Transformations de l'enseignement et travail partage

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TRANSFORMATIONS DE L'ENSEIGNEMENT ET TRAVAIL PARTAGÉ Maurice Tardif , Cecilia Borgès ADRESE/CIRNEF | « Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle » 2009/2 Vol. 42 | pages 83 à 100 ISSN 0755-9593 ISBN 9782918337003 DOI 10.3917/lsdle.422.0083 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere- nouvelle-2009-2-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ADRESE/CIRNEF. © ADRESE/CIRNEF. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © ADRESE/CIRNEF | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © ADRESE/CIRNEF | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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TRANSFORMATIONS DE L'ENSEIGNEMENT ET TRAVAIL PARTAGÉ

Maurice Tardif, Cecilia Borgès

ADRESE/CIRNEF | « Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle »

2009/2 Vol. 42 | pages 83 à 100 ISSN 0755-9593ISBN 9782918337003DOI 10.3917/lsdle.422.0083

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Transformations de l’enseignementet travail partagé

Maurice TARDIF* et Cécilia BORGÈS**

Résumé : L’objectif de ce texte estd’apporter un certain nombre de pistesd’analyse et de réflexion à propos d’unchamp de recherche émergent concernantle « travail partagé » des enseignants. Ilcomporte deux parties : la première situela problématique du travail partagé ausein des réformes et évolutions quimarquent la profession enseignantedepuis les années 1980 ; la seconde parties’attache à l’articulation de cette problé-matique avec les formes multiples de ladivision du travail scolaire. Issu d’un

symposium international sur le travailpartagé, ce texte a été écrit dans laperspective de poser quelques jalonsconceptuels dans ce domaine encore trèslargement en friche. Il se base sur lestravaux de recherche de l’équipe duprofesseur Tardif consacrés à l’évolutiondu travail enseignant et à la division dutravail scolaire, et sur les recherchesrécentes du professeure Borgès sur lepartage du travail enseignant au sein desréformes des programmes scolaires del’école secondaire.

Mots-clés : Travail Enseignant. Évolution de la profession enseignante. Nouvelleprofessionnalité. Division du travail. Travail partagé. Travail collectif.

* Professeur et directeur du CRIFPE, Université de Montréal.** Professeure, Faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal.

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Dans la plupart des systèmes scolaires d’Europe et d’Amérique du Nord, onassiste aujourd’hui à un processus d’institutionnalisation de nouvelles formes etpratiques de travail partagé ou collaboratif parmi les enseignants et les autres agentsscolaires. Pour mieux comprendre les enjeux de cette institutionnalisation ainsi queles résistances qu’elle suscite, il faut la situer d’entrée de jeu par rapport aux modesd’organisation traditionnelle du travail enseignant.

Historiquement, au XXe siècle, les établissements scolaires ont été conçus, sur le plande l’organisation du travail des enseignants, autour de la « cellule-classe » et d’unmodèle dit de « caisse d’œufs » (Eggs crate organization, décrit initialement par Lortie,1975 ; cf. Tardif et Lessard, 1999, pour une synthèse des travaux sur cette organisa-tion).

Ordinairement, un établissement scolaire est coupé du milieu ambiant : n’y entrepas qui veut, les élèves sont sélectionnés avant d’y pénétrer, seules des personnes quali-fiées y œuvrent, des règles spécifiques régissent sa vie interne, etc. À l’intérieurde l’établissement se trouvent des classes qui sont fermées et complètement séparéesles unes des autres. Règle générale, chacune d’elles est placée sous la juridiction d’unet d’un seul enseignant qui travaille avec un groupe d’élèves. Ainsi, dans le processusde réalisation du travail quotidien, les liens entre les enseignants sont très relâchés, car,habituellement, chaque enseignant assume seul l’entièreté de sa tâche principale. Ence sens, un enseignant est un travailleur dont on suppose qu’il possède toute l’auto-rité requise et les savoirs professionnels nécessaires à l’exécution complète et « solitaire »de son principal travail : enseigner en classe tel contenu déterminé à tel groupe d’élèves.

Notons sans pouvoir nous y attarder qu’une telle organisation du travail enseignantrenvoie à une organisation sensiblement analogue du savoir scolaire, soit un savoircurriculaire divisible en blocs ou unités discrètes, en matières, en disciplines, en leçons,en contenus déterminés, en objectifs et sous-objectifs, comportant des gradations,des étapes bien définies. Chaque enseignant doit être en quelque sorte le maître, nonseulement de sa classe, mais aussi de son territoire curriculaire ou du segment d’acti-vités qui lui est confié. Cette vision du savoir scolaire reproduit analogiquement, surle plan épistémologique, une organisation Eggs crate du curriculum : chaque contenuest dans une coquille bien déterminée et les échanges entre les contenus sont faibleset ne relèvent de la responsabilité de personne.

