UN DIAGNOSTIC DE LÈPRE AUX...

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DOCUMENT UN DIAGNOSTIC DE LÈPRE AUX BAUX-DE-PROVENCE À LA FIN DU XV, SIÈCLE Le premier registre conservé des délibérations communales des Baux-de- Provence, qui couvre les années 1451-1493, contient un intéressant témoi- gnage de diagnostic de lèpre sur la personne de Jean de Bonalé en 1462, diagnostic confirmé quatre ans plus tard en 1466. Certes, les mentions relatives à des cas de lèpre ne sont pas exceptionnelles dans ce genre de document l , Toutefois, l'extrême précision du procès-verbal de la visite du malade que livre ce docu- ment nous invite à en offrir une transcription intégrale, accompagnée de trois pièces annexes tirées du même registre ct concernant le même cas. Le tout forme ainsi un petit dossier évocateur de la pratique de la médecine en milieu rural à la toute fin du Moyen Age. Résumons l'affaire en un mot: le 8 décembre 1462, le conseil municipal du village des Baux est invité à recevoir le rapport de l'examen de la personne de Jean de Bonafé, habitant du lieu, par Perrinet Solerin et Michel ChaHort, barbiers et chirurgiens de Saint-Rémy, en compagnie de Guillaume de Serres, médecin et de Morguet Raynaut , barbier et chirurgien des Baux, ce dernier étant par ailleurs membre du conseil municipal. Le rapport médical est étoffé et ne semble laisser planer aucun doute: l'homme présente tous les signes de la mala- die (pièce 1). Peu de jours après, une résolution du conseil enjoint au malade et t. Voir par exempl e D. ARBAUD, Etudes historiques sur la ville de Manosque au Moyen Age. Digne, 1847, p.I78·182; C. ARNAUD, Histoire de la viguerie de Forcalquier. Marseille, 1874, t. Il ,pp.284-285. Provence Historique - Fascicule 183 - 1996

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UN DIAGNOSTIC DE LÈPRE AUX BAUX-DE-PROVENCE

À LA FIN DU XV, SIÈCLE

Le premier registre conservé des délibérations communales des Baux-de­Provence, qui couvre les années 1451-1493, contient un intéressant témoi­gnage de diagnostic de lèpre sur la personne de Jean de Bonalé en 1462, diagnostic confirmé quatre ans plus tard en 1466. Certes, les mentions relatives à des cas de lèpre ne sont pas exceptionnelles dans ce genre de document l

, Toutefois, l'extrême précision du procès-verbal de la visite du malade que livre ce docu­ment nous invite à en offrir une transcription intégrale, accompagnée de trois pièces annexes tirées du même registre ct concernant le même cas. Le tout forme ainsi un petit dossier évocateur de la pratique de la médecine en milieu rural à la toute fin du Moyen Age.

Résumons l'affaire en un mot: le 8 décembre 1462, le conseil municipal du village des Baux est invité à recevoir le rapport de l'examen de la personne de Jean de Bonafé, habitant du lieu, par Perrinet Solerin et Michel ChaHort, barbiers et chirurgiens de Saint-Rémy, en compagnie de Guillaume de Serres, médecin et de Morguet Raynaut, barbier et chirurgien des Baux, ce dernier étant par ailleurs membre du conseil municipal. Le rapport médical est étoffé et ne semble laisser planer aucun doute: l'homme présente tous les signes de la mala­die (pièce 1). Peu de jours après, une résolution du conseil enjoint au malade et

t . Voir par exemple D. ARBAUD, Etudes historiques sur la ville de Manosque au Moyen Age. Digne, 1847, p.I78·182; C. ARNAUD, Histoire de la viguerie de Forcalquier. Marseille, 1874, t. Il ,pp.284-285.

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à son épouse solidairement d'avoir à payer les honoraires des barbiers et du méde­cin (pièce 2). Aucune décision d'internement ne semble prise à cette occasion. En tout cas le registre des délibérations n'en fait nulle mention.

