Traduire Derrida Sur La Traduction

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124 CHARLES RAMOND rdinaire, en un sens extra-linguistique, capable d'englober toutes le s équi- valences, non se ul ement entre des textes et des discour s, mais auss i entre des t ex tes et des pensées, des affects et des textes, des mouve ment s et des affects, etc. Cette pan-traductibilité ri squait to uj our s, bien sûr, d' être sou- mise à la différance indéfinie du sen s, dans un renvoi de textes en textes, de textes en affects, d'a ff ects en pensées, co mp arable aux trajets confus des voix et des échos dans les labyrinthes de l'o reill e, si bien rendus par Derrida dans la dernière page de La voix et le phé nolllène. Mais pou r Rancière co mme pour Jacotot, et peut-être pour to ut phil oso ph e immanentiste, cette crainte de voir l'ho ri zo ntalité sans limite et l'arbitraire des signes enge ndrer le chaos et le non-sens n'est bonne gu pour les paresseux » 28. De façon peut-être moins morali satrice, la th éo ri e de la pan-traductibilité développ ée dans Le Maître ignorant pourrait être présentée - c'est du moins ce à quoi nous nous se rons ici essayé - co mme la réso lu tion d' un fa isc eau de difficil es problèmes ( ici , les relations entre traduction, signification et apprentissage) par la transformati on en axiome ( ici , la pan-traductibilité) de ce gui semblait ju squ e-là re ndre la solution impossibl e. 28 u Maîtrt igno rant, p. 106 : « Seuls l es paresseux s' effraient à l'idée de cet arbitraire et y vo ient le to mbeau de la raison. Tou t au co ntraire, c'est parce qu'i l n'y a pas de code do nn é par la divinité, pas de langue de la langue, que l'inte lli gence humaine emploie tout son art à se fai re comprendre et à comprendre ce que l'intelligence voisine lui signifie. La pensée ne se dit pas en I riti, ell e s'exprime m tJéraciti. EUe se divise, e !Je se raconte, elle se lraduit p our 1111 qui s'm fera un aulrt rial, une autre traduction fie souligne, CR], à une seule co nditio n: la volonté de com muniquer, la volo nté de dt11 iner ce que l'autre a pe nsé et que rien, hors de son r écit, ne garanti t, dont aucun dictionn aire universel ne dit ce qu'il fa ut comprendre. » Traduire Derrida sur la traduction : relevance et résistance à la discipline Lawrence Venuti Traduit par René Lemieux 1. l'unique et l'exemplaire Cet arti cl e est l' hi stoire de mon co mb at à ti tre de traducteur et d'étudiant en tra du c ti on vers l'anglais, remettant en cause sa marginali té actuell e aux États-U ni s. Il peut être lu co mm e l' hi stoire de vot re co mb at, vo us gui avez un intérêt dans la traduction, vo us gui souhaitez l'étudier et peut-être la pratiquer et gui, ainsi donc, pouvez subir les conséquences de sa margi- nalité culturell e et institutio nn ell e, limitant les possibilités de fai re les deux en même te mp s, aux États-U ni s co mm e aill eurs. Puisque la dominati on économique et politique des États-Uni s permet l'hégémo ni e mondiale de la langue anglaise, s'assurant du même co up qu'e ll e soit la plus traduite autour du monde - mais peu traduisante ell e-même-, la marginalité de la traduc ti on aux États-Uni s produit inévitablement des effets secondaires ai ll eurs, notamm ent en perpétuant des tendances in égalit ai res lorsqu' o nt lie u des échanges culture) sl Ainsi, dans le cas particulier de la traducti on, le «vo uà gui je prétends m'a dr esser -ainsi gue le « j gui parl e- peuve nt être compris co mm e d es universaux. Qu oi qu' il en soit, mon changement du «je» au «vo us>> ne doit pas être si rapide, il ne doit pas app araître de mani ère homogène, parc e gue mon histoire est tout de même unique, re ndu e possible par un projet ré- ce nt de traduction. Je veux discuter des circonstances entourant ma tra- ducti on d'un e co nf érence de Jacques Derrida sur le thème de la traduction. Entendons-nous, t ra duire l'oe uvre de ce phil oso ph e françai s contemp orai n requiert qu 'o n soit dans un certain sens un spéci ali ste, qu 'o n possède une connaissance, non seulement de la langue française, mais aussi d es traditions 1 Pour les figu res de la traduc ti on, voir Lawrence Venuti, The Tramlator 's Inibili ty : A of Tramlatio n, Lo ndres et New York, Routledge, 1995, p. 12 à 16, et Tbe Sc anda II of Tramlation : Tou, ards an Ethics of Di ffmnce, Londres et New York, Routledge, 1998, p. 88.

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Traduction en français d'un texte de Lawrence Venuti sur sa traduction en anglais de Jacques Derrida.

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    rdinaire, en un sens extra-linguistique, capable d 'englober toutes les qui-valences, non seulement entre des textes et des discours, mais aussi entre des textes et des penses, des affects et des textes, des mouvements et des affec ts, etc. Cette pan-traductibilit risquait toujours, bien s r, d'tre sou-mise la diffrance indfinie du sens, dans un renvoi de textes en textes, de textes en affects, d 'affects en penses, comparable aux trajets confus des voix et des chos dans les labyrinthes de l'o reille, si bien rendus par D errida dans la dernire page de La voix et le phnolllne. Mais pour Rancire comme pour Jacotot, et peut-tre pour tout philosophe immanentiste, cette crainte de voir l'horizontalit sans limite et l'arbitraire des signes engendrer le chaos et le non-sens n'est bonne gue pour les paresseux 28. D e fao n peut-tre moins moralisatrice, la th o rie de la pan-traductibilit dveloppe dans Le Matre ignorant pourrait tre prsente - c'est du moins ce quoi nous no us serons ici essay - comme la rsolu tion d'un fa isceau de difficil es p roblmes (ici , les relations entre traduction, signification et apprentissage) par la transformation en axiome (ici, la pan-traductibilit) de ce gui semblait jusqu e-l rendre la solutio n impossible.

    28 u Matrt ignorant, p. 106 : Seuls les paresseux s'effraient l'ide de cet arbitraire et y voient le to mbea u de la raison. Tout au co ntraire, c'est parce qu'i l n'y a pas de code donn par la divinit, pas de langue de la langue, que l'intelligence humaine emploie tout son art se fai re comprend re et comprendre ce que l'intelligence voisine lui signifie. La pense ne se dit pas en IJriti, elle s'exp rime m tJraciti. E Ue se divise, e!Je se raconte, elle se lraduit pour 1111 au/~ qui s'm fera un aulrt rial, une autre traduction fie so uligne, CR], une seule conditio n: la vo lont de com muniquer, la volo nt de dt11iner ce que l'autre a pens et que rien, hors de son rcit, ne garanti t, dont aucun dictionnaire universel ne dit ce qu'il fa ut co mprend re.

    Traduire Derrida sur la traduction : relevance et rsistance la discipline

    Lawrence Venuti Traduit par Ren Lemieux

    1. l'unique et l'exemplaire

    Cet article est l'hi stoire de mon combat ti tre de traducteur et d 'tudiant en traduction vers l'anglais, remettant en cause sa marginali t actuelle aux tats-U nis. Il peut tre lu comme l'hi stoire de votre combat, vous gui avez un intrt dans la traduction, vous gui souhaitez l'tudier et peut-tre la pratiquer et gui, ainsi donc, pouvez subir les consquences de sa margi-nalit culturelle et institutionnelle, limitant les possibilits de fai re les deux en mme temps, aux tats-Unis comme ailleurs. Puisque la dominatio n conomiqu e et politique des tats-Unis permet l'hgmonie mondiale de la langue anglaise, s'assurant du mme coup qu'elle soit la plus tradui te autour du mo nde - mais peu traduisante elle-mme-, la marginalit de la traduction aux tats-Uni s produit invi tablement des effets secondaires ai lleurs, notamment en perptuant des tendances ingalitai res lorsqu'ont lieu des changes culture)sl Ain si, dans le cas particulier de la traductio n, le vous gui je prtends m'adresser -ainsi gue le je gui parle-peuvent tre compris comme des universaux.

    Quoi qu 'il en soit, mon changement du je au vous>> ne doit pas tre si rapide, il ne doit pas apparatre de manire homogne, parce gue mon histoire est tout de mme unique, rendue possible par un p ro jet r-cent de traduction. Je veux discu ter des circonstances entourant ma tra-ductio n d'une confrence de J acques D errida sur le thme de la traductio n. Entendons-nous, traduire l'uvre de ce philosophe franais contemporain requiert qu 'on soit dans un certain sens un spcialiste, qu 'on possde une connaissance, non seulement de la langue franaise, mais aussi des traditions

    1 Pour les figu res de la traduction, voir Lawrence Venuti, The Tramlator's Invibility : A Histo~y of Tramlation, Londres et New Yo rk, Routledge, 1995, p . 12 16, et Tbe Scanda II of Tramlation : Tou,ards an Ethics of Diffmnce, Londres et New York, Routledge, 1998, p. 88.

