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 Ce texte est une version intermédiaire de l'essai qui va paraître en livre sous le titre In art we trust. L'art au risque de son économie aux éditions Al Dante à Marseille le 15 octobre 2011 : http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/tremea u-tristan/in-art-we-trust,41596731.aspx Depuis la publication de mon article "In Art we trust. L'économie participative dans l'art", dans la revue L'art même (n°43, 2ème trimestre 2009), puis celle d'un article d'Etienne Gatti dans le magazine  Particules (n°26, octobre-décembre 2009), tous deux consacrés à l'étude d'un fonds de pension pour artistes, l'Artist Pension Trust, j'ai été sollicité régulièrement pour parler de ce modèle financier et de ses implications critiques au regard du monde de l'art actuel. Ces sollicitations ont d'abord été le fait d'artistes, lesquels soit témoignaient de leur stupéfaction face à l'existence de ce dispositif financier qui leur apparaissait un cauchemar, soit témoignèrent du refus qu'ils avaient opposé à ce fonds de pension quand ce dernier, via ses conseillers, les avaient sollicités. Ces seconds témoignages, que j'évoque dans l'article ci-dessous, sont passionnants car ils livrent des raisons politiques et pragmatiques de ce refus. Par ailleurs, j'ai été sollicité pour donner deux conférences dans le cadre d'un sé minaire à Sciences Po à Paris en décembre 2009 (séminaire Arts & Sociétés, dirigé par Laurence Bertrand-Dorléac), puis dans le cadre d'un colloque sur la question des frontières dans l'art contemporain, organisé par l'ISELP à Bruxelles en avril 2010 (  Aborder les bordures. L'art contemporain et la

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Ce texte est une version intermédiaire de l'essai qui vaparaître en livre sous le titre In art we trust. L'art aurisque de son économie aux éditions Al Dante à Marseille

le 15 octobre 2011 :http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/tremeau-tristan/in-art-we-trust,41596731.aspx

Depuis la publication de mon article "In Art we trust.L'économie participative dans l'art", dans la revue L'art même (n°43, 2ème trimestre 2009), puis celle d'un articled'Etienne Gatti dans le magazine Particules (n°26,octobre-décembre 2009), tous deux consacrés à l'étuded'un fonds de pension pour artistes, l'Artist PensionTrust, j'ai été sollicité régulièrement pour parler de cemodèle financier et de ses implications critiques auregard du monde de l'art actuel.

Ces sollicitations ont d'abord été le fait d'artistes, lesquelssoit témoignaient de leur stupéfaction face à l'existencede ce dispositif financier qui leur apparaissait uncauchemar, soit témoignèrent du refus qu'ils avaientopposé à ce fonds de pension quand ce dernier, via sesconseillers, les avaient sollicités. Ces secondstémoignages, que j'évoque dans l'article ci-dessous, sontpassionnants car ils livrent des raisons politiques et

pragmatiques de ce refus.

Par ailleurs, j'ai été sollicité pour donner deuxconférences dans le cadre d'un séminaire à Sciences Po àParis en décembre 2009 (séminaire Arts & Sociétés,dirigé par Laurence Bertrand-Dorléac), puis dans le cadred'un colloque sur la question des frontières dans l'artcontemporain, organisé par l'ISELP à Bruxelles en avril2010 ( Aborder les bordures. L'art contemporain et la

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question des frontières).

Le texte qui suit, basé sur la conférence de Sciences Po,

est augmenté de celle de Bruxelles et complété par desapports plus récents, toujours liés à mes recherches sur cefonds de pension, ses interprétations et ses implicationscritiques. De nouvelles hypothèses y apparaissent quant àla viabilité et aux motivations de ce dispositif financier.Ces hypothèses sont nées de deux questions simples :quels bénéfices peuvent espérer en tirer les artistes quiintègrent Artist Pension Trust ? Quels bénéfices peuventespérer en tirer les investisseurs ?

Le fil conducteur de cet article est le regard critique portépar des artistes (la coopérative artistique parisienneSociété Réaliste et l'artiste libanais Walid Raad) sur deuxniveaux du fonctionnement du monde de l’art actuel : leréseau artistique globalisé à travers ses intermédiations

(curating et marketing) et les processus demarchandisation des informations concernant ce réseau,censés sécuriser les opérations d'investissement desspéculateurs.

Un art critique d'art : ou comment des artistes sechargent d'un travail que la critique d'art a délaissédepuis longtemps, l'enquête et la satire critique,

abdiquant toute fonction de contre-pouvoir et de contre-expertise au profit des intermédiaires marchands etcurateurs.

Un art critique d'art[1] ?In art we trust (suite)

Il y a une quinzaine d'années, un ami peintre me disait

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qu'il s'était rendu compte qu'à l'instar de nombreuxartistes, son champ de création s'était défini et développé,depuis vingt ans, à partir d'un « non » adressé à des

formes, des procédés et des économies esthétiques qu'ilrejetait ou dont il critiquait une part des attendus, un «non » à partir duquel s'était élaboré un « oui » queportaient ses propositions picturales[2]. Sans en faire unaxiome, cette dialectique du non et du oui m'avait permisde comprendre ce qui était en jeu dans mon devenir decritique d'art — je publiais à l'époque mes premiersarticles et élaborais mes premiers commissariatsd'exposition —, surtout elle devint un des principaux filsconducteurs de mes interprétations de ce qui était àl'œuvre dans les œuvres qui retenaient mon attentioncritique. Plus encore, cette dialectique me conforta dansune perception du champ artistique contemporaincomme un terrain de dissensus, de conflit, et dans lapropension que j'avais (qui n'a cessé de se confirmer) de

situer et de définir les positivités d'une œuvre en étroitecorrélation avec ce que cette œuvre pouvait inclure denégativités, cette corrélation rendant compte d'une plusgrande complexité des rapports diachroniques etsynchroniques entre le « non » et le « oui » que ne lelaisse entendre l'idée d'un « oui » qui succèderait tout bonnement à un « non ». Ce, sans compter le fait que l'onpeut évaluer comme positivités des propositions

esthétiques radicalement négatives par rapport à uncontexte dans lequel elles s'inscrivent et qu'ellescritiquent.