Quatre ans plus tard, Jean de Bonafé semble toujours vivre parmi les siens ct contester même le diagnostic, puisque de nouveau le conseil est appelé à demander une expertise médicale, « aux dépens de qui aura tort ». Cette fois on appelle Jean Bonnet de Beaucaire, maître ès arts et licencié en médecine! ct Nicolas Petit, barbier-chirurgien de Beaucaire, au coût de 6 florins et 6 gros), Ceux-ci confirment le diagnostic par écrit, dans un texte annexé au registre mais qui ne nous a malheureusement pas été conservé. li n'est pas encore explicitement mentionné que le malade devra être interné mais le conseil exige une attestation formelle et une proclamation publique de son état de santé (pièces 3 ct 4). On ne trouve plus aucune mention du cas dans la suite du registre.

L'intérêt principal de ce dossier tient, nous semble-t-il, d'une part à la des­cription minutieuse de l'examen effectué en 1462, d'autre part à un certain nombre de notations qui confirment les acquis des études récentes sur l'histoire de l'exer­cice de la profession médicale.

Un diagnostic méticuleux: en comparaison avec la rareté des textes médiévaux relatant des diagnostics de lèpre", le texte ici présenté apparaît étonnamment riche. On y explique les étapes de l'examen menant au dia­gnostic: inspection des cheveux et de la nuques, de la veine du poucc\ recherche

5. Recherche de nodosités ou, dans le cas des cheveux, vérification de la résistance du cu ir chevelu: voir un diagnostic d'Agen cn 1523 cité par F. BÉRIAC, pp. 63-64: pour $tirpion du poilx de sa te$Ce

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de plaques d'insensibilité sur l'ensemble du corps à l'aide d'une aiguille (le patient ayant les yeux bandés) ou en faisant marcher le patient sur une planche couverte de graines d'épinards (aux aspérités particulièrement pointues), examen de la langue, du nez et des yeux7

, examen du sang enfin et lavage à l'eau claire pour déceler des grains de lèpre, dans un passage d'interprétation difficile où les chi­rurgiens utilisent du sel et deux œufs. C'est seulement après avoir procédé à toutes ces épreuves que les troÎs chirurgiens et le médecin concluent à la présence de la lèpre, non pas sur un signe infaillible (on sait que la médecine médiévale recon­naît la difficulté du diagnostic avant les stades très avancés de la maladie et incite les praticiens à la plus grande prudence) mais sur la convergence de plusieurs symptômes: ils ont trouvé les œufs cuits de la chaleur du sang (?), le sel dissous, des grains de lèpre~ dans le sang, des signes manifestes sur la langue, les yeux, le visage, les cils, les mains et les ongles et multiplication de ces signes qui les autorise à déclarer solennellement en présence des syndics et du conseil que Jean de Bonafe est atteint.

Une pratique médicale apparemment prudente, donc, qui associe médecins et barbiers-chirurgiens dans des fonctions distinctes mais complémentaires. C'est l'un des aspects de l'exercice du métier qui est mis en évidence ici. Recherche de symptômes probants, réitération de l'examen quatre ans plus tard. Malgré tout, le malade n'est pas nécessairement interné, ni en 1462, ni en 1466, il est sim­plement déclaré lépreux~. Une médecine indépendante, aussi, avec force praticiens appelés de l'extérieur, de Saint-Rémy d'abord, puis de Beaucaire et de Tarascon. Une médecine, enfin, au service non seulement du malade mais aussi de la col­lectivité. D'où cette insistance sur la publicité du diagnostic: relation des chirurgiens devant le conseil municipal en 1462, couchée sur le papier par le notaire de la ville et dont le syndic de la communauté demande immédiatement un ins ­trument public; rapport écrit et signé de la main des deux chirurgiens en 1466, lu devant témoins à l'intérieur du château puis de nouveau consigné dans un instrument public. Ces certificats écrits sont à comparer aux actes analogues passés devant les notaires d'Aix ou de la région d'Avignon à la même période10

7. Rondeur des yeux, pustules sur la langue, déformation, resserrement de la cloison nasale sont généralement considérés comme des signes importants par les auteurs médiévaux: F. BfRIAc, pp. 26-37; voir aussi F. Olivier TOUATl,,, Facies leprosorum. Réflexions sur le d iagnostic de la lèpre au Moyen Age,., Histoire des sciences médicales, 20 (1986), pp. 57-66.

