Transformations économiques et accés aux savoirs en...

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UNESCO TRANSFORMATIONS ECONOMIQUES ET ACCES AUX SAVOIRS EN AFRIQUE SUB SAHARIENNE Annie Vinokur LAREA (CNRS) Université de Paris X mars 1993

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UNESCO

TRANSFORMATIONS ECONOMIQUES ET ACCES AUX SAVOIRS

EN AFRIQUE SUB SAHARIENNE

Annie Vinokur LAREA (CNRS)

Université de Paris X

mars 1993

Table des matières:

I. EDUCATION, ECONOMIE, SOCIETE

A. un détour chez les économistes anciens: la régulation sociale de l'accès aux savoirs B. le modèle contemporain dominant: l'éducation marchandise

II. EDUCATION ET REPRODUCTION DOMESTIQUE: LE PRINCIPE DE SECURITE

A. la logique de reproduction de la communauté domestique traditionnelle B. les stratégies domestiques dans un environnement changeant

III. EDUCATION ET REPRODUCTION SOCIALE: LE PRINCIPE DE CONSERVATION

A. école de la bureaucratie, école du salariat généralisé B. l'école comme stratégie sociale d'extraversion C. l'école comme stratégie de neutralisation du surplus D. l'école et la stratégie de reproduction des groupes dirigeants

IV. EDUCATION ET ACCUMULATION ECONOMIQUE: LES CONTRADICTIONS

A. accumulation sociale sans accumulation productive B. accumulation des diplômes sans accumulation des savoirs C. crise, ajustement, apprentissages

V. REFLEXIONS PERSPECTIVES

A. l'apprentissage réciproque de la tutelle B. peut-on concevoir des politiques d'éducation pour l'Afrique Sub­saharienne?

* * *

A. Vinokur LAREA Université de Paris X

U N E S C O mars 1993 1e version

TRANSFORMATIONS E C O N O M I Q U E S ET A C C E S A U X SAVOIRS EN AFRIQUE SUB SAHARIENNE

"We realise that education responds to the existing social structure, unless it is deliberately meant to challenge it. Therefore the nature of the social structure reproduces itself through education. Parents send their children to school so that they can achieve the same social status as those who have achieved it through education. Children too will go to school with the same objectives in mind.. They will aspire for the same kind of life which we have because we went to school. The problem becoming clear to us all is that the socio-economic base which provides this comfort is increasingly being eroded by the same production structure which we maintain. The conflict between forces of production and consumption patterns becomes quite clear here. As these contradictions have become more clear we have evaded the real issues, conveniently terming the manifested problems as : the problem of the overeducated, the unemployed educated, the diploma disease, brain-drain and so forth. We have never run short of impressive catch-words. This does not help us much. We need to address ourselves to the real fundamental issues in social development in order to locate answers for education" (J. Rugumyanmheto. Tanzania. Cumberland Lodge Conference. Windsor 1984)

I. EDUCATION, REVENUS, CROISSANCE, SOCIETES

Traiter des rapports entre l'éducation et l'économie suppose d'abord émettre des hypothèses sur la nature économique de l'éducation. L'"Economie de l'éducation", domaine désormais bien établi de la science économique, a produit un corpus suffisamment sophistiqué d'instruments d'analyse et d'outils de décision pour

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que ses hypothèses de base, entrées dans le langage courant, apparaissent c o m m e des évidences. Eduquer, c'est incorporer des ressources rares dans les individus, dans le but d'accroître durablement leurs capacités productives. C'est donc un investissement dans un capital humain qui, tout c o m m e le capital matériel, élève le revenu des individus et contribue à la croissance économique globale. C'est sur cette base que depuis trente ans les économistes de l'éducation exercent leur expertise.

L'actuelle crise de l'éducation qui, sous des formes et à des degrés divers, affecte tous les systèmes éducatifs, aussi bien des pays les plus industrialisés que des plus sous-développés, pose aux économistes le problème des conditions de validité de leurs modèles théoriques. C'est une invite à reconsidérer leur représentation de la nature et du rôle de l'éducation dans le développement des sociétés.

A . U n détour chez les économistes anciens : la régulation sociale de l'accès aux savoirs

Il n'est pas inutile, dans cette perspective, de repartir du texte fondateur d ' A d a m SMITH - écrit en 1776 au tout début de l'aventure capitaliste - texte qui, à la fin des années 1950 à Chicago, a servi de base aux travaux de l'école du "capital humain" :

"Lorsque l'on construit une machine coûteuse, on s'attend à ce que le travail supplémentaire qu'elle fournira avant d'être usée compensera le capital investi avec au moins le profit ordinaire. Un homme éduqué au prix de beaucoup de travail et de temps en vue de l'une de ces professions qui exigent une habileté supérieure peut être comparé à l'une de ces machines coûteuses. On s'attend à ce que le supplément de travail qu'il fournira par rapport au revenu ordinaire du travail non qualifié compensera la dépense totale encourue pour son éducation, avec au moins le profit normal d'un capital de même valeur. Et ceci doit se faire dans un délai raisonnable, compte tenu de la durée très incertaine de la vie humaine, comme pour la machine dont la durée de vie est plus aisément prévisible. La différence entre la rémunération du travail qualifié et celle du travail ordinaire est fondée sur ce principe"

Isolé de son contexte, ce passage résume bien les hypothèses centrales de l'économie de l'éducation. Replacé dans la "Richesse des Nations" il n'en est pas tout à fait de m ê m e :

C e dont A d a m Smith traite dans ce passage, c'est de l'apprentissage dans les métiers urbains organisés. Si ces métiers sont organisés, c'est que les petits producteurs marchands, dont le but immédiat de l'activité de production est de satisfaire les besoins familiaux, doivent pour cela se protéger de l'insécurité, i.e. du libre jeu des lois du marché. Structurés en cartels corporatifs, ils peuvent fixer les prix de vente, contrôler la qualité des produits et les conditions de travail, et surtout limiter

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l'entrée de concurrents sur le marché par la réglementation de l'apprentissage. Dans les débuts du développement urbain, cet apprentissage était bref (2 ans en général) et peu formalisé. A l'époque de Smith, il n'est accessible qu'à un nombre de jeunes limité par les usages de la profession, sa durée s'allonge sans aucun rapport avec les nécessités pédagogiques de l'acquisition du métier 1 et enfin requiert la réalisation d'un chef-d'oeuvre coûteux.

C e que dit par conséquent ce texte, c'est qu'un tel coût en temps et en argent est la condition d'accès à la rente de monopole des maître-artisans, et donc que son montant est proportionné aux perspectives de gains : un jeune n'entreprendra d'apprentissage que s'il anticipe de son "investissement" un rendement suffisant. Il s'agit donc d'une théorie de la d e m a n d e individuelle d'éducation, et non d'une théorie explicative des revenus du travail. Au prix excessif des produits pour les consommateurs correspond le prix excessif de l'apprentissage. L'éducation, ici, fonctionne donc plus c o m m e barrière à l'entrée de l'accès aux moyens de production et de subsistance que c o m m e processus d'acquisition de compétences, et Smith apparaît plus c o m m e le précurseur de la théorie dite "du filtre" des années 1970 que de celle du capital humain.

Smith est par conséquent fermement convaincu de la nécessité sociale d'établir les conditions de la concurrence en abolissant les corporations et l'apprentissage organisé. Ses préférences vont à l'apprentissage "sans coût" du fils du laboureur ou du forgeron de village, qui apprend son métier sur le tas auprès de son père. Toutefois, absence de "coût" ne signifie pas ici que l'éducation est un bien libre : l'accès à ce type d'apprentissage est limité à l'entrée par la naissance, par les rapports de parenté qui, dans la forme domestique, conditionnent l'accès à la fois aux moyens de production et à l'apprentissage qu'ils permettent.

O n a donc ici deux formes sociales de rationnement de l'accès au savoir, correspondant aux deux formes principales d'accès aux moyens de subsistance dans les sociétés traditionnelles :

- l'une, domestique, dans laquelle la régulation s'effectue en amont de la formation ; - l'autre dans laquelle la régulation s'effectue dans le processus éducatif lui-m ê m e , à la fois en amont par le rationnement réglementaire de l'entrée en apprentissage et en aval par l'obtention du certificat de fin d'apprentissage contrôlé par la profession.

C'est seulement dans la seconde que l'individu est a m e n é à se livrer au calcul coût-rendement décrit par Smith. Sous contrainte de rationnement à l'entrée, c'est un calcul de placement : quelle affectation de m e s ressources présentes (education, achat de moyens de production, placement financier..) est susceptible de m e rapporter le plus? Mais ce calcul n'implique en aucune manière que l'éducation

1 jusqu'à 12 ans de travail gratuit (qui peut au demeurant être réduit par le versement d'une s o m m e d'argent), les maitres d'apprentissage refusant parfois d'ailleurs de transmettre leurs "secrets" à d'autres qu'à leurs propres enfants

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apporte nécessairement un surcroit de productivité. Un placement éducatif peut être rentable sans être proportionnellement productif, s'il conditionne, c o m m e dans le cas décrit par Smith, l'accès au partage d'une rente sans déterminer un accroissement de production. Pour que le surcroit de revenu corresponde à un surcroit de productivité, une condition très contraignante doit être remplie dans le cas de la production marchande simple : que les marchés des produits et du travail soient de concurrence pure et parfaite.

Inversement, l'éducation scolaire peut être productive sans être rentable pour ses sujets. Traitant de la nécessité de généraliser l'instruction élémentaire à l'ensemble du peuple, les économistes de l'époque préconisent et l'obligation et la gratuité, dans la mesure où seule la collectivité bénéficie de ses "vertus productives".

Par ailleurs, à supposer que les marchés des produits et du travail soient concurrentiels, le taux de rendement privé de l'éducation ne pourrait, du point de vue social, servir à comparer la productivité relative des différentes formes d'investissement qu'en l'absence d'économies (ou de déséconomies) externes et de rationnement de l'accès à l'éducation sur d'autres critères (entre autres académiques) que celui des ressources.

B . le modèle dominant : l'éducation marchandise

La mesure des effets de l'éducation sur les revenus et la croissance dans un pays donné, à un m o m e n t donné de son développement historique, supposerait donc au préalable la spécification des formes sociales particulières qu'y revêt l'articulation entre accès à l'éducation et accès aux moyens de subsistance.

L'idée de confondre productivité et rentabilité de l'éducation est récente. Elle vient de l'observation au cours du dernier demi-siècle, dans les pays industrialisés, d'un double phénomène :

1. en moyenne la hiérarchie des revenus du travail est corrélée avec la durée de l'instruction scolaire ;

2. la croissance de l'économie s'est accompagnée d'un accroissement du nombre d'années de scolarité reçues par la population.

Or, si la productivité des différents types de travail ne peut se mesurer directement, on dispose en revanche de la théorie de la productivité marginale selon laquelle, sous les conditions de la concurrence pure et parfaite, la rémunération du travail est égale à sa productivité marginale. D e là à mesurer la productivité marginale du travail par le salaire, il n'y avait qu'un pas, aisément franchi si on voulait bien admettre qu'on tend à se rapprocher des conditions de l'équilibre concurrentiel, "fut-ce lentement et sans jamais l'atteindre tout à fait". Malgré les critiques (Kaldor, Lundberg, Sandee..), "l'opinion a prévalu que si l'on écarte la méthode d'analyse par

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la productivité marginale, il n'existe pas de règle théorique universelle qui puisse guider rétablissement des programmes de scolarisation" ( O C D E 1964 p.87 et 308).

Si le postulat d'un marché du travail concurrentiel est déjà difficilement acceptable pour les économies où le salariat est généralisé (surtout après sa remise en cause par les travaux menés depuis 1970 sur la "segmentation" de ce marché), son application aux pays sous-développés ne pouvait se faire qu'au titre de la priorité de la "règle théorique universelle" sur toute autre considération.

D'après le rapport de la Banque Mondiale sur "l'Education en Afrique Sub­saharienne" (Banque Mondiale 1988) :

1. "Sans éducation, pas de développement. Les gouvernements africains l'ont bien compris qui, au cours des deux ou trois décennies qui ont suivi leur accession à l'indépendance, ont fait un gros effort de développement des capacités éducatives depuis le primaire jusqu'au supérieur. Les effectifs des établissements d'enseignement africains, à tous les niveaux, ont plus que quintuplé depuis 1960, de sorte que cet élargissement de l'accès à l'éducation constitue peut-être la plus importante des réalisations de l'Afrique dans le domaine du développement" (p.v)

2. "Les preuves économiques que l'investissement éducatif est payant sont

(p.21) :

a) au niveau micro-économique, "la corrélation entre le niveau d'instruction d'un individu et sa productivité sur le marché du travail" .."On peut, en ce moment de l'histoire de l'Afrique, escompter d'un accroissement de l'investissement éducatif de larges retombées économiques, notamment une amélioration du revenu.. Les évaluations de la rentabilité de l'investissement éducatif pour le marché du travail ont constamment fait apparaître des taux supérieurs à 10% et parfois même à 20%, taux qui soutiennent favorablement la comparaison avec ceux de la plupart des autres secteurs" (p.7 et 21), "et ceci davantage pour l'enseignement primaire (26%) que pour le secondaire (17%) et le supérieur (13%)" (p.22)

b) Au niveau macro-économique : "l'investissement éducatif a fortement contribué à la croissance du PIB au point d'en représenter, peut-être, jusqu'à 30%. Ainsi les données macro-économiques viennent confirmer les conclusions microéconomiques concernant le rendement de l'investissement éducatif (p.26)

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Dans cette analyse :

a : au niveau micro économique, le postulat concurrentiel:

* confond productivité et revenu pécuniaire, de m ê m e que rentabilité privée et sociale (aux dépenses publiques près) * exclut les rationnements hors marché dans l'accès à l'école * exclut le rationnement de l'accès à l'emploi, donc le chômage des instruits * impute les surcroîts de revenu (productivité) à la seule instruction scolaire, à l'exclusion des effets d'apprentissage par l'expérience en cours d'emploi et des effets de structuration des marchés internes du travail.

Mais les bases empiriques du calcul sont également hautement sujettes à caution (Vinokur 1987) :

- les revenus sont particulièrement mal connus en Afrique ; - ne sont retenus dans le calcul que les revenus salariaux du secteur moderne urbain, qui représente souvent moins de 10% de la population active et emploie pour l'essentiel des fonctionnaires et assimilés dont il est difficile de penser que les revenus se forment sur un marché du travail concurrentiel ; - les coûts de l'éducation n'ont pas été directement mesurés, mais estimés par extrapolation de fonctions de revenu, ce qui peut aussi bien les surestimer que les sous-estimer ; - les données résultent d'enquêtes transversales qui donnent un poids important aux revenus de ceux qui, entrés sur le marché du travail au lendemain des indépendances, ont bénéficié des rentes de rareté. La probabilité pour les jeunes d'aujourd'hui de bénéficier des m ê m e s conditions de carrière est faible. - ces données transversales ont été collectées à des dates très variables (1954 à 1984) ; - les taux de rendement proposés sont des moyennes arithmétiques des quelques taux nationaux disponibles pouvant aller, pour le primaire par exemple, de 15% (Lesotho) à 99% (Botswana).

b) au niveau macro-économique, la méthode utilisée pour estimer que l'élévation du niveau scolaire explique 30% de la croissance du PIB est une fonction Cobb-Douglas dans laquelle les inputs sont des années d'études pondérées par les différentiels de revenu correspondant. Indépendamment des réserves que l'on peut faire sur cette méthode économétrique d'analyse de la croissance, elle appelle donc les m ê m e s critiques que celles portant sur l'estimation des revenus. Mais surtout, en affectant aux années d'études une productivité proportionnelle au différentiel de revenu qu'elles commandent , on postule ce qu'on prétend démontrer et la fonction est tautoiogique. Quant au "facteur résiduel" négatif qui en résulte, il est imputé à "la forte deterioration technologique et institutionnelle de l'Afrique depuis quelques temps" (p.26), opinion qui n'a pas plus de signification que l'imputation faite par E.

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Denison du facteur résiduel négatif découvert récemment aux U S A par la m ê m e méthode à la drogue ou à la démoralisation du travailleur américain.

Si certains modèles plus récents de croissance endogène (Amable-Guellec 1992) accordent une large place au capital humain, ils ont le mérite de ne pas se limiter au nombre d'années scolaires incorporées à la population ou aux taux de scolarisation ; ils y ajoutent ses externalités, ses effets sur la recherche et l'innovation, et surtout l'apprentissage qu'induit l'accumulation productive elle-m3me (learning by doing). S'il ne fait pas de doute que l'accumulation des savoirs est un important facteur de croissance économique, rien n'indique que la seule scolarisation le soit (si c'était le cas, on aurait du observer une accélération tendancielle de la croissance économique, non seulement dans les pays les plus développés mais aussi en Afrique..) et le problème reste entier de déterminer dans quelle mesure l'accroissement des taux de scolarisation est cause ou conséquence de la croissance, et dans quelles conditions il est susceptible d'engendrer une accumulation des savoirs productifs.

D e leur analyse, les auteurs du rapport de la Banque Mondiale tirent les conclusions suivantes : (a) l'investissement scolaire est, à lui seul, un puissant facteur d'amélioration des revenus et de croissance économique en Afrique ; (b) il est actuellement limité (quantitativement et qualitativement) par deux contraintes exogènes : la croissance démographique d'une part, le ralentissement économique d'autre part ; (c) un accroissement et une rationalisation des dépenses scolaires sont susceptibles d'agir sur ces contraintes par la relance de la croissance économique et la baisse de la fécondité.

Or, si rien actuellement ne permet d'affirmer que l'investissement scolaire a été et sera "productif" en Afrique, les arguments en faveur d'une relation de causalité directe entre scolarisation et fécondité en Afrique Sub Saharienne sont également très fragiles et reposent essentiellement sur des corrélations observées dans d'autres régions du m o n d e .

Plus généralement, c'est un défi théorique majeur que I'"inefficacité" de leurs interventions pose aux organisations internationales qui élargissent Ijur tutelle sur l'Afrique Sub-Saharienne :

- c'est le seul ensemble humain de la planète à n'avoir pas encore abordé sa transition démographique, malgré la baisse des taux de mortalité infantile, l'urbanisation et les programmes de contrôle des naissances ;

- l'impressionnante production scolaire depuis une génération, sur les modèles proposés par les organisations internationales, ne parait pas avoir eu d'effet sur la croissance économique ;

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- les plans de stabilisation du FMI, puis les plans d'ajustement structurel depuis 1980 semblent avoir eu plus d'effets négatifs que positifs, en particulier sur les principaux indicateurs de développement ;

- malgré la conditionalité qui accompagne ces plans, la tutelle économique, sociale et politique est détournée ou contournée ;

- peu après la mise en oeuvre de la "Dimension Sociale" de l'Ajustement en 1987, la Banque Mondiale recrute dès 1990 des anthropologues et aborde la "Dimension Culturelle"...

Q u e le "tissu social" de cette région soit différent de celui postulé par les modèles dominants est une des hypothèses de travail actuellement adoptées. O n la retiendra ¡ci en rassemblant quelques pistes de recherche plutôt que des réponses, dans la mesure où les informations quantitatives collectées en Afrique sur l'éducation l'ont été principalement sur la base d'un ensemble de questions désormais contesté. Seules des études pluridisciplinaires spécifiques, dans chacun des espaces africains, pourraient apporter des réponses cohérentes.