Ces réflexions étaient difficilement audibles oupartageables dans les années 1990, voire au début de ladécennie suivante, car ces années étaient dominées parl'idéologie de la fin des idéologies, et donc par la négationde toute critique, de tout dissensus, de tout conflit

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possible et pourtant existant. C'est dans ce contexte, qu'àpartir de 1995, j'ai identifié et critiqué dans une séried'articles et de conférences les symptômes de cette

idéologie consensuelle de la fin des idéologies dans lesformes esthétiques qualifiées de relationnelles parNicolas Bourriaud[3], lesquelles proposaient des modèlesde sociabilité susceptibles de créer du lien social et deseffets de communauté[4]. Cette identification et cettecritique, d'autres auteurs l'ont ensuite confirmée, JacquesRancière en 2004 dans son livre Malaise dansl'esthétique[5] et, la même année, Claire Bishop dans sonarticle « Antagonism and Relational Aesthetics » publiédans le numéro que la revue October consacra à lacritique de l'esthétique relationnelle[6]. 2004 futégalement l'année de fondation de Société Réaliste, unecoopérative artistique créée à Paris par le HongroisFerenc Grof et le Français Jean-Baptiste Naudy[7]. Lespropositions esthétiques de cette coopérative, sur

lesquelles je concentrerai mon propos, réaffirment lanécessité d'une approche critique et dissensuelle de lacréation, en laquelle je retrouve les fondamentaux de ladialectique que j'ai rapidement évoquée en introduction.

Société Réaliste est née d'un projet de commissariatd'exposition avorté, lequel avait pour ambition deconfronter le Réalisme Socialiste et l'esthétique

relationnelle, et plus généralement les œuvres etdispositifs qui questionnent les formes esthétiques desociabilité et d'art politique qui avaient émergé au débutdes années 1990. Ces formes étaient interprétées par Grof et Naudy comme parodiant involontairement l'idéologieesthétique du Réalisme Socialiste : représentationsmoralisantes et édifiantes de modèles de « bonne »sociabilité comme utopies à atteindre (Rirkrit Tiravanija),goût pour le monument, le rassemblement et l'agit'prop'

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(Thomas Hirschhorn). Inversion de Réalisme Socialiste,Société Réaliste était le titre de travail de ce projetcuratorial radicalement critique et négatif qui se

convertit, après six mois de recherches et de réflexions,en un projet artistique que Grof et Naudy qualifient depositivité : la création d'une coopérative artistique quiproduit des objets - œuvres, textes, expositions,conférences... — dans lesquels « oui » et « non » sont enétroite corrélation.

Renversement critique des pratiques micro-utopiques

Le projet artistique de Société Réaliste a pour principalressort la création d'institutions et d'agences fictives quifonctionnent comme des départements d'investigation,de production et de communication dont lesproblématiques de base sont l'économie des formes

politiques (et l'économie politique des formes), ainsi quel'économie matérielle et symbolique de l'art. Au nombrede ces fictions, on compte notamment le Ministère del'Architecture (MA), qui conduit des enquêtes sur lespolitiques de l'espace, Transitioners, qui se présentecomme une agence de design politique, EU Green Card  Lottery, qui propose une politique d'immigration pourl'Europe, ou encore PONZI's, qui propose des modèles

financiers et de mar[8]keting adaptables au champ del'art. Je me concentrerai sur l'étude de PONZI's car cetteproposition concentre un certain nombre deproblématiques esthétiques, idéologiques et économiquesnécessaires à considérer aujourd'hui, si l'on veut y voirplus clair, à la fois dans les enjeux poursuivis par SociétéRéaliste et dans les mécanismes institutionnels de l'art.

Commençons par décrire le dispositif  PONZI's pour

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dégager les problématiques esthétiques, idéologiques etéconomiques que ce dispositif éclaire et met en jeu. Lamise en jeu est, littéralement, ce qui est exposé dans

 PONZI's car PONZI's s'expose comme un jeu, très simple.Pour y participer, il faut acheter des bons puis convaincredes connaissances de visiter l'exposition qui présente PONZI's, en leur donnant un des bons achetés. Quand ils visitent l'exposition, ces personnes rendent leur bon au bureau PONZI's. Le vainqueur est celui ou celle qui auraenvoyé le plus grand nombre de personnes visiterl'exposition. La seconde activité de PONZI's consiste à vendre des franchises, c'est-à-dire le droit d'utiliser ce jeu, ses règles, son identité visuelle, son logo, sa charte decouleurs, etc. Pour créer ce jeu, Société Réaliste a suivil'exemple d'activités économiques comme le Marketingmulti-niveaux (par exemple les sociétés américaines de vente directe Amway ou Avon), les chaînes de lettres, ouencore les systèmes de casinos ou de banques. Mais le

principal modèle est celui dont PONZI's tire son nom :celui inventé par l'arnaqueur Charles Ponzi, à Boston,dans les années 1920. Charles Ponzi inventa l'arnaquepyramidale (dite aussi « chaîne de Ponzi ») qui consiste àconvaincre grâce à une rhétorique adaptée desinvestisseurs, pour que ceux-ci financent des productionsinexistantes, fictives. Dans le principe, les premiersinvestisseurs sont payés par les seconds, les seconds par

les troisièmes et ainsi de suite[9]. Ce dispositif a étérécemment remis en lumière par l'affaire Madoff : fairemiroiter des retours mirobolants sur investissement enl'absence de produits « réels ». La différence avec lesinvestissements légaux, c'est qu'ici l'arnaque consiste àfaire investir des particuliers dans le vide. Pourconvaincre les investisseurs potentiels, Charles Ponziavait par ailleurs mis en place un certain nombre d'outils visuels, comme des fausses compagnies, des documents

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d'entreprises, un équipement de branding (donner unepersonnalité forte à une marque).

Les dispositifs d'exposition PONZI's, créés en 2006 parSociété Réaliste dans le cadre d'une invitation à participerà une suite de cinq expositions collectives dans descentres d'art et musées d'art contemporains à Budapest,Kiev, Bucarest, Berlin et Copenhague, reprennent cetteméthodologie qui reproduit celle des entreprises réelles. How to do things in the middle of (No)where était le titrede ces cinq manifestations, lesquelles voulaient interrogerla possibilité de créer des utopies sociales par les moyensde l'art. À chacune de ces étapes, Société Réalisteprésenta une nouvelle phase du projet PONZI's. À laTRAFO Gallery de Budapest, un bureau était installé pourcréer le jeu et en dessiner les règles, tout en présentant lacompagnie PONZI's au public et en faisant la publicité dela mise en place de ce jeu dans différents contextes. Au

Center for Contemporary Art de Kiev, une salled'information complétait le bureau pour expliquer lemodèle aux personnes intéressées par l'achat d'unefranchise. Au CIAC de Bucarest, était exposée la TrainingRoom d'une franchise, destinée à l'apprentissage dumarketing PONZI's. À la Kunsthalle Nikolaj deCopenhague, première étape en Europe Occidentale, étaitprésenté le Board of Directors, qui se penchait sur des

études stratégiques et statistiques de conquêtes dumarché occidental. Au Kunstraum Kreuzberg/Bethaniende Berlin, ultime étape, PONZI's disparut comme jeu,pour devenir le sponsor fictif de la manifestation : logo, bureau d'information, organisation d'une soirée pourcélébrer la fin du projet How to do things in the middle of (No)where.

