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Travaux Personnels Encadrés : un cadre d’analyse didactique pour un changement majeur dans l’enseignement au Lycée Yves Chevallard Yves Matheron IUFM d’Aix-Marseille IREM d’Aix-Marseille I. La notion d’œuvre comme réponse à une question Dès la mise en place des Travaux Personnels Encadrés (TPE), à la rentrée 2000, s’est posée la question de la nature des TPE ou, plus exactement, de ce à quoi ils pouvaient être culturellement apparentés. Sur divers sites Internet, de même que dans quelques publications pédagogiques, sont apparues des propositions de « sujets » : les calendriers, les cadrans solaires, la datation au carbone 14, le repérage en mer, les exoplanètes, etc., voire, plus proche des mathématiques, le « fabuleux destin » de certains nombres « incontournables », au premier rang desquels, invariablement, π et le nombre d’or, accompagnés parfois du triangle de Pascal. Suivant la voie ouverte par quelques auteurs de sujets de TPE à la bonne volonté évidente, d’aucuns ont interprété de telles propositions comme significatives de ce que devait être le travail personnel des élèves : encadré par des professeurs au rôle circonscrit à la fourniture d’ouvrages adéquats et d’adresses Internet pertinentes, il suivrait la forme commune de la préparation d’exposés sur des sujets aisément identifiables par quiconque possède un tant soit peu de culture scientifique. On conviendra que la confusion d’alors, entretenue par l’ardente nécessité que tous s’engagent au plus vite dans un travail hâtivement estampillé « TPE », n’a guère aidé à s’interroger sur un accord qui cachait au moins une méprise. En permettant de dégager à peu de frais un contenu didactique pour un dispositif de formation inédit qui perturbait les habitudes établies, ce confortable unanimisme a résolu le problème avant même qu’il ait été clairement posé, et a du même mouvement recouvert les quelques voix discordantes qui, dès le départ, avaient prôné tout autre chose qu’un simple exposé produit par les élèves. La mise en œuvre du dispositif des TPE, dès la première année, s’accompagnait de l’indication de devoir en passer, nécessairement, par l’explicitation d’une problématique, terme relativement étranger à l’activité d’exposé consistant à recopier, dans diverses sources (y compris électroniques), des connaissances qui, en règle générale, n’y sont nullement problématisées ! La confusion qui en est résultée est à cet égard bien illustrée, dans le rapport sur les TPE rendu public en juin 2001 par l’Inspection générale de l’Éducation nationale, par un passage reproduit dans la brochure réalisée lors de la deuxième année d’existence des TPE, qui vit leur extension aux classes terminales : « Le TPE est-il défini par une question ? C’est ce que répondent les professeurs de sciences : mathématiques, sciences physiques et chimiques, sciences de la vie et de la terre. Est-ce plutôt une problématique ? C’est ce que disent les professeurs de lettres ou de sciences sociales. Tous affirment que ce n’est pas un super-exposé, pourtant cela est souvent le cas et alors les élèves ne comprennent pas pourquoi il faut autant de temps pour préparer un exposé (“C’est un exposé qui dure toute l’année !”). Il semble nécessaire de faire comprendre aux équipes comme aux élèves qu’un TPE doit s’appuyer sur une interrogation portant sur un sujet bien défini. » Cette mise au point soulève maintes interrogations. Quelle différence, ainsi, entre question et problématique ? Quel critère pour déclarer qu’un sujet est « bien défini » ? Si un TPE est

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Travaux Personnels Encadrés : un cadre d’analyse didactique pour un changementmajeur dans l’enseignement au Lycée

Yves Chevallard Yves MatheronIUFM d’Aix-Marseille IREM d’Aix-Marseille

I. La notion d’œuvre comme réponse à une question

Dès la mise en place des Travaux Personnels Encadrés (TPE), à la rentrée 2000, s’est posée laquestion de la nature des TPE ou, plus exactement, de ce à quoi ils pouvaient êtreculturellement apparentés. Sur divers sites Internet, de même que dans quelques publicationspédagogiques, sont apparues des propositions de « sujets » : les calendriers, les cadranssolaires, la datation au carbone 14, le repérage en mer, les exoplanètes, etc., voire, plus prochedes mathématiques, le « fabuleux destin » de certains nombres « incontournables », aupremier rang desquels, invariablement, π et le nombre d’or, accompagnés parfois du trianglede Pascal.

