UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire,...

14
UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENT ? par Luda Schnitzer 40 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Transcript of UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire,...

Page 1: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

UN CONTE,C'EST ÉCRITCOMMENT ?

par Luda Schnitzer

40 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 2: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

Luda est une merveilleuse conteuse. Ses contes sont parusà la Farandole, au Sorbier, chez Nathan, chez Flammarion.

Elle nous livre ici la clé de quelques-uns de ses secrets.La magie reste entière.

Quel auteur n 'a pas connu l'angoisse decommencer un texte, la difficulté d'entrouver la première phrase ? Heureux

les conteurs à qui cette peine est épargnée,leur récit commence toujours de la mêmefaçon : « II était une fois... » ou quelquechose d'équivalent.« II y a longtemps de ça » des contes esqui-maux, « Au temps qui nous parle dans nosrêves » des aborigènes d'Australie, « Avantle temps de nos temps » des Indiens d'Améri-que, « Autrefois, quand rien n'était commemaintenant » malais, « Quand le chameauétait beau et le renard naïf » mongol,« Avant que les Blancs ne viennent cheznous » de certains contes swahili : formulesimmuables, entrée en matière aussi obliga-toire que les trois coups au théâtre annonçantque le rideau va se lever sur un mondeenchanté. Quelques peuples préfèrent l'éloi-gnement dans l'espace : « Dans un certainpays, on ne sait quel royaume » russe,« C'est arrivé là où il ne s'est rien passé » desRoumains et Hongrois, « Dans un pays où ilpleut à verse par beau temps et il fait grandsoleil par temps de pluie » kirghize. Mais lesens reste identique, le rejet des événementsdans l'improbable, le fabuleux.

Chaque péripétie d 'un conte a ses causes etses conséquences. De même, chaque détail desa structure est motivé. Le plus libre des gen-res littéraires est aussi le moins gratuit, leconte a des raisons sérieuses de se placer horsdu réel.Pour les peuples de tradition orale le conte est

la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est pluscomme avant, il faut expliquer aux jeunes lespourquoi et comment de leurs coutumes et deleurs croyances. Dès lors s'impose l'évocationd'un passé d'autant plus brumeux qu'il estlointain. Les livres de classe commencentbien par : « En ce temps-là notre payss'appelait la Gaule.. . »Ce n'est pas tout. Il est parfois utile de souli-gner que c'est d'un conte qu'il s'agit, d'unehistoire imaginaire. Simple prudence. Leséglises se montrent ombrageuses quand onparle de miracles « mécréants » et les pou-voirs goûtent peu les apologues où le pauvretriomphe des puissants, où le paysan détrôneles rois. En situant le récit « au temps où lesbêtes parlaient », le conteur se crée un alibitout en faisant un clin d'œil à son publicpopulaire et complice — mon conte n'est nipure vérité ni pur mensonge, à vous d'y voirclair... Les versions récentes risquent desmises au point : « On ne sait où, peut-être ici,où nous sommes assis », « Si ce n'était pasarrivé, on ne s'en souviendrait pas » ouencore : « Je vous le raconte tel que je l'aientendu raconter ».

Tout en gardant son caractère spécifique, lepréambule peut prendre la forme du « pré-conte », petit récit autonome et fantaisistedont le rôle est d'attirer l'attention des audi-teurs. Il est parfois suivi d'un avertissement :« Un conte au commencement démarre,jusqu'au bout se narre, en son mitan nes'interrompt ». L'amour-propre du conteurn'est pas seul en jeu, intervient la croyance au

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 41

Page 3: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

pouvoir du mot. Tout comme l'image, lareprésentation verbale d 'un être a valeur desa création matérielle, d'où l'interdiction,assez courante, de représenter le dieu ou lediable et de les nommer autrement que parpériphrase. Interrompre le récit, c'est lâchersur terre des créatures inachevées, larvaires,dont on a tout à redouter. Chez les peuplesdu Grand Nord un conte doit se dire d'unseul jet, il faut un événement grave pourtransgresser le tabou sans suites fâcheuses.Aussi, le conte se termine obligatoirementpar : « C'est tout fini » et le conteur fait sem-blant de cracher au visage du voisin — « Je tecrache dans la bouche », autrement dit : « Jete passe la parole, à toi de raconter ». Tabouet crachat en moins, la formule a cours enFrance, notamment au pays ariégeois :

Trie, trac, mon conte est fini,Trie, trac, dites-en un plus joli !

Traditionnellement, la structure d'un conteest à trois volets : le préambule ou le pré-conte, plus ou moins long ; le conte propre-ment dit ; le final, toujours bref et le plusamusant possible. Le « ils furent heureux »ne termine les contes que dans les livres.Après avoir rassuré le public sur le sort deshéros, le conteur oral ajoute un cul-de-lampede son cru. C'est souvent une bénédiction,parfois assortie d'une demande de récom-pense, soit directe : « Mon conte prend fin, àvous l'histoire, à moi la chopine de vin », soitbadine : « A la fête j 'é tais , on m'avait invité,j ' y ai mangé de la bière, bu du gâteau à pleinverre... ». On peut aussi souligner le côté bla-gue du récit : « J 'ai chevauché un frelon etvous ai menti tout du long ! » Même les« bis ! » éventuels sont prévus. « Le conteest fini, mais la corneille n 'a pas regagné sonnid », dit le conteur persan qui accepte decontinuer, tandis que le russe coupe court :« II y avait le tsar Blé-Noir, il a emporté tou-tes les histoires ».

