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ÉTUDES CHINOISES XXXIV-2 2015 La Vertu administrative à l’œuvre : hommage à Pierre-Étienne Will (1)

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ÉTUDES CHINOISESXXXIV-2 2015

ÉTUD

ES C

HINO

ISES

XXXIV-2

2015

La Vertu administrative à l’œuvre : hommage à Pierre-Étienne Will

(1)

Revue de l’Association française d’études chinoises

Publiée deux fois par an avec le concours du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (UMR8173) de l’École des hautes études en sciences sociales, du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (UMR8155) et de l’Institut des hautes études chinoises du Collège de France.

Directrice de la publication : Gladys Chicharro, présidente de l’Association française d’études chinoises.

Rédacteurs en chef : Vincent Durand-Dastès, Aurore Merle.

Comité de rédaction : Catherine Despeux, Guillaume Dutournier, Danielle Elisseeff, John Finlay, Stéphanie Homola, Béatrice L’Haridon, Esther Lin, Alexis Lycas, Thierry Pairault, Xavier Paulès, Muriel Peytavin-Baget, Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, Delphine Spicq, Soline Suchet.

Comité de lecture : Brigitte Baptandier, Marianne Bastid-Bruguière, Joël Bellassen, Sébastien Billioud, Caroline Bodolec, Michel Bonnin, Michel Cartier, Damien Chaussende, Karine Chemla, Yves Chevrier, Sébastien Colin, Stéphane Corcuff, Roger Darrobers, Catherine Despeux, Pierre-Henri Durand, Vincent Durand-Dastès, Noël Dutrait, Danielle Elisseeff, Christophe Falin, Samia Ferhat, Luca Gabbiani, Gilles Guiheux, Jean-François Huchet, Anne Kerlan, Christian Lamouroux, Isabelle Landry-Deron, Jean Levi, Sandrine Marchand, Michael Nylan, Frédéric Obringer, Thierry Pairault, Xavier Paulès, Alain Peyraube, Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, Pénélope Riboud, Alain Roux, Françoise Sabban, Isabelle Thireau, Léon Vandermeersch, Hans Van Ess, Françoise Wang-Toutain, Pierre-Étienne Will, Xiaohong Xiao-Planes, Xu Dan, Yinde Zhang, Nicolas Zufferey.

Prix au numéro : 25 €

Abonnements : voir le bulletin situé dans la revue.

Pour tout renseignement : http://www.afec-etudeschinoises.com

ÉTUDES CHINOISES

© Librairie C. Klincksieck et cie

isbn : 978-2-252-03993-9

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ÉTUDES CHINOISES

Revue de l’Association française d’études chinoises

Vol. X X XIV-2 (2015)

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La rédaction d’Études chinoises remercie les lecteurs et relecteurs pour leurs commentaires et suggestions à pro-pos des manuscrits qui ont été soumis pour publication.Les propositions d’article et de comptes rendus sont à adresser à l’adresse électronique suivante :

[email protected]

Les auteurs sont priés de bien vouloir se soumettre à la charte typographique disponible sur la page Internet sui-vante :

http://www.afec-etudeschinoises.com/Publier

L’Association française d’études chinoises (AFEC)

Fondée en 1980, l’association réunit enseignants, chercheurs, étudiants et experts du monde chinois. Elle a vocation à maintenir et développer la recherche et les échanges entre chercheurs et le dialogue entre les diffé-rentes institutions universitaires existantes.

L’AFEC publie, depuis 1982, Études chinoises, revue de sinologie géné-raliste à comité de lecture. Cette dernière couvre l’ensemble des périodes historiques et toutes les disciplines, telles que l’histoire, la philosophie, la littérature, la linguistique, l’archéologie ou l’anthropologie.

Sa vocation est de promouvoir les travaux originaux et inédits de cher-cheurs français et étrangers. Les textes sont publiés en langue française ou anglaise, augmentés de résumés en chinois, assurant à la revue une ouverture internationale conforme à sa large diffusion.

Pour joindre le secrétariat de l’association : [email protected]

Conseil de l’association (décembre 2015) : Arnaud Bertrand, Fiorella Bourgeois, Gladys Chicharro (présidente), Gwendoline Debéthune, Vincent Durand-Dastès (rédacteur en chef), Guillaume Dutournier, John Finlay, Soline Lau-Suchet, Katiana Le Mentec, Aurore Merle (rédactrice en chef), Daniel Morgan, Damien Morier-Genoud, Pierre-Emmanuel Roux (vice-président), Zhang Chao

Pour tout renseignement concernant l’AFEC et la revue Études chinoises, consulter le site Internet de l’association :

http://www.afec-etudeschinoises.com/

© Librairie C. Klincksieck et Cieisbn 978-2-252-03993-9

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Éditorial

Nous avons le plaisir de proposer aujourd’hui à nos lecteurs le premier volume de la Vertu administrative à l’œuvre. Sous ce titre en forme de clin d’œil se cache un hommage en deux volets à Pierre-Étienne Will, historien de la Chine prémoderne et professeur – désormais honoraire – au Collège de France. « PEW » est de longue date un fidèle de notre revue, à laquelle il a donné plusieurs articles entre 1989 et 2003 ; il en a surtout été le responsable éditorial, pendant tout un septennat, de 1984 à 1991, et a fait beaucoup pour en améliorer la qualité et assurer la continuité de son existence. Aussi, après sa dernière leçon au Collège de France en 2014, trois de ses amis et collègues, Anne Cheng, Françoise Sabban et Christian Lamouroux ont conçu le projet de lui adresser un amical salut à travers nos colonnes, et travaillé avec la rédaction, dans la plus grande discrétion, pour lui offrir ce bouquet d’articles rédigés par ses amis et collègues de toujours.

