ». Elle est encore « éternel miroir des

amants ». Cette peau qui nous contient et nous exprime a bienà voir avec la poésie. On ne nous reprochera pas de faire ap-pel à un jeu de mots, quand Jean Métellus lui-même écrit :« L’apothéose / L’apologie / L’apogée / L’apostasie / L’apo-calypse ». Mais cela va bien au-delà : « La peau nous dit leslumières et les ténèbres enfouies / Leur lutte pour émerger /Et nous livrer au monde tels que nous sommes. » Dans unetrès attentive postface, Claude Mouchard remarque que lapeau « se révèle, dans les vers de Métellus, étrangement pa-rente de la parole ».

Il y a une autre postface, celle de Ginette Adamson, inti-tulée « Haïti dans la poésie de Jean Métellus ». En avant-pro-pos, le volume donne le discours prononcé par le poète au Sa-lon du livre de Paris, le 21 mars 2006, lorsque lui fut remis leprix international de poésie de langue française Léopold-Sedar-Senghor.

La solitude ne dit pas forcément « je » à tout instant. À lapremière page de la Scène primitive, Charles Dobzynski dit« on » : celui qui parle se fond dans l’humanité (on= l’homme), tout en rapportant son vécu personnel. Le titredu livre est-il à prendre dans son sens psychanalytique ? Oui,répond nettement le poème intitulé de même, suivi d’un autrequi montre la mère « nue comme épiphanie comme source in-terdite/à la limite d’un désert ».

Mais le stade de l’enfance est depuis longtemps dépassé,l’ouvrage est celui d’un adulte ayant connu beaucoupd’épreuves, quêtant autour de lui comme en lui-même des rai-sons de croire en la vie, dans un monde où « l’avenir est unebarque / échouée sur l’écueil / d’un rivage sans appel ». Quêtevolontariste, qui use de toutes les ruses du langage. Ainsi, lepoète dit « vous » à celle qu’il aime, instituant une distanceoù aller « l’un vers l’autre ». La dernière page invoquera « latendresse / par quoi résister ». Des vers tels que « Noussommes deux nous sommes mille » luttent contre la solitude,par laquelle, pourtant, passe la recherche de l’identité, « avec/ votre air dépossédé qui vous a mis / En quarantaine cligno-

tante au cœur de / La zone la plus dévastée de vous-même ».L’évolution de la pensée s’appuie sur la forme du poème.

Cela apparaît particulièrement dans les poèmes, nombreux,du type : 16 vers suivis de ou interrompus par des tercets envers courts qui appellent à la réflexion, souvent avec humour :« La théière étonnée / c’était l’éternité / remplie abandonnée ».Mais on rencontre au long des pages distiques, quatrains etautres strophes, rimées ou non, dont le poète use avec dexté-rité. Il a aussi, on le sait, un penchant pour les jeux de motsqui, en pervertissant le sens courant des vocables, leur re-donnent de l’éclat. La Scène primitive se révèle féconde entrouvailles.

Quasi simultanément paraissent deux autres livres deCharles Dobzynski : À revoir, la mémoire (Éditions Phi/écritsdes Forges) et Gestuaire des sports (Le Temps des Cerises).

La revue trimestrielle Décharge propose trois poètes ita-liens : Luciano Mariani, né en 1936, Valerio Magrelli, né en1957, Antonella Anedda, née en 1957, traduits et présentéspar Jean-Baptiste Para, « trois lignes de tangence entre lepoème et le temps où il est échu de vivre ». Parmi les autrescontributions, un dossier Hugh Weiss avec des reproductionsde peintures, des poèmes, dont ceux d’Anton G. Leitner, desnouvelles, dont une de Jacques Fournier, deux des ultimespoèmes de Jean Rousselot, une page sur l’éditeur de poésieJacques Brémond, « athlète complet de l’édition marginale »,à qui Décharge presse le lecteur de demander son catalogue(adresse : Le Clos de la Cournilhe, 30210 Remoulins), des ré-flexions sur l’écriture poétique (Mathias Lair, Romain Fus-tier), des notes de lecture.

La Peau et autres poèmes, de Jean Métellus. Seghers, 2006. 128 pages, 12 euros.La Scène primitive, de Charles Dobzynski. La Différence,2006. 156 pages, 15 euros.Décharge nº 132, décembre 2006. L’Idée bleue. 128 pages,6 euros.

Rembrandt à IstanbulÀ

Istanbul, voilà peu, Rembrandt a été àl’honneur comme il l’a été à Paris (cf.L. F. n°31) et dans toute l’Europe. C’est

au nouveau et superbe musée de Pera que le 400e

anniversaire de sa naissance a été célébré avec unlarge choix de la collection de dessins du muséede Boijmans Van Beringhen d’Amsterdam.Parmi ces œuvres sur papier, on trouve des por-traits, un autoportrait, des paysages, un lionsomptueux, des cavaliers, des nus de femmes etdes scènes bibliques. On a pu aussi y voir, commece fut le cas au Louvre, des « copies » de minia-tures persanes. Elles révèlent la passion que l’ar-tiste ressentait pour l’Orient. Cette passion étaitdévorante. Et mystérieuse. Elle passait par soninterprétation très particulière de l’Ancien et duNouveau Testament. Il faut se souvenir qu’il ré-sidait près du ghetto d’Amsterdam et qu’il de-mandait souvent à des juifs de poser pour lui. Ilsemblait vouloir littéralement se fondre danscette culture du Livre, à la fois si proche et si loin-taine, à travers leur représentation.

Quand il a peint l’un de ses tableaux les pluscélèbres, Isaac et Rebecca, il a illustré un momenttrès précis de la Genèse quand les deux époux ontdû se faire passer pour frère et sœur, se sont tra-his par un geste d’intimité. Pourtant, comme l’aremarqué Nadeije Laneyrie-Dagen, il est passéplus souvent à la postérité sous le titre de la Fian-cée juive : sans doute a-t-on voulu sécularisercette œuvre et la rendre plus familière. Mais ellenous suggère tout de même que le peintre a sou-haité entretenir une ambiguïté foncière, en se ser-vant des Écritures pour s’introduire dans lemonde mi-réel mi-imaginaire de l’Orient, à por-

tée de main pour lui, mais toujours inaccessiblepour un homme qui voyagea si peu. Son aven-ture d’artiste ne saurait se comprendre sans cettedimension si extraordinaire en son temps où, sil’on fait exception de rares Vénitiens de la Re-naissance, on ne discernait le monde orientalqu’à travers la littérature et des représentationsthéâtrales qui l’affublaient des codes bien précisappartenant à notre seule culture. Rembrandt aeu alors une intuition magnifique, comprenantque nos sources religieuses de l’autre côté de laMéditerranée demeuraient la part la plus fasci-nante et le rêve le plus troublant de l’Europe.Telle fut sa conception de la peinture : la réap-propriation de l’Orient, en alliant le réalisme leplus dur et une magnificence dans le style, dansla complicité des ombres et le flamboiement dela lumière, dans le faste des couleurs, ou dans leurmélancolique humeur noire ou brunâtre, dans lasublimation de l’être par le poudroiement de l’or.