Etablie, peaufinée depuis des siècles, lastructure des contes est d 'une efficacité exem-

42 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

plaire. Elle sait capter l'attention, ménagerdes pauses, finir avec élégance. Les formulesrépétitives : « Tire la chevillette... », « Etvoilà tout pour Un Tel », « Le conte se ditvite, les choses se font lentement », sontautant de césures, des aires de repos permet-tant aux auditeurs de relâcher l'attention.Modulant le récit, elles en ordonnent lerythme. E t le rythme est l 'âme du conte.Spectacle, le conte se souvient d'avoir été unspectacle chanté. Il l'est encore dans certainspays et même l'Occident ne l'a pas complète-ment oublié. Presque tous les peuples ornentleurs contes d'inserts versifiés. En gros, il enexiste de trois sortes : vrais petits poèmes,ritournelles, prose rimée. (En fait, les cloi-sons ne sont pas étanches, il n'est pas tou-jours facile de déterminer le genre d'unmorceau. )

Les inserts-poèmes foisonnent au Japon oùl'art de la versification sert de thème auxnombreux contes. Les héros expriment leurssentiments en haïkaï de trois vers ou en tankade cinq. Poésie raffinée jusqu'à la préciosité,évocatrice de paysages délicats. Voici laplainte de « Peau d'Ane » japonaise :

A la croisée des chemins,Branche de saule abandonnée,Que je voudrais refleurir !

Dans l 'Inde, distiques et quatrains jouent unrôle similaire avec plus de sombre passion.L'héroïne des « Contes du perroquet », récitsen chaîne façon « Mille et Une Nuits », selamente à la fin de chaque épisode :

Tu détruis la nuit d'amour, aubecruelle !A chaque aube nouvelle, c'est douleurnouvelle !

Ces brèves pièces lyriques ne se répètentjamais. Comme les contes ont soin de le pré-ciser, ce sont des improvisations et la gravitéest de rigueur — on parle en vers, la « languesacrée » des bardes, un langage exalté parl'émotion.

Page 4: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

Moins ambitieuse, la ritournelle est unevariante de la formule répétitive. Une pause,la respiration du récit. Bouts-rimés sans pré-tention, très proches des comptines et formu-lettes enfantines, ces refrains sont générale-ment faits pour un conte donné. Pourtant, lesogres, géants ou elfes des contes anglais cons-tatent de la même façon la présencehumaine :

Fe-faï-fo-fitt !Je sens l'odeur du Britte !

Souvent la ritournelle est un charme magi-que. Mahoui, le Prométhée polynésien,répète en apprivoisant le feu céleste :

Donne à Mahoui le feu enfermé en toi,Bananier !Fais sortir le feu du cœur de ton bois,Bananier !

et l'incantation rythme le frottement du boiscontre bois d'où naîtra la Fleur d'Or.De son côté, chez Grimm, la jeune fille faitobéir les objets en fredonnant :

Fuseau, sur le chemin va-t-en danser,Ramène au bout du fil le fiancé !

On trouve ces ritournelles un peu partoutdans le monde. La prose rimée, par contre,est l 'apanage quasi exclusif du conte russe.(Les exceptions sont assez rares et peu impor-tantes.) C'est un authentique langage popu-laire, très ancien et qui survit encore danscertaines régions — les riverains de la merBlanche parlent un russe harmonieux et richeen assonnances. Mais c'est surtout le « beauparler » des tréteaux de foire et des mar-chands de rues. Rythme approximatif, rimesà la va-comme-je-te-pousse, le tout vaut parla spontanéité et le naturel bon enfant. Il y ales formules traditionnelles que l'on retrouvedans tous les contes. La beauté d'une femme« qu'un conte ne peut dire, qu'une plume nepeut décrire », l'allure d'un cheval, la lon-gueur du chemin, la maison de Baba-Yaga

sont toujours décrites en prose rimée et scan-dée. De plus, chaque conteur y ajoute sespropres trouvailles et use de ce langage au gréde son inspiration. Ce qui donne au conterusse un ton qui n'est qu'à lui.

Et nous touchons à un problème essentiel :peut-on écrire tous les contes de la mêmemanière, en style uniforme ? Il n'y a pas silongtemps, la tendance était de répondre : ondoit ! La langue du conte, disait-on, langueparlée par le peuple, est rugueuse, triviale,incorrecte ; il faut y mettre bon ordre. E t l'onenfermait l'inspiration poétique, jaillie desource, dans la gangue du langage académi-que.La liberté du conteur travaillant sur lamatière populaire est presque totale. Maisseulement presque. Comme la liberté de toutindividu elle trouve ses limites dans la libertéd'autrui, en l'occurence celle du conte lui-même. Le conteur a parfaitement le droit detransplanter un conte où bon lui semble, tousl'ont fait, toujours et partout — à conditionde l'adapter aux mœurs et au langage de sanouvelle patrie. Mais s'il dit un conte orientalou lapon, le conteur ne peut se servir demêmes mots ni de phrases passe-partout. Leslangues du Grand Nord sont concrètes àl'extrême ; basées sur les verbes, elles utili-sent peu les adjectifs, jamais les descrip-tions ; les phrases sont laconiques, les étatsd'âme réduits au minimum ; enfin, le voca-bulaire succinct nécessite une fréquente répé-tition de mots, ce tabou majeur du « bonstyle ». Habillé de périodes cadencées, un telconte perd toute saveur, voire tout sens. Etdépouiller le conte oriental de ses hyperboles,ses images excessives, ses fleurs de rhétori-que, revient à badigeonner de gris une cha-toyante tapisserie. Le héros persan doit s'éva-nouir d'amour en trouvant un cheveu d'unebelle jamais vue, alors que le chasseur dephoques peut donner sa vie à son amie sansque le mot « amour » soit mentionné. C'estcomme ça et il ne peut en être autrement.