8. « Le sang, quand il est lavé comme il faut, a un résidu noir, terreux, granu leux, sableux,.. selon Bernard de Gourdon, Lilium medicine, l, 22, cité p. F. BfRIAC, p.29. L'allu­sion au sang granuleux est évoquée par S.R. ELL, « Blood and Sexuality in Medieval Leprosy .. , Janus 71 (1984), pp. 153-164 ct par L. DEMAITRE, art. cité. Ce dernier auteur ajoute qu'il s'agit d'un des éléments du diagnostic médiéval qu'il conviendrait de réévaluer aujourd'hui à la lumière de découvertes récentes sur l'adhérence des plaqueues sanguines dans les cas avancés de lèpre.

9. Ce qui n'est guère surprenant, avant le grand renfermement du XVI' siècle naguère décrit par M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l'âge classique. Paris, 1972, pp. 56-9 1.

10. N. COULET, « Documents aixois (première moitié du XV' siècle) ,. Razo 4. Le corps souffrant: maladies et médications, 1984, p. 122; P. PANS 1ER, art. cité.

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Ces quelques éléments jettent un peu de lumière sur des aspects encore mal connus de la pratique médicale en Provence à la fin du Moyen Age, une pratique qu'on ne peut guère connaître qu'en rassemblant ici et là des témoignages épars et fragmemaires ll

, C'est ce que nous avons voulu faire en publiant les textes qui suivent .

Michel HEBERT

PIECES JUSTIFICATIVES

(Arch. communales des Baux, {Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 108 E 88J (délibérationJ, non folioté, 8 décembre 1462)

Conselh ambe relation de maistres 5ubz 10 fach de suspection de lebros ia.

Lan mil IIlIc LXII et a VIII de d.sembre font ape lat 10 conselh del z Baulx de mandament dei noble Hugonon Turc, loctenent deldich castel l2 en laquai foron presens aquelz qui sen scgon et aquo en la sala dcldich casteil'.

Prescns los dessusnominatz los discrctz homes maistres Perrinet Solerin et Miquel Chaffort, barbies habitanz delluoe de Sant Romieeh et surgiauz, meÎans­sant lour sagrament prestat en la man deldieh mossenhor 10 luoctenent, an repor­tat aver viS! et palpat Johan de Bonafe, habitant deldich lu oc delz Baulx, sus­pec hous de lebrosia, en la forma que sen sec. Primyerament lan paulpat en las chevelz de la testa et sus 10 couret [?] de derreire, en apres de la man et de la vena del poulse j en apres Iuy an cu ben los hucilhs affinquc non veîa las proas ny lous pauIpamens que cran de sercar dessus sa persona. En apres lan poent et (creat anbe laguilha, prima despueys las espallas entro las onglas delz pes, et las conienta tions et les palpa mens que son subre la persona neque se devon ense­guir dc verÎtat et pueys an mesa grana de spinares sus una taula plana et lan fach caminar dessus; en apres daquela an volgut tirar 10 sang dcl sieu cors de la vena

12. Lie utcnantpourJean Arlatan,chevalier,ehâtelain.

13. Suit la liste des conse ill ers : 3 conse ille rs anc iens, un conseill er nou veau, 3particu­

fars et appefatz dont Morguet Raynaut, barbier cité ci-dessous.

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dei sege et dei bras senestre sobre la sai et dous huous. En apres an volgut pas­sar aquel sa ne en aygua clara, presenz mossenhor 10 luoctenent et los sendigues de la viela per demonstrar la certifficanse quala hy podie estre, qui an vist rompre lous huous et gîtar la sai del sang per vescr cam pesava mens que quant la hy mese­roo. Et pour tant non an volgut indicar neguna aultra causa sins que agen visi­tat la lenga et 10 nas en apres los hucls deldich patient demonstrant toutas las proas dessusditas que maÎstre Guilhem de Serras medicin en lour prcsencia a fach et delz dichs barbies et surgiauz dessusnomnatz et de maistre Morguer Raynaut barbier et surgieu habitant delz Baulx ; plus an rcHerit losdich maistres barbies et surgiauz que an trobat los huous anbe los cruels entrecuech de la calor del sang deldich patient et la saI diminuida molt fort et en 10 sang lour donava demons­trance que hy avie grans de lebrosie. En apres en ayssi meteis en la lenga et en los huells donava certifficance daleuns senhalz de ladicha malautia de lebrosia. Et en apres 10 visage demonstra et reHier en aquella malautia pareilhament las seilh es, las senhalz de las mans et de las onglas ; ladicha relation an Facha losdich barbies et surgiauz. presens losdich mossenhor 10 luoctenent, sen digue, consel­hiez et aultres apelatz, la quala ay serie ha ieu Joffre Sanctaloarii notari et scriba deldich conseilh, lan e 10 jort dessusdichs et del senhal de la court ho ay seignat14.