Georges Férou

« Rembrandt et son cercle », Musée de Pera, jusqu’au 7 janvier.Lire la peinture de Rembrandt, Nadeije Laneyrie-Dagen, Larousse, 180 pages,19,90 euros.Rembrandt, Peter Schatborm, Louvre, cabinet des dessins, 64 pages, 13,50 euros.

Rappel :« Rembrandt dessinateur », musée du Louvre, jusqu’au 8 janvier.« Rembrandt, eaux-fortes », Petit Palais, jusqu’au 14 janvier.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . X I I

A R T S

L’invention d’Annibal CarracheA

utrefois, le terme « invention » signi-fiait « découverte ». C’est bien ce quise produit à l’heure actuelle avec An-

nibal Carrache (on a francisé ainsi son nom,Carracci). Il appartient à cette catégorie depeintres qui ont trouvé leur place dans leslimbes de l’art. Ce Bolonais, ainsi que sonfrère aîné, Agostino, et que son cousin, Lu-dovico, n’apparaissent que de loin en loindans les expositions consacrées à la fin duCinquecento et du début du Seicento. Face auCaravage ou même à Guido Reni, ils ne fontpas le poids.

La superbe rétrospective présentéed’abord au Museo civico archeologico de Bo-logne, et qui va bientôt être reprise à Rome,aura peut-être eu l’heureuse faculté de pro-voquer une véritable réhabilitation. Fonda-teur, avec ses deux parents, de la célèbre Ac-cademia dei Desideri (ensuite rebaptisée des« Incamminati ») fondée en 1582, il est alorsun admirateur de Corrège et des grandes

maîtres de Venise. Soumis à des influencescontradictoires, où le maniérisme et l’héritagede la haute Renaissance, surtout Raphaël,tout comme les coloristes de la SérénissimeRépublique, il éprouve une certaine difficultéà se situer le débat esthétique dans cette pé-riode de riches et profondes mutations. Unecomposition telle que la Vérité triomphe duMensonge avec l’aide du Temps (1585) estune véritable bizarrerie iconographique, aussiséduisante et virtuose soit-elle. Toute sa maes-tria le relie au passé récent. La Sainte-Famille(circa 1585) fait encore songer à Corrège.Quant à sa Vénus et satyre avec deux amours(1589-1590), elle fait immanquablement son-ger à Titien. Toutefois, la physionomie du sa-tyre, à la fois grotesque, pathétique et risible,est tellement exagérée qu’elle offre uncontraste forcé avec la silhouette si sensuelleet si désirable de la déesse. C’est la révélationd’un des traits majeurs de son caractère : Car-rache veut se colleter avec la réalité et ses as-

pects les plus âpres. Et c’est même ce quisemble le plus le déterminer à ses débuts :qu’on regarde ses deux Portraits de femme(1590-1592), son Satyre attaché à un arbre(circa 1590-1592), son magnifique Joueur deluth (1592-1594) pour se convaincre de sa vo-lonté de s’approcher du réel sans fard. Et il lefait dans deux directions différentes et mêmeopposées : d’une part, son réalisme se mani-feste avec une crudité absolue dans ses Deuxbouchers au travail (circa 1582-1583), sa Têted’homme de profil (circa 1582-1583), le trèsimpressionnant Paysan à table (circa 1584-1585), qui serait digne de Courbet, ou encoresa Tête d’un homme qui rit (circa 1585) : del’autre, il a la tentation de succomber à unclassicisme pondéré. C’est ce qu’il traduitdans Sainte Marguerite (1599) et la Vierge àl’Enfant (circa 1597-1598). Toujours écarteléentre ces deux pôles de sa pensée sur la mis-sion de la peinture, on comprend que la sa-gesse l’emporte le plus souvent à la fin. On

comprend aussi qu’il recherche un équilibreindécidable – un compromis – comme leprouve la Piétá (circa 1606) ou les grandesfresques qu’il a réalisées pour le palais Ma-gnani à Bologne ou le palais Farnese à Rome.

Annibal Carrache aurait-il pu être un desgrands révolutionnaires de son temps à l’ins-tar de Michelangelo Mersi ? Il n’a pas pu (ouon l’a empêché) de franchir le pas. Faute decommanditaires bienveillants ou faute de res-sources quand il en avait, il a battu en retraite.Quand il meurt en 1609, c’est un homme pleind’amertume qui rend son âme à Dieu avec lepressentiment de n’être pas allé au bout deson histoire.

Giorgio Podestà

Annibale Carracci, Chiostro del Bramante,Rome, du 25 janvier au 6 mai.Catalogue, sous la direction de DanieleBenbati et d’Eugenio Riccomini, Electa,500 pages, 40 euros.

Le motfrageselon Jean-François Bory

Jean-François Bory a le don d’ubiquité : à la fois poète, romancier, artiste, directeur de revue, il a su multiplier ces différentes activités. Aujourd’hui la villa Tamaris célèbre son talent protéiforme

Jean-François Bory, villa Tamaris, La Seyne-sur-Mer, jusqu’au 28 janvier. Catalogueavec DVD : 20 euros.

De notre envoyée spéciale dans le Var.

Véritable temple de la figuration narrative, la villa Tama-ris de La Seyne-sur-Mer, animée avec discernement etune belle énergie par Robert Bonaccorsi, expose actuel-

lement les œuvres de Jean-François Bory. Ce dernier est poète,un poète qui a partie liée avec les expériences les plus avant-gar-distes dans ce domaine (poésie concrète, poésie typographique,etc.), comme le démontrent ses récentes Nourritures typogra-phiques (Al Dante). C’est aussi un romancier, même si le mots’adapte mal à l’auteur de Roussel SARL (Al Dante), véritablecompendium de sa quête littéraire, parfaitement inclassable et,sans aucun doute possible, l’une des œuvres les plus originaleset les plus passionnantes de ces dernières années. Et ce n’est pastout : Bory est aussi le créateur d’œuvres qu’on peut définir descollages en trois dimensions. Machines à écrire et piles de livrespeints en or sont livrés à des armées en plastique et à desmonstres préhistoriques provenant de sa tendre enfance alorsque des modèles réduits de navires de guerre coulent dans le vieilocéan de Lautréamont et des lettres échappées d’une casse. Hu-mour, jeux d’esprit, dérision, mais aussi manifestation de mé-taphores truquées d’une vision insolente de la chose littéraire.Depuis plus de vingt ans, explique Joan Rabascall, il œuvre àun travail monumental, qu’il appelle tout simplement « Jour-nal ». Et ce journal, sous ses formes les plus variées est exposésous nos yeux. Nous évoluons au milieu de ces pièces rares, puisnous découvrons ses collages, ses inventions typographiques,ses photomontages, en somme la représentation de la sphèreambiguë de la littérature mise à nu par ses célibataires, enfin.