Dans les pages de cette première livraison, on trouvera, après un avant-propos de nos trois éditeurs invités s’essayant à croquer tout à la fois le dédicataire de ce Festschrift et son œuvre, une première série d’articles. Bin Wong, revenant sur l’apport du remarqué Bureaucratie et famine dans la Chine du xviiie siècle (1980) aux études sur l’histoire des politiques publiques chinoises, s’interroge sur les points communs et les écarts entre les pratiques de bon gouvernement telles qu’on les concevait à la fin de la Chine impériale et telles qu’on les perçoit dans la Chine et l’Occident d’aujourd’hui. Mireille Delmas-Marty visite pareillement les apports de l’étude du droit chinois dans le sillage tracé par « PEW » : à l’heure de la mondialisation et de la nécessité de cheminer vers un Jus commune mondial, le droit chinois nous apprend, à travers son histoire et malgré ses discontinuités, à renoncer

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à une approche statique du droit centrée sur les concepts fondateurs pour prêter à l’inverse attention aux mouvements et dynamiques de transformation à l’œuvre dans la constitutionnalisation du droit ou l’harmonisation des droits, ouvrant ainsi la voie à la recherche de compromis entre universalisme et pluralisme des systèmes juridiques. Revenant à la justice de la fin de l’époque impériale, Helen Dunstan évoque la stratégie d’un magistrat de l’ère Yongzheng (1722-1735), Zhao Hong’en, qui, en dénonçant à grand bruit les exactions des geôliers contre les prisonniers, suggère de punir leurs écarts par des châtiments sévères mais extralégaux. Helen Dunstan emploie le cas de l’étrange mémoire de Zhao, peut-être moins destiné à être mis en œuvre qu’à mieux placer son auteur dans la course aux promotions mandarinales, pour tenter de préciser comment les diverses sources qui pourraient permettre d’écrire une histoire des prisonniers dans la Chine impériale tardive doivent être mises en perspective pour pouvoir être employées à bon escient.

À partir du cas de la préfecture de Songjiang, près de Shanghai, Li Bozhong revient sur la crise économique de l’ère Daoguang. Longtemps expliquée par des facteurs uniquement internes à la Chine, cette récession, comme l’a montré la recherche de ces dernières années, procède de bien des facteurs, dont la crise climatique induite par la grande éruption du Mont Tambora en 1815 ne fut pas le dernier. L’exemple de Songjiang montre comment la crise climatique qui affecta durant plusieurs années tout l’hémisphère Nord contribua aux inondations catastrophiques des années 1820 et 1830 et rendit partiellement caduques les contre-mesures gouvernementales qui avaient pourtant fait leurs preuves au siècle précédent.

La contribution de Xiaohong Xiao-Planes rend hommage à un administrateur de l’époque maoïste, Deng Zihui (1896-1972). Un des responsables de la politique rurale, Deng tenta à plusieurs reprises de défendre les droits des paysans en s’opposant à Mao, avant et après le Grand Bond en avant. En dépit de son échec politique global, l’étude de son exemple éclaire à la fois les rapports de pouvoir à l’époque maoïste et les fondements de la politique rurale que suivirent les communistes chinois par la suite.

Les trois contributions qui ferment cette première partie de nos mélanges ont pour point commun de se fonder pour partie sur des sources, visuelles ou littéraires, d’emploi peu habituel pour écrire

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l’histoire du gouvernement ou du droit. Dans l’affaire de la disette du Henan de 1594 étudiée par Tim Brook, on montre ainsi comment un magistrat local put hâter l’intervention des autorités centrales en adjoignant à son mémoire au trône de saisissantes gravures dépeignant la souffrance de ses administrés. Mais cette innovation en matière de rhétorique administrative ne rencontra le succès, comme le montre Brook, que parce que l’empereur Wanli sut utiliser ce saisissant document pour faire avancer face à son administration un dossier qui lui tenait particulièrement à cœur. L’article de Susan Naquin s’attache à la figure de Paul Houo, marchand d’antiquités dans le Pékin du début du xxe siècle. Catholique et en relation étroite avec des étrangers, Houo, tant par ses écrits que par les objets d’art qu’il vendit à ses clients non chinois, occupa une place originale dans les débats de son époque sur la nature et la valeur du passé artistique chinois. Si l’article de Wilt Idema nous ramène vers les questions juridiques, c’est pour dresser le portrait des animaux plaideurs tels que les mettent en scène maintes œuvres littéraires, des Tang aux premières années du xxe siècle. Les procès opposants hirondelles et moineaux, chats et rongeurs sont autant de fables éclairant d’un jour original les mises en scènes littéraires de la justice dans la Chine impériale.

Le prochain numéro d’Études chinoises offrira au lecteur des articles d’Isabelle Ang, Jérôme Bourgon, Cameron Campbell, Pierre-Henri Durand, Marc Elliott, Luca Gabbiani, James Lee, Angela Ki Che Leung et Jean-Noël Robert. Nous reviendrons plus en détail sur leurs contributions le moment venu, mais, pour mieux donner dès à présent au dédicataire de ces articles, et à tous nos lecteurs, une idée de la richesse des textes réunis autour de son nom, on trouvera dès ce volume une table des matières d’ensemble de la Vertu administrative à l’œuvre.

