Twilight, la traductrice freelance que j’étais...

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I Encore un roman niais avec une jeune fille en fleurs, des vampires végétariens ou repentis, et quelques peluches en guise de métamorphes. Depuis le succès de Twilight, la traductrice freelance que j’étais voyait passer quantité d’histoires similaires. Mais ça payait bien, alors, je traduisais, en me convainquant que c’était un job alimentaire. De temps en temps, j’avais un peu de sexe et d’hémoglobine pour casser la monotonie des « Oh, non, pas avant le mariage ! » et autres « Je suis ton âme sœur, je ne te viderai pas de ton sang, ne crains rien, jeune jouvencelle apeurée. » À vingt-six ans, j’étais rentrée en France dans ma Provence natale après avoir passé cinq ans en tant que jeune fille au pair, à Londres. J’avais eu la chance de tomber tout de suite sur une famille normale. Enfin, normale selon mes critères. On entend tellement de trucs dégueulasses qui arrivent parfois aux nounous, que je me suis accrochée à ma famille d’adoption tant que j’ai pu. Un couple d’homosexuels alors, forcément, je n’ai jamais eu droit à la main aux fesses ou à la visite nocturne du papa qui aimerait bien se taper la petite française. J’étais donc à mon compte, louant un petit studio dans le centre-ville, juste derrière la gare. J’avais pu mettre pas mal d’argent de côté ces dernières années et je m’en sortais plutôt bien. Mon portable sonna, me permettant de faire une pause juste au moment où l’héroïne se demandait par qui elle allait bien pouvoir se faire déflorer. — Mandy ! Tu me sauves d’un risque aigu de narcolepsie intempestive ! C’était mon amie au téléphone, elle avait aussi passé ces cinq dernières années à Londres, me permettant d’avoir un repère rassurant près de moi. — Hein ? — Non, rien, soupirai-je. — Bon, ça fait une semaine que nous sommes rentrées. Tu voulais prendre le temps de t’installer, c’est fait. On sort, ce soir ? demanda-t-elle 9

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IEncore un roman niais avec une jeune fille en fleurs, des vampires

végétariens ou repentis, et quelques peluches en guise de métamorphes. Depuis le succès de Twilight, la traductrice freelance que j’étais voyait passer quantité d’histoires similaires. Mais ça payait bien, alors, je traduisais, en me convainquant que c’était un job alimentaire. De temps en temps, j’avais un peu de sexe et d’hémoglobine pour casser la monotonie des « Oh, non, pas avant le mariage ! » et autres « Je suis ton âme sœur, je ne te viderai pas de ton sang, ne crains rien, jeune jouvencelle apeurée. »

À vingt-six ans, j’étais rentrée en France dans ma Provence natale après avoir passé cinq ans en tant que jeune fille au pair, à Londres. J’avais eu la chance de tomber tout de suite sur une famille normale. Enfin, normale selon mes critères. On entend tellement de trucs dégueulasses qui arrivent parfois aux nounous, que je me suis accrochée à ma famille d’adoption tant que j’ai pu. Un couple d’homosexuels alors, forcément, je n’ai jamais eu droit à la main aux fesses ou à la visite nocturne du papa qui aimerait bien se taper la petite française.

J’étais donc à mon compte, louant un petit studio dans le centre-ville, juste derrière la gare. J’avais pu mettre pas mal d’argent de côté ces dernières années et je m’en sortais plutôt bien.

Mon portable sonna, me permettant de faire une pause juste au moment où l’héroïne se demandait par qui elle allait bien pouvoir se faire déflorer.

— Mandy ! Tu me sauves d’un risque aigu de narcolepsie intempestive !C’était mon amie au téléphone, elle avait aussi passé ces cinq dernières

années à Londres, me permettant d’avoir un repère rassurant près de moi.— Hein ?— Non, rien, soupirai-je.— Bon, ça fait une semaine que nous sommes rentrées. Tu voulais

prendre le temps de t’installer, c’est fait. On sort, ce soir ? demanda-t-elle

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pleine d’espoir.— D’accord, on sort. Tu as une idée précise de ce qu’on va faire, je

suppose ? capitulai-je.— Un bar à tapas vient d’ouvrir et c’est juste à côté de l’arrêt de tram.