Jean-François Bory est un personnage énigmatique. Et secret.Des amis de longue date sont venus à La Seyne-sur-Mer pourprendre part à cet événement rare. J’ai profité de leur présencedans les salles de l’immense villa pour leur demander de relaterleur histoire avec ce dernier et d’en faire le portrait. Le premier estl’artiste Ivan Messac qui a accepté de le dépeindre : «L’habit noirà parements roses constellé de lettres blanches était du plus bel ef-fet. Du col émergeait une tête blonde dont le regard masqué pardes lunettes noires fixait un horizon somme toute lointain. Lepoète contemplait un univers futuriste dont il était un des héritiersmoqueurs et quelque peu nostalgiques. Car il y a de la nostalgiedans l’œuvre de Jean-François Bory. Une nostalgie de l’avant-garde, du remue-ménage qui lui est inhérent, et d’une certaine élé-gance qui lui est attachée. C’était en 1983, des années ont passé,les mots, les lettres, les chiffres et les signes n’ont cessé d’envahirson œuvre poétique et plastique. Des mots et des lettres qui ne se-raient rien et que leur mise en page, leur éclatement, leur répéti-tion et le fait qu’ils soient crachés par une machine à écrire ou abî-més au bas d’une page, transforment en poèmes ou en sculptures.Des mots qui prennent corps par la bouche et la main du poète,

des mots qui ne craignent pas l’humidité et qu’il nous sert commes’ils avaient été pêchés la veille dans les eaux claires de Tamaris. »

Le second artiste qui a accepté de me répondre est Gilles Ghez.Il se remémore l’époque où il a connu l’auteur de Tour est gâché :« Je le revois, très droit, la tête en arrière, malicieux et grave, sou-riant ou riant, passant en revue mon présent, mon futur, les siensaussi, tout en me tenant au courant de ses dernières rencontres.Lorsque je l’ai connu, Jean-François habitait rue Cognac-Jay. Jeprenais l’autobus 80, une de mes lignes de prédilection, et des-cendais à l’arrêt Bosquet-Rapp. En une minute à pied, j’étais chezmon ami. À peine arrivé, je le laissais s’emparer de la conversa-tion, je devrais dire du monologue, car je n’intervenais que pourrelancer son discours plein d’humour et d’autodérision. Tout celaétait disséqué avec esprit, sans méchanceté, bien que parfois avecun peu de perfidie : un désespoir élégant qui disait doucement“plus ça change plus c’est pareil, quoi que…” Il me donnait l’im-pression que j’étais intelligent, ce qui est l’indice des gens remar-quables. Je faisais miennes ses réflexions et ses saillies d’excellentmanieur de mots. Il avait cette voix inimitable dont les intonations

paraissaient n’exprimer que des vérités par le fait même de ses ré-serves sur ses avis et les bifurcations complexes que prenait sa pen-sée pour essayer d’être aussi nuancée que possible, tout en restantun peu provocante. J’allais prendre congé, un peu étourdi par lecharme de son timbre et son déluge brillant de paradoxes, de pa-renthèses et d’affirmations allusives, aussi par les quelques whis-kies que nous avions bus. Il me retenait pour m’offrir quelqueslivres toujours amusants et intéressants, ainsi qu’éventuellementla dernière livraison de son journal, l’Humidité. Je partais content,un peu ivre, flanqué d’un sac en plastique plein de présents. J’aieu la curiosité de réécouter une émission de France Culture à la-quelle Jean-François m’avait convié à répondre au fameux ques-tionnaire de Marcel Proust. Comme il avait, entre parenthèses, àjuste titre, pensé qu’il pouvait m’aider dans mes réponses, il mefit don, avant l’interview, de quelques répliques qui sont sans au-cun doute les plus réussies de mon passage sur les ondes. Sommetoute, lorsque mes réponses étaient spirituelles, je parlais Bory…littéralement. »

Blandine Laurier

J.-F

. BO

RY

Insectes, de Jean-François Bory, 1996 Assemblages.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . X I I I

A R T S

CHRONIQUE PARTISANE DE GIANNI BURATTONI ET FRANCK DELORIEUX

Le Poulailler libéréet l’art

«Ça, c’est pour moi. Ça, c’est pour le roi. Non, ça, c’estpour moi. » Qui ne se souvient de cette premièrescène de la Folie des grandeurs avec Louis de Fu-

nès ? Eh bien, figurez-vous, en ces temps où l’insécurité faitvendre du politique lepenisé, que nos régions ne sont pas plussûres. Un bandit de grand chemin les parcourt, pillant lesDRAC à son seul profit, tout comme le receveur des impôtsrackettait les régions les plus reculées du royaume ibère. Cedon Salluste a pour nom Fabrice Hybert, justement. Aujour-d’hui, c’est notamment la Mairie de Paris qu’il rançonne. Àsa demande, il a réalisé pour le parc de La Villette un monu-ment aux victimes du sida inauguré par monsieur Delanoë andco. Le peintre en a gros sur la patate : « Je suis séropositif de-puis 1985. J’ai assisté à l’hécatombe de presque tous mes amis.Je m’attendais à une œuvre à leur mémoire. Et je me retrouvedevant une flaque de carrelage qui n’a ni queue ni tête… Pasde queue parce qu’elle est aseptisée, sans corps, sans chair,sans plaisir, sans désir, sans sexe, sans souffrance. Ni de tête,parce que la qualité du dessin de cet “ artiste de renommée in-ternationale” tient d’avantage du chic bon genre que de lamerveilleuse puissance des graffitis des anciennes tasses (1). »Alors c’est quoi ce monument aux victimes (le mot « mort »dérange apparemment) du sida ? Une grande flaque d’urine,sans doute sortie des statues du même qui représentent desbonhommes verts en train de pisser de l’eau en circuit fermé.On peut aimer les golden showers, mais de là à en faire uneœuvre d’art… L’Artère, comme s’intitule ce truc, n’est pas li-quide mais en carrelage pas même émaillé, une simple flaquede vide, de non-sens, de petite prétention.

