Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic...

30
Pierre-Alain GASSE Trois cyclistes si sexy… Nouvelle noire

Transcript of Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic...

Page 1: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Pierre-Alain GASSE

Trois cyclistes sisexy…

Nouvelle noire

Page 2: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Photo de couverture : Cliché B. Vauléon © 2006.

2

Page 3: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

3

Page 4: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Publications de l’auteur

● Noir à l’Ouest, nouvelles noires, The

Book Edition, 2010.

● Soliloques, nouvelles à la 1re personne,

Kirographaires, 2012.

● Amours de papier, nouvelles

sentimentales, Atramenta, 2013.

● L’Indonésienne, Singapore maid, roman,

Rémanence, 2015.

4

Page 5: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Pierre-Alain GASSE

Trois cyclistes si sexy…

Nouvelle noire

5

Page 6: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

© Pierre-Alain GASSE, 2016.

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termesdes alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, queles copies ou reproductions strictement réservées àl’usage privé du copiste et non destinées à uneutilisation collective et, d’autre part, que lesanalyses et les courtes citations dans un butd’exemple et d’illustration, toute représentation oureproduction intégrale, ou partielle, faite sans leconsentement de l’auteur ou de ses ayants droit ouayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40).Cette représentation ou reproduction, par quelqueprocédé que ce soit, constituerait donc unecontrefaçon sanctionnée par les articles 425 etsuivants du Code pénal.

6

Page 7: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

I

Côte de Goëlo

Je circulais sur la route côtière dite desfalaises de Plouha, dans les Côtes-d’Armor, àl’époque où ce département s’appelait encore« Côtes-du-Nord », pour le plus grandétonnement des étrangers, surpris de trouver lenord si à l’ouest !

Au volant d’un Range Rover Classicrécemment acquis, je roulais à faible allure, afinde mieux apprécier la splendeur du paysage. Lejour déclinait et le ciel s’était déjà enflammé derouge, d’orange, de carmin, de violine qui ledisputaient à l’azur. Une farandole de nuages basoccultait à demi le disque rougeoyant du soleil.Ramenant mon regard sur la route, je perçus unpoint mobile, là-bas tout devant. La curiosité mefit accélérer. Je me rapprochai bientôt.

7

Page 8: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

C’était une jeune fille à vélo, jambes nues,jupe au vent, chevelure blonde sur les épaules,qui dodelinait de la tête en pédalant. Merapprochant encore, je vis qu’elle écoutait unWalkman et ne m’avait pas entendu arriver.

De la main droite, j’attrapai mon Leica M3,toujours à côté de moi sur le siège avant, etlâchant le volant quelques instants, cadrai, àtravers le pare-brise, la route avec la jeune filledans le coin supérieur gauche, avant dedéclencher.

Soixante mètres, quarante… Je mis monclignotant et m’apprêtais à la dépasser. Nousétions proches d’un endroit où la route tutoie levide. Un à-pic d’une centaine de mètres. J’allaisme déporter sur la gauche pour doubler quand, audernier moment, je lâchai à nouveau le volant,laissant mon véhicule décider de sa trajectoire. Ily eut un bruit sec lorsque l’extrémité droite demon pare-buffle entra en collision avec le garde-boue arrière de la cycliste.

Sous le choc et l’énergie cinétiquedéveloppée, celle-ci fut éjectée, décrivit dans lesairs une élégante parabole de pantin articuléavant de rebondir sur un rocher en saillie et

8

Page 9: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

s’abîmer cent mètres plus bas dans les flotscalmes de la mer étale, en créant, j’imagine, deuxséries de cercles concentriques : la première pourle corps, la seconde pour la bicyclette, à quelquesfractions de seconde d’intervalle.

En panique, je réussis malgré tout àreprendre le contrôle du volant pour ramenermon automobile dans le droit chemin et éviter desuivre la cycliste dans sa chute, mais je dus megarer un peu plus loin, sur la banquette, tant lapoussée d’adrénaline avait été forte…

Ce 20 septembre 1980, à 19 h 16exactement, par un hasard quelque peuprovoqué, je venais de renverser ma premièrecycliste. C’était pour moi, Grégoire Samzun,trente ans, célibataire, photographe ambulant, ledébut d’un étrange et horrible itinéraire du poidsduquel je veux me libérer aujourd’hui.