Ne cherche pas, tu ne pourras pas te défiler, cette fois !— J’ai dit d’accord ! protestai-je, sachant qu’elle avait raison et que je

tentais souvent d’éviter les sorties de ce genre.— Je passe dans deux heures pour qu’on se prépare ! À plus, Elle !Ah. Oui. Mon prénom. Eh bien, disons que mes parents ne se sont pas

trop foulés quand ils ont su que j’étais une fille. Si j’avais été un garçon, je me serais appelé « Lui »… Non, je déconne, j’espère qu’ils n’auraient pas été aussi cruels !

Je me remis au travail, espérant profiter de ces deux heures pour avancer dans l’intrigue on ne peut moins originale de ce roman pour adolescentes en manque d’Edward-boule-à-facettes.

∞Mandy arriva à l’heure prévue et nous nous préparâmes tout en

papotant, comme le font les filles.— Merde, lâchai-je, constatant que le slim que je voulais porter était au

sale.— Elle, tu jures trop. Ce n’est pas comme ça que tu vas séduire un mec !

s’indigna Mandy.— Si tu crois que les garçons s’intéressent à ma façon de parler…— Ceux qui veulent un coup d’un soir, non. Mais je te rappelle que nous

sommes catherinettes depuis plus d’un an et que ça serait pas mal qu’on se case !

— Tu veux te caser, tant mieux pour toi, moi je m’en…— Stop ! coupa-t-elle. Tu vas encore jurer, je le sens !— Je suis capable de m’exprimer sans dire de gros mots, me récriai-je,

tout en sachant que c’était quasiment mission impossible. — Tu en es sûre ? me provoqua-t-elle.— Évidemment ! Et je vais te le prouver !— Un challenge ? proposa-t-elle en souriant. — Tu sais bien que je suis incapable de refuser un défi…

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— Si tu tiens une semaine, je t’aiderai dans ta traduction ! déclara-t-elle, sans y croire.

Cette tendance à me jeter tête baissée dans les provocations m’avait mise dans de sacrées situations par le passé. Surtout petite fille, en fait… Manger de la terre, kidnapper le félin du voisin (expérience dont résultait ma phobie des chats) ou encore porter une passoire sur la tête toute une journée au collège.

— Je commence tout de suite ! lançai-je, déterminée. Après tout, j’avais passé les quinze premières années de ma vie sans

dire de gros mots, je pouvais le faire ! Mandy sourit, satisfaite, et termina de se maquiller avant de s’occuper de moi. Elle insistait pour le faire, disant que c’était une calamité si je m’en occupais moi-même. Un jour, elle avait refusé de sortir en ma compagnie, sous prétexte que mon maquillage lui rappelait celui des drags queens dans Priscilla, folles du désert. Elle s’appliqua donc à réaliser un smoky noir qui, d’après elle, mettait en valeur mes yeux bleu pâle. Ensuite, je remontai mes cheveux en un chignon lâche dont s’échappaient quelques boucles brunes. Nous étions prêtes. Tout ça pour aller manger une bruschetta1… Mais bon, Mandy était persuadée qu’on pouvait rencontrer l’homme de sa vie n’importe où et qu’il fallait être prête en toutes circonstances.

Le tram nous déposa effectivement à quelques mètres seulement du bar en question. Nous étions vendredi soir et les rues étaient animées. Quoique, étant dans une ville étudiante, elles l’étaient à peu près tous les soirs. Nous entrâmes en constatant, dépitées, que toutes les tables étaient prises. Toutes sauf une, repérée par mon amie Œil de lynx. Elle traversa la salle en chaloupant (un peu trop, à mon avis). Je savais ce qui se passait dans sa tête : elle espérait que l’un des clients soit un potentiel petit ami. Je levai les yeux au ciel et la suivis. Un serveur prit notre commande et nous discutâmes tout en mangeant. Après le repas, Mandy alla nous chercher des bières au comptoir. Elle revint, sans nos verres, tout excitée.

— Elle ! Ne te retourne pas, mais une bande de mecs vient d’entrer, ils cherchent une table !