La mémoire des victimes du sida ? Le peintre et l’écrivainse demandent si elle n’est pas restée coincée comme un groscalcul rénal à l’intérieur du crâne vide de « l’artiste de répu-tation internationale ». Daniel Boudinet (un grand photo-graphe mort du sida en 1990) aurait sûrement dit : « Mais

qu’est-ce qu’elle a celle-là ? Elle ne peut pas aller pisserailleurs ? » Et oui… aujourd’hui on peut faire du patin à rou-lettes ou du skate sur cette barbotière d’un coût de 1,75 mil-lion d’euros (c’est ce qu’on a dit au peintre et à l’écrivain qui,tout de même, n’arrivent pas à y croire). Mais quel est l’inté-rêt de ne pas avoir émaillé le carrelage ? Sans doute, puisqueles intempéries et autres avanies emporteront le monumentaussi vite qu’un virus, de permettre à Fabrice Hybert de sefaire payer pour le restaurer.

Il y en a marre de cette politique de la Mairie de Paris surle sida. Monsieur Delanoë a beau jouer les courageux en fai-sant son coming out, il n’en demeure pas moins une image ca-ricaturale de l’homosexualité bien-pensante, petite-bourgeoise,sociale-démocrate. Est-il nécessaire d’énumérer les compro-missions que cela implique ? Ce serait trop long, mais juste unmot, tout de même, sur la manière dont il lutte dans la capitalecontre l’épidémie. Un monument aux victimes du sida, commesi l’épidémie s’était arrêtée. Des campagnes de prévention aussilisibles et intelligentes qu’une critique littéraire dans Têtu, quidevrait changer de nom, le Poulailler libéré serait plus clair.Faut-il rappeler, on en est là, qu’un préservatif ne se pose passur un feu de signalement ou une grande roue mais sur un sexe ?Une amie pharmacienne de l’écrivain lui racontait la visited’une jeune fille de la bonne bourgeoisie qui ne comprenait paspourquoi elle devait mettre des préservatifs puisqu’elle prenaitla pilule. Ne serait-il pas temps d’expliquer partout les risqueset les modes de contamination, de montrer clairement com-ment on enfile une capote ? Monsieur Delanoë et sa bande, sonfan club du Poulailler libéré, semblent préférer flatter ses amisà soutane avec qui il organisa la gracieuse inauguration, au mé-pris de la laïcité, d’un parvis Jean-Paul II. Cette politique, aufond, doit lui permettre de faire plaisir à ses amis Verts puis-qu’elle aboutira à agrandir ce merveilleux espace vert qu’est lecimetière du Père-Lachaise.

En parlant des écologistes, le peintre et l’écrivain ont puvérifier la génialité de leur pensée, de leur profond sens de l’ur-banisme en suivant le trajet du nouveau tramway. Des œuvresd’art sont semées tout le long des rails, comme le gazon quidonne aux boulevards des Maréchaux une allure de jardinpour pavillon témoin Bouygues. De la banlieue pavillonnairecomme modèle esthétique. Comme l’écrivain se refusait àprendre ce moyen de transport, par anti-écologisme primaire,ils se sont rendus là-bas en voiture. Ce n’est pas le lieu pourdiscuter des embouteillages provoqués par cette galéjade inutile, mais comme ils roulaient au pas, ils auraient dû lestrouver, ces fameuses œuvres. La cabine téléphonique de So-phie Calle, vous savez cette photographe qui fait des fichescomme « Nicolas Police ». Les palmiers rétractables en métalde Bertrand Lavier, celui dont ils avaient déjà rappelé le sur-nom de « machine à Lavier ». Ils n’ont rien vu, non rien derien. Et ils s’en foutent, des conneries d’artistes pour mar-chands à tête de maquereaux, regrettant tout de même de nepas avoir vu l’œuvre de Claude, le seul vrai artiste de l’en-semble. Tout ce qui les intéresse, c’est de voir, qu’une fois en-core, l’argent public, ici 4 millions d’euros versés par messieursDelanoë, Girard et autres incultes victimes de la mode, sert àsoutenir la médiocrité.

Le vieux Gide expliquait qu’on fait de la mauvaise littéra-ture avec de bons sentiments. Des bons sentiments, de nosjours, c’est ce qui dirige la politique sociale traître, enruban-née de marketing et de coups médiatiques à deux sous (l’ex-pression est mal choisie), avec pour conséquence, en art, un jeude copinage qui transforme le rayonnement artistique de la ca-pitale en néon blanchâtre et clignotant de sous-préfecture.

Gianni Burattoni et Franck Delorieux

(1) Les latrines publiques où les homosexuels avaient l’habitude de draguer.

Adolf Hoffmeister, homme de plumes

et d’encresADOLF HOFFMEISTER, VISAGES ET COLLAGES, galerie Le Minotaure, Paris, jusqu’au 9 janvier.Catalogue : 100 pages, 20 euros.

À consulter : le numéro 25 de l’excellente revue Faites entrer l’infini(42, rue du Stade, 78120 Rambouillet).

Adolf Hoffmeister (1902-1973) est sansaucun doute l’un des plus grands ca-ricaturistes du siècle passé. Mais ce

terme n’est-il pas impropre et ne réduit-il pasla valeur de son œuvre ? Bien sûr, après unepériode expérimentale (d’ailleurs des plus in-téressantes), il a renoncé au langage avant-gardiste. Il a alors concentré toute son atten-tion sur l’apparence de ses contemporains,pour l’essentiel des artistes, des musiciens etdes écrivains. Comme l’a souligné PhilippeSoupault en 1928 à propos de ses dessins :« Lorsqu’on les regarde pour la première fois(ils) surprennent par leur étrange cruauté. Onn’imagine d’abord qu’ils représentent leshommes tels qu’ils devraient être, avec leurstares, leurs vices, leurs verrues. Et puis, au se-cond abord, on s’aperçoit qu’ils sont moinscruels que profonds. » C’est probablementvrai car il a surtout été un grand collection-neur d’êtres d’exception : Zadkine, Martinu,H. G. Wells, Cendrars, Marinetti, Tzara,Chagall, Picasso, Karel Teige, Cocteau,

Joyce, Karel Capek, Dali, Josef Sima, MaxErnst, Aragon et j’en passe. Il avait une pré-dilection particulière, une sorte d’attache-ment obsessionnel pour Franz Kafka, qu’iln’a cessé de représenter en train de déambu-ler de manière burlesque dans les rues duvieux Prague comme s’il en était le génie ma-licieux et mélancolique.

Hoffmeister n’a jamais oublié les leçons deses amis de jeunesse, ceux qu’il a fréquentésau temps du poétisme et du groupe Devetsiljusqu’à celui de l’artificialisme et du surréa-lisme : il a souvent eu recours au collage, de-venant l’un des maîtres de ce procédé. C’estgrâce à ce procédé qu’il illustre Alice au paysdes merveilles et Jules Verne. Quand il fait sonéloge, Louis Aragon affirme que, par ses col-lages, il renoue avec « cette imagination véri-table de la nature qui invente le cactus, la tor-tue, l’escargot et les critiques d’art, dont je dé-fie au grand jamais les peintres d’imaginationde trouver les équivalents lunaires ».