Cette première livraison, dont six articles sur huit sont en langue anglaise, a bénéficié du regard scrupuleux et des talents de linguistes de nos deux « copy editors » mobilisés plus que de coutume : John Finlay, qui assure de longue date la relecture des textes anglais et la traduction des « abstracts » pour la revue, et Daniel Morgan, qui nous a rejoints tout récemment. La rédaction tient à leur présenter ses plus chaleureux remerciements. Nous remercions également notre éditeur, Klincksieck, d’avoir bien voulu, pour ces numéros exceptionnels, accepter que l’espace éditorial soigneusement calibré qui nous est

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Études chinoises, vol. XXXIV-2 (2015)

habituellement dévolu soit, exceptionnellement, substantiellement élargi. Enfin, ce numéro marque la transition à la rédaction en chef de la revue entre Béatrice L’Haridon, qui demeure au comité de rédaction, et Aurore Merle, qui lui succède comme co-rédactrice en chef, et à laquelle nous souhaitons la bienvenue. Nous saisissons cette occasion pour présenter tous nos remerciements à Béatrice, dont la rigueur, la patience et l’imagination ont assuré à nos six dernières livraisons un niveau de qualité que nous espérons remarqué de nos lecteurs. Vincent Durand-Dastès, son compère d’édition pendant ces quelques années, tient tout particulièrement à la remercier à cette occasion.

Enfin, on s’étonnera peut-être de ne pas trouver en ces pages un hommage à un autre de nos amis, si tôt disparu en ce mois de septembre dernier, François Martin. C’est sciemment que nous avons choisi de ne pas mêler aujourd’hui souvenir du mort et salut au vivant. Il ne s’agit en rien, comme on le verra dans les numéros à venir, d’un oubli. En dépit de sa taille conséquente, ce numéro se clôt, pour ne pas perdre le fil de l’actualité sinologique, par une modeste sélection de comptes-rendus critiques d’ouvrages.

GC, AM & VDD

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Études chinoises, vol. XXXIV-2 (2015)

Sommaire

La Vertu administrative à l’œuvre : hommage à Pierre-Étienne Will

I

Éditorial ...................................................................................... 3

Anne CHENG, Christian LAMOUROUX, Françoise SABBAN : De la paperasse à l’homme : en guise d’ouverture 11

R. Bin WONG : Revisiting Bureaucratie et Famine en Chine au XVIIIe siècle: Notes for Revising Contemporary Notions of Governance within and beyond China ................................. 23

Mireille DELMAS-MARTY : À l’heure de la mondialisation que pouvons-nous apprendre du droit chinois ? ................. 37

Helen DUNSTAN : De la Paperasse à la Prison: Death in Custody, Law, and Career Advancement in the Mid-Qing Bureaucracy ................................................................................ 53

LI Bozhong : The “Daoguang Depression” and the “Guiwei Great Flood”: Economic Decline and Climatic Cataclysm in Early Nineteenth-Century Songjiang in a New Perspective ....................................................................... 89

Xiaohong XIAO-PLANES : Un contestataire de la politique agricole de Mao Zedong : Deng Zihui en 1953-1962 ............. 121

Timothy BROOK : Telling Famine Stories: The Wanli Emperor and the “Henan Famine” of 1594 ........................... 163

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Susan NAQUIN : Paul Houo 霍明志, A Dealer in Antiquities in Early Twentieth Century Peking ........................................ 203

Wilt L. IDEMA : Animals in Court ......................................... 245

COMPTES RENDUS

Daniela Campo, La construction de la sainteté dans la Chine moderne : la vie du maître bouddhiste Xuyun (Bernard Faure), p. 291 • Jean-Pierre Drège et Michel Zink (éds.), Paul Pelliot : de l’histoire à la légende (Isabelle Landry-Deron), p. 297 • Aurélie Névot, Versets chamaniques. Le Livre du sacrifice à la terre (textes rituels de Chine) (Pierre Déléage), p. 300 • Ines Eben v. Racknitz, Die Plünderung des Yuanming yuan. Imperiale Beutenahme im britisch-französischen Chinafeldzug von 1860 (Françoise Kreissler), p. 304 • Michael Schoenhals, Spying for the People: Mao’s secret agents, 1949-1967 (Xiaohong Xiao-Planes), p. 306 • Hans Steinmüller, Communities of Complicity: Everyday Ethics in Rural China (Jean-Baptiste Pettier), p. 308 • Tao Jiang & Philip J. Ivanhoe (éds.), The Reception and Rendition of Freud in China: China’s Freudian Slip (Rainier Lanselle), p. 312

ENGLISH ABSTRACTS ............................................................ 321

中文摘要 ...................................................................................... 325

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Sommaire volume XXXV-1 (2016-1)

La Vertu administrative à l’œuvre : hommage à Pierre-Étienne Wil

II

Marc Elliott, Cameron Campbell, James Lee : A Demographic Estimate of the Population of the Qing Eight Banners

Jérôme Bourgon : Des châtiments bien tempérés. La devise shenxing 慎刑 dans les manuels pour fonctionnaires

Pierre-Henri Durand : L’illusion de la clémence ou les six pièces peccamineuses de l’an 1711

Luca Gabbiani : “Corruption and its ennemies”: the political implications of corruption in nineteenth century China

Angela Ki Che Leung : Strategies of a Biomedical Hospital in 19th-century Canton: Materiality Advertized in Qizheng lueshu 奇症略述 (Brief Account of Extraordinary Clinical Patterns), 1866

Isabelle Ang : Le palais des Dix Mille Longévités de la Bienfaisance de Jade au Jiangxi : à l’origine d’un réseau économique et cultuel sous les Qing.

Jean-Noël Robert : La poésie lotusienne de Saigyô (1118-1190).