— Ok, répondis-je, laconique.— Nous ne sommes que deux à une table de six… S’il te plaît ! me

1 Mets Italien : tartine grillée garnie de divers ingrédients.

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supplia-t-elle.— Qu’est-ce que tu veux ? demandai-je, connaissant pertinemment la

réponse.— Je leur ai dit que j’allais voir avec toi pour partager la table…

murmura-t-elle en rougissant.— Hum… Il est si beau que ça ?— Oui ! S’il te plaît !Je me retournai et vis le groupe en question. Quatre garçons et une fille

attendaient en regardant dans notre direction. Comme ça, si je refusais, je passerais pour la méchante de service. Je captai le regard noir de l’un des garçons. C’était quoi son problème à lui ? Je veux dire, mis à part le fait qu’il était clairement beau gosse (ce qui, en soi, n’aurait pas dû être un souci), pourquoi nous jetait-il des étoiles ninjas avec ses yeux ? Oui, les yeux sont traditionnellement censés « fusiller », mais je m’étais un jour interrogée... Qu’est-ce qui est le plus douloureux : les flingues ou les armes blanches ? Voilà, CQFD. Mandy me ramena au sujet principal en me tapotant l’épaule.

— Alors, c’est oui ?— Ok, mais rassure-moi : ta cible, ce n’est pas le grand brun baraqué

qui nous assassine visuellement ?Elle leva les yeux et secoua la tête.— Non, le mien c’est le blond… Je vais leur dire que c’est bon ! s’écria-

t-elle en sautillant.Mais pourquoi avais-je accepté ? Partager une table avec des inconnus,

ça voulait dire limiter notre conversation. Et surtout, ça signifiait que Mandy allait se mettre en mode « drague » et que j’allais tenir la chandelle, pour changer.

Le groupe s’installa à notre table et Mandy me présenta. Anna, la seule fille, fit également les présentations. Je ne retins que les deux prénoms qui m’intéressaient : Élias était le beau gosse de Mandy, Joshua était, quant à lui, le « visual-killer ». Anna décréta que, pour nous remercier de partager notre table, elle offrait la première tournée. Nous étions un peu serrés les uns contre les autres, mais, par chance, j’étais entre elle et mon amie. Enfin, par chance… Du coup, Joshua était assis en face de moi et je captais de temps en temps son regard agressif. Si ce type avait un souci, il pouvait aussi aller s’installer ailleurs !

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Mandy minaudait avec Élias, qui n’était visiblement pas insensible à son charme. Elle me tournait même le dos. Heureusement, Anna prit à cœur de me faire la conversation, m’évitant ainsi de faire totalement tapisserie.

— C’est super comme prénom, Elle ! tenta-t-elle de lancer comme premier sujet.

— Heu… oui, bof… répondis-je sans chercher à l’encourager plus que ça sur ce terrain.

— Mandy nous a dit qu’elle travaille chez un photographe, et toi ? continua-t-elle, décidée à faire connaissance.

Elle souriait tout le temps, c’était communicatif, je me laissai malgré moi gagner par son engouement.

— Je suis traductrice à mon compte.— Tu traduis quoi ?— Des romans, la plupart du temps. Il m’arrive de faire des notices et

des trucs comme ça quand le travail manque.— Ça doit être super intéressant ! Attention, Anna, trop d’enthousiasme tue l’enthousiasme ! Je souris

pour toute réponse. Oui, ça pouvait être passionnant, mais peut-être pas autant qu’elle semblait le croire. Il y a toujours un aspect rébarbatif, quel que soit le boulot que l’on fait… Je pris une gorgée de bière au moment où Mandy rejeta ses cheveux en arrière de manière exagérée, me percutant au passage. Le verre se renversa en partie sur mon chemisier. Génial.

— Et mer…— Non ! s’écria-t-elle. Ton challenge !—… credi, finis-je à contrecœur.— Désolée, Elle… s’excusa-t-elle.Je n’allais pas lui faire une scène, elle était en train d’emballer Élias.

Mais je pestai en me levant pour aller aux toilettes tenter de nettoyer un peu le désastre. Rien à faire, l’odeur allait me coller à la peau et, si j’insistais, je serais bonne pour un concours de t-shirt mouillé. Sauf que nous étions en novembre et que l’humidité combinée au froid provoquait une réaction que je n’avais pas envie d’exhiber. Je sortis en traînant les pieds et me cognai contre un mur. Pardon. Contre un torse. Je levai la tête en me frottant le nez. Joshua et ses étoiles ninja se tenaient devant moi.

— Ne t’excuse pas, surtout ! lâchai-je, plus contrariée de me retrouver seule avec lui que de m’être fait mal.