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    de la philosophie continentale, et pas seulement des pratiques de la tra-duction entre le franais et l'anglais, mais aus si des stratgies discursives qui ont t utilises pour traduire l'uvre de D errida au cours des trente dernires annes. Or, ces diffrentes sortes de connaissance spcialise ne sont pas suffisantes pour la tche : on doit aussi dsirer traduire D errida. En effet, les universi taires qui admirent son uvre, qui l'enseignent, qui font des recherches et qui dirigent des ouvrages collectifs son sujet, pourraient refuser de le traduire, la fois parce que son criture, remplie de jeux et d'allusions, pose de nombreuses difficults au traducteur, et parce que la traduction continue de se classer en bas de l'chelle des r-compenses acadmiques. Bien sr, si la volont s'y trouve, elle pourrait tre empche par des contraintes juridiques qui limitent toujours la tra-duction2. L 'uvre de Derrida a acquis un tel capital culturel et conomique que les presses universitai res ont tendance acquri r l'exclusivit mondiale des droits auprs des maisons d'dition des textes originaux et de l'auteur lui-mme. Cela signifie qu'un traducteur doit non seulement recevoir la permissio n de Derrida pour traduire son uvre, mais aussi ngocier avec les maisons d'dition pour viter une infraction aux droits d'auteur. Le nombre et la complexit des facteurs qui entrent en jeu dans la traduction de D errida semblent faire d'un tel projet un objet ex trao rdinaire en soi, ce qui compromettrait tout effo rt de le traiter comme exemplaire. Comment pourrais-je alors y prtendre ?

    Derrida peut no us aider rpondre cette question. Il a attir l'at-tention sur les deux logiques 3 qui se produisent dans tout tmoignage cherchant tre reprsentatif, la coexistence simultane du particulier empirique -dans ce cas, une singularit marginalise - et l'exemplarit universelle.

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    pt~tjtl 1 omme celui du colonialisme. Pourtant, cela vaut la peine de la poliiSUivre encore un peu pour l'claircissement qu 'elle peut apporter sur lo marginalit d 'une pratiqu e culturelle comme la traductio n tout comme sur le statut exemplaire de ma propre traduction de D errida. E n prenant Jes p ropos de D errida comme un point de dpart, no us pouvons alors reconnatre que 1' autre -qu'il soit une institution culturelle ou une au torit politique- peut entraner l'impositio n d 'un monolinguisme, un discours acadmique ou colonial , qui cherche homogniser et limiter J'usage de la langue. Par ailleurs, le monolinguisme impos par J'autre peut promouvoi r la spcificit d'un usage subjectif avec une force collec tive et, ainsi, advenir sous la forme d 'une exemplarit intersubj ective et possible-ment universelle. Un tmoignage particulier peut incorporer une double structure, celle de l'exemplarit et celle de l'hte comme otage, parce que la structure apparat dans l'exprience de la blessure, de J'offense>>, ici un monolinguisme res trictif impos sur le groupe dont le sujet relve7.

    Ce raisonnement peut tre illustr, d 'abord, par la confrence de D errida sur la traduction. In titule Qu'est-ce qu 'une traduction " relevante"? >> (ou en anglais : What is a " relevant" translation ? >>), la confrence es t pro-nonce en 1998 au sminaire annuel des Assises de la traduction littraire Arles (ATLAS)8. Cette association franaise comprenant approxim ativement huit cents membres se ddie la promotion de la tradu ction li tt raire et la protection du statut du traducteur littraire. Le fait de s'adresser un auditoire qui comprend des traducteurs pro fessionnels, int resss princi-palement par les pratiques de la traduction plut t que par les concepts thoriques, oblige D errida modifier sa manire de s'adresser l'auditoire en adoptant un certain langage. Non seulement il commence sa conf-rence en demandant pardon de parler de traduc tion des traducteurs expriments, mais aussi il vite une prsentation purement philosophique de ses ides. Au lieu de recourir un commentai re spculati f sur un tex te

    7 Id., p. 41, 49. Jacque; Derrida, Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? ~),d'abord publi dans les Actes des quir.zims aJSisu de la traduction littirain: (Arles 1998), Actes Sud, 1999, p. 21-48. Le texte a t lgrement remani et publi une deuxime fois dans Ma rie- Louise Mallet et Ginette Michaud (d ir.), Cahier de L'J-Teme 83: Derrida, Pari s, ditions de L' Herne, 2004, p. 562-576. Cette dernire version sera utilise avec Pabrviation QTR )). En anglais, >, trad. Lawrence Venu ti, a t publi dans Critical lnquiry, no 27, 2001, p. 174-200, abrg ici>.

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    canonique, comme il en a l'habitude, il aborde un des thmes les _plus pratiques dans l'histoire de la thorie de la traduction et qui a occup des auteurs comme Cicron et saint J rme, savoir l'opposition entre la tra-duction mot mot >> et la traduction du sens pour le sens >>. Son com-mentaire se base sur une interprtation minutieuse du rle de la traduction dans la pice Le marchand de Venise de William Shakespeare. D errida s'ap-plique concrtiser ses ides et trouver des applications p robantes, et ses efforts sont particulirement frappants dans son exploration de problmes spcifiques de traduction, surtout ceux dans lesquels il se laisse entrevoir comme traducteur. Il propose notamment une traductio n franaise d'un vers du discours de Portia su r le pardon et rappelle du mme coup sa propre traduction en franais d 'un concept central dans la dialectique de Hegel.

    D e plus, ces cas particuliers accdent au statut d 'exemplarit dans sa dmo nstration - exemplarit d'un concept universel d'une traduction relevante >> et de l' impact cul turel et institu tionnel que toute traduction peut avoir. La traduction relevante >>, crit D errida, es t mys tifiante: elle se prsente comme le transport du signifi intact dans un signifiant vhi-culaire indiff rent >>9 Bien qu 'il remette en cause cette mys tification, il la voit comme invitable dans la mesure o chaque traduction participe une conomie de l'entre-deux , situe quelque part entre la relevance absolue, la transparence la plus approprie, adquate, univoque et l'irre-levance la plus aberrante et la plus opaque >> 10 Il applique alors ce concept son usage du mo t relve >> pour rendre le terme hglien Aujhebtmg, une traductio n tire d'un pro jet au dpart empiriquement personnel , au ser-vice de ses propres intrts interprtatifs, mais qui a finalement subi une

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    en discutant de cas spcifiques, le tex te est en fai t multilingue, incorporant l'anglais et l'allemand, et prenant une tournure philosophique certaines occasions. Ainsi, D errida demande pardon po ur avoir choisi un titre intraduisible en raison de la provenance du mot relevant qui de-meure incertaine : il pourrait provenir du franais et ainsi se traduire en anglais, ou provenir de l'anglais et ainsi tre en cours d'assimilation par Je franais et do nc rsister la traduction. Ce qui en rsulte, soutient D errida, c'est que Je mot nous claire sur la nature de la traduction auj ourd 'hui : parce que l'uni t de relevant es t discutable, parce que le signifiant contient potentiellement plus d 'un mot dans la mesure o il produit un effet d 'homophonie o u d'homonymie, il fait drailler le processus de traduction et dmontre que la traduction di te relevante repose sur une conception particulire du signe, celle qui suppose l'unit indivisible d 'une forme sonore incorporant ou signifiant l'unit indivisible d 'un sens ou d 'un concept 12. Bien que D errida dise son audi toire qu 'il reno ncera toute discussion sur le mode de la gnralit, dans les rfl exions tho-riques ou d'allure plus videmment philosophique ou spculative jqu'il a] pu risquer ailleurs sur quelque problme universel de La Traductio n , ses exemples spcifiques donnent lieu des rflexions philosophiques et pointent en direction de p roblmes universaux13. E n fait, sa confrence rpo nd un deuxime contexte plus philosophique : le commentaire sur la pice de Shakespeare provient d'un sminaire sur le pardon et le parjure qu'il avait do nn plus t t en 1998.

    Mon pro jet de traduction es t galement situ dans deux diffrents contextes conflictuels, cheval sur deux champs disciplinaires. 11 s'adresse deux lectorats universitaires di ffrents, qui imposent tous deux un dis-cours conceptuel spcifique mon travail et exigent une traductio n qui pourrait relever de leur expertise. D 'un c t, le champ connu sous le terme mltural studies , un amalgame fl ou d 'approches qui es t nanmoins domi-n par une o rientation thorique, une synthse du poststructuralisme avec des variantes du marxisme, du fminisme et de la psychanalyse. Cette synthse a permis aux universitaires de s'intresser diffrentes priodes historiques et diffrentes formes culturelles, la fois de l'li te et de la

    12 QTR, p. 565. 13 QTR, p. 563.

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    masse, et de dlimiter de nouveaux domaines de recherche comme le colonialisme, l'identit sexuelle et la mondialisa tion 14. D e l'autre, le champ co nnu sous le nom de translation studies , un amalgame tout aussi fl ou d 'approches, nanmoins domin par une orientation empirique, une syn-thse de sous-di sciplines de la lingui stique comme la linguistique du tex te, l'analyse du discours et la pragmatique avec la thorie du polysystme , dans laquelle la culture es t considre comme un rseau complexe d 'inter-relatio ns entre une multitude de fo rmes et de pratiques 15 Cette synthse a permis aux chercheurs d 'tudier la langue des textes tradui ts et les normes qui encadrent la traduction dans certai ns polysys tmes culturels, ce qui a produit des recherches qui , dans le meilleur des cas, combinent les ap-p roches linguistiques et systmiques 16.