9

Page 10: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

10

Page 11: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

II

Marais de Guérande

La deuxième fois que j’ai fauché le destind’un d’autre, c’était dans les marais salants deGuérande, au petit matin, quelques années plustard. J’avais dormi dans mon véhicule,sommairement aménagé à cet effet, garé sur unplacis gravillonné à côté d’une guérite de ventede sel, sur la route qui va de Batz-sur-Mer à laTurballe à travers les salines.

C’était la mi-août. Un jour radieuxs’annonçait et les camions et camionnettes deslivreurs circulaient affairés à porter leurscommandes dans les commerces des bourgadesenvironnantes. La plupart avaient emprunté lagrand-route, mais quelques-uns, comme moi,serpentaient entre les œillets du marais.

11

Page 12: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

J’avais embrayé derrière l’un d’eux pour merendre à la première boulangerie acheter descroissants, quand, débouchant d’une voielatérale, une cycliste en cuissard et maillot jaunefluo assortis, me coupa la route, brûlant le stoppour ne pas briser sa vitesse. Silhouette affûtée,vêtements moulants, son corps tendu par l’effortdégageait une impression de force facile etd’harmonieuse fluidité. Soudain, jaillit en moi laréminiscence de l’épisode de Plouha, aussiimpérieuse qu’inattendue.

Je la suivis à distance pendant un kilomètreou deux. Jusqu’au moment où la route présenteune succession de virages serrés. Alorsj’accélérai, tout en prenant un cliché superbe del’ensemble que le paysage et elle formaient dansl’aube naissante. Elle coupait la troisième courbelorsque je l’atteignis. L’instant d’avant le choc,elle a tourné la tête vers mes vitres teintées,inquiète de ce bruit qui se rapprochait et j’aiperçu un sourire qui se déformait.

Une onde de plaisir m’envahit au momentoù je la percutai, l’envoyant voltiger dans la vasede l’étier, en contrebas du tas de sel d’unpaludier, tandis que s’envolait dans le cielbleuissant le petit peuple du marais, foulques,

12

Page 13: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

tadornes, spatules, et un héron cendré. Nousarrivions à une fourche et nos destins seséparaient. Le mien filait vers Batz sur mer. Lesien venait de se briser.

13

Page 14: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

14

Page 15: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

III

Queyras

Furieux contre moi-même de n’avoir pas surésister à ce terrible instinct meurtrier, mais troplâche pour en assumer les conséquences, dans lesheures suivantes, j’ai traversé la France endiagonale, pour aller me cacher au fin fond duQueyras, à une portée de fusil de la frontièreitalienne.

À Guillestre, dans une agence qui s’esttrouvée sur ma route, j’ai loué, sur la foi dequelques photographies, une fuste sommairementrestaurée, plus haut dans la vallée, entre Molineset Saint-Véran. De là, j’ai continué mon métier,allant de village en bourgade photographier bêteset gens, dans leur cadre de vie, la montagne,toujours si belle.

15

Page 16: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Les débuts ont été difficiles. J’ai dû mecontenter de peu. Mais ces lieux ont ceci demagique que, plus qu’ailleurs, on y apprend lavaleur de l’essentiel. On a fini par m’adopter,sans trop me questionner. Les gens d’ici,tradition protestante oblige, sont des taiseux à quil’Histoire a appris à garder leur passé pour eux.C’est ainsi que le mien s’est estompé peu à peudans ma tête.

Et puis, l’an dernier, j’ai réalisé uneexposition de portraits géants des habitants d’unvillage voisin. Tirés sur toile, placardés sur lesmurs des maisons et bâtiments, outre réconcilierhommes, femmes et enfants, avec leur imagesublimée par le noir et blanc, elle a finalementattiré la foule de toute la contrée et même au-delà. Prévue au printemps pour un mois, elle aété prolongée jusqu’à l’arrivée des premiersfrimas.