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De la paperasse à l’homme : en guise d’ouverture

Lors de la réception amicale qui suivit le dernier cours de Pierre-Étienne Will au Collège de France, plusieurs d’entre nous ne résistèrent pas à la tentation de qualifier notre collègue de junzi 君子, un « homme de qualité » dont les mérites furent évoqués un peu vite dans l’émotion de ce mercredi 19 mars 2014. Au seuil du premier des deux volumes de mélanges qui lui sont offerts par Études chinoises, la revue que lui-même s’employa à transformer en un journal de référence au cours des années 1984-1992, nous voudrions revenir sur cette « qualité » qui a fait du professeur un maître, célébré ici par plusieurs de ses élèves, et du chercheur, un partenaire privilégié, que nombre de ses collègues s’honorent d’avoir pu associer à leurs travaux, grâce à des invitations régulières ou des colloques bien sûr, mais aussi en parti-cipant à son grand programme sur les « manuels de fonctionnaires » ou en obtenant de lui qu’il accepte d’être l’un des membres éminents de programmes sur l’histoire du droit ou l’histoire de l’hydraulique. L’évocation d’une carrière de quarante ans et des moments décisifs qui lui ont donné tout son sens se veut donc moins une introduction aux articles qui suivent qu’un hommage soucieux de respecter la modestie scrupuleuse — le choix d’Études chinoises l’atteste — d’un savant qui a fui la plupart des honneurs que lui promettait sa position, tout en ne se dérobant jamais aux responsabilités qu’elle lui imposait : la ligne de conduite d’un junzi sans doute !

D’une jeunesse studieuse à Strasbourg, dans une famille attentive à cultiver toutes les formes de l’esprit, nous ne savons que ce que la discrétion de Pierre-Étienne Will ne peut cacher. Il est difficile en effet de taire sa ferveur pour la musique, révélée publiquement depuis sa traduction aux éditions de Minuit en 1980 du livre de Charles Rosen

Études chinoises, vol. XXXIV-2 (2015)

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12 Anne CHENG – Christian LAMOUROUX – Françoise SABBAN

sur Arnold Schoenberg jusqu’aux pages enthousiastes qu’il a lui-même consacrées dans La lettre du Collège de France de 2010 aux leçons et au concert que le pianiste Pierre-Laurent Aimard donna au Collège en 2009 1. Cette vocation musicale, entretenue par la pratique de l’alto et aujourd’hui du piano, se nourrit d’une riche et ancienne tradition familiale. Son père, Édouard Will, le grand helléniste qui dirigea la thèse de Pierre Vidal-Naquet, fut aussi compositeur, pianiste et critique musical, alors que sa grand-mère maternelle, Lucie Fontayne-Rauzier, prolifique auteur de romans pour la jeunesse, était la fille de Lucien Fontayne, compositeur, pianiste, organiste, professeur de musique et directeur honoraire du Conservatoire de musique de Nîmes, où il fit sa carrière non sans rencontrer la jeune Marguerite Long qui dut, comme lui, quitter leur ville natale pour suivre au Conservatoire de Paris les cours d’Antoine François Marmontel, l’un des maîtres de Bizet et de Debussy. Puisqu’il n’est pas rare d’entendre le sinologue regretter d’avoir dû conduire sa carrière en contenant cette première et grande passion, il fallait bien évoquer celle-ci avant d’en venir à la Chine.

La découverte se fait dès l’entrée à l’École normale de la rue d’Ulm en 1963 : à 19 ans, Pierre-Étienne Will décide de mener de front des études de lettres classiques et de chinois à la Sorbonne et à l’École des Langues orientales, avant de passer l’agrégation de grammaire en 1967 — formation décisive pour un lecteur du chinois classique, longtemps réputé n’obéir à aucune règle. Il ne quittera plus la Chine après avoir été nommé, grâce à l’intervention notamment d’Alexis Rygaloff, chef de travaux à la sixième section de l’EPHE en décembre 1969, au sortir de son service militaire. C’est dans cet environnement stimulant qu’il travaille à sa thèse sur les politiques de famine dans la Chine mandchoue sous la direction de Lucien Bianco, et publie les premiers résultats de ses recherches, en particulier une analyse tou-jours pertinente, co-signée avec Michel Cartier en 1971, des diverses significations que revêtirent les recensements de population dans les

1. On n’a pas jugé bon de reprendre dans ces volumes la bibliographie de Pierre-Étienne Will que l’on trouve sur son site du Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/pierre-etienne-will/bibliographie.htm. On s’est contenté de citer des titres, souvent sans les sous-titres, de travaux que chacun retrouvera facilement dans cette bibliographie officielle.

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De la paperasse à l’homme : en guise d’ouverture 13

histoires officielles. Alors que la Chine de la « révolution culturelle » est devenue inaccessible, il prend comme d’autres le chemin de Tokyo, où il est pensionnaire de la Maison franco-japonaise pendant plus d’une année entre 1972 et 1973. De ces années décisives de formation, on relira le petit texte de 1976, paru dans Critique, sur la grande sinologie japonaise qu’il découvre et admire pour sa rigueur et son empathie, construite sur une compréhension fine des textes grâce à laquelle peut se déployer une réelle lecture critique. C’est la méthode qu’il commence par s’imposer pour mener à bien son travail de thèse, sou-tenue en décembre 1975 sous le titre « Bureaucratie et famine dans la Chine du xviiie siècle » qui sera celui du livre publié en 1980. C’est aussi et surtout la règle qu’il inculquera à tous ceux qui suivront son enseignement à l’EHESS, commencé dans le cadre du séminaire de Michel Cartier à partir de 1978-1979, après qu’il eut été promu Maître assistant en 1977. Il y est alors question de la conjoncture chinoise, abordée en termes de pression démographique, d’évolution monétaire et de fluctuation des prix entre les xviie et xviiie siècles.