— C’est cassé ? Non, je ne crois pas…

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Oh, quelle voix… Reprends-toi, Elle, c’est forcément un conn… un goujat (ce challenge allait me tuer). Il avait dit ça sur un ton agressif, alors que, dans l’histoire, c’était moi la victime, non ? Mais sa voix… brrrrrr, j’en frissonnai ! Ou alors était-ce la réaction dont je parlais un peu plus tôt ? Je croisai les bras sur ma poitrine pour que mes seins ne trahissent rien et levai fièrement la tête.

— On dirait que tes parents t’ont nourri mais qu’ils ont oublié de t’éduquer ! lui lançai-je, tout aussi agressive.

Il fit un pas vers moi, menaçant, puis secoua la tête comme s’il venait d’apprendre une nouvelle très contrariante, et s’engouffra dans les toilettes pour hommes. Je tapai du pied une ou deux fois pour tenter d’évacuer la colère qui montait en moi, et retournai à table. Où je constatai immédiatement que Mandy et Élias n’étaient plus. Anna se leva à mon arrivée.

— Ton amie te fait dire qu’elle t’appellera demain.— Ah. Merci.Je pris mon sac et saluai brièvement tout le monde avant de me diriger

vers la sortie. Une fois dehors, je serrai ma petite veste pour limiter les courants d’air sur mes vêtements imbibés de bière. Décidément, cette soirée était une réussite ! Non seulement Mandy m’avait traînée ici, mais elle m’avait aussi laissée en plan. Il n’était même pas vingt-trois heures et j’allais rentrer chez moi comme une vieille fille que j’étais. Je sentis une main sur mon épaule et me retournai. Anna.

— Tu ne veux pas rester encore un peu ? C’est dommage, j’aurais voulu mieux te connaître…

Je jetai un œil vers la table et aperçus Joshua-le-goujat qui me gratifia d’une triple attaque d’étoiles ninja. Je haussai les épaules.

— C’est gentil, mais non.— Il n’est pas méchant, tu sais, chuchota-t-elle.— De qui parles-tu ? fis-je mine de ne pas comprendre.— Joshua, bien sûr ! s’étonna-t-elle. Il t’a mangée des yeux toute la

soirée !— Tu appelles ça « manger des yeux » ? J’appelle ça assassiner du

regard… — Il lui faut un peu de temps, c’est tout…— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, mais là, je vais rentrer chez

moi.

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Elle sourit et je repris mon chemin. Il était temps pour la grand-mère qui sommeillait en moi de rentrer et d’oublier le fiasco de cette soirée. Sur le retour, je croisai des tas de jeunes qui avaient l’air de démarrer les festivités. Pourquoi la vie était-elle si cruelle avec moi ? D’accord, j’abusais un peu. Mais pour une fois que j’étais sortie de bon cœur, voilà ce que je récoltais ! Bon, je n’avais plus qu’à me rabattre sur ma peluche panda géante qui faisait souvent office de petit copain à serrer dans mes bras. Après tout, je n’avais pas espéré une seule seconde me trouver un mec, comme ça, en claquant des doigts. Alors, pourquoi étais-je si contrariée que mon assaillant nasal se soit montré si froid et agressif avec moi ? Je devais être masochiste…

∞Samedi matin. Après les tapas de la veille, il ne me restait qu’une option

pour occuper ma matinée : aller courir. J’avais pris cette habitude au collège, dans le cadre des cours d’EPS et du cross annuel. Depuis, c’était resté pour moi un moyen de me maintenir en forme et de dépenser l’énergie que j’avais parfois en trop. Les médecins avaient soupçonné une hyperactivité quand j’étais enfant. Mais mes parents adoptifs refusant de m’administrer un traitement, j’avais toujours fait en sorte de trouver des occupations qui demandaient soit une concentration intense, soit une dépense d’énergie importante.

Je mis ma tenue de sport, à savoir pour la saison : un pantalon, un débardeur, un gilet, et fixai mon iPod sur mon brassard. Armée de ma playlist spéciale motivation (une sélection des morceaux les plus violents que m’avait concoctée Mandy), je pris le chemin d’un petit stade où j’avais l’habitude de me rendre avant de partir vivre à Londres. Je marchai d’un bon pas pour entamer mon échauffement et j’y arrivai en moins de quinze minutes. Les lieux étaient déserts. Je jetai quelques regards dans les coins, j’avais peur qu’un tueur en série se planque et attende qu’une pauvre joggeuse se pointe pour lui faire la peau. En plus, je savais très bien que ces psychopathes avaient une prédilection pour les armes blanches. Je ne sais pas quelle peur vint en premier, mais elles vont de pair. Quasiment certaine que les lieux étaient sûrs, je terminai mon échauffement et entamai mon circuit à petites foulées.