Ces cinq étapes consistèrent, dans leur déroulé, en un

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éloignement progressif du jeu vers l'exposition deprocessus économiques puis l'exposition de lasuperstructure. Il ne fut à aucun moment question de

procéder au jeu. Toute participation des spectateurs étaitexclue, l'enjeu étant de montrer une structureéconomique qui pourrait fonctionner et qui signifieraitune extrême marchandisation de l'art. Comme l'ontprécisé Grof et Naudy, refuser la mise en œuvre du jeurevenait à confronter le public à une série de questions : «si l'art veut faire quelque chose au milieu de nulle part, nedevrait-il pas pas d'abord examiner les façons dont il est lui-même produit ? Existe-t-il des règles de production pour l'art ? Quelle est la frontière ou quel est le degré detransition entre ce qui est légal et ce qui est illégal dans lemonde de l'art ? Une œuvre d'art peut-elle seulement êtreune structure vide d'intentions ? Qu'est-ce qu'une œuvrequi ne voudrait qu'attirer ? Y-a-t-il des moyens illégaux  pour attirer un public ? Toute production implique-t-elle

des relations de pouvoir pyramidales ? Quelle sortes de pyramides existent dans le contexte de l'art entre les forces production, les institutions, les marchands, lescollectionneurs, les artistes et le public ? Qu'est-ce quecorruption veut dire dans une telle constellation ? L'art nedevrait-il pas considérer que sa tâche politique est unecritique qui soit consciente de ses limites économiques ?  Plus que de proposer d'éventuelles "utopies sociales", l'art 

ne devrait-il pas produire une critique générale desstructures de production d'utopies, de concepts sociaux oud' "art politique" ? » [10]

Une satire de l’économie relationnelle

Telles sont les problématiques esthétiques, idéologiqueset économiques qui étaient au travail et exposées dans cedispositif. Telles sont les problématiques qui

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caractérisent ce que j'appellerai ici un cas exemplaired'art critique d'art. Prenons d'abord la question del'utopie. Dans le discours commun de l'art ou d'ailleurs,

elle demeure toujours indexée à l'idée d'un sans-lieu, d'unprojet non réalisé ou irréalisable, mais aussi à l'idée qu'unautre monde est possible. Dans les années 1990 et audébut des années 2000, après la dépression post-cracks boursiers de 1987 à 1989 qui occasionna notamment lachute partielle du marché de l'art, nous avons assisté à larevalorisation d'un art utopique. L'une des conséquencesde cette crise fut la réémergence, au cours des années1990, d'une critique de l'œuvre d'art commemarchandise. Celle-ci se manifesta essentiellement sousla forme d'excès des médiums particuliers (en premierlieu la peinture, dont le « retour » avait accompagné etnourri le boum du marché) au bénéfice d'installations etde dispositifs de médiation des spectateurs quiempruntaient leurs modèles à différents paradigmes

participatifs des années 1960-1970 — ludique, convivial,thérapeutique ou économique. Les artistes alors modèlescomme Felix Gonzalez-Torres ou émergeants commeRirkrit Tiravanija, Dominique Gonzalez-Foerster, CarstenHoller, Philippe Parreno ou Pierre Huyghe furentprogressivement présentés comme les porteurs d'unenouvelle éthique artistique, tant sur un plan économiqueque symbolique, en rupture avec le libéralisme de la

précédente décennie. Nicolas Bourriaud, qui réunit aucours des années 1990 ces artistes et d'autres sousl'appellation d'esthétique relationnelle, résuma lesambitions de cette éthique : créer des dispositifs micro-utopiques de proximité et de reliance sociale parl'inclusion du spectateur au moyen de procéduresconviviales et participatives de donation et d'échanges quidéferaient toute dimension autoritaire de l'artiste, del'œuvre et de leurs médiations.

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Ces micro-utopies relationnelles, principalement misesen œuvre dans les institutions artistiques publiques ou

privées, ou missionnées par ces institutions à l'extérieurde leurs enceintes, ne sont pas des ailleurs des sociétésoccidentales libérales[11]. Ces dernières, comme l'écritSociété Réaliste dans le texte « The Great Karaokeswindle »[12] publié en relation avec PONZI's, produisentet soutiennent un art « socialement utopique »relationnel (à la Tiravanija) ou propagandiste (à laHirschhorn), afin de proposer des niches d'illusionsmicro-utopiques, quand il ne s'agit pas simplement d'unart sensationnellement utopique ou réenchanteur, à laGonzalez-Foster ou à la Eliasson, qui promeut l'évasionspectaculaire, l'exotisme ou l'illusion d'un « regard pur ».Enfin, ce qui se fait passer pour utopie d'une nouvelleéconomie de l'art, dans la continuité de l'art relationnel,n'est en général qu'une représentation réaliste de son

économie. Ainsi en 2003 de Utopia Station qui, à laBiennale de Venise puis à la Haus der Kunst à Munich etselon les termes d'un de ses commissaires, Hans-UlrichObrist, intègre « l'œuvre de l'artiste, de l'intellectuel etdes travailleurs manuels » afin qu'ils se retrouvent « dansune forme plus large de communauté, une autre formed'économie, une plus grande conversation, un autre étatd'être »[13]. Comme le dit Boris Groÿs dans un entretien

sur les utopies illustré par des reproductions d’œuvresréalistes socialistes, cette soi-disant utopie est, en fait,déjà, la réalité quotidienne d'Obrist comme de la majoritédes travailleurs intellectuels en réseau[14].