Bien sûr, ce mode d’organisation du travail et du savoir n’interdit pas des colla-borations (professionnelles et personnelles, formelles et informelles) entre lesenseignants ainsi qu’entre les enseignants et les autres agents scolaires, notamment lesdirections d’établissement. Il n’interdit pas non plus le travail d’équipe et la concer-tation entre les enseignants ainsi que différentes formes de partage, notamment dematériel didactique, de recettes, d’idées, de routines, voire de pratiques pédagogiques.

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Toutefois, habituellement, ces relations et échanges avec les autres agents scolaires,y compris les collègues immédiats, s’avèrent périphériques par rapport à la centralitédu travail en classe, qui constitue souvent, pour les enseignants, le territoire invio-lable de leur activité, car vraiment très peu d’enseignants acceptent de partager leurclasse avec un collègue. En ce sens, s’il existe bien du travail partagé entre les ensei-gnants, celui-ci est en quelque sorte interstitiel et se loge entre les cellules de l’Eggscrate organization.

Partant des constats précédents, une des questions qui guide nos recherches est lasuivante : est-ce que les transformations du métier d’enseignant, depuis les années1980, affectent réellement cette organisation du travail ? Rappelons que, pour laprofession enseignante, les années 1980 constituent, dans une perspective interna-tionale, une décennie charnière, car elles marquent le début du mouvement deprofessionnalisation de l’enseignement et, à plus large échelle, l’essor des modèles degestion postfordiste en éducation (compétition, décentralisation, imputabilité, libremarché, privatisation, etc.; MAROY, 2006; LESSARD, 2000; TARDIF et LESSARD, 2004),sans parler du développement des TICE à la fin de cette même décennie. C’est au coursdes années 1980 que sont également conçues la plupart des réformes de la formationdes enseignants qui vont être mises en œuvre dans la décennie suivante (IUFM enFrance, HEP en Suisse, baccalauréat de quatre ans au Québec, école de développementprofessionnel aux États-Unis et en Angleterre, etc.).

Bref, depuis les années 1980, la cellule-classe est-elle en train de s’ouvrir et l’Eggscrate organization de se déboîter ? Autrement dit, sommes-nous en train de passer,lentement mais sûrement, de cette organisation traditionnelle du métier à une réorga-nisation qui valoriserait et accentuerait, de manière importante, le travail partagéparmi les enseignants et, plus largement, au sein du travail scolaire, c’est-à-dire letravail accompli par l’ensemble des agents scolaires ?

Répondre à ces questions n’est guère facile, notamment parce qu’il faut bien distin-guer les évolutions commandées par les réformes, des transformations qui opèrent auniveau des établissements et de leur organisation ainsi que des pratiques enseignanteselles-mêmes, lesquelles sont très variées en ce domaine comme le montrent les autrestextes de ce numéro. De manière générale, l’évolution récente de l’enseignement estcertainement plus lente que celle souhaitée par les réformes. Par ailleurs, cette évolu-tion est aussi contrastée d’un pays à l’autre, voire d’une région à l’autre en fonctionnotamment de la taille des zones urbaines, de l’hétérogénéité des populations locales,des traditions professionnelles parmi les enseignants, etc. Enfin, il faut noter que lesréformes sont porteuses d’exigences contradictoires : certaines prônent le développe-ment d’un professionnalisme enseignant collectif, tandis que d’autres exigent unrecentrage des enseignants sur le travail avec les élèves en classe.

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Faute de place, nous allons nous en tenir ici, par rapport aux questions précédentes,à une caractérisation forcément très sommaire de ce qui nous semble être certaines desprincipales tendances à l’œuvre, celles-ci pouvant être comprises comme des pressionsà la fois politiques, sociales, organisationnelles et idéologiques qui s’exercent, direc-tement ou indirectement, sur le travail enseignant pour l’ouvrir à diverses formes detravail partagé. Dans la partie suivante, nous tâcherons de montrer que ce partage esttoutefois ambigu, car il induit autant de nouveaux modes de division du travail quede mises en commun.