1. le c h a m p retenu ici est l'accès aux savoirs, dans ses deux types de modalités :

a) celles (learning by doing) qui sont directement liées aux (produit conjoint des) activités productives et sociales, i.e. qui dépendent de l'existence de (et de l'exposition à des) situations éducatives : initiation et formation sur le tas dans les activités traditionnelles et associatives, apprentissage dans les petits métiers urbains, assistance technique et transferts technologiques et culturels, expérience professionnelle dans les entreprises et les administrations, accès à l'écrit et occasions de l'utiliser dans la vie quotidienne, etc..

b) celles qui sont séparées de l'activité, i.e. qui relèvent de l'enseignement : l'instruction scolaire, le soutien scolaire, les actions d'alphabétisation, les écoles religieuses, les "volets formation" des opérations de développement, la formation continue, les actions de vulgarisation etc..

C o m p t e tenu des remarques précédentes : (1) ce sont les conditions de l'accès aux savoirs - et pas seulement à l'instruction scolaire - et l'articulation entre les différentes formes d'acquisition du savoir, qu'il conviendrait d'analyser ; (2) le problème des conditions d'accès au savoir est celui de ses modalités de rationnement, dans leurs relations avec le rationnement de l'accès aux m o y e n s de production et de subsistance : rationnements domestique, économique, politique.

2. les principales hypothèses retenues sont

a) L'accès aux savoirs est déterminé par le volume, l'origine et l'affectation du surplus, qui conditionnent (1) les transformations des structures économiques

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et sociales et donc la capacité de ces dernières à être porteuses d'apprentissages (2) le volume et l'allocation des ressources affectées à l'enseignement

b) L'effet des transformations économiques sur l'accès aux savoirs et ses modalités de rationnement est médiatisé par un ensemble complexe d'institutions sociales elles m ê m e s affectées par les changements intervenus dans le montant et les m o d e s de répartition du surplus.

3. L'Afrique Sub-Saharienne regroupe en 1990 47 pays, dont 35 ont moins de 10 millions d'habitants. C'est un sous-continent dont les régions, les climats, les langues, les ethnies, les religions, les situations politiques et militaires, etc..sont extrêmement variés. Qu'est-ce qui, malgré une telle hétérogénéité, permet néanmoins de considérer en première approche cet ensemble c o m m e un tout du point de vue de l'analyse des rapports entre l'économie et l'éducation?

a) la communauté familiale africaine et ses logiques propres de reproduction biologique et sociale qui gouvernent ses stratégies éducatives ;

b) la subordination de l'économique au politique - ce dernier largement déterminé par une forme spécifique de luttes sociales - qui c o m m a n d e , via l'affectation du surplus, l'accès aux savoirs ;

c) le régime d'accumulation de Péconomie de rente", son épuisement, et son "ajustement" sous tutelle internationale qui, médiatisés par les structures socio-politiques mouvantes du sous-continent, déterminent le volume du surplus et les possibilités d'accumulation élargie.

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II. E D U C A T I O N ET R E P R O D U C T I O N D O M E S T I Q U E : LE PRINCIPE D E S E C U R I T E

Le "noyau dur" des structures sociales de la plupart des pays de l'ASS est, de l'avis général, la communauté familiale qui, dans sa forme agricole traditionnelle,"régente la reproduction physique des individus, la reproduction des producteurs et la reproduction sociale sous toutes ses formes par un ensemble d'institutions, et qui la domine par la mobilisation ordonnée des moyens de la reproduction humaine" (Meillassoux 1975 p.9).

Ce sont par conséquent les m ê m e s logiques qui gouvernent et la reproduction biologique et la socialisation des jeunes, et l'on peut penser que la très forte cohérence des structures de cette forme élémentaire d'organisation sociale domine les formes d'adaptation de la communauté domestique aux transformations de l'environnement économique.

A . la logique de reproduction de la communauté domestique traditionnelle

1. la reproduction biologique

Par delà de nombreuses variétés régionales, il semble que la communauté agricole "traditionnelle" en Afrique présente des caractéristiques communes :

1. L'accès aux ressources naturelles, terre des ancêtres et patrimoine c o m m u n , est subordonné à l'appartenance à une collectivité définie par les règles de parenté et d'alliance.

2. L'énergie humaine est la source énergétique dominante. Les instruments de travail sont des outils à main n'exigeant pour être eux-mêmes produits qu'un investissement de travail individuel.

3. Le but immédiat de l'activité productive est la satisfaction des besoins alimentaires nécessaires à la perpétuation du groupe familial, et la mobilisation des ressources humaines s'ordonne autour de cet impératif. A l'inverse du modèle des manuels d'économie politique, où le consommateur arbitre entre une contrainte de moyens et une infinité de besoins, ici la contrainte est figurée par les besoins du groupe, les moyens humains étant la variable. 1

1 C'est ainsi que l'on peut expliquer par exemple l'effet de l'augmentation du prix à la production des cultures vivrières, induit par les programmes d'ajustement structurel : il semble que si on observe une élasticité-prix positive de l'offre dans les exploitations modernisées, en revanche on constate un effet King dans les exploitations traditionnelles qui répondent à une élévation du prix par une baisse des quantités offertes, de manière à maintenir constant le revenu monétaire.

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4. I'autosubsistance est primordiale. C e n'est que sous condition que celle-ci soit assurée que sont entreprises d'autres activités, telles que les cultures de rente, ou que sont attribués des c h a m p s individuels (Badouin 1985)

5. L'impératif de survie et de perpétuation implique, du fait de la faible productivité du travail :

- que tous les m e m b r e s de la communauté physiquement aptes produisent, les tâches étant réparties (très différemment selon les régions) en fonction de l'âge (les enfants sont très tôt associés aux tâches) et du sexe 2 - que, en raison de la nécessité d'avoir toujours un nombre suffisant de producteurs adultes, le groupe familial se c o m p o s e de plusieurs dizaines de personnes, et que la transmission du pouvoir se fasse plutôt entre aines et cadets qu'entre pères et fils ; - que soit assurée par des m o d e s spécifiques de distribution, que l'on a pu formaliser sous forme de "carte des droits et obligations" envers le passé et le futur (Mahieu 1990) la nécessaire circulation des subistances entre générations, de m ê m e que la circulation des enfants, qui peuvent être élevés par d'autres que leurs parents biologiques3. Le lien entre la fécondité et la charge de l'enfant est donc lâche. - que, eu égard au poids déterminant de l'énergie humaine et à la forte mortalité dans les premières années de la vie, la fécondité soit au centre des institutions sociales et des systèmes de valeur - que le surplus soit affecté prioritairement au renforcement des relations de parenté et d'alliance qui conditionnent la reproduction biologique et structurelle de la communauté domestique (cérémonies).

La c o m m u n a u t é africaine est donc un système très complexe de transferts de ressources humaines et matérielles entre individus et entre générations, axé sur la survie et la reproduction élargie du groupe.

Si l'appropriation de la terre est peu formalisée et surtout peu individualisée, et l'agriculture manuelle, le réfèrent du pouvoir est moins le contrôle d'un territoire que la maîtrise des h o m m e s . La stratégie de sécurité et d'expansion du groupe passe par le nombre de ses m e m b r e s , et donc de ses enfants, et cela d'autant plus que la productivité est faible et les conditions de survie précaires. Ainsi dans les zones sahéliennes, dans les mauvaises années les enfants et les adultes improductifs sont les premières victimes parce qu'il faut nourrir en priorité l'adulte productif ; d'où une natalité élevée pour qu'il y ait toujours un regain d'enfants pour profiter des bonnes années (Meillassoux 1991). Soit, dans la gestion des ressources humaines, un double horizon : celui à très court terme de la survie qui détermine les exclusions, celui à très

2 la polygamie semble prévaloir là où les cultures vivrières sont surtout le fait des femmes . 3 Entre 20 et 25 % des enfants de moins de 15 ans vivent loin de leur mère au Ghana et en Côte d'Ivoire, 18 % au Cameroun, 11 % au Nigeria, 13 % au Kenya, 21 % au Lesotho. Une étude sur la population Mandingue au Sierra Leone a montré que 34 % des enfants en vie recensés par les adultes interrogés avaient été placés hors de la famille ; dans la majorité des cas ce transfert avait eu lieu pour la première fois avant l'âge de 4 ans.(Caldwell 1991 p.9)

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long terme de la perpétuation, qui gouverne la régulation de la fécondité. O n pourrait dire que, biologiquement, la famille africaine traditionnelle est à la fois très fragile et très solide : très fragile, elle résiste mal à une ponction trop élevée de main d'oeuvre adulte4 ; très solide, ses institutions favorisent sa survie en longue période par la récupération des pertes en ressources humaines via une fécondité élevée.

2. la socialisation

A . Q u e dans ces sociétés les activités économiques, familiales, sociales et religieuses ne soient pas dissociées signifie que la socialisation des jeunes est "immergée" dans l'ensemble des rapports sociaux, les savoirs complexes qui s'y rattachent s'acquérant aussi bien dans l'activité productive que dans les veillées, les sacrifices et les cérémonies, les promenades d'initiation au cours desquelles se transmettent les connaissances écologiques, etc..i.e. une combinaison de culture postfigurative (dans laquelle les enfants sont instruits par leurs parents) et cofigurative, dans laquelle les classes d'âge constituent une fratrie hautement éducative (Mead). Sans "coût" économique, l'éducation est strictement complémentaire de, et non substituable à la reproduction biologique. Il ne peut y avoir de choix entre investissement humain "intensif" et "extensif".

B. La formation à la petite production marchande artisanale et au c o m m e r c e traditionnels, très actifs dans certaines régions, se présente c o m m e une combinaison des modalités décrites par A d a m Smith : rationnement domestique à l'entrée (famille, caste, appartenance ethnique) et apprentissage sur le tas organisé. Elle est fortement intégrée aux stratégies communautaires :

".. le futur formateur sera recherché parmi la parenté ou ailleurs, en fonction de sa réputation, du coût de l'apprentissage et d'autres conditions d'engagement. Bien souvent il s'agit davantage d'un véritable contrat d'alliance entre familles membres d'une m ê m e ethnie ou du voisinage. En ce sens la décision des parents n'obéirait pas nécessairement à des motivations purement économiques ou d'efficacité de la formation m ê m e si celle-ci affecte l'avenir professionnel de l'enfant qui n'a qu'à obtempérer s'il veut conserver le soutien moral et matériel de la famille. Le choix apparaît néanmoins cohérent aux yeux de cette dernière du fait qu'une alliance parvient à sceller ou à resserrer des liens de solidarité et de fidélité entre les parties en présence. Dans ce milieu social fragile, l'impératif familial doit l'emporter sur l'intérêt individuel afin d'assurer la survie dans un contexte urbain de lutte permanente" (Maldonaldo 1985 p.8)

Dans la mesure enfin où ce sont des sociétés de tradition orale, l'école - quelle qu'elle soit - en tant que lieu nécessairement séparé de transmission des savoirs

4 Un rapport de l'inspection coloniale en Côte d'Ivoire notait que, sans provoquer de risque de famines, on ne pouvait mobiliser pour le travail forcé plus de 5 % de la population totale à la fois (Meillassoux 1991). La traite des noirs, le travail forcé sous la colonisation ont entraîné la chute du volume de la population ; la propagation du sida, qui affecte d'abord les jeunes adultes, est susceptible dans certaines régions de compromettre la survie alimentaire de tout le groupe.

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écrits, ne peut, à l'inverse d'autres sociétés pré-industrielles, qu'être un corps étranger.

B. les stratégies domestiques dans un environnement changeant

Si la population de l'ASS est encore à 70 % rurale, la communauté domestique s'est modifiée sous l'impact des transformations économiques. Qu'est-ce qui demeure, qu'est-ce qui a changé des structures et comportements qui la caractérisent en tant que forme sociale? C o m m e n t peut-on prévoir ses stratégies dans la phase actuelle de regression économique? L'intensité et la rapidité des changements économiques et sociaux intervenus depuis 1960 tant du fait du gonflement que du tarissement de la rente, la faiblesse des savoirs sur l'Afrique dans ce domaine, invitent plus à la recherche empirique qu'aux généralisations hâtives. O n peut toutefois émettre quelques hypothèses de travail.

La structuration en réseaux de solidarité familiaux , assurant à la fois l'accès aux subsistances et la capacité de mobiliser les ressources humaines dans le double temps du très court et du très long terme confère à la communauté domestique une grande capacité d'adaptation aux modifications de l'environnement économique et à ses aleas, mais elle ne peut le faire que dans sa logique propre. Privilégiant la reproduction humaine, elle soumet ses membres à des prestations obligatoires (en temps et en argent) d'autant plus élevées qu'ils ont "réussi", réduisant donc d'autant la marge de liberté individuelle ouverte à l'investissement productif.

1. La migration des h o m m e s (vers la ville ou vers l'étranger) dissocie l'espace de production rémunérée de l'espace de la reproduction, assurée par les femmes .

- U n e émigration massive peut dans certains cas entraîner l'altération durable des conditions de la reproduction rurale : c'est le cas du Congo par exemple, où les femmes, majoritaires en milieu rural, ne peuvent plus, du fait de l'absence des h o m m e s pour les travaux lourds et de la contrainte de leur budget-temps, assurer une alimentation équilibrée. La reproduction biologique tend à se déplacer vers le milieu urbain (où réside la majorité de la population), la communauté domestique agricole ne remplit plus ses fonctions de sécurité et de lieu de repli ; le "retour" pourrait devenir impossible et l'exode rural définitif.

- Apparemment peu propice à la reproduction biologique et matérielle de la communauté agricole, l'émigration peut, dans la mesure où le système des obligations assure un flux de transfert vers la communauté familiale, (a) renforcer au contraire une fécondité favorisée par l'amélioration des moyens d'existence (b) étendre les réseaux de solidarité entre collatéraux et générations, en particulier via l'affectation traditionnelle des nouvelles ressources (exemple du renforcement des structures lignagières au Lesotho par l'affectation à la constitution de la dot des gains

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des cadets dans les mines sud-africaines ; exemple de la consolidation des structures traditionnelles de la région de Kayes au Mali par l'affectation collective des gains des migrants à Paris à des dépenses religieuses et somptuaires).

La phase de croissance urbaine et de développement du secteur moderne qui a suivi les indépendances a donc pu s'accompagner "d'un accroissement rural, dans la mesure où celui-ci sert encore largement de lieu de repli et de milieu de reproduction pour une partie importante de la population émigrée dans les villes ou à l'étranger. Dans ces conditions, c'est la famille étendue toute entière qui participe de la société industrielle et urbaine d'après guerre et non quelques uns de ses membres. C'est à elle qu'on laisse remplir les fonctions essentielles de pourvoyeuse de main d'oeuvre et de sécurité sociale. Mais les fonctions qu'elle accomplit à titre privé, dans sa perspective, à son échelle, dans un cadre économique non-marchand, donc selon ses règles et sa politique. Or sa politique est, plus que jamais dans cette conjoncture changeante, d'assurer sa propre perpétuation et sa solidité en tant qu'organisme et institution, en se donnant une base démographique sûre, donc large et équilibrée. La famille africaine, toujours investie des mêmes fonctions reproductrices, et de sécurité, cherche donc à s'appuyer, pour perpétuer cette tâche, sur les moyens et la morale qu'elle hérite de ses origines rurales" (Meillassoux 1991 p.6).

Par conséquent la migration, urbaine ou à l'étranger, en élevant le niveau de vie de l'ensemble de la communauté domestique, a permis d'amener à l'âge adulte une proportion plus élevée d'enfants sans modifier les comportements traditionnels de reproduction.

2. La scolarisation des enfants, qui était et demeure dépourvue d'utilité économique ou idéologique dans la communauté domestique rurale traditionnelle, est perçue c o m m e un investissement préalable à la migration vers le salariat et le secteur moderne.

La décision de scolariser un enfant répond donc à un calcul de placement rationnel, mais dont les paramètres ne sont pas nécessairement ceux de l'investissement en capital humain des manuels :

- la décision est souvent prise au niveau du groupe familial tout entier, non des seuls parents biologiques ;

- le choix n'est pas entre avoir beaucoup d'enfants non scolarisés ou peu d'enfants instruits, mais dans l'allocation des ressources en enfants entre diverses affectations possibles : travail domestique et agricole, apprentissage dans les métiers urbains, travaux informels divers, scolarisation , chacun devant contribuer, dans l'immédiat ou ultérieurement, à la survie du groupe, mais sans affecter la production agricole de subsistance et le travail domestique qui restent prioritaires

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- le coût de l'éducation scolaire est donc d'abord le renoncement aux autres formes d'apport immédiat de l'enfant à la survie du groupe. Il peut donc, toutes choses égales par ailleurs, être d'autant plus faible pour le groupe que le nombre d'enfants est plus élevé, et non l'inverse c o m m e on le postule généralement.

- le calcul ne peut se faire sur la base d'une comparaison de taux de rendement, dans la mesure où il n'y a pas de "placements" alternatifs possibles (moyens de production ou placements financiers). Il s'agit plutôt d'un "pari", l'enfant qui réussit pouvant, du fait du jeu des droits/obligations, rapporter des gains considérables au groupe familial, assurer sa sécurité et renforcer son pouvoir : revenus pécuniaires directs, prise en charge de l'éducation d'autres enfants du groupe, élargissement du réseau de relations, placement de proches, prestige, etc..

- l'horizon du calcul étant celui, infini, du renouvellement des générations, l'investissement scolaire est "répétable" avec d'autres enfants en cas d'échec.

O n peut ainsi expliquer :

- Le taux élevé d'abandons dans les premières années de l'enseignement primaire ; c'est un essai, seuls ceux qui réussissent et persévèrent poursuivront leurs études, les autres seront affectés à d'autres tâches. C'est ainsi qu'on peut par exemple interpréter, dans certains cas, la baisse de la fréquentation scolaire dans des régions d'agriculture vivrière à la suite de l'augmentation des prix des produits vivriers induit par les P A S : les adultes choisissant d'affecter une part accrue de leur temps à la culture, on mobilise davantage d'enfants pour les tâches domestiques (soin des plus jeunes, corvées d'eau et de bois, préparation des repas..), fortes consommatrices de temps.

- le fait, dans un environnement où l'instruction primaire ne suffit plus pour entrer dans le secteur moderne, que l'instruction primaire ne sera poursuivie et m e n é e à bien que si l'accès à l'enseignement secondaire et éventuellement supérieur est possible et envisageable, académiquement et financièrement. Dans ces conditions la restriction à l'entrée dans le secondaire et/ou l'augmentation du coût financier des études secondaires sont susceptibles de réduire la d e m a n d e de scolarité primaire. D e m ê m e , la suppression des bourses automatiques dans l'enseignement supérieur (dont le montant était à lui seul une forte incitation à investir dans les cycles inférieurs) doit avoir le m ê m e effet sur la d e m a n d e .

- le refus des écoles à vocation professionnelle agricole ou alliant études et production agricole ; le refus des études techniques dans la mesure où elles ne débouchent pas sur l'accès aux positions stratégiques pour l'accumulation qui sont celles de l'appareil d'Etat. Ces écoles ont été le plus souvent utilisées de

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manière détournée lorsqu'elles étaient accessibles dans des conditions avantageuses, dans la mesure où un diplôme, quel qu'il soit, permettait de rallier rapidement l'administration. D'où le choix, également rationnel dans la m ê m e perspective, des études supérieures de type juridique ou littéraire.