Pour revenir à PONZI's, ce qui m'a frappé est, au-delà dela convergence critique des positions de Société Réalisteavec les miennes concernant l'idéologie relationnelle, leurlucidité satirique en matière économique : leur satire

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économique est une satire de l'économie relationnelle,laquelle éclaire, plus généralement, des mécanismesinstitutionnels et marchands dominants de l'art actuel.

Dès leur émergence sur la scène artistique internationale,les artistes relationnels ont développé une logique duréseau qui est aussi et avant tout une économie basée surle don entre artistes, mais aussi entre artistes etcommissaires. Quand un artiste relationnel était invité àexposer et à produire une œuvre à tel endroit, il invitaitrégulièrement des camarades à une collaboration, ceux-cilui rendant la pareille à d'autres occasions et ainsi desuite. La plateforme de production créée par Tiravanijaen Thaïlande vaut pour paradigme de cette économie, demême que son évocation dans l'exposition Alien Seasonde Parreno au musée d'art moderne de la ville de Paris en2002 : des rideaux s'animaient en fonction de l'activitéd'éléphants qui, sur le site de Tiravanija, y produisaientl'électricité. Réseau technologique (captation du labeur

des animaux thaïlandais et traduction parisienne desparamètres captés) et réseau d'artistes se combinent alorsen une forme de célébration très années 1990 du villageplanétaire, elle-même revival des idéologies cybernético-communicationnelles des Trente Glorieuses. Plus encore,les trois obligations du don définies par Marcel Mauss —donner, recevoir, rendre — caractérisent ici le moded'échange des biens et des services propres aux réseaux

sociaux et économiques actuels. Ceux-ci, selon JacquesGodbout, fonctionnent au bénéfice des membres et nond'un public : « les réseaux n'ont tout simplement pas de public. Ils concernent des processus de régulation qui s'adressent à un ensemble de membres. C'est pourquoi on peut dire que le fonctionnement d'un réseau, c'est l'autorégulation. Il ne régule pas un public mais desmembres, c'est-à-dire des individus qui font partie d'unmême ensemble. Cette absence de rupture producteur-

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usager qui caractérise les réseaux est inhérente aumodèle communautaire. »[15]

Quand la fiction rejoint la réalité

Cette logique économique du don entre membres cooptésd'un réseau, qui a bénéficié à tous ceux de l'artrelationnel, artistes comme commissaires, on la retrouveaujourd'hui à la base du fonctionnement d'un dispositif financier qui se présente comme un fonds de pensionpour artistes, l'Artist Pension Trust (APT)[16]. Ce fondsde pension a été créé en 2004 à l'initiative d'un hommed'affaire israëlien, Moti Schniberg, qui s'est assuré lescompétences financières de l'économiste Dan Galai(professeur d'université expert en risques etdiversifications des portefeuilles d'action) pour monterson business plan, puis celles de David A. Ross, anciendirecteur d'institutions importantes (San Francico

Museum of Art, Whitney Museum à New York, ICA àBoston). David A. Ross est devenu lui-même Chairmande l'APT Curatorial Committees, et ce jusqu'en 2009. Cefonds de pension annonce comme principal objectif d'assurer le succès commercial de tous les artistessélectionnés par des experts reconnus pour leurscompétences à distinguer les « artistes émergeants ». Cesexperts, répartis en curatorial committees sur les huit

sites de l'APT (New York, Los Angeles, Londres, Berlin,Mexico, Dubaï, Pékin, Mumbaï), sont recrutés au niveaumondial parmi les responsables d'institutions publiquesou privées, les critiques et commissaires d'expositionsindépendants. Ils sélectionnent les artistes candidats oules démarchent. Une fois retenus, ces artistes en milieude carrière ou émergeants doivent verser comme capital àce fonds de pension vingt œuvres en vingt ans (soit unepar an). La collection ainsi rassemblée est ensuite

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 valorisée pour que chaque œuvre soit vendue à la cote laplus élevée, 40 % de la vente revenant à l'auteur, 32 %étant répartis entre les membres de l'APT auquel

appartient l'artiste (New York, Dubaï ou autre) et 28 %attribués aux frais de fonctionnement de l'APT. Uncomité de vente, présenté comme indépendant mais qui,dans les faits, n’est pas encore constitué[17], maximise la valeur financière des œuvres, tandis que les membres descuratorial committees montent des expositions conçuesexclusivement à partir de la collection de l'APT. Ce fut lecas, en 2008, d'une sélection de vidéos réunies au Today  Art Museum à Pékin par Dan Cameron, ancien directeurdu New Museum à New York et critique pour Artforum, Parkett , Frieze et Flash Art . Le tout est chapeauté par uneChief executive officer (Pamela Auchincloss, anciennemarchande, spécialiste de management artistique etcuratrice), un Board of Directors qui regroupe des banquiers, des experts en finances et business, et soutenu

par les conseils avisés d'artistes (Rirkrit Tiravanija, JohnBaldessari, Kiki Smith, Cai Guo-Qiang), de curators(Hans Ulrich Obrist, Ramiro Martinez), d'un critique(Bruce W. Fergusson), de spécialistes en marketing et enfinance (Jerry Wind, Raymond Mc Guire) etd'institutionnels (Elena Foster, Vishakha N. Desaï), tousréunis dans l'Advisory Board. En tout, selon le site dufonds de pension, 1338 artistes participent aujourd'hui à

ce réseau mondial et bénéficient du travail de 107curateurs[18].

Présenté comme un modèle de partage éthique des bénéfices engendrés par la mutualisation des risques(investissement à long terme) et des capitaux (lesœuvres), ce modèle apparaît bien plus comme uneinstitutionnalisation relativement transparente despratiques actuelles du marché de l'art où les conflits