Suivant la voie ouverte par quelques auteurs de sujets de TPE à la bonne volonté évidente,d’aucuns ont interprété de telles propositions comme significatives de ce que devait être letravail personnel des élèves : encadré par des professeurs au rôle circonscrit à la fournitured’ouvrages adéquats et d’adresses Internet pertinentes, il suivrait la forme commune de lapréparation d’exposés sur des sujets aisément identifiables par quiconque possède un tant soitpeu de culture scientifique. On conviendra que la confusion d’alors, entretenue par l’ardentenécessité que tous s’engagent au plus vite dans un travail hâtivement estampillé « TPE », n’aguère aidé à s’interroger sur un accord qui cachait au moins une méprise.

En permettant de dégager à peu de frais un contenu didactique pour un dispositif de formationinédit qui perturbait les habitudes établies, ce confortable unanimisme a résolu le problèmeavant même qu’il ait été clairement posé, et a du même mouvement recouvert les quelquesvoix discordantes qui, dès le départ, avaient prôné tout autre chose qu’un simple exposéproduit par les élèves. La mise en œuvre du dispositif des TPE, dès la première année,s’accompagnait de l’indication de devoir en passer, nécessairement, par l’explicitation d’uneproblématique, terme relativement étranger à l’activité d’exposé consistant à recopier, dansdiverses sources (y compris électroniques), des connaissances qui, en règle générale, n’y sontnullement problématisées ! La confusion qui en est résultée est à cet égard bien illustrée, dansle rapport sur les TPE rendu public en juin 2001 par l’Inspection générale de l’Éducationnationale, par un passage reproduit dans la brochure réalisée lors de la deuxième annéed’existence des TPE, qui vit leur extension aux classes terminales :

« Le TPE est-il défini par une question ? C’est ce que répondent les professeurs de sciences :mathématiques, sciences physiques et chimiques, sciences de la vie et de la terre. Est-ce plutôtune problématique ? C’est ce que disent les professeurs de lettres ou de sciences sociales. Tousaffirment que ce n’est pas un super-exposé, pourtant cela est souvent le cas et alors les élèves necomprennent pas pourquoi il faut autant de temps pour préparer un exposé (“C’est un exposéqui dure toute l’année !”). Il semble nécessaire de faire comprendre aux équipes comme auxélèves qu’un TPE doit s’appuyer sur une interrogation portant sur un sujet bien défini. »

Cette mise au point soulève maintes interrogations. Quelle différence, ainsi, entre question etproblématique ? Quel critère pour déclarer qu’un sujet est « bien défini » ? Si un TPE est

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« défini par une question », alors logiquement cette question devrait en être le sujet ; maisalors que veut-on dire en précisant « qu’un TPE doit s’appuyer sur une interrogation portantsur un sujet bien défini » ? Interrogation, sujet, question, problématique : quelles distinctionsspécifiques au TPE doit-on faire entre ces termes a priori voisins ?

Par-dessus tout, la question reste entière de la raison d’être des TPE. Un premier niveau deréponse, insatisfaisant, renvoie à l’injonction institutionnelle sans plus de façon : les TPE sontlà parce que le législateur l’a voulu, pourrait-on dire ! Un second niveau, moins abrupt, toucheà des préoccupations que l’on pourrait qualifier de sociales : la société souhaite que, dès leurformation secondaire, les élèves développent des capacités à conduire des « recherches » end’autres lieux que la classe et à partir d’autres sources que le cours du professeur ou lemanuel, et qu’ils se préparent ainsi aux formes d’étude qu’ils rencontreront dansl’enseignement supérieur, voire dans la vie active.

Ces motivations ne sont pas absentes des textes officiels ou semi-officiels relatifs aux TPE.Elles ne font pourtant qu’effleurer des raisons plus profondes, et ne justifient qu’en surface lesdécisions institutionnelles prises. Pour éclairer ce point crucial, sans doute faut-il d’abordrevenir aux sources de la démarche scientifique et s’interroger sur la place qu’y occupe lanotion de « question ». De la lecture de La formation de l’esprit scientifique (1938), ouvragefondateur de l’épistémologie bachelardienne, on retient d’ordinaire la notion fondamentaled’obstacle : pour s’affranchir de l’obstacle épistémologique que constitue la croyance, pour sedéprendre de l’opinion qui « pense mal » parce qu’elle ne « traduit que des besoins deconnaissances », écrit Gaston Bachelard, « avant tout, il faut savoir poser des problèmes ».« Pour un esprit scientifique, conclut Bachelard, toute connaissance est réponse à unequestion. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne vade soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »

Parvenir à une connaissance scientifique du réel suppose de penser en opposition à desconnaissances antérieures, à des pensées « mal faites », dit encore Bachelard. Semblabledémarche suppose donc une question ou un problème, qui sont eux-mêmes des construitshumains (car « les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes »), et qui signent la marque d’unauthentique travail scientifique. Un tel questionnement est le point de départ nécessaire de laproduction de connaissances scientifiques, lesquelles apparaissent alors comme réponses auxquestions posées.