Le succès m’a rattrapé. Radios et télés sontarrivées. Vanité aidant, je me suis laisséinterviewer. À la suite de la publication de cesreportages, j’ai reçu de divers coins de France, dela part de mairies en mal de publicité, desinvitations à venir tirer le portrait de leursadministrés. Et moi, comme un con, au lieu de

16

Page 17: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

continuer de vivre peinard dans ces montagnesqui m’avaient apporté l’oubli, j’ai repris la route.

17

Page 18: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

18

Page 19: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

IV

Dernière ligne droite

Et ce qui devait arriver arriva.

C’était septembre. Je circulais alors sur laCôte d’Opale, entre Berck et la frontière belge,profitant d’une exceptionnelle semaine de beautemps, dans une région qui n’est pas réputée pourson soleil. J’avais écarté le restaurantpanoramique vieillot du Mont d’Hubert pourdéjeuner dans une avenante auberge du bourgd’Escalles et projetais de redescendre vers LeTréport et ses falaises en suivant la côte au plusprès.

Ce parcours d’une centaine de kilomètresme prit l’après-midi entière, la lumièreextraordinaire de cette fin d’été m’amenant à denombreux arrêts en différents points de la côte

19

Page 20: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

pour des clichés qu’on ne réussit pas tous lesjours.

Cela s’est produit entre Les Terrasses duTréport et Criel-Plage, là où la route longe unezone vide d’habitations, au plus près des hautesfalaises de craie. J’avais dû abaisser le pare-soleil, pour ne pas être ébloui par les premièreslueurs du couchant et tenter de conserver le capplein ouest de la route. Mais l’astre était si basque j’y parvenais avec peine et une fois déjàj’avais failli perdre ma trajectoire.

Soudain, je la perçus dans le halo de lumièrequi m’éblouissait. Elle circulait en short et petithaut sur un vélo pliant, dont le développementréduit ne lui permettait pas d’avancer bienrapidement. Ses jambes fuselées avaient beaumouliner, par rapport à moi c’était presquecomme si elle faisait du sur-place ! Je ne l’ai pastouchée. Juste serrée d’un peu trop près. Ledéplacement d’air causé par la masse enmouvement de mon véhicule a suffi.

Déséquilibrée par le souffle, ses mains ontquitté son guidon pour faire balancier. C’estl’instant que j’ai saisi dans mon viseur. Celuid’après, elle traversait la berme sans pouvoir

20

Page 21: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

s’arrêter et disparaissait de la route. Je n’ai perçuensuite qu’un long cri réverbéré par la falaise.

Deux minutes plus tard, j’entrais dans levillage de Criel.

21

Page 22: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

22

Page 23: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

V

Voyage intérieur

J’ai compris, par la suite, que c’est uneconjonction de circonstances précises quidéclenche en moi cette irrépressible pulsionassassine : les couleurs de l’aube ou ducrépuscule, tout d’abord, une route isolée ensuite,une silhouette féminine attirante enfin. À vélo.

Il m’a fallu du temps encore pour élucider cedernier point. Pourquoi des cyclistes ? J’ai eubeau fouiller mes souvenirs, je n’y ai pasretrouvé beaucoup de femmes à bicyclette autresque ma mère. Première image : moi sur sonporte-bagages, en amazone, accroché auxressorts de la selle. Je devais avoir sept ans.C’était la fin des années cinquante.

Comment est né ce fantasme, alors ? Leslivres ? Le cinéma peut-être ? J’ai conscience

23

Page 24: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

ensuite d’une couverture de livre d’unecollection enfantine : Martine à bicyclette, jecrois. Emprunté à la collection de ma défuntepetite sœur. D’un autre aussi, bien plus tard, audébut des années 80 : La Bicyclette bleue, deRégine Deforges. Et de Laetitia Casta, incarnantl’héroïne, dans les téléfilms éponymes. Je n’étaispas insensible à son charme. Serait-il possible,alors… ? Ah, une chanson aussi :l’incontournable À bicyclette, chantée par YvesMontand. C’est bien peu et le tout doit flotterdans l’imaginaire de bien des gens. Alors,pourquoi cela a-t-il entraîné cet horrible etcataclysmique passage à l’acte chez moi ? Serais-je donc d’une nature mauvaise et perverse ?