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d'intérêts entre acteurs privés et publics se généralisent.Qu'un responsable d'une institution publique travailledans le même temps pour un fonds de pension n'est pas,

par exemple, sans laisser planer le soupçon sur ses choixd'artistes dans le cadre de ses programmationsd'expositions, au sein de son musée ou de son centred'art. Comme l'a pointé récemment Etienne Gatti dans lemagazine français Particules[19], à la suite d’un premierarticle que j’avais consacré à ce dispositif financier[20],cette situation n'est pas sans laisser envisager qu'elledéroge au code de déontologie de l'ICOM (InternationalCouncil of Museums), un code qui, rappelle cette ONG, apour but de rappeler les lois existantes et de pallierl'absence de règles juridiques en la matière dans certainspays[21]. Cette question du conflit d'intérêt vaut aussi,plus généralement, pour les critiques et curateursindépendants faisant partie d'un curatorial committee oude l'APT Intelligence (un service créé par le fonds de

pension pour conseiller des collectionneurs, descurateurs, des marchands…), qu'ils écrivent dans Artforum, Frieze, Parkett , Artpress ou 02 (pourquoi unarticle sur tel artiste membre d'un APT ?) ou qu'ilsorganisent des expositions dans quelque lieu. Par ailleurs,le mode de fonctionnement de l'APT peut laissersupposer des délits d'initiés puisque le comité de ventesdes œuvres pourra bénéficier des apports experts des

curateurs pour placer sur le marché telle œuvre au bonmoment. Globalement, cela signifie que les curateursconcernés fonctionnent comme des traders, ce que David A. Ross, ancien Chairman de l'APT, confirme lorsqu'il lesprésente comme capables de définir le facteur de succèspotentiel des artistes qu'ils sélectionnent : « Il s'agit detrouver le facteur X. X n'est pas égal à talent. Beaucoupd'artistes en ont. X est égal à promesse. X est égal au potentiel pour frapper un grand coup" ( X equals the

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 potential to hit it big ». Pour Robert Storr, anciencurateur au MoMA et commissaire de la Biennale de Venise, ce modèle revient à rabattre le travail des artistes

sur la production de marchandise et celui des curatorssur des processus de spéculation. « Quel problème avecça ? », lui répond David A. Ross, « des gens vont manipuler le marché pour le meilleur ou pour le pire. Pourquoi l'artiste, ou quelqu'un le représentant, ne le ferait pas ? »[22]

Nous sommes ici loin des a priori éthiques prêtés àl'esthétique relationnelle — altruisme, bienveillance,renouer le lien social, responsabilité éthique desprocessus économiques de production des œuvres — maisau plus près de ce que cet art a développé commeéconomie du réseau : le don entre membres cooptéscomme base d'une mutualisation des bénéfices. Mais cequi est passionnant dans le dispositif APT est que ces a

priori éthiques, ainsi que le discours utopique d'unmonde financier parfait et sécurisé pour les artistes, sontà la base du fonds de pension. Le marketing de l'APT àl'adresse des artistes joue sur ces deux tableaux : unerentabilité éthique, une utopie concrète, garanties par laforce d'action sur le marché et le poids institutionnel desintermédiaires. Autre point important, si l'on confronte APT et PONZI's, tous deux fonctionnent selon le même

modèle et les mêmes mécanismes : la crédibilité desintermédiaires (les curateurs) et la crédulité desinvestisseurs en bas de la pyramide (les artistes). Quantaux investisseurs d'en haut de la pyramide (ceux qui ontinvesti en tout, selon APT, 23 millions de dollars), leursnoms sont inconnus et, évidemment, nulle publicité n'estfaite au sujet des bénéfices qu'ils pourraient en tirer.Dans le même temps, les mécanismes sont transparentset cette transparence est également ce qui est mis en

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avant par APT comme garantie éthique.

 Y participer ou non

Quand j'ai signalé l'existence de l'APT dans un articleparu l'an dernier dans le magazine belge L'art même, etquand le magazine français Particules s'en est fait lerelais, de nombreux lecteurs pensèrent que ce dont nousparlions était une fiction. Pourquoi? Sans souci, APTs'accapare et grossit tous les traits dominants etproblématiques des aspects les plus visibles du monde del'art contemporain : conflits d'intérêts, délits d'initiés,croissance du rôle des curateurs. Ainsi, APT m'apparaît-ilaujourd'hui comme un parfait cas d'étude pour qui désireadopter une approche critique et théorique ayant pour visée d'éclairer les récents changements dans le monde del'art, et en particulier les redéfinitions des statuts,identités et économies artistiques. De ce point de vue et

du point de vue du point de départ de mon exposé, il mesemble que PONZI's est une belle machine à penser lasituation et que la prémonition et la lucidité critiques deSociété Réaliste peuvent être saluées, de même que leurrefus de participer à ce fonds de pension lorsqu'ils furent,plus tard, approchés pour y participer. Comme Naudy etGrof l'ont dit lors d'un récent séminaire « Arts & sociétés» à Sciences Po à Paris, ce dispositif APT est passionnant

car il indique une limite, il impose des choix aux artistessollicités : y participer ou non.

 Y participer ou non, le choix est simple quand lespositions critiques et politiques des artistes sont claires. Ainsi des raisons énoncées (que je cite de mémoire) parSociété Réaliste lors de ce séminaire : quand on est artisteet qu’on est précaire, comme la majorité des artistes, etqu’on lit sur le contrat proposé par Artist Pension Trust

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que le siège légal de la société se trouve sur les Iles- Vierges Britanniques, un paradis fiscal, il est hors dequestion de signer. On pourrait ajouter : lorsqu’il est

impossible de connaître les noms des investisseurs, donton suppose qu’ils n’investissent pas par purdésintéressement, comment envisager « travailler » pources invisibles sans connaissance de leurs positionsidéologiques, de leurs choix politiques et de leurs actionséconomiques ? Cette question vaut tant pour les artistesque pour les curateurs, parmi lesquels on compte,pourtant, des producteurs d’œuvres et de discours a priori critiques à l’égard de l’idéologie libérale (parexemple, le duo Claire Fontaine, membre de l’APTLondres). Mais l’argument de Société Réaliste peut-êtrerenversé, comme je leur ai pointé lors du séminaire deSciences Po : le choix de participer à APT peut êtremotivé, précisément, par une recherche de stabilité, enréponse à cette précarité de la vie d’artiste (après tout, ce

qui définit économiquement l’art est son économie àperte, comme le signale le fait que les artistes puissentdéclarer, année après année, des exercices déficitairessans risquer le dépôt de bilan). Une précarité qui est aussicelle de la majorité des intermédiaires de l’art (dont, aupremier rang, les curateurs). Cette perspective de stabilitéfinancière, que met en avant APT en s’adressant à sesclients (les artistes), peut cependant s’avérer bien

illusoire car, au fond, ce que leur propose ce fonds n’estpas si différent de ce que peut proposer une galerie.Quand les galeries reversent aux artistes, en moyenne,50% du produit des ventes d’œuvres mises en dépôt pourle temps d’une exposition et/ou stockées dans lesréserves, APT promet de leur reverser 40% du revenu dela vente et de toucher une faible part des 32% de cette vente, répartis entre les 249 autres artistes membres del’APT auquel appartient ou souscrit l’artiste. Dans le

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meilleur des cas, un artiste perçoit vingt fois 40% des ventes de ses vingt œuvres versées au fonds (sur vingtans), plus sa part de pourcentage des ventes des 4980

œuvres des 249 autres artistes. On est loin des 72% quePamela Auchincloss prétend être reversés aux artistes,puisque 40% plus 32% divisés par 249 ne feront jamais72%[23].