    Les cultural studies et les translation studies ne s'opposent pas ncessai re-ment. Mon propre travail de recherche et de pratique de la traduction a constamment tir parti des travaux des deux champs. Pourtant, tant donne la situation actuelle de ces champs, ils ont tendance rvler de pro fo ndes divisions conceptuelles qui compliquent tout pro jet qui vou-drait s'adresser aux universitaires des deux champs. L'orientation thorique des cultural studies a margi nalis la recherche sur les traductions et les pratiques spcifiques de traduction, alo rs que l'orientation empirique des translation studies a marginalis la recherche sur les ques tions de philosophie et de politiques culturelles. Parce que ces deux champs sont maintenant solidement insti tutionnaliss - mme s'ils occupent des lieux institutionnels diffrents d 'un pays l'autre- et parce qu 'ils impliquent tous deux des co mmunauts scientifiques au niveau international, ils confrent mon p ro jet de traductio n une porte universelle qui dpasse le particulier. Si je prends mo n p ropre travai l titre d 'exemple, si j'ose parler pour vous qui partagez mes intrts pour la traduction, c'est que nous avons en commun un ensemble de dterminations institutionnelles fo ndamentales, une double marginalit disciplinaire : d 'un ct, les cultural studies qui ngligent la

    14 Voir par exemple la slection de matriel dans Simon During (ed.), Tbe Cultural Studiu Reader, Londres et New York, Routledge, 1999.

    15 Voi r ltamar Evcn-Zohar, Polysyslelll Studies dans Poefics Today, II , 1990. 16 Voir par exemple Basil Hatim et lan Mason, Tbe Trans/a/or as Coiiii/JIIIticalor, Londres et

    New York, Routledge, 1997, et G ideon Toury, Desrriptit>e Translation Studiu and Bryond, Amsterdam et Philadelphie, Benjamins, 1995.

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    matrialit de la traduction, et de l'autre, les translation studies qui ngligent les implications philosophiques et les effets sociaux qui accompagnent toute pratique de la traduction.

    2. La traduction dans les cultural studies

    Pour comprendre la marginalit particulire de la traductio n, je veux me tourner vers l'uvre de Pierre Bou rdieu sur les institutio ns acadmiques dan s lesqueUes il repre une forme trs spciale d 'anti -imeUectualisme 17

    Pour Bourdieu, l'anti -inteUectualisme acadmique, m algr l'allure oxymo-rique du terme, consiste en une sourde rsistance l'innovation et l'invention intellectuelle, l'aversion pour les ides, pour la libert d'esprit et la critique, ce qu 'il lie l'effet de la reconnaissance accorde une institution qui ne confre les garanties statutaires attaches la pense d 'institution qu ' ceux qui acceptent sans le savoir les limi tes assignes par l'institution >>18. Travailler dans un champ disciplinaire, c'es t accepter ces limites institu tionnelles en conservant un investissement dans les mat-riaux et les pratiques qui dfini ssent le champ, m me quand un agent social a p our objecti f de le changer radicalement. Comme Bourdieu l'ob-serve, , ou l'> , dans laquelle l'ob-jecti f, la matrise quivalen te cell e de la langue maternelle, a conduit la suppression de toutes mthodes d 'enseignement qui pourraient demander l'tudian t de s'appuyer sur la mdiation de sa propre langue maternelle. Par consquent, la traduction a t stigmatise et exclue comme mthode d 'enseignement des langues trangres, mme si eUe a prcisment servi cette fin durant des sicles . La traduction a ten t d 'entrer dans l'universit amricaine en tablissant des sites in sti tutionnels qui so nt relativement au tonomes des universits, comme le Monterey lnstitute o f International Studies, ou in te rdisciplinaires, comme la collaboration entre les dparte-ments de langues trangres modernes et de linguistique applique qui composent le p rogramme de traduction la Kent State University.

    Le fa it que la recherche innovatrice puisse fao nner la pratique au mo-ment mme o les p ratiques innovatrices stim ulent la recherche, c'est--dire la p ure praxis de la traduction, a eu pour effet d 'empcher la traduc-tion d'tre accepte p ar le grand nomb re l'intrieur des cultural studies. Ici, la rsistance disciplinaire sem ble tre due l'orientation thorique qui domine ce champ depuis les annes 1980. P arce que de nombreux

    20 Voi r Brian Harris (d.), Tramlation and Jnterpreting Scbools, Amsterdam et Philadelphie, Benjamins, 1997.

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    commentaires culturels ont pris un tournant hautement spculatif, cer-taines des revues scientifiques les plus distingues ont tendance rejeter les articles qui, aux yeux des diteurs, manquent de sophistications tho-riques ou se concentrent sur des uvres ou des priodes historiques spci-fiques sans soulever des enjeux thoriques qui sont actuellement en dbat. Les translation studies peuvent entrer en relation avec ces enjeux, mais, en tant que pratique linguistique, elles en parleront invitablement en termes textuels et sociaux spcifiques qui caractrisent la spculation thorique, et s'interrogeront, au final, sur sa valeur. Les thories de la traduction ont besoin d'un fondement empirique si elles veulent contribuer la foi s aux pratiques de traduction et la recherche en histoire et critique de la traduction. Or cette dimension pratique n'a pas t bien accueillie par les revues scientifiques. Cntical lnquiry, par exemple, qui a acquis une autorit considrable comme revue de commentaires thoriques sur la culture, n'avait jamais publi d'article sur la traduction en vingt-sept ans, c'es t--dire jusqu' ce que soit publie ma traduction de la confrence de Derrida.

    La revue avait dj reu des propositio ns d 'article relevant des translation studies, mais les avait rejetes. Bien sr, elles ne provenaient pas d 'auteurs possdant le capital culturel de Derrida dans les institutions universi -taires amricaines. En 1989, par exemple, j'ai soumis un manuscrit intitul Simpatico , une premire bauche d'un chapitre publi par la suite dans mon livre de 1995, The Translator's lnvisibility. Le manuscrit questionnait ce que je croyais tre l'enjeu thorique implicite dans mes traductions d'un pote italien contemporain : il explorait les choix de traduction spcifiques en examinant leurs implications pour des thmes philosophiques que le pote avait puiss chez Nietzsche et chez Heidegger. Le manuscrit s'in-tressait, par l'entremise de philosophes comme Gilles D eleuze et Flix Guattari, aux questions plus larges des raisons et de la manire avec la-quelle le traducteur se devrait de signaler les trangets du texte tranger dans une traduction. Selon la lettre de refus du rdacteur en chef,

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    lgaux, ducatifs. Pourtant, ce que j'appellerai le thortisme de certaines recherches dans ce dom aine, l'accent mis sur la co nstruction de concepts thoriques l'exclusion de l'analyse textuelle et de la recherche empirique, a umit l'attention accorde la traduction.

    Homi Bhabha, par exemple, un des th oriciens les plus influents du discours pos tcolonial , ouvre son chapitre D es signes pris pour des mer-veilles en di scutant de la qualit charismatique que le uvre en anglais acquiert dans les colonies britanniques comme l'Inde. Comme le fai t remarquer Bhabha, il s'agi t d ' un processus de dplacement qui rend paradoxalement la prsence du livre merveilleuse dans la mesure o il es t rpt, traduit, mal lu, dplac. Afin de dmontrer son ide, il cite un long passage dans lequel un catchis te indien dcrit une grande foule l'extrieur de D elhi lisant les vangiles de notre Seigneur, traduit dans la langue hindoustani 25. Bhabha reco nnat que dans [son] usage de !"'an-glais", il y a une transparence de rfrence qui enregis tre une certaine prsence vidente: la Bible traduite en hindi , p ropage par des catchistes ho ll andais ou indignes, es t encore le uvre anglais pour les coloni ss26. E t cette reconnaissance permet une explo ratio n de l'autorit coloniale, dans laquelle il s'appuie sur une synthse productive de penseurs poststructu-ralistes comme D errida et Foucault. Pourtant, la dmonstratio n demeure un niveau trs lev de gnraut, et absolument aucun effo rt n 'est fait pour examiner quelles impucations le statut du texte traduit po urrai t apporter la tho rie du discours colonial que Bhabha formule de manire si puissante.

    Une analyse des traductions en hindi de la Bible rvlerait sans do ute les diff rences linguistiques et culturelles qui prennent en charge et app ro-fondissent la notion de Bhabha concernant l'ambivalence inhrente au discours colonial. Le travail de Vicente Rafael sur le co lo nialisme espagnol aux Philippines confirme cette possibilit : Rafael montre comment les traductions tagalogs des textes reugieux o nt du mme coup fait p rogresser et rgresser la prsence espagnole27. D ans le cas de Bhabha, toutefois, le

    25 Ho mi Bhabha, Lu litux de la wlture. Um thione poJ/coloniale, trad. Franoise Bo u.illo t, Paris, Payot, 2007, p. 171-172.