3. L'urbanisation n'est un facteur de baisse de la fécondité que dans la mesure

ou

- les enfants coûtent (élevage, logement, instruction) et n'apportent rien à la survie familiale immédiate - le rendement de l'investissement démographique intensif est élevé - le revenu familial s'élève, sa sécurité est suffisante et complétée par un dispositif de protection sociale - l'accès aux services sanitaires et sociaux abaisse la mortalité infantile et permet le contrôle volontaire de la fécondité - le nombre d'enfants à élever est décidé par le m é n a g e

L'ensemble de ces conditions ne parait guère rempli dans les villes africaines, sauf peut-être pour des groupes restreints du secteur moderne ayant réussi à s'affranchir de certaines obligations familiales :

- En l'absence d'une suffisante sécurité du revenu du travail et d'un système de protection sociale collective, la logique domestique du maintien d'une base démographique large s'impose, et cela d'autant plus que (a) le poids du travail domestique reste élevé lorsque les équipements collectifs sont rudimentaires (b) le secteur informel urbain utilise largement la main d'oeuvre juvénile (c) la raréfaction des emplois salariés stables réduit l'incitation à l'investissement intensif en capital humain ; - Dans la mesure où la carte des obligations impose aux adultes aisés et ayant peu d'enfants d'accueillir la progéniture de leur párentele, ils ne sont guère incités à réduire leur propre féconditéo, mais peuvent éventuellement exploiter les enfants qui leur sont confiés c o m m e le permet la carte des droits et obligations familiales6, - Là où se maintient le principe du flux ascendant net de richesse dans l'ordre de la parenté, l'emploi des enfants dans la sous-traitance informelle (qui s'étire d'autant plus dans les villes que le rendement du capital est faible) modifie la temporalité de la famille : "Ils ne sont plus perçus c o m m e le soutien futur des vieilles générations mais comme le soutien immédiat de leurs parents directs pour qui l'avenir, des uns et des autres, est moins urgent que les difficultés quotidiennes" (Meillassoux 1990 p.8). C e sont là des conditions peu favorables au fléchissement de la fécondité et au développement de la scolarisation.

5 Une enquête en Côte d'Ivoire montre que le nombre d'enfants par "noyau familial" est plus élevé en milieu urbain que rural : "c'esf davantage la propension de certains milieux en Côte d'Ivoire, les milieux urbains notamment, à avoir des pratiques matrimoniales favorables à un nombre élevé d'enfants (il s'agit essentiellement de la polygamie) et surtout la capacité de ces populations à retenir leur descendance et à l'élever au sein de leur propre ménage, tout en accueillant par ailleurs des enfants confiés, qui explique l'effectif supérieur de leur noyau familial". A Abijan en 1978-79, 1 9 % des enfants de moins de 15 ans ne sont pas des enfants directs du couple ou de l'individu responsable du groupe domestique où ils s'insèrent. (Vimard & N'Cho) 6 on explique parfois l'apparition de bandes d'enfants de rue (les "petits chiens" c o m m e on les n o m m e à Lomé) par la fuite hors de leurs familles - en particulier d'accueil - des enfants trop durement traités.

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Par conséquent : que le niveau générai de revenu s'élève ou s'abaisse, la logique de la c o m m u n a u t é domestique africaine, en milieu rural c o m m e en milieu urbain, impliquerait (a) une stratégie de fécondité maximale (b) une stratégie de scolarisation sélective, investissant d'autant plus de ressources sur d'autant moins d'enfants que les emplois du secteur moderne sont plus rates et exigent un niveau d'études plus élevé et plus coûteux.

Ces comportements sont rationnels dans l'environnement où ils se déploient. O n pourrait donc imaginer les conditions que devraient remplir cet environnement pour que cette rationalité s'exerce dans le sens d'une baisse de la fécondité et d'une scolarisation universelle, conditions qui ne se réduisent pas aux traditionnelles variables : niveau de revenu, taux de mortalité infantile, taux de scolarisation, taux d'urbanisation7

La première condition est sans doute, plus que le niveau des variables, leur stabilité et leur prévisibilité, dépendant de la sécurité alimentaire dans les campagnes et de la sécurité de l'emploi dans les villes, qui sont liées.

Si en effet la mobilisation de main d'oeuvre hors de l'agriculture a pour effets :

- de procurer des débouchés marchands à l'agriculture - d'alléger la charge pour la communauté domestique de la main d'oeuvre excédentaire - de permettre, grâce au surplus monétaire ainsi dégagé, d'élever la productivité agricole par la modernisation des exploitations, - donc d'offrir en retour des débouchés locaux à l'industrie et d'élargir le marché du travail salarié,

alors on peut penser que la sécurité alimentaire dans les c a m p a g n e s et un moindre besoin de main d'oeuvre agricole incite les familles rurales, pour un niveau donné de la mortalité infantile, à ajuster la fécondité au nombre plus faible de futurs adultes désirés. C e schéma semble avoir été historiquement déterminant dans les processus de transition démographique et d'extension du salariat industriel dans les économies développées (Lutz 1990)8

La réduction de la pression démographique familiale sur les couples urbains, combinée avec des perspectives plus larges donc plus sûres d'emplois salariés de tous niveaux, peut alors inciter les ménages urbains à réduire leur fécondité et à

7 "Dans les années 70, le niveau de revenu par habitant était identique en Afrique et en Asie. Le pourcentage du PIB provenant de l'agriculture, le taux d'urbanisation et l'espérance de vie à la naissance était comparables. La proportion d'enfants fréquentant l'école primaire n'était pas très différente d'un groupe à l'autre, notamment en ce qui concerne les filles" (Caldwell 1991 p.10). Et si la fécondité a baissé dans seuls pays d'Afrique sub-saharienne où la mortalité infantile n'est que de 70 pour mille enfants nés vivants (Botswana, Z imbabwe , Afrique du Sud) contre 110 p.mille environ dans l'ensemble de la zone, on peut penser qu'il ne s'agit pas d'une relation de causalité directe dans la mesure où il s'agit des seuls pays qui ont réalisé une accumulation industrielle. 8. A noter qu'une politique de stimulation des cultures vivrières par les prix semble, dans les conditions actuelles de productivité, favoriser la fécondité en renforçant la polygamie du fait que ce sont les f e m m e s qui se livrent traditionnellement à cette activité ; 40 à 50 % des f e m m e s auraient un mari polygame en Afrique Occidentale, 30 % en Afrique orientale. (Caldwell 1991 p 4)

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scolariser tous leurs enfants, en particulier dans les filières professionnelles et techniques induites par le développement industriel.

D e l'indépendance à la crise, l'investissement scolaire a d'autant moins été perçu c o m m e une alternative à l'investissement démographique que (a) il était relativement peu coûteux et très rentable (b) les revenus permettant de le financer augmentaient.

Dans des sociétés qui, originellement, ne connaissent pas de croissance démographique rapide, le secteur moderne, en permettant de nourrir régulièrement les enfants et de les amener à l'âge adulte avec une faible mortalité, apparaît donc c o m m e la cause principale de l'accroissement démographique africain. Mais "ceife croissance qui répondait alors aux demandes du marché du travail, s'est faite par les moyens économiques qui ont été mis à la disposition des populations africaines sans qu'elles aient à modifier leur comportement nataliste." (Meillassoux 1991 p.6). L'emploi dans le secteur moderne apportait l'amélioration des revenus, mais non la sécurité économique, qui reste dans la communauté domestique.

O n peut donc proposer l'hypothèse que l'augmentation des revenus et l'élévation du niveau de vie ont été perçues - à juste titre - par la population plus c o m m e des "aubaines" que c o m m e des transformations durables.9

3. Mais l'urbanisation, la scolarisation et la transformation des m o d e s de vie de la période d'expansion ont pu également dans certains cas (en dehors des pays ayant connu une dynamique d'accumulation industrielle et où la fécondité a baissé) affecter la structure ou le m o d e de fonctionnement de la communauté domestique.

- la déscolarisation est parfois imputée moins aux stratégies des familles qu'au comportement des enfants que le pouvoir des anciens ne contrôle plus

- on cite des cas où la famille nucléaire urbaine a réussi à s'autonomiser, lui permettant à la fois de contrôler le nombre des enfants à élever et d'échapper aux règles de redistribution qui ont fréquemment mis en faillite des entreprises par ailleurs viables

- il semblerait qu'en milieu urbain se développent des réseaux d'interdépendance (associations, sectes etc..) qui peuvent soit s'articuler avec, soit prévaloir sur les réseaux de parenté, y compris dans le domaine de l'accès à et du financement de l'éducation.

Dans la période actuelle, les transformations des stratégies familiales restent largement à étudier : dans quelle mesure les stratégies d'exclusion se développent elles à l'intérieur du groupe familial ou entre groupes ? C o m m e n t la communauté familiale gère-t-elle ses ressources humaines en situation de pénurie ? mobilise-t-elle

9 La baisse de la mortalité infantile elle-même n'a pas été perçue c o m m e un fait acquis : "que faire si tous les enfants d'une petite famille meurent? voilà l'argument le plus couramment avancé contre le contrôle des naissances" (Caldwell 1991 p.8)

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ses membres ou pressure-t-elle certains d'entre eux ? C o m m e n t réorganise-t-elle les

mobilités régionales et ville-campagne ?

En effet, si la communauté africaine a donné des preuves de sa remarquable

aptitude à amortir les chocs conjoncturels, il n'est pas exclu que la chute forte et

durable du revenu rende insupportable la charge des transferts pour certaines

catégories (adultes du secteur urbain en particulier) sans que puisse s'exercer

rentablement le droit corrélatif de mobilisation des ressources humaines. D 'où le

risque d'un effondrement du système communautaire et de la désagrégation de ce

système social (Mahieu 1990)

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III. EDUCATION ET REPRODUCTION SOCIALE. LE PRINCIPE DE CONSERVATION

A. Ecole de la bureaucratie, école du salariat généralisé :

L'école coloniale, qui formait les cadres subalternes de l'administration, n'avait vocation ni à scolariser tous les enfants, ni à leur donner une formation technique, ni à en mener une partie jusqu'à l'enseignement supérieur. C'était donc une forme éducative particulière, à la fois subordonnée aux systèmes scolaires occidentaux et sans lien avec les formes éducatives locales, initiation domestique et apprentissage artisanal.

D'une certaine manière, on peut analyser cette forme éducative c o m m e une version dégradée de la forme historique très ancienne de l'Ecole des appareils politico-religieux d'Etat, i.e. de la domination légale. Elle produisait la gradation/légitimation académique nécessaire à la bureaucratie, i.e. à une hiérarchie restreinte et stable de salariés dont le pouvoir devait être fondé sur la compétence plutôt que sur l'origine sociale, les fonctions spécialisées et définies, la carrière régie par des règles objectives plutôt que des critères individuels. Historiquement cette gradation essentielle à l'appareil administratif a pu revêtir deux modalités :

- le concours (cf. les "examens" de la Chine mandarinale) : la gradation est conférée par l'employeur, l'administration elle-même, en fonction de ses besoins. Le savoir nécessaire pour concourir peut être acquis de diverses manières (y compris dans des rapports marchands)

- le diplôme : c'est un appareil scolaire hiérarchisé (qui a pu historiquement se structurer sur le modèle de l'apprentissage) qui délivre les grades. Est exclue également dans ce cas l'autonomie complète de l'école par rapport à l'appareil d'Etat. Mais, à l'inverse de la forme "concours", le monopole d'Etat de la collation des grades n'implique nullement un ajustement strict des flux, et cela d'autant moins que le m ê m e appareil scolaire peut préparer également à des professions libérales incapables de s'organiser en corporations. Dans ce modèle, ce que nous désignons actuellement par niveau "secondaire" n'était pas le prolongement de l'enseignement primaire, mais un appendice, plus ou moins formalisé, de l'enseignement "supérieur" auquel il avait vocation exclusive de préparer.

Si le peuple a également une école, et cela dans les seules civilisations de récriture, elle est à l'origine de nature essentiellement religieuse, 1 sans vocation technique ou économique, et subordonnée à un savoir supérieur "qui se donne pour mission d'interpréter ou d'édicter les règles du jeu imposées aux acteurs, et enseigne

1 C e n'est sans doute pas un hasard, au Togo, ce sont les missions protestantes qui ont effectué la transcription écrite de la langue ewe afin que les fidèles puissent accéder au Livre, suivis par les catholiques qui ont transcrit le m o b a . Au Sénégal on apprend le Coran par coeur sans connaître sa langue (comme le latin autrefois dans les pays catholiques), mais l'enseignement de l'écriture dans les écoles coraniques a a m e n é les wolofs à écrire leur propre langue en caractères arabes.

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au corps social non pas à agir mais à se survivre" (Moscovici 1977 p.499). Si elle a été progressivement généralisée à tous les enfants à partir de l'industrialisation - mais sans accès possible à l'école de l'élite - c'est principalement pour répondre aux besoins d'unification idéologique, de maintien du lien social, de construction d'un habitus populaire favorable à la discipline salariale. La première socialisation était laissée aux rapports domestiques, et la formation technique pour l'essentiel à l'apprentissage, informel ou formel. Lorsque la formation professionnelle s'est scolarisée, c'est en tant qu'appendice terminal d'une éducation réservée au peuple, que nul auteur n'aurait songé à ranger dans la m ê m e catégorie que les lycées.

L'"éco/e unique" - fusion de l'"Eco/e des notables" et de \'"Ecole du peuple" -qui s'est imposée c o m m e modèle universel (aussi bien dans les pays colonisés que dépendants) n'existe en Europe que depuis quelques décennies et correspond à la phase de généralisation du salariat dans des rapports sociaux capitalistes (privés ou d'état). Ses spécificités sont : (a) la vocation à intégrer tous les enfants à la base (b) une gradation continue sur critères académiques, donc la possibilité théorique pour n'importe quel enfant d'atteindre le s o m m e t de la pyramide scolaire. Son émergence progressive en Europe occidentale n'a été possible que parce que :

- le pouvoir dans l'entreprise s'est lui-même bureaucratisé sur le modèle de la domination légale, hiérarchisant de manière fine et continue le salariat industriel et de services - le système productif offrait à tous niveaux d'études scolaires des possibilités d'emploi (salarié et indépendant), et donc : - le système éducatif (formel et non formel) offrait à tous les niveaux des possibilités de formation professionnelle, limitant ainsi la d e m a n d e de scolarisation prolongée - la modalité de rationnement par le "diplôme", donc sans régulation imposée des flux, avait prévalu dans l'Ecole de l'appareil d'Etat en Europe lors de la constitution des Etats-nations

Dans les sociétés africaines, où la rente agricole et minière était appropriée par les puissances coloniales, l'indépendance politique s'est traduite simultanément par la constitution d'un appareil d'Etat autochtone, et par le prélèvement du surplus par le pouvoir politique central. L'intensité de la d e m a n d e sociale d'éducation scolaire peut ainsi s'expliquer :

- par l'effet d'appel direct des emplois de la fonction publique ; - par le fait que l'accès à l'appareil d'Etat conditionne l'accès, direct et indirect, au surplus. L'appartenance à la fonction publique signifie - en plus des avantages en nature, de l'accès au crédit bancaire et aux fonds politiques - la maîtrise du cadastre, du fisc et du crédit, la possibilité de négocier auprès des administrés les actes relevant de la souveraineté de l'Etat 2, la faculté de négocier auprès des sociétés étrangères l'attribution des contrats d'importation et d'investissement, de prélever des fonds sur les caisses de

2 en 1974, un commissaire régional au Zaire percevait 2000 $ de traitement et 100.000 de prébendes (Bayart 1989)

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stabilisation, les entreprises publiques et l'aide extérieure, etc.. C'est ainsi que l'on a pu dire que la nationalisation était en Afrique la condition de l'accumulation privée (Cowen). D'une manière générale, l'accès à la sphère du pouvoir politique, par le prélèvement qu'il permet sur la rente, apparaît c o m m e la source principale d'accumulation économique.

Dans des sociétés de tradition orale, où aucune école de village n'existait avant la pénétration du christianisme et de l'Islam avec le capital marchand, et où les écoles ainsi créées ont servi de vivier de cadres intermédiaires à l'administration coloniale, la politique d'universalisation de l'enseignement primaire et la confirmation de sa jonction avec des niveaux supérieurs d'enseignement non régulés par l'aval contenaient le projet implicite absurde d'une société de fonctionnaires.

Pour que l'école, dans sa version de l'école unique, corresponde éventuellement aux structures de l'économie et de la société africaine, il aurait fallu que cette accumulation initiale se traduise par une accumulation productive porteuse de généralisation du salariat moderne hiérarchisé. Sous l'effet primordial de la d e m a n d e domestique, le système scolaire, après les indépendances, a donc "explosé" sur le modèle de l'école unique tout en ne débouchant que sur la bureaucratie d'Etat.

Mais cette expansion très rapide peut également trouver des hypothèses explicatives du côté de l'offre :

B . L'école c o m m e stratégie sociale d'extraversion

Investissement "migratoire" au niveau des stratégies domestiques, l'école est aussi investissement social en "extraversion". Les sociétés africaines, "segmentaires", sont des sociétés acéphales, se caractérisant par un pouvoir diffus plutôt que centralisé ou étatique3, et un pouvoir d'exploitation locale limité par le faible développement des forces productives, les stratégies de résistance passive ou de fuite des dominés, et l'âpreté des luttes sociales : "continent sous exploité où le pouvoir d'infliger la violence ne se soldait pas par celui de mettre au travail" (Bayart 1989 p.45). Les stratégies d'extraversion ont donc pu être interprétées à la fois c o m m e m o y e n économique de réduire l'exploitation interne 4 et c o m m e moyen d'utiliser les ressources iéologiques et militaires extérieures dans les conflits sociaux internes. L'école, véhicule de modernité et d'accès au m o n d e extérieur est donc aussi élément de stratégie d'exploitation des ressources extérieures :

"le rapport à l'occident concernait le rapport autochtone des forces et il était une question de survie.. Aussi l'école, dispensatrice du savoir européen, a-t-

3 "La contribution la plus distincte de l'Afrique à l'histoire de l'humanité a précisément été l'art civilisé de vivre de façon raisonnablement pacifique sans Etat' (Lonsdale, cité par Bayart 1989 p.58) 4 A propos de cas de vente locale des produits de l'aide alimentaire extérieure par des intérêts privés, J.F. Bayart ajoute : " les esprits chagrins ont d'ailleurs tort de trop s'en alarmer, car même ainsi elle demeure une aide humanitaire : au Niger, c'est son détournement qui a permis le relâchement de la pression fiscale sur une paysannerie exangüe' (p. 111 )

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elle bénéficié d'un engouement extraordinaire, si l'on fait abstraction des réticences initiales et particulières de certains groupes dominants à y envoyer leurs rejetons, ou de l'hostilité inévitable des anciens envers la diffusion de moeurs insolentes. Elle continue d'être un enjeu social primordial et de susciter une singulière mobilisation financière.."(Bayart 1989 p.52)

Or, eu égard à l'accroissement de l'importance relative de l'aide extérieure c o m m e source de rente, la crise semble susciter une intensification des stratégies d'extraversion. Malgré - ou à cause de - la raréfaction des emplois du secteur moderne, l'école peut donc demeurer un enjeu central des stratégies de lutte entre groupes sociaux.

