Tout a commencé à Cambridge, par la grâce des

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beaux yeux d’une splendide Brésilienne, un joli brin de fille sémillante en diable et court vêtue, qui faisait fondre les garçons… Eugène était du nombre. Les séjours linguistiques ont ceci de particulier qu’on y pratique la langue,… qu’on est censé parfaire,… surtout entre étudiants étrangers, lesquels – venus se perfectionner – la baragouinent le plus souvent de façon très peu académique,… pour ne rien dire de l’accent. En sorte qu’Eugène s’efforçait de les éviter… Mais peut-on éviter Evita ?

La gente demoiselle au corsage à couper le souffle, au mollet cambré et gracieusement tourné qu’avantageaient de hauts talons, traînait une cour d’admirateurs qui n’avaient d’yeux que pour elle, au grand dépit des étudiantes « comme il faut », réservées voire un tantinet empruntées, en tout point ravissantes, si ce n’est qu’il leur manquait ce charme irrésistible qu’exhalait Evita, que les Yankees appellent « glamour » et les « rosbifs »… plus terre-à-terre : « sex appeal » : l’appel du sexe !

Non contente de faire tourner les têtes, Evita se piquait de faire tourner aussi les tables : Elle était médium – disait-elle – et racontait à ses admirateurs

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