    26 Id., p. 180. 27 Vicente Rafael, Conlracting ColonialiiJ: TranJiation and ChriJtian Commion in Tagalog Society

    tmder Early Spanh Rule, lthaca, CorneU Universi ty Press, 1988.

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    thortisme du commentaire devance to ute anal yse textuelle m!nutieuse, que ce soit des textes Littrai res ou des traductions. l'intrieur des colonial studies, son travail a t critiqu pour avoir mis en avant le discours aux dpens des conditions matrielles du colo niali sme28. Paradoxalement, J'ac-cent mis sur le discours ne comprend pas la moindre attention aux stra-tgies discursives employes dans les traductions.

    Mme lorsque les thoriciens de la culture ont eux-mmes produit des traductions de textes Littraires et thoriques, leur conscience aigu qu'au-cune traductio n ne peut communiquer le texte en langue trangre d 'une manire paisible les conduit ne pas proposer d'examen approfondi de traductio ns spcifiques, que ce soit l'uvre d'un autre ou leurs propres traductions. The Poli tics of Translation , un texte important de Gayatri Spivak, o ffre une comprhension perspicace de la traduction, la fois postcoloniale et fministe, forme par les th ories poststructuralistes du langage et de la textualit. Mais sa dmo nstration passe rapidement de la traduction in terlinguistique la traductio n culturelle , d'une discussion sur les diff rences linguistiques et culturelles qui compliquent la traduction entre les langues - en particulier les langues qui sont en position hirar-chique- un commentai re spculatif sur divers textes littraires et tho-riques. E lle interprte ici la traduction comme une adaptation ou une parodie (dans Foe, Coetzee comme crole blanc traduit Robi11son Crusoe en reprsentant Vendredi comme un percepteur des impts) , comme une transmission o rale ( le changement de la langue materneLle de la mre la fille dans Beloved de T o ni Morrison), et comme une critique idologique et une appropriation politique ( dfinir la politique d 'un certain genre de lecture postcoloniale clandestine dans The Discourse 011 the Sttblime de D e BoL! a)29 Spivak exprime l'espoir que ce commentaire donnera une leon au traduc teur au sens p ropre du te rme, le traducteur interunguistique, mais l'attentio n porte aux textes tudis, en particulier chez D e BoL! a, est beaucoup plus dtaille, beaucoup plus centre sur des extraits, que le bref examen de choix de traduction rel dans la premire partie de son texte30.

    28 Voir par exemple Ania Loomba, ColonialiiJ/ PoJtroloniahsiiJ, Lo ndres et New York, Routledge, 1 998, p. 96, 179-180.

    29 Gayatri Chakravorty Spivak, The Pol itics of T ranslation >>, OutJide in the Teaching Machine, Londres et New York, Routledge, 1993, p. 195, 200 [traduction libre].

    30 Id., p. 197.

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    D e mme, les traductions de Spivak de l'uvre de l'crivaine bengalie Mahasweta D evi ne s'accompagnent d 'aucune explication de ses choix de traductions, mais s'y trouvent des essais gui font appel diffrents concepts thoriques po ur clairer les dimensions politiques des crits de D evi. Cette omission devient plus vidente quand Spivak signale une critique sugges-tive de son uvre. Aprs avoir affirm que les traductions vont tre publies la fois en Inde et aux tats-Unis , elle mentionne que l'diteur et traducrologue Sujit Mukhe~ ee a critiqu l'usage de l'anglais dans ce texte parce que cet usage n'est pas suffisamment accessible aux lecteurs en Inde 31. Spivak reconnat que son anglais appartient plus la prose apatride des tats-U nis qu ' l'idiome subco ntinental de sa jeunesse. E lle admet mme que la ques tion de savoir si les textes indiens devraient tre ou non traduits en anglais tel qu 'il est parl en Inde est intressante 32. Mais en dpit de la no te de la traductrice fo rmule de manire gnrale, elle ne porte pas la qu es tion le mme soin qu 'elle accorde aux thmes de D evi.

    Ce qui rend la langue des traductio ns de Spivak si intrigante es t le fai t qu 'elle soit co nsidrablem ent htrogne, trs loigne la fo is de la prose universitaire et du dialecte du sous-continent, loin du straight English . Voici deux extrai ts provenant de sa versio n du conte [traduction libre].

    33 Id., p. 40.

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION . . . 139

    The K.angali said, "Sir! HoJJJ sha/1 1 JJJork al the sJJJeelshop OI!J. Ionger? 1 can '1 slir the val wilh my kemtches. Y ou are god. Y ou are feeding so many people in so IIIOI!J ways. 1 am nol begging. Find me a job. !34

    Le Kangali cli sair :

  • 140 LAWRENCE VENUTI

    traduction, la linguiste Mona Baker a pris cette position par rapport mon travail :

    Outre l'analyse des di spositifs potigues comme le mtre, la rime, l'allitration et ai nsi de suite, Venuti s'appuie sur des catgori es gu'un chercheur en linguistigue jugerait trop larges et trop rduites aux niveaux traditionnels du vocabulaire et de la syntaxe : choix d 'archasmes, de dialectes ou de rgionalismes, inversions syntac-tigues. Habituellement, un chercheur unive rsitai re en linguistigue effecruerait des analyses gui permettraient des distinctions plus fines aux niveaux du lexigue et de la syntaxe, intgrant auss i d 'au tres niveaux de description, comme la circulation de l'in fo r-mation, la cohsion, les mcanismes linguistigues de l'expression de la politesse, les normes dans les tours de parole dans la conver-sation, et ainsi de su ite36

    Le commentaire de Baker passe ostensiblement sous silence le fait que je procdais l'analyse des effets littraires des traductio ns littrai res, et que la slec tion des carac tristiques lingui stiques tait guide par une conj onctu re particulire pour l'in terprtation, afin de relier les effets des stratgies de traduction spcifiques aux modes de rception et aux valeurs culturelles . Puisque mon analyse utilisait relativement peu les outils que les linguistes intgrent gnralement aux translation studies, cela pose implicite-ment la questio n de savoir si les di stinctions plus fin es produites par ces outils sont ncessaires pour une exploratio n des enjeux littraires et culturels, voire pour le dveloppement des pratiques en traduction. Plus gnralement, le commentai re de Baker indique l'incommensurabilit entre deux approches contemporaines l'intrieur des translation studies, la pre-mire fo rme par la linguistique, la deuxime forme par les thories littrai res et culturelles .

    E n effet, de ce point de vue thorique, les rsultats des approches linguistiques peuvent sembler triviaux et inconsquents, non seulement pour la recherche en traduction, mai s pour la formatio n des traducteurs. Une linguiste amricaine, par exempl e, a men une tude afin d 'examiner le lien entre le transcodage injustifi, une traduction qui rep roduit les

    36 Mona Baker, Linguistic Perspectives on T ranslation >>, dans Peter France (d.), Tbe Oxford G11ide to LJterat11re in Englisb Translation, Oxford, Oxfo rd University Press, 2000, p. 23 [tra-ductio n libre].

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA 1 RADUCTION .. . 141

    structures du texte tranger, et le niveau de comptence en traduction que le traducteur a atteint37. Le texte tait le titre espagnol d 'une recette, Pas tel de queso con grosellas negras y jengibre , avec un rendu inef-fectif, prenant une forme ambigu, Cheesecake with black currants and ginger , compar une version plus prcise, Black currants and ginger cheesecake 38 L'tude se proposait de tester une hypothse formule par le thoricien de la traduction Gideon Toury, savoir que les tudiants en langue montreraient le plus d 'occurrences de transcodage injustifi, alors que les professionnels en prsenteraient moins parce que ces derniers ont assimil les normes professionnelles qui excluent ce genre de tra-ductio n39. Le rsultat - Je nombre de cas de transcodages inappropris diminue proportionnellement par rapport l'augmentation de l'exprience et/ ou de la fo rmation dans Je domaine de la traduction - tait banal et entirement prvisible, au point de remettre en question la ncessit d'une enqute complexe impliquant les dpartements et les tudiants de nom-breuses universits amricaines40_

    Ce qui es t contestable dans ce cas, ce n'est pas l'usage de la recherche empirique, qui demeure valable pour documenter et tudier les facteurs figurant dans la production, la circulation et la rception des traductions, mais plutt un efllpirisflle qui se limite un matriel et des pratiques lingui stiques ngligeables l'exclusion des considrations sociales impor-tantes comme le paiement reu par le traducteur et Je public potentiel de la traduction. Comme Louis Althusser l'a fai t valoir, les pistmologies em-piristes se rclament d'un accs direct et non mdiatis la ralit et la vrit, mais cette affirmati on mys tifie un processus d' abstraction dans

    37 Sonia Colina, ) et Gteau au fro mage au cassis et au gingembre.

    39 ld., p. 382. Voir Gideon Toury,

  • 142 LAWRENCE VENUTI

    lequel les donnes essentielles sont distingues de l'inessentiel sur la base d'un modle thorique privilgi, et pour lequel un objet rel es t rduit un objet d 'un type particuller de connaissance41. L'empirisme qui rgne dans les translation studies tend privilgier les concepts analytiques issus de la llngui stique, sans se soucier des llmites dans leur capacit expllquer. Et du point de vue de ces concepts, l'essence de la traduction es t une notion abstraite du langage.