Dans la théorie anthropologique du didactique, l’idée de « construction d’une réponse à unequestion » n’est plus réservée au seul domaine de la production scientifique, mais se trouveélargie à l’ensemble des activités humaines. De cela témoigne le concept « d’œuvre » que,dans un cours donné lors de la VIIIe école d’été de didactique des mathématiques (1995), l’undes auteurs présentait en ces termes :

J’appelle œuvre toute production humaine O permettant d’apporter réponse à un ou des types dequestions Q, questions « théoriques » ou « pratiques », qui sont les raisons d’être de l’œuvre – etcela sans considération de la « taille » de l’œuvre. […] Je dirai ainsi que, parmi les œuvres, onpeut ranger, par exemple, la ville, la monnaie, la chirurgie, les nombres décimaux, la géométrieeuclidienne, la théorie du chaos, l’État-nation, la monarchie constitutionnelle, la didactique desmathématiques, le théâtre, la numération de position, la rhétorique, la prostitution, le droit, latauromachie, le calcul barycentrique, la gladiature, le rap… La société se constitue par uneaccumulation plus ou moins ordonnée d’œuvres, qui donnent chacune des éléments de réponse àquelques questions plus ou moins vitales. En particulier, il n’existe pas d’œuvre totale, mêmes’il existe des œuvres à visée de totalisation. […] Je note aussi que ce qu’on appelle

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ordinairement l’œuvre d’un auteur […] n’est qu’un type très particulier d’œuvre, une œuvrequ’on peut dire close […]. Mais la plupart des œuvres sont des œuvres anonymes, et des œuvresouvertes, fruit de l’action d’un collectif innombrable, recrutant dans la suite des générations.

Les historiens remplissent – plus ou moins bien – la fonction, sans doute à jamais inachevée,de ravir à l’oubli non seulement des œuvres, mais encore les questions qui les ont engendrées,et les hommes qui ont travaillé ces questions. L’École, quant à elle, doit assurer l’étude decertaines des œuvres de la société, celles dont la société, précisément, a jugé bon d’instruireses enfants. Mais ce choix accompli, tout reste encore à faire ! Car bien des questionssurgissent alors. Toute œuvre peut-elle s’enseigner ? Que choisir dans l’œuvre et commentl’organiser en vue de l’enseigner ? Quelle forme didactique choisir pour l’enseignement del’œuvre ainsi « déterminée » ?

II. La transposition didactique des œuvres et les formes de leur enseignement

II.1. Un schéma général

Certaines œuvres deviennent, à un moment donné, objet de savoir, en ce sens que seconstituent des savoirs permettant de répondre, dans une certaine mesure, aux questionssurgies autour de l’œuvre ou en son sein. Que l’on songe simplement, ici, à la didactique desmathématiques comme œuvre en cours de développement depuis une trentaine d’années, quitravaille une question unique déclinée en mille façons – celle des conditions et descontraintes de la diffusion des connaissances mathématiques dans la société –, et qui, pourcela, élabore de nouveaux concepts (contrat et transposition didactiques, rapports aux savoirs,situation, etc.) à l’origine de nouvelles questions qui enrichissent l’œuvre et en ordonne ladynamique – telles les questions relatives aux nouveaux dispositifs didactiques ayantrécemment vu le jour dans l’enseignement secondaire français.

La société décide donc des objets de savoir sur lesquels les nouvelles générations doivent êtreinstruites afin d’être à même de répondre aux questions anciennes qui continueront de seposer, ou de forger des outils pour bâtir des réponses à de questions nouvelles,historiquement inédites. Pour réaliser ce projet, la société a créé une institution, l’École, quipermet d’organiser la mise en contact des jeunes générations avec des œuvres en tantqu’ensembles organisés apportant des réponses à des questions, c’est-à-dire en tant quesavoirs relevant alors de disciplines scolaires.