La riche exposition que nous offre la ga-lerie Le Minotaure nous rappelle qu’AdolfHoffmeister a été pour la culture tchèque ceque fut Max Beerbohm pour l’Angleterre vic-torienne – de plus, ils sont à la fois artistes etécrivains – c’est-à-dire un homme de plumedans tous les sens du terme avec l’idée d’in-troduire l’esprit du grand art dans un genremineur et de rendre mémorables tous ces vi-sages d’hommes qui, comme lui, ont sacrifiétoute leur existence à la création.

Justine Lacoste

DR

Corrida, 1937.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . X I V

C I N É M A

Vincent Dieutre et les fantômes de ces messieurs

de Port-RoyalFRAGMENTS SUR LA GRÂCE, film français de Vincent Dieutre, avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Vincent Dieutre, Éva Truffaut (1 h 41).

Dans la filmographie de Vincent Dieutre, les Fragmentssur la grâce pourraient apparaître comme une tentativede se distraire de soi, de s’abstraire un moment du bruis-

sement de sa propre vie pour appréhender, le temps d’un film,la querelle qui opposa au XVIIe siècle les jansénistes et les jé-suites. Cela sans rompre avec ses choix esthétiques précédents,en suivant ce qui constitue maintenant l’injonction première deson cinéma : hanter les lieux, les arpenter sans répit pour déce-ler, débusquer derrière l’apparente discontinuité des temps, desfantômes et ce qu’il reste de présence dans les murs et le sol desêtres qui nous ont précédés. Des images actuelles du mondecontemporain sourdent les bruits du passé, et l’on voit contretoute évidence quelque chose d’une époque révolue.

Le tout est de savoir s’y prendre. Dieutre enchâsse et mul-tiplie les images aux textures et aux rythmes différents (16 mm,super-huit, DV) ; laisse apercevoir au détour d’un plan, soningénieur du son ou un photographe ; exhibe lors de séancesde lectures ou d’interviews tout un appareillage technique defils, lampes, micros, bombonnes de gaz, caméras vidéo dontl’écran de contrôle désaxe en miniature ce que l’on voit engrand. Sans les avatars habituels propres aux documentaireshistoriques, sans reconstitution, costumes d’époques ou voixoff autoritaire détentrice de la vérité, se substitue à la réalitémême des images l’illusion de sentir dans ces clairs-obscurs,ces recadrages sur les mains en super-huit, l’esthétique d’untemps tourmenté par son salut.

Surtout, la langue irradie le film. La lecture de textesd’époque, avec ce que l’on suppose être la prononciation duXVIIe, les confessions de Dieutre enregistrées toujours par unpetit dictaphone qui capte tout de son souffle et de ses hésita-tions, obligent à tendre l’oreille, à s’immerger dans des détails

qui nimbent le film d’irréalité. La profusion d’effets, lesquelques superpositions de textes lus, de citations inscrites àl’écran ou de panneaux explicatifs destinés aux touristes, per-mettent l’hallucination et une impression d’étrangeté émanede ce beau film qui questionne l’éloignement d’une époquepar les moyens du cinéma.

Gaël Pasquier

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateurJ

’attendais à Roissy des êtres chers dans l’inévitable anxiétéqui pousse au tabagisme : cherchant en vain un espace fu-meurs, je suis tombé sur un espace prières. L’opium (du

peuple) serait donc permis là où le tabac est proscrit. Et pour-tant la religion est à l’évidence une semeuse de mort bien au-trement active que l’herbe à Nicot. Il n’y aura bientôt plus quel’encens qui aura loisir de fumer. Aussi regardais-je sur lesécrans, avec une nostalgie prospective, les derniers fumeurs ày avoir droit d’apparaître.

Laura Morante tire nerveusement trois bouffées d’une ci-garette américaine : elle annonce illico presto à son conjointqu’il doit sur l’heure vider la place. C’était jusqu’à cet instantle seul couple constitué des Cœurs d’Alain Resnais. Bonjourla solitude ! Cœurs est un film sur le vide, des cœurs comme desappartements qu’on visite, non pas un film vide, comme on se-rait tenté de le penser parfois. Un film fin de race, puisqu’au-cun des membres du sextuor virtuose chargés de jouer la par-tition, quinquagénaires pour la plupart, n’avoue la moindredescendance. Entre cinquante et soixante ans, on hésite à s’ex-poser, corps comme cœur, conscient de leur décrépitude.Cœurs est un film chaste par nécessité. Mais, dépassé depuislongtemps cet âge, Resnais continue de créer ; il invente le fon-dant enchaîné : la neige, perpétuellement tombant, distinguepuis efface les différentes séquences, comme sous un léger lin-ceul. Mais pourquoi donc Laura Morante fumait-elle ? Pourapprivoiser le vide, apparemment.

Hans-Jorgen Wagner partage après l’amour une cigaretteavec sa maîtresse. « Tu fumes comme un non-fumeur », lui dit-elle. Avait-il baisé comme un non-baiseur ? Il semble prendregoût à la chose, puisque, quelques séquences plus tard, assis-tant de loin à un enterrement (le mort n’a pas succombé à uncancer du poumon, mais à un excès de bicyclette), il pétunecomme un chef iroquois, avant de refuser les avances fumantesde sa légitime. Le film s’appelle en français (?) Montag, en al-lemand Die Fenstern kommen Montag (Les fenêtres arrivent

lundi), car le héros est une sorte de castor qui, bricolant unenouvelle maison, œuvre aussi de ses mains. Mais tout démé-nagement est dérangement, et construire, c’est aussi le plus sou-vent détruire l’ancien. Le réalisateur Ulrich Köhler appartientà l’excellente nouvelle vague du cinéma allemand, qui sait te-nir son réalisme premier à distance. Mais pourquoi donc Hans-Jorgen Wagner fumait-il ? Pour ne pas céder à la tentation derevenir en arrière, apparemment.

On clopait abondamment dans le mess des officiers qui, sousla houlette de fer de Mon colonel, avaient mission de rétablirl’ordre en Algérie. On ne clopait pas seulement, on éclopait,tabassait, passait à la gégène, fusillait. Le premier film de Lau-rent Herbiet est d’abord un scénario de Costa-Gavras : il en ala générosité, mais aussi un quelque chose d’appliqué dans sastructure narrative, alternant hier et aujourd’hui : noir et blancpour rappeler le grain des actualités des années cinquante ; cou-leur pour les événements actuels. Les personnages n’échappentque rarement au schématisme, en faisant trop (le colonel d’Oli-vier Gourmet) ou n’ayant rien à faire (Cécile de France). J’avaispréféré, sur un thème proche, la Trahison de Philippe Faucon,et je me reproche ma tiédeur envers ce Colonel-là comme unedésertion, car c’était l’ami Bruno qui me l’avait chaudementrecommandé, et j’aime aimer ce qu’il aime. Mais pourquoidonc les officiers clopaient-ils tant ? Pour oublier leur sale be-sogne, apparemment.

