un été à Kecskemét

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Un été à Kecskemét Ce 21ème séminaire a été pour moi une (presque) première véritable rencontre avec la pédagogie Kodaly. J'ai été stupéfait et fasciné par la compétence et la maîtrise des enseignants de Kecskemét, par la qualité et la profondeur de leur démarche pédagogique, d'un niveau que je n'ai rencontré que très rarement en France. Voici en quelques points les réflexions que m'ont suscité ces rencontres. La question la plus dérangeante, pour un français, est celle de la solmisation. Do fixe, ou do mobile ? Jusqu'alors, je n'en avais vu que les inconvénients, j'ai pu en expérimenter les bénéfices : Qualité et facilité du déchiffrage chanté. Rapport immédiat à une compréhension analytique, que ce soit d'un point de vue mélodique ou harmonique, de manière consciente ou sous-jacente. Justesse qui fait « sonner » les accords, le chœur, l'orchestre... Par exemple ; nommer un son « mi » signifie lui attribuer une fonction -tierce de l'accord de tonique si on est en majeur, dominante si on est en mineur- et ajuster pour ainsi dire inconsciemment sa « justesse expressive ». L'oreille est construite par l'éducation aux différentes relations mélodiques, selon une progression rationnellement construite. « Ceux qui ne pratiquent pas cette méthode de solmisation relative pourraient rapidement comprendre le mot « relation »en lui donnant un synonyme, et dire que « en somme, une relation, c'est un intervalle ». Mais, en fait, il y a une différence importante. Prenons un exemple : l'intervalle placé entre «sol » et « mi » est une tierce mineure. A l'intérieur d'une gamme majeure, il y a d'autres tierces mineure, mais il n'y a qu'une seule RELATION « sol-mi » placée et entendue d'une manière unique, à l'intérieur de cette tonalité. Et c'est justement à cause de ce lien étroit entre « relation » et « sens de la tonalité » que l'on pourrait dire qu »une relation est une fonction mélodique à l'intérieur de la tonalité. // « Pour chacune d'elle, il y a plusieurs chants. Et, si le lecteur prend la peine de chantonner à la suite ne serais-ce que toutes les formules citées à la première page [du Corpus Musicae Hungaricae], il comprendra mieux ce qu'est une « relation » mélodique, et comment elle peut-être entendue intérieurement par ces enfants qui chantent tant de chansons. » 1 Par conséquent, l'intervalle est différemment perçu selon la place qu'il occupe dans la tonalité. 2 On compte alors d'une certaine façon plus d'intervalles que les 12 habituellement recensés, chacun étant « démultiplié » selon les fonctions différentes qu'il peut occuper. Avoir éduqué l'oreille à la relation sol-mi ne signifie pas que l'intervalle de tierce mineure est acquis pour toutes les situations. Pour les petits niveaux, qui sont éduqués dans ce système dès le plus jeune âge, la question de l'adaptation ne se pose pas, le do mobile est une évidence. Au bout de quelques années de pratique, changer de do en cours de morceau suite à une modulation est une évidence, même en déchiffrage. Il est plus difficile en revanche de s'adapter alors que l'oreille fonctionne autrement depuis des années ou des décennies : Solmiser, ce n'est pas seulement « transposer », il s'agit d'un autre fonctionnement de la pensée musicale, mélodique comme harmonique, qui donne un accès aisé et sensoriel aux 1 Extraits de « l'éducation musicale en Hongrie » de Jacquotte Ribière Raverlat, 2 Par exemple, une tierce mineure du IIème degrés n'a pas du tout le même « goût » qu'une tierce mineure du IIIème degrés. Outre les implications analytiques, cette différenciation s'expliquerait peut-être par une persistance du tempérament inégal. malgré les siècles de tempérament égal, il semblerait que la tierce ré-fa n'ait pas tout à fait la même valeur que la tierce mi-sol, pour reprendre l'exemple précédent.

