TOUT S’ACCÉLÈRE ? PRENONS LE TEMPS D’EN PARLER

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2019 2018 02 23 62 20 95 metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps @BuroTempsRennes TOUT S’ACCÉLÈRE ? PRENONS LE TEMPS D’EN PARLER VERS UNE VILLE DU TEMPS LIBRE POUR TOUS ? LA VALEUR DU TEMPS TEMPS ET TANT DE DÉPLACEMENTS Gilles Vernet Jean Viard Reanud Vignes Vincent Kaufmann Eric Chareyron Retrouvez toutes nos conférences sur : metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps

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20192018

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TOUT S’ACCÉLÈRE ? PRENONSLE TEMPS D’EN PARLER

VERS UNE VILLE DU TEMPS LIBRE POUR TOUS ?

LA VALEUR DU TEMPS

TEMPS ET TANTDE DÉPLACEMENTS

Gilles Vernet

Jean Viard

Reanud Vignes

Vincent Kaufmann

Eric Chareyron Retrouvez toutes nos conférences sur :metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps

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ANNÉE 2018-2019

Sommaire

Tout s’accélère ? prenons le temps d’en parler Gilles Vernet ........................................... 3

Comment retrouver la maîtrise de notre temps dans un monde régi par la vitesse et l’accélération ? Connectés en permanence avec la terre entière, nous le sommes de moins en moins avec nous-mêmes, avec la nature ou même notre voisin.

Dans cette conférence, illustrée d’extraits de son film Tout s’accélère, Gilles Vernet nous invite à prendre le recul nécessaire pour faire face à ces enjeux. Pour mettre en mots et expliquer les raisons de la pression temporelle, Gilles Vernet alterne dans ce documentaire paroles d’enfants et paroles d’experts sur notre rapport au temps.

Vers une ville du temps libre pour tous ? Jean Viard ....................................................... 6

Aujourd’hui de multiples rythmes se croisent : loisirs et travail, quotidien et évènementiel, habitants du quartier, de la métropole ou visiteurs de passage. Jean Viard propose une relecture des différents espaces urbains à l’aune de la société du temps libre. L’aspiration à «vivre à l’année au pays des vacances» pousse les villes à mettre en valeur le patrimoine, à développer les espaces verts, l’accès à l’eau, aux offres culturelles et évènementielles… Comment y parvenir tout en évitant muséification et segmentation des espaces ?

La Valeur du Temps renaud ViGnes .................................................................................... 9

Nous avons tous l’impression de manquer de temps. L’accélération du temps bouscule les relations sociales, le travail, la consommation… Notre capital-temps se raréfie, prend de la valeur et bouleverse l’équilibre économique, social et politique de nos sociétés modernes. Renaud Vignes propose une lecture de ces évolutions en s’appuyant sur la valeur économique du temps… Vers quelle société allons-nous ?

Temps et tant de déplacements Vincent Kaufmann et eric chareyron ............................... 13

Les rythmes de vie ont changé : fini le “métro-boulot-dodo” ! Nos activités varient d’un jour sur l’autre, nos besoins et modes de déplacements aussi. La mobilité ne se résume plus à une question d’offre de transport, elle doit prendre en compte les usages et les pratiques des usagers, et notamment leur rapport au temps : temps d’accès, temps de transport, temps de vie... Deux spécialistes des mobilités croiseront leurs regards sur ces évolutions.

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19 avril 2018

tout s’accélère, prenons le d’en parler

Gilles Vernet

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Où est passé ce temps qui nous manque, derrière lequel nous courons tous, tout le temps ? Nous construisons notre société, nos vies, contre ce temps que l’on perçoit comme un ennemi alors qu’il est toujours le grand vainqueur de nos vies. De plus en plus d’actifs ressentent une forme de saturation temporelle, tout le monde a conscience qu’il y a un problème, mais personne n’a la solution.Avant de devenir instituteur, j’étais dans la finance. À un moment, j’ai décidé d’arrêter pour accompagner ma mère à qui l’on avait donné deux ans à vivre. Ces moments m’ont ramené à goûter les saveurs simples de la vie, à laisser le temps au temps, à profiter de l’amour et de la vie quand ils sont là. La conscience de la mort révèle les vraies couleurs de la vie et déchire le voile de l’absurdité de notre course.

L’accélération et ses conséquences sur nos viesDans son livre « L’accélération », le philosophe et sociologue alle-mand Hartmut Rosa dresse le constat d’une spirale d’accélération – de l’économie, de la technologie, des communications, des change-ments sociaux. Ces accélérations s’entretiennent les unes les autres et nous poussent dans une spirale qui tend vers l’emballement expo-nentiel. Nous sommes un peu nos propres bourreaux puisque nous alimentons un processus dont on peut se dire victime. Le succès de Google ou d’Uber tient au fait qu’ils nous donnent une réponse ou une solution immédiate.

Nous ressentons tous cette accélération à travers la démultiplication exponentielle des communications – mails, sms, réseaux sociaux. C’est un flux continu qui croît chaque année et qui, aujourd’hui, nous dépasse. Nous consultons notre smartphone plus de 200 fois par jour, soit une fois toutes les trois minutes. Ces disruptions font de nous des hommes et des femmes-instants, qui réagissent plus qu’ils n’agissent, par peur de rater quelque chose. Tout le monde demande à tout le monde d’aller plus vite, et l’on se sent coupable de ne pas y arriver alors que l’on ne peut pas y arriver. Ça entraîne une saturation psychique : on n’a plus de moments de régénération, de respiration mentale.

Nous sommes aussi dans l’immédiateté. Or, comme l’a dit Aristote, « nous sommes ce que nous faisons de manière répétée », c’est-à-dire que ce qui se répète chaque jour s’ancre dans notre com-portement. Comme la technologie donne une réponse immédiate à nos impulsions, on s’y habitue profondément. Les atermoiements, les doutes humains, deviennent une gêne. La répétition possède aussi une dimension addictive. Quand vous allez sur YouTube pour voir une vidéo, vous y restez finalement une demi-heure, une heure. La valeur boursière de ces entreprises est calculée à partir du temps moyen passé par chaque usager. Elles sont des « dealers » de notre temps.

Cette course contre le temps nous expose au danger majeur de la désynchronisation vis-à-vis de certaines choses qui ne peuvent ac-célérer, comme les rythmes de la nature ou nos propres rythmes bio-logiques. À l’épuisement des ressources naturelles répond celui des hommes. Notre sommeil a chuté de 10h à 6h30 par nuit en un siècle.

En accélérant, la société décroche toujours plus de gens. C’est un nouveau darwinisme : il y a ceux qui peuvent suivre le train de l’ac-célération, et les autres. Cela met en danger l’équilibre social. Dans les pays les plus libéraux, ce sont les oubliés de l’accélération qui ont voté pour Trump ou pour le Brexit.

Certains voient dans le transhumanisme une nouvelle frontière qui

nous fera passer à une autre dimension, celle de l’homme augmenté, peut-être immortel. Seul le développement exponentiel de la techno-logie pourra nous permettre de suivre le rythme exponentiel imposé, justement, par la technologie. Si demain votre collègue choisit de se faire incorporer une technologie qui augmente ses capacités, il aura un avantage compétitif sur vous, et vous finirez par vous équiper à votre tour même si vous ne le voulez pas. Le danger, c’est l’épui-sement physique et psychique. De tout ça se dégage une nouvelle forme de souffrance temporelle. De plus en plus de gens ne tiennent plus les rythmes. Nous ne raisonnons plus qu’à court terme, et cette accélération nous empêche de voir loin.