Pourtant, bien des questions qui se posent dans la société ne relèvent pas d’une discipline desavoir unique. Ainsi, dans le domaine scientifique et technique, envoyer des hommes surMars et les en faire revenir suppose tout un ensemble de savoirs qui excède sans doute toutediscipline constituée. La question pose donc aux disciplines existantes des questions dont lesréponses supposent souvent des développements disciplinaires propres, dont l’ensembleviendra à terme constituer une œuvre humaine encore largement ouverte – celle, en l’espèce,des vols interplanétaires habités.

Des objets de savoir à enseigner ayant été choisis, s’engage alors un travail de transpositiondidactique, qui a pour fonction de rendre « enseignables » ces objets. Pris ensemble, cessavoirs constituent un programme P pour l’enseignement duquel le processus de transpositiondidactique créera, au sein de l’institution scolaire, un ensemble de conditions et de contraintesorganisatrices de la vie des objets de savoir et des pratiques didactiques (Chevallard 1985 &1994), avec en particulier la création de systèmes didactiques que l’on peut modéliser, en

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première approximation, par des triplets (E, e, P) où E désigne l’enseignant et e l’élève. Lefonctionnement de ces systèmes suppose la résolution en acte de deux grandes questionsdidactiques : que peut faire e pour étudier P, et que peut faire E pour diriger et faciliter l’étudede P par e ? Au cours du développement historique des sociétés, les formes prises par lesréponses données à ces questions, au sein des systèmes didactiques, ont été multiples1. Dansce qui suit, nous nous attacherons à décrire rapidement deux formes contemporainesd’enseignement des mathématiques : l’une dominante à travers ses deux avatars majeurs,l’autre issue de la recherche en didactique, et encore minoritaire. Cette description aura pourobjet de rendre sensible en quoi le dispositif des TPE se démarque des formes didactiquescourantes, et, par voie de conséquence, quelles sont les questions nouvelles qu’il pose à ladidactique.

II.2. Le cours magistral et l’ostension déguisée

Que l’enseignant soit conduit à exposer des éléments du savoir à étudier ne devrait passurprendre si l’on revient à la racine du substantif enseignant : le latin insignire signifie eneffet « indiquer, désigner ». Telle est la raison première du cours magistral tel qu’il sepratique à la fin du XIXe siècle par exemple : le professeur y montre aux élèves la matièrenouvelle qu’ils auront à étudier, au lieu de la leur laisser découvrir à la façon de l’anciennepédagogie de régent. Le dépérissement de cette fonction de présentation inaugurale de lamatière à étudier, alors même que la forme magistrale subsistait, conduisit, au secondaire, aucours dicté, qui, aujourd’hui encore, n’a pas totalement disparu, en dépit de l’interditprononcé à son encontre par les instructions officielles dès 1890 !

Dans un cours donné lors de la VIIIe École d’été de didactique des mathématiques, GuyBrousseau avance cette définition de la technique didactique de l’ostension (sur laquelles’appuie, parmi d’autres, l’enseignement magistral) :

Le professeur « montre » un objet, ou une propriété, l’élève accepte de le « voir » comme lereprésentant d’une classe dont il devra reconnaître les éléments dans d’autres circonstances. Lacommunication de connaissance, ou plutôt de reconnaissance, ne passe pas par son explicitationsous forme d’un savoir.

Le procédé d’ostension, précise encore Brousseau, permet au professeur « de prétendrecommuniquer une connaissance en faisant l’économie à la fois des situations d’action où elletransparaît, de sa formulation et de l’organisation du savoir correspondant ». Sous cet angle, lecours magistral recourt à l’ostension directe dans la mesure où sont montrées frontalementaux élèves les organisations mathématiques à étudier : on y expose par l’écriture au tableau oula dictée orale, souvent par les deux simultanément, « le cours », soit d’abord ce que la théorieanthropologique du didactique nomme les constituants technologico-théoriques d’un savoir,avant d’en préciser, sous le nom d’applications, un certain nombre de types de tâches pourlesquels ces outils technologiques permettent en principe de produire, de justifier, de rendreintelligibles des techniques adéquates.

Parmi les reproches adressés au cours magistral, l’un des tout premiers porte sur la croyancequ’après avoir assisté à ce type de d’enseignement, les élèves devraient avoir « compris ». Uncorollaire en est l’illusion qu’ils pourraient être dispensés d’étudier l’organisation de savoir

1 L’ouvrage classique de Durkheim, L’évolution pédagogique en France, montre ainsi les changements deformes de l’enseignement en fonction de l’évolution sociale, depuis le haut Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe

siècle.