1. Quelques repères sur l’évolution récente du métierd’enseignant et la place du travail partagé

1.1. L’évolution du personnel scolaire

Une première tendance, malheureusement très peu étudiée en Europe francophone,est liée à l’émergence et à la croissance, parfois considérable dans certains pays, desagents scolaires non enseignants. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de notreéquipe sur la question : Levasseur et Tardif, 2005a, b et 2004 ; Tardif et Levasseur,2004. Aux États-Unis, un agent scolaire sur deux n’est plus un enseignant. Dansl’ensemble des sociétés développées, on observe une tendance similaire bien que de plusfaible amplitude en Europe. Or, ces agents scolaires (certains sont des enseignantsspécialisés, d’autres des professionnels, d’autres des techniciens, d’autres des agents desoutien) s’approprient progressivement, depuis une trentaine d’années, diverses tâcheset territoires d’intervention réservés traditionnellement aux enseignants : encadre-ment, soutien, conseil, orientation, surveillance, résolution de conflits, gestion dedifférentes catégories de troubles, de problèmes ou encore de sous-groupes d’élèves,etc. Ils occupent aussi fréquemment de nouveaux ou plus récents territoires du travailscolaire : accueil des élèves immigrants, petite enfance, troubles de l’apprentissage, etc.Leur existence et surtout leur importance grandissante au sein des établissements etdes systèmes scolaires génèrent forcément de nouvelles pratiques de concertation etd’échanges avec les enseignants, mais aussi des stratégies de protection de territoireset de négociation de statut. Plus fondamentalement, la présence de ces agents estsusceptible de remettre progressivement en cause le monopole éducatif exercé jusqu’àtout récemment par les enseignants sur les élèves dans l’école ; elle induit par consé-quent un nouveau partage du travail scolaire autour de cet enjeu. Nous y reviendronsdans la seconde partie.

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1.2. Transformation des missions et des savoirs scolaires

Une seconde tendance découle de la complexité croissance des missions d’instruction,d’éducation et de qualification désormais dévolues à l’école et aux enseignants. L’écoleactuelle fait face à un défi qu’aucune société humaine n’a connu jusqu’à présent : elledoit accueillir tous les enfants à un âge de plus en plus jeune, les garder le pluslongtemps possible, pour leur faire apprendre des savoirs de plus en plus diversifiés,plus nombreux et parfois nouveaux ou récents, tout en leur assurant, non seulementune égalité des chances à l’entrée, mais aussi une équité de traitement en cours de route,tout en essayant d’assurer la réussite du plus grand nombre possible et de les qualifieren fin de parcours pour un marché du travail toujours plus mouvant et éclaté. Or, faceà cette tendance de fond, on observe que les réformes scolaires dans la plupart des paysdepuis les années 1980 préconisent partout sensiblement les mêmes stratégies : – Elles mettent l’accent sur des démarches et des compétences transversales permet-tant de répondre à la complexité, à la diversité et au poids croissant (en volume et endurée) des apprentissages scolaires. Ce faisant, elles promeuvent souvent une vision« constructiviste » et réflexive, qu’elle oppose à l’enseignement transmissif. Ellescherchent ainsi à contourner ou renouveler une vision d’un curriculum organisé sousforme d’Eggs crate, en créant de nouvelles unités et dynamiques d’enseignement etd’apprentissage qui débordent ou excèdent les alvéoles traditionnelles du travail scolaire(la leçon, la classe, l’année, le programme, etc.), et qui exigent des enseignants qu’ilsse concertent, travaillent en équipe, échangent sur les apprentissages des élèves, leursuivi, leurs évaluations.– À côté de la mission traditionnelle d’instruction, elle réclame des enseignants et desétablissements qu’ils prennent en charge la socialisation et l’éducation des élèves : lecurriculum se gonfle ainsi, du moins à sa marge, d’apprentissages traditionnellementnon scolaires comme l’enseignement aux valeurs, à la citoyenneté, au civisme, à lasexualité, aux sports, à la santé, etc. Également à la marge se développe aussi toute unezone d’activités dites « parascolaires », mais auxquelles de plus en plus d’enseignantset d’autres agents scolaires contribuent. Or, pour certains publics d’élèves, cette margeest ce qui les rattache encore à l’école.– Sur le plan curriculaire, comme on le voit dans de nombreux pays, les réformesmettent l’accent sur la collaboration entre enseignants et au sein des établissements.Aux États-Unis, les enseignants sont appelés à travailler dans le cadre de pratiques colla-boratives au sein de ce qu’on appelle des « communautés d’apprentissage », de façonà contribuer à l’efficacité de l’enseignement et à l’accomplissement des objectifs dedéveloppement du corps professoral (National Board for Professional Teaching Standards- NBPTS, 2001 et 2002, National Staff Developpement Council - NSDC, 2001). En