Les causes de l’accélération généraliséeL’accélération s’impose à nous malgré notre conscience de plus en plus nette des limites. La première cause de cette course est l’instinct de compétition, inhérent à l’homme. Nous voulons aller plus vite, plus haut, plus fort que tout le monde. Ce phénomène est alimenté par les réseaux sociaux ou la télé. Nous nous comparons aux autres jusqu’à l’absurdité.

L’autre racine de notre course tient dans la formule « le temps, c’est de l’argent ». Chacun sait pourtant que beaucoup de choses essen-tielles à notre équilibre ne sont pas quantifiables par l’argent : l’amour, le ciel, l’air, les amis… Depuis la révolution industrielle, la technologie a toujours eu besoin de la finance pour se développer, tandis que la finance aime la technologie pour les gains de productivité qu’elle lui fait réaliser. Une alliance infernale s’est nouée entre elles dans les années 1970. Quand l’argent a coulé à flot dans la bulle Internet, celle-ci l’a bien rendu à la finance. Voilà comme Internet a pris si vite une telle place dans nos vies. Dans son livre « La gouvernance par les nombres », Alain Supiot explique comment cette alliance a créé un monde hypercomplexe, globalisé, où les nombres sont devenus ce qu’il y a de plus simple à agréger, largement aidés par la puissance de calcul de l’informatique. Cette logique de gouvernance par les nombres a déclenché une course de tous contre tous pour être plus productif et dégager plus d’argent. In fine, cela devient une course de chacun contre soi-même, mais aussi une course contre les machines dont il n’est pas certain que l’on sorte gagnant. Les machines sont des esclaves sans sommeil qui peuvent répondre à la logique déli-rante du profit sans se poser la moindre question.

La gouvernance par les chiffres est caractérisée par l’exponentiel. Le propre des développements exponentiels est d’atteindre très rapide-ment des nombres peu communs. Il est impossible de répondre à de tels développements, d’autant que cette accélération exponentielle concerne aussi bien les objectifs imposés que les contraintes tech-nologiques et procédurières. Un salarié qui souhaiterait atteindre ses objectifs tout en respectant l’ensemble des procédures est pratique-ment voué à exploser en vol. Il s’agit donc de faire des choix, prioriser, éliminer des choses, et surtout de déculpabiliser et d’abandonner l’idée de perfection que l’on nous inculque parfois à l’école.

Il faut aussi parler de la vitesse. Aller plus vite, c’est vivre plus inten-sément. Sous l’habitude du stress, nous fonctionnons de plus en plus sous adrénaline. Cela produit un syndrome d’« adrenaline junkies » : on s’y accoutume, parce que c’est grisant et que l’on se sent puis-sant. Aller vite devrait permettre de dégager du temps pour faire autre chose, mais ce n’est pas ce qui se passe : on en profite au contraire pour en faire plus. Il y a une addiction à l’intensité.

Des pistes de solutions individuelles et collectivesLe véritable métronome de notre existence, c’est la respiration. Nous en avons besoin, notamment pour alimenter notre cerveau. Avec mes élèves, nous commençons chaque journée par un exercice de respiration ventrale profonde. C’est excellent pour s’occuper de cette zone de notre corps que la médecine chinoise appelle notre « deuxième cerveau ». Les

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élèves me disent que ça leur fait du bien parce que ça les ramène à leur intérieur. Ça nous reconnecte à une temporalité naturelle. Si la méditation est parfois utilisée par les entreprises pour permettre aux gens d’être plus performants, de supporter l’insupportable, je crois aussi que ça calme, que ça permet d’être plus bienveillant, moins agressif avec les autres, et que ça produit des changements dans les organisations.

Il faut également veiller à l’alternance des rythmes et faire tout ce qui permet de prendre une distance par rapport au temps : cuisiner, jardiner, lire un livre… Il s’agit aussi de simplifier sa vie, de se détacher du maté-riel pour ne conserver que ce qui est vraiment utile. Une autre chose très importante est d’accepter ses contradictions. La société nous met struc-turellement en contradiction avec certaines de nos valeurs. Ce monde ne dépend pas de nous : l’accepter et déculpabiliser plutôt que de vouloir être parfait est un premier pas pour commencer à améliorer les choses. Il faut enfin faire la paix avec la mort. La peur de la mort nous amène à courir, à accumuler frénétiquement. Accepter l’idée que l’on partira à notre heure amène une plus grande paix dans notre rapport au temps.

Aimer, construire une amitié, éduquer ses enfants, aider les autres, bien faire l’amour… Tout cela prend du temps. En devenant insti-tuteur, j’ai découvert que l’on peut toujours aider les enfants s’ils ont reçu de l’amour. L’amour est la condition première. Les ordina-teurs, les écrans, ont zéro sentiment, zéro valeur, zéro éthique. Dans le monde des chiffres, l’amour ne compte pas. Rappelez-vous une chose : votre smartphone ne vous prendra jamais dans ses bras.

ÉCHANGES

Il y a deux ans, j’ai fait une rupture d’anévrisme générée par le stress. De retour au travail on m’a mis la pression pour être plus performant. J’ai quitté ce poste car je ne veux pas mourir pour leurs profits, mais j’ai reçu un courrier de Pôle Emploi me pres-sant de retrouver un travail dans la même branche d’activité. Finalement, notre civilisation me dit : « Crève ! »

Les gens ont peur de décrocher, d’être mis de côté, alors ils courent plus vite et alimentent un processus dont ils sont les victimes. Il faut s’arrêter et décanter, laisser émerger, prendre le temps de savoir ce que l’on veut faire. En France, nous avons la chance d’avoir le chô-mage, et donc d’avoir un peu de temps. Si l’on baisse en revenu, on ne baisse pas en valeur.

Je faisais partie de ces gens efficients jusqu’à un AVC, à 40 ans. Ne faut-il pas considérer les souffrances du cerveau comme une solution pour se reconnecter à soi-même ? Du drame peuvent sortir des solutions.

On ne touche plus du doigt la banalité de la mort. Y être confronté est profondément initiatique. La mort a une grande valeur, elle nous enseigne un peu du mystère de la vie.

Que pensez-vous de la décroissance et de la fin du travail ?

La croissance comme la décroissance permanentes sont absurdes. Définir des objectifs à long terme pour le mieux-être des gens entraî-nera la croissance de certains secteurs (énergies renouvelables…) et la décroissance d’autres (pétrole, armement…). Dans le domaine du travail, nous ne pourrons bientôt plus rivaliser avec les machines. Cela promet une société avec un grand nombre de chômeurs et une paupérisation de la masse, face à une élite détentrice d’un capital aux rendements sans précédent. Ça a déjà commencé et c’est dévasta-teur. Le revenu universel est une solution, mais il pose la question de l’équilibre social. Ça peut être une façon de dire au bas de la société : « restez là et laissez-nous continuer à accumuler ».