Dictus Rebuli sindicus petiit sibi fieri publicum instrurncnturn. Actum ct testibus quibus supra.

Ibidem, 27 décembre 1462

[ ... ] Per loquai conselh font conclus et ordenat que, actendut que 10dichJohan Bonafe es maculat et toucat de ladicha malautia de lebrosia, que pague los bar­bies et 10 mege per losqualz es estat esproat et reputat per suspechous de lebrosia, que ay script yeu Joffre Sanctaloarii notari deldich conseilh et dei sen­hal de la court ho ay seignat.

Plus a estat conclus que sia entimat a la moilher deldich Bonafc que pro­vesisca dei argent necessari a paguar losdich mege et barbies et surgiaus.

Ibidem, 26 mai 1466

[ ... ] Per loquai conseilh font deliberat et ordenat sobre la provision de Johannon de Bonafe de far venir et mandar querre ung mege sufficiant an despens qui tort aura, so es que si 10dichJohannon per aquel dich mege es repu-

~ngdunotaire.

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rat lebr05. que el dega pagar (Ota la despensa et si el non 10 es, que la villa paga tor et que lodich rncge dcia venir et 10 far ven ir a huech jours prochain venan per esprovar lodich Johannon.

Item aqui meteys font ordenar, actendut que 10 rnegc ct barbier volran csser tantost pagas, et per aver las pcccunias plus prestas, que Brusson Peyre prestes II florins, Jaumon Arnaur 1 florin, Dremon Cani VI gros, G uilhem Rebolli VI gros, Michel Paulet 1 florin, AnthoÎne CirnU[ VI gros et Bertran Gibcrt, 1 flo­rin, dei quai argent se deia pagar lodich mege et barbier et las aultres des pen-

Ibidem, la juin 1466

[ .. . ] Et aqui mcteys en la presentia desdich susnomnas l ~ ou IUDe susdis font present et appellat lodich Johannon de Bonafe patient, loquaI en la prescntia del­dich monsscnhor 10 viceluoctenent l6 et des aultres susdichs font per 10 hono­rable home maistre Johan Bonnet, maistre en ars et licenc iat en mcdicina, habitant de Belcayrc ct maÎstrc Nicolas Petit, barbier et cyrurgiens de Tharascon, a la requesta deldich sendigues et conselhiers visitat, pal pat et examÎnat, per laquai palpacion et examination per losdich maistres a ystat sentetiat lebros como plus plan appart aquesta lur sententÎa ycy affixada de la man propria deldich maÎstrc Johan escricha et subsignada de sa man et subscrÎc ha et de la man dcldich maistre N icholau aman ben subscricha.

Aquel meteys jour et en 10 bardat dei castel en la prescncia deldich noble Esteve Heyman viceluoctenent, los susdichs sendigues et conselhiers escant en la presentia dcldi ch maÎstre Johan et de maistre Nicolau demanderotH ct requirerorit ladicha sententia et lor relation esser per me notari si dedins en pre­sentia dei venerable home moss. Johan Fachon capellan de Esteve Boarr ct de Monon Vinet, esse publicata et declarata, laquai font per my notari legida et divul­gada et en laquai sententia et publication daquella demanderont esse aucrori­zada per lodich mons. 10 vÎccluoctenent ct mectre son decrer en laquai causa lodich mons. 10 vÎceluoctenent entrepauset son decret que legiriment facha, et pcr my notari a c1s esse fach public instrument, que ay escrich Johan Menest ier notari public er dei senhal de la COrt ho ay senhat.

Ac tum ubi supra, tesribus presentibus quibus supra.

Ay resscput pcr ladicha publication des sindics per la man de Andrieu Garini, VI gros.

15 . Un syndic. un conseiller vieu x, cinq conse illers nouveaux, quatre particul iers

16. Nohle Esteve He ymart.