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 43

Page 5: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

Parce que, ici, la forme fait corps avec lefond. Parce qu'elle exprime la sensibilité,l'esprit même d'un peuple.A la limite, un conte de Flandre a une toutautre sonorité qu 'un conte de Provence.Comparez les « Contes d 'un buveur debière » du camberlot Charles Deulin et ceuxqu'écrivait Paul Arène, nègre provençald'Alphonse Daudet . Joignez-y Henri Pourratet son Auvergne — une même langue, unsemblable langage populaire et quelle diffé-rence de ton, d'intonation !Dans un conte l'intonation est aussi impor-tante que le rythme et il n'y a qu 'un moyen depréserver cette musique intérieure — le res-pect du langage parlé populaire. Avec sestournures familières, la fraîcheur de ses ima-ges, ses inadvertances, ses impropriétés. Etses particularismes (encore que là, point tropn'en faut, l 'abus de termes régionaux ouétrangers alourdit inutilement le texte).Le dialogue, qui tient une si large place dansles contes, demande une particulière atten-tion. La justesse de ton est capitale. Fairedire, par exemple, à un paysan : « Puis-jecroire ? » ou « Nous allâmes », c'est offenserl'oreille et le bon sens. Personne ne parlecomme ça de nos jours, on se contente del'écrire. Mais le conte, appelé à être dit, doitpouvoir subir l'épreuve de l'oral sans fairegrincer des dents. Evidemment, dans un livredestiné aux enfants, les incorrections, mêmelégères, sont d 'un maniement délicat. Faut-ill'avouer ? Un péché véniel contre les règlesgrammaticales me paraît moins impardonna-ble que le péché contre la vérité, toujoursmortel celui-là. E t puis la langue ne reste pasinerte, elle évolue comme tout ce qui vit et lafaute d'hier devient règle d'aujourd'hui. Sanstomber dans le « branché » des modes fugiti-ves, n'est-il pas permis d'employer un lan-gage réellement vivant ? Ne vaut-il pasmieux que l'enfant apprenne sa langue danstoute sa plasticité et sa richesse colorée plutôtque par l'insipide « style zéro » bourré deprêt-à-porter verbaux ?

44 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Faut-il en conclure que le conteur doit abdi-quer sa personnalité, n'être que l'écho passifde la chose entendue ? Jamais de la vie ! Saprésence est indispensable, il est le chefd'orchestre, de lui dépend l'harmonie del'ensemble. C'est grâce à la personnalité desconteurs que le conte d'autrefois peut revivreen restant toujours jeune. Lorsque Andersena repris « Une vieille histoire » et naturalisédanois ce conte de partout, il l'a fait avec lesmots de son aujourd'hui, les idées de sontemps et de son propre génie. A la même épo-que, un conteur russe donnait au même conteun coloris typiquement slave... Mais pour-quoi le poète danois et le littérateur russe ont-ils éprouvé le besoin de ressortir le fabliau dupauvre gars, méprisé de tous, qui séduit lacapricieuse princesse ? E t pourquoi tous lespeuples de la terre racontent, chacun à safaçon, l'histoire du Petit Poucet vainqueur del'ogre ? Tout conte a son arrière-pensée etc'est là, peut-être, que se trouve la réponse.Un conte n'est jamais achevé. Lui aussi évo-lue, change avec le temps tout en gardantl'essentiel. Dans ses plus folles envolées, leconte reste lié au réel et en redisant quelque« vieille histoire » le conteur d'aujourd'hui yapporte, parfois à son insu, les préoccupa-tions et les espoirs de son temps. En compa-rant les diverses versions d 'un conte on entre-voit la réalité qui engendra les différences. E tl'on s'aperçoit que ce qui diffère, ce n'est pasla pensée des peuples, mais seulement lamanière de l'exprimer.

Voilà pourquoi il faut préserver les particula-rités stylistiques propres à chaque peuple etqui sont l'image de son identité. Le merveil-leux des contes prend tout son éclat en jaillis-sant du quotidien, pareillement, la véritécommune à tous s'affirme avec plus de forceà travers les dissemblances. Dans ses langa-ges multiformes le conte nous dit que la pen-sée humaine est une. C'est très réconfortant.Mais, après tout, le propre du conte est definir bien. I

Page 6: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

Bicentenaire de Jacob et Wilhelm Grimm :

LES DEUX FRÈRESpar Pierre Péju

Deux frères, une vie de collaboration de longue haleinequi semble, vue de loin, mystérieuse, fascinante.

Pierre Péju rappelle quelques éléments biographiqueset les met en relation avec les fameux contes :

œuvre d'autant plus indispensable qu'un des plus célèbress'intitule justement « Les deux frères ».