    Cela est particullrement vident dans les nombreux p rogrammes universitaires qui adoptent une approche llnguistique axe sur la recherche en traduction et la formatio n des traducteurs aux tats-Unis. Adopt pour plusieurs cours dans ces programmes, le Il v re The Translator as Communicator de Baril H atim et l an Masan runit un ensemble de concepts linguistiques pour p roduire de fin es analyses de traductions dans des genres et des mdias divers. Par exemple, il analyse le sous-titrage d 'un film en langue trangre avec l'aide d 'u ne thorie de la politesse, une formalisation des actes du langage par lesquelles un locu teu r maintient ou menace le vi-sage du destin ataire, dfini comme une revendicatio n fo ndamentale la llbert d'action et la libert en deho rs d'une contrainte ainsi que comme une image de soi positive et le dsir que cette image de soi soit apprcie et approuve 42. Cette analyse du sous-ti trage dmontre que le dialogue tranger subit une perte systmatique des indicateurs linguistiques p ro-pos des personnages se satisfaisant de leurs reconnaissances mutuelles

    Les auteurs, toutefois, ne vont pas plus loin que cette conclusio n : Une plus grande recherche empirique serait ncessaire, crivent-ils, pour tes ter la gnralisabilit de ces rsultats limits d'autres film s et d 'autres langues 44. Pourtant, on s'imerroge sur les consquences de leur analyse pour ce film particulier. Aucune considratio n n'est accorde quant l'im-pact des modes de traduction sur les personnages , la narration et le thme dans le film dans son ensemble ou sur la rponse potentielle de l'auditoire ces caractristiques fo rmelles. D e telles considrations demanderaient

    41 Louis Althusser et tienne Balibar, U rt Le Capital. V olu1m I, Paris, ljbrairie Franois Maspero, 1968, p. 38-45.

    42 Penelope Brown et Steven Levinson, Politenm: So111e Unit" rsals in Language Usage, Cambridge, Cambridge Universiry Press, 1987, p. 61 (traduction libre] .

    43 Hatim et Mason, op. cil., p. 84 (traduction libre]. 44 Id., p. 96 (traduction libre].

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION . .. 143

    plutt des concepts thoriques diffrents qui prennent en comp~e -mais au-del de l'analyse llnguistique- une thorie sur la faon dont les person-nages sont forms dans le rcit du film , par exemple, et une thorie de la rception de l'audi toire ou du got culturel. D ans l'analyse de Hatim et Masan, les indicateurs linguistiques de la polltesse fonctionnent comme une essence empiriste abstraite du film tranger et de la version sous- titre.

    Du point de vue du traducteur, l'empirisme qui carac tri se en ce moment l'approche llnguistique de la traduction apporte au moins deux llmitations importantes. T out d'abord, parce que cette approche conoit et dploie de tels concepts analytiques complexes, elle donne toujours plus de dtails qu ' il n 'est ncessaire de le faire pour rsoudre un problme de tradu ction, menaant d'annexer les translation studies la linguistique ap-plique . lei nous pouvons entrevoir une instance de ce que Bourdieu ap-pelait l'erreur pistmologique la plus grave en matire de sciences de l'homme , la tendance placer les modles que le savant doit construire pour rendre raison des p ratiques dans la conscience des agents qui effectuent ces pratiques45. D ans la fo rmation des traducteurs, cette erreur transforme les traducteurs en linguistes en les obligeant apprendre et appliquer dans leur traduction un large ventail de concepts analytiques fo rmuls dans le domaine de la linguistique. D ans la recherche en traduc-tion, qui plus es t, ces concepts ont tendance devenir des normes par lesquelles sont jugs les traducteurs. Car mme si Hatim et Mason refu sent de dire que leur objectif a t de critiquer les sous-titreurs ou le sous-titrage, leur analyse jette les bases d 'un jugement l'effet que les sous-titreurs p roduisant leurs exemples n'ont pas russi tablir une quiva-lence avec le dialogue en langue trangre : dans des scnes comme celles analyses , soutiennent-ils,

    il est diffi cile pour l'auditoire de la langue cible de rcuprer la signification interpersonnelle dans son int!,rralit. Dans certains cas, il peut mme tirer des impressions trompeuses de la prsence ou de l'absence de franchise des personnages46.

    Ainsi, l'analyse linguistique des traductions est potentiellement charge d'une normativi t non critique, ce qui rvle une deuxime limitation : on

    45 Pierre Bo urdieu, Roisom pratiques, op. rit. , p. 222. 46 Hatim et Mason, op. rit., p. 96 (traduction libre] .

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    donne au traducteur l'ide trompeuse, non seulement qu'une analyse est descriptive de manire impartiale, mais que cela sera suffisant pour d-velopper, expliquer et valuer des dcisions de traduction. Parce gue de telles dcisions sont gnralement faites sur la base des effets textuels, des valeurs culturelles et des fonctions sociales gue les traductions possdent en situations cibles, une analyse linguistique gui concerne principalement l'quivalence ne parviendra pas englober les facteurs gui sont particu-lirement significatifs pour la traduction. Pourquoi, demandera-t-on, les sous-titres dans les exemples de Hatim et Mason donnent-ils ncessaire-ment l'auditoire des impressions trompeuses des personnages dans le ftlm ? Ne peut-on pas voir les impressions comme des interprtations effectivement diffrentes, formes en partie par les contraintes techniques pesant sur le sous-titrage (par exemple, la limitation du nombre de carac-tres qui peut apparatre l'cran) et en partie par les stratgies discursives du traducteur, du fait qu'elles soient formu les pour un auditoire d'une culture diffrente? long terme, l'empirisme dans les translation studies rsiste ce genre de pense spculative, ce lle gui encourage les traducteurs rflchir aux enjeux culturels, thiques et politiques soulevs par leur travail.

    4. Une traduction interventionniste

    Bourdieu remarque que la structure du champ universitaire n 'est gue l'tat, un moment donn du temps, du rapport de forces entre les agents , de telle manire gue la position occupe dans cette structure est au principe des stratgies visant la transformer ou la conserver en modifiant ou en maintenant la force relative des diffrents pouvoirs 47. Selon Bourdieu, le pouvoir dans l'universit est mdiatis par les diffrentes formes du capital assign aux champs dans lesquels les universitaires travaillent : non seule-ment les champs sont disposs hirarchiquement, quelques-uns (droit, mdecine, sciences pures) recevant un plus grand capital conomique et culturel que les autres Qes arts), mais le capital assign au matriel et aux pratiques l'intrieur des champs particuliers est aussi ingalement rparti . Dans les universits amricaines, la traduction occupe incontestablement une position subordonne, non seulement dans la relation avec des champs socialement puissants comme le droit o u la mdecine, mais aussi

    47 Pierre Bourdieu, Hon1o acade111icus, op. cil., p. 171.

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 145

    par rapport des champs afftlis la traduction, comme la lingui~tigue, les tudes littraires et les tudes culturelles. Dans ma dmonstration jusqu' maintenant, j'ai essay d'tre plus prcis : la traduction a fait l'objet d 'une double marginali sation dans laquelle sa comprhension et son dvelop-pement ont t limits la fois par le thortisme d'uvres influentes en cultural studies et par l'empirisme des approches linguistiques courantes des translation studies.

    C'est cette marginalit gui a motiv ma dcision de traduire la conf-rence de Jacques D errida. J'ai considr ce projet comme un moyen de contester la position de subordination et la comprhension rductrice de la traduction dans l'universit amricaine. Pour intervenir efficacement, toute-fois, ma prsentation de la confrence - non seulement mes stratgies de traduction, mais le choix mme du texte- devait rpondre deux discours assez diffrents gui ont limit la traduction, alors mme que je cherchais les transformer.

    La traduction a toujours fonctionn comme une mthode d 'intro-duction des pratiques et des matriaux innovants dans les institutions universitaires, mais son succs a invitablement t limit par les valeurs institutionnelles. Les intellectuels trangers peuvent entrer l'universit et l'influencer, bien gue seulement en termes reconnaissables par elle -au dpart tout le moins. Ces termes comprennent les stratgies de traduc-tion minimisant l' tranget de l'criture trangre en l'assimilant aux struc-tures linguistiques et discursives gui sont plus acceptables par les institu-tions acadmiques. Philip Lewis a montr, par exemple, qu 'en raison des diffrences structurelles entre le franais et l'anglais, et avec l' objectif d 'anglicisation annonc par le traducteur, la premire version anglaise de l'essai La mythologie blanche >> de Derrida supprime la texture spciale et la teneur de son discours >> en utilisant un anglais gui se drobe aux constructions anormales aux accents trangers >>48. D ans cette forme do-mestique, l'essai influence considrablement la rception en anglais de la pense de Derrida qui a, depuis le dbut, t assimile aux intrts de l'univers it amricaine49. Les termes reconnaissables qui permettent

    4B Philip E. Lewis, The Measu re of Translation Effects >>, dans Joseph Graham (d.), Diffirwce in Translation, lthaca, Cornell University Press, 1985, p. 56 [traduction libre].