Si l’histoire économique reste pour lui un sujet central dans les années 1980, Pierre-Étienne Will, devenu Maître de conférences après la réforme de l’EHESS, oriente clairement son enseignement, toujours en collaboration avec Michel Cartier, sur les structures et conjonctures des systèmes agraires de l’empire, étudiés à travers l’activisme de sa bureaucratie. Celle-ci est alors saisie dans son action routinière : stoc-kage des grains et surtout gestion hydraulique. L’exemple du Hubei le conduit à proposer un modèle d’analyse capable de rendre compte des crises récurrentes en termes de « cycle hydraulique ». Commandé par le grand spécialiste de la cité angkorienne, Bernard Philippe Groslier, l’article magistral de 1980, comme les articles connexes, est fondé sur une étude précise des données locales consignées dans les monographies préfectorales ou sous-préfectorales et dans des archives publiées : autrement dit, le mot d’ordre du chercheur reste d’explorer de nouvelles sources pour suivre l’action bureaucratique, et y décou-vrir ce que les administrateurs disent… ou taisent de l’impact de leur activité. Il n’est donc pas étonnant que, dans le même mouvement, soient formulées des propositions méthodologiques précises, destinées à tirer parti de la richesse des monographies locales, dans un article toujours précieux, publié en 1985 à Taiwan, avant d’être repris sous la forme d’un polycopié d’une école d’été en 1990 à Oslo.

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14 Anne CHENG – Christian LAMOUROUX – Françoise SABBAN

L’élection à une direction d’études en 1988, après dix-neuf ans passés à l’École, suit un séjour d’un an aux États-Unis, rendu possible grâce à un financement de la fondation Fulbright. Pierre-Étienne Will a alors tissé des amitiés solides en Californie et y a élaboré le projet d’un ouvrage collectif dont il sera, avec Bin Wong, le principal auteur : Nourish the People, publié en 1991 à Ann Arbor, est une synthèse essentielle sur le système des greniers, étudié en termes de projet politique, d’adminis-tration économique et de gestion technique, y compris comptable. Avec les chapitres rédigés pour le manuel collectif de référence, La Chine au xxe siècle, publié en 1989, l’historien semble clore une première étape. L’histoire économique s’étiole un peu partout, et surtout l’autonomie institutionnelle que lui confère sa nouvelle position permet à l’histo-rien de se libérer d’une perspective par trop réductrice : il ne s’agit plus pour lui d’éclairer simplement l’amont de la Chine moderne et contemporaine en explorant les dernières lumières vives de l’empire à partir de l’impact positif de politiques économiques, qu’il s’agisse de gestion de la famine ou de systèmes hydrauliques. Il assume désor-mais pleinement une recherche qui place la bureaucratie au centre de l’histoire impériale, car comprendre la Chine la plus contemporaine — dont l’actualité tragique l’a incité à participer au volume collectif Procès politiques à Pékin de 1981 — suppose d’étudier les différentes matrices qui l’ont engendrée. Autrement dit, Pierre-Étienne Will entend contri-buer à rompre le charme historiographique que les communistes ont imposé à l’histoire chinoise, en faisant de 1949 la rupture historique qui coupe à jamais la Chine contemporaine de son passé. Émergent alors au premier plan les modèles de l’action administrative, étudiée à partir de la « bureaucratie réelle ». Au-delà de la « bureaucratie officielle », celle des titres, l’historien s’assigne en effet pour tâche de retrouver ceux qui font tourner la machine à chaque échelon, les « compagnons de tente » muyou 幕友, sans l’expertise desquels tout administrateur est impuissant, ou ceux qui restent toujours en poste, les commis li 吏, des gredins patentés d’autant plus impitoyables, selon la littérature, qu’ils connaissent parfaitement le terrain, c’est-à-dire la langue, les usages locaux avec leurs non-dits, à la capitale comme en province. Dès l’article fondateur de 1989, la voie est tracée. Elle le conduit sur le plan documentaire vers le gigantesque chantier toujours ouvert du recensement des manuels de fonctionnaires, dont la lecture systéma-tique doit révéler les contours et reliefs insoupçonnés du continent

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De la paperasse à l’homme : en guise d’ouverture 15

bureaucratique autant que les règles de « l’apprentissage du métier de fonctionnaire », le titre d’une contribution publiée en 2003. Cette bibliographie monumentale, qui propose l’inventaire critique de textes disséminés dans les bibliothèques du monde entier, reste à paraître grâce aux efforts conjugués d’une large communauté de chercheurs venus de tous les horizons de la sinologie, solidement fédérés autour de son projet. Mais cette nouvelle voie, il en précise l’orientation his-toriographique en prenant d’une certaine façon le contrepied de la formule de celui qui l’a fait élire au Collège en 1991, Jacques Gernet. Alors que le grand sinologue avait en 1981 condamné la paperasse au nom de l’homme, Pierre-Étienne Will propose en 1994 de renverser la proposition en publiant « La paperasse au secours de l’homme ».