Qu’est-ce qui motive, alors, les actuels 1338 artistes àadhérer à ce programme financier ? La seule réponseraisonnable est que la prétention globale (mondiale)d’APT et son réseau de 107 curateurs internationaux,répartis sur tous les continents et acteurs reconnus desintermédiations de l’art, responsables d’institutionsimportantes ou commissaires indépendants œuvrantpour des biennales, des musées, des galeries et descentres d’art, constituent, dans le schéma organisationneld’APT, un modèle réduit et concentré du fonctionnement

du monde de l’art actuel : être coopté, reconnu et exposépar un de ces curateurs revient à intégrer ce monde surune vaste échelle et à entrevoir l’espoir d’une visibilitéconséquente de son travail. Le seul est réel bénéficeenvisageable pour les artistes qui adhèrent auprogramme financier d’APT se situe là : la reconnaissanceet l’intégration par le monde de l’art par ses curateursmêmes. Ce, au prix d’un dépôt de vingt œuvres sur vingt

ans, dont les artistes ne sont même pas sûrs qu’ellesseront vendues et/ou valorisées comme il faut par lesintermédiaires travaillant pour ce dispositif. Dans le casdes curateurs qui opèrent des choix d’artistes pour lesfonds dont ils sont conseillers, certains, interrogés à lasuite de mon article et de celui de Particules se défilent :« Dans certains cas, nous avons mis des dossiers en pause pendant deux à trois ans pour constater l’évolution del’œuvre avant de décider. Notre travail s’est arrêté là »

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explique Charlotte Laubard, directrice du CAPC-Muséed’art contemporain de Bordeaux et conseillère du fondslondonien. Quant à Rein Wolfs, directeur de la Kunsthalle

Fridericianum à Kassel et également conseiller pour APTLondres, il affirme qu’il ne se sent « pas le moins dumonde sous pression pour montrer les œuvres du fonds»[24]. Au-delà de ces propos qui réagissent auxprésomptions de conflits d’intérêts, il est nécessaired’envisager aussi qu’une telle structure, qui ambitionne àterme de compter 2000 artistes (250 artistes dans chacundes huit APT) et 40000 œuvres (vingt œuvres parartistes), est la plus lourde que l’on puisse imaginer.Raisonnablement, il est inimaginable qu’APT dans saglobalité et même que chaque APT, avec le peu depersonnel permanent et la centaine de curateursrémunérés à la mission (4000 dollars pour une année deconseil), puisse travailler à la valorisation de chacun desartistes et de chacune des œuvres. C’est d’ailleurs ce

doute vis-à-vis de la capacité d’APT à stocker dans lesmeilleures conditions les œuvres et à travailler à la valorisation de chacun des artistes qui a conduit desartistes à refuser d’adhérer, pragmatiquement, à cedispositif financier. Certains, qui m’ont contacté ou que j’ai contactés, supposant qu’ils avaient dû être approchéspar APT en raison de la grande surface de visibilité et dereconnaissance de leur travail sur un plan international

(des « locomotives » potentielles du dispositif, à l’instard’un Douglas Gordon, d’un Philippe Parreno ou d’unLiam Gillick qui sont, eux, adhérents à APT), m’ontexpliqué que la raison principale de leur défiance vis-à- vis de ce dispositif résidait dans sa lourdeur,incompatible avec un travail de fond, que même lesgrosses galeries ont du mal à assurer[25].

On peut donc légitimement douter de l’efficacité et de la

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réussite de ce dispositif financier, quand bien mêmel’éventuelle grande réussite commerciale d’un faiblepourcentage d’artistes présents dans ce programme

 bénéficierait aux autres artistes qui en toucheraient desreliquats intéressants[26]. Mais cette hypothèse estsoumise à l’incertitude du marché et des interactions nonprédictibles malgré le labeur d’instances intermédiaires(galeries, musées, collectionneurs, biennales,publications…) qui font la cote des quelques artistes quisortent du vaste lot de la création actuelle. A moins deconsidérer, comme Étienne Gatti, que ce dispositif financier s’apparente à de la pêche au gros dans l’espoirde piocher, parmi les 4000 artistes, les dix stars quisuffiraient, en raison de leur réussite indépendante del’action d’APT (mais soutenue par son lobbying), à faired’APT un pari gagnant[27].

Le monde de l’art à l’âge du capitalisme cognitif 

Reste une dernière hypothèse, que me suggéra un amicritique d’art : serait-ce une arnaque financière ? J’avoueque cette hypothèse m’a titillé, inspirée par la fiction PONZI’s de Société Réaliste ; mais, comme ces derniers ledisent dans un entretien, il est souvent difficile dediscerner l’arnaque de l’investissement réel dans lesdispositifs et les processus financiers qui agissent à des

niveaux d’abstraction conséquents (ne serait-ce qu’auniveau du marché des actions) et qui parient toujours surla croyance des investisseurs, leur faisant miroiter des bénéfices intéressants[28]. Or, en l’occurrence, qu’est-ceque APT a pu faire valoir comme bénéfices financiersenvisageables à ses investisseurs ? Quels gains peuvent-ils en retirer ? Sont-ils des philanthropes prêts à investirpour la bonne cause de la santé financière et de la retraitedes artistes, aveugles à la lourdeur du dispositif et sourds

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aux doutes que celui-ci peut faire naître quant à sonefficacité ? Ces questions conduisent, si ce n’est àdénicher les noms des investisseurs bien tenus au secret,

du moins à investiguer les sources de ce dispositif. Il setrouve qu’Artist Pension Trust est l’émanation d’uneautre société, mère, nommée MutualArt. Créée aussi parMoti Schniberg, son staff de conseillers est quasiment lemême que celui d’APT et MutualArt fait valoir dessoutiens autorisés de la part d’artistes (John Baldessari),de responsables de salles de ventes aux enchères (Simonde Pury), de marchands (Daniella Luxembourg), decollectionneurs (Craig Robins) et d’intermédiairesinstitutionnels (Sam Keller de la Fondation Beyeler, Lady Elena Foster de la Tate International Council)[29].MutualArt se présente comme un dispositif d’informationd’une grande puissance pour augmenter les outils dedécision des collectionneurs et des professionnels dumarché de l’art. En collectant et en commercialisant un

maximum de données, MutualArt offre des informationsprécises sur les activités du monde de l’art global, àtravers, en particulier, celles des artistes : expositionspersonnelles, publications, participations à desexpositions collectives et à des événements du type biennale, résultats des ventes aux enchères…