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20 septembre 2018

Vers une ville du libre pour tous

Jean Viard

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Quand j’étais venu ici en 2003, je vous avais dit que l’espérance de vie avoisinait les 700.000 heures et le temps de travail 67 000 heures, et que l’on allait vers une société où l’on essayait tous de mener une vie complète. J’étais revenu en 2008, et je vous disais que l’on était entré dans une société de l’art de vivre, où le hors-travail structurait l’attractivité d’un territoire. Depuis 10 ans, 4 milliards d’hommes se sont connectés sur Internet et l’on a vendu 6 milliards de téléphones portables. Cette révolution numérique a tout changé. Là où l’on avait des conflits de classe, on a aujourd’hui une opposition entre métropolitains et non-métropolitains. Les dix plus grandes métropoles françaises produisent 61 % du PIB et concentrent le cœur de la créativité économique, scientifique, artistique. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne se passe rien ailleurs.

Rapidité et accélération des changementsEn 10 ans, on a vécu une révolution au moins aussi puissante que la révolution industrielle. Ça a changé tellement vite que, sur votre expérience de la vie, ça ne vous a pas concerné de la même manière. Voici quelques chiffres.

• On vit 700 000 heures contre 500 000 il y a un siècle, et l’on a gagné 20 ans d’espérance de vie depuis 1945. D’une civilisation 3 générations, on est entré dans une civilisation 4 générations. Les enfants connaissent leurs parents, leurs grands-parents, leurs ar-rières grands-parents. Les transmissions culturelles s’allongent, et dans le même temps le numérique a créé une société de change-ments extrêmement rapides.

• 67 % des premiers nés naissent aujourd’hui hors mariage, et 60 % de nos enfants ne seront jamais dans les liens du mariage. On a bousculé ce qu’il y a de plus fondateur : la structure de la famille elle-même, qui est le cœur des sociétés. Depuis 40 ans, on est donc sorti, par choix, des cadres hérités. Et ça s’accélère.

• On fait en moyenne 6 000 fois l’amour pour faire 2 enfants, alors que nos grands-mères le faisaient 8 fois pour en faire 5. Les choses les plus intimes de la vie ont aussi changé. On a bâti cette société sur l’érotisation des liens, ce qui bouleverse l’ensemble des rela-tions.

• On parcourt en moyenne 50 km par jour et par personne. Avant, il y avait des quartiers ouvriers à proximité des usines, et plus loin les quartiers bourgeois. Aujourd’hui, les bourgeois habitent en bord de ville et les ouvriers dans le périurbain, où le foncier est moins cher. La ville n’est plus segmentée par les classes sociales – qui, je pense, n’existent plus. On est multi-appartenances : son travail, son quartier, son origine, ses loisirs, ses convictions… Et l’on circule à l’intérieur de ces appartenances. Ça donne un sentiment extraor-dinaire de liberté.

• 61 % des personnes ne travaillent pas dans la commune où elles votent. À l’origine, un citoyen était d’abord quelqu’un qui gagnait sa vie. Sans revenu, les hommes n’avaient pas le droit de vote. Aujourd’hui, il suffit d’avoir un compteur EDF. C’est une démocratie du sommeil. Pour être élu, vous devez vous occuper du silence, des bonnes écoles, mais pas parler d’installer des immigrés, des usines ou des centres d’insertion.

• On est grands-parents à 53 ans et l’on perd ses parents à 63 ans.

Entre 53 et 63 ans, on s’occupe de ses petits-enfants, on accom-pagne ses vieux parents vers la mort, on finit sa carrière. Ensuite, les petits-enfants deviennent grands, les parents meurent et l’on n’a plus de travail. On hérite de nos parents une fois à la retraite, et l’on investit dans des camping car, des résidences secondaires, des bateaux…

• On dort 200 000 heures, soit 3 heures de moins que nos grands-pa-rents. Avec les 3 heures de vie par jour gagnées depuis la guerre, nos journées ont 6 heures de plus.

• On poursuit 35 000 heures d’études, c’est-à-dire quasiment une heure d’étude pour deux heures de travail, voire pour une heure de travail pour les plus diplômés.

• 40 % des gens s’occupent du corps des autres (éduquer, soigner, divertir) contre 10 % il y a un siècle. 30 % s’occupent de la logistique et de la mobilité (commerçants, politiques, forces de l’ordre, élus...), 10 % s’occupent du sol (urbanistes, agriculteurs...), 11 % fabriquent des objets et 8 % entretiennent ou construisent des maisons.

• On dépense 300 000 heures pour dormir, travailler, nous éduquer. Il reste 400 000 heures pour faire autre chose.

Vers des villes et des vies nouvellesPar rapport à notre sujet, deux questions montent en puissance. D’une part, on a consommé 20 % des terres arables en 40 ans. Il faut sacraliser les terres arables pour garantir aux générations futures de pouvoir se nourrir, s’habiller, se chauffer. D’autre part, on voit que le cœur des grandes métropoles concentre la créativité, l’innovation, la richesse, etc. Il y en a 200 sur la planète, qui réalisent 50 à 60 % du PIB en attirant les gens créatifs. Avec 11 millions d’habitants et 80 000 scientifiques, l’Île-de-France est la plus grande métropole eu-ropéenne, et fera probablement partie des 4 grandes métropoles de la mondialisation avec Shanghai, Los Angeles et New York. Entre ce processus métropolitain et ces terres arables à protéger, on trouve les banlieues, le périurbain, les zones rurales profondes. On veut quitter la métropole parce que le foncier, les loyers vont continuer à aug-menter ou que l’on veut changer de vie, de métier, de région. Mais les gens qui veulent changer de vie, veulent aussi de la culture, de la santé, des activités, etc. Pour faire de la ville, il faut densifier le périurbain plutôt que consommer des terres agricoles.

Il faut considérer les échanges entre la métropole et le hors-métro-pole, pour les week-ends, les vacances, la retraite, les études, la san-té… Il faut créer des liens, des passages, sinon les métropoles seront régulées uniquement par le prix du foncier. Le rôle des collectivités locales est, non pas de freiner ce mouvement de métropolisation, mais de le démocratiser et de permettre aux personnes de milieu populaire d’y vivre grâce à des politiques publiques comme les quo-tas de HLM. La ville aujourd’hui, c’est une relation entre l’habitant, le voisin, le touriste, le retraité. Il faut apprendre à faire de la régulation publique entre ces populations qui sont les unes à côté des autres. Il faut notamment prendre en compte tous les usages et toutes les générations. La piétonisation complète des centres-villes me pose problème. On a tendance à faire des villes pour les gens en bonne santé, qui peuvent marcher longtemps. Il faut faire une ville avec des polysémies d’usages, des mélanges, des communications.

L’innovation de la société de demain ne sera pas l’enfant de l’innova-tion de la société d’hier. Les chemins de l’innovation nous sont totale-ment inconnus. La société numérique révolutionne les formes de liens entre les gens dans les territoires. On est complètement bousculé par les nouvelles technologies. On pensait être en avance quand on était mieux éduqué, plus riche. En réalité, on n’a pas de temps d’avance parce qu’on ne connaît pas la règle du jeu.

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Ce monde est à la fois extrêmement local et totalement global, et les deux doivent être articulés. Le local est le lieu de l’enracinement, du lien. Si, comme les populistes, on en fait un lieu de protection contre le global, on est mort. Fernando Pessoa a dit : « L’universel, c’est le local moins les murs. » Cette phrase suggère beaucoup.