    49 Voi r Rebecca Coma y, Geopotitics of Translation : Deconstruction in America, Stanford Frene/; Revieu1, vol. 15, n 1-2, 1991, p. 47-79.

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    l'tranger d 'entrer dans l'universit peuvent aussi inclure des auteurs et des textes qui o nt dj atteint un statut canonique, tout comme les enj eux qui sont actuellement dbattus dans le monde universitaire. Par consquent, mon choix de traduire la confrence de D errida tait stratgique : il invitait la reconnaissance, mais au mme mom ent, visait provoquer une dfami-liarisation qui pourrait stimuler une nouvelle rfl exion sur le statut institu-tionnel de la traduction.

    l'intrieur des cultural studies, Jacques D errida es t depuis longtemps une figure canonique, un auteur de tex tes fondateurs du champ. Un texte qui n 'avait pas encore t tradui t tait sr non seulement d'attirer un large lectorat universitaire, mais aussi d 'intresser immdiatement les di rec teurs de revues scientifiques de premier ordre. Suivant la recommandation de D errida, j'ai p ropos ma traduction l'diteur de Cn.tical lnquiry qui l'a rapidement accepte sur la foi d 'un bref rsum. La confrence, en outre, ques tionne le thme de la traduction dans le contexte des dbats co ntem-porains sur le racisme et la rpressio n politique. D errida interprte les personnages du Marchand de Venise de Shakespeare partir de no tions tires de la traduction, en montrant comment Portia vise traduire le di scours judaque de Shylock sur la justice >> l'intrieur d 'un discours sur le pardon >> qui sous-tend l' tat chrtien ,,so

    Il s'agit d 'un ges te sans prcdent dans l'histoire des interprtatio ns de la pice. E lle peut mai ntenant tre lue diffremment par les spcialistes de Shakespeare intresss aux approches thoriques. Pourtant, pour les lec-teurs amricains de D errida, le mouvement le plus original es t p robable-ment celui de son recours la traduction. E n plus d'offrir une exposition de son interprtatio n, il procde une traduction inhabituelle en franais du vers de Portia, when merry seasons jJtstice >>, dans lequel le mot > es t traduit par relve>>, un terme qu 'il a utilis pour rendre l'Aujhebung hglien, et ce, afin de mettre en vidence les contradictions dans le mouvement dialectique de la pense. D ans le lexique philosophique de D errida, > dit , un concept qui en es t venu dominer la thorie et la pratique de la traduction au cours du xxe sicle. E ugene Nida, par exemple, un th oricien qui a exerc une influence in ternationale sur la formation des traducteurs pendant plusieurs dcennies, a dfendu le concept d'> dans lequel le traducteur > qui sont > parce qu 'ils prennent en compte l' environnement cognitif >> des destinataires, et ainsi requiert un

    52 Voir par exemple Mona Baker, ln Otber 117ords : A Coum hook on Translation, Londres et New Yo rk, Rouedge, 1992, et la critique dans Rosemary Arrojo,

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    effort de traitement mirmal55. La traduction relevante (ou pertinente) est ainsi susceptible d'tre claire et naturelle dans l'expression, dans le sens gu' elle ne devrait pas tre inutilement difficile comprendre 56.

    La confrence de D errida est particuli rement difficile dans ce contexte parce gu'elle questionne la relevance, tout en admettant gu'elle est le prin-cipe directeur de plusieurs traductions. Derrida attire l'attention sur sa vio-lence ethnocentrigue, mais aussi sur la mystification simultane de cette violence travers le langage gui est apparemment transparent car uni-vogue et idiomatique. L'effet de la transparence en traduction est illusoire : l'accessibilit ou la lisibilit facile, ce gue Gutt appelle la relevance opti-male , mne le lecteur croire gue le signifi a t transfr sans diff-rence substantielle. Or le fait est gue toute traduction remplace les signi-fiants constituant le texte tranger par une autre chaine signifiante, essayant de fixer le signifi gui ne peut plus tre autre chose gu'une interprtation selon les intelligibilits et les intrts de la langue et de la culture d'accueil. D errida ne se contente pas seulement de dmystifier la traduction rele-vante : il expose aussi ses implications culturelles et sociales travers son interprtation de la pice de Shakespeare. La justice revendique par Shylock, une fois traduite par Portia, atteint une relevance optimale la doctrine chrtienne gui finalement mne l'alination totale de Shylock et sa conversion force au christianisme. Derrida montre ainsi gue lorsgue la traduction relevante se produit au sein d'une institution comme l'tat, elle peut devenir l'instrument d'une interdiction lgale, d'une sanction co-nomique et d'une rpression politique, toutes motives ici par le racisme.

    5. Traduire avec une f idl it abusive

    Alors gue mon choix de traduire la confrence de D errida visait tablir une pense relevant de l'institution, mais gui remettait galement en gues-rion la position de subordination et la comprhension limite de la traduc-tion au sein des institutions acadmiques, mes stratgies de traduction ris-quaient d'tre irrelevantes: elles taient sans compromis dans leur effort pour transporter l'criture de D errida en anglais, de manire dmontrer la puissance de la traduction dans la formation des concepts. Plus prci-sment, j'ai cherch mettre en uvre ce gue Philip Lewis a appel la

    55 Ernst-August Gutt, op. cil., p. 101-102 (traduction libre]. 56 Id., p. 102 (traduction libre].

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 149

    fidlit abusive , une pratigue de la traduction gui valoris~ l'expri-mentation, dtourne l'usage, cherche satisfaire la polyvalence et la pluri-vocit ou les accents expressifs de l'original en produisant les siens 57. La fidlit abusive est exige par les textes trangers gui impliquent une grande densit conceptuelle ou des effets littraires complexes, savoir la posie et la philosophie, ce gui inclut l'criture mme de D errida. Ce type de traduction est abusive en deux sens : elle rsiste aux structures et aux discours de la langue et de la culture d'accueil, en particulier la pression pour l'univocit, l'idiomatisme, la transparence. Et pourtant, ce faisant, elle interroge aussi les structures et les discours du texte tranger, exposant ses dterminatio ns souvent non reconnues.

    En pratigue, la fidlit abusive revenait adhrer aussi troitement gue possible au franais de Derrida, essayer de reproduire sa syntaxe et son lexigue en inventant des effets textuels comparables- mme lorsqu'ils me-naaient de dformer l'anglais avec des tournures trangres. Les possibi-lits sont toujours limites par les diffrences structurelles et discursives en tre les langues et par la ncessit de maintenir un niveau d'intelligibilit et de lisibilit, dont mon lectorat anglophone relverait. Je savais gue ma traduction mettrait rude preuve les limites de l'anglais acadmique en raiso n des ractions gu'elle avait reues du comit de rdaction de Critical lnquiry. Ai nsi, j'ai voulu prserver en anglais plusieurs des traits tlgra-phiques, souvent elliptiques, des constructions syntaxiques de Derrida, mais la correctrice avait tendance recommander des insertions gui lar-gissaient ces constructions en units grammaticalement compltes. Voici un exemple avec les insertions de la correctrice entre crochets :

    [ft is] As if the !llbject of the play 111ere, in short, the task of the tramlator, his impossible task, his duty, his debt, as inflexible as il is unpayable. [fh is so] At /east for three or four reasons: [C'tait) Comme si le sujet de cette pice, c'tait en somme la tche du traducteur, sa tche imposs ib le, son devoir, sa dette aussi inflexible qu 'impayable. [Et ce,) Au moins pour quatre raisons :58

    Parfois, la correctrice recommandait l'insertion des conjonctions pour augmenter la cohsion de la syntaxe anglaise :

    57 Philip E. Lewis, art. cit., p. 41 [traduction libre]. 58 WRT, p. 183. QTR, p. 566 [ libre].

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    mercy resembles justice, but il comes from somewhere e/se, il beiOII[,S to a different order, [for) at the same lime il modifies justice, il lui ressemble mais il vien t d'ailleurs, il est d'un autre ordre, [car] il le modifie en mme temps,59

    Le lexique de Derrida a tendance abuser enco re plus du discours aca-dmique. la place de termes clairs, univoques, il prfre les jeux de mo ts compliqus qui ne peuvent pas toujours tre reproduits dans la traduction en raison d'irrductibles diffrences linguistiques. Les lec teurs de D errida en anglais s'attendent dj tre confronts une page ponctue de mots trangers, j'ai donc profit de cette situation pour insrer le franais de D errida entre crochets partout o un effet particulier pouvait ne pas tre facilement obtenu en anglais, notamment son jeu sur la grce dans le sens de gratitude et pardo n , tout comme son jeu sur le merci comme remerciement et la merci comme pardon60. Dans d'autres cas, cependant, j'ai russi imiter le jeu de mots en anglais. Ainsi, le franais marche/ march es t devenu en anglais tread/ !rade Qe pas et le commerce), alo rs que dans une srie allitrative qui requiert en anglais un choix de mo ts commenant pas le groupe consonantique tr- >>, le franais trou-vai ll e>> (comme dcouverte heureuse) est devenu un treasure trov/> 1 :

    surenchre infinie, autre marche ou autre march dans l'escalade infinie62

    an infinite extravagance, another tread or !rade in an infinite ascmf3 une de ces autres choses en Ir., une transaction, une transforma-rion, un travail, un travail, un !ravel - et une trouvaille64

    one of those other things in tr., a tramaction, transformation, travail, rra v el - and a treasure trov/>5

    Le fai t que ma reproduction des jeux de mot de D errida altre l'usage de l'anglais a t l'objet de demandes de la correctrice. D ans un cas,

    59 WRT, p. 195. QTR, p. 572 [ correction >> libre]. 60 WRT, p. 175, 191. QTR, p. 561 , 570. 61 N.d.T. : L'expression anglaise vient de l'anglo-normand tresor lrotJ. 62 QTR, p. 35 dans l'original, p. 568 dans la version ultrieure. Dornavant, la version originale

    sera entre crochets. 63 WRT, p. 188. 64 QTR, p. 574 [p. 46]. 65 WRT, p. 198.

    TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION .. . 15 1

    D errida lui-mme dirige l'attention de son lecteur sur un jeu. de mot travers une remarque en incise :

    Ceux er celles qui l'anglais est ici familier l'entendent peut-tre dj comme la domestication, la francisation implicite ou, oserai-je dire, l'affranchissement plus ou moins tacite et clandestin de l'adjectif anglais relwant ,,66 Those ofJ'O II UJho are f amiliar tJJith English perhaps already undmtand the word as a domestication, an implicit rrenchification or - dare 1 say?- a more or less tacit and dondestitte mfranchisemmt of the English adjective relevanr67

    Pour reproduire le jeu de mot francisation / affranchissement en anglais, j'ai choisi Frenchification/ mfranchisemmt et vit la traduction habituelle, gallicization. O r la correctrice a rpondu que le jeu de mot tait plus appa-rent en franais qu'en anglais : J e ne l'ai trouv, a-t-elle crit, qu'aprs que vous me l'avez indiqu, et seulement aprs une relectu re du franais -et d'autres au bureau ont eu la mme exprience 8. E lle a recommand que les deux mots franais soient inclus entre crochets su ivant les mots anglais, et j'ai accept sa recommandation de m anire retenir un rendu qui non seu lement sonne inh abituel, mais recrerait aussi le jeu de mot.

    Une autre de mes traductions paraissait inhabituel le au po int de s'attirer des commentaires similaires du comit de rdactio n. Ici, D errida interprte le clbre discours de Po rtia sur la qualit du pardon >> :

    Cette souverainet du pardon sied au monarque sur le trne, dit donc Portia, mieux encore que sa couronne. Elle es t plus haute gue la couronne sur la tte, elle tJa au monargue, elle lui sied, mais ell e va plus haut gue la tte et le chef, gue l'attribut ou gue le signe de pouvoir gu'est la couronn e royaJe69.

    A1er9' becoiiJeS the throned monarch, Portia says, but even better thon his croum. lt is higher than the crown on a head; if suits the monarch, if becomes him, but if suits him higher than his head and the head ~a tte et le che~, than the attribute or sign of power thal is the royal crown70.

    66 QTR, p. 562-563 [p. 24]. 67 WRT, p. 177. 68 Courriel de Kristin Casady, 6 septembre 2000 [traduction libre]. 69 QTR, p. 571 [p. 41]. 70 WRT, p. 193.

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    La correctrice m'a crit gue le comit de rdaction avai t eu guelgues difficults dchiffrer le sens de ce passage. Nous ne sommes pas convaincu par le "suifs highel' , crit-elle tout en recommandant des solu-tions plus idiom atigues : lt sits higher than hi s head ? Elle se situe plus haut que sa tte? It suits more than his head? Elle !tti va mieux que sa tte? 71 . J e lui ai expligu gue la construction inhabituelle tait le rsultat de l'e ffort de D errida pour dmler la logigue transcendantale dans le concept de pardo n chez Portia, une logigue gui tai t signal e par sa comparaison, becomes [ . . . ] belier thon. Par consguent, mils higher signifiait gue le pardon du monargue seyait la divinit de laguelle la monarchie es t dite recevoir son droit. Confo rmment l'interprtation de D errida, mon ren-du de ce passage crait en fait un cas de jeu de mots l o il n'y en avait pas en franais : le syntagme la tte et le chef est un idiome gui pouvait simplement se traduire par the head, mais j'y avais vu l'occasion de faire une di stinction politigue - laguelle se rfrait D errida ailleurs dans la conf-rence- entre les deux corps du roi, le roi comme personne prive (his own head, sa propre tte) et comme personne mo rale (the head of the state, the crown, le chef d'tat, la couronne).

    Le comit de rdaction de Critical lnquiry m'a permis d'abuser de l'anglais comme du Chicago Manual of Style, gui est gnralement utilis dans l'dition des articles pour cette revue. L'une des plus importantes dcisions di toriales tait de conserver le multilinguisme du texte de D errida, sou-vent sans traduction entre parenthses, et m me dans les endroits o seule une infime diffrence dans l'orthographe indiguait la diffrence linguis-tigue. Non seulement D errida utilisait plusieurs langues dans la conf-rence, mais il faisait varier l'orthographe de relevant/ relevante pour expri-mer l'ambigut du mot guant son origine (anglophone ou francoph o ne) et, de ce fait, peiformait le problme gue posait la traduction relevante. Le maintien du multilinguisme de la confrence tait essentiel pour l'in terven-tion stratgigue gue j'avais prvue : cela mettait au premier plan l'enj eu de la traduction d 'une manire plus efficace en faisant du lecteur un traducteur.

    Lewis prend soin de noter gu'une traduction abusivement fid le ne se contente pas de forcer le systme linguistigue et conceptuel duguel elle relve , mais dirige galement une pousse critigue en retour vers le

    71 Courriel de Kristin Casady, 6 octobre 2000 [traductio n libre] .

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    tex te gu 'elle traduit et en rapport duguel elle devient une so~te d'cho dstabi lisant 72 . Si ma traduction abuse de la langue anglaise et d 'un ma-nuel de style pour l'anglai s, elle possde aussi un impact interrogatif sur le texte de D errida. C'est ce gui ressort, par exemple, dans mon utilisation du terme cl relve, gue Derrida dcrit comme intraduisible, et gu'Alan Bass a laiss no n traduit dans ses traductions anglaises de Derrida73. Pour la plupart, j'ai suivi leur exemple en retenant le mot franais afin d 'obliger le lecteur performer des ac tes rpts de traductio n. D ans certains cas, cependant, j'ai traduit relve de manire largie, en rendant explicite la gamme de significations gui s'accumul aient dans la discussio n de Derrida :

    J e traduirai donc seasons >> par relve >> : when meny seasons justice>>, guand le pardon re lve la justice (ou le dro it) >> 74

    1 sha/1 therefore translate "seasons" as " relve": "u,hm mercy seasons justice'; "guand le pardon relve la justice (ou le dro it)" [11!bCII mercy elevates and interiorizes, tberei?J preseroing and negating,juslice (or the law)f 5

    le pardo n ressemble un po uvoir divin au m oment o il relve la justice76

    merCJ resembles a ditine pou,er al the moment whm tf eleva/es, preseroes, and negates (relve]juslice77

    D e telles traductions largies interrogent le texte franais en exposant les conditions d 'interprtation de D errida. Parce gue, comme il le fait remarguer, son utilisation de relve pour rendre l'Aujhebung hglien est devenu canonigue dans les institutions universi tai res, le maintien du terme franais le long de ma traduction participerait silencieusement cette canonisation et travaillerait maintenir le fait gue la pice de Shakespeare relve d 'une dconstruction de Hegel, ce gui, justement, relverait de l'anachronisme. Les traductions largies, cependant, produisent un effet

    72 Philip E. Lewis, art. cit., p. 43 [trad uction libre]. 73 Voir la discussion de Bass dans Jacques Derrida, Margins ofPbilosopi!J, Chicago, University

    of Chicago Press, p. 19-20, note 23. 74 QTR, p. 572 [p. 42]. 75 \XIRT, p. 195. Traduction libre : quand le pardo n lve et intriorise, ai nsi prservant et

    niant, la justice (ou la loi, ou le droit) >>. 76 QTR, p. 573 [p. 45]. 77 \XIRT, p. 197. Traduction libre : quand il lve, prserve et nie [re/ve] la justice.

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    dmystifiant en rvlant l'acte interprtatif gui est la fois incarn et cach dans le franais de Derrida.

    Un autre abus dans ma traduction provient du choix rcurrent du mot anglais travail pour rendre le nom commun travail et le verbe travailler. un moment, D errida lui-mme utilise la forme anglaise travailing (enfanter) pour jouer sur le mot anglai s traveling (voyager) :

    Ce mot (relevant) n'est pas seulement m traduction, comme on dirait en travail ou en voyage, traveling, travailing, dans un labeur, un labour d'accouchemenr18.