Ce texte, dont le titre sonne comme un manifeste, vient nourrir la perspective ouverte le 3 avril 1992 à l’occasion de la leçon inaugurale de la chaire Histoire de la Chine moderne : le nouveau professeur prend alors soin de préciser la signification donnée à la notion de modernité, impossible à envisager « autrement que sur la longue durée, et dans un dialogue permanent avec les autres cultures ». Dès lors, si la science de l’État, dont la Chine a proposé très tôt des modèles, est son sujet d’étude, le souci de fonder l’analyse historique sur des sources iné-dites et des faits doit permettre de tenir à distance l’illusion imposée par l’historiographie classique chinoise, avant tout soucieuse de ne présenter qu’un seul État plurimillénaire. Cette illusion, Pierre-Étienne Will la conteste déjà en montrant qu’à une même époque, le xviiie siècle, l’action administrative revêt des formes et répond à des visées très variées, imposées par des contextes différents dès lors qu’on passe de l’échelon central aux administrations locales, ou en soulignant la multiplicité des acteurs qui, de plein gré ou non, se mettent au service de l’administration. Alors que son premier cours est consacré à la circu-lation de l’information au sein de ces différents échelons administratifs, vue à travers la traque de l’auteur d’un pamphlet anti-mandchou, son séminaire s’intéresse à la politique hydraulique dans le Shaanxi, telle qu’elle fut menée par l’un des grands gouverneurs provinciaux du xviiie siècle, Chen Hongmou 陳宏謀. Dès lors, solidement ancré dans l’empire mandchou par sa connaissance intime des sources, Pierre-Étienne Will n’hésite plus à circuler dans le temps : il peut bientôt — et c’est sans doute l’un des rares historiens de la Chine à en être capable — préciser avec autorité les mécanismes du tirage au sort des

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postes sous les Ming ou critiquer avec pertinence les approches trop modernes du « marché » sous les Song, renouveler l’approche de la transition politique du xviie siècle à travers la lecture d’autobiogra-phies ou traiter des mouvements anti-chrétiens du début du xxe siècle, s’intéresser au développement de la médecine légale sous les Qing ou encore et surtout animer le groupe de traduction du célèbre Mengxi bitan 夢溪筆談, un recueil de Notes au fil du pinceau du xie siècle. Cette ouverture du spectre chronologique l’autorise à instaurer le dialogue fécond qu’il appelait de ses vœux en 1992. Comparatiste prudent, il explore les « figures de l’administrateur », titre de quatre années de cours (1999-2003), emprunté explicitement à un ouvrage consacré aux réseaux et au pouvoir des administrateurs de France et de la péninsule ibérique entre le xvie et le xixe siècle, dû à ses collègues de l’EHESS, Robert Descimon, Bernard Vincent et Jean-Frédéric Schaub. Avec Pierre Bourdieu, dont il se sent proche intellectuellement, il dirige une livraison des Actes de la recherche en sciences sociales sur la science de l’État, en mobilisant en 1999 l’historien de l’empire ottoman, Gilles Veinstein, qu’il a contribué activement à faire élire au Collège tout comme d’autres collègues par la suite, et de jeunes historiens de l’État moderne en Europe et en Chine. Grâce au programme sur les manuels, il invite dans ses colloques et ses séminaires des spécialistes de l’État romain ou des sciences camérales, constituées en expertise de la gestion administrative dans la Prusse du xviiie siècle.

Le Collège est le lieu idéal où il déploie naturellement toute son envergure intellectuelle. Son enseignement fondé sur une recherche nécessairement renouvelée le conduit à se tourner résolument vers la période républicaine : de 2004 à 2008, il traite systématiquement de la formation des nouvelles élites, incarnées par les ingénieurs et les philanthropes mais aussi les seigneurs de guerre, dont la face sombre, justement dénoncée, pouvait être aussi bien celle de protecteurs locaux, ambitieux pour leur région. Cette inflexion est indissociable encore une fois des sources : parmi l’océan des textes de la période, en plus des archives administratives, des chroniques, des monographies locales, il peut lire une multitude d’écrits personnels, de souvenirs, qui lui font toucher enfin, après le long et persistant détour par la « paperasse », ce que Jacques Gernet entendait mettre au premier plan : les hommes, pris dans leur action et leurs contradictions. Il n’est donc pas surprenant que Pierre-Étienne Will ait choisi de consacrer

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les six dernières années de ses cours à l’autobiographie, en étant en position de relier grâce à ce genre complexe l’histoire personnelle de ces Chinois peu ou pas connus à quatre siècles d’histoire chinoise, de la fin des Ming à l’agression japonaise des années 1930. Avec la même prudence, il propose là une réflexion très informée et détaillée sur l’une des questions préoccupantes pour des historiens conscients qu’il est désormais impossible d’ignorer le rôle des témoins et l’impact de la mémoire individuelle sur l’histoire.

Cette attention aux évolutions de la discipline est avant tout le fruit d’un travail aussi rigoureux qu’incessant, et de la volonté de partager le savoir accumulé, de le faire fructifier collectivement. Pierre-Étienne Will a, comme d’autres sans doute, régulièrement enseigné à l’étranger, en attirant à lui de jeunes chercheurs chinois, taiwanais, américains et européens qui le découvraient après l’avoir lu. Mais il a renoué avec la tradition des grands sinologues qui avaient fait du terrain un lieu d’apprentissage : dès 1995, il a pu avec le regretté géographe Pierre Gentelle, auquel il a rendu hommage dans une passionnante contribution en 2015, reconstituer avec des chercheurs locaux l’histoire précise d’un des plus grands systèmes hydrauliques de la Chine impériale, aménagé avant même la fondation de l’empire dans le Shaanxi et sans cesse reconfiguré jusque dans les années 1930. De ces terrains il a sans doute rapporté, en quittant momentanément les textes, l’idée qu’il pouvait retrouver les incertitudes, les hésitations liées aux hommes qui ont fait l’histoire. Mais, fort de cette nouvelle approche qu’il a magistralement synthétisée dans ses cours, il s’est tout autant trouvé renforcé dans sa conviction de l’importance décisive de la pensée normative. Grâce aux « manuels », il a en effet participé au renouveau de l’histoire du droit dans la Chine impériale. Il a été l’un de ceux qui ont montré qu’à côté du ritualisme, la Chine avait construit depuis longtemps un droit positif dont la connaissance précise était exigée du moindre administrateur : l’expertise juridique était une dimension de la pérennité et de l’efficacité bureaucratique au même titre que l’expertise fiscale, déjà bien étudiée. C’est sur ce continent redécouvert du droit qu’il a pu édifier le formidable projet du livre de 2007 dirigé avec Mireille Delmas-Marty, La Chine et la démocratie. Quinze spécialistes parmi les plus autorisés ont rédigé plus de vingt chapitres à partir de leurs interventions au séminaire du Collège afin d’éclairer précisément des questions souvent galvaudées : le « despo-