Au début de Ne le dis à personne de Guillaume Canet, Fran-çois Cluzet grille cigarette sur cigarette : il ne parvient pas àfaire le deuil de sa femme, assassinée, croit-il, sept ans plus tôtpar un tueur en série. Et lorsque l’intrigue s’accélère, il se metà courir comme un lapin ou comme un dératé, disons commeun lapin dératé. J’entends déjà le pneumologue de service s’ins-crire en faux contre cette double postulation. « Fumer ou cou-rir, il faut choisir », déclare-t-il péremptoire. Nous sommesdans la fiction, il est vrai, un thriller qui respecte assez bien leslois du genre, embrouillant tant et si bien le spectateur que ce-

lui-ci allait demander grâce au moment même où enfin le cou-pable lui livre sur un plateau les clés de l’énigme. C’était à monConcorde de Pont-l’Évêque, où il m’a été donné de vérifier lesuccès populaire du film : généralement nous y sommes deuxpelés et un tondu (le tondu, c’est moi). Or, ce soir-là, j’ai étécontraint de gagner les premiers rangs pour me caler à l’aisedans mon fauteuil. Mais pourquoi donc François Cluzetgrillait-il cigarette sur cigarette ? Pour manifester sa douleurcomme autrefois on portait au bras un bandeau de crêpe noir.

Et puis j’ai voyagé à hue et à dia, j’ai bu du péket à Liègeet de la pale ale à Londres ; je suis revenu les yeux pleins deMucha (Liège), de Velasquez et d’Holbein (Londres). Je n’al-lais plus au cinéma, ou presque plus. Entre Wallonie etGrande-Bretagne, j’ai pourtant déniché deux heures pour voirjouer Hors-jeu de la réalisatrice iranienne Jafar Panahi, quiraconte les tribulations tragi-comiques d’une poignée dejeunes filles, fanatiques de football, à qui la loi interdit les gra-dins des stades. Ma première pensée a été de trouver bonnecette loi, car le deuxième sexe échappait ainsi à l’abrutissementqui frappe les hordes masculines se bravant à propos de coupsde botte. Mais, à la réflexion, je me suis dit que pourtant le jeuen valait la chandelle et que partout l’homme devait cesserd’être le (sinistre) avenir de la femme. Le film a obtenu l’oursd’argent du festival. En cette période de l’année, je lui auraisplutôt donné un ours en peluche. Une des jeunes filles, tra-vestie en garçon, y fume avec ostentation, au nez et à la barbedes militaires qui l’ont arrêtée et parquée. Pourquoi fait-elleparade de fumer ? Pour affirmer son droit à l’égalité, appa-remment.

Les jurés du prix Delluc avaient eu le bon goût de retenirFragments d’Antonin de Gabriel Le Bomin parmi leurs troisfinalistes pour le prix du premier film ; ils ont eu le mauvaisgoût de lui préférer en définitive le Pressentiment de Jean-Pierre Daroussin. Ils n’ont pas été aveugles, ils ont été myopes,distinguant à peine l’avenir.

Les Infiltrés, de Scorsese :

un très bon crud’origine contrôléeA

vec la décontraction déconcertante d’un vieux vigne-ron, Martin Scorsese réalise, avec les Infiltrés, ce quirestera à l’heure des bilans, l’un des meilleurs films de

l’année 2006, et l’une de ses œuvres les plus goûteuses depuisbien longtemps : un très bon cru d’origine contrôlée, remakedu brillant polar hongkongais Infernal Affairs (2002) d’An-drew Lau et d’Alan Mak, qui, s’il n’a ni le moelleux d’un vind’honneur comme Aviateur (2004), ni le bouquet grandilo-quent de Gangs of New York (2003), ni la longueur en bouched’un film somme comme Casino (1995), ni la saveur de terroirdes Affranchis (1990), ni l’âpreté sacramentelle de la DernièreTentation du Christ (1988), ni le pétillement jubilatoire de Af-ter Hours (1985), possède le goût généreux et direct d’un filmque le cinéaste new-yorkais, sûr de son art, n’a pas laissé letemps de fermenter dans son scénario complexe pour mieux lebonifier par une mise en scène nerveuse et magistrale qui sai-sit les acteurs dans ce jeu vertigineux de l’incarnation où leurspersonnages, à découvert dans un destin trop grand et inex-piable, pris entre être et non être, comme l’indique le titre an-glophone The Departed (les défunts), cherchent moins à res-ter en vie qu’à se sentir vivants et à s’incarner en ce qu’ilscroient être et ne sont déjà plus.

Plus que l’histoire policière et criminelle du duel aveugle etsans merci que se livrent deux jeunes gens au destin parallèle,infiltrés l’un (Matt Damon) chez les flics, et l’autre (LeonardoDi Caprio) chez les truands de la pègre irlandaise de Boston,c’est un jeu de masques tragique que filme Scorsese, où l’iden-tité des êtres se perd et se consume dans l’urgence du paraître.Et à ce jeu, s’il est une vérité qui éclate c’est bien celle de l’ac-teur : de deux acteurs de génie, Jack Nicholson (Franck Cos-tello : le caïd de la pègre irlandaise) et Leonardo Di Caprio,dont les performances et inventions illuminent tout le film aurisque de faire apparaître un peu falote l’impeccable interpré-tation de Matt Damon.

José Moure DR

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T H É Â T R E / M U S I Q U E S

Des Mozart d’hier et d’aujourd’hui

L’an 2006 voué à Mozart,trente-six ans de vie ; soit tousles trente-six ans ans une célé-

bration… à l’exception de ces co-lonnes, mais rattrapons-nous, in fine,avec son premier grand opéra, Ido-ménée, ainsi qu’en braquant le pro-jecteur sur deux compositeurs denotre temps, à la forte maturité et,pourquoi pas, qualifiables de Mozartd’aujourd’hui !

George Benjamin est britannique,ancien premier de la classe d’OlivierMessiaen : c’est un compositeur et unchef d’orchestre de premier plan. Lefestival d’Automne 2006 a présenté àl’amphithéâtre Bastille, en versionconcert, son opéra de chambre IntoThe Little Hill, sur un texte de Mar-tin Crimp. Soit la légende germa-nique du joueur de flûte appliquée auracisme de notre monde. Les étran-gers sont des rats et la musique suiviepar les enfants, pour punir leurs ir-responsables parents, serait enquelque sorte la conscience de la si-tuation. Partition de grande et belletension où la soprano Anu Komsi etla contralto Hilary Summers chan-tent de manière sublime tous les per-sonnages, soutenues par l’EnsembleModern que dirige Franck Ollu.