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Australie, les Standards of Professional Practice for Accomplished Teaching in AustralianClassroms (2000) encouragent les enseignants à travailler ensemble dans les commu-nautés professionnelles ou communautés d’apprentissage. Le General Teaching Councilfor England (2002), en Angleterre, soutient pareillement l’apprentissage professionnelactif ainsi que l’ouverture et le questionnement dans le cadre de pratiques collabora-tives au sein des réformes scolaires. Comme l’Angleterre, d’autres états européensprônent la collaboration enseignante dans le cadre de leurs réformes : la Belgiquefrancophone (FRENAIT et MAROY, 2004, DUPRIEZ, 2005), la France (BARRÈRE, 2001,LANG, 2005) et la Suisse (PÉRISSET-BAGNOUD, 2005). – Lorsqu’on conjugue leurs effets, cet ensemble de changements semble dessiner encreux une nouvelle image du savoir scolaire : il ne s’agirait plus d’un Eggs crate curri-culum décomposable et réductible à des unités discrètes (matières, disciplines, champs,objectifs, découpages divers) placées sous la responsabilité de chaque enseignant prisindividuellement, mais plutôt d’un savoir processuel et dynamique, transversal etgénérique (défini en termes de culture de base, d’un tronc commun constitué d’appren-tissages, de compétences et de constructions plutôt que de contenus prédéterminés)qui appelle de nouveaux modes de collaboration et de partage entre les enseignants.

1.3. Multiplicité des rôles professionnels

Ces dernières décennies, les enseignants ont été également confrontés à des popula-tions et des groupes d’élèves de plus en plus hétérogènes et, dans certainsétablissements, régions ou quartiers, nettement plus difficiles. Cette évolution fait ensorte que la figure du « maître qui instruit » entre en processus de décomposition etrecomposition avec d’autres rôles professionnels que doivent, d’une manière ou d’uneautre, assumer les enseignants : travailleur social, psychologue, éducateur, substitut desparents, policier, conseiller, etc. En ce sens, le travail enseignant traditionnel se diviseen quelque sorte de l’intérieur : pour pouvoir enseigner, l’enseignant doit faire autrechose et plus, il doit lui-même se partager ou se diviser, ce qui ne va pas, chez certainsenseignants, sans souffrance et résistance, notamment dans le secondaire. À cetteévolution viennent s’ajouter de nouvelles exigences quant à la participation des ensei-gnants à la vie et à la gestion des établissements. Encore là, l’enseignant doit apprendreà habiter de nouveaux rôles professionnels : coordonnateur d’équipe, de projet pédago-gique, responsable de niveau, membre du conseil d’établissement, pilote d’innovationet de programme, etc. L’enseignant devient ainsi une sorte de caméléon professionnel;si le travail en classe reste son lieu refuge, il doit désormais en sortir plus souvent, jouerd’autres rôles professionnels et apprendre à négocier avec d’autres agents.

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1.4. La mobilisation des équipes enseignantes dans les établissements

Depuis une vingtaine d’années, une bonne part des réformes scolaires ont porté surla réorganisation des systèmes d’enseignement, leurs modes de régulation et de contrôleet la réaffectation des pouvoirs parmi les unités (ministères, commissions scolaires,pouvoirs régionaux, établissements, etc.). Cette évolution, bien que variable selon lespays, aboutit globalement à faire monter en puissance et en autonomie l’établissementscolaire comme unité névralgique du système. On passe ainsi d’une vision de l’éta-blissement comme unité d’application et d’administration des règles à celle d’unitéd’interprétation, d’adaptation, de négociation, voire de création de règles et d’uneculture. Dans ce contexte, les enseignants font désormais partie d’une « équipe-école »et la collaboration devient une norme culturelle et une obligation professionnelle : ilsdoivent se mobiliser autour d’un projet d’établissement, s’impliquer dans divers collec-tifs de travail, collaborer avec les pairs, les spécialistes et d’autres agents tant internesqu’externes, et apprendre à coopérer avec les parents. À l’exemple d’un grand nombred’entreprises, l’établissement doit développer une culture d’entreprenariat ou de projet,voire celle d’une organisation apprenante qui s’appuie sur la réflexivité, mais aussi surun fort investissement émotionnel de ses membres. Bref, l’établissement ne se réduitplus à une unité administrative régie par des règles formelles, il devient un environ-nement créateur de normes qui doivent être partagées pour fonctionner. Dans cecontexte, les directions d’établissement sont appelées à « mobiliser leurs équipes », àexercer un leadership pédagogique, à dynamiser l’école et à renouveler son image,voire à la vendre dans certains pays qui misent sur le développement d’un importantréseau scolaire privé. Ainsi, au-delà du partage des tâches et des responsabilités, est exigéle partage d’une culture et de normes communes.

1.5. Nouvelle professionalité et mouvance du travail partagé

Ces évolutions, que nous venons trop brièvement de décrire, caractérisent sans aucundoute une phase intense, depuis les années 1980, de redéfinition et de recompositiondu travail enseignant. Comme un jeu de cartes, ce travail se voit désormais redis-tribué autrement, et ce, sur le plan des établissements, des tâches quotidiennes, des rôleset des identités, de la culture professionnelle, des relations avec les pairs et les autresagents scolaires. À terme, on voit ainsi émerger, à travers les réformes et les politiqueséducatives, mais aussi les évolutions sociales et culturelles où baigne le métier, unenouvelle professionnalité enseignante plus large et plurielle, sans doute plus floueaussi, ainsi que davantage mobile, plus fluide et adaptable (et peut-être corvéable) aux

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nouvelles fonctions et responsabilités dévolues tant à la profession qu’aux établisse-ments. Dans tous les cas, cette nouvelle professionnalité tend à sortir le travail partagédes zones interstitielles où il était engoncé jusqu’à présent et l’inscrire au cœur denouvelles pratiques de collaboration, de concertation, d’équipes, de gestion collective.