    The uord not on/y in tramlalion, as one /llould say in the u1orks or in transit, traveling, travailing, on the job, in the travai l of childbirth79

    Suivant D errida, j'ai dcid de faire usage du mot anglais travail, mais mes utilisations ont largement dpass les siennes : les occurrences s'lvent treize, qui arrivent au dbut et la fin de la traduction et sont donc tout fait perceptibles pour le lecteur. Certaines furent dtermines par le jeu de mots caractristigue de Derrida, comme l'allitration du groupe consonantigue tr :

    le motif du labour, du travai l d'accouchement mais aussi du travail transfrmliel et transformationneJBO the motif oflabour, the travail of childbirth, but also the transferential and transfom;alional travai/3 1

    D'autres utilisations furent seulement ma dcision, comme tourner un travail du ngatif et

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    diffrences linguistiques et culturelles du texte en langue trangre et mo-difie ainsi sa signification, une traduction exige une autre interprtation pour rendre explicite sa propre force interprtative. Ainsi, en traduisant la confrence de D errida, je voulais proposer, d'une part, qu'une approche plus matrialiste la traduction puisse contribuer la spculation tho-rique dans les ctt!tural studies et, de l'autre, qu'une approche plus consciente philosophiquement et socialement puisse contribuer la recherche empi-rique dans les translation studies. Malgr le fait que les textes de D errida, dans n'importe quelle langue, sont gnralement lus avec prcision - un type de lecture rserv la littrature- une traduction elle-mme ne peut pas atteindre ces objectifs. Le traducteur doit toujours se fonder sur un commentaire l'coute des enjeux de la traduction, que ce soit une intro-duction ditoriale ou le prsent essai, au risque d'tre accus cyniquement d'autopromotion, accusation qui tend tre adresse tout traducteur qui s'essaierait dcrire les choix et les effets de son travail. Si ce cynisme devait tre cart ici par un argument derridien, selo n lequel un projet de traduction singulier possde nanmoins la possibilit d'illustrer la margi-nalit acadmique de la traduction aujourd'hui, alors l'effort pour critiquer les circonstances de ce projet - ses preuves et obstacles institutionnels -est confront une autre accusation tout aussi cynique qui se rsume un mot: jalousie. La marginalit particulire de la traduction est telle que non seulement l'invisibilit est applique sur elle par une prfrence gnralise pour des stratgies discursives courantes qui produisent l'illusion de la transparence, l'effacement d'un statut de second ordre du texte traduit, mais on attend en outre du traducteur qu'il reste silencieux propos des conditions de la traduction.

    E n consquence, une intervention qui prend la forme d'une traduction ne peut avoir un impact que si d'autres assument la tche du commentaire, que si cette traduction de l'essai de D errida est soumise aux pratiques interprtatives qui ont lieu dans les institutions acadmiques. Tout d'abord, il faudrait qu'elle soit juge digne d'tre incluse dans le canon des crits de D errida en anglais , et, ce faisant, digne d'une lecture minutieuse que le processus de canonisation met en pratique sur les textes. Il faudrait alors jouer un rle dans l'enseignement et la recherche des mltural studies, tre inclus dans les listes de lecture et les plans de cours en thories littraires et culturelles, et en philosophie. Il faudrait aussi tre jug digne de la

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    lecture l'intrieur des translation slttdies, tre inclus parmi les teJ:[tes tho-riques empiristes qui dominent les recherches en traduction et trouver une place dans les cours consacrs la thorie dans les facults qui forment les traducteurs et dans les programmes de translation studies. D ans ces contextes institutionnels, une traduction qui met en uvre des stratgies abusives pourrait bien apporter des changements parce que l, elle pourrait solliciter l'interprtation, dclenchant un dbat qui finirait par englober les institu-tions mmes dans lesquelles elle circule.

    Quels sont les changements institutionnels, alors, qui peuvent ven-tuellement tre prvus partir de la traduction abusive d'une confrence de D errida pour un public acadmique? Le premier et peut-tre le plus crucial est une visibilit accrue pour le traducteur et l'acte de la traduction. En optant pour une fidlit au texte franais qui abuse de l'usage courant de l'anglais et d'un manuel de style qui fait autorit, en ne respectant pas les choix que les traducteurs prcdents des textes de D errida ont faits pour ses notions cls, une traduction met en avant ses propres stratgies discursives et exige de ce fait d'tre lue comme une traduction, comme un texte qui est relativement autonome par rapport au texte dont il relve. Dans les cultural studies, cette visibilit accrue peut modifier les pratiques interprtatives en enjoignant les universitaires appliquer sur les traduc-tions des formes interrogatives de lecture qui sont maintenant couramment appliques aux textes littraires et philosophiques ou aux autres produits culturels. Dans les translation studies, une stratgie discursive plus visible peut modifier la recherche en traduction et la formation des traducteurs en enjoignant les chercheu rs et les enseignants tre plus rceptifs aux pratiques de traduction innovatrices et remettre en question la valeur norme qui continue tre donne aux notions non critiques de fluidit et d'quivalence.

    Cependant, ces changements supposent qu'une approche trs diff-rente sera adopte pour l'interprtation des textes thoriques en traduc-tion. L'approche qui prvaut actuellement est de lire la thorie traduite pour sa signification en la rduisant soit une exposition d 'arguments, soit un compte-rendu de ses apories conceptuelles, ou les deux, l'un aprs l'autre . Cette approche communicative, quoique ncessaire dans le trai-tement de tout texte, suppose la notion simpliste de voir la traduction comme un transfert smantique rgulier. Et en effet, de telles approches

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    sont suggres par une traduction fluid e qui fait disparatre, dan s un texte tranger, la mdiation du travail de rcriture du traducteur dans une langue diffrente pour une culture diffrente. Une traduction qui poursuit une fidlit abu sive rsiste cette illusion en dirigeant l'attention du lecteur sur ce qui dpasse la mise en place de l'quivalence smantique par le traduc-teur. Certes, toute traduction produit un excs : une quivalence sman-tique doit tre tablie en dployant des dialectes et des regis tres, des styles et des discours qui s'a joutent au texte en langue trangre et le modifient, parce que ces procds ne fonctionnent que dans la langue et la culture d 'accueil , ce qui rend le texte tranger intelligible en le reliant l'usage de la langue et aux traditions culturelles des lecteurs et, ainsi, limitent et ex-cluent les traditio ns et les usages trangers. Pourtant, seule une traductio n d 'une fid lit abusive met en avant - en les dfi ant - ses condi tions lin-guistiques et culturelles, ce qui comprend la langue d 'instruction et la recherche dans l'institution acadmique o l' in te rprtatio n a lieu. D e toute vidence, cette forme de lecture de la thorie traduite ncessite une cer-tai ne connaissance des langues et cultures trangres, mais cette connais-sance n'es t pas suffi sante : le lecteur doit l'utili ser pour interroger les ma-triaux linguistiques et culrurels sur lesquels le traducteur a trava ill po ur rcrire le tex te dans la langue d 'accueil .

    Aux tats-Unis, une pratique de la traduction plus visible peut pointer vers la dominatio n globale de l'anglais qui prvaut dans l'enseignement et la recherche. Une traduction anglaise qui rend les lecteurs conscients de ses abus, savoir sa transformatio n du dialecte standard actuel dans son travail d 'interrogatio n su r un texte tranger en particulier, permettra d'ex-poser les limitations et les exclusions de la langue traduisante montrant qu e l' anglais est une notion idaliste qui cache une varit d 'anglais or-donns hirarchiquement selon le pouvoir et les valeurs, pour cette langue, mais auss i pour toutes les autres langues du monde. Ainsi, une pratique de la traductio n peut transformer l' in terprtation des textes traduits en un acte de prise de conscience gopolitique. E n favorisant l'volution des techniques pdagogiques et des mthodes de recherche, la traductio n plus visible constitue un moyen concret de forcer une rfl exion critique l'int-rieur des cultural studies et des translation studies, les ouvrant aux asymtries mondiales dans lesquelles elles sont situes et avec lesquelles -dans leur usage de l'anglais - ell es sont complices. Une pratique de la traduction

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    peut non seulement faire avancer des thories de la cul ture et . de la tra-duction, mais se joindre elles pour une comprhension politiquement o riente qui peut potentiellement tendre leur influence au-del des insti-tutions acadmiques dans lesquelles ces thories sont loges . Il ne s'agit pas de dire que la traduction, en particulier la traduction des textes tho-riques spcialiss, peut changer le monde d 'une quelconque manire. Au contraire, le fait est que la traduction peut tre pratique, l'intrieur de nombreux genres et types de textes, de manire rendre leurs lecteurs conscients des hirarchies sociales dans lesquelles les langues et les cultures sont positionnes . Et avec cette prise de co nscience, les diffrentes insti-tutions qui utilisent et soutiennent la traduction, notamment les maisons d'dition, les universits et les organismes gouvernementaux, peuvent mieux dcider comment rpondre aux effets culturels et sociaux qu 'entrane la domination mondiale de l'anglais86.

    86 Cet essai a bnfici des commentaires de Kathleen Davis, Carol Maier, Daniel O 'Hara et Daniel Simeoni. Je remercie Annie Brisset et Peter Bush pour m'avoir permis d'en pr-senter une bauche a un public de l'Amrique du N ord et du Royaume-Uni. N .d .T. : Je tiens remercier Caroline Mangerel pour son aide dans la rvision apporte ce texte. videmment, je demeure le seul responsable de la traductio n.

    Venuti L, R Lemieux-Traduire DerridaVenuti L, R Lemieux-Traduire Derrida_0001