Peut-être ne sont-ce pas des raisonsinconscientes de commettre ces actes qu’il fautque je cherche, mais bel et bien le contraire !J’aurais pu, par exemple, écarter sciemment derenverser des conductrices au détriment decyclistes parce que sur une automobile les tracesd’impact sont bien plus importantes que sur unvélo ? Et donc, les probabilités d’être identifiéplus grandes. Dans sa folie même, cettehypothèse m’apparut d’une logique certaine.

24

Page 25: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Mais non, je refusais de croire qu’il y avaiten moi un instinct criminel. Tout juste voulais-jebien admettre que j’étais sujet à des pulsionsmalsaines. À ce stade, je dus reconnaître quej’avais besoin d’aide, et au terme de longuestergiversations, je me décidai à consulter unpsychanalyste. Dans l’annuaire de la ville oùj’étais, il y en avait deux : un homme et unefemme. Devinez lequel j’ai choisi.

Je me suis donc présenté chez elle sous unefausse identité – mon nom maternel, en fait – etnous avons commencé une analyse, à raisond’une séance par semaine. J’ai plus ou moinsrefait sur son canapé le cheminement que j’avaisentrepris en solitaire, dévidant l’écheveauembrouillé de mon passé. Jusqu’à ce jour lointainde ma petite enfance.

25

Page 26: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

26

Page 27: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

VI

Point de rupture

J’avais cinq ans. Mon père était menuisiercharpentier et je pénétrais avec un mélange decrainte et d’admiration dans l’atelier quandvrombissaient les machines. L’énorme scie àruban, la dégauchisseuse-raboteuse et lamortaiseuse. J’ai encore dans les oreilles lecrescendo des lames, ciseaux et mèchesprogressant dans le sapin, le chêne ou lechâtaignier des fermes, pannes, chevrons etvoliges que mon père travaillait.

La scie à ruban avec ses deux volants defonte était celle qui m’impressionnait le plus. Laplus dangereuse aussi. À l’époque, la sécuritéétait encore balbutiante sur ces machines : il n’y

27

Page 28: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

avait aucun carter pour empêcher la lame desortir de son axe. J’en ai vécu l’expérience, hélas.

Ce jour-là, alors que je venais d’entrer, unnœud dans le bois, plus résistant que les autres,fit se cabrer la lame ; il y eut un bruit sec et,soudain libérée de son entraînement, uneextrémité s’en alla faucher net la tête de monpère, penché sur son ouvrage pour guider la pièceen cours de sciage.

Des flots de sang rouge sombre avaient jaillides veines jugulaires et d’autres rouge vif desartères carotides, tandis que sa tête tombait dansla sciure et les copeaux odorants au pied de lamachine, envoyant rouler un peu plus loin lebéret qui le coiffait. Et son corps, toujours arc-bouté sur son ouvrage !

Après un temps indéterminé de stupeurtétanisée, je m’étais enfui vers la maison !

28

Page 29: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

Épilogue

Jusqu’à ce jour, je n’avais pas conscienced’avoir assisté à cette scène d’horreur. Jerestituais un récit édulcoré que je croyais fournipar mes proches, alors que c’était moi qui l’avaisfabriqué.

Je ne suis pas retourné chez la psy. Je neveux pas faire face au rapport immanquable entrece drame refoulé et les événements postérieursqui sont survenus. Pourtant, il faut bien que toutcela s’arrête.

Depuis longtemps, dans une enveloppescellée, sur ma table de travail, il y avait troisphotographies 24 x 36 en noir et blanc. Je les aipostées, la saison dernière, au Procureur de laRépublique. J’ai vendu mon vieux 4 x 4. Je necircule plus qu’à bicyclette, le soir ou à l’aube,sans casque ni lumière.

À présent, j’attends.

29

Page 30: Trois cyclistes si sexy… cyclistes...nord si à l’ouest ! Au volant d’un Range Rover Classic récemment acquis, je roulais à faible allure, afin de mieux apprécier la splendeur

La justice ou le destin me rendront bien unjour la monnaie de ma pièce.

© Pierre-Alain GASSE, août 2015.

30