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réflexions après un séjour d'étude à institut Kodaly à Kecskemét, Hongrie

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Un été à Kecskemét

Ce 21ème séminaire a été pour moi une (presque) première véritable rencontre avec la pédagogie Kodaly. J'ai été stupéfait et fasciné par la compétence et la maîtrise des enseignants de Kecskemét, par la qualité et la profondeur de leur démarche pédagogique, d'un niveau que je n'ai rencontré que très rarement en France. Voici en quelques points les réflexions que m'ont suscité ces rencontres.

La question la plus dérangeante, pour un français, est celle de la solmisation. Do fixe, ou do mobile ?

Jusqu'alors, je n'en avais vu que les inconvénients, j'ai pu en expérimenter les bénéfices :• Qualité et facilité du déchiffrage chanté.• Rapport immédiat à une compréhension analytique, que ce soit d'un point de vue

mélodique ou harmonique, de manière consciente ou sous-jacente. • Justesse qui fait « sonner » les accords, le chœur, l'orchestre...

Par exemple ; nommer un son « mi » signifie lui attribuer une fonction -tierce de l'accord de tonique si on est en majeur, dominante si on est en mineur- et ajuster pour ainsi dire inconsciemment sa « justesse expressive ».

• L'oreille est construite par l'éducation aux différentes relations mélodiques, selon une progression rationnellement construite.

« Ceux qui ne pratiquent pas cette méthode de solmisation relative pourraient rapidement comprendre le mot « relation »en lui donnant un synonyme, et dire que « en somme, une relation, c'est un intervalle ». Mais, en fait, il y a une différence importante.

Prenons un exemple : l'intervalle placé entre «sol » et « mi » est une tierce mineure. A l'intérieur d'une gamme majeure, il y a d'autres tierces mineure, mais il n'y a qu'une seule RELATION « sol-mi » placée et entendue d'une manière unique, à l'intérieur de cette tonalité. Et c'est justement à cause de ce lien étroit entre « relation » et « sens de la tonalité » que l'on pourrait dire qu »une relation est une fonction mélodique à l'intérieur de la tonalité. //« Pour chacune d'elle, il y a plusieurs chants. Et, si le lecteur prend la peine de chantonner à la suite ne serais-ce que toutes les formules citées à la première page [du Corpus Musicae Hungaricae], il comprendra mieux ce qu'est une « relation » mélodique, et comment elle peut-être entendue intérieurement par ces enfants qui chantent tant de chansons. » 1

• Par conséquent, l'intervalle est différemment perçu selon la place qu'il occupe dans la tonalité. 2 On compte alors d'une certaine façon plus d'intervalles que les 12 habituellement recensés, chacun étant « démultiplié » selon les fonctions différentes qu'il peut occuper. Avoir éduqué l'oreille à la relation sol-mi ne signifie pas que l'intervalle de tierce mineure est acquis pour toutes les situations.

• Pour les petits niveaux, qui sont éduqués dans ce système dès le plus jeune âge, la question de l'adaptation ne se pose pas, le do mobile est une évidence. Au bout de quelques années de pratique, changer de do en cours de morceau suite à une modulation est une évidence, même en déchiffrage. Il est plus difficile en revanche de s'adapter alors que l'oreille fonctionne autrement depuis des années ou des décennies :

• Solmiser, ce n'est pas seulement « transposer », il s'agit d'un autre fonctionnement de la pensée musicale, mélodique comme harmonique, qui donne un accès aisé et sensoriel aux

1 Extraits de « l'éducation musicale en Hongrie » de Jacquotte Ribière Raverlat, 2 Par exemple, une tierce mineure du IIème degrés n'a pas du tout le même « goût » qu'une tierce mineure du IIIème

degrés. Outre les implications analytiques, cette différenciation s'expliquerait peut-être par une persistance du tempérament inégal. malgré les siècles de tempérament égal, il semblerait que la tierce ré-fa n'ait pas tout à fait la même valeur que la tierce mi-sol, pour reprendre l'exemple précédent.