Toute action, et surtout toute information relative à ces

actions, est considérée ici sous l’angle de la valeurmarchande de ces informations, censées combler l’attentede sécurité dans les processus de décision en matièred’investissement (l’achat d’une œuvre de tel artiste) :posséder ces informations revient à s’assurer de lapertinence des choix d’investissement. Rien de biennouveau puisque d’autres sites de cet ordre existaientdéjà, sauf que, en l’occurrence, on peut supposer quel’efficacité de ce dispositif est décuplée par les

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performances d’un générateur de Datas (données) créépar Ronen Feldman, du Department of Mathematics andComputer Sciences de la Bar-Ilan University en Israël et

créateur de ClearForest Corporation, une société basée àBoston, spécialisée dans le développement d’outilsd’extraction de textes sur le web et qu’il a revendue àl’agence Reuters en 2007. Auteur du livre Text Mining Handbook (Cambridge University Press, 2007) etcréateur du software du site MutualArt.com, RonenFeldman le pourvoie d’un outil capable de collecter,agréger des informations en provenance d’une multitudede sources, et de générer ainsi, en un site privilégié, unemasse d’informations impressionnante sur les artistes etle marché de l’art. L’objectif est, comme le souligne AnnaSomers Cock, éditrice d’ Art Newspaper, de répondre au «sentiment que l’art devrait être plus contrôlé »[30], c’est-à-dire dispenser auprès des collectionneurs de plusgrands gages de sécurité des investissements.

Dans une œuvre qui se présente sous la forme d’unorganigramme et qu’il va présenter au Centquatre à Paris,dans le cadre du Festival d’automne[31], l’artiste libanais Walid Raad expose les liens entre MutualArt et ArtistPension Trust, faisant ressortir l’hypothèse que le fondsde pension ne pourrait être qu’un générateur de datas,c’est-à-dire d’informations sur les activités du monde de

l’art à travers celles des artistes et des commissairesembrigadés. Partant du même constat d’une lourdeurincroyable du dispositif financier d’APT et partageant unmême doute sur la viabilité du modèle, Walid Raad,habitué des fictions et des enquêtes (avec son projet AtlasGroup), propose cette hypothèse que je trouve réalisteétant donnée, d’une part, l’attente de sécurisation desinvestissements des collectionneurs et, d’autre part,l’actualité des richesses considérables que génèrent ces

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procédures d’extraction et de commercialisationd’informations pour des sociétés comme Google ouFacebook. Par ailleurs, le fondateur de MutualArt et

d’Artist Pension Trust, Moti Schniberg, a été auparavantle fondateur d’une société de haute technologie, ImageID,dont l’objet a été le développement de l’identification desindividus dans des photographies afin de cibler ladistribution d’images sur tout le Web, générant unmarché considérable de datas (cf. Picasa chez Google).Schniberg a d’ailleurs embauché dans chacune de sessociétés les mêmes producteurs de softwares, commel’expose l’organigramme de Walid Raad[32]. Enfin, cettehypothèse rend bien compte des processus d’abstractioncroissante de la valeur des œuvres et de leurs estimations,à partir du moment où les œuvres ne sont plusconsidérées, par un grand nombre d’investisseurs, quesous l’unique angle de leur valeur d’échange. Dans cecontexte, toute information est bonne à acquérir

(puisque, en l’occurrence, elles sont monnayées lors del’adhésion à MutualArt). Quant au concepteur de cesdeux dispositifs, Moti Schniberg, il ne fait pas de doutequ’il sait ce qu’il fait, à partir du moment où la réussitecommerciale de sa première société, ImageID, l’aconforté dans sa conviction que le commerced’informations était un des moteurs principaux del’avenir du capitalisme que certains nomment désormais

cognitif[33] (comme on parle de Web Semantic au sujetdu Data Mining), que la pleine expression de la valeurd’échange se développerait dans ce champ et que toutpouvait donc être réifié, des œuvres d’art, desinformations comme n’importe quoi à partir du momentoù ça rapporte[34].

Plutôt qu’une arnaque, Artist Pension Trust se révèleraitun trompe-l’œil pour les artistes, premiers concernés par

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ce dispositif et approchés comme des clients à qui l’on faitmiroiter une bonne santé financière, quand les véritablesclients et bénéficiaires sont les investisseurs. À 

l’intégration du réseau, unique bénéfice pour le momentenvisageable pour les artistes, répond la connaissance duréseau et l’extraction-commercialisation d’informationspour les investisseurs qui en tireront bien d’autres bénéfices par la suite et par ailleurs, surtout si tousagissent avec la même conviction, la même croyance enune sécurisation des investissements que leur prometMutualArt. Au total, voilà une sacrée contre-utopie qu’unart critique d’art comme celui de Société Réaliste et de Walid Raad permet de décrypter à deux niveaux dufonctionnement du monde de l’art actuel : celui du réseauartistique globalisé à travers ses intermédiations(curating et marketing) et celui des processus demarchandisation des informations concernant ce réseau.Ils le font grâce à deux modèles vieux comme la critique :

la satire et l’enquête. Les critiques d’art, qui ont laissétomber ces méthodes et qui ont ainsi abdiqué toutefonction de contre-pouvoir et de contre-expertise auprofit des intermédiaires marchands et curateurs,devraient fondamentalement se sentir concernés à partirdu moment où, dans les dispositifs ici étudiés ilsn’existent plus (ou alors comme information concernantune publication sur tel artiste, éditée dans telle revue ou

tel catalogue), absorbés ou doublés par la fonction ducurateur. Mais ceci mériterait, en soi, une étude à partentière.