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tisme » et la « modernité », les rapports entre « pensée confucéenne » et démocratie, la notion de légalité et les fondements d’un nouvel ordre politique, la contribution chinoise à la Déclaration universelle des droits de l’homme — dont la rédaction conduisit Pierre-Étienne Will à plusieurs découvertes dans les archives aux États-Unis —, la construction d’un État de droit et les réformes en Chine, sans oublier l’expérience démocratique taiwanaise. Ce volume, traduit en anglais, est la marque de cette volonté de savoir à travers des recherches indi-viduelles exigeantes, mises en commun et partagées.

Cependant, ce continent juridique, s’il l’a inlassablement exploré dans des programmes collectifs, il l’a abordé aussi en orientant certains de ses meilleurs étudiants de l’EHESS dans cette direction de recherche, car Pierre-Étienne Will a été et reste un professeur attentif, dévoué et d’une extrême exigence. Comment ne pas évoquer les discussions autour des innombrables chapitres et papiers dont il avait copieusement crayonné les pages ? Qu’il soit étudiant ou déjà dans la carrière, chacun s’était habitué à l’absence de tout compliment et attendait qu’il pointât sans complaisance la moindre lacune ou imprécision dans le contenu, la moindre imperfection dans la forme : bon nombre de ses plus jeunes collègues lui doivent d’avoir appris à écrire ! Cette rigueur éditoriale, tous les auteurs, francophones ou anglophones, qui ont soumis leur manuscrit à Études chinoises ou encore aujourd’hui au T’oung Pao, dont il est l’un des co-éditeurs depuis 1992, en ont bénéficié, et la plupart y puisent d’utiles et salutaires leçons. Expression de la volonté de transmettre au plus près la pensée, une telle exigence s’est forgée aussi et peut-être d’abord dans l’exercice quasi-quotidien de la traduction. La consigne est claire : éviter de trahir la pensée de ces fonctionnaires-lettrés, rompus par les examens à l’exercice de la grande rhétorique et de l’écriture, passant naturellement de la poésie à la correspondance administrative, deux genres aussi différents que délicats à maîtriser. On l’a dit, le modèle japonais de l’exploitation critique des textes suppose d’entretenir avec eux une grande familiarité, et durant toute sa vie de chercheur, le grammairien s’est plié à cette rude discipline. Mais il n’est pas impossible qu’une autre expérience ait nourri cette attention scrupuleuse aux mots : le propre engagement administratif de celui qui dès 1976, en devenant secrétaire général du Centre de recherches et de documentation sur la Chine contemporaine de l’EHESS, avant d’en devenir le directeur adjoint puis le directeur, eut à se confronter

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avec notre propre bureaucratie universitaire. La charge n’a cessé de s’alourdir, non seulement parce que cette bureaucratie-là s’est faite de plus en plus pesante, mais aussi parce que Pierre-Étienne Will n’a jamais rechigné à assumer de nombreuses responsabilités : membre de multiples comités et commissions au Collège, à l’ENS ou à l’EFEO, il est devenu au fil des ans le directeur des instituts d’Extrême-Orient du Collège, le directeur de l’Unité mixte de service du CNRS, et il a mis sur pied le futur institut des civilisations du Collège. Ce dévouement, qui s’est traduit pour lui par la rédaction d’innombrables rapports, il semble qu’il l’ait pensé comme une obligation, le moyen de faire rayonner la profession, de défendre les positions institutionnelles de la sinologie, et très concrètement de protéger un patrimoine com-mun : la bibliothèque de l’Institut des Hautes Études chinoises, dont il a réussi bon an mal an à préserver les budgets, en maintenant son rayonnement parmi les toutes meilleures bibliothèques européennes, à l’heure où certains depuis les ministères ne voient plus les livres et leur conservation qu’en termes de coût à réduire.

Alors que lui-même s’est plié de bonne grâce et avec humour à l’exercice des bilans au lendemain de sa retraite, lors des pots amicaux qui réunissaient ses collaborateurs et ses amis, il nous revenait à notre tour de dire ce qu’il nous a donné et continue de nous apporter. Ces quelques paragraphes rendent sans doute imparfaitement compte de cet apport ; ils cherchent à exprimer notre admiration, et dire que plusieurs d’entre nous éprouvent un sentiment de reconnaissance, une dette en quelque sorte. Il aurait certainement fallu insister davan-tage sur l’insatiable curiosité intellectuelle et l’acuité du jugement de Pierre-Étienne Will, sans lesquelles il n’aurait pas pu construire une œuvre qui a si puissamment contribué à faire entrer la Chine dans l’histoire mondiale. Loin des études globales ou de l’histoire connec-tée, le sinologue a en effet inlassablement interrogé les sources et les faits pour faire apparaître en quoi l’histoire chinoise n’est pas autre, comme certains auteurs en Chine persistent à la présenter : elle est une expérience historique complexe, unique, qu’il est possible de rendre intelligible à condition d’en respecter les formes singulières. En cela il est pleinement un historien de son temps. Sans doute aurait-il éga-lement fallu mieux souligner son souci de partager le savoir, lui qui a su très vite reprendre à son compte l’une des meilleures traditions du Collège, dont les cours s’adressent autant à un public spécialisé qu’à

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un public cultivé, curieux de se tenir informé de la science en marche. Comme tout grand savant, Pierre-Étienne Will n’a jamais méprisé les diverses formes de transmission : sa traduction et son adaptation de l’Atlas de la Chine de Caroline Blunden et Mark Elvin, publié en 1987, les quelques dossiers qu’il a dirigés dans la revue L’Histoire, comme sa participation régulière à des catalogues d’exposition attestent ce souci de diffuser et de transmettre.