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que le cours aura fait fugitivement paraître devant eux, étude qui, tout à l’opposé, suppose uncertain ascétisme, une application à l’effort, une persévérance réelle. Dans cette perspectivefaussée, la responsabilité de la production de la réponse – sous la forme du savoir enseigné,précisément – est supposée incomber entièrement au professeur, non aux élèves. Unprofesseur qui, au milieu d’un cours magistral sur la dérivée, déclarerait qu’il laissera la classedéterminer ce que vaut la dérivée d’un quotient de fonctions ou de la composée de deuxfonctions, provoquerait sans doute quelques remous, expression d’une rupture de contrat quirappelle classiquement, dans un tel contexte, les responsabilités respectives des élèves et duprofesseur dans la construction du savoir.

Sous la pression conjointe des « pédagogies nouvelles » et de recommandations officiellesrécurrentes tout au long du XXe siècle (Jules Ferry lui-même préconisait le recours à « laméthode active »), la forme ancienne du cours magistral tend à reculer. À partir du milieu desannées 1980, les instructions officielles préconisent la mise en place d’activités débouchantsur une « courte synthèse » qui constitue le « cours proprement dit »2. Dans cette perspective,les manuels, de la 6e à la Terminale, s’ouvrent désormais sur un certain nombre d’activitésprécédant le cours, et qui, pour cette raison, sont souvent qualifiées « d’introductives » par lesprofesseurs. À titre d’illustration, on a reproduit ci-après le texte d’une activité proposée parle manuel de la collection Cinq sur cinq pour la classe de 5e dans son édition de 1997 :

Acte 2 : Du triangle au cercle

1. Marquer trois points L, M et N non alignés. Tracer les droites D et ∆, médiatrices respectivesdes segments [LM] et [MN] : soit A leur point d’intersection.2. Recopier, compléter et justifier :a. A est sur la … du segment […], donc …A = M…

donc AL = ANA est sur la … du segment […], donc M… = …Ab. Le … A est donc aussi sur la … du … [LN]c. Le cercle de centre A et passant par M passe aussi par … et …

CommentaireLes médiatrices des trois côtés d’un triangle passent par un même point ; on dit qu’elles sontconcourantes en ce point.

Cette « activité » illustre de manière exemplaire, à l’instar de dizaines d’autres de la mêmeveine, ce que, dans leur thèse sur L’enseignement de l’espace et de la géométrie dans lascolarité obligatoire (1992), René Berthelot et Marie-Hélène Salin nomment l’ostensiondéguisée, qu’ils décrivent ainsi :

Au lieu de montrer à l’élève ce qui est à voir, le maître le dissimule derrière une fiction : celleque c’est l’élève lui-même qui le découvre sur les objets spatiaux soumis à son observation ou àson action. […] Pour pouvoir réaliser cette prise en compte, il est nécessaire de commencer unenseignement par un temps de « recherche », ou par la résolution d’un problème nouveau oùl’élève va pouvoir engager et éventuellement expliciter ce qu’il sait déjà. Or, dans la majoritédes cas, ce que produit l’élève est très éloigné du savoir officiel, et la validation empirique ne

2 La consigne selon laquelle « on privilégiera l’activité de l’élève, sans négliger les temps de synthèse quirythment les acquisitions communes » est reprise dans la partie introductive de chacun des programmes demathématiques de la 6e à la 3e. Le document d’accompagnement du nouveau programme de 2de reconduitl’organisation en activités et synthèses (« Le professeur est responsable de l’organisation de son enseignement :il doit pour cela avoir apprécié les places relatives d’une part des activités, exercices d’application oud’approfondissement et temps de synthèse, d’autre part des travaux individuels, de groupes ou en classecomplète »).

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permet pas facilement la réduction de cette distance. […] L’enseignant ne dispose pas desmoyens de traiter la logique naturelle de l’enfant, il ne peut admettre que des raisonnementsrecevables dans la logique mathématique. […] L’ostension déguisée apparaît comme unesolution de compromis ; elle évite tous ces problèmes à l’enseignant en le laissant maître du jeu,tout en semblant prendre en compte l’activité de l’élève.