Or, cette professionnalité encore en émergence rencontre plusieurs résistances,car elle entraîne un risque de fragmentation du métier et de l’identité enseignante, celledu maître centré sur le travail en classe, sur les savoirs à transmettre ou, dans le secon-daire, sur une maîtrise disciplinaire (DUBET, 2002; LANG, 1999). Enfin, dans plusieurspays, elle semble porteuse d’une dualisation de la profession enseignante, notammentà travers le jeu complexe de différenciation des systèmes et des établissements scolairesen fonction des publics d’élèves, des bons et mauvais quartiers, des élites et des popula-tions défavorisées, voire exclues. Tant en Europe qu’en Amérique du Nord (et sansdoute encore davantage en Amérique latine), cette nouvelle professionnalité sembledavantage exigée des enseignants œuvrant dans les zones scolaires difficiles, tandisque les établissements privés ou d’élite défendent encore âprement une vision plustraditionnelle de l’enseignant, même si elle doit se conjuguer là aussi avec des logiquesd’organisations apprenantes et de mobilisation des équipes-écoles.

Finalement, cette nouvelle professionnalité n’est évidemment pas sans lien avec lestransformations qui affectent de nos jours la sphère sociale globale du travail. Parbien des côtés, elle recoupe directement les injonctions sociales adressées aux travail-leurs des « sociétés du savoir », notamment les travailleurs instruits qui œuvrent dansla noosphère et produisent du travail immatériel (de l’information, des symboles, dela communication, des connaissances, etc.). Ces travailleurs se doivent d’être souples,performants, à multifacettes et disposer d’une vaste palette de compétences, ils doiventapprendre à travailler sous pression, accepter de recombiner leur identité selon leursdivers mandats, investir subjectivement et réflexivement leur rapport au travail, seprendre eux-mêmes comme projet de formation continue, apprendre à travailler dansdes organisations mouvantes, s’insérer dans des réseaux mobiles de collaborations, departenariats, d’équipes, etc. En ce sens, les évolutions récentes du travail enseignantentrent largement en résonance avec les transformations de monde du travail et lesnouvelles figures du travailleur dans les sociétés de la modernité avancée.

Résumons-nous : les développements précé-dents invitent à considérer le travail partagécomme un travail sous tension, certes en voied’institutionnalisation, mais aux limites encoremouvantes et imprécises. Dès lors, comment

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l’aborder ? Nous proposons ici quelques pistes de recherche qui nous semblent intéres-santes et que nous avons exploitées dans nos travaux récents.

2.1. Partages et divisions : éviter les naïvetés

D’entrée de jeu, nous pensons qu’on ne saurait comprendre la question du travailpartagé sans la projeter d’abord sur la toile de fond du travail divisé. En effet, il fautéviter de croire qu’il y a partage du travail sans division de ce même travail. Il fautsurtout éviter de prendre pour argent comptant les discours réformistes, éducatifs etpédagogiques (et parfois le discours de certains chercheurs prônant la collaborationentre enseignants) qui véhiculent toujours une vision largement normative et positivedu partage du travail enseignant.

Ne l’oublions surtout pas, partager du travail, c’est certes « mettre en commun »,« faire ensemble », voire se solidariser, mais c’est aussi et tout autant diviser, séparer,se distinguer, se démarquer, se différencier, voire s’opposer. La notion de travail partagéest donc sémantiquement ambivalente, car elle peut dire une chose et son contraire :faire ensemble ce qu’il y a à faire, réaliser le travail en commun, ou diviser ce qu’il ya faire pour le faire séparément, en travaillant chacun de son côté. Or, cette ambiva-lence nous semble au cœur des rapports sociaux de travail dans l’école contemporaine.