C . L'école c o m m e stratégie d e neutralisation du surplus

Dans les sociétés segmentaires, ou les luttes sociales sont des luttes de groupes fondés sur les communautés domestiques et leurs alliances, l'accès au pouvoir central et donc à la rente et aux ressources d'extraversion est fragile et en permanence contesté ou contestable. Cette structure politique limite les possibilités d'affectation du surplus à des dépenses productives :

1 : empêcher l'accès au pouvoir des opposants suppose de limiter leur accès durable à ces ressources et d'empêcher la constitution de groupes dont la base économique serait indépendante du pouvoir. C'est ainsi que l'on peut expliquer par exemple

a) que, en Côte d'Ivoire, "le chef de l'Etat a personnellement veillé à (la) fusion des sphères du public et du privé, au moins pour en assurer la régulation politique. Grâce à leurs prélèvements sur les recettes de l'Etat et de ses diverses sociétés et à leur réalisation du surplus agricole et de la rente d'exportation, les membres de la bureaucratie ont massivement accumulé sans pour autant avoir la faculté de se poser en milieu autonome d'entrepreneurs capitalistes : en Côte d'Ivoire, il n'est guère de richesse autochtone qui soit pensable en dehors de la tutelle vigilante du "Vieux", et qui ne consiste pas en un recyclage contrôlé d'influence politique déléguée" (Bayart 1989 p. 112-113)5

b) que de nombreux gouvernements acceptent sans difficulté les recommandations du FMI relatives à la dissolution des grandes sociétés d'Etat, dans la mesure où elles ont pu servir à l'accumulation de factions politiquement concurrentes.

O n pourrait donc formuler l'hypothèse que la pérennité des structures politiques qui se sont construites lors des indépendances suppose que le développement de rapports sociaux capitalistes reste limité et subordonné, les luttes

5 on a pu également interpréter les "socialismes" en Afrique c o m m e un moyen de contrarier l'émergence d'un secteur privé autochtone qui aurait pu devenir politiquement et économiquement concurrent (Bayart 1989 p.123)

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pour le pouvoir demeurant des luttes entre factions (donc renforçant et non détruisant ces structures). Dans ces conditions, il y a des raisons non seulement économiques mais politiques pour que la pratique du "chevauchement" entre activités non marchandes publiques et activités lucratives privées reste principalement limitée à l'accumulation dans les activités commerciales et la propriété foncière et immobilière, et qu'une fraction importante du surplus soit placée à l'étranger dans les pays développés.

2. Les possibilités d'élargissement de la base traditionnelle du pouvoir sont limitées, liées à l'accroissement démographique6, et passent largement par des modalités d'affectation familiale du surplus. D'où :

a) la compétition pour la distribution privée de la rente qui implique, pour conserver le pouvoir politique central, de "nourrir" à la fois les dépendants et les opposants éventuels, selon des systèmes de rotation qui renforcent la dimension d'"aubaine" à très court terme des ressources ainsi collectées et la voracité avec laquelle elles sont prélevées ;

b) l'affectation d'une fraction importante du surplus à des dépenses improductives, qui sont par ailleurs autant d'occasions de prélèvements privés : dépenses somptuaires, usines mort-nées, dépenses militaires., mais aussi dépenses d'éducation.

Dans la mesure en effet où l'école débouche principalement sur les emplois publics et donc l'accès à la rente et aux ressources d'extraversion, on peut certes au niveau domestique l'analyser c o m m e une accumulation privée mais non nécessairement au niveau social c o m m e une dépense productive. A ce dernier niveau, la scolarisation pourrait alternativement s'analyser c o m m e une dépense improductive contribuant à stériliser (du point de vue économique et politique) une partie non négligeable (jusqu'à 6 % du PIB) du surplus. Elle permet de distribuer des revenus (rémunération du personnel enseignant, bourses d'études) et, étant donné la pression de la d e m a n d e , elle est politiquement rentable.

O n pourrait, en renversant paradoxalement l'affirmation selon laquelle "l'éducation constitue peut-être la plus importantes des réalisations de l'Afrique dans le domaine du développement' (supra) proposer qu'elle a été peut-être l'un des facteurs de non-développement de l'Afrique, dans la mesure où elle participe de la "part maudite", cette fraction du surplus "interdite de retour" dans la sphère de la production parce que, en favorisant l'émergence de rapports sociaux capitalistes, elle remettrait en cause l'organisation socio-politique : "si le système ne peut plus croître, ou si l'excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique" (Bataille 1967 p.71)

6 d'où le caractère hautement politique des recensements de population (cf. l'exemple récent du Nigeria)

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D . l'éducation et la stratégie de reproduction des groupes dirigeants

Le système scolaire de "l'école unique", seule forme éducative dépourvue de mécanismes de régulation de l'articulation entre rationnement de l'accès à l'éducation et rationnement de l'accès aux moyens de subsistance, est une invention d'apprenti sorcier. Si elle était inévitable à un certain stade du développement des sociétés capitalistes avancées, elle est partout en crise. D e ce point de vue, les sociétés africaines proposeraient moins un cas aberrant qu'un miroir grossissant.

Dans une société où la base productive ne s'élargit pas, ni par conséquent le surplus issu de la production locale, la production intensive d'individus ayant vocation exclusive à participer à sa redistribution est porteuse d'une intensification des luttes sociales et d'une menace pour l'élite parvenue au pouvoir par la m ê m e voie. Il n'est donc pas surprenant que, dans une période où le surplus s'amincit et le chômage des diplômés s'accroit, le principe de conservation se traduise par des stratégies de défense. O n en identifiera trois :

1. la stratégie de la fuite en avant

U n exemple : Le Congo, bénéficiant d'une rente pétrolière, a connu une urbanisation très rapide (plus de 60 % de la population était urbaine en 1984) et une marginalisation des campagnes. En 1987, l'emploi agricole est principalement féminin et âgé , plus du tiers des h o m m e s occupés est dans le secteur moderne urbain, et dans ce secteur 8 0 % des emplois sont des emplois publics. En 1984, les taux de scolarisation sont de 1 6 0 % dans le primaire (record mondial), 8 7 % pour le secondaire et 6 % pour le supérieur : 35 % de la population totale est à l'école (record mondial également). C e développement s'est accéléré dans les années 70, avec des rendements particulièrement faibles : les taux de redoublement sont de 3 0 % dans l'enseignement fondamental, de 5 0 % dans le secondaire (l'âge moyen au baccalauréat est de 24 ans, soit 6 ans de plus que l'âge théorique). Jusqu'au milieu des années 1980, les bacheliers bénéficient automatiquement d'une bourse à l'Université (les bourses absorbent alors 25 % du budget de l'éducation, soit 5 % du budget national) ; les étudiants boursiers diplômés sont intégrés automatiquement dans la fonction publique. 95 % des bacheliers choisissent donc de poursuivre leurs études à l'université (où les taux de redoublement sont passés de 30 % environ en I980 à plus de 40 % en I986) et, c o m m e il faut les employer, dans de nombreux services publics les diplômés de l'université occupent tous les emplois de la hiérarchie. Eu égard à la faiblesse des taux de rendement internes du système scolaire et à sa très médiocre qualité, les experts étrangers suggèrent donc en 1985 diverses mesures destinées à améliorer la productivité du système d'enseignement. Elles sont refusées par le gouvernement dans la mesure où elles se traduiraient par un afflux immédiat de jeunes sur un marché de l'emploi saturé, et donc par des manifestations politiques. Le choix, à court terme, a donc été fait ici de stériliser une proportion croissante du surplus en l'affectant à l'expansion d'une fonction publique pléthorique et au stockage dans l'école de chômeurs potentiels susceptibles de

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menacer un ordre social que ne peuvent plus conforter des structures traditionnelles détruites par l'urbanisation.

2. la tentation du retour en arrière :

Exemple : dans une interview (Le M o n d e 2.2.1993), Alpha O u m a r Konaré, nouveau président de la République du Mali, fils d'instituteur et docteur d'une université européenne, déclare que "notre système éducatif a été conçu au départ pour former des agents de l'administration coloniale. Dans son essence il n'a pas varié ces trois dernières décennies. Aussi cette école est-elle au pis une immense fabrique de chômeurs, au mieux une fabrique de cadres qui n'ont aucune prise sur la réalité. Car cette école ne prend en charge ni les cultures locales ni l'environnement, elle communique dans une langue étrangère, et n'a jamais pu s'enraciner profondément. Cette école est une école d'exclusion". Aussi convient-il, "à partir d'une reflexion sur les structures culturelles traditionnelles (il n'y a pas de différence entre les structures dites culturelles et les structures dites d'éducation)", d'ouvrir "des centres éducatifs qui dispenseront un enseignement de base dans une langue locale" et enseigneront "outre la lecture, l'écriture et le calcul, les rudiments d'hygiène, de la maîtrise de l'environnement, de l'éducation civique, de l'histoire et de la géographie". Il fait simultanément appel aux élites traditionnelles "qui ont été exclues de la vie active.. C'est avec les élites de nos villages, de nos communautés rurales, qui ont créé nos biens et nos traditions culturelles, que nous devons trouver des solutions". Dans un pays pauvre et relativement peu scolarisé au niveau primaire, où il est impossible à la fois de financer une l'extension de l'école et de satisfaire les aspirations sociales des jeunes, ce discours pourrait apparaître c o m m e celui de l'alliance conservatrice entre élites issues de la scolarisation et anciennes élites traditionnelles, avec pour corollaire la coupure de la route scolaire qui a permis l'accession des premières et les m e n a c e désormais.

3. les stratégies de différenciation :

Planifier la déscolarisation est politiquement héroique.7 Aussi bien les modèles de planification de l'éducation dans l'optique dite "des besoins de main d'oeuvre", largement utilisés après les indépendances, ont-il été abandonnés. Dans des pays où la stratification sociale s'intensifie et se fige 8, plus pragmatique est - sous couvert de la tutelle des agences internationales - la stratégie consistant à réduire les dépenses d'enseignement et laisser se dégrader ce service public, la reproduction des élites pouvant toujours être assurée par le secteur privé et/ou l'étranger.

7 "most african governments wose educational systems are under siege have been unable to m a k e such choices and instead have m a d e reponsive adjustment to successive pressures affecting the system. Perhaps most governments anywhere would prefer the path of drift, or subtle adjustment and dilution, rather than risking public wrath by cutting ongoing programs outright" (Education Priorities and Aid Responses in S S A . 1986 p.33) 8 "Il fait ..peu de doute que la mobilité sociale dont d'aucuns se félicitaient, sans doute trop hâtivement, il y a deux décennies, s'est d'ores et déjà restreinte. Les hierarchies se referment sur elles m ê m e s et penchent vers la reproduction, en particulier scolaire, des catégories dirigeantes. Les premiers résultats des politiques d'ajustement structurel poursuivies depuis la fin des années soixante-dix sous l'égide des institutions financières de Washington révèlent, notamment au Senegal et en Côte d'Ivoire, ce figement de la stratification" (Bayart 1989 p.97)

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O n proposera donc c o m m e hypothèses :

1. L'éducation scolaire n'est pas nécessairement un investissement socialement productif, dans la mesure où (a) il est consommation ostentatoire du surplus (b) sa fonction est non l'élargissement de la base productive mais l'appropriation privée de la rente sociale et l'extraversion. L'efficacité économique et sociale de l'école doit être démontrée au cas par cas, elle ne peut être postulée.

2. Dans la mesure où l'instruction scolaire permet le branchement d'une canalisation sur le surplus et la pratique du "chevauchement", elle est source d'accumulation privée. Rentable, elle peut donc aussi être indirectement productive si les conditions sociales et politiques sont remplies pour qu'émerge un groupe - voire une classe -d'entrepreneurs capitalistes, et donc s'étende cette "zone d'indétermination lignagière" qu'est le salariat.

3. Si ce n'est pas le cas, on peut s'attendre, dans un contexte de contraction de la rente, à une accentuation des inégalités et au freinage de la mobilité sociale, les élites en place s'efforçant de soumettre par des voies diverses l'appareil scolaire à la seule nécessité de leur propre reproduction. Dans cette hypothèse (a) il est probable que la d e m a n d e scolaire se réduise en extension (rétrécissement relatif de la base de la pyramide scolaire) et s'intensifie (durée et éventuellement qualité) (b) se posera alors aux gouvernements le problème aigu d'une socialisation des jeunes que n'assurent plus les structures traditionnelles

5. La tutelle étrangère sur l'éducation en Afrique, particulièrement puissante en termes financiers, est un enjeu majeur des stratégies d'extraversion et des stratégies internes de reproduction des groupes locaux. La question de son "efficacité" est celle des modalités complexes de l'interface entre les logiques propres des agences d'aide et celles des sociétés africaines.

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IV. EDUCATION ET ACCUMULATION ECONOMIQUE : LES CONTRADICTIONS

"En fait, la scolarisation est voulue à grande échelle. Préoccupation nationale de haut niveau, elle est un lieu de grande sensibilité politique. Considérée comme l'espoir de la nation, elle est ce sur quoi comptent les parents pour avoir des changements. Mais en même temps le contenu de la scolarisation ne trouve pas de champs d'application. C'est ainsi qu'"apprendre pour connaître" à l'école devient un principe convertible en "apprendre pour oublier". Car en réalité c'est moins l'ensemble des connaissances acquises que le niveau atteint qui reste valable. L'individu aura donc été ce disciple dont le profil d'avenir exigé se limiterait à son titre et non pas aux innovations qu'il pourra apporter" (Quenum 1992)

Là est sans doute le problème central : l'ASS semble accumuler les titres scolaires, mais non les savoirs qui ne peuvent procéder que de l'utilisation effective des connaissances acquises à l'école et des apprentissages, individuels et collectifs, liés à l'invention et/ou à la mise en oeuvre concrète des nouveaux types et méthodes de production (marchande et non marchande) et des nouvelles formes d'organisation et d'information qui accompagnent l'accumulation productive. Dans quelle mesure la dynamique spécifique des économies de l'ASS peut-elle rendre compte de ce phénomène? la crise du m o d e d'accumulation africain est-elle porteuse de transformations dans ce domaine?

A . Accumulation sociale sans accumulation productive

Des indépendances à nos jours, le modèle dominant de l'accumulation en A S S a été T'économie de rente", dont l'épuisement conjugué avec une conjoncture internationale de crise débouche dans les années 80 sur la tutelle extérieure des politiques d'ajustement.

En théorie de la répartition, la rente désigne un prélèvement monétaire sur le produit social effectué au titre de droits de propriété, de pouvoirs régaliens, ou de positions stratégiques dans la circulation des flux (rentes de situation). C'est donc un revenu sans apport de facteurs de production.

A u niveau macro-économique, on désigne sous le terme d'économie de rente une économie dans laquelle l'essentiel du surplus monétaire (a) est issu de la vente sur le marché mondial de produits agricoles (rente de travail) ou miniers ou de flux de transferts (rentes de situation), (b) est principalement capté par la puissance publique et le capital marchand. Il désigne donc à la fois un m o d e d'insertion dans l'économie mondiale et une forme de prélèvement du surplus. Le volume de celui-ci dépend (1) des prix mondiaux (2) de l'extension des cultures d'exportation et de l'exploitation des ressources naturelles aini que des possibilités

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d'obtention de ressources d'extraversion (3) du taux de prélèvement imposé par les bénéficiaires directs de la rente.

L'utilisation de la rente n'est pas, à ce stade, prise en compte. Elle peut être affectée (a) à l'élargissement de la base de l'économie de rente (extension ou intensification des cultures de rente, prospection minière..) (b) à des investissements susceptibles de générer d'autres sources de surplus (c) à des dépenses improductives.

La capacité de la rente à générer une accumulation productive dépend de son volume, mais aussi (a) des conditions naturelles (b) de l'étendue des marchés internes et/ou de la compétitivité extérieure (c) des structures socio-politiques. Dans la mesure où les pays n'ont pas pu (ou voulu) réussir une accumulation productive, on caractérise également parfois le modèle de l'"économie de rente" par le fait que le surplus n'est pas, pour l'essentiel, affecté à l'investissement. C'est donc une économie qui se reproduit sans accumulation productive. Le terme recouvre alors également le système des transferts, c o m m e m o d e spécifique de répartition interne du revenu.

A des degrés divers selon leur dotation en richesses naturelles et leur pouvoir de négociation, la croissance de la plupart des économies africaines au cours des 30 dernières années s'est effectuée sur ce modèle, qui s'est progressivement épuisé :

1. les exportations portent quasi-exclusivement sur des produits de base en déclin :

Les produits primaires constituent toujours 85 % des exportations de l'ASS à la fin des années 80 (en Asie du Sud la part des produits primaires est passée de 63 % en 1965 à 30 % actuellement). Or :

a : ces produits subissent les fluctuations très amples des cours mondiaux, obstacle à la mise en oeuvre de politiques de planification à long terme c o m m e celles qui ont été privilégiées dans les années 6 0 . En termes réels (le déflateur étant l'indice de la valeur unitaire des produits manufacturés exportés vers les pays en développement par les pays du Groupe des Cinq), la variation annuelle en pourcentage des prix des produits de base hors pétrole a été de - 4,4 entre 1983 et 1988, + 12,1 en 1988, - 1 , 5 en 1989, -11 ,9 en 1990. Pour le pétrole aux m ê m e s dates les variations sont respectivement de -18 ,8 , -26,3, + 20,3 et + 22,2. (Banque Mondiale 1991).

b : si on peut stabiliser les cours des matières premières, on ne peut pas enrayer la baisse des débouchés et le déclin des prix réels de ces produits en longue période. Rapporté au prix en dollars du commerce mondial de produits manufacturés, l'indice des prix des matières premières exportées par l'ASS a baissé de 4 0 % entre 1960 et 1990). Le poids de l'ASS dans le commerce mondial a régulièrement décru, de 2,9 % en 1960 à 1,2 % en 1987.

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2. l'industrie est restée marginale et décline rapidement

Après la seconde guerre mondiale, l'ASS avait connu un début d'industrialisation (substitution d'importations, valorisation des produits locaux) sous l'effet de l'implantation de firmes étrangères, de la diversification du capital marchand local et, pour certains pays, d'une accumulation étatique favorisée par la disponibilité de l'aide extérieure 1. Industrialisation fragile du fait de sa dépendance à l'égard des capitaux étrangers 2, de la technologie et des intrants importés, de la main d'oeuvre expatriée, de la protection douanière et des surévaluations du change.

Dans les pays qui connaissent la période d'euphorie de la rente des années 70, le taux d'investissement m o y e n est faible, et surtout (hors investissements miniers des firmes multinationales) il s'agit principalement d'investissements publics d'infrastructure (souvent de nature politique) ou à forte intensité capitalistique dans des pays de main d'oeuvre surabondante, financés à près de 45 % sur des emprunts qui répondaient plus à une logique de pari sur rente future que de rentabilité des investissements, les banques - contrôlées par l'Etat - fonctionnant par ailleurs hors critères d'efficience et de bonne gestion. O n sait que, réalisés sans étude préalable des marchés, des approvisionnements et de la rentabilité, mal localisés, surdimensionnés, mal maîtrisés technologiquement, gérés hors de toute transparence, ces "éléphants blancs" ont rapidement été déficitaires dans les années 70, créant ainsi de surcroit un effet d'éviction envers le secteur privé.