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concepts de l'analyse musicale (fonctions). En cours de solfège, avec Kis Katalin, nous avons pu apprécier combien cette pensée « solmisante » influe sur tout le développement de l'analyse musicale en Hongrie, de la musique ancienne jusqu'aux limites du système tonal.

• Ce système de solmisation, sous la réserve d'une mise en œuvre bien maîtrisée, semble être à la portée d'une grande majorité d'enfants, et ne laisserait pas tant à l'écart du travail de l'oreille autant d'enfants que notre système du « do fixe ». Il a d'ailleurs été conçu pour être accessible aux enfants des écoles primaires, et non pas réservé à l'enseignement spécialisé.

• Les noms des notes ne sont presque jamais prononcés autrement que par le chant. Nous sommes loin de nos sempiternelles et monotones séances de « lecture de note », auxquelles la réforme de la formation musicale s'efforce de donner du sens...

Finalement, une comparaison objective mériterait d'être faite : un système très efficace sur la « mécanique » de la lecture, une oreille de type absolu, l'autre extrêmement performant sur le développement de l'oreille relative et de la lecture chantée ; Je pose honnêtement la question, faisons un jour un bilan. Le tableau ci dessous n'est pas « sérieux », basé sur des expériences personnelles (j'ai entendu chanter les élèves de mon conservatoires, et ceux de Hongrie!), il faudrait pouvoir mener une enquête sérieuse.

Solmisation Solfège français

Avantages JustesseLecture musicale très efficace (la lecture « qui entend »)ExpressivitéAccès au plus grand nombre

Technicité, Rapidité, EfficacitéDéveloppement de l'oreille absolue

Inconvénients Difficultés et lenteurs, notamment lors de la mise en œuvre instrumentale.La prise de dictée m'a paru aussi plus lente, plus faible, chez mes collègues « solmisants » lors de notre cours de solfège.

Manque de musicalité dans la formation de l'oreille.« Élitisme », un grand nombre d'élève en réelle situation d'échec, surtout pour l'oreille et le chant. Même avec une bonne oreille, la justesse du chant reste souvent un problème.

Quoiqu'il en soit, cette question de la solmisation restera encore longtemps une entrave à la pénétration de la pédagogie kodalyenne3 en France : habitudes, obstacles structurels4, et différence des priorités5. Au delà de cette question de la solmisation, la pédagogie musicale comme nous la présentent les pédagogues kodalyens (hongrois pour la majorité d'entre eux, mais aussi anglais, australiens) offre une diversité, une inventivité rafraîchissante et stimulante. J'ai pu pour ma part suivre le cours de pédagogie de Szirányi Borbála consacré à l'école primaire. Il s'agit d'enseigner aux enfants de 6 ans à 10 ans. Selon le modèle hongrois (qui est hélas actuellement en perte de vitesse pour des raisons institutionnelles) cet enseignement est délivré à l'école pour l'ensemble des enfants, considérant que la lecture et l'écriture musicale doit faire partie de l'éducation générale. Voici les points les plus frappants qui ont retenus mon attention.

3 A juste titre, Kodaly lui même et ses héritiers réfutent le terme de « méthode Kodaly », comme simplificateur et réducteur. Il en est de même à propos de la « méthode » Dalcroze. C'est deux démarches sont à concevoir comme une réflexion, une pensée construite et complexe, et non pas comme une « panacée universelle ».4 La manière dont sont conçues les études dans les établissements d'enseignement spécialisé de la musique implique la plupart du temps un changement fréquent de professeur de formation musicale, il n'est donc pas envisageable de passer à la solmisation autrement que par la décision unanime d'une l'équipe pédagogique.5 la solmisation m'a semblé une véritable réussite, voir même une évidence en ce qui concerne le travail vocal. La France me semble encore privilégier généralement les études instrumentales. Le chant reste souvent « parent pauvre » de l'enseignement spécialisé, ou en tout cas chasse gardée des spécialistes.