Cassandre de Michaël Jarrell (sesouvenir de son Galilée, selon BertoltBrecht, à Genève, la saison dernière),d’après Christa Wolf, plaque un paysde l’ancienne Europe de l’Est (RDA)sur Troie et son inévitable guerre cau-sée par la beauté d’Hélène et la fai-blesse humaine. Déjà présentée il y aune bonne décennie avec MartheKeller, l’œuvre l’est cette fois dansune mise en scène de Georges Lavau-dant avec un Ensemble intercontem-porain exceptionnel sous la directionde Susanna Mälkki (électronique IR-CAM, expert Pierre Charvet), AstridBas est une récitante qui module cet« opéra parlé » d’une facture formi-dablement mûrie par le temps.

Et Mozart ? Est-il déjà lui-même,en son génie quand il donne, à Mu-nich, en 1781, Idoménée, son premier

grand opéra, malgré les contraintesde la forme seria imposée par la com-mande et les limites d’un livret dû àun obscur clerc de Salzbourg. JeanStarobinski (1) évoque, du point devue thématique, le Télémaque de Fé-nelon tandis que l’Opéra national deParis importe la version de réouver-ture de la Scala en 2005. Si la distri-bution vocale du Palais Garnier neconvainc pas excessivement, en dépitdu trio Ramon Vargas, Joyce Di Do-nato, Mireille Delunsch (se procurerle DVD DG signé dans les années1980 par Jame Levine /Jean-PierrePonnelle avec Luciano Pavarotti), lamise en scène de Luc Bondy gagne ensimplicité et en vérité par rapport àcelle qu’a diffusée Arte endécembre 2005. Quant à la directiond’orchestre de Thomas Hengelbrock,très baroqueuse, elle ne frappe quepar la beauté intrinsèque de cette mu-sique. Car Mozart perce sous le Mo-zart de cette soirée et quand le géniebrisera les carcans académiques il li-vrera les chefs-d’œuvre de la trilogieDa Ponte, la Flûte Enchantée, la Clé-mence de Titus (pourtant seria). Ence sens, nos deux contemporains sontici plus dans leur maturité que le Mo-zart d’Idoménée et pourtant quelleréférence !

Claude Glayman

(1) Les Enchanteresses,de Jean Starobinski, Éditions du Seuil, 2005, 269 pages,22 euros (essais sur divers opéras de Mozart et d’autres compositeursincontournables).Into the Little Hill, de George Benjamin, Amphithéâtre Bastille, 22 novembre 2006. (CD chez Nimbus).Cassandre, de Michael Jarrell,Odéon /Ateliers Berthier, 9 décembre 2006 (à notreconnaissance, aucun enregistrement).Idoménée, de Wolfgang AmadeusMozart, Palais Garnier, 18 décembre 2006.

Rendez-vous ratéLa drôle d’entrée de Lope de Vega au répertoire de la Comédie-Française.

C’est l’ex-administrateur, Marcel Bozonnet, remerciéavec l’élégance que l’on sait, qui avait eu l’excellenteidée d’inscrire Lope de Vega au répertoire de la Co-

médie-Française. Autre excellente idée : celle de confier la tra-duction de la pièce choisie, Pedro et le Commandeur, à Flo-rence Delay qui faisait alors partie du comité de lecture de lamaison. On s’en doute, celle-ci s’acquitte de la tâche avec uneextrême élégance. En revanche, c’est carrément une mauvaiseidée que d’avoir confié la mise en scène du spectacle à OmarPorras qui s’acharne, près de deux heures durant, à réduirela pièce de Lope de Vega à ce qu’elle n’est pas : une historiettede quinzième ordre. Le public de la Comédie-Française quine supporte plus la dureté de la vie – ô le pauvre ! – apprécie ;voilà qui le délasse et le détourne de son triste quotidien. Etcomme nous sommes encore en période de fêtes de fin et dedébut d’année…

Dans l’affaire, c’est Lope de Vega qui trinque. Pas dechance pour notre auteur, il n’en a jamais tellement eu enFrance. Surtout comparativement aux dramaturges desautres siècles d’or, anglais et français. Comparativement àShakespeare qui est de la même époque que lui, ou à nos clas-siques nationaux. Pourtant le choix de pièces ne manquaitpas : on le crédite de près de 1 800 pièces, mais nous nous

acharnons de ce côté-ci des Pyrénées à n’évoquer pratique-ment que deux de ses œuvres, Fuente Ovejuna, jadis mis enscène par Patrice Chéreau encore étudiant, et le Chevalierd’Olmedo, parce qu’Albert Camus se mit en tête de l’adap-ter, et qui fut représentée dans une autre version (de ZenoBianu) dans la cour d’Honneur du palais des Papes d’Avi-gnon grâce à un… Catalan, Lluis Pasqual. Pour le reste…Rien d’étonnant si la majorité des comptes rendus du spec-tacle (voir le Monde ou Libération) s’évertuent à faire œuvrepédagogique (c’est après tout une des fonctions de la critiquedramatique), et à nous présenter Lope de Vega, au détrimentparfois de ce qui se passe sur le plateau, ce qui, en l’occur-rence, est un acte de pure charité.

Pedro et le Commandeur, son sous-titre l’indique, est unetragi-comédie qui mêle habilement genres et styles. Il n’em-pêche qu’à partir de là existe une véritable résonance poli-tique bien sûr absente de la représentation du Français. L’undes personnages principaux de la pièce est un paysan qui,pour défendre son honneur, trucide le commandeur de la villed’Ocaña qui l’avait fait chevalier (premier grade vers la no-blesse) pour pouvoir l’éloigner de chez lui. Le tout, et sansdoute pour contrebalancer la critique de l’ordre féodal et lesabus de la noblesse, avec au final un hymne à la monarchie

absolue. Tout cela, qui est nouveau sur les planches et d’unegrande audace pour l’époque, est réduit à une série de simplespéripéties entre les mains d’Omar Porras qui, à son habitude,nous le fait dans le festif de bon aloi (il vient des arts de la rue),avec décors « naïfs », musiquette ad hoc, etc. C’est surtoutjoué avec des masques, ce qui demande, on s’en doute, unetechnique très particulière que ne possèdent pas forcémentles comédiens de la maison de Molière qui ne parviennentpas, malgré leur bonne volonté, à éviter savonnages et cra-chotements. Que n’a-t-on fait appel à Muriel Mayette, la nou-velle administratrice, qui, pour se reposer de la lourdeur del’institution, joue parfois dans une compagnie de clowns, ets’est récemment trouvée, pour notre plus grand plaisir, avecport de masque, aux côtés du maître du genre, Mario Gon-zalez, dans la Leçon de Pantalone…

Pour l’heure, on se demande quelle idée ceux qui neconnaissaient pas Lope de Vega peuvent désormais se fairede cet auteur. Il est à craindre qu’elle soit à mille lieues de lavérité.