ÉCHANGES

La société hyper techniciste vient vider l’homme, lui enlever sa part de hasard…

La ville, comme la société numérique, c’est l’aléatoire généralisé. Comme tout système, cette société numérique peut être totalitaire. Mais je pense qu’on est en train d’apprendre à se construire en n’étant pas complètement dominé. Il n’y a jamais eu autant de gens qui pratiquent autant d’activités, avec une attention plus forte au lien. L’humanité s’est réunifiée, et c’est définitif. Mais on a aussi besoin d’appartenances, de ne pas être comme les autres. On est dans une culture où se télescopent le local et le mondial. Cette année, 1,3 milliard de personnes ont franchi une frontière pour aller dans un autre pays. Les hommes sont en train de faire terre commune par le numérique et par le voyage. La construction de l’humanité sur cette planète est l’événement de ce 21e siècle.

Dans notre société, tout le monde fait la même chose au même moment. Comment changer le cours des choses ?

Ma génération a cru au modèle révolutionnaire pour transformer les choses. Ce n’était pas une bonne idée. Il ne faut pas recommencer la même chose, même si ça se fonde sur des convictions scientifiques qui semblent plus fondées, notamment sur le réchauffement clima-tique. Le problème d’une société, c’est la construction de la confiance dans les projets qu’on partage. Il y a une bataille entre la révolution numérique et la révolution écologique. Si la révolution numérique n’amène pas de solutions, on ne s’en sortira pas.

Qu’est-ce que faire société dans une grande ville ?

Il faut une vraie réflexion sur l’organisation des territoires de la démo-cratie. Il faut créer de nouvelles communes. Elles doivent redevenir un territoire où il y a du pouvoir. Par ailleurs, le tissu associatif n’a jamais été aussi puissant. Ce que nous cherchons dans cette société, c’est du lien. On voit se créer des supermarchés communautaires, des Amap… Pour créer un art de vivre urbain, il faut favoriser tous ces endroits où l’on peut créer du lien.

Vous disiez que les hommes sont en train de faire terre commune, mais je ne comprends pas vraiment cette phrase.

Quand on a bâti les nationalismes au 19e siècle, on ne savait pas ce qu’il y avait à l’extérieur. Aujourd’hui, on a une connaissance de la culture des autres. Si je vous dis « Moscou », « New York » ou « l’Egypte », vous avez tout de suite une image. On vit aussi des choses en commun. Quand un événement se passe, 4 milliards de personnes ont l’information dans la seconde. C’est ce monde qui se construit et qui bouleverse les rapports entre les cultures.

Quelle est la place et la latitude de l’homme politique dans ce bouleversement et cette accélération du temps ?

Je fais de la politique parce que je considère qu’il ne suffit pas d’avoir des idées, mais qu’il faut que les autres les reprennent. La politique, c’est ce qui réunit une société. Une des grandes difficultés, c’est qu’on a fait de la politique de manière idéologique. Les sociétés, c’est de la conviction et de la confiance, et c’est le rôle de la politique. Il est possible que l’on passe par une phase fasciste, 10 ans après une crise financière qui a fait perdre des dizaines de millions d’emplois, et face à une révolution technologique qui désavantage certains. Il y

a un sentiment d’abandon. Les sociétés vivent d’abord de l’imagi-naire. C’est une question de désir, pas de chiffres. Il faut réenchan-ter le monde. C’est aux artistes, aux intellectuels, de reconstruire un monde, de donner du sens, de créer des images.

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4 avril 2019

la valeur du au cœur de l’évolution

de nos sociétés

renaud Vignes

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En tant qu’économiste, je n’étais pas familier de la problématique temporelle. Puis j’ai été amené à m’interroger sur la fracture entre une vision très optimiste de notre avenir et la colère qui s’est exprimée quand, en 2016, les Américains ont élu Donald Trump et que la Grande-Bretagne a décidé de se séparer de l’Europe. J’ai voulu comprendre comment nous, économistes, avions pu passer à côté d’une colère si énorme.

Du capitalisme au technocapitalismeIl y a plusieurs décennies a commencé à émerger une nouvelle forme de capitalisme, dont les géniteurs ont été des hippies déçus mais qui portaient toujours cette valeur individualiste du bonheur par soi-même. Ils se sont associés à la cybernétique puis au néolibéralisme, et ce mariage à trois a créé dans les années 1990 un « technoca-pitalisme » dont Steve Jobs, fondateur d’Apple et lui-même ancien hippie, a été le symbole. Né de la fusion de l’hyper-financiarisation de l’économie et d’une vision selon laquelle il ne doit plus rien y avoir entre l’État et l’individu, ce mouvement voyait dans la technologie une promesse de bonheur. Il a pris rapidement une ampleur insoupçonnée jusqu’à devenir un véritable projet politique.

Mais, dès sa naissance, ce nouveau système contenait 4 tensions ou contradictions structurelles.

La première est économique : ce système se réclame du marché alors qu’en réalité il brise les piliers de l’économie de marché qu’il transforme en une économie de monopole d’une part et, d’autre part, utilise la puissance des technologies de la persuasion pour briser la rationalité des agents (et ainsi faire disparaitre homo œconomicus).

La deuxième est sociale : l’accroissement des inégalités primaires (avant redistribution) sont dans la nature d’un système qui a besoin de qualifications de plus en plus élevées, détenues par un nombre toujours plus limité d’acteurs, au détriment de la participation de tous à la prospérité. Plus ce système va prospérer, plus les inégalités pri-maires vont croître puisque la richesse sera captée par ce nombre limité d’acteurs.

La troisième est écologique : c’est une tension, voire une incompa-tibilité, entre le caractère illimité de ce nouveau projet économique basé sur l’hyper consommation, l’hyper mobilité…et la limitation des ressources naturelles d’un côté et l’impact écologique des déchets et des rejets de l’autre.

La quatrième est anthropologique : la nature humaine a besoin de stabilité, de local, de routine, de repères, alors que ce système, pour exister et prospérer, nous enjoint à nous adapter à un monde toujours plus précaire, toujours plus mobile, toujours plus éloigné et déraci-né…

Cette « déformation sociale du temps » s’est opérée sur les 20 der-nières années et elle procède de deux phénomènes. En premier lieu, le temps est passé du statut d’unité physique à un statut d’actif éco-nomique. Le deuxième, d’ordre sociologique, est l’accélération du temps. Ces deux phénomènes sont liés et s’entretiennent l’un-l’autre.

Le temps, c’est de l’argentComme tout actif économique, le temps a une valeur et plus il se ra-réfiera plus il prendra de la valeur. Les entreprises technocapitalistes vont donc essayer d’en capter un maximum.