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• Extrême attention portée aux enfants, afin de mener la progression dans un sentiment de sécurité et de tranquillité affective, en évitant les situations d'échec. Les nouvelles notions sont toujours si habillement préparées que le moment de la conscientisation devient évident.

• Le jeu est le premier outil de sensibilisation, de préparation. Dans ce domaine, l'imagination n'a pas de limites. Jeux chantés, jeux de rondes, de rythmes... La situation ludique n'est pas gratuite, mais orientée par le travail en cours.

• Le travail préparatoire est déterminant. Les premières années (la maternelle, et encore l'année des 6 ans) permettent de poser des bases musicales sensorielles, de construire un répertoire commun qui sert ensuite de matériel pédagogique, et de poser les préalables de l'accès à l'écrit et à la lecture. Si l'on fait le parallèle avec ce qu'on connaît souvent en France : ces premières années sont facultatives, une petite portion de nos élèves seulement fréquente les cours d'éveil, initiation, etc... le contenu de ces enseignements est disparates, rarement associé à la progression pédagogique mise en œuvre ensuite en solfège, il est difficilement possible de s'appuyer dessus pour commencer les apprentissages en 1ère année. De plus, ces cours sont fréquemment confiés à des professeurs insuffisamment formés, suivant l'opinion communément admise qu'ils seraient plus faciles à assurer, et ne nécessiterait donc pas de grande compétence. Ils sont par ailleurs fréquemment dévolus à la mission presque exclusive, et présentée comme primordiale du choix de l'instrument.

• Développement du déchiffrage chanté dès la première année. C'est bien cela que recouvre l'expression « lecture de la musique ». Les enfants sont habillement et progressivement guidés depuis le matériel familier vers le matériel inconnu, de manière à lire toujours dans un climat de sécurité, dans la joie de la découverte musicale. 6

• Omniprésence de la notion d'oreille intérieure. Elle est nécessaire et préalable à la lecture et à l'écriture musicale. Elle représente également un des buts décisifs d'une éducation musicale : La naissance d'une pensée musicale

The most important task of solfege is probably the development of inner hearing. Inner hearing has a dual significance : firstly, it gives a « programme » ( the pupil imagines what he wants to play, sing, clap, and so on), secondly, it has a controlling role (the pupil subsequently checks what he has heard or produced himself). Whithout inner hearing, ther is not established in the pupil's imagination the melody he plays or sings, on the other hand he isn't able to chek what he played or sang.7

Cette citation donne un éclairage intéressant à une question redondante de l'enseignement musical : pourquoi le solfège ? Pourquoi le travail de l'oreille est-il incontournable, alors que d'un point de vue mécanique, il est possible de jouer des musiques qui dépassent les capacités de la pensée musicale.

• Le travail polyphonique est intégré le plus tôt possible, initié dès la1ère année (et même privilégié par rapport à l'accompagnement harmonique au piano plus souvent en usage chez nous). Selon Kodaly, la justesse mélodique ne peut se préciser que dans le contexte polyphonique. Dans le domaine du développement de la compétence polyphonique, la variété des outils et la maîtrise pédagogique des kodalyens est impressionnante.

Il est difficile d'évaluer combien sa valeur pédagogique est appréciable dans toutes les directions, pas seulement dans l'écoute polyphonique, mais aussi du point de vue de la justesse du chant monodique. Nous pouvons dire : il ne sait pas chanter juste, celui qui n'a jamais chanté qu'à une voix. Il n'est possible de maîtriser totalement la justesse du chant monodique qu'à travers le chant à deux voix. Les deux voix s'ajustent l'une l'autre, s'équilibrent.8

6 En France, on relègue encore souvent le déchiffrage au rôle d'épreuve d'examen. Sa maîtrise nécessite un entraînement quasi quotidien. Le stress de la situation d'évaluation nuit à la sécurité, tranquillité nécessaire.7 Dobszay László Hangja Világa, « the world of tones » introduction au IIème volume. 8 Kodály Zoltán, „énekeljünk Tisztan » . Traduction RRT . Ceci dit, ce point de vue peut aussi amener à