On dit « les contes de Grimm », commes'ils avaient un seul et unique auteur ;

conteur effacé par l'intensité même de ses his-toires. Parfois, on dit plus justement « les frè-res Grimm » ; on sait vaguement qu'ilsfurent deux et on imagine que derrière cesquelque deux cents « Marchen » se tient undouble narrateur, le conteur et son double.Avec le temps, les couleurs de toute existences'assombrissent, les détails s'estompent, etseules quelques taches claires restent miracu-leusement préservées. Au nom des Grimm,nous n'associons plus que les Contes del'Enfance et du Foyer. Ainsi simplifiées,réduites, leur vie et leur œuvre ressemble-raient presque à un conte dans lequel on ver-rait deux frères en redingote sombre parcou-rir l'Allemagne du début du XIXe siècle pourune cueillette passionnée et fidèle de légen-des, de vieux récits villageois, qu'ils consigne-raient chaque soir, à l'auberge, sur de largesfeuilles serrées dans un portefeuille de cuir.

La réalité est évidemment tout autre et leurexistence fut plutôt celle de deux érudits tra-vaillant avec acharnement dans leur cabinetde Cassel ou de Berlin.Mais pour évoquer les Grimm, laissons-nousprendre un instant au jeu qui se plaît à mêlerles contes et la vie. « II était une fois unhomme qui avait trois fils... » Ainsi com-mence le conte intitulé « Les trois frères » etqui nous parle de trois garçons fort doués qui,afin de mériter l'héritage paternel, choisis-sent de produire chacun un chef-d'œuvre, ouplutôt de réaliser une sorte d'exploit. Lademeure paternelle ira au meilleur d'entreeux. Ils partent alors apprendre à travers levaste monde et lorsqu'ils se retrouvent, lepremier, devenu barbier, est capable de cou-vrir de mousse de savon et de raser sans uneégratignure un lièvre en pleine course ; lesecond, devenu maréchal-ferrant, parvient àchanger les quatre fers d'un cheval lancé augrand galop ; le troisième, devenu maître

Ce texte est paru en préface de l'édition espagnole des contes de Grimm aux éditions Critica (Barcelone).

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 45

Page 7: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

« Un conte dans lequel on verrait deux frères en redingote sombre parcourir l'Allemagne du début duXIXe siècle pour une quête passionnée et fidèle de vieux récits villageois... ».

46 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

Page 8: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

d'armes, fait tournoyer si vite son épée au-dessus de sa tête que, sous l'averse la plusviolente, il ne reçoit pas une seule goutte ! Ilsne peuvent alors qu'hériter tous à la fois de lamaison paternelle, et ils y vivent en bonneintelligence jusqu'à la fin de leurs jours.Talent, maîtrise et affection : ces trois termespourraient aussi bien s'appliquer aux enfantsGrimm. Il était une fois, dans la ville deHanau, un respectable juriste nommé Phi-lipp Wilhelm Grimm. Il avait trois fils : lepremier, Jacob, né en 1785, devint un desplus grands érudits de son époque, fondateurde la philologie allemande, auteur d'unmonumental dictionnaire et d'une gram-maire ; le second, Wilhelm, né un an plustard, fut un esprit littéraire des plus raffinés,chercheur et traducteur ; avec son frère, ilédita et sauva de l'oubli de nombreux textesanciens, dont les « Mârchen ». Enfin,comme dans le conte, il y a un troisième fils,nommé Ludwig, qui devint peintre, dessina-teur, mais surtout admirable graveur. Il écri-vit, aussi, et il nous reste ses Mémoires.Le conte des « Trois frères » se termineainsi : « ... Ils furent mis tous trois dans lemême tombeau, car on ne voulut pas lesséparer dans l'affection qu'ils se portaient etencore moins les distinguer dans l'exception-nelle maîtrise qu 'ils avaient su acquérir dansleurv métier. » Dans notre histoire desGrimm, il faut bien constater que le destin deLudwig s'est un peu détaché de celui de sesfrères, mais Jacob et Wilhelm, eux, ont bel etbien été enterrés ensemble sous l'énorme etsplendide pierre tombale des Contes del'Enfance et du Foyer, ce formidable best-seller qu'ils hésitèrent un moment à publier etqu'ils considérèrent parfois comme moinsimportant (surtout Jacob) que le reste deleurs recherches.

« Grimm... », cette syllabe n'est plus qu 'unpetit mot magique, mot de passe permettantde pénétrer dans l'univers labyrinthique descontes. Cependant, nous allons tenter deretrouver la trace vivante de ces deux frères,

de leurs liens intellectuels et affectifs, essayerde distinguer nettement leurs deux personna-lités, de comprendre leurs théories, leur phi-losophie de la langue, leur place à l'époqueromantique, car c'est à travers tous ces filtresque s'épurèrent leurs « Mârchen ».Le thème de la fraternité est au centre denombreux contes (Les douze frères, Les deuxfrères, Frérot et sœurette, Jeannot et Mar-got, Les sept corbeaux, Les quatre frèreshabiles, etc.). La fraternité est un lien hori-zontal de solidarité ou de conflit qui renvoie àl'enfance, car le conte met de préférence enscène des enfants ou bien des individus ren-dus mineurs par la misère, par un défautphysique, par une situation cruelle ou toutsimplement par l'ampleur de la tâche qu'ilsont à accomplir, ne serait-ce que par ce queMarthe Robert appelle « le malheur d'êtrené » dont le conte représente un dépassementsymbolique.