Gary Becker, prix Nobel d’Économie 1992, publie en 1965 un article intitulé « Une théorie de l’allocation du temps ». Dans cet article il

conteste de manière assez révolutionnaire la vision selon laquelle on trouve d’un côté les consommateurs et de l’autre les producteurs : pour lui, il n’y a que des producteurs. Il explique que lorsque l’on invite des amis à manger chez soi, on utilise deux facteurs de pro-duction : les dépenses (denrées, boissons …) et le temps (pour faire les courses, la cuisine, la vaisselle…). Si on va au restaurant, on n’en utilise qu’un : la dépense. Dans tous nos comportements, on balance entre dépenser des biens et services et dépenser du temps pour produire la satisfaction recherchée. Si on consomme beaucoup de temps, on va consommer peu de dépenses, et inversement. La véritable intuition de Becker a été de dire que dans le monde moderne – qui est le nôtre aujourd’hui – c’est le prix du temps, et non celui des dépenses, qui va augmenter. En conséquence, toutes les activités qui dépensent beaucoup de temps sans apporter de satisfaction écono-mique supplémentaire seront condamnées à se réduire, c’est ce que nous constatons aujourd’hui.

La réalisation de la vision de Gary Becker entraine des changements profonds dans nos sociétés. En voici quelques exemples.

Un second exemple touche à la transformation de notre contrat so-cial. Quand Becker écrit son article, les solidarités non-marchandes (locales, familiales …) et le bénévolat sont encore très développés. Or, l’augmentation de la valeur du temps affaiblit ces activités car le manque à gagner devient très (trop) important. C’est pourquoi on voit aujourd’hui que le bénévolat tend à diminuer au profit de la philanthro-pie qui substitue l’argent au temps d’accompagnement, d’entraide.

Le troisième exemple est très transformateur, c’est la volonté géné-ralisée de capter notre temps. Le Stanford Persuasive Techlab, si-tué dans la Silicon Valley, possède un département de « captology » (technologie de la persuasion), c’est-à-dire l’étude des technologies numériques comme outil d’influence sur le comportement des indi-vidus. C’est dans ce laboratoire qu’ont été inventés le « like » de Facebook, les menus déroulant sans fin des smart-phones, etc. Et les résultats sont spectaculaires : à 21 ans, un jeune aura passé en moyenne 10 000 heures sur un écran, soit autant que le temps passé au collège et au lycée. Cette science, mélange de sciences cognitives, de design et d’informatique, a construit les outils qui sont au cœur de notre sentiment d’avoir de moins en moins de temps, d’être dans l’urgence.

L’évolution de la division du travail est un autre exemple. Les nou-veaux profits des entreprises sont réalisés grâce à la mise au travail du client : quand on part en vacances, on s’occupe nous-mêmes des réservations pour les déplacements, les hôtels, les locations de voi-ture. À la banque, on utilise des automates pour retirer de l’argent, déposer un chèque, consulter son compte. Cette évolution, par son ampleur, change la nature des chaînes de valeur. Il s’agit d’une nou-velle division du travail qui a pour caractéristique centrale d’utiliser un nouveau facteur de production « gratuit » : le temps du client. Dans certaines écoles de management, on appelle le client « l’employé par-tiel » et on enseigne aux entreprises des solutions pour qu’il améliore sa productivité, pour le motiver, pour le fidéliser.

Une accélération généraliséeDans le monde technocapitaliste, tout est en train de s’éloigner. Des forces économiques, géographiques et politiques centrifuges sont à l’œuvre (flux d’échanges, mondialisation, européanisation, métropoli-sation). Si l’on doit faire autant de choses et que les distances s’al-longent, il faut accélérer. Ce principe d’accélération est dans la nature de notre monde moderne. Dans son livre « L’accélération sociale du temps », le sociologue allemand Hartmut Rosa décrit ce phénomène comme une injonction à aller toujours plus vite, à être toujours plus mobiles, à réaliser toujours plus d’activités en une même unité de temps et ce, pour tous les plans de nos vies. Pour Rosa, ce phéno-

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mène est à la source d’une grande tension qui est l’une des grandes causes du malaise actuel. Il voit dans l’évolution actuelle une dia-lectique entre des forces d’accélération et des institutions (la vie de famille, l’université, la justice, le Parlement par exemple), vouées à dépérir dès lors qu’elles deviennent un frein à celles-ci.

Le flux technocapitaliste va s’attacher à affaiblir tous les obstacles qui l’empêchent d’accélérer. Le sociologue Zygmunt Bauman en perçoit les conséquences et propose le concept de société liquide. Il constate que nos sociétés se caractérisent par la disparition des permanences, des blocs « solides » qui l’ont toujours constituées. Les conséquences sont lourdes, dans ce monde en changement permanent, nos vies sont impactées dans toutes leurs dimensions – famille, amour, édu-cation, habitat, relations sociales…

Puisque l’accélération est le problème, il faut ralentir !Face aux conséquences de cette déformation sociale du temps, deux voies semblent s’offrir à nous.

La première est une voie « prométhéenne » : si l’espèce humaine n’arrive pas à aller assez vite dans ce monde accéléré, il faut la transformer par l’éducation (en formant un « capital humain », mo-bile, transfrontaliers), par l’usage généralisée des technologies de la persuasion et par la mise en œuvre de ce qu’on appelle le transhuma-nisme qui consiste à « augmenter l’homme » grâce à la technologie.

La deuxième voie, peut-être la plus révolutionnaire, la plus politique consiste non plus à demander de s’adapter à un contexte (le monde liquide), mais bien de changer de contexte. Elle n’est pas technolo-gique mais sociale, elle s’appuie sur l’intelligence collective et consiste à travailler sur les deux grands éléments qui ont produit cette accélé-ration : l’éloignement et l’atomisation des sociétés. Ma conviction est que cette mobilisation de l’intelligence collective ne peut se faire que dans la proximité car seul ce niveau est réellement mobilisateur. Par ailleurs, tous les grands enjeux, tous les besoins premiers (se nourrir, se chauffer, se loger décemment, se déplacer) peuvent aujourd’hui être satisfaits par une utilisation intelligente des technologies dans des logiques de réseaux coopératifs. Dans ce contexte, c’est un nou-veau rôle que doit jouer la puissance publique, à la fois protectrice de ces nouvelles dynamiques, mais aussi force d’appui à leur mobi-lisation et leur transfert. Ces dynamiques relocalisent, rapprochent, raccourcissent et finalement ralentissent les flux. C’est ainsi que les quatre contradictions citées plus haut peuvent être dépassées.

Mais attention, si reprendre la maîtrise du temps, c’est savoir mieux l’employer (pour bricoler, bien acheter, bien cuisiner ), une deuxième source d’inégalités risque de s’ouvrir entre les personnes ayant un savoir-faire pour bien l’utiliser, et celles ne l’ayant pas. Là encore, la puissance publique doit inventer les systèmes qui permettront à tous (et en particulier les plus pauvres) de bénéficier de ces nouvelles opportunités.

Tout ceci n’est pas un rêve inaccessible. De nombreux exemples existent déjà : le quartier de Poblenou à Barcelone, de nombreuses initiatives dans le Pays Basque ou dans d’autres territoires français, à Berlin ou aux Etats-Unis.

ÉCHANGES

Pouvez-vous parler un peu plus de l’exemple de Barcelone ?