Sur ce thème, nos recherches montrent que la question du travail partagé surgithistoriquement, comme nouvelle norme, valeur et injonction, dans une organisationdu travail scolaire de plus en plus divisée. Nous sommes ici dans l’ordre de tendanceshistoriques assez longues. Par exemple, au Québec, Mellouki (1994, 1995) a établi quele nombre de catégories d’agents scolaires est passé de vingt à une centaine environ de1940 à 1970. Depuis le début des années 1980, la multiplication des postes de travailse poursuit. Nos propres travaux (LESSARD et TARDIF, 1996, 1997; TARDIF et LESSARD,1999) ont établi, à partir des statistiques disponibles, l’existence d’environ 150 postesde travail différents parmi le personnel non enseignant, et de près de 220 postes si l’ony ajoute le personnel enseignant. Par ailleurs, ces dernières années, nous avons aussiétudié l’essor des agents techniques (LEVASSEUR et TARDIF, 2005a, b; TARDIF et LEVAS-SEUR, 2004). Par exemple, les techniciens en éducation spécialisée, qui constituent legroupe le plus important, comptaient 138 individus en 1980, 3 238 individus en 1993,6441 individus en 2001, 8323 individus en 2005. Au Québec, l’ensemble des agentstechniques représente aujourd’hui 23 % du personnel scolaire, enseignants compris(CSE, 1998; MEQ PERCOS 2001, 2005). Ces tendances sont observables partouten Amérique du Nord et dans plusieurs autres sociétés.

Bref, en l’espace d’une cinquantaine d’années, la division du travail parmi lesagents scolaires a été au moins multipliée par dix. Tous ces agents contribuent du même

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coup à une nouvelle structuration de la dynamique de l’organisation du travail au seindes écoles. Ils occupent et transforment les champs de travail déjà en place ou bien encréent de nouveaux. Ils complexifient l’organisation scolaire, introduisant de nouvellesstructures dans le système d’enseignement. Ils modifient la place centrale occupéejadis par les enseignants réguliers. Ces phénomènes entraînent des conséquencesimportantes sur le travail des enseignants :

a) Ils accroissent considérablement les problèmes de coordination entre les autresagents scolaires et les enseignants, entraînant du même coup un développementimportant des fonctions de contrôle bureaucratique. En ce sens, le travail partagé, parcequ’il s’inscrit dans cette division, génère à son tour de nouveaux problèmes de coordi-nation et de contrôle, dès lors qu’il s’agit bien de partager ce qui est d’emblée divisé :du travail, du temps, des espaces, des savoirs, des compétences, des identités. Tous lesenseignants le disent : le travail partagé, sur le fond de cette division, est profondé-ment consommateur de temps et d’énergie. Qui plus est, il comporte toujours lerisque, pour les enseignants, de retrancher du temps d’apprentissage aux élèves.

b) Cette division du travail scolaire semble intrinsèquement porteuse d’anomie(Durkheim, 1973 ; Cherkaoui, 1978), appelant de la sorte un imposant dispositif derégulation et de contrôle : réglementations, normes, droits, conventions collectives,etc. À son tour, ce dispositif, à mesure qu’il s’alourdit, suscite de la part des enseignantsdes stratégies d’évitement; les tâches réellement accomplies tendent ainsi à s’éloignerdes règles en vigueur et des tâches prescrites par l’administration. C’est le fameuxcercle vicieux bureaucratique que Crozier a analysé il y a déjà plus de trente ans(1963).

c) Il est évident que cette division du travail scolaire marque aussi profondémentles grandes missions d’instruction et d’éducation de l’école. En effet, si, comme on l’avu, toutes les réformes prônent une meilleure intégration et une plus grande cohérencedans la formation scolaire des élèves, on doit sérieusement s’interroger pour savoir side telles réformes, avec toutes leurs bonnes intentions, peuvent réellement s’enra-ciner dans une organisation du travail marquée par la fragmentation, la spécialisationet le confinement des territoires de travail, la différenciation et le morcellement descompétences des agents scolaires, les tensions et les oppositions qui en résultent forcé-ment. Bref, si la formation des élèves doit être l’œuvre commune d’un travail partagéparmi les agents scolaires, comment ce partage peut-il se réaliser lorsqu’ils sont enmême temps engagés dans des pratiques de division ?

En définitive, nous plaidons ici pour une approche du travail partagé qui ne faitpas l’économie du travail divisé avec toutes les tensions et contradictions qui en résul-tent pour les individus invariablement et simultanément engagés dans des pratiquesde division et de partage de leurs tâches, de leurs savoirs et territoires de travail.

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2.2. Étudier l’organisation concrète du travail dans les établisse-ments

Peu importe le milieu, école ou usine, la collaboration entre travailleurs impliquetoujours des coûts et des bénéfices, des gains et des pertes, des risques et des oppor-tunités. Encore là, l’étude du travail partagé ne saurait faire fi de ces réalités, de cesdoublets sous tension. Pour les appréhender, il est nécessaire, croyons-nous, d’étudiernon seulement ce qui peut se faire ensemble, mais aussi ce qui ne peut pas se faire pourdiverses raisons. C’est pourquoi nous avons étudié, dans des recherches récentes(BORGÈS, 2006 ; BORGÈS et LESSARD, 2005 et 2007), les obstacles et contraintes aupartage du travail parmi les enseignants de l’école secondaire au Québec. Nous voulionscomprendre, au-delà des injonctions réformistes très fortes qui réclament un partagedu travail enseignant, les résistances en quelque sorte objectives au partage.