Enfin, s’il n’est pas hors de propos de parler de l’homme derrière le savant, on complètera le portrait de Pierre-Étienne Will en soulignant d’abord son souci éthique, marqué par son refus des décorations, des médailles et de toute marque honorifique ou distinctive, et révélateur du caractère un peu secret et parfois abrupt d’un enseignant qui se refuse à dire oui quand il pense non, lui qui a en horreur ces compromis obligatoires, vécus par lui comme des compromissions, que réservent trop souvent les rapports professionnels. Méfiant vis-à-vis des honneurs, Pierre-Étienne Will n’a pas plus couru derrière le mirage d’une Chine classique admirable, imaginé par des sinologues soucieux de vivre en grands lettrés. Il est toujours resté parmi nous, s’exprimant de sa manière franche et directe, loin de la posture pédante et pontifiante qu’il aurait pu adopter compte tenu de son parcours et de sa position. Peut-être, diront ses amis, qu’il n’a retenu de la sociabilité lettrée que la dimension joyeuse d’un bon dîner, souvent de sa propre confection, quand l’occasion de lever le coude se présente ! En tout état de cause, il est d’autant plus resté lui-même qu’au soir de sa carrière il n’hésitait pas à confier qu’il s’était toujours perçu comme un étudiant susceptible d’être désarçonné par la difficulté d’un texte, comme un chercheur soumis à l’incertitude du savoir et ainsi condamné à rester modeste. Cette fraîcheur, loin de toute fausse modestie, ceux qui l’ont rencontré entouré de livres dans les bibliothèques ou sur le terrain, à la recherche de stèles signalées par des lettrés locaux, peuvent en témoigner : elle est l’indice d’un souci d’authenticité, que protège parfois un abord tout en réserve et intimidant pour ceux qui ne le connaissent pas. Est-elle propre à ceux qui, héritiers d’une lignée d’intellectuels, baignent en permanence dans une ambiance culturelle et artistique dont chacun de ses membres peut s’inspirer sans ostentation pour déployer ses dons propres ? Est-ce ce « capital culturel » que, Pierre Bourdieu, son ami et collègue, a théorisé ? À nos yeux, Pierre-Étienne Will a su reprendre avec talent et simplicité les meilleures traditions de cet héritage familial,

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il a su les exploiter en abordant et en explorant des terrains où nul historien ne s’était aventuré avant lui. En assumant sans faille ce qui est au cœur de la mission de tout enseignant, chercher, transmettre et administrer, il est devenu sans nul doute ce maître, cet « homme de qualité » auquel les contributeurs de ces volumes ont voulu témoigner toute leur gratitude et leur estime dans laquelle, croyons-nous, entre aussi une bonne part d’affection et de fidèle attachement.

Anne ChengChristian Lamouroux

Françoise Sabban

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ÉTUDES CHINOISESXXXIV-2 2015

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La Vertu administrative à l’œuvre : hommage à Pierre-Étienne Will

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Revue de l’Association française d’études chinoises

Publiée deux fois par an avec le concours du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (UMR8173) de l’École des hautes études en sciences sociales, du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (UMR8155) et de l’Institut des hautes études chinoises du Collège de France.

Directrice de la publication : Gladys Chicharro, présidente de l’Association française d’études chinoises.

Rédacteurs en chef : Vincent Durand-Dastès, Aurore Merle.

Comité de rédaction : Catherine Despeux, Guillaume Dutournier, Danielle Elisseeff, John Finlay, Stéphanie Homola, Béatrice L’Haridon, Esther Lin, Alexis Lycas, Thierry Pairault, Xavier Paulès, Muriel Peytavin-Baget, Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, Delphine Spicq, Soline Suchet.

Comité de lecture : Brigitte Baptandier, Marianne Bastid-Bruguière, Joël Bellassen, Sébastien Billioud, Caroline Bodolec, Michel Bonnin, Michel Cartier, Damien Chaussende, Karine Chemla, Yves Chevrier, Sébastien Colin, Stéphane Corcuff, Roger Darrobers, Catherine Despeux, Pierre-Henri Durand, Vincent Durand-Dastès, Noël Dutrait, Danielle Elisseeff, Christophe Falin, Samia Ferhat, Luca Gabbiani, Gilles Guiheux, Jean-François Huchet, Anne Kerlan, Christian Lamouroux, Isabelle Landry-Deron, Jean Levi, Sandrine Marchand, Michael Nylan, Frédéric Obringer, Thierry Pairault, Xavier Paulès, Alain Peyraube, Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, Pénélope Riboud, Alain Roux, Françoise Sabban, Isabelle Thireau, Léon Vandermeersch, Hans Van Ess, Françoise Wang-Toutain, Pierre-Étienne Will, Xiaohong Xiao-Planes, Xu Dan, Yinde Zhang, Nicolas Zufferey.

Prix au numéro : 25 €

Abonnements : voir le bulletin situé dans la revue.

Pour tout renseignement : http://www.afec-etudeschinoises.com

ÉTUDES CHINOISES

© Librairie C. Klincksieck et cie

isbn : 978-2-252-03993-9