Dans les années 1990, face à la désindustrialisation, la collectivité a cherché un nouveau levier de dynamique pour ce quartier, et s’est jetée avec succès dans ce monde de l’innovation, de la start up, etc. Le quartier a accueilli des ingénieurs, créateurs d’entreprises tech-nologiques, financiers, etc. Cela a généré une transformation sociale

et urbanistique majeure, les loyers sont montés et la population tra-ditionnelle est partie. Mais ces nouveaux emplois étaient nomades et, après la crise de 2008, ces personnes et activités sont reparties aussi vite qu’elles étaient venues. Les collectivités ont alors décidé de s’ap-puyer sur l’intelligence collective (associations, collectifs,, habitants) pour inventer un nouveau modèle de développement basé sur des projets éducatifs, alimentaires, culturels , plus sédentaire et respec-tant l’histoire industrielle du quartier. Au cœur de ce projet se trouve le concept de « ville fabricante » (Fab city), inventé pour l’occasion. C’est un réseau de micro-usines, de FabLab, dont la gestion est souvent pensée en termes coopératifs, adossé à un système de formation qui a été mis en place pour que les gens puissent soit produire eux-mêmes, soit acheter l’essentiel des biens primaires dont ils ont besoin pour vivre correctement. C’est un grand mouvement de retour à une sorte d’autonomie productive, alimentaire et énergétique dont il s’est agit. Cette autonomie se poursuit d’ailleurs avec une volonté de la municipalité de limiter les flux touristiques. Aujourd’hui, cette expé-rience est citée en exemple dans toutes les manifestations réunissant les collectivités locales.

Que pensez-vous de l’École 42 créée par Xavier Niel ?

Ma vision de l’université, c’est le temps long de la connaissance, de la réflexion, c’est l’esprit critique, les livres Cette école est censée former des codeurs, des développeurs informatiques, qui exerceront une influence majeure sur nos vies, à tout point de vue. Elle est là pour former le parfait « capital humain » dont parlait Gary Becker. Mais que dire d’une école où il n’y a pas un livre ? L’esprit critique, se tromper, être prudent, réfléchir ça s’apprend. Comment peut-on confier la fa-brication, le développement de ce type d’outils à des personnes qui n’auront aucun recul ? Je pense qu’il y a un danger, quand on voit ce que les Chinois font de ces technologies pour surveiller la population. Si les informaticiens n’ont pas ce recul, une certaine idée des limites à ne pas dépasser, on peut s’attendre à des lendemains difficiles. Il faut insister auprès des étudiants sur la responsabilité qui sera la leur dans la construction de notre futur.

Que peuvent faire l’État, l’Europe, les collectivités ? Comment s’opposer, faire résistance à ça ?

Je crois que notre avenir est dans la proximité, c’est à partir de ce niveau que l’on pourra reconstruire progressivement un projet po-litique aussi bien national qu’européen. La repolitisation, dont parle Hannah Arendt, c’est-à-dire aussi le fait de ne pas subir l’injonction de s’adapter au contexte, passe par la proximité. Les technologies nous permettent de réaliser ce projet. Je pense à la transition éner-gétique : l’avenir est aux micro-centrales, qui existent déjà mais qu’il faut généraliser massivement. L’expérience du Pays Basque montre qu’un triptyque repolitisation des citoyens / recapitalisation des habi-tants / relocalisation des activités, peut aboutir à des projets créateurs d’emplois et d’égalité sociale. Pour quelques centaines de milliers d’euros, ils ont créé une société financière qui propose aux collec-tivités et aux habitants des solutions (photovoltaïque) pour alimenter des quartiers en eau chaude et en électricité. Et les habitants peuvent être actionnaires de ces projets : tant qu’il y aura du soleil, c’est 5 % de rendement, sans risque. Les bénéfices sont divisés en trois : un tiers pour la collectivité, un tiers pour faire tourner l’exploitation, un tiers en dividendes. Ce dernier tiers est réinjecté dans l’amélioration de l’habitat ce qui rend ce système vertueux car moins votre bâti-ment consomme, plus vous gagnez d’argent et donc plus votre rente augmente. C’est dans les territoires que se trouvent les fondements d’un monde nouveau capable de recréer ce que le technocapitalisme est en train de détruire pour prospérer : l’innovation sociale, les nou-velles citoyennetés, les modes de production et de consommation localisées à l’aune des techniques de fabrication numériques, les

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nouvelles mobilités, la transition énergétique. La puissance publique a ici, paradoxalement, un rôle actif à jouer comme catalyseur de toutes les initiatives qui vont émerger et comme protecteur de la rapacité technocapitaliste. En particulier, la puissance publique doit initier le changement des règles du jeu permettant de lever les blocages qui s’opposent au développement des modèles alternatifs.

Travaillant dans l’action sociale, je vois beaucoup de souffrance face au fait de ne pas savoir utiliser le numérique.

C’est une réalité et les idées qui circulent selon lesquelles il suffira de faire une effort de formation d’ampleur pour résoudre ce problème me paraissent erronées. C’est faire fi du principe de désynchronisa-tion dont je parlais précédemment : former une personne relève du temps long alors que la révolution numérique nous a fait entrer dans le temps accéléré. Les économistes ont une vision assez inquiète des conséquences de l’intelligence artificielle et de la robotisation en termes d’emplois. Ils prévoient que les métiers les plus touchés seront les emplois intermédiaires. En haut de la chaîne, ceux qui créent de la valeur en coopération avec la machine vont gagner énormément d’argent. Quant aux métiers à forte empathie sociale, ils seront épar-gnés à court terme, mais comme ils ont une faible « productivité », ils resteront mal payés. Ce n’est pas une pensée très réjouissante, mais elle est dans la logique de la première voie dont je parlais. Que faire ? La solution ne sera pas radicale. Je pense que l’on doit avoir le choix, parce que ce système crée aussi des bienfaits. Mais pour avoir le choix, la puissance publique doit recréer des digues qui protègent la deuxième voie. L’université, qui conserve une puissance énorme, est un exemple de digue, mais il y en a beaucoup d’autres.

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02 23 62 20 95metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps@BuroTempsRennes

Une conférence proposée par le Bureau des Temps de RennesRetrouvez nos conférences sur metropole.rennes.fr/le-bureau-des-temps

23 mai 2019

et tant de déplacements ? regards

croisés sur la mobilitéVincent Kaufmann & eric chareyron

Qui décide des horaires ? Peut-on éviter lesbouchons ? Comment limiter les inégalités liées autemps ? À quoi ressemblera notre temps, demain,si rien n’est fait, avec accélération des rythmes devie et l’augmentation de la population des villes ?Il est grand temps de prendre ces questions àbras le corps, face à ces nouveaux enjeux sociauxet environnementaux. À Rennes, un Bureau des

temps mène depuis 2002 des actions concrèteset transversales, dépassant l’approche individuellepour réaménager les temps à l’échelle du territoire.Il invite également les meilleurs spécialistes àcroiser leur domaine d’expertise avec l’angletemporel dans le cadre des conférences « Lesjeudis du temps »

Les modes de vie changent, les temps s’accélèrent, se multiplient, se mêlent, parfois s’emmêlent

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VINCENT KAUFMANNLes questions de mobilité se transforment depuis une quinzaine d’an-nées, en lien avec la question du temps. Le développement de la flexibilité dans le monde du travail fait de la capacité à être mobile un enjeu central, en début de carrière notamment. L’élargissement des bassins d’emploi et la transformation des formes familiales sont également associés à cette flexibilité, mais aussi et surtout le « mé-tissage » grandissant entre temps de travail et temps de loisirs : on passe d’un monde où les activités se succédaient dans le temps et dans l’espace, avec des déplacements entre ces activités, à quelque chose de plus mélangé, où l’on passe sans cesse d’un univers à l’autre. Cela transforme le rapport au temps. D’autant qu’il existe da-vantage de manières et de possibilités de franchir l’espace.