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• Le développement de l'écriture est également construit avec méthode, patiemment, toujours en respectant le sentiment de sécurité de l'enfant, partant du matériel familier avant de s'élargir au matériel non familier. Les outils pédagogiques propres à la pédagogie Kodály sont habiles et nombreux : phonomimie, notation bâton... 9

• La créativité des élèves est développée tout au long de l'apprentissage, utile en soi même, et en temps que moyen de consolidation des acquisitions : invention, variation, improvisation... Là aussi, les clés proposées par les pédagogues kodalyiens sont formidablement habiles, variées, et progressives.

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Même si je n'ai pas les capacités pour me permettre de critiquer un édifice aussi admirable que la pédagogie Kodály, et surtout d'imaginer quelques propositions plus satisfaisantes, il semble que quelques questions méritent néanmoins d'être soulevées.

La progression pédagogique de Kodály est bâtie de manière systématique sur le répertoire de la musique traditionnelle hongroise10. J'ai trouvé assez dérangeant de découvrir une certaine forme de musique traditionnelle euphémisée, mise au service de la pédagogie, un véritable « folklore kodályien ». La musique traditionnelle ne semble pas considérée comme digne d’intérêt en tant que telle, mais simplement utile à la formation d'élèves destinés à terme à pratiquer la « grande musique ». La musique traditionnelle, quand elle est considérée entièrement, remet en question plusieurs valeurs de la musique savante occidentale : invariabilité du texte, rapport à l'écriture musicale, au rythme, au tempérament, à la danse et au corps, mode de transmission, rôle de la musique, du musicien, etc... des questions proprement musicales, mais aussi plus larges, suscitant une autre forme de pensée musicale.

En raccourci, et à titre de comparaison, on peut évoquer l'interprétation d'une musique baroque par un musicien qui, quelque soit sa valeur, n'a aucune idée de toute l'évolution dans le domaine de la reconstitution des répertoires anciens, ou encore d'un parfait musicien classique qui interpréterait une partition de jazz sans connaître les codes propres à cette musique. Fréquemment, les pédagogues que nous avons entendus mettent l'accent sur l'importance de la haute qualité des exemples musicaux dont nous nourrissons les élèves. Cette musique traditionnelle cultivée « hors sol », privée de son bagage affectif, culturel, sensoriel originel, et/ou dotée d'un nouvel ethos fabriqué pour l'occasion, développe quelque chose d'artificiel qui ne correspond pas à cet idéal. Les hongrois eux-même expriment des réserves importantes à ce sujet, fréquemment à l'extérieur de la « méthode », plus minoritairement et à mi-voix, mais néanmoins fermement à l'intérieur même.

Depuis 1967 (date du décès de Kodály), la place de la musique traditionnelle a considérablement évolué en Hongrie. A la suite de l’œuvre de ces précurseurs de l'ethnomusicologie mondiale qu'ont été les hongrois Bartók, Kodály, Lajtha, la musique traditionnelle a pris une place unique dans la société hongroise moderne. Le renouveau « folk »

discussion...9 Les pédagogues que nous avons pu observer à Kecskemét ont souvent soulevé la question d'une utilisation excessive et trop « gadget » de ces outils. Ce serait apparemment une dérive « pédagogiste » assez courante dont il faut se méfier. L'outil doit rester un outil, et ne constituer une fin en soi. A vrai dire, je n'ai pas encore compris le fonctionnement de la notation bâton, le pourquoi, le fonctionnement, en revanche, j'ai pu constater son efficacité.

10 On peut noter que la distinction entre musique « folklorique » et musique « traditionnelle », et la différence de connatation est propre à la France et son évolution historique par rapport aux musiques « autochtones ». Cependant, cette différence lexicale peut être appliquée ailleurs.