À travers les consignes de l’activité prise pour exemple plus haut, il est clair que le travail àaccomplir par l’élève est grandement guidé, que la démonstration lui est « montrée », demême que la conclusion à laquelle il doit aboutir. Loin d’être une authentique recherchemathématique – celle de la réponse à une question qu’il se serait posée sur les médiatricesd’un triangle –, l’activité de l’élève, en grande partie confinée à combler les lacunes du texte,permet pourtant de remplir une partie essentielle du contrat institutionnel : l’élève est actif,même si la tâche attendue de lui se situe aux marges d’une activité authentique. D’unemanière générale, et à l’instar de l’ostension directe, la forme didactique basée sur l’ostensiondéguisée, majoritaire dans l’enseignement des mathématiques de la 6e à la Terminale, situe laresponsabilité de la production de la réponse du côté du professeur.

II.3. Enseignement par adaptation et dévolution de situations adidactiques

Dans l’ouvrage Théorie des situations didactiques, Guy Brousseau reformule en 1998 larupture fondatrice accomplie par la didactique théorique, et les conséquences qu’elleimplique :

Si l’on accepte que l’apprentissage est une modification de la connaissance que l’élève doitproduire lui-même et que le maître doit seulement provoquer, on est conduit à faire lesraisonnements suivants. […] Le travail du professeur consiste donc à proposer à l’élève unesituation d’apprentissage afin que l’élève produise ses connaissances comme réponsepersonnelle à une question et les fasse fonctionner ou les modifie comme réponses auxexigences du milieu et non à un désir du maître.…Déclaration 1L’enseignement a pour objectif principal le fonctionnement de la connaissance commeproduction libre de l’élève dans ses rapports avec un milieu adidactique.…Déclaration 2[…] Il est indispensable que l’enseignant prépare l’élève à ce fonctionnement adidactique enl’intégrant dans les phases didactiques…Corollaire 1[…] l’enseignant ne peut pas dire à l’avance à l’élève exactement quelle réponse il attend delui ; il doit donc faire en sorte que ce dernier accepte la responsabilité de chercher à résoudre desproblèmes ou des exercices dont il ignore la réponse.Définition. La dévolution est l’acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève laresponsabilité d’une situation d’apprentissage (adidactique) ou d’un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert.

Cette rupture s’appuie donc sur la nécessité de faire produire le savoir mathématique à l’élèvecomme réponse à une question qu’il a été amené à rencontrer. Le travail fondamental del’enseignant consiste à construire des situations à travers lesquelles l’élève va rencontrer unproblème dont la réponse est, précisément, contenue dans le savoir que l’on souhaite luienseigner. Le professeur a ensuite à réaliser la dévolution de la question à l’élève, c’est-à-direà faire en sorte que ce dernier accepte la responsabilité de produire la réponse, sans avoir à

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recourir à l’intervention didactique du professeur. Pour cela, l’enseignant doit parvenir à fairedévolution, avec la question, d’un milieu adidactique, c’est-à-dire non porteur d’une intentiond’enseignement – ce qui n’est pas le cas de l’activité citée précédemment en exemple –, etdans lequel l’élève agira et recevra des rétroactions. C’est alors la dialectique de l’action surle milieu adidactique et des rétroactions du milieu qui permet à l’élève d’acquérir desconnaissances. Par la suite, grâce à un ensemble de situations faisant intervenir desdialectiques portant sur la formulation, la validation et l’institutionnalisation, lesconnaissances ainsi engendrées s’organisent en un savoir – celui dont l’enseignement étaitvisé. Un exemple, relatif aux médiatrices d’un triangle, et extrait du travail déjà mentionné deRené Berthelot et Marie-Hélène Salin, fournira une illustration de la dévolution d’unequestion dans un milieu adidactique.

Le professeur donne à ses élèves un triangle comme celui-ci, avec un angle obtus […] et chaqueenfant essaie de tracer les médiatrices comme d’habitude (sans compas).

Le professeur dit alors : « C’est bien ; il faut maintenant nommer les 3 points que vous aveztrouvés. Mais il faut faire attention, et nommer A’ le point d’intersection des côtés opposés à Bet C, B’ le point etc. » Les élèves vont penser qu’il est normal de trouver un triangle ; si unélève n’obtient qu’un seul point, il peut penser que sa figure est trop particulière. Si le triangleest trop petit, il va essayer de tracer un autre triangle pour que A’B’C’ soit plus grand. Leprofesseur annonce que c’est sur A’B’C’ qu’il veut les faire travailler. Certains élèves l’ont malfait puisque les points sont presque confondus. […] Dans cet exemple, la réalité ne guide pasvers le bon modèle […] Mais dans la réalité, il est impossible de faire un triangle assez grand etcela étonne les élèves. […] La classe doit prendre acte de ce qu’il y a quelque chose qu’on necomprend pas, qui n’est pas possible : on ne peut pas agrandir le triangle sans tricher, et il fauttrouver l’explication.