Le taux de croissance annuel moyen de la valeur ajoutée industrielle en A S S décroit de 8,9 % pour la période 1960-70 à 4,9 % de 1970 à 1980 et 0 ,3 % de 1980 à 1986 (alors qu'il est respectivement de 6,25 et 5,9 % au cours de ces deux dernières périodes pour l'ensemble des pvd). C e taux, qui était supérieur à 5 % pour 34 pays de l'ASS entre 1963 et 73, ne l'est plus que pour 7 d'entre eux entre 1976 et 1986. D e 1965 à 1986 le ratio valeur ajoutée industrielle/PIB stagne à 1 0 % tandis qu'il passe de 20 à 3 0 % pour l'ensemble des pvd. En 1985 la valeur ajooutée industrielle de l'ASS est de 19 billions de $, soit la moitié de celle de l'Inde, le tiers de celle du Brésil. Les exportations industrielles de l'ASS ne représentent plus que 0 , 2 3 % des exportations industrielles mondiales, soit 8 $ par tête, contre 57 pour les pvd et 1552 pour les pays industrialisés (Riddell 1990). L'industrie emploie 1 million de travailleurs pour toute l'ASS (autant que l'Afrique du Sud à elle seule).

Rares sont les pays qui ont connu une "semi-industrialisation" (cinq états représentent 60 % de la valeur ajoutée manufacturière : Nigeria, Z imbabwe, Côte d'Ivoire, Ghana , Kenya). Dans les cas de réussites, avant les années 1980, c'est la d e m a n d e intérieure qui a été le principal facteur de croissance du secteur, sous réserve de la possibilité d'accès aux devises (que l'industrie ne peut gagner elle-m ê m e en A S S ) . Depuis 1980 ce sont les politiques macro-économiques qui paraissent être la principale cause du déclin (Riddell 1990). Dans trois pays seulement

1 les déficits des pays d'afrique francophone étaient financés à concurrence de 30 à 50 % par des dons de la métropole et des prêts à 25 ans à intérêt nul ou inférieur à 5 % 2 70 % du capital social cumulé des industries de transformation dans les pays francophones en 1970 (Hugon 1993)

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l'industrie n'est pas actuellement considérée c o m m e "en dysfonctionnement" (Maurice, Zimbabwe, Nigeria).

L'industrie a donc globalement fonctionné moins c o m m e m o d e d'accumulation économique que c o m m e m o d e d'accumulation sociale, moins c o m m e lieu de création de valeur que d'appropriation de la rente, au m ê m e titre que le reste des dépenses publiques : plus de 27 % du PIB en 1990, contre 19 % dans les pays à faible revenus non africains (Hugon 1993).

c ; la priorité des dépenses improductives :

L'essentiel de ces dépenses a servi, via le gonflement d'une "bureaucratie contre-productive" 3 et l'attribution de salaires indexés plus sur les traitements des fonctionnaires coloniaux que sur le revenu par tête, à redistribuer la rente plutôt qu'à assurer le service public. Aussi bien, dans les années 80, la contraction de la rente publique se traduit par le sacrifice des budgets d'investissement et des dépenses de fonctionnement au profit de l'effectif et des rémunérations de la fonction publique.

O n peut donc dire que la logique de l'économie de rente est fondamentalement une logique de distribution et non de production. La rente primaire, relayée par la rente de l'emprunt, sert à accumuler du "social",i.e. du pouvoir, dans la logique des structures de base, donc via entre autres l'extension conflictuelle des réseaux et l'élargissement de leur base démographique. L'objet "officiel" de l'affectation de la rente est secondaire, ou plutôt ne prend tout son sens que c o m m e enjeu de la compétition pour le partage de la rente, compétition d'autant plus exacerbée que ses sources se tarissent.

B. accumulation des diplômes sans accumulation des savoirs

1. l'instruction scolaire

Parmi les dépenses publiques, celles affectées à la scolarisation ont bénéficié d'une particulière légitimité, tant intérieure qu'internationale.

Dans ce domaine l'effort de l'ASS a été nettement supérieur à celui de l'ensemble des pvd :

3 "on peut admettre l'hypothèse que la bureaucratie est sécrétée par l'effet du projet de construction d'Etats modernes, introduit par le pouvoir colonial, qui s'est greffé au système traditionnel d'administration du pouvoir politique, où le clientélisme ne se fonde pas sur des enjeux économiques, mais bien plus sur la cohésion du groupe ethnique, sur le jeu d'alliances et d'ententes, le tout géré par les détenteurs de la rente de l'instruction, ceux qui sont capables d'écrire et de lire et de contrôler la communication avec l'étranger" (Bahri 1988)

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tableau 1 :

Dépenses publiques d'enseignement en % du PIB

1970 1975 1980 1988

ASS

3,1 3,8 4,9 4,5

PVD

2,9 3,6 3,8 4,1

(source : Unesco : World Educational Report 1991)

Pendant 20 ans, l'élasticité des seules dépenses publiques d'enseignement par rapport au PIB a été supérieure à 1. Dans 2/3 des pays les dépenses publiques d'éducation ont été supérieures à 4 % du PIB et au quart des dépenses budgétaires courantes (Hugon 1993). O n estime qu'en A S S le coût par élève est respectivement, par rapport au PIB par tête, de 0 ,2 pour le primaire, 1,3 pour le secondaire et 10 pour le supérieur, soit un ratio de 1 à 50 entre les niveaux extrêmes (à comparer avec un ratio de 2,5 environ en Europe) (Hugon 1993). En 1981, par rapport à l'ensemble des pvd, le coût unitaire du primaire en A S S est de la moitié environ, alors qu'il est respectivement 2,3 et 4,2 fois supérieur pour le secondaire et le supérieur.

tableau 2 :

coût unitaire par élève (en $ courants) :

Afrique

Asie

Pays développés

primaire

1975 1981

41 59

33 67

secondaire

1975 1981

225 409

61 109

868 1649

supérieur

1975 1981

2878 3481

179 282

2080 3726

(source : Orivel 1986)

Si les coûts unitaires en $ sont assez voisins dans le primaire en Afrique et en Asie, le ratio passe à 4 dans le secondaire et 12 dans le supérieur, où le coût par

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étudiant en Afrique est pratiquement le m ê m e que dans les pays développés, alors que le PIB par tête africain est de l'ordre de 5 % de celui des pays développés.

Les données de 1983 de la Banque Mondiale montrent par ailleurs des différences considérables de coût unitaire selon les pays. Pour prendre quelques extrêmes :

tableau 3 :

coûts unitaires dans quelques pays de l'ASS :

primaire :

moyenne A S S

Ouganda

Mauritanie

secondaire :

moyenne A S S

Ghana

Tanzanie

supérieur:

moyenne A S S

Ghana

Mauritanie

$US courants

48

8

143

223

39

823

2710

619

10969

coût u. /PIB

per capita

0,04

0,33

0,13

3,43

2,0

25,0

(source : Banque Mondiale 1988)

En A S S , où aucun pays n'affecte plus de 5 % des budgets de l'enseignement aux dépenses courantes hors rémunérations (pour plus de la moitié ce pourcentage est de 2), ces écarts s'expliquent par les différences de rémunération des enseignants et surtout, pour l'enseignement supérieur, par l'importance des bourses d'études. Ces dépenses de transfert représentent en moyenne 34 % des dépenses de fonctionnement de l'enseignement supérieur ; elles atteignent 78 % au Mali, où le coût unitaire de l'étudiant pour la collectivité est de 8 fois le PIB par tête.

Par l'intermédiaire des rémunérations des enseignants et des bourses, les budgets de l'éducation sont donc de puissants instruments de répartition de la rente, et cela d'autant plus que les effectifs des niveaux supérieurs d'enseignement croissent plus rapidement que ceux du primaire :

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tableau 4 :

taux de croissance annuel (%) des effectifs scolarisés

primaire

secondaire

supérieur

ensemble

1970

1975

7,4

14,3

13,3

8,2

ASS

1975

1980

9,4

14,4

14,0

10,1

1980

1988

1,8

4,3

8,1

2,3

1970

1975

5,3

7,7

11,9

5,9

PVD

1975

1980

2,2

5,7

7,1

3,2

1980

1988

1,1

3,1

4,5

1,8

(source : U N E S C O . World Educational Report 1991)

A noter cependant que :

- eu égard à l'importance relative de la population d'âge scolaire en A S S (le ratio des classes d'âge 6-14 à la population 15-65 ans est de 5 0 % environ, contre 30 % pour l'ensemble du m o n d e et 18 % pour les pays développés), le pourcentage de chaque degré de l'enseignement dans l'accroissement absolu des effectifs totaux tous degrés confondus reste massivement en faveur du primaire : soit, pour la période 1970-1988 : 7 6 , 7 % pour le primaire, 21 ,7% pour le secondaire, et 1,6% pour le supérieur, à comparer avec respectivement, pour l'ensemble du m o n d e : 50,1, 40,7 et 9,2.

- en A S S , c o m m e à un moindre degré en Asie, la croissance des effectifs ne suffit plus à élever ou m ê m e stabiliser les taux de scolarisation qui, en Afrique, seraient passé, pour la population 6-23 ans, de 20 % en 1970 à 38 % en 1980 pour regresser au dessous de 35 % en 1990 (Unesco. World Education Report 1991).

- les taux d'accroissement dans les années les plus récentes sont sujets à caution, dans la mesure où il semblerait que depuis 1985 environ dans plusieurs pays les administrations se bornent à reconduire les données antérieures et que les établissements privés qui bénéficient de subventions répugnent à fournir leurs statistiques

- dans certains pays il semble y avoir une chute des effectifs en termes absolus dans le primaire (Berstecher, Carr-Hill 1990).

Il n'en reste pas moins clair que :

a : la scolarisation est prioritaire sur l'ensemble de la période et, malgré la contraction des ressources publiques affectées à l'instruction scolaire, la

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croissance des effectifs s'est poursuivie avec une baisse globale de 33 % des dépenses ordinaires par élève entre 1980 et 1988

b : la tendance lourde est au rétrécissement relatif de la base de la pyramide scolaire et au gonflement de son s o m m e t par le double effet d'appel des bourses d'études et de la dépréciation des diplômes due à la raréfaction des emplois du secteur moderne (effet de "filtre"). La dynamique actuelle du système école-emploi génère donc simultanément (a) une tendance à l'affectation à la reproduction scolaire d'une part d'autant plus importante de la rente que celle-ci se réduit (b) une tendance à la production de diplômés d'autant plus nombreux que les emplois correspondants se raréfient.

2. les apprentissages par la pratique

L'école est la partie émergée de l'iceberg des apprentissages. Si les données quantitatives sur l'école sont déjà modérément fiables, les informations relatives à la qualité des acquisitions scolaires sont au mieux ponctuelles, et celles qui touchent à toutes les autres formes d'acquisition de connaissances et de savoir-faire, et à l'articulation entre elles et l'école, n'ont guère fait l'objet d'exploration. Etant donné de surcroit la profondeur et la multiplicité des transformations intervenues dans l'espace africain et l'hétérogénité extrême de cet espace, on se bornera donc à poser quelques questions sur les relations possibles entre l'accès aux savoirs non scolaires et les formes prises par l'accumulation en A S S .

a. les socialisations domestiques :

Le maintien des formes traditionnelles d'apprentissage domestique et dans les groupes d'âge et d'initiation supposent la stabilité et la concentration de tous dans un m ê m e lieu de production. Lorsqu'il y a dissociation des lieux de travail et de vie familiale et sociale, et que de surcroit des medias modernes pénètrent dans les foyers, on peut penser que les formes traditionnelles tendent à disparaître. C'est le cas en milieu urbain, où, semble-t-il, la quasi totalité des adultes a été initiée, mais où cette pratique a disparu pour les jeunes (Sine 1979). Il semble également que disparaisse la transmission des savoirs ancestraux par les pratiques de divination, sorcellerie, médecine traditionnelle qui, selon des prêtres animistes, seraient entrés dans l'univers marchand au détriment de la transmission de leur contenu allégorique. Dans quelle mesure y a-t-il déperdition de connaissances écologiques et médicales?

Si dégradation il y a de cette forme de transmission des savoirs, on peut se demander dans quelle mesure elle affecte l'intégration dans un univers de savoirs modernes. Les élites scolarisées actuelles sont toutes passées par les formes traditionnelles de socialisation. D e m ê m e que l'on considère que l'on ne peut acquérir une langue étrangère que si on maîtrise sa langue maternelle, on a pu s'interroger sur

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la capacité à assimiler les savoirs étrangers transmis par l'école et les medias d'enfants dont la socialisation traditionnelle domestique a été affectée.

L'évolution des formes plus récentes de socialisation est mal connue. Si l'encadrement de la jeunesse par les partis uniques est en voie de disparition, une vie associative intense qui s'est organisée dans les villes (associations d'entr'aide, culturelles, religieuses..). Dans quelle mesure remplit-elle des fonctions de socialisation des jeunes, et sous quelles formes? quelle est la part de la tradition? S'est-elle transformée et c o m m e n t en milieu urbain c o m m e en milieu rural?

b. l'apprentissage en milieu urbain.

Pour les familles dépourvues de ressources, dont les enfants ont abandonné l'école ou n'ont pas trouvé d'emploi dans le secteur moderne, la mise en apprentissage - solution de repli - a traditionnellement une double fonction :(a) de socialisation : le cadre de vie familial et les règles strictes de subordination dans lesquelles se retrouve l'apprenti sont une garantie d'éducation morale ; (b) d'apprentissage d'un métier qui leur permettra de contribuer à la survie de la famille. Cette pression de la d e m a n d e ne favorise pas la qualité des acquisition des apprentis, m a s s e de travailleurs dont on se soucie fort peu, "clef de voûte du système organisationnel de la plupart des petits métiers, et sa partie la plus vulnérable parce que démunie de toute protection" (Maldonaldo 1985).

Malgré la prolifération de textes législatifs destinés à contrôler le contrat d'apprentissage, la pratique coutumière domine. Ecrit ou verbal, le contrat précise le prix de l'apprentissage, variable selon le métier et les liens de parenté, sa durée, les conditions de travail. Mais les patrons sont pris dans la traditionnelle contradiction de l'apprentissage organisé entre (a) la crainte de former des concurrents (b) l'intérêt qu'il y a à disposer d'une main d'oeuvre quasi-gratuite. D'où :

- la formation reste sommaire le plus souvent, d'autant que patrons et apprentis sont fréquemment illettrés - le niveau technique et l'incitation à l'innovation sont faibles ; les aspects relatifs à la conduite des affaires (rédaction d'un devis, questions financières, gestion) sont le plus souvent ignorés - les patrons inclinent à ne pas livrer leurs "secrets" - les maîtres qui ont beaucoup de c o m m a n d e s ont tendance à exploiter leurs apprentis (pas de jour de repos dans la semaine, longues journées de travail, pas de prise en charge des accidents du travail..) et à conserver leurs apprentis le plus longtemps possible lorsqu'ils ont été formés, intérêt qui converge avec celui des familles lorsque celles-ci ne peuvent faire face aux dépenses d'apprentissage.

Quantitativement et qualitativement, les possibilités de développement de l'apprentissage dépendent du volume des affaires, de la nature des activités et de l'offre d'apprentis :

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- Les activités évolutives "modernes" dépendent en amont des activités industrielles et du bâtiment, en aval des revenus. Elles ont donc tendance à se contracter en période de regression économique globale. Simultanément la d e m a n d e d'apprentissage des familles semble s'intensifier auprès de patrons qui ne parviennent plus à la satisfaire, surtout dans les "nouveaux métiers", principalement de service (réparation de voitures, travail des métaux, électricité), ce qui tend à freiner une croissance du capital technique qui entraine normalement la réduction du nombre global d'apprentis. Mais le repli de jeunes diplômés sur l'apprentissage en secteur informel est éventuellement susceptible de modifier l'organisation technique et économique ainsi que les rapports sociaux dans ce secteur. A ce jour, les avis semblent très partagés sur l'impact de l'arriéré des scolarisés sur la productivité de ce secteur.

- Les activités involutives de survie qui se développent dans les m ê m e s circonstances ont plutôt tendance à être fortes consommatrices de main d'oeuvre juvénile mais sans contenu de formation, en m ê m e temps qu'elles contribuent à réduire la d e m a n d e d'éducation scolaire. La pression de l'offre d'apprentis favorise l'exploitation de cette main d'oeuvre au détriment de sa formation.

- la fonction de socialisation de l'apprentissage est parfois prédominante. O n signale le cas de patrons qui compensent par la prise d'apprentis un volume d'affaires trop faible ; l'atelier remplit alors moins une fonction de formation-promotion que de "garderie sociale" substitut de l'école et de l'éducation domestique

c) l'accès à l'écrit et à l'information

Sur la période 1970-1988, les indicateurs de production et de consommation d'écrit restent faibles et stagnants :

tableau 5 :

A S S

ens .PVD

nombre de titres d'ouvrages par million d'hab.

1970

17

41

1988

20

57

quotidiens : tirage pour mille hab.

1970

12

32

1988

14

43

papier : consom­mation en kg par habitant

1970

1,0

1,1

1988

0,9

1,5

(source : U N E S C O . World Education Report 1991)

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Le coût du papier est certes un facteur non négligeable^ Mais il semble surtout que lés gouvernements n'aient pas particulièrement favorisé la production et la diffusion locale de l'écrit. Censure et contrôle des journaux, restrictions à la liberté d'association, faiblesse des crédits accordés à la culture, pénurie organisée des universités et des éditeurs, témoignent, en contraste avec la magnificence dont ont souvent bénéficié les Eglises, de la méfiance des pouvoirs envers la diffusion d'idées potentiellement non contrôlables.

Plutôt éducatives à leurs débuts, les télévisions africaines sont rapidement devenues des instruments de propagande aux mains des dirigeants, pour, la crise aidant (la T V ivoirienne a vu sont budget réduit de 75%) s'installer via le développement des satellites de communication dans la dépendance à l'égard de programmes importés (Humblot 1991).

d) la recherche

D e l'avis général la recherche a été sacrifiée. Pour prendre un exemple dans le domaine le plus sensible de la rente, m ê m e aux plus beaux jours de la rente minière les gouvernements n'ont jamais financé plus du tiers de la recherche géologique, investissement d'infrastructure pourtant fondamental dans un continent à peine prospecté, et que les firmes multinationales n'ont pas intérêt à supporter sans les garanties politiques nécessaires à l'exploitation.

Depuis la conférence de Lagos de 1964, les recommandations répétitives aux Etats de former des scientifiques et de consacrer au moins 0 , 5 % des budgets nationaux à la recherche, se sont avérées inopérantes. Le niveau faible des rémunérations, l'absence de prestige social, l'insécurité (absence de statut de chercheur dans des sociétés faiblement démocratiques) incitent les chercheurs à l'émigration ou à T'exode intérieur" vers l'administration.

La définition des programmes, le financement, la formation des chercheurs, le matériel sont donc massivement dépendants de l'extérieur. Lorsqu'il existe un personnel national formé, le recours systématique à l'expertise étrangère temporaire, outre ses avantages financiers, a le double mérite d'exploiter des ressources culturelles d'extraversion et d'éviter la constitution locale de pouvoirs et de savoirs difficiles à contrôler. Le recours permanent aux enseignants étrangers dans l'enseignement supérieur peut présenter les m ê m e s avantages.

D 'une part il en résulte le gaspillage de personnel national hautement qualifié, d'autre part les recherches menées par les firmes multinationales, l'assistance technique et scientifique étrangère et les agences internationales accroissent la dépendance extérieure, économique et culturelle.