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Au bout de quarante minutes, j’étais en nage et je n’en pouvais plus. Et mince ! Erreur de débutante : j’avais oublié de quoi me désaltérer ! Tant pis, j’allais me dessécher avant d’arriver chez moi et je ne m’étonnerai pas quand les rides se pointeraient à trente ans pour me faire payer ma négligence.

Je faisais mes étirements quand je sentis une présence. Je sais, ça fait un peu extralucide dit comme ça, mais j’étais sûre que c’était Joshua. Je me retournai et ouvris la bouche, stupéfaite, devant le garçon qui se trouvait là, une bouteille d’eau à la main. Il me souriait étrangement. J’avais l’impression de le connaître, pourtant je ne l’avais jamais rencontré, j’en étais certaine.

Voilà ! C’était lui le tueur en série que je n’avais pas débusqué tout à l’heure. J’allais mourir pendant qu’un chanteur de death métal hurlait comme un goret dans mes écouteurs.

Mes hormones, bien réveillées après la dose d’endorphine que je venais de libérer en courant, me signalèrent que, pour un dangereux assassin, il était plutôt pas mal. Si on aime le genre flippant, bien sûr, parce que ce sourire-là, c’était carrément inquiétant. Je pris la bouteille pour ne pas le provoquer, une doctrine de base que ma mère m’avait enseignée toute jeune : ne jamais contrarier les fous. Elle m’avait aussi appris à ne pas accepter de bonbon d’un inconnu, surtout s’il était barbu et je la soupçonnais d’être à l’origine de ma phobie des psychopathes car je les imaginais toujours barbus. J’essayai en même temps de me remémorer quelques mouvements de Sidney Fox, n’ayant jamais eu le courage de m’inscrire aux cours d’auto-défense dont je parlais depuis des années. Il n’était pas bien grand, mince et élancé, j’avais peut-être une chance face à lui. Sauf s’il sortait un couteau. Il ressemblait plus à un baba cool qu’à un meurtrier, ça aurait dû me rassurer. Il avait les cheveux châtains, longs et lisses qui tombaient sur ses épaules, un pantalon en lin ajusté sur ses hanches, une chemise blanche… Mais je savais que même Landru avait réussi à charmer ses victimes et je ne me laisserais pas entraîner par mes hormones en manque.

Le hippie me tourna le dos et s’en alla d’un pas tranquille. Il m’avait épargnée ! J’en serais tombée à genoux de joie si j’avais pu bouger. Il ne m’en fallait pas beaucoup, mais j’étais encore sous le choc. Une fois sûre qu’il était sorti du stade, j’attendis encore une dizaine de minutes avant de me diriger vers la poubelle la plus proche pour jeter la bouteille. Elle était neuve, mais il avait très bien pu y injecter du poison avec une seringue et

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m’attendait peut-être dans la rue pour m’enlever, une fois droguée ! Je préférais encore mourir de soif ! Je sortis prudemment, au cas où, mais personne ne me sauta dessus. Je sais que j’étais ridicule, mais une phobie est une phobie, on ne peut rien contre ! Et j’étais sûre que j’avais déjà rencontré un tueur en série sans le savoir, statistiquement, c’était obligatoire. Bref, deux précautions valant mieux qu’une, sur le chemin du retour je vérifiais souvent derrière moi qu’il ne me suivait pas.

N’ayant rien de mieux à faire, je bossai une partie de l’après-midi sur ma traduction et fus encore sauvée par le coup de fil de mon amie. Enfin, mon amie… Après son attitude de la veille, rien n’était moins sûr !

— Elle, ne m’en veux pas ! Il est si… Oh, si tu savais ! démarra-t-elle sans autre politesse d’usage.

— Non, je ne sais pas. Parce que moi, je me suis retrouvée avec une bande d’inconnus, dont un particulièrement hostile, lâchai-je sèchement.