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initié dans les années 70 aux USA a eu des répercussions dans toute l'Europe. En Hongrie, ce mouvement revivaliste a pris une importance sans comparaison, car il a pu se baser sur les travaux de ces grands chercheurs. Aujourd'hui, la musique et la danse traditionnelle hongroise se perpétuent à très haut niveau de manière très riche et variée, en lien étroit avec les travaux des chercheurs actuels (ethnomusicologie, ethnographie,...) , dans un grand souci d'authenticité et de qualité, comparable au travail effectué dans le domaine de la musique ancienne.11

Or, alors que cette dynamique pourrait très logiquement nourrir l'évolution de la pédagogie Kodály, il m'a semblé au contraire qu'elle restait plutôt en grande partie imperméable à ces évolutions (mais il reste possible que je n'ai perçu qu'une image partielle de la réalité). Il serait très intéressant, par exemple, d'imaginer quelles pourraient être les répercussions pédagogiques : comment donner une place à une vraie démarche de musique traditionnelle, quelles implications dans le travail, comment inclure par exemple cette grande liberté et variabilité du texte et de la pensée musicale, etc...12

À l'initiative de Kodály lui même, puis ensuite en partie sous l'influence de la pédagogie Dalcroze, les pédagogues kodalyiens ont souhaité développer une dimension corporelle au travail de la musique. Dans ce domaine, la plupart des exemples que j'ai pu croiser se cantonnaient soit au divertissement, soit à un travail très didactique (beaucoup centré sur les questions de dissociation) sans fondement culturel: musique et utilisation corporelle simpliste, sans source musicale réelle et documentée, sans profondeur13. Pourquoi se contenter de si peu, alors qu'il serait très vraisemblablement possible de construire sur un répertoire réel de danses et de musiques traditionnelles (dans la continuité de la philosophie de Kodály), alors que les pédagogues de la danse traditionnelle sont nombreux en Hongrie, et qu'ils sont à même de fournir un travail conciliant les considérations didactiques et techniques avec un répertoire authentique, vivant, et fort de sens ?14

Ceci dit, ces considérations ne remettent pas en cause mon admiration à l'égard de la pédagogie Kodaly. Il est important de reconsidérer le projet initial de cette pédagogie : Offrir un enseignement musical à la masse, à l'ensemble des enfants de l'école générale. Donner accès à tout le monde à la lecture de la musique. Ces réserves précédemment exprimées sont celles d'un « privilégié » de l'enseignement spécialisé de la musique, qui a les moyens de faire « la fine bouche ».

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La question de la pertinence du répertoire utilisé pour éduquer musicalement les enfants n'est pas anodine, elle nous concerne directement, si notre projet est d'imaginer une application de cet admirable pédagogie à notre enseignement musical français. Comment et pourquoi choisir le répertoire de notre enseignement ? Cette question comporte de nombreuses implications.

En se basant sur un répertoire traditionnel original français, nous ne pouvons que faiblement

11 Les musiciens et pédagogues formés en Hongrie dans la « Obubai népzeneiskola » 12 Plus dérangeant, il nous est arrivé de croiser des propositions pédagogiques se référant prétendument à la musique traditionnelle véritablement indignes, comme par exemple une danse de Moldavie (mal dansée) accompagnée par un air de musique « klezmer » sans aucun rapport, et encore quelques autres exemples de « vache espagnole » révélatrice d'un manque de respect et de connaissance.13 Pour exemple, la version « chorégraphiée » du célébre canon « epo e ta taie », déjà popularisé en France aussi, dont

personne ne se soucie de connaître la signification, la provenance, et dont la musique comme les paroles ont vraisemblablement été euphémisée. La satisfaction immédiate procurée par un exotisme facile compense le manque de culture.

14 J'ai eu par exemple la chance de suivre de formidables cours de danse traditionnelle menés par Szabo Szillard et Németh Ildiko conciliant admirablement dimensions didactique, patrimoniale et artistique. Il existe également en Hongrie une faculté dédiée à la danse traditionnelle, qui forme des pédagogues complets et cultivés.