4 A la Conférence de Cumberland Lodge en 1984 le délégué de l'Ethiopie mentionnait que dans le coût de l'éducation non formelle il fallait inclure celui, "astronomique", de la consommation de papier induite par le changement culturel qui en résulterait (Education Priorities. 1986)

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e) la formation sur le tas dans le secteur industriel moderne

La constitution de travailleurs collectifs et l'apprentissage technique et organisationnel dans les entreprises industrielles modernes, processus longs et lents de tâtonnement, sont probablement la meilleure "école de la modernité". Le temps n'a guère été jusqu'ici laissé à l'industrie africaine de les mener à bien.

O n sait par ailleurs que la voie le plus souvent adoptée, celle de l'importation d'unités de grande taille, technologie et organisation "en mains", a été plutôt catastrophique non seulement économiquement mais pédagogiquement. Le "transfert" des savoir-faire a échoué, et la présence de personnel qualifié étranger est devenue permanente. D e nombreux travaux ont analysé les causes de cet échec : la mobilité de la main d'oeuvre empêchant toute constitution de travailleur collectif, le m o d e de recrutement et la formation insuffisante des employés africains, les sureffectifs, l'inadaptation des méthodes de gestion importées aux "mentalités" locales, l'hostilité des africains à l'univers industriel, le système de rémunération non motivant, la nécessité dans la gestion des conflits internes de disposer de "Blancs-paratonnerres", etc..

C e s divers facteurs de blocage des processus d'apprentissage, i.e. d'appropriation par les acteurs locaux, pourraient dans une large mesure être dépassés, d'autant que la crise des systèmes productifs dans les pays industrialisés a suscité la remise en cause des modèles standard d'organisation et la recherche de principes d'adaptation aux génies propres à chaque formation sociale (Henry.IFRI 1992).

Mais rénumération de multiples "causes" d"échec, plus ou moins immédiates, externes et internes, ne répond pas à la question centrale du "pourquoi", qui est celle de la place de la diversification industrielle dans la dynamique des sociétés africaines. Tout se passe en effet c o m m e si, jusqu'ici, les structures de pouvoir africaines n'aient pas pu, dans leur majorité, supporter que s'amorce un processus incontrôlable par elles d'accumulation industrielle. Toutes proportions gardées, on peut tenter un parallèle avec le Sud des Etats Unis au milieu du siècle dernier, où le capital européen avait implanté un "atelier" subordonné de cultures de rente. Les rapports de production qui s'y étaient noués avaient généré une aristocratie de plantation, structure sociale fondée sur la rente, rigide donc fragile. Après avoir suscité une industrialisation locale qui remplissait des fonctions subordonnées à leurs intérêts (utilisation de la main d'oeuvre excédentaire en particulier), les planteurs ont systématiquement e m p ê c h é le développement d'une bourgeoisie industrielle et d'un salariat ouvrier libre, c'est à dire de rapports sociaux qui leur auraient été délétères (Genovese 1964). Dans le cas de l'ASS on peut formuler l'hypothèse que les structures socio-politiques (et les luttes de factions qui sont la forme spécifique des luttes sociales et le garant de la stabilité de ces structures) ont pu trouver leur intérêt dans la constitution d'un embryon d'industrie mais ne résisteraient pas à l'émergence d'une classe industrielle puissante. O n pourrait ainsi rendre compte d'un certain nombre de faits :

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- l'opposition des gouvernements à la diversification du capital marchand autochtone dans l'industrie - la préférence pour l'industrie étrangère - le choix d'industrialiser sous la forme de grandes entreprises d'Etat, subordonnées au contrôle gouvernemental, source à la fois de création d'emplois et de possibilité de dérivation de revenus - la captation publique du secteur bancaire et l'absence de mise en place des structures institutionnelles et des règles de droit (parmi lesquelles la sécurité des biens et des personnes) indispensables à l'élaboration de projets d'investissement productif à m o y e n terme et à la constitution d'un tissu industriel - l'acceptation maintenant de privatisations au profit de capitaux étrangers dans la mesure où (a) des factions concurrentes avaient pu fonder leurs ressources sur le pillage des entreprises publiques (b) la privatisation étrangère, si elle pouvait se réaliser, constituerait une nouvelle ressource d'extraversion sans modification des rapports sociaux internes. - l'opposition systématique des gouvernements aux "joint-ventures" dans la mesure où l'établissement par ce biais d'une industrie autonome et de rapports directs entre des nationaux et l'étranger est perçu c o m m e une menace . - le bon accueil fait par les gouvernements aux mesures d'ajustement défavorables au développement de l'industrie locale.

Dans ces conditions, la possibilité d'un développement industriel et des apprentissages collectifs qui lui sont associés serait lié (a) soit à la mise en place délibérée des conditions nécessaires à l'émergence d'une véritable classe industrielle là où les ressources le permettent (peu probable vu la situation politique actuelle et l'attitude des institutions internationales de tutelle qui semblent avoir exclu cette hypothèse de leurs modèles), (b) soit, sous la pression de la nécessité, au développement progressif dans certaines régions d'une petite industrie moderne subordonnée, impulsée par la diversification du capital commercial et la reconversion des activités des fonctionnaires urbains. Encore faudrait-il pour cela que s'inverse la tendance à l'informalisation des activités, logique dans les conditions présentes mais délétère à terme.

f) l'accès aux savoirs dans l'administration

S'il est vrai que "les administrations et les entreprises publiques ont fonctionné c o m m e des machines à créer de l'emploi urbain plus que c o m m e des outils de service ou de production" (Afr.contemp. p. 166), on ne peut guère en attendre des effets notables d'apprentissage.

Les modalités de recrutement dans la fonction publique n'ont certes pas, généralement, privilégié les compétences. Mais il serait peut-être plus utile de noter que c'est souvent moins la pénurie de compétences qui est en cause que leur gaspillage. La nécessaire ponction occulte de la rente publique exclut pour des

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diplômés compétents et motivés d'exercer normalement leurs talents de comptables ou de gestionnaires. Les différentiels de rémunération favorisent la mobilité volontaire des personnels formés. La rotation des individus dans les postes, nécessaire pour éviter l'émergence de pouvoirs et la cristallisation de féodalités, décourage tout investissement personnel dans des activités qui sont moins portées par un projet de développement national que par leurs retombées distributives ou leur place dans les luttes sociales.

La conjonction de ces conditions d'exercice de l'activité professionnelle avec la logique propre de l'assistance technique (désir de durer, préoccupations plus techniques que pédagogiques..) explique fréquemment l'échec des transferts de compétences. A l'origine, "l'assistant technique, tout en effectuant les tâches techniques relevant de sa spécialité, devait définir le profil de son remplaçant, identifier le ou les individus correspondant à ce profil, sélectionner le meilleur d'entre eux, le former puis lui transmettre la responsabilité à exercer, le plus souvent par étapes, en restant pendant quelques temps, si nécessaire, dans une situation de tutoraf (Levard 1992). Mais une des difficultés les plus complexes "est très certainement celle qui tient à la quasi-impossibilité de se faire accompagner d'un vrai "homologue", c'est à dire d'un individu dont la trajectoire personnelle est cohérente avec l'objet du projet de développement, tant sur le plan du choix personnel qu'en ce qui concerne sa compétence technique et sa disponibilité dans la durée..La nomination d'un homologue relève de considérations politiques, relationnelles ou clientélistes" (Hamrouni 1992) : l'homologue est un fonctionnaire non volontaire, désigné par son administration sans que le poste et l'individu aient fait l'objet d'une quelconque étude d'adéquation, l'objectif de l'administration étant souvent de se débarasser d'un fonctionnaire encombrant ou incompétent, ou de dégonfler les effectifs de l'administation. Le plus souvent il ne reste pas dans le poste : soit il est affecté sans préavis à un autre poste par son administration, soit il démissionne pour travailler dans le secteur privé dans des conditions plus intéressantes.

Tout se passe donc c o m m e si l'école ne devait pas déboucher sur de vrais savoirs, rester c o m m e les usines mortes symbole de modernité mais non de changement, prétexte à distribution et non outil du développement, m o y e n de reproduction élargie du social mais non de l'économique. Elle a donc la m ê m e fragilité que les autres institutions étrangères greffées, dans des sociétés douées d'une très grande plasticité à l'intérieur des frontières de leur logique propre.

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C . crise, ajustement, apprentissages

Sur fond de baisse tendancielle des recettes d'exportation et d'accroissement des importations tirées par les dépenses publiques et la pression démographique, la conjonction au cours de la période 1974-80 des fortes hausses conjoncturelles des cours de certains produits de base et de la surliquidité internationale a permis la fuite en avant de l'endettement sans que le relai de cette rente se traduise plus qu'auparavant par une accumulation productive.

La dette à long terme de l'ensemble de l'ASS est passée de 3 milliards $ en I962 (avec un ratio dette service de 2%), à 7,6 milliards en 1972 (la dette à court terme étant estimée à 2 à 2,5 milliards). En 1982 la dette totale était de 68,9 milliards, et de 175 milliards en 1991 selon les estimations de la Banque Mondiale (Afrique Contemp. p 121), soit près de 110 % du PIB, le service de la dette absorbant le tiers des recettes d'exportation.

Avec l'aggravation de la crise internationale à partir de 1980 et la hausse des taux d'intérêt, et malgré la croissance de la part des financements officiels extérieurs, bilatéraux et multilatéraux (qui passe de 55 à 72 % de l'encours de la dette entre 1980 et 1990), le service de la dette ne peut être assumé. En 1989 4 0 % seulement des 18 milliards correspondant au service annuel de la dette ont pu être payés, soit une s o m m e équivalente au quart des exportations de la région. Les rééchelonnements rapprochés (en moyenne 3 par pays depuis 10 ans) ne font que reporter les problèmes dans le temps. Le ratio de la dette totale aux exportations est de 400 %, cependant que se désengagent prêteurs et investisseurs privés.

Faute de diversification de la base productive, les "chocs" extérieurs des années 80 ont eu un impact plus élevé sur les pays de l'ASS que sur les autres pvd. Pour prendre à titre de comparaison l'Asie du Sud qui, au début des années 70, présentait à peu près les m ê m e s caractéristiques en termes de niveau du PIB par habitant, taux de croissance démographique et niveau de développement scolaire que l'ASS :

tableau 6 :

chocs extérieurs au cours des années 1980 (en % du PIB) :

A S S

Asie du Sud

effets des termes de l'échange

-10,1

-7 ,9

effet des intérêts

- 4 , 4

- 4 , 3

total

-14 ,4

- 1 0 , 2

(source : Banque Mondiale : World Development Report 1990)

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tableau 7 :

taux de croissance du PIB réel par habitant ( %)1

Afrique Sub-Saharienne

Asie du Sud

1965-73

3,2

1,2

1973-80

0,01

1,7

1980-89

-2,2

3,2

(source : Banque Mondiale. World Development Report 1991)

En 10 ans, 11 pays africains ont rejoint le groupe des P M A (28 sur 39 P M A sont africains).

A partir de 1980 la faillite financière de la plupart des Etats de l'ASS a suscité l'intervention des organismes financiers internationaux. La nécessité de rééquilibrer les balances des paiements et d'assainir les finances publiques a, de proche en proche, conduit ces organisations à la mise sous tutelle de presque toutes les fonctions du pouvoir central : ajustement structurel économique puis "dimensions" sociale, politique et culturelle de l'ajustement. La contrepartie de cette prise en charge est l'octroi conditionnel de crédits "dans le but de soutenir une réforme en profondeur des politiques et des institutions des pays en développement pour leur permettre de ramener les déficits de comptes courants à des proportions plus tolerables à moyen terme tout en maintenant le plus grand effort possible pour le développement" (Banque Mondiale 1987).

Mesurer l'impact des transformations de la décennie 1980 imputables à la crise et à l'ajustement sur les conditions de l'accès aux savoirs est une tâche évidemment impossible. La segmentation domestique et la recomposition des groupes sociaux, le fractionnement politique, les guerres et les états d'anarchie, les situations diverses des Etats au regard de la nature de la rente et de ses modalités d'appropriation et d'affectation, l'instabilité de l'environnement économique international, l'impact différentiel des plans d'ajustement structurel, la variété de l'ampleur et des formes de l'aide extérieure, la capacité relative des différents Etats à négocier ou contourner les P A S , etc.. rendent illusoire toute tentative d'analyse globale de ces conditions d'accès au savoir.

1 Le continent africain comporte 53 états. L'Afrique sub-saharienne désigne généralement l'ensemble des pays indépendants au sud du Sahara à l'exception de l'Afrique du Sud, soit 47 pays (incluant les iles : Cap Vert, Comores, Maurice, Madagascar, La Réunion, Sao T o m é et Principe, les Seychelles). Toutefois les statistiques des organisations internationales couvrent un nombre variable de pays selon les publications (43 ou 44 pour le FMI, 39 à 46 pour la Banque Mondiale par ex). Rappelons par ailleurs que les PIB n'incluent que les grandeurs marchandes mesurables dans des économies où le secteur informel est important, et que les statistiques portant sur l'ASS sont particulièrement sujettes à caution : les données démographiques proviennent d'estimations, ou de la déclaration des autorités, qui ont intérêt à surestimer leur population pour bénéficier des avantages accordés aux P M A , ou à décréter des répartitions régionales favorables à leurs intérêts politiques (cf. l'exemple récent du recensement du Nigeria qui a fait apparaître que la population avait été surestimée de près du tiers)

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La difficulté est accrue par le fait que les politiques d'ajustement se veulent projets "éducatifs" de la société africaine. L'analyse qui les sous-tend est que la situation économique des pays de l'ASS doit s'interpréter non pas c o m m e l'épuisement interne et le blocage externe d'une dynamique qui a sa logique propre, mais c o m m e un état d'infériorité de la capacité d'ajustement spontané aux chocs exogènes, imputable à la multiplicité des "dysfonctionnements", i.e. des écarts par rapport à un m o d e de fonctionnement souhaitable. La philosophie centrale de la tutelle est que (a) les africains ne savent pas gérer rationnellement leurs ressources (b) ils n'y sont pas conduits par la contrainte des lois du marché. Les P A S sont des

politiques incitatives (conditionnalité/crédit) visant par un processus d'apprentissage à modifier le système de préférences des pays (Quiers-Valette 1991).

Les programmes d'ajustement se présentent donc e u x - m ê m e s c o m m e des pédagogies :

- pédagogie indirecte de la restauration des conditions de la concurrence : suppression des mesures protectionnistes et des surévaluations du change, ouverture au marché mondial, suppression des subventions et des prix administrés pour rétablir la vérité des prix et des salaires, réduction du rôle de l'Etat et privatisations., ces mesures devant favoriser le secteur productif au détriment des groupes protégés, restaurer la compétivité extérieure, restructurer et diversifier l'offre vers les secteurs moins capitalistiques, relancer l'épargne et l'investissement.

- pédagogie directe de la rationalité face à la gabegie : renforcement grâce à l'expertise étrangère des "capacités institutionnelles" des appareils d'Etat, compression et rationalisation des dépenses publiques, réduction des sursalaires de la fonction publique, établissement des priorités budgétaires, affectation de fonds sociaux par les autorités de tutelle..

C e qui est visé étant un formidable changement social et culturel, la durée en est un élément essentiel. Tout au plus peut-on donc à ce stade suggérer quelques pistes de reflexion.

1. les contradictions de la pédagogie du marché

Les modèles qui inspirent les politiques d'ajustement supposent (a) que le marché international est parfait (b) que la concurrence est stabilisatrice et incitatrice.

1. L'objectif primordial des politiques d'ajustement est de gérer la dette. Dans la mesure où les finances publiques ont pour principale source les échanges extérieurs, la dévaluation a pour effet immédiat d'accroitre les revenus nominaux de l'Etat, lui permettant d'assurer un service de la dette dont le montant s'accroit du fait de la dévaluation. Elles n'ont d'effet sur la compétitivité extérieure que si la baisse de prix des produits exportés permet d'élargir la part du marché (cas en A S S des seuls

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pays déjà semi-industrialises : Kenya, Z imbabwe, Ile Maurice). Pour la majorité des P M A exportateurs quasi-exclusifs de produits primaires, la dévaluation ne peut avoir d'autre effet que de contribuer à la baisse des prix de ces produits sur des marchés internationaux saturés, donc à réaliser des transferts de valeur vers les consommateurs de ces produits, transferts qui s'ajoutent aux flux négatifs financiers nets Nord /Sud . C o m p t e tenu des remboursements de la dette, les versements nets de la Banque Mondiale ont baissé d'un tiers entre 1986 et 1990, et les pays africains ont remboursé au FMI plus qu'ils n'en ont reçu.

Combinée avec la déflation des revenus des groupes importateurs, la hausse des prix des produits importés due à la dévaluation doit, en réduisant les importations, contribuer au rééquilibrage des balances des paiements. Il s'agit alors, si l'élasticité des exportations est faible, d'ajustements "de regression", dans lesquels les rééquilibrages se font par la baisse des importations, de l'épargne et de l'investissement. Les entreprises industrielles, très dépendante de l'extérieur en l'absence de véritable "tissu industriel", voient également le coût de leurs intrants élevés du montant de la dévaluation, cependant que cette dernière ne contribue en rien à l'accroissement de leurs débouchés.

D e la mise en place dans les différents pays des m ê m e s politiques de stabilisation et d'ajustement, on doit attendre une flexibilité stabilisatrice. Toutefois, lorsque les pays ont un faible niveau d'interdépendance et sont soumis à des chocs extérieurs asynchrones, on constate des divergences de politiques (de change en particulier) et des pratiques de "stop and go" erratiques, sources de déséquilibres, d'incertitude à m o y e n terme pour les producteurs, et de possibilités accrues de profit immédiat pour ('intermediation et la contrebande.

Politiques de stabilisation et politiques de croissance peuvent être contradictoires.

2. La suppression des avantages que donnent aux secteurs protégés les prix administrés (surévaluation des taux de change, salaires administrés, taux d'intérêt réels négatifs, prix agricoles fixés à un niveau trop faible) doit, en réduisant l'écart des conditions faites aux secteurs protégé/non protégé, formel/informel, urbain/rural, favoriser une réallocation productive des ressources. Le cas de l'ASS montre que les conditions nécessaires à la mise en oeuvre de ce cercle vertueux sont contraignantes :

a. la réallocation productive des ressources en réponse aux signaux du marché suppose la possibilité d'un calcul économique de moyenne/ longue période, donc l'anticipation de ces signaux avec une suffisante sécurité. En situation d'incertitude extérieure accrue 2 et d'insécurité intérieure, les stratégies les plus rationnelles des détenteurs d'épargne ne sont pas l'investissement mais la recherche de placements à rentabilité rapide

2 "Les rythmes des économies africaines sont largement modulés par la conjoncture internationale. Or celle-ci a été caractérisée, au début des années 1980, par une accentuation des turbulences. O n observe un doublement des indicateurs d'instabilité des recettes d'exportation et des prix par rapport aux années des indépendances" (Hugon 1992)

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(commerce, spéculation) ou sûre (placements immobiliers, fuite des capitaux). Par ailleurs, le premier impératif de l'unité domestique est la sécurité des conditions de survie de ses m e m b r e s . Aussi bien toute l'histoire de la petite production marchande met en évidence l'effort permanent d'organisation (corporative en particulier) pour éviter que le libre jeu du marché concurrentiel mette en péril cette reproduction. En l'absence d'institutions stabilisatrices du marché et en situation de précarité et d'incertitude, la raison impose, face à ce danger mortel : (a) la redistribution du revenu plutôt que l'épargne (b) la minimisation des risques et l'intensification de l'usage des ressources humaines : diversification des activités et des sources de revenus, exploitation accrue de main d'oeuvre familiale, informalisation.

b. U n e des leçons de l'histoire des pays industrialisés est que la libre concurrence ne génère pas spontanément l'accumulation industrielle. Celle-ci a toujours supposé l'intervention multiforme de l'Etat : infrastructure matérielle (transports et communications, système bancaire, équipements collectifs..) et juridique (sécurité des personnes et des biens, droit des affaires, droit du travail, réglementation de la concurrence..), interventions directes (subventions, protection extérieure, investissements directs, c o m m a n d e s publiques etc.). Les "miracles" de Taiwan et de la Corée du Sud se sont construits à l'abri de fortes protections douanières.