Tristan Trémeau

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[1] Ce texte est en grande partie celui lu lors du colloque Aborder les bordures. Il est un approfondissement d’uneconférence portant le même titre, donnée le 10 décembre

2009 dans le cadre du séminaire « Arts & sociétés »dirigé par Laurence Bertrand-Dorléac à Sciences-Po,Paris. Le propos de cette conférence initiale est lisible surle site du séminaire : http://www.artsetsocietes.org/f/f-tremeau.html

[2] Il s’agit d’une conversation dans l’atelier de BernardJoubert, en 1995. Cf. mon entretien avec l’artiste, publiédans le catalogue de l’exposition Tableaux. La peinturen’est pas un genre, musées de Morlaix, Brou à Bourg-en-Bresse et Tourcoing, 1999.

[3] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Lespresses du réel, 1998.

[4] Cf. notamment Amar Lakel et Tristan Trémeau, « Letournant pastoral de l’art contemporain », dans L’art contemporain et son exposition 2, sous la directiond’Elisabeth Caillet et Catherine Perret, actes du colloqueinternational, centre Georges Pompidou à Paris enoctobre 2002, Paris, L’Harmattan, « Patrimoines &sociétés » 2007, pp.101-123.

[5] Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris,Galilée, 2004.

[6] Claire Bishop, « Antagonism and Relational Aesthetics », October, MIT Press, n°110, fall 2004.

[7] Ferenc Grof est né en 1972 à Pecs (Hongrie) et Jean-Baptiste Naudy en 1982 à Paris (France). Ils vivent ettravaillent à Paris. www.societerealiste.net

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[8] Homme d’affaires américain né en 1938 à New York,Bernard Madoff a été arrêté et mis en examen en 2008

pour avoir réaliser une escroquerie de type « chaîne dePonzi » qui porterait sur 65 milliards de dollars.

[9] En 1921, Charles Ponzi (né en 1882 à Lugo en Italie,décédé en 1949 à Rio de Janeiro au Brésil) réussit àconvaincre environ 40 000 personnes qui investirent autotal 15 millions de dollars. Un tiers seulement futredistribué.

[10] Niels Van Tomme, « Siding with the Barbarians »,entretien avec Société Réaliste, Foreign Policy in Focus,publication en ligne, Washington D.C., 15 juin 2009 : www.fpif.org/articles/siding_with_the_barbarians

[11] Cf. Tristan Trémeau, « L’artiste médiateur »,

 Artpress spécial n°22, « Écosystèmes du monde de l’art »,novembre 2001, pp.52-57.

[12] Société Réaliste, « The Great Karaoke Swindle »,dans How To Do Things ? In The Middle of (No)where,Francfort, Revolver Publishing, 2006.

[13] Dans le catalogue de la Biennale de Venise, 2003.

[14] Lars Bang Larsen, « Do You Feel It ? Art, Work,Utopia and The Real », Art Lies, n°41, Houston, hiver2003-2004. Cet article estlisible en ligne sur le site : www.artlies.org

[15] Jacques Godbout, en collaboration avec Alain Caillé,dans l’introduction de L’esprit du don, Paris, LaDécouverte, 1992.

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[16] www.aptglobal.org

[17] « Nous n’avons pas encore composé ce comité (de vente) mais il inclura des commissaires d’exposition, desprofessionnels du marché, des collectionneurs, desmembres de l’APT Management, des artistes » (réponsede Pamela Auchincloss, Chief Executive Director d’APT, àmes questions sur le blog d’APT :http://blog.aptglobal.org/wp/?p=1072)

[18] Chiffre en date du 9 septembre 2010, selon le sited’APT.

[19] Étienne Gatti, « Spéculation/APT : le fonds qui valait3 milliards », Particules, n°26, Paris, octobre-décembre2009, pp.2-3.

[20] Tristan Trémeau, « In art we trust. L’économieparticipative dans l’art », L’art même, n°43, Bruxelles,2ème trimestre 2009, pp.3-7.

[21] http://archives.icom.museum/ethics_fr.html

[22] Les citations de Robert Storr et de David A. Rossproviennent d’un article d’avril 2005, consacré à APT et

publié sur le site www.wired.com

[23] « Vous perdez de vue que notre premier client estl’artiste qui perçoit 72 % dans notre propositionfinancière », me répond Pamela Auchincloss (op. cit.).

[24] Les citations de Charlotte Laubard et de Rein Wolfsproviennent de l’article de Roxana Azimi, « Une retraiteutopique ? », Le Journal des Arts, n°327, Paris, 11 juin

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2010.

[25] Ces artistes n’ont pas désiré être nommés, par peur

d’être « grillés » auprès de potentiels intermédiaires (lescurateurs) et clients (les investisseurs inconnus).

[26] C’est l’argument mis en avant par Dan Galaï : mêmesi seulement cinq pour mille des artistes sélectionnés(c’est-à-dire dix des 2000) rencontraient un succèscommercial important, le fonds en génèrerait le double.

[27] Étienne Gatti, op. cit.

[28] Niels van Tomme, op. cit.

[29] Cf. Les « Testimonials » (témoignages) publiés sur lapage « About us » du site www.mutualart.com

[30] cf. Haydn Shaughnessy, « The Return of The Portal», Irish Time, 10 mars 2008.

[31] Scratching on Things I could Disavow : A History of  Art in the Arab World , Le Centquatre, Festivald’automne, Paris, 6 novembre – 5 décembre 2010.

[32] Cet organigramme fait ressortir d’autres liens avec

les recherches de sécurisation militaire en Israël, ellesaussi soucieuses d’identification d’individus etd’informations ciblées. Cela n’a rien d’étonnant, étantdonné les développements toujours conjoints destechnologies numériques et militaires motivées par lesouci du contrôle.

[33] Yann Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif, lanouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam,

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2007.

[34] Enfin, n’importe quoi c’est beaucoup ou peu dire

quand on sait que Moti Schniberg a été capable, le jourmême de l’attentat du 11 septembre 2001 à New York, demandater un de ses représentants au sein d’ImageIDauprès du bureau des marques déposées pour,précisément, déposer la marque « September 11, 2001 ».Cette demande a été rejetée. Cf. Chuck Murphy, « Whentragedy meets capitalism », St. Petersburgh Times, 2septembre 2002.

PUBLIÉ PAR TRISTAN TRÉMEAU À L'ADRESSE 01:08LIBELLÉS : ART ET FINANCE, ARTINVESTISSEMENT, ARTIST PENSION TRUST, ATLASGROUP, DATA MINING, IMAGEID, MOTI SCHNIBERG,MUTUALART, SOCIÉTÉ RÉALISTE, UTOPIE, WALIDRAAD, ÉCONOMIE DE L 'ART