Ici, le professeur joue sciemment avec certaines variables didactiques comme la forme dutriangle (avec un angle obtus), sa taille assez grande, l’imprécision des instruments permettantla construction de la figure, la comparaison par les élèves des différentes figures qu’ils ont

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construites, le parti qu’il prend de faire nommer les trois points obtenus, etc., afin de créer unesituation de laquelle surgira une question dont pourront s’emparer les élèves. C’est l’actiondes élèves sur un milieu adidactique – celui de la feuille et des variables didactiquesactionnées au préalable par le professeur – qui provoque un premier questionnement auquel laclasse est conviée à répondre : comment faire pour agrandir le « petit triangle » formé par lesmédiatrices ? La résistance du milieu, l’impossibilité d’agrandir ce pseudo-triangle amènerontsans doute à ce que les élèves modifient la question initiale, et en viennent à mettre en doutel’existence mathématique de ce triangle. Le travail de la question, sa production, incombentdonc aux élèves. On retrouve ici la démarche bachelardienne relative aux questionsscientifiques. « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » : l’exemple présentéillustre en passant le caractère expérimental de l’activité géométrique, et le fait têtu que lesavoir géométrique construit s’oppose à la simple observation de la « réalité physique » qui« se donne à voir ». On mesure là que la démarche pédagogique consistant, en géométrie, àfaire constater la propriété à enseigner sur une figure, à conjecturer sa vérité dans le casgénéral, puis à la démontrer, n’a pas l’évidence que l’on proclame parfois, et ne permet guèred’affermir l’adhésion des élèves à la nécessité de la théorie géométrique que l’on souhaitepourtant leur enseigner.

En tout cela, on mesure la rupture qu’introduit ce type d’enseignement par rapport aux deuxautres types précédemment évoqués lorsqu’on le rapporte, entre autres, à la responsabilité del’enseignant et des élèves relativement à la production de questions et de réponsesconstitutives des œuvres, ou des fragments d’œuvres, que l’on souhaite enseigner. Nous avonsvu que, dans le cas du cours magistral ou de l’ostension déguisée, la probabilité est forte quela ou les questions motivant le savoir à enseigner restent à l’extérieur des classes. On peutdouter, de même, que les activités proposés par les manuels et pratiquant l’ostension déguiséepermettent la dévolution aux élèves d’une authentique question à laquelle le savoir àenseigner apporte une bonne réponse. Il en va tout autrement dans un enseignement bâti àpartir des résultats de la théorie des situations didactiques, puisqu’il échoit alors au professeur,de faire construire la question par les élèves pour qu’ils produisent eux-mêmes la réponse.

III. Les TPE : convoquer des œuvres pour ébaucher des réponses à des questions

La mise en place des TPE au cycle terminal des lycées réalise, par bien des points, uneauthentique rupture avec l’ordinaire de l’enseignement, et cela tant du point de vue del’organisation didactique qu’en ce qui concerne le régime du savoir. De ce dernier point devue, les thèmes et sous-thèmes bornant les TPE ne fournissent guère que des repèresculturels, et ne sauraient donc constituer un programme scolaire disciplinaire proprement dit.Une conséquence déstabilisante pour qui ne voit l’enseignement que comme celui d’un savoirtout constitué réside en l’impossibilité de l’existence a priori d’une transposition didactiquespécifique : celle-ci ne peut advenir, dans le cadre des TPE, que sous la responsabilité del’enseignant, une fois menée par lui-même une enquête préalable sur les savoirs à mobiliserpour répondre à la question du TPE. Une deuxième rupture tient à ce que, dans un TPE,l’unité sociale de la classe tend à disparaître, au profit de la constitution de cartels d’étude : leprofesseur devient le garant de l’organisation du cartel, afin que la mobilisation du potentielde ressources collectives qu’il constitue soit orienté au profit des réalisations individuelles.