— Je suis désolée, tenta-t-elle.— Je croyais que les copines passaient toujours avant les mecs ! Et toi,

tu me laisses tomber pour aller t’envoyer en l’air avec un type que tu viens à peine de rencontrer ! m’indignai-je, en jouant la carte de l’amitié.

— Mais pas du tout ! Nous nous sommes contentés de discuter ! se récria-t-elle.

— Vraiment ?— Bon, d’accord, il m’a embrassée… Mais je t’assure que ce n’était pas

prémédité, ne m’en veux pas.— Ok, ça ira. Elle semblait tellement heureuse que je n’avais pas le cœur à la rabrouer

davantage.— On va boire un verre ce soir, ça te dit ? proposa-t-elle.— Qui « on » ? demandai-je, suspicieuse.— Élias et ses copains qui étaient là hier.— Ah. Pas sûre d’avoir envie de revoir son pote Joshua…— Bien sûr que si ! C’est le moment de lui montrer ce qu’il loupe !

s’enthousiasma-t-elle.Cette méthode était bien connue de toutes les filles : il s’agissait de se

mettre un maximum à son avantage pour faire baver le bourricot (plus un pour mon challenge !) qui vous a snobée ou larguée. Je n’étais pas pressée de jouer encore une fois le punching-ball visuel pour Joshua, mais j’avais bien envie de lui envoyer un « bisque, bisque rage » virtuel dans la tête.

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Aussi, j’acceptai la sortie et Mandy me promit de venir me transformer, je cite, en « bombe sexuelle ». Ce qui ne me rassurait pas des masses et n’était pas flatteur outre mesure.

Elle s’était elle-même mise à son avantage avant d’arriver chez moi. Comme ça, me confia-t-elle, elle pouvait se concentrer sur moi. Je la laissai à nouveau s’amuser avec mon visage comme avec celui d’une poupée. Maquillage ravageur, petite robe noire, classique mais efficace. Et pour couronner le tout, je décidai de lâcher mes cheveux. Bouclés et très longs, si je faisais ça, j’étais sûre de passer mon dimanche matin à les démêler. Mais je savais qu’avec mes yeux, ils étaient mon atout majeur, et je devais mettre le paquet pour mon plan « prends ça dans tes dents ».

Une fois au pub, je m’installai à la seule place disponible : entre Joshua et Anna. Je pris soin d’offrir mon dos à ce malotru, et m’absorbai dans une discussion futile de filles avec ma voisine de droite. Elle me fit quelques compliments sur mes cheveux, je les lui renvoyais, bla bla bla. Puis, Élias déclara que c’était au tour de Joshua de mettre une tournée. Ce dernier toussa pour attirer mon attention. Je me retournai donc, ne souhaitant pas passer pour plus malpolie que je ne m’étais montrée jusque-là.

— Tu bois quoi ? me demanda-t-il sèchement.J’étais tentée de répondre que des clous rouillés seraient plus agréables à

avaler que le ton qu’il me servait, mais je décidai d’être moins puérile que je l’étais en réalité, et répondis que je prendrais une bière. Il se leva et partit commander au comptoir.

— Tu pourrais l’aider à porter les consos ? me demanda Anna, un étrange sourire aux lèvres.

Je lui lançai un regard méfiant. Elle était tellement peu discrète à me pousser dans les bras de ce type que je trouvais ça louche. Où était son intérêt ? Elle ne voyait pas qu’il me détestait ? Pour une raison que j’ignorais, d’ailleurs. Je me levai, contrariée, et, sans chercher à cacher mon agacement, rejoignis mon bourreau. Il ne me voyait pas et je ne cherchai pas à me manifester. Pourtant, il se tourna d’un coup et me fit face, son visage à quelques malheureux centimètres du mien.

— Je suis venue t’aider à porter les verres, bredouillai-je, troublée par la proximité.

Il ne répondit rien mais ne bougea pas. Je me sentis inexplicablement attirée par lui et, sans réaliser ce que je faisais, je m’avançai un peu, réduisant l’espace nous séparant. Elle, concentre-toi ! N’oublie pas ce

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qu’on t’a appris quand tu passais ton permis : un trait = danger, deux traits = sécurité ! Rien à faire, je m’approchai inexorablement de lui, sentant à présent son souffle sur mes lèvres. Je sais, on dirait que je divague, mais il y avait une sorte de force invisible qui me poussait vers lui, j’étais subjuguée, tout simplement. Le barman posa nos consommations devant Joshua et je repris pied avec la réalité. Je reculai en même temps que lui. Il jeta un regard par-dessus mon épaule et je repérai l’objet de son intérêt. Anna nous observait avec un sourire satisfait.