Jean-Pierre Han

Pedro et le commandeur, de Lope de Vega, Comédie-Française, 08 25 10 16 80.

Acker / AllioC

omme Franz Kafka, et comme un certain nombred’écrivains américains plus proches d’elle, en par-ticulier William S. Burroughs, Kathy Acker ai-

mait lire ses œuvres en public. Elle a même fait de véri-tables tournées et a connu un grand succès en Grande-Bretagne. Lire un roman, une nouvelle devant un grandnombre de personnes revenait pour elle à sans cesse plus théâtraliser ses histoires et à travailler en fonctionde leurs réactions. L’auteur de Grandes espérances(Désordres/Laurence Viallet) a été profondément mar-qué par sa lecture des textes expérimentaux de GertrudeStein car ils reposaient souvent sur les jeux offerts par lasonorité des mots ou leur nature plastique. Cette in-fluence se conjugua avec beaucoup d’autres, anciennesou modernes, d’autant plus que la littérature était l’unedes « matières premières » principales de sa fiction. Elles’orienta vers une forme bien à elle de « théâtre des voix»,à tel point que le lecteur se perd parfois dans ce dédalede conversations et de récits intriqués qu’elle obtenaitpar collages, détournements, plagiats, pastiches ou en-core par la dynamique de l’affabulation et du fantasme.

D’autre part, Kathy Acker a souvent fait appel à desartistes pour agrémenter ses proses. William Wegmana produit des dessins pour The Adult Life of Toulouse

Lautrec et Michael McClard a marqué de son em-preinte I Dreamt I was a Nymphomaniac. Cet accom-pagnement graphique n’avait pas une fonction illus-trative. Il n’avait d’autre but que d’accentuer le carac-tère transgressif et insolent de son écriture.

Tout cela, sans doute, pour parvenir à rendre tangible etappétible un théâtre intérieur particulièrement tourmenté.

G.-G. L.

Je conseille vivement au lecteur de lire le remarquable article de Laure Limongi dans la Revue littéraire (nº 28, automne 2006) pourdécouvrir les principaux mécanismes soutenandantl’entreprise littéraire de Kathy Acker.

Comment rendre compte au plus près de l’écriture deKathy Acker ? C’est à cette quadrature du cercle que s’af-fronte Patricia Allio. Son principe est simple : tenter desaisir en temps réel l’écriture en train de se faire de l’au-teur en mettant en œuvre toutes les disciplines artistiquespossibles et imaginables, notamment celle qui concernel’image. Première des quatre étapes de Life is but a drea-men évolution prévues : le 11 janvier prochain à la Fon-dation Cartier, à 20 h 30.

Extrait du film Projet pour une révolution à New York co-réalisé par Patricia Allio et Guillaume Robert pour la performance Life is but a dream, avec Geoffroy Carey, Catherine Corringer et Marie-Laure Crochant.

DR

Page 16: Un inédit de Karel Appel - Les Lettres françaises ...

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . J a n v i e r 2 0 0 7 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 j a n v i e r 2 0 0 7 ) . X V I

I N É D I T D E K A R E L A P P E L

Éloge du rougeAu début du moi de mai de l’an passé, le peintre Karel Appel est mort. Né en 1921 à Amsterdam,

il fut un des membres actifs de l’avant-garde picturale et littéraire COBRA (Conpenhague, Bruxelles, Amsterdam) avec Alechinsky, Jorn, Dotremont, Corneille... Par ce poème, Appel souhaitait exprimer sa passion d’une couleur,

le rouge, passion picturale, poème de peintre.

J’ai connu le rougej’ai goûté le rouge au fond de mon propre sang rougej’ai connu le rouge du triomphedans toutes les ferveurs et voluptés.

Ô cruel soleil de la joiele rouge profond du chagrinle rouge pourpre déchiré des gémissements terrestres

J’ai violé le rouge, je l’ai bu goulûment dans toutes ses nuancesjusqu’au fond des veines de mon âme rougeje me suis uni au rouge de l’horizonuni à la terre assoiffée de sang

Parmi mes sentiments j’ai le désir du rouge le plus purmon système nerveux est rougemes tissus sont rougesmon être tout entier est rougela bête originelle gît sur la plagecomme un soleil rouge rompuinondé de sang rouge foncé

le rouge du cri de la liberté est le cri de la libertél’appel à la liberté est le cri indéfini du rougedans toute sa sujétion

l’explosion formidablele lointain rouge et sombre dans la nuitles champs rougesque de ses mains et de sa bouche et de tout son corpselle engloutit comme une boule de feu

Je t’entendsle vent vibre, le matin se lève, la chaleur s’ouvre,tes joues rougissent – yeux grands ouvertstout croît tout hurlela sauvage révolte roulele rouge éclatant flamboiecomme un animal furieux gorgé de désirsl’explosion du rouge flamboie en moiavec une force dynamique impénétrable– l’être authentique du rougetout mon sang enrage de rougetout mon corps déferle dans le rougedans son désir ardent le rouge se jette dans mon imagination bouillonnantele rouge m’a terrassé

Le rouge flamboie, il rugitdéchaîné, il se rue sur toutle rouge ensanglanté rompt les griffes de métalet déchire les veines écarlates de l’animalcaché dans les cavernes immenses des rochesl’éternel orgasme d’une angoisse de l’imaginaire et d’une fureur

faisant jaillir le spermedes entrailles de la terre rouge mutilée.

Chaud devant chaud le sanget de ton chaud devant chaud le pourpre rouge

au fond de ton fourreau le rouge éventré devenu bleu inonde– le meurtre du viol –sur la douce chair de ses cuisses.

Sanguinaire dynamiquele rouge le plus profond submerge mes veinesparce que l’animal satanique boit rouge

plus fort que le sang plus vif que le rouge du soleilparce que le rouget dément incendie de désir le sang des corps

devient l’esclave du sang rougeparce que la fièvre rouge dévore l’amour comme un coup de hache.

Tout cela est passé– les lampes rouges des vieilles maisons sur les canauxô lèvres rouges larmes dans les yeux bleusdans l’étau de mains rudesà travers la fenêtre enneigée perçaientles gémissements obscènes de plaisird’une inutilement torturée

Je contrains le rouge une dernière foisle rouge de l’espacele rouge du soleilde la lunedu jourà contraindres’enivrer, crier, hurlerrouge rouge rouge

Peindre le paysage en rougeles arbres en rougele ciel en rougele rouge Van Gogh tourbillonnantle rouge Matissele mysticisme du rouge de Rothkole rouge tourmenté de Soutineparce que le rouge des peintres– la rage, la fureur, la cruauté,l’angoisse charnelle du rouge –appartient à l’orgasme picturalde l’Être non-éternel

Karel Appel, San Michele di Pagana, 20 août 1988

Traduit par Philippe Noble

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Animal. Psychopath.