Interrogeant les TPE sur le partage des responsabilités qui s’y réalise entre professeur etélèves à propos du couple question-réponse, on observe donc à nouveau un changementprofond. Le temps consacré au « passage du thème au sujet et à sa problématique » sous ladirection du professeur constitue le temps de la construction de la question par les élèves,

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c’est-à-dire un temps de « dévolution à soi-même » d’une question émergente. On peuts’interroger sur la manière dont cette dévolution s’opère puisque, dans le cas d’un TPE, ellene peut être soutenue par une situation adidactique construite par avance par le professeur,mais dont le professeur doit ici se contenter de provoquer et de réguler la construction –incluant celle d’un milieu adidactique. Bien des questions sont alors ouvertes. Comment seréalise la dévolution de la question, sujet du TPE ? Passe-t-elle par une dialectique entre unélève et le cartel auquel il appartient, lorsqu’il y a eu appropriation personnelle de la questionautour de laquelle s’est formé le cartel ? Les rôles enseignant du professeur et enseigné del’élève s’effacent et se transforment d’autant plus qu’il n’y a plus projet d’enseignement d’unsavoir antéposé. La situation paraître répondre à celle que Herbart (1776-1841) appelait jadisde ses vœux3 :

« Le professeur […] n’est plus un enseignant, (Lehrender), l’étudiant n’est plus un enseigné(Lernender) ; mais ce dernier poursuit des recherches personnelles, le professeur ayant pourtâche de le guider et de le conseiller dans ces recherches ».

Le professeur devient alors directeur d’étude de la question. Il n’a plus la responsabilité sanspartage de la construction de la réponse, mais simplement celle d’organiser les conditions deproduction d’une réponse possible. Le professeur, qui doit par ailleurs partager saresponsabilité avec au moins un autre de ses collègues, n’est pas non plus en position deconcepteur de milieu adidactique, on l’a noté : au mieux il organise les conditions pourl’émergence d’un milieu dont il ignore en partie le degré d’adidacticité. Il lui faut alors,psychologiquement, assumer le fait qu’« une marche vers l’objet n’est pas initialementobjective », comme le soulignait déjà Bachelard (1938) – l’objet étant dans ce cas constitué dela construction de la question et des éléments de réponse, ainsi que des conditions quipermettront l’émergence de ces deux termes au sein du cartel didactique. Au contratdidactique classique se substitue ainsi un contrat nouveau. Chacun, professeur et élève, doits’efforcer d’apporter une aide à chacun des élèves dans son étude de la question, même si lecartel seul, sans le professeur, assumera la responsabilité de la production, de la défense et dela diffusion de la réponse, lors de la rédaction du TPE et de sa soutenance.

La problématique du couple « question-réponse » évoquée jusqu’ici bute en pratique sur des« croyances » et des habitus qui sont par là constitués en autant d’obstacles. Deux de cesobstacles semblent avoir joué un rôle important, voire crucial lors de la mise en place des TPEdans les lycées. Le premier est un obstacle culturel, lié au fait que les organisations de savoirsont regardées usuellement, dans le système scolaire, comme toutes faites, et non comme desréponses émergentes à des questions in statu nascendi. Une des conséquences pratiques en aété la production de TPE-exposés, recopiages de morceaux de réponses à des questions nonrencontrées (et en tout cas non explicitées), tant de la part des élèves qui réalisaient le TPEque de la part des professeurs qui l’encadraient. Telle fut, on l’a noté au début de cet article,la… problématique de la majorité des documents de première génération sur les TPE, toushautement révélateurs de cette vision pour laquelle toute question est censée renvoyer paravance à une réponse déjà produite…

Le second obstacle peut être regardé comme un obstacle professionnel, en ce sens que laproblématique consistant à problématiser un objet de savoir pour l’enseigner est, dans lamajorité des cas, étrangère à la culture professorale, cette difficulté se trouvant accrue, dans lecas des TPE, par le fait que la réponse à la question constituant le sujet du TPE n’est pas et nepeut être, le plus souvent, connue a priori des professeurs. Une des conséquences a résidé 3 Cité in Cauvin 1970, p. 38.

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dans l’impossibilité pratique de s’engager dans des gestes inhabituels, car extérieurs àl’enseignement d’un programme disciplinaire : « enquêter » sur le thème ou le sujet en sortantéventuellement de son cadre disciplinaire stricto sensu, prononcer ou non la recevabilité d’unsujet, diriger une recherche, etc. Dans ce cas encore, la tentation est forte de rabattre le travailencadré sur un exposé, faute de s’être rendus capables d’accepter la légitimité didactique –c’est ainsi que les élèves peuvent apprendre lors d’un TPE, et un tel TPE est réalisable par leprofesseur – et épistémologique d’un TPE bâti roidement sur la recherche authentiqued’éléments de réponses à une question.

Bibliographie

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