Aussi bien est-il quelque peu paradoxal de prendre le marché mondial c o m m e référence et sa contrainte c o m m e pédagogique, compte tenu des protectionnismes, des aides directes et indirectes à l'agriculture et à l'industrie, et des structures des systèmes financiers des pays industrialisés.

c. "Moins d'Etat", privatisations et déréglementations ne sont des conditions ni nécessaires ni suffisantes à l'établissement de la concurrence : (a) celle-ci suppose un cadre juridique et institutionnel complexe vigoureusement appliqué, (b) dans certains cas de "monopole naturel" de certaines entreprises publiques, mieux vaudrait sans doute une réhabilitation qu'une privatisation susceptible d'avoir les m ê m e s effets sur les modalités d'appropriation de la rente que la nationalisation et/ou d'aggraver la dépendance extérieure.

D e fait, l'industrie apparaît c o m m e sacrifiée aussi bien par les pouvoirs politiques locaux que par les agences internationales et les Etats du Nord qui reconduisent l'image de l'ASS c o m m e fournisseur de produits primaires.(Adda. IFRI 1992). L'intervention extérieure en termes financiers et de stabilisation (plutôt qu'en termes d'ouverture des marchés et de coopération industrielle), et les politiques macro-économiques monétaristes qui en résultent favorisent la hausse des coûts des intrants et des taux d'intérêt, la contraction du marché intérieur et l'intensification de la contrebande. Elles contribuent à détruire le peu d'industries qui avaient pu se développer.3 Or l'expérience semble

3 "In a number of countries competitive and far from weak industrial enterprises have been established and there, and the whole future of manufacturing in Africa, could be under threat if short-term, market-dominated policies c o m m o n l y associated with the World Bank's structural adjustment policies dictate the pattern and structure of future development" (Riddell. 1990 p.x)

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montrer qu'un modèle d'entreprise de taille moyenne , moins dépendante des expatriés du fait des rapports de pouvoir familiaux, et gérée selon des principes adaptés aux formations sociales africaines, serait viable (Henry.lFRI 1992). L'industrie induit par ailleurs le développement d'un secteur de services aux entreprises utilisateur de compétences qui ne trouvent actuellement pas à s'employer.

d. La capacité des signaux du marché à réallouer les ressources dépend de la flexibilité de ces dernières. Dans le cas de l'agriculture, principale source de rente du sous-continent, les plantations en culture intensive, massivement dépendantes d'intrants importés, n'apparaissent pas en état de se reconvertir. Les zones où persistent des pratiques extensives y semblent plus aptes, sous l'effet des restrictions à l'importation et de l'augmentation des prix agricoles, mais sous condition d'accessibilité à leurs débouchés intérieurs urbains. Les principaux bénéficiaires de la crise et de l'ajustement paraissent être :

- les ruraux situés dans des zones de production vivrière de culture extensive à proximité des marchés intérieurs, groupe qui ne parait guère susceptible de se constituer en pouvoir économique et politique

- "ceux qui, disposant de ressources monétaires acquises en ville ou par elle, ont la capacité de les réinvestir en brousse, qui savent y produire et commercer avec le centre urbain en n'omettant pas, quand l'occasion s'en présente, de tirer des bénéfices supplémentaires de la transformation des produits" (Raison 1992)

- les commerçants : "jamais sans doute la fonction classique d'intermédiaire n'a eu autant d'importance, jamais elle n'a à ce point permis de déboucher sur la richesse et le pouvoir" (ibid).

Les plus évidentes réponses de l'ASS à la crise et à la pédagogie du marché paraissent donc être à ce jour la mobilité et l'informalisation :

- la mobilité : aux mouvements des masses de réfugiés, à la concentration aux frontières de populations inquiètes des évolutions politiques ou cherchant à profiter des opportunités commerciales qu'offrent les décalages de politiques entre Etats s'ajoutent : (a) la migration des ruraux des zones sinistrées (cultures de rente intensive et zones désertifiées par la sécheresse et l'érosion) vers les régions vivrières ; (b) les mouvements ville-campagne générés par la "déflation" de la fonction publique et la baisse des revenus du secteur moderne 4. La vertu rééquilibrante de ces mobilités n'est pas prouvée.

- l'informalisation : si le secteur informel est par essence celui du marché le plus intense et le plus concurrentiel, il est davantage, surtout en période de

4 En Guinée par exemple on retrouve les enseignants les plus chevronnés et les plus diplômés en brousse, où l'investissement de leur épargne dans le vlvrier leur permet de compléter un traitement désormais insuffisant pour assurer des obligations (polygamie) contractées dans la période de leur aisance urbaine.

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crise, un lieu de repli et une réponse aux besoins immédiats de la survie qu'une pépinière de petits entrepreneurs dynamiques. Son développement est coûteux humainement (exploitation des jeunes dans des activités à faible productivité) et économiquement, en ce que son apport à la croissance est faible, et son prélèvement sur l'environnement sans contrepartie. En fait d'apprentissages, il n'est guère porteur que de ceux de la "débrouille". Apparaît dès lors le risque croissant d' "une société dualiste où l'informel caractériserait la société civile alors que les fonctions régaliennes de l'Etat seraient prises en charge par l'extérieur" (Hugon 1991 p. 15)

L'apprentissage de la modernité par le marché suppose (a) la possibilité des choix économiques (b) la sécurité des anticipations (c) la récompense des efforts par le marché. Si l'appauvrissement conduit à affecter prioritairement les ressources à la reproduction, si l'incertitude est trop forte, si le système des prix accentue les déséquilibres au lieu de les atténuer, il y a de fortes chances pour que cette pédagogie s'avère inefficace. Elle risque plutôt de renforcer l'apprentissage des pratiques traditionnelles du marché en Afrique que sont le c o m m e r c e et la concurrence dans les activités informelles.

2. pédagogie de la rationalité, apprentissage de la tutelle

La mise en place par les autorités de tutelle des instruments nécessaires à une bonne gestion des finances publiques a non seulement un objectif immédiat d'assainissement, mais aussi vocation à fournir aux appareils d'Etat les moyens techniques et organisationnels et les compétences leur permettant de gérer désormais rationnellement leurs ressources. Mais ce projet se heurte à des contradictions : entre les politiques d'ajustement elles-mêmes, entre tutelle et autonomie, entre l'objectif de renforcement des capacités de l'administration centrale et l'éclatement des pouvoirs auquel elles contribuent.

1. La déflation des effectifs et la réduction des salaires de la fonction publique ne sont pas favorables au renforcement des compétences et à l'esprit de service public des fonctionnaires. Lorsque les départs ont été volontaires, ce ne sont pas nécessairement les moins bons qui sont partis. Les crédits d'ajustement octroyés sous condition de réduction des salaires ont certes permis dans certains cas à des fonctionnaires qui n'étaient plus payés de l'être à nouveau. Mais si les agents de l'Etat avaient depuis longtemps l'habitude de "se lever" 5 pour pratiquer le "chevauchement" avec des activités privées lucratives, les retards de paiement avaient rendu cette nécessité impérieuse. Avec un traitement amoindri et des obligations accrues 6, il est difficile d'exiger des fonctionnaires qu'ils consacrent désormais tout leur temps et leur dévouement au service public. D e surcroit, dans la

5 "il s'est levé" est l'expression en usage dans le golfe du Bénin pour rendre compte de l'absence d'un fonctionnaire parti vaquer à d'autres occupations. 6 d'après des enquêtes menées en 1989 en Côte d'Ivoire, plus de 30% des méanges urbains interrogés subissent des charges communautaires supérieures à leur revenu nominal (Mahieu, 1990).

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mesure où l'octroi de l'aide est subordonné à l'application de méthodes rationnelles de gestion, et où l'on ne discerne guère de véritable projet politique autonome actuellement dans les Etats africains, ces méthodes risquent d'être mises en oeuvre moins pour leurs vertus intrinsèques que pour l'aide qu'elles conditionnent. Le départ de l'expert étranger et/ou la fin de financement d'un programme entraînent fréquemment l'abandon pur et simple des pratiques importées.

2. Il existe un "effet d'apprentissage" propre à l'aide. Les délais entre l'annonce et le déblocage des crédits, le fait que la satisfaction des critères de conditionnante n'est fréquemment pas exigée par les bailleurs, permettent à l'aide d'être anticipée avec un degré de sécurité que n'autorisait pas la rente primaire, cependant que son volume brut n'est pas négligeable : en 1989 l'aide publique au développement (APD) s'élève pour l'ASS à 13 milliards de $ U S (soit 8 % P N B de la région).

L'habitude est prise de vivre au rythme des soutiens extérieurs (Mahieu 1991). C o m m e , par ailleurs, certaines des fonctions de l'état sont directement prises en charge par les autorités de tutelle (DSA), l'anticipation d'une aide sans condition réelle favorise la poursuite des errements antérieurs : distribution de revenus plutôt qu'investissement, report sine die des réformes de fond : "on peut ainsi considérer que si les financements extérieurs ont permis l'assainissement financier, ils ont par contre plutôt retardé les restructurations, ralenti les réformes de structures et accru les marges de manoeuvre de l'administration et des syndicats. L'ajustement aurait ainsi en pratique plutôt sauvé les agents de l'administration qu'il n'aurait restructuré l'administration et amélioré les services publics" ( H U G O N 1993b). Par ailleurs les arbitrages budgétaires tendent à favoriser de plus en plus les dépenses militaires, qui pour la m o y e n n e de l'ASS sont passées de 0,7 à 3,3 % du PIB entre 1960 et 1986 ( P N U D 1991).7

3. Dans la mesure où elle transite par les caisses de l'Etat, l'aide tend à renforcer les pouvoirs en place dans leur fonction de distributeurs de prébendes. Mais simultanément on observe que la compétition pour cette rente d'extraversion engendre ou renforce l'éclatement du pouvoir. Dans les provinces apparaissent de nouvelles chefferies dont les titulaires ne rendent plus compte au centre, perçoivent l'impôt et nouent des relations extérieures pour leur propre compte. D e m ê m e "dans maint pays les seuls encadrements qui restent solides, les seuls cadres qui travaillent encore sur des problèmes concernant l'Etat sont, parce que dotés de moyens de subsistance et de travail, ceux qui sont liés à l'extérieur, qu'il s'agisse d'agents d'entreprises de développement ou de fonctionnaires rémunérés parallèlement par des institutions multilatérales ou des pays étrangers" (Raison 1992). Les modalités de l'aide conduiraient donc simultanément (a) au renforcement relatif de la capacité à distribuer une rente réduite d'un Etat vidé de la plupart de ses attributions par la tutelle (b) à l'émergence de centres de pouvoirs parallèles directement branchés sur la rente extérieure. Cette dynamique conflictuelle parait peu propice au processus d'apprentissage de la gestion rationnelle à long terme des affaires publiques.

7 Plusieurs pays de l'ASS consacreraient déjà plus de 10 % de leur PIB aux dépenses militaires (HEWITT 1991), contribuant ainsi marginalement mais opportunément aux exportations des industries d'armement du Nord.

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4. La tutelle des agences internationales se fait de plus en plus bureaucratique : "un cartel armé de ce-financements détruit la concurrence entre offreurs d'aide tout en maintenant une poussière de demandeurs dans le système du cas par cas. Dans ce cartel, fait d'une somme d'agences recherchant le pouvoir, la rivalité supplante le marché" (Mahieu 1991). C e qui contribue à élargir la marge de manoeuvre des Etats 8, lesquels, dans une relation de dépendance parfois savamment exploitée, négocient en fonction de ce qu'ils pensent pouvoir attendre des bailleurs plus qu'en référence à un projet national cohérent, inexistant. Au représentant de la Banque Mondiale invitant les pays africains à proposer des programmes que les agences pourraient contribuer à financer, le représentant de l'Ethiopie répondait : "nous sommes invités à discuter des priorités du développement en ensuite des modalités de l'aide.. En fait l'un est impossible sans l'autre. Il est de fait que la plupart des projets de développement ne pourraient être mis en oeuvre sans aide. La discussion sur le développement et ses priorités internes n'est autre par conséquent que la discussion sur l'aide elle-même". (Education priorities 1986 p.34).

L'aide extérieure à l'éducation répond à cette double logique de négociation/ collusion au cas par cas :

1. Il n'existe aucun tableau d'ensemble des aides classées par pays et nature, niveau ou type de projets. La coordination, la cohérence et la rationalisation des concours ne paraissent pas recherchées par les bailleurs, et cela d'autant moins que l'aide à l'éducation est principalement bilatérale :

tableau 8 :

aide au développement par les organismes de financement bilatéraux et multilatéraux. 1988 ($ US) pour l'ensemble des pays en développement :

total dont:

aide bilatérale

banques et fonds multilatéraux

programmes et fonds des Nations Unies

total assistance au développement

73.138

40.183 55%

30.785 42%

2.170 3%

assistance au développement de l'éducation

5.480*

3.980 72,6%

1.254 22,9%

246 4,5%

* Le montant total du financement extérieur de l'éducation au titre de I"assistance au développement est resté stable en $ constants depuis 1980 pour l'ensemble des pvd.

(source : Tendances du financement externe de l'éducation. Rapport annuel U N E S C O 1990)

8 "la multilatéralisation de la dépendance du continent, qu'on accentuée dans les années 70 la recherche par les capitales africaines de nouveaux partenaires économiques, l'internationaisation des conflits en Angola et dans la Corne, et le déclenchement de la crise mondiale a plutôt élargi cette marge de manoeuvre des états subsahariens non seulement en augmentant le montant des aides mises à leur disposition, mais surtout en leur permettant d'attiser la compétition entre les bailleurs" (BAYART 1989 p.49)

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2 8 % de l'aide à l'éducation des banques et fonds multilatéraux, soit 314,3 millions de $ ont été affectés en 1988 à l'Afrique sub-saharienne. Les transferts O C D E et O P E P au secteur de l'éducation, soit 760 millions, (moyenne 1981-83), représentant 18 % des budgets éducatifs des pays bénéficiaires.

2. L'aide extérieure recherche la visibilité, et la logique des organismes intervenants est d'utiliser au mieux leurs propres ressources humaines et matérielles. Sont donc privilégiés les projets de construction et d'équipement à fort taux de produits importés, et l'emploi d'assistants techniques étrangers : la majeure partie de l'aide (43 %) est affectée au financement de l'assistance technique en personnel (un assistant technique peut coûter jusqu'à 35 fois plus cher qu'un autochtone). Certes, "la répartition de l'aide totale à l'éducation semble plus s'expliquer par la stratégie des bailleurs qu'en fonction des besoins réels des pays bénéficiaires" (Hugon 1991 p.26), mais quels "besoins réels"? Les négociateurs nationaux ont également un souci de visibilité des actions, une préférence pour les équipements coûteux impossible à gérer et entretenir, et un goût marqué pour le pouvoir que procure le recours au ressources financières et culturelles d'extraversion.

2. Le postulat de la rentabilité des dépenses scolaires est fermement maintenu par les agences internationales. Dans la mesure où ce postulat est source de fonds, il a peu de chance d'être remis en cause par les bénéficiaires e u x - m ê m e s , qui ne s'interrogeront pas sur la probabilité qu'a un projet de construction scolaire ou de réorganisation des services du ministère de l'éducation de "rapporter" du 8 % sur 15 ans. D'où l'endettement croissant de ce secteur.

tableau 9 :

dette publique extérieure du secteur éducation de l'ASS (en millions de $)

1970 1980 1984 1987

encours :

52,6 735 958

service :

1,4 74,2 54,6 103,4

(source : Banque Mondiale 1986)

Les pédagogies du marché et de la tutelle sont contradictoires.

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VI : R E F L E X I O N S P E R S P E C T I V E S

A . l'apprentissage réciproque de la tutelle

Agences d'aide et de tutelle et partenaires africains paraissent désormais installés dans une relation ambiguë qui n'est pas sans évoquer celle, bien connue des travailleurs sociaux, qui se noue parfois entre l'assistant social et son client. Intervenant dans une situation de détresse, l'assistant s'efforce d'y parer puis d'y remédier, ce qui suppose à la fois d'apporter de l'aide et de chercher à modifier les comportements inadaptés ou fautifs qui y ont conduit. Eventuellement confronté à ['"inefficacité" de ses interventions, il sera amené, entre compassion et soupçon, à pénétrer toujours plus avant dans la vie de l'assisté, à la fois pour assurer la "bonne" gestion du quotidien et vérifier si ses recommandations ont bien été suivies. Pédagogie par essence in-terminable, car si l'assisté avait été à m ê m e d'acquérir les comportements souhaités, il ne serait pas en détresse.. Gérer un problème qu'on ne peut résoudre engendre une situation intermédiaire, différente de la situation initiale, mais qui ne peut créer les conditions dans lesquelles le client pourrait se passer de l'assistance. Tout se ramène alors à un apprentissage réciproque de la gestion de cette situation intermédiaire, jeu de rôles dans lequel le client peut fournir des preuves de sa bonne volonté et de son désir de se conformer aux normes, efforts dont on sait qu'ils ne peuvent rien changer au fond du problème, mais dont l'assistant se contentera - quitte à abaisser son niveau d'exigence - dans la mesure où ces manifestations autorisent la poursuite de son projet de réhabilitation et justifient son existence et son pouvoir. La rupture de ce cercle ne peut dès lors procéder de l'aboutissement du projet pédagogique, mais seulement d'une violence, extérieure ou intérieure à la relation établie. Pour poursuivre l'image : il n'est certes pas inutile de faire la part des responsabilités de la société dans la genèse de l'état de détresse de l'individu assisté, dans l'espoir que l'énoncé des conditions extérieures nécessaires à l'apprentissage des comportements conformes puisse contribuer à leur instauration. L'état des rapports de force réduit cependant en général ces énoncés au statut de voeu pieux, et le principe de réalité conduit à borner le volontarisme dans les limites de la situation établie. Il n'est dès lors plus possible de traiter de l'assisté hors de ses rapports avec l'assistant.

Les conditions extérieures qui seraient favorables à un apprentissage du développement conforme par l'ASS ont été souvent formulées :

1. Privilégier la stabilisation de l'environnement international plutôt que l'adaptation des économies à un univers instable : réduction de l'incertitude et atténuation des chocs extérieurs par la résorption des déséquilibres et la stabilisation des marchés internationaux. A défaut, "s'il faut étendre le marché, à l'évidence il est aussi nécessaire d'aider les pays et les enteprises à se protéger contre les risques énormes qu'ils courent du fait de l'extrême volatilité des marchés internationaux de la finance et des produits de base" (Summers 1991).