Possibilité d'alliance loyale et efficace, ousource de jalousie et de haine, la fraternitéindique clairement que, petits et perdus dansle monde, nous sommes pour le meilleur etpour le pire liés à des « semblables », à nossemblables, et qu'il faut compter avec eux.Pourtant, dans cette masse de contes où lafraternité est présente, un conte retient parti-culièrement notre attention : il est intitulé« Les deux frères ». Il faut lire cette histoire :elle est peut-être une clef pour comprendre lelien qui unissait les Grimm ; elle illustreadmirablement leurs conceptions générales.Tout d'abord, ce conte a des caractéristiquesexceptionnelles : il est un des plus longs,sinon le plus long de leur recueil (trente pagesest une dimension tout à fait rare pour un

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 47

Page 9: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

« Màrchen » ). On dirait que ce récit est cons-truit artificiellement pour illustrer la thèsedes Grimm sur la continuité entre mythes etcontes. Sa structure est absolument parfaiteet le thème de la fraternité se développe defaçon presque abstraite autour du symboledu poignard magique fiché dans un arbre.L'accomplissement de cette fraternité estd'ailleurs présenté comme beaucoup plusindispensable que la réalisation traditionnelled 'un bonheur lié à richesse et mariage.Ce conte met en scène une première paire defrères : l'un, riche et méchant orfèvre,l 'autre, pauvre et honnête fabricant debalais. Parfait contraste, frères ennemis,figure conflictuelle et repoussante de la fra-ternité. Mais le fabricant de balais est le pèrede deux jumeaux qui vont devenir les vraishéros de l'histoire, car être frères, c'est aussiêtre semblables, symétriques et complémen-taires. Le thème de la fraternité devient lethème du double ; on comprend que les deuxmoitiés ne peuvent que s'aimer et que, sijamais le sort les sépare, elles ne trouveront lebonheur qu'en se réunissant. Ce qui frappe,c'est que les Grimm ont construit avec ceconte un véritable monument à la fraternitépositive en tentant d'y faire entrer un nombreexceptionnel d'éléments glanés dans la tradi-tion. On dirait qu'ils ont voulu fabriquer unesorte de maquette excessive, un petitchef-d'œuvre, car il est manifeste que ceconte est trop long et trop compliqué pouravoir été jamais, nulle part, raconté souscette forme.Qu'on en juge ; on trouve, dans ce récitmagnifique : un oiseau d'or, des organes auxvertus magiques, des enfants perdus dans laforêt, un bon chasseur qui recueille et initie,un voyage d'apprentissage, des animaux quiparlent et se mettent à suivre le héros danstous ses déplacements, la séparation des frè-res, le poignard magique planté dans untronc d'arbre et qui peut renseigner chaquegarçon sur ce que devient son jumeau. Maisce n'est pas tout : il y a le combat avec le dra-

48 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

gon, le mariage avec la fille du roi, le person-nage du traître bientôt confondu, la racinemagique qui recolle les corps sectionnés etqui ressuscite, et puis une nouvelle forêtmystérieuse, une biche blanche qui fascine etégare, une vieille sorcière qui transforme enstatue de pierre les voyageurs perdus, etc.Véritable collection d'éléments mythiques etlégendaires, condensé d'images fabuleuses,cette histoire semble indiquer de surcroîtqu'on ne naît pas frères, mais qu'on ledevient, qu'il existe quelque chose comme un« devenir frères » qui, pour se réaliser, néces-site du temps, des épreuves, des aventurespositives et négatives.

Le « devenir frères » paraît donc reposer surla volonté patiente d'enlacer deux lignes devie qui, tout en demeurant qualitativementdifférentes, n'en deviennent pas moins, à lalongue, une seule et même réalité, un mêmenom. Ainsi Jacob et Wilhelm marchèrent-ilsdurant des années et des années dans uneépaisse forêt qui pourrait s'appeler la Lan-gue ; ils s'y battirent avec les mots, les locu-tions ; ils capturèrent un nombre impression-nant d'histoires et remontèrent à la sourced'expressions étranges ; ils arrachèrent aupuits de l'oubli des morceaux de récits qu'ilsrecollèrent ; ils firent même d'importantsdétours par le nord pour sauver des légendesen péril ; ils se prêtèrent main-forte ; ilss'épuisèrent à construire une immense tourdont chaque pierre était un mot et qu'onpourrait appeler le Dictionnaire ; mais à lafin ils devinrent les maîtres invisibles etdébonnaires d'un palais sans limites précisesdont chaque salle était un conte.Jacob et Wilhelm sont donc devenus progres-sivement les « frères Grimm » et les Contesde l'Enfance et du Foyer jouent un peu le rôledu poignard magique fiché dans le troncd'arbre et auquel il faut toujours revenir.

On prétend que Jacob était le plus entrepre-nant des deux frères, le plus assoiffé desavoir. Ayant fait des études de droit et ayant

Page 10: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

été considérablement marqué par le célèbrejuriste et historien Savigny, il a une trajec-toire intellectuelle impressionnante : cher-cheur, bibliothécaire du roi de Westphalie,professeur d'Histoire médiévale à Gôttingen,etc. Toujours en proie à ce désir d'exhuma-tion, à cette pulsion collectionneuse qui ne lequitteront jamais, il entasse un véritable tré-sor de documents, notes, archives, « vuespersonnelles » qui impressionneront ses amisromantiques. Traducteur et éditeur, ilretrouve les textes des anciens Maîtres Chan-teurs allemands et fait connaître l'Edda, cetteépopée islandaise du XIIIe siècle qu'il traduitet adapte. Mais l'essentiel de son énergie,Jacob Grimm l'a consacrée à la grammaireallemande et à l'entreprise du dictionnairequ'il laisse pourtant, à sa mort, inachevé.Toute cette activité philologique répond enfait à une philosophie de la langue, à unevision globale du monde qui est inséparabledu romantisme allemand. Le savant, pensentles Grimm, a une mission comparable à celledu poète : il doit retrouver, sauver, préser-ver. A l'origine, Dieu aurait donné auxhumains une langue d'une richesse infinie et,à travers cette langue, un sens immédiate-ment poétique de la nature. Mais la vie, l'his-toire humaine seraient un lent processus dedégradation et la précision, le sens du concretet de la nuance se seraient perdus, toutcomme le sens du récit à la fois profond etvivant dont seuls les contes nous donnent uneidée. S'il faut se faire philologue, c'est pourremonter à cette origine perdue, à ce tempsbéni où dire était une musique, un accord.Même les aspects les plus ardus des recher-ches et « découvertes » de Jacob Grimm(comme les célèbres lois de Grimm sur lesmutations consonantiques de l'indoeuropéenaux langues modernes) sont inséparables dumouvement romantique allemand et de sesconceptions de la Nature.