Après ce moment d’égarement, je restai silencieuse en sirotant ma bière. Je sentais la présence de Joshua à ma gauche, mais n’osai pas une seule fois me tourner vers lui. J’avais peur de passer pour une allumeuse ou je ne sais quoi. Oui, d’accord, j’avais essayé de l’allumer avec ma tenue, histoire de lui faire payer son attitude de la veille. Mais ce qui s’était passé devant le comptoir m’avait totalement échappé.

Anna, fidèle à son enthousiasme, tenta de me faire la conversation.— Tu as fait quoi de ta journée, Elle ?— Je suis allée courir et j’ai bossé, répondis-je sans entrain, réalisant en

même temps qu’à vingt-six ans, ma vie était tout sauf palpitante.— Quel courage ! Alors déjà, en semaine, le sport c’est non, mais en

plus, le week-end je n’imagine pas me bouger ! Ça explique pourquoi tu es si bien foutue !

— Heu… répondis-je en avalant ma salive de travers.Si je ne l’avais pas surprise en train de nous observer Joshua et moi, je

me demanderais sérieusement si elle n’était pas en train de me draguer.— D’ailleurs, il m’est arrivé un truc bizarre au stade, continuai-je pour

changer de sujet.J’avais à présent l’attention de Mandy, très curieuse, ainsi que celle

d’Anna.— J’ai rencontré un type complètement louche. Il me souriait et m’a

offert une bouteille d’eau, poursuivis-je.— Et ? s’enquit Mandy, étonnée.— C’est tout, conclus-je.— Elle, un garçon te fait du rentre-dedans et tu en déduis tout de suite

qu’il est louche ? s’exclama ma future ex-meilleure amie.— Il souriait de manière flippante et il avait un look de beatnik ! me

récriai-je.— Tu parles comme une grand-mère, Elle, attention ! se moqua Anna.

Et puis, continua-t-elle, c’était sympa de sa part de t’offrir de l’eau, non ?

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— Parce que tu crois que je l’ai bue ? Tu es inconsciente ! m’offusquai-je.

Je lui fis part de ma théorie de la seringue et, dans le silence qui suivit, je réalisai que je m’étais un peu emportée et que toute la table était maintenant en train de m’observer. Mandy craqua la première et éclata de rire, suivie de près par Anna et les autres. Je croisai les bras, vexée, et attendis que l’hilarité se calme tout en marmonnant qu’il valait mieux être trop prudente que pas assez. C’est à ce moment que j’entendis son rire. Je fus même tentée de penser à une métaphore mielleuse de derrière les fagots, réminiscence probable de l’une de mes traductions. Je me tournai lentement vers lui, les yeux écarquillés. Il souriait, ma parole ! Moi qui pensais qu’il n’en était pas capable ! J’avais même imaginé qu’il avait un problème aux zygomatiques ou une paralysie dans ce goût-là. Quand il réalisa que je le fixais, je détournai rapidement les yeux, embarrassée.

Mandy réussit à parler entre deux rires :— Elle, il ne faisait que te draguer !— Ah, oui ? Alors pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Et puis, franchement,

un type habillé comme il y a quarante ans, aux allures de gourou hippie, moi, je me méfie !

— Il était habillé comment ? me demanda la voix de velours à ma gauche.

Pas bouger les hormones ! C’était la première fois qu’il me parlait normalement… Je ne le regardai pas mais lui décrivis mon tueur en série à la bouteille d’eau. Je le vis se pencher un peu en avant : il fixait Anna, qui avait cessé de rire. Ils interrompirent cet échange silencieux en captant mon air étonné.

Après cet interlude, où j’avais réussi à me ridiculiser sans l’aide de personne, je m’éclipsai à la suite de Mandy et Élias. En me couchant, je me remémorai la scène du comptoir. J’avais la désagréable sensation que, si nous avions été seuls, Joshua aurait pu faire de moi ce qu’il voulait. Je me sentais à la fois attirée et mal à l’aise en sa présence. Je pris ma peluche panda et la serrai fort contre moi. Elle faisait un petit ami très velu, mais ça irait, pour l’instant.

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