D’autres mobilités pour d’autres tempsDésormais, plus de la moitié de la population française aspire, dans sa vie quotidienne, à se déplacer autrement qu’en voiture unique-ment. D’autres types de rapports aux moyens de transports se sont développés ces dernières décennies. Avec les nouvelles technologies en particulier, le temps de déplacement est de plus en plus considéré comme un temps à part entière, et de moins en moins comme un temps perdu entre deux activités. Or, on se déplace beaucoup dans la vie quotidienne. Utiliser les transports en commun, notamment, permet de retrouver du temps. Les « grands mobiles » (qui, durant une année au moins de leur vie professionnelle, mettent au moins 3h par jour pour aller travailler, ou passent plus de 80 nuits par an hors de leur domicile pour le travail, ou partagent leur vie entre un domicile proche de leur lieu de travail et un domicile principal éloigné) représentent près de la moitié de la population active. Dans de telles situations, on est très sensible à l’utilisation du temps. Mais, pour les personnes concernées, les mobilités rapides, répétées et lointaines représentent souvent la moins mauvaise solution.

Le besoin de « réversibilité »À travers ces nouveaux comportements, on cherche à limiter l’im-pact des déplacements sur notre vie – à les rendre plus réversibles. Avec les systèmes de communication à distance, l’avion, le TGV, l’au-toroute, on essaye de concilier l’inconciliable au prix de temps de déplacement importants et de coûts élevés. Il faudrait imaginer des politiques qui limitent cette réversibilité, pour des raisons sociales au-tant qu’écologiques. Par ailleurs, la notion de réversibilité est associée à celle de confort. Pouvoir mettre à profit son temps de déplacement suppose d’avoir une place assise, une prise de courant, mais aus-si pas ou peu de correspondances. Malgré tout, cette utilisation de chaque interstice temporel disponible est source de stress. Une en-quête du Forum Vies Mobiles a mis en évidence un désir de ralentis-sement. On observe une aspiration, encore assez diffuse, à retrouver une plus grande maîtrise de son temps dans la vie quotidienne face à la grande mobilité, à un impératif d’efficacité permanente, à une intensité grandissante des programmes d’activités.

Imaginer des scénarios inspirantsDans le cadre d’une recherche menée pour le compte de la SNCF, nous avons développé trois grands scénarios de mobilités à l’hori-zon 2050, en France : un scénario d’« ultra-mobilité » marqué par un accroissement de la mobilité, un scénario où l’automobile serait délaissée au profit d’autres moyens de transport, et un scénario de « proximobilité », où la valeur mobilité ne serait plus perçue comme positive et où l’on retrouverait une qualité de vie dans la proximité. Dans ce scénario, les objets seraient amenés à se déplacer plus que les personnes (via les imprimantes 3D, la livraison par drone…), au risque toutefois d’une diminution des interactions sociales. Ces scé-

narios tranchés sont à prendre comme des hypothèses, des outils avec lesquels jouer pour nous aider à réfléchir à des solutions per-mettant de sortir de ce sentiment d’épuisement. Cela implique un débat de société sur les choix en matière de mobilités, de modes de vie, etc. Le Forum Vies mobiles est en train de monter une démarche de participation citoyenne, le « parlement des modes de vie », pour essayer de comprendre les aspirations de la population, ce que ra-lentir pourrait signifier concrètement et imaginer comment mettre les technologies du futur au service d’un projet de société.

ERIC CHAREYRONNotre société se caractérise et se caractérisera de plus en plus par des déplacements désynchronisés – par opposition avec les rythmes pendulaires (effectués les mêmes jours, aux mêmes heures, au même rythme). D’un côté, une part importante des adultes ne travaille pas (demandeurs d’emploi, retraités, personnes en congé parental…) et a des besoins de déplacements extrêmement variables (garde des en-fants ou petits-enfants, rendez-vous médical…). De l’autre, les actifs ont des rythmes de plus en plus aléatoires. Depuis 30 ans, 1,4 million d’emplois ont été créés dans la santé et l’action sociale et culturelle en France. Ces métiers, qui pèsent 22 % de l’emploi total, sont par essence marqués par des rythmes irréguliers. Il en va de même pour les métiers qui seront en tension ces prochaines années (logistique, aide à la personne, santé, hôtellerie, restauration…). Les métiers d’encadrement eux-mêmes sont relativement désynchronisés : en France, contrairement aux pays du nord de l’Europe, il est quasiment impensable pour un cadre de quitter son poste de travail à 18h.

Rythmes désynchronisés, mobilité complexifiéeLa désynchronisation des rythmes a des répercussions sur les trans-ports. Celles-ci ne sont pas visibles de prime abord. Quelle que soit la ville que l’on observe en France, le niveau de trafic en heure de pointe dans les transports en commun est équivalent chaque jour de la semaine. Pourtant, une part importante des usagers se renouvelle d’un jour sur l’autre. À Rennes, 6 000 abonnés présents en heure de pointe le lundi sont absents le mardi, et 7 000 présents en heure de pointe le mardi étaient absents le lundi. À Bordeaux, le taux de renouvellement est de 40 %, à Lyon de 37 %, à Orléans métropole de 25 %. Ce phénomène de renouvellement est également visible à des moments de la journée où il y a peu de passagers. Sur la ligne Rennes-Dinard, en semaine, 6 abonnés valident lors du dernier dé-part, mais sur la semaine entière, 36 abonnés différents auront validé, et 81 sur tout le mois. De même, 1 300 abonnés utilisent chaque jour la ligne en provenance de Thorigné-Fouillard, mais ils sont trois fois plus nombreux sur la semaine entière. On ne peut plus opposer l’heure de pointe et le reste de la journée : on est en plein dans la désynchronisation.

Des temps de vie diversifiésLancées en 1966, les enquêtes ménages déplacements observent les flux en interrogeant les personnes sur leurs déplacements au cours d’une journée. Aujourd’hui, une fenêtre d’observation aussi étroite ne permet plus de comprendre la mobilité. Des enquêtes plus simples, moins académiques, ont été menées. En interrogeant 5 000 per-sonnes sur leurs jours et leurs motifs de déplacements, on a constaté une forte diversification des temps de déplacement. Si l’on note peu de différences selon les villes ou selon l’âge, on relève en revanche des temps de vie différents suivant les quartiers. Ainsi, un grand nombre de personnes reste en ville pendant l’été, en particulier dans les quartiers populaires. Le taux de ménages sans voiture est éga-lement plus important dans ces quartiers – comme dans les petites villes et les communes péri-urbaines. Pour ces personnes, garantir

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des dessertes le week-end, le soir et l’été est essentiel. À Rennes, la mise en place du métro automatique a rencontré un succès immé-diat, car il offre des rames toutes les 4 mn 20, toute la journée, toute l’année. Cela permet de faire face à une demande de plus en plus désynchronisée.