De Wilhelm, on dit souvent qu'il était pluslittéraire que Jacob, plus attiré par le côté

sensible, voire sensuel, des récits. Les possi-bilités poétiques de la langue l'intéressentplus que sa structure et son fonctionnement.Les œuvres de ses contemporains, il les litcomme des textes qui le concernent etl'enthousiasment. Globalement, son itiné-raire est parallèle à celui de son frère aîné,mais on y décèle une légère inclinaison, desécarts, des stagnations, bref, une couleurpropre. Une santé plus fragile, dès l'enfance,explique peut-être son esprit plus rêveur, unetendance à approfondir, puisqu'on le dit trèsminutieux, trop consciencieux, moins fécondet moins aventureux que son frère. CommeJacob, il a fait des études de droit, commelui, il enseignera.

Son amitié et son accord avec Arnim et Bren-tano sont sans doute plus profonds ; lorsqueles deux amis se lancèrent dans leur projet unpeu brouillon du Cor Enchanté de l'Enfant,ce recueil de légendes, chansons, récits, con-tes, qu'ils réécrivent, arrangent, reprennentsans grande méthode mais toujours animéspar un certain « souffle », Wilhelm leuradressa, pour les aider, des contes intéres-sants que son frère ou lui-même avaientdécouverts. E n 1809, les Grimm pensentmême offrir à Arnim et Brentano la totalitédes contes qui sont en leur possession. Ceshistoires, pensent-ils, ne leur appartiennentpas ; elles sont à tous, elles viennent de loin,elles doivent circuler. D'ailleurs, dans toutela communauté romantique dispersée à tra-vers l'Allemagne on échange ainsi des récitsretrouvés. Un conte est un présent, un signed'amitié ou d'amour ; l'authenticité d'unehistoire a quelque chose de précieux.Dans l'aventure des contes, Wilhelm s'estinvesti d'une façon différente de Jacob,moins en érudit qu'en écrivain. Après le suc-cès du premier recueil à Noël 1812, c'est luiqui rédigea l'importante préface de l'éditionde 1815 et il se chargea seul des éditions sui-vantes. C'est dans son texte De l'essence du« Mârchen » qu'il a développé la thèse d'unecontinuité entre mythes et contes et l'idée

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 49

Page 11: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

d'une signification quasi religieuse du contedont les fragments exprimeraient l'essence dupeuple (au sens large) et son accord originelavec la Nature. Wilhelm a d'ailleur établi cesparallèles, très discutés depuis, entre des per-sonnages de la mythologie germanique et cer-tains personnages de contes. A Jacob, on doitde nombreuses notes érudites et des choix quisont, en dernier recours, théoriques, maisWilhelm est l'auteur du travail admirable etinvisible sur la langue, le créateur d'un styleparlé qui tente de rendre avec exactitude cequ'était le style oral des contes traditionnels.Mais il ne faut pas oublier que Wilhelm aégalement beaucoup donné de son temps etde son énergie à l'élaboration du dictionnaireet à d'autres austères travaux, car le « deve-nir frères » passe aussi par ces tâches haras-santes, par cette solidarité, cette collabora-tion de longue haleine.Pour le faire comprendre, il faudrait pouvoirciter dans son entier l'émouvante lettre queJacob Grimm adresse à Dahlmann du14 avril 1858, et que Walter Benjamin repro-duit dans son livre Allemands : « Vous savezque depuis l'enfance, nous vivons fraternelle-ment ensemble et que rien n'a troublé notrevie en commun. Tout ce que fait Wilhelm, ill'élabore avec soin et conscience, seulement iltravaille fort lentement et ne violente jamaissa nature. Je me suis souvent reproché del'avoir, par ma faute, entraîné dans des ques-tions grammaticales qui sont en réalité bienloin de son tempérament ; il aurait mieux uti-lisé son talent et tout ce en quoi il m'est supé-rieur dans d'autres domaines. » Lucidité etscrupules de Jacob, abnégation de Wilhelmsans doute, parfois.

Et cet autre passage de la même lettre : « Jene sais si vous vous représentez bien notrearrangement domestique. Presque tous leslivres sont disposés le long des murs de machambre et Wilhelm a le plus grand penchantà les transporter dans sa chambre à lui. Il lesmet sur sa table, où on les retrouve difficile-ment ; s'il les rapporte à leur ancienne place,

50 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

les portes ne cessent de claquer, ce qui est fortpénible pour l'un et pour l'autre. » On com-prend mieux, après avoir lu le conte « Lesdeux frères », à quel point cet arrangementfraternel-domestique en vue du travail intel-lectuel commun est supérieur pour les Grimmà tout autre état. D'ailleurs, si Wilhelm finitpar se marier, à trente ans, avec DorotheaWild, il prénommera son premier enfantJacob.