2.2.1. Les conditions de travail

Les éléments les plus contraignants semblent être le manque de conditions favorablespour réaliser le travail en collaboration, c’est-à-dire le manque de temps, une tropgrande charge de travail, un nombre trop élevé d’élèves par classe et de groupes d’élèvespar enseignant. Ces conditions défavorables découlent de la structure et du fonction-nement de l’école secondaire, qui ont toujours constitué des barrières à une plusgrande collaboration entre les enseignants : les horaires éclatés, la charge de travail deplus en plus croissante, particulièrement dans ce contexte de réformes, le nombre degroupes et d’élèves sous la responsabilité des enseignants constituent autant d’obsta-cles au travail partagé, peu importe sa forme.

Le manque de temps n’est pas une abstraction, il est associé à la charge de travailface aux innombrables tâches à accomplir et au nombre de groupes d’élèves et d’élèvespar classe. Travailler en collaboration peut ainsi s’avérer une tâche presque insur-montable quand un sentiment d’épuisement face à la charge de travail s’installe,comme le précise cette enseignante du secondaire :

[...] ma semaine normale est de 35 heures, ça m’en demande encore20 heures […] là ça fait des semaines de 55 heures ; je suis donc épuisée,ce que je trouve dommage parce que mes élèves ont droit d’avoir uneenseignante qui est très éveillée [...] qui ne se sent pas non plusbousculée par les événements, et des fois, j’ai l’impression d’êtrebousculée, avec même toute ma bonne volonté et celle de mes collègues.

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2.2.2. L’organisation « départementale »

La culture départementale des équipes disciplinaires pèse, par ailleurs, lourdement surla culture enseignante. En Amérique du Nord, plus particulièrement, des études surla vie départementale dans les écoles secondaires suggèrent que, si l’enseignement estfaçonné par le contenu enseigné, il l’est d’autant par la culture ou subculture dépar-tementale (SISKIN, 1991; STODOLSKY et GROSSMAN, 1995). Celle-ci influe surl’organisation, la répartition des tâches, le partage de pouvoir dans les décisions curri-culaires, le climat, l’environnement, le recrutement, les formations des enseignants,le développement dans la carrière ainsi que sur les formes de collaboration établies entreles enseignants.

La division par départements disciplinaires contribue à l’éloignement entre lesenseignants : « comment faire pour faire de la transversalité lorsqu’on ne connaîtmême pas l’enseignant qui est dans le bureau d’à côté ? », nous dit cet enseignant enéducation physique et à la santé. Malgré les réformes, la départementalisation estencore loin d’être réglée et elle génère souvent des problèmes de communication entreles enseignants.

2.2.3. La culture disciplinaire

Si la départementalisation contribue à l’isolement et au manque de communicationentre les enseignants, ces aspects sont encore amplifiés par les divisions de culture disci-plinaire au secondaire. Tout enseignant a l’obligation de « couvrir sa discipline » avecses élèves. Comme le dit cet enseignant de mathématique : « On a un programme àcouvrir! Et on a de la difficulté à le faire. Comment va-t-on faire pour collaborer dansces projets interdisciplinaires? Je n’ai pas ce luxe [...] il faut que mes élèves à la fin del’année aient vu toutes les notions ».

Cet aspect rejoint les constats de Siskin (1991), Stodolski et Grossman (1991),Grossman et Stoldoski (1995) sur les préoccupations que certains enseignants éprou-vent par rapport à la nécessité de couvrir tout le programme, notamment enmathématique qui est une matière déterminante dans la sélection scolaire. En effet,ils se sentent coincés entre le travail partagé avec les collègues des autres disciplines etle besoin qu’ils ressentent de livrer les contenus aux élèves pour assurer leur réussiteaux examens.

Or, tout cela génère un sentiment d’instabilité chez les enseignants puisque, mêmequand la collaboration a lieu, souvent les pratiques de partage du travail ne portentpas nécessairement sur leurs préoccupations. De plus, comme souvent les liens établisentre les enseignants sont fragiles, ils se sentent plus vulnérables dans les activités de

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partage, car ils ont peur de laisser transparaître leurs faiblesses, risquant de perdreleur réputation. C’est bien l’exemple mis en évidence par Barrère (2002), dans sonétude sur les pratiques collaboratives des enseignants de lycées et collèges, où la peurde risquer sa réputation, ou de « perdre sa face » (ROSENHOLTZ, 1999) engendre unretrait des enseignants par rapport aux activités de partage.