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2. réduire la dette plutôt que la rééchelonner, la ponction étant manifestement trop lourde pour que les pays puissent jamais espérer s'en libérer

3. Privilégier la croissance plutôt que l'équilibre, par l'application aux pays de l'ASS de remèdes dont la nature et la posologie tiennent compte des différents "terrains". Le schéma de la stabilisation supposait qu'il s'agissait de restaurer un équilibre compromis par des erreurs, et que l'équilibre était la condition nécessaire et suffisante d'une "reprise" de la croissance. Dans des pays qui n'ont jamais véritablement entamé le processus de croissance, aux structures hétérogènes et aux niveaux de développement divers mais dans l'ensemble très faibles, l'utilisation brutale et uniforme de modèles standards (au demeurant contestés) n'a généralement pas tenu compte des prérequis de la croissance (et en particulier de la nécessité de protéger certains secteurs agricoles et industriels de la concurrence de produits étrangers, e u x - m ê m e s amplement subventionnés, et d'un commerce clandestin prospère).

L'état de détresse dans lequel la crise et l'ajustement ont mis certaines fractions de la population africaine a suscité la D S A et l'intervention directe des autorités de tutelle dans la reproduction biologique et sociale (nutrition, santé, éducation) des sociétés africaines. La confiance dans les modèles d'ajustement impliquait que cette intervention "ex post" soit temporaire, juste le temps du "court terme" nécessaire à la résorption des déséquilibres macro-économiques. Les motifs de l'intervention ("coûts sociaux transitionnels" de l'ajustement économique) c o m m e le paradigme sous-jacent du "social" c o m m e résiduel de l'"économique" ont inspiré le recours au traitement classique de la pauvreté dans les pays industrialisés : recherche des 'groupes-cibles' victimes de l'ajustement ("pauvres", "vulnérables"..), transferts (subventions alimentaires), services sociaux (santé, éducation).

Le Rapport 1987 de la Banque Mondiale, qui prend acte à la fois de la longue durée du processus d'ajustement et de l'importance plus grande que prévue des coûts sociaux, a quelque peu inversé l'angle d'attaque du problème : le social n'est plus seulement une retombée de l'ajustement économique, mais l'un de ses facteurs (DSA "ex ante"). Il s'agit en fait de la réactivation de la théorie de l'investissement en capital humain du début des années '60. Or dans celle-ci le social est encore plus subordonné à l'économique que dans le modèle orthodoxe, dans la mesure où les décisions concernant la reproduction démographique (santé, nutrition, fécondité, éducation) doivent être prises en fonction de leurs productivités économiques relativesl.

Dans les deux cas, la conception et la mise en oeuvre des politiques supposent le rassemblement d'une information détaillée sur les sociétés dans lesquelles elles interviennent.

1 Cette approche continue à bénéficier d'une heureuse confusion : le bien être peut être rentable : "Des individus en bonne santé, bien nourris et instruits jouissent à l'évidence de meilleures conditions de vie que des personnes malades, affamées et incultes. Ils sont également plus productifs et mieux à m ô m e de saisir les occasions qui se présentent" (D. van de Walle : Politiques de lutte contre la pauvreté. Finances et Développement sept. 1990)

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Le processus d'apprentissage de la fonction tutélaire est lui-même long et difficile. Confrontées à l'"inefficacité" fréquente de leurs actions, les instances de tutelle et d'aide peuvent, soit remettre en cause leurs programmes à la lumière d'une analyse des spécificités des formations sociales africaines qui seraient ainsi conviées à leur élaboration, soit considérer que leurs modèles reflètent un "savoir collectif" auquel il convient d'ajuster les comportements des assistés pour supprimer les résistances rencontrées. La seconde voie a été jusqu'ici adoptée, conduisant la tutelle à accumuler l'information. Mais quelle information?

A titre d'exemple : J. C R A I G a analysé pour la Banque Mondiale la littérature relative aux problèmes de mise en oeuvre (implementation) des politiques d'éducation (Craig 1990) :

a : les obstacles à l'application des politiques sont nombreux : explication insuffisante des objectifs (le message ne passe pas) ; absence de support véritable ou support pour de mauvaises raisons 2 de la part des pouvoirs politiques ; m a n q u e d'information et de données statistiques ; faiblesse stratégique et procédures inadéquates ; administration bureaucratique refusant le contact avec la base des enseignants ; conflit entre les politiques et les bureaucrates ; m a n q u e de compétence, de motivation et refus de formation sur le tas de la part des administrateurs, inspecteurs et enseignants ; tribalisme et corruption ; réponse négative des clients ('thus the so-called vocational school fallacy refers to the limited ability of policy-makers to implement certain kinds of curricular changes in the face of unorganized but massive resistance from students and their parents") ou détournement des objectifs ('clients compensate by concentrating their energies on transforming policies while efforts are being made to put them into effect')

b : mais les pouvoirs politiques locaux peuvent aussi promouvoir de "mauvaises" politiques.i.e. : préférer l'expansion quantitative à l'amélioration de la qualité, la réforme des cursus à la fourniture de manuels, l'enseignement secondaire et supérieur à l'éducation de base, les formations non formelles communautaires à la recherche et à l'instruction formelle, l'école à la formation sur le tas ou à l'éducation des adultes, la scolarisation à la création d'emplois. Dans ce cas, il vaudrait mieux ne pas compter sur "une mauvaise application des mauvaises politiques" (qui aurait l'inconvénient de saper l'autorité du pouvoir et donc d'empêcher ensuite la mise en place des bonnes) et il convient de prévenir à la source de tels errements..

c. Pour autant, "l'idée que les modèles sont mauvais est une idée neo- marxiste et structuraliste selon laquelle il faut des transformations générales

2 "Il systematic planning and its procedural requirements are supported by national leaders, it is often for the wrong reasons. Obsessed with strenghtening their grip on power, regimes rarely can afford the serious concern about development in the long run that educational planning presupposes. But in two important rrespects a seeming commitment to planning can serve short-term political objectives. First it can be a prerequisite for attracting foreign aid needed either to give the regime the appearance of legitimacy or, in the more pathological cases, to fuel the spoils system. And second, it can be a useful prop for the regime's "anti-politics" and anti-participatory ethos : comprehensive national plans can be used to justify calls for order and patience and for the curbing of dynamic political action that order and patience require."

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économiques et sociales pour mettre en oeuvre une bonne politique d'éducation.. Elle ne sert qu'à détourner l'attention des problèmes concrètement désagréables de ¡"implementation"'

Il s'agit donc, on le voit, de mieux connaître le pays assisté dans ses comportements politiques, sociaux et culturels, mais toujours dans le but explicite de modifier ces comportements et d'extirper les germes de résistance à l'application des "bonnes" politiques qu'on lui propose. L'image que ce savoir renvoie de son objet ne peut donc être que le "négatif" du modèle de référence implicite. Il n'est pas question en particulier d'employer les instruments d'analyse de l'anthropologie ou de la sociologie politique qui permettraient de mieux saisir les catégories propres aux sociétés étudiées et de mieux comprendre leurs m o d e s particuliers de fonctionnement, dans la mesure m ê m e où cela conduirait à repenser les "bonnes" politiques à leur appliquer.

Dans les organisations internationales qui se penchent sur les problèmes d'éducation, l'effort porte donc maintenant sur l'analyse et le renforcement de la "capacité institutionnelle" des pays à appliquer les plans qui leur sont proposés :

- étude de faisabilité afin de rapprocher les objectifs déclarés des perspectives réelles - mesure de l'écart entre la capacité institutionnelle du secteur de l'éducation et celle qui est rendue nécessaire par l'ambition des objectifs formulés - intégration d'une composante de développement institutionnel dans le plan proposé, destiné à éliminer les déficits identifiés au fur et à mesure de l'exécution du plan. (Hallak-Tobelem 1993)

L'inefficacité des politiques conduit ainsi non pas à remettre en cause la démarche, mais à renforcer son application directe tout en réduisant les objectifs à des dimensions plus modestes, dans la mesure où : " C e ne sont pas les fonds qui manquent pour financer le développement de l'éducation en Afrique.. En revanche H est fort difficile aux sources de financement, qu'elles soient nationales ou étrangères, de trouver des projets de développement de l'éducation présentant toutes les garanties souhaitables" (Lettre d'Information de l'IIPE. janv-mars 1993).

B. Peut-on concevoir des politiques d'éducation pour l'Afrique?

D e l'époque coloniale à nos jours, l'Afrique a été un vaste terrain d'application de schémas importés :

1. le modèle de la scolarisation universelle (Conférence d'Addis Abeba), dans les années 1960, a la caution théorique des économistes qui estiment avoir démontré que l'éducation scolaire est le principal facteur de la croissance économique ( O C D E 1964). Il bute, en A S S c o m m e dans d'autres régions sous-développées du m o n d e à forte croissance démographique, sur l'impossibilité matérielle de réaliser cet objectif

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dans les délais impartís et sur les risques sociaux et économiques d'un décalage croissant entre les aspirations et les possibilités d'emploi (cf. le "halte à la scolarisation" de I. D E B L E ) .

2. le modèle de la planification de l'éducation en fonction des "besoins de main d'oeuvre" subordonne la production scolaire à la prévision des emplois, et a le mérite de mettre l'accent sur la nécessité d'un équilibre entre niveaux et types de formation. En dehors des difficultés de prévision des emplois, ce modèle s'est heurté surtout à la non prise en considération des variables de répartition des revenus et des statuts, i.e. des déterminants de la d e m a n d e . Les politiques de développement de l'enseignement secondaire technique (préconisées en particulier par la Banque Mondiale) qui en découlent, fort coûteuses, sont donc détournées de leurs objectifs et l'ASS m a n q u e toujours de techniciens.3

3. A la fin des années 1960, aux Etats Unis, les théories "du filtre" ou de T'effet de parchemin" (Arrow 1969) et du "job competition" rappellent que l'école produit peut-être du savoir mais surtout du rationnement et des "titres" (i.e. de l'information pour les employeurs), d'où le risque d'inflation cumulative des diplômes. Il en découle logiquement, et l ' U N E S C O c o m m e la Banque Mondiale en prennent acte, qu'il convient de freiner la scolarisation et de développer T'éducation permanente". D'où l'accent mis sur l'alphabétisation fonctionnelle et la formation des adultes.

4. Mais programmer la déscolarisation face à une d e m a n d e sociale pressante s'avère politiquement impossible. D'où le regain en faveur du modèle du capital humain, qui a le double mérite de la réversibilité et de la référence constante au marché. C'est, officiellement, celui de la Banque Mondiale actuellement. Rappelons ses principales limites en tant que modèle :

- le postulat de marchés du travail de concurrence pure et parfaite s'ajustant par les prix, alors que ces marchés sont segmentés et que l'ajustement se fait plutôt par les quantités, en particulier dans le secteur moderne ; - l'utilisation de données transversales instantanées pour promouvoir des politiques de long terme ; - l'exclusion de toute externalité (positive ou négative) de l'enseignement scolaire et tout rationnement autre que de ressources financières

Mais le plus significatif est que ce modèle n'a jamais été véritablement mis en oeuvre. Si cela avait été le cas,

- on aurait du disposer maintenant de nombreuses évaluations empiriques des taux de rendement de l'éducation scolaire dans chaque pays, servant effectivement au pilotage des systèmes scolaires

3 "A tracer study in industrial school graduates dit not reveal any employment advantage over a control group of academic secondary school graduates" (Psacharopoulos 1990)

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- la Banque Mondiale aurait pris acte de la réduction (souvent supérieure à 30 %) des salaires de la fonction publique que les P A S ont imposée, et aurait révisé à la baisse les taux de rendement du secondaire et du supérieur dont, selon elle, le niveau élevé justifie amplement un financement privé.

- O n aurait également pris acte de la baisse de la d e m a n d e d'enseignement primaire, qui ne peut s'expliquer par la seule hausse de son coût relatif ; il semble bien que certaines populations aient intégré dans leur calcul la chute du taux de rendement de ce niveau d'enseignement.

O n pourrait donc penser qu'il s'agirait plutôt de justifier une politique destinée à réduire la pression de la d e m a n d e sociale d'éducation sur les niveaux secondaire et supérieur confrontés à la contraction des emplois du secteur moderne.

Si tel était le cas, on se rapprocherait de la forme "école de la bureaucratie" avec : (a) une éducation de base qui pourrait être en langue locale et largement laissée aux soins des communautés ; (b) une école de l'élite, accessible à un petit nombre en fonction de l'état de la structure des emplois bureaucratiques modernes. O n pourrait m ê m e à la limite préconiser sa version "concours" qui permettrait, tout en garantissant la qualité des compétences, de renvoyer le financement et la production du service d'enseignement au secteur privé. Modèle peu démocratique certes, mais l'accès aux niveaux supérieurs, semble-t-il de plus en plus réservé aux enfants appartenant aux communautés familiales aisées, est lui-même d'autant moins démocratique que son financement (le plus souvent sur la rente agricole) génère des effets de redistribution pervers.

Mais un tel scenario, logique dans l'état actuel de blocage de la croissance, supposerait :

a : un développement économique permettant aux individus et aux groupes domestiques de diversifier assez rentablement l'allocation de leurs ressources humaines pour faire moins pression sur les niveaux supérieurs d'enseignement, et donc d'accéder à de multiples sources d'apprentissages et de socialisations non scolaires. Aussi bien, "toutes les enquêtes le confirment : toutes les réformes qui se limitent au secteur éducatif sont interprétées par les classes populaires comme un moyen diabolique, imaginé par des politiciens machiavéliques (qui possèdent des diplomes étrangers et dont les enfants poursuivent tranquillement leurs études à l'étranger) pour maintenir dans une situation inférieure les classes modestes" (M'Bokolo 1987 p.76)

b : un pouvoir centralisé fort et stable. Or l'une des contradictions principales de la tutelle est de se proposer d'enseigner la bonne gestion à un Etat fort, cependant qu'elle le vide de tout pouvoir réel et contribue à son éclatement. A u début les gouvernements civils n'ont pas été favorables aux mesures draconiennes des P A S et il semble qu'on doive à ces derniers quelques coups d'Etat. O n a pu dire que, faisant abstraction des luttes sociales dans leurs

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modèles, et dictant des politiques dont ils n'avaient pas à supporter les conséquences politiques, les autorités de tutelle postulaient de fait l'alliance autoritaire des technocrates et des militaires (Hutchful 1990). Si l'apprentissage réciproque de la tutelle a permis ensuite aux gouvernements non seulement d'accepter mais encore de redemander de l'ajustement, c'est au prix d'un affaiblissement extrême du pouvoir central et du processus en cours de décomposition/recomposition rapide des territoires et des structures de pouvoir.

En tout état de cause, l'école unique ne peut guère être, sauf "à la hausse", contrôlée ouvertement par le pouvoir central. Conçue c o m m e une machine à intégrer toute la population dans le salariat de type bureaucratique, elle est en crise aussi bien dans les pays où le salariat est généralisé que dans ceux où son développement est entravé. Machine exclusive de socialisation dans un cas, seule voie d'accès à la société moderne dans l'autre, elle s'avère - quels que soient les régimes - impossible à réguler politiquement de manière transparente. Dans l'un et l'autre cas elle se décompose , se fragmente, se recompose à petit bruit.

Dans le cas de l'ASS, ce processus se joue dans l'interface entre, d'une part les agences de tutelle dont les modèles globaux du système éducatif ont laissé la place au pragmatisme des projets ponctuels et, d'autre part, des gouvernements pour lesquels l'enseignement public peut constituer désormais plus une menace qu'un instrument de pouvoir. Dans la mesure où la baisse de la qualité a le mérite (à l'inverse du contrôle de la quantité) de ne pas faire descendre la population dans la rue, les pouvoirs publics peuvent plus aisément laisser ce secteur se dégrader : priorité au quantitatif ( c o m m e le recommande la Banque Mondiale dans le primaire), pas de matériel ni de livres, maîtres peu qualifiés et mal payés, exerçant plusieurs métiers au détriment du surcroit de professionalité que supposeraient les nouveaux projets (Longo 1992), appel systématique au concours financier des parents (dépenses de matériel, cours privés, frais de scolarisation..). Se développent parallèlement un secteur privé très mal connu et une multitude de projets décentralisés et d'expériences novatrices, pilotées de l'extérieur et jouant un rôle croissant d'animation.

Les systèmes scolaires participent donc de l'intense mouvement de déstructuration-recomposition-polarisation-innovation (territoriales, économiques, politiques, sociales, religieuses, linguistiques) du continent.

Emettre des propositions concernant les politiques susceptibles de promouvoir, dans le contexte actuel, le développement éducatif en Afrique sub­saharienne serait donc une gageure. Tout au plus peut-on énoncer - ou plutôt rappeler - quelques conditions nécessaires (mais non suffisantes) à l'émergence de projets éducatifs viables propres à chacune des sociétés concernées :

1. U n e "bonne" politique éducative ne peut jamais n'être que une politique éducative, et a fortiori que une politique scolaire. L'accès aux savoirs étant

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avant tout l'accès à la pratique, un projet éducatif pour l'ASS ne peut être qu'un projet de développement. Rajouter aux cursus du travail manuel ou des sujets "pratiques" est vain si la polarisation des emplois et des statuts est telle que Peffet de cheminée" joue nécessairement vers les niveaux supérieurs de formation générale ; former des agriculteurs n'est productif que si on y ajoute des circuits de commercialisation efficaces, des prix rémunérateurs et stables, des inputs et du crédit.. ; accroître le nombre de places dans l'enseignement de base n'est efficace que si les enfants sont correctement nourris, ne sont pas contraints de travailler ou de se consacrer aux tâches domestiques par les nécessités de la survie du groupe, et si ce dernier anticipe un rendement suffisant de cette allocation de ses ressources humaines et financières.

2. l'éducation participe du plus intime de la reproduction des sociétés. La segmentation, et maintenant la polarisation et l'éclatement de ces sociétés, laissent à penser - quel que soit le jugement extérieur que l'on puisse porter sur ce fait - que la multiplicité des formes de socialisation et le fractionnement des projets sont la voie la plus probable. Pour autant il serait souhaitable que l'aide extérieure, qui semble s'être adaptée aisément à cette situation, soit coordonnée de manière à éviter les incohérences et surtout une rivalité propice aux gaspillages et à l'endettement.

3. La crise des savoirs en Afrique est d'abord une crise des savoirs sur l'Afrique. N o u s savons peu de choses, et ce peu procède le plus souvent d'une vision aliénée : "tout se passe comme si les pouvoirs actuels avaient des cultures nationales une vision qui s'inscrit en continuité et non en rupture avec celle des administrations coloniales" (M'Bokolo). Il serait donc souhaitable de favoriser le développement d'une recherche indépendante sur l'ASS, à l'abri des pouvoirs politiques nationaux et reliée à la communauté scientifique par un réseau favorisant l'échange et la reconnaissance internationale des travaux, conditions qui seraient susceptibles de freiner l'exode des meilleurs chercheurs. Les agences internationales, disposant de m o y e n s financiers et de m o y e n s de pression pour garantir la liberté de la recherche en Afrique, y trouveraient également une source précieuse d'informations.

C o m m e le dit un proverbe africain, "l'étranger ne voit que ce qu'il sait'.

* * *

N . B . : Les idées et les opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O .

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