Le mot « Marchen » est en allemand le dimi-nutif du terme ancien « Mar » qui signified'une part la tradition et d'autre part l'infor-mation, la nouvelle que l'on apporte puis quipasse et qui glisse. D'abord, il y a un bruit,une rumeur, un événement plus ou moinsexceptionnel qui se met en boule et roule devillage en village, de bouche en bouche. Le« Marchen » n'est pas une forme figée, maisune forme mobile ; il est le résultat du « tra-vail de la narration » à partir de ce qui s'estpassé et qui, au départ, peut être quelquechose d'infime. Ce travail de la narration quiaboutit au « Marchen » exige :1) la répétition : pour que le « Marchen »existe, il faut qu'il ait été maintes et maintesfois repris à travers le temps ; la redite pro-duit une sorte de mouvement centrifuged'épuration qui élimine les détails inutiles ;2) la tradition populaire : il faut que se soitinstallée une sorte d'habitude de dire etd'entendre de tels récits et qu'on les recon-naisse presque immédiatement sans savoirdepuis quand on les connaît. Le « Marchen »se tient à distance tout en inspirant un senti-ment de familiarité ;3) la collectivité : le « Marchen » fonctionneen relation avec la communauté villageoisedont les objets, les travaux fournissent unesorte de toile de fond. Le conte est un liensocial. En tant que récit il appartient à tous,il est préservé et contrôlé par chacun ;4) l'oralité : le « Marchen » s'est lentementélaboré à l'intérieur d'un style oral particu-lier, avec ses façons de dire, ses expressions

Page 12: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

vivantes, imagées, ses intonations typiques,bref, tout un art du conteur.Le « Marchen » est un peu différent de cequ'une tradition issue du XVIIIe siècle a punommer « contes de fées ». D'abord parceque la fée sublimée n'y existe pas commetelle, même si l'on y rencontre une figure devieille femme qui se tient entre la Parque, lasorcière, l'accoucheuse ; mais surtout parcequ'il n 'a pas nécessairement d'intentionsmoralisantes ou rassurantes, qu'il peuts'achever en « queue de poisson » et revêtirune forme proche du « Witz », ce traitd'esprit, cette façon de dire qui se veut seule-ment habile, rapide, éblouissante. C'est lecas, par exemple, de « L'ondine de l'étang »,ou de « La clé d'or ».

Comme le conte en général, le « Marchen »met en scène un héros au nom commun, à lapsychologie sommaire, dont les aventuressont comme suspendues en dehors du tempset de l'espace. Le récit décrit souvent un pas-sage, une traversée (la forêt figurant le lieuréel et symbolique de l'indétermination, de lacoexistence des contraires, espace de rencon-tres où tout est possible) avant de permettre àcelui qui est « mal parti » d'accéder à unnouvel état qualitativement supérieur.On a souvent parlé du mépris du XVIIIe sièclepour le genre « conte » ; siècle des lumières,il aurait globalement négligé ce type de nar-ration considérée comme radotage, réservéeaux marginaux de la raison : peuple, fem-mes, enfants. On croit qu'il a fallu attendre leromantisme pour que le genre conte soit réha-bilité. Dans les faits, de nombreux contes ontété recueillis et sauvés de l'oubli au cours duXVIIIe siècle. Certes ce fut le plus souventpour les remodeler, les rapporter à un planqui, lui, restait classique, en faire de petitschefs-d'œuvre littéraires bien tournés etséduisants. Contes-prétextes, bijoux fausse-ment naïfs ou brûlots stratégiques. On penseà Perrault qui a affaibli le caractère initiati-que des contes, introduit un érotisme codé etune morale conformiste. Sa réussite est

davantage celle d'un bon littérateur que d'unfolkloriste.Ce qui change avec les Romantiques, quipuiseront allègrement dans tout ce qui peutleur venir des siècles précédents (aussi bienPerrault que Basile, Musaeus ou les Mille etune Nuits traduites par Galland), c'est leregard sur les contes. D'après eux, les contesont leur justification en eux-mêmes : « Cen'est peut-être qu'une petite goutte de rosée,retenue au creux d'une feuille, mais cettegoutte étincelle des feux de la premièreaurore », écrit Wilhelm Grimm. D'une gan-gue impure ils veulent extraire des fragmentsauthentiques et remonter jusqu'à cettefameuse parole impersonnelle et populaireafin de reconstituer la langue pure des origi-nes.

Le romantisme valorise précisément l'enfan-tin, le dit sybillin, les savoirs du peuple. Ilconsidère l'avènement de la conscience indi-viduelle comme une perte, une chute, unerupture de la communion avec le Tout. D'oùla sacralisation des « Volkbùcher », l'idée deconte-joyau et d'anecdotes précieuses. Car lesfragments authentiques représentent à leurtour autant de déclencheurs, autant de trem-plins pour une imagination nouvelle. Leromantisme allemand est un mouvementnostalgique-prospectif, tourné vers le passémais en pensant à l'avenir, accordant unemême place à la poésie et à la science.L'entreprise des Grimm de publier les Contesde l'Enfance et du Foyer appartient pleine-ment au mouvement romantique mais leurméthode d'une part, leurs principes d'autrepart, donnent à leur recueil une valeur parti-culière.