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espérer bénéficier d'une éventuelle imprégnation préalable. La société française actuelle est culturellement extrêmement hétérogène, d'origines ethniques ou de milieu familial et social ; Le patrimoine musical commun, véhiculé par l'école, la famille, ou transmis d'enfant à enfant sans intervention des adultes, s'éloigne indéniablement et inéluctablement du fond culturel traditionnel « français », sous les influences de la vie moderne, de la disparition progressive du chant « domestique » dans la société au profit des modèles éphémères apportés par la musique commerciale.

Si l'on se réfère à la philosophie de Kodaly, les chansons populaires seraient cependant le mieux à même de correspondre aux spécificités linguistiques et musicales de chaque culture : donnons pour exemple ces rythmes iambiques typiques à la prosodie hongroise, rendant l'adaptation française des chansons quasi impossible ; Le rythme ternaire est en revanche une composante très forte du chant traditionnel français, qui est souvent reléguée en seconde place par les besoins de la construction pédagogique « progressive », réminiscence de l'ancien concept parfois encore en usage de rythme « complexe ».

L'utilisation du folklore français pose d'autres problématiques : Les chansons des collectages ont souvent été adaptées, transformées, euphémisées, harmonisés, selon des considérations souvent discutables.-L'oreille moderne est tellement imprégnée d'harmonie tonale, qu'elle conçoit difficilement la monodie. Le premier travail de la plupart des spécialistes de la chanson traditionnelle française, est l'arrangement, l'harmonisation, l'adaptation, comme devant une véritable peur du vide. Les critères qui guident cette démarche mériteraient d'être discutés. À titre de comparaison, on peut rappeler les efforts des musiciens du 19ème pour harmoniser à tout prix le chant grégorien. - Les adaptateurs, transcripteurs citent rarement leurs sources, et ne jugent pas souvent utile de distinguer la part traditionnelle de la part d'adaptation. Le respect quasi religieux de l'intégrité du texte original en usage dans la musique savante ne semble pas devoir s'appliquer pas à ces répertoires, puisque cette musique est à tout le monde, c'est à dire à personne...-Ces chansons correspondent souvent à un monde disparu, de patois, langues régionales, métiers, coutumes, champs lexicaux....Là aussi, l'adaptation pose des questions qui ne sont pas toujours soulevées. Dans l'optique d'une utilisation pédagogique, elle paraît toutefois difficilement contournable.

Est-il alors, plutôt temps d'ouvrir très large le répertoire de nos cours à toute sorte d'influences diverses : musique du monde, musique actuelle (essentiellement imprégnée des musiques traditionnelles américaine), création... ? Il n'est évidemment pas possible de fermer ces portes en vivant en 2013, j'ai tendance cependant à croire que la constitution d'une langue musicale maternelle, et par là même d'une identité culturelle commune française devrait rester un préalable. On voit fleurir en France les ensembles amateurs ou professionnels dévolus aux traditions les plus diverses, comme si le fait d'être exogène leur donnait d’emblée une plus grande valeur, et cependant la chanson traditionnelle française est largement sous-estimée et ignorée. « C'est un devoir civique de tout musicien cultivé que de connaître à fond sa langue maternelle musicale » citation de Kodaly reprise par Jacquotte Ribère Raverlat dans son ouvrage intitulé « l'education musicale en Hongrie »

Ne m'estimant pas capable de proposer des solutions et des alternatives aux questions qui sont ici soulevées, je crois cependant nécessaire d'ouvrir le débat, de poursuivre la recherche et la curiosité, ainsi que le dialogue avec les spécialistes et les chercheurs de la musique et de la danse traditionnelle. Des solutions peuvent très vraisemblablement éclore de la confrontation des disciplines. C'est sans doute le manque de communication entre les différentes branches qui explique les contradictions soulevées ci dessus au sein de la pédagogie des hongrois.