2.2.4. Contradictions entre curriculum et réalités du travail

Dans les cas de réformes curriculaires récentes, on demande aux enseignants de colla-borer pour atteindre des objectifs très lourds et ambitieux : le développement descompétences transversales et disciplinaires, la métacognition, le développement socialet personnel des élèves, l’intégration des élèves à risque, etc. En même temps, onconserve des dispositifs d’évaluation traditionnels, et des formes de gestion et definancement de l’éducation qui vont dans le sens d’une réduction des investissementsde l’éducation. On demande également aux enseignants un engagement et un inves-tissement personnels au travail considérables, avec des moyens et des conditions detravail qui ne suivent pas souvent toutes les attentes réformistes. Bref, dans plusieurssystèmes scolaires, et c’est le cas au Québec, mais aussi dans de nombreux pays (États-Unis, Angleterre, etc.), l’injonction du travail partagé se conjugue aujourd’hui avec unprocessus d’intensification du travail enseignant : il faut faire toujours plus, mais avecmoins.

Comme nous avons essayé de le montrer dansce bref texte, le travail partagé, jusqu’à mainte-nant interstitiel, tend aujourd’hui justement àdéborder les alvéoles de l’Egg crate organiza-

tion et à prendre davantage de place, à se répandre à la fois sous la pression desréformes, l’évolution des établissements et des publics scolaires, l’essor de nouveauxagents scolaires et les transformations du métier d’enseignant.

Cependant, si cette phase de recomposition du travail enseignant et d’institu-tionnalisation du travail partagé est bien à l’œuvre, elle semble encore loin d’êtreachevée et ses principales lignes d’évolution demeurent toujours floues. La cellule-classeet l’Egg crate organization subissent des pressions multiples, mais demeurent tout demême les modes d’organisation centraux du travail enseignant. Dans cette optique,ce qu’on appelle le travail partagé des enseignants doit être vue comme un espacesocioprofessionnel toujours en voie de définition et de construction, un espace enmouvance où prescriptions, pressions, demandes, injonctions, mais aussi tension,

Conclusion : travailpartagé et travail divisé

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difficultés, résistances, rejets, stratégies de contournement conjuguent leurs effets,finissent par s’annuler, faisant ainsi du partage du travail enseignant un enjeu majeurde l’évolution actuelle du métier.

En ce sens, nous sommes convaincus que l’étude du travail enseignant partagé,comme nouveau champ de recherche, doit s’efforcer d’enregistrer ces diverses tensionset d’inscrire les formes et pratiques de partage dans les multiples divisions qui carac-térisent aujourd’hui l’enseignement en milieu scolaire.

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Transformations of teaching and shared work

Abstract: The purpose of this article is to bring out a certain number of paths ofanalysis and reflection related to the emerging field of research concerning the “sharedwork” of teachers. The article is composed of two parts: the first locates the problem-atic of shared work in the reforms and changes that have been a feature of the teachingprofession since the 1980s; the second part is tied to the articulation of this problem-atic to the multiple divisions of work in schools. The article is based on aninternational symposium on shared work and it has been written with the aim ofposing several conceptual issues in this domain that is largely new. It is based on theresearch work of Professor Tardif ’s team that is concerned with the changes in teachers’work and the division of labour in the school; and on the recent researches of ProfessorBorgès on the sharing of teachers’ work as a result of the reforms of the secondaryschool curriculum.

Key Words: Teacher’s work. Changes in the teaching profession. New profession-alism. Division of labour. Shared work. Collective work.

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Transformaciones de la enseñanza y trabajo compartido

Resumen : El objetivo de este texto es aportar pistas de análisis y de reflexión a pro-pósito de un campo de investigación emergente : el trabajo compartido de losdocentes. Tiene dos partes : la primera sitúa la problemática del trabajo compartidodentro de las reformas y evoluciones que marcan la profesión docente desde 1980.La segunda parte pone de relieve la articulación de esta problemática con las formasmúltiples de la división del trabajo escolar Fruto de un simposio internacional sobreel trabajo compartido, se escribió el texto de cara a plantear algunas referenciasconceptuales en este campo aún inexplotado. Se basa sobre los trabajos de investiga-ción del equipo del profesor Tradif dedicados a la evolución del trabajo docente y ala división del trabajo escolar y sobre las investigaciones recientes de la profesoraBorgès sobre el reparto del trabajo docente en las reformas de los programas esco-lares de secundaria.

Palabras claves : Trabajo docente. Evolución dela profesión docente. Nueva profe-sionalidad. División del trabajo. Trabajo compartido. Trabajo colectivo.

Maurice TARDIF et Cécilia BORGÈS. Transformations de l’enseignement et travail partagé. Les Sciences del’éducation - Pour l’Ère nouvelle, Le travail partagé des enseignants, vol. 42, n° 2, 2009, pp. 83-100.ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-00-3.

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