Leur livre a un tel degré de perfection qu'ilnous semble devoir indéfiniment flottercomme tel dans le temps, sans jamais dater,mais il ne faut pas perdre de vue que cetteréussite est le résultat d'un travail et non d'unsimple enregistrement passif. Leur méthode ad'abord consisté à ratisser le plus largementpossible la mémoire actuelle du peuple, en

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 51

Page 13: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

s'appuyant sur un réseau très vaste de corres-pondants : les amis, la famille, les posses-seurs de vieux recueils ou d'archives, des ser-vantes comme la vieille Marie. Tout lemonde leur en envoie, Arnim et Brentanobien sûr, le peintre Philip Otto Runge, Jennyvon Droste Hiïlshoff, etc. Dorothea, lafemme de Wilhelm, racontera à son mari denombreux contes qui lui viennent de safamille. Les Grimm installent alors tous lesrécits et fragments sur un plan d'équivalenceet procèdent à des recoupements, des compa-raisons, des superpositions, des collages,jusqu'à parvenir à une version qui leur paraîtpure, signalant les variantes au passage. Par-tis de rien, ils posent les bases d'une sciencecomparative des textes traditionnels.

Leur principe est celui de la fidélité. Quesignifie cette fidélité ? Etant donné la diver-sité des sources et le nombre des intermédiai-res, il ne s'agit nullement du respect scrupu-leux d'un texte de base qu'il faudrait repro-duire mot à mot ; il s'agit plutôt d'une fidélitéà l'esprit même du conte, de la préservationde détails, voire de métaphores et de tournu-res à replacer ici ou là. Tout récit, pensent lesGrimm, est inséparable d'une langue dans

laquelle il se forge. La langue n'en est pas lesimple véhicule mais la matrice. Ce qui doitêtre respecté scrupuleusement, c'est l'artpopulaire de raconter, avec ses onomatopées,ses raccourcis, ses expressions frappantes. Lafidélité consiste à donner ce qu'on trouvecomme on le trouve, d'où la cruauté ou l'hor-reur maintenue de certains épisodes, àlaquelle conteurs et auditeurs devaient tradi-tionnellement prendre plaisir (comme la des-cription des membres baignant dans desbaquets de sang dans « L'oiseau d'Ourdi »),d'où certaines fins malheureuses, amoralesou frustrantes (comme dans « La mortMarraine »).

Les Grimm ont bien senti que les contes ontun impact en raison de la présence en leursein d'images puissantes, de dispositifs parti-culièrement fascinants presque indépendantsdes récits — comme le cercueil de verre de« Blanche Neige », ou bien la caverne de vieshumaines à la fin de « La mort Marraine »,ou bien encore Hans-le-hérisson à cheval surun coq ferré et posté dans un arbre. Toutesces visions très denses remuent impercepti-blement en nous : elles nous aident à com-prendre, à sentir, à exprimer les choses lesplus délicates de notre existence.

Page 14: UN CONTE, C'EST ÉCRIT COMMENTcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...la mémoire, histoire et cosmogonie confon-dues. Puisque aujourd'hui rien n'est plus comme avant,

La fidélité des Grimm est aussi une fidélité detraducteurs, d'adaptateurs, qui requiert nonseulement une connaissance parfaite du vieilallemand mais un talent véritable d'écrivainmoderne.Si l'on oublie l'ampleur de ce travail, il nousreste un recueil qui vient précisément com-bler en nous le désir du livre, le besoin trèsancien de posséder un livre unique, livremiraculeux car inépuisable et se réengen-drant sans cesse lui-même, livre jamaisachevé, livre passe-partout, véritable livre depoche semblant contenir tout l'univers dansun tout petit volume, livre de chevet, livre devoyage autant que livre voyageur, livre detous les temps, passage d'écriture par lequell'adulte communique avec l'enfantin, l'éruditavec le peuple, le passé avec le présent, lamémoire avec l'oubli.

A présent, il ne reste plus qu'à entrer dans cescontes comme dans une forêt où chacun sui-vra la piste de son propre désir, au gré destitres, des souvenirs, d'attentes diverses. Lesfrères Grimm se sont éloignés de nous, ils ontfini par disparaître sous tant de mots, soustous ces récits comme sous une végétation

enchantée, ou sous une neige qui n'en finiraitpas de tomber : « Tout comme les floconsfins et serrés qui tombent du ciel recouvrentde neige toute la contrée, écrit Jacob Grimmle 2 mars 1854, à perte de vue, je suis moiaussi enneigé par la masse de mots quim'assaillent venus de tous les recoins et de lamoindre fente. Parfois, j'aimerais me releveret me secouer pour tout faire tomber de moi,mais le cœur n'y est pas. Ce serait folie derester attaché, même avec nostalgie, à desintérêts moindres, et de perdre de vue legrand résultat final. » Toute cette neige !Les Grimm comparaient eux-mêmes leurscontes aux fragments d'une clef d'or trouvéesous la neige : puzzle aux multiples possibili-tés, collection définitivement ouverte. Etcette clef ? Qu'ouvrait-elle ? Qu'ouvrira-t-elle ? Qu'importe ! Chaque morceau de laclef brisée brille de son éclat unique.« La clef d'or » : c'est aussi le titre de la der-nière histoire de leur recueil. Un hommetrouve une clef sous la neige, puis creusant laterre il trouve une cassette. Que contient-elle ? Ironie finale, frustration calculée : lelecteur ne le saura jamais et nous laissonsaussi cet homme, seul dans la neige, avec sonespoir et son désir. I

« Femme-narrathon » :

DE LA PAGEÀ LA BOUCHE

par Muriel Bloch

N°107-108-PRINTEMPS 1986 / 53