Un cas de divorce, de Guy de Maupassant

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description

" J’ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin. J’entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d’abord entre deux foules de corolles fermées, entr’ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au toit.C’est le premier baiser qu’elles m’envoient.Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes […].Mon coeur palpite, mon oeil s’allume à les voir, mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher… "

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UN CAS DE DIVORCE

Carnets

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Guy de Maupassant

UN CAS DE DIVORCEsuivi de la nouvelle

lE ChAMp D’OlIVIERS

l’herne

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AVERtISSEmENt

Les deux nouvelles réunies dans ce Carnet ont été

publiées pour la première fois dans des quotidiens,

Un cas de divorce dans Gil Blas le 31 août 1886, Le

Champ d’oliviers dans Le Figaro du 14 au 23 février

en 1890. Au cours de cette décennie qui s’achève

(1880-1890), maupassant s’est imposé comme l’un

des plus importants écrivains et journalistes de la scène

littéraire d’alors.

Le déchaînement des passions, le combat avec

l’irrationnel et le surnaturel, l’amour à mort, jalonnent

sans pitié le destin de ses personnages. L’élégance

tourmentée du regard que pose maupassant sur le

réel, son écriture sicelé et « sa singulière faculté de se

perdre pour se retrouver », font de ces nouvelles de

brefs mais admirables chefs-d’œuvre.

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L’avocat de mme Chassel prit la parole :

monsieur le Président, messieurs les Juges,

La cause que je suis chargé de défendre devant vous

relève bien plus de la médecine que de la justice, et

constitue bien plus un cas pathologique qu’un cas de

droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier

abord.

Un homme jeune, très riche, d’âme noble et

exaltée, de cœur généreux, devient amoureux d’une

jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable,

aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi

tendre que jolie, et il l’épouse.

Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en

époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige,

la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion

insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même

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il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais

même sans aucun prétexte.

Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses

allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne

vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux

êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.

Il me suffira pour vous convaincre de vous lire

quelques fragments d’un journal écrit chaque jour

par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c’est en

face d’un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le

cas est d’autant plus curieux, d’autant plus intéressant

qu’il rappelle en beaucoup de points la démence du

malheureux prince1, mort récemment, du roi bizarre

qui régna platoniquement sur la Bavière. J’appellerai

ce cas : la folie poétique.

Vous vous rappelez tout ce qu’on raconta de

ce prince étrange. Il fit construire au milieu des

paysages les plus magnifiques de son royaume

de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la

beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il

1. Louis II de Bavière.

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imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables,

des horizons factices, obtenus au moyen d’artifices

de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes,

des empires de contes où les feuilles des arbres

étaient des pierres précieuses. Il eut des Alpes et des

glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par

le soleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune,

des lacs qu’éclairaient par dessous de fantastiques

lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes

et glissaient des nacelles, tandis qu’un orchestre,

composé des premiers exécutants du monde, enivrait

de poésie l’âme du fou royal.

Cet homme était chaste, cet homme était vierge.

Il n’aima jamais qu’un rêve, son rêve, son rêve divin.

Un soir, il emmena dans sa barque une femme,

jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter.

Elle chanta, grisée elle-même par l’admirable paysage,

par la douceur tiède de l’air, par le parfum des fleurs et

par l’extase de ce prince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes que

touche l’amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba

sur le cœur du roi en cherchant ses lèvres.