Des fragilités cachéesDans 12 ans, les 75-85 ans seront 40 % plus nombreux qu’au-jourd’hui en France, tandis que les naissances devraient diminuer de 8 %. Les plus de 75 ans seront donc plus nombreux que les col-légiens et lycéens. Cela posera de nouveaux enjeux en termes de mobilité, et imposera notamment une approche moins globalisante et plus différenciée des retraités, dont les périodes de naissance, âges et parcours de vie déterminent des besoins différents. Par ailleurs, il est nécessaire de prendre en compte les 20 % des Français de plus de 15 ans inscrits dans le dispositif des affections de longue durée. En fin de compte, cette société de la performance compte un nombre croissant de personnes rencontrant – sans forcément oser l’avouer – des fragilités ou des difficultés en matière de mobilité. Il est essentiel de s’occuper de ce problème.

Des territoires, des tempsLa focalisation sur les villes et les métropoles occulte souvent les territoires périphériques, pourtant très peuplés. En Bretagne, 30 % de la population vit dans les 7 agglomérations les plus importantes, mais 33 % vit dans les toutes petites villes et les villages. Les rythmes de ces territoires sont différents. Bien que les flux soient, par exemple, strictement identiques dans les deux sens entre Rennes et Fougères, les motifs de déplacement divergent. On sort de la métropole prin-cipalement pour des raisons affinitaires (amis, famille) et pour le tourisme, mais on quitte les petites villes pour les métropoles afin de voir un spectacle, se balader, aller dans les grandes enseignes commerciales, etc. Cet émiettement des déplacements participe de la désynchronisation des rythmes de vie. Plus loin on va dans le rural, moins la notion de bassin de vie unique n’a de sens, les services de base étant éclatés entre différents lieux. Or, la mobilité est pensée par des gens qui habitent en métropole, qui ont tout sous la main (médecine, culture, sport, enseignement supérieur…) et n’ont pas forcément conscience de la réalité des territoires plus éloignés, où l’on conçoit sa mobilité selon son motif de déplacement. Il est urgent de s’adapter aux temps du tiers des Français vivant dans ces terri-toires, sur lesquels on ne peut pas appliquer les mêmes méthodes que dans les grandes villes.

ÉCHANGES

D’une part le temps de mobilité devient un temps d’activité, d’autre part on essaye de ralentir le rythme de vie. Comment résoudre la tension entre ces deux pôles ?

Vincent Kaufmann : Beaucoup de mobilités sont contraintes. Dans ce système, on cherche à valoriser le temps de déplacement pour retrou-ver une espèce de respiration. Sur des déplacements longue distance, on privilégiera le train pour pouvoir utiliser son temps pour travailler, écrire, lire… C’est une sorte de bricolage personnel pour retrouver un peu de liberté. Mais c’est toujours considéré comme un pis-aller.

Le numérique a déjà amené de fortes évolutions dans les usages. Peut-on imaginer des progressions encore plus fortes ?

Éric chareyron : L’appétence pour les outils digitaux augmente, mais ils évoluent si vite que l’appropriation des changements devient com-pliquée, même pour des gens qui se considèrent comme « à l’aise »

avec ces outils. 80 % des gens considèrent que le digital simplifie la vie, les déplacements, permet d’accéder à de la connaissance, mais la même proportion a peur de la société que ça construit, et a peur de l’utilisation des données personnelles par les Gafa. Il y a un enjeu fort de régulation du numérique. Par ailleurs, on impose peut-être un peu trop le numérique, sans accompagner suffisamment les personnes qui sont moins à l’aise. On surestime la capacité de l’ensemble des citoyens à bien le maîtriser. Le défi est d’arriver à en faire bénéficier tout le monde.

Vincent Kaufmann : Dans le domaine de la mobilité, une mode chasse l’autre. Entre 2014 et 2017, on parlait sans cesse des véhicules auto-nomes. Aujourd’hui, c’est le mobility as a service. Je me méfie beau-coup de ces choses-là.

Que disent vos enquêtes et recherches de l’impact du télétravail sur la mobilité ?

Vincent Kaufmann : Le télétravail se développe de façon forte, mais pas comme on l’avait imaginé. En Suisse, il permet surtout de déca-ler l’heure d’arrivée au travail pour éviter les embouteillages ou les trains bondés, ou éventuellement à passer un jour par semaine chez soi. Dans certains pays du nord de l’Europe, les législations liées au travail sont en train de s’adapter au télétravail. Mais c’est un peu le sujet éternel : on en parle depuis 30 ans comme une solution qui évitera d’avoir à investir dans l’amélioration de l’offre de transports publics en pointes, dans l’investissement routier, mais ce n’est pas ce qui se passe. Et puis en cas de télétravail, le véhicule peut servir à d’autres déplacements, pour d’autres membres de la famille. Il n’est pas évident que le bilan soit si positif.

Éric chareyron : Le télétravail fait partie d’un ensemble de mesures qui, conjuguées, peuvent aider à décongestionner la pointe. Mais l’or-ganisation du temps plein sur 4 jours plutôt que sur 5 a peut-être davantage d’effets. D’autant que 58 % des 2 000 actifs que nous avons interrogés sont dans l’incapacité de télétravailler, et 20 % de ceux qui le peuvent ne sont pas intéressés.

Les habitants des toutes petites villes ont une double difficulté : l’absence de transports publics, et la multiplicité des lieux où se rendre, faute d’avoir tous les services à proximité. Quelles solutions imaginer à l’avenir ?

Éric chareyron : Dans les petits bourgs, contrairement à l’image do-minante, les personnes âgées et les personnes sans voiture sont sou-vent plus nombreuses que dans les villages, car il reste un médecin, une infirmière, une antenne postale, un marché et un certain nombre d’équipements qui évitent d’avoir à se déplacer. Dans les villages, il n’y a plus rien. Il existe des solutions en matière de transport à la demande, mais au lieu de les enfermer sur un chef-lieu de canton, il faut les ouvrir de manière à agréger des flux très dispersés.

La finalité du prospectivisme est-elle l’humanisme ou la tech-nique ?

Éric chareyron : C’est bien sûr l’humanisme ! Demain, la mobilité sera surtout liée à la structure des territoires. La tendance est de concentrer les choses dans les villes. Le problème, c’est que 50 % des Français désirent vivre dans une maison avec un jardin. La ville demain sera-t-elle encore plus éclatée ? Dans le même temps, on voit le e-commerce progresser. Que seront les villes en cas de victoire du e-commerce ? Enfin, un nombre croissant de citadins rêve de quitter la grande ville. Parmi eux, la moitié veut changer radicalement de lieu de résidence. Les villes moyennes qui sauront concilier les qualités urbaines, les qualités humaines et les attributs de la modernité s’en sortiront peut-être mieux que les grandes métropoles. D’ores et déjà, la majorité des métropoles a un solde migratoire négatif. Si le nombre d’habitants continue à progresser, c’est grâce aux naissances plus

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nombreuses que les décès. Nous devons accompagner ces mouve-ments, penser le présent et penser une société inclusive qui, demain, prenne en compte la pluralité des territoires et des citoyens.

Vincent Kaufmann : L’enthousiasme technologique est un piège, tout particulièrement dans le domaine des transports. Il est faux de croire que la solution réside simplement dans le développement d’une tech-nologie. Ça ne veut pas dire qu’il faut tirer un trait dessus. Ça veut dire que la technologie doit être au service d’un projet de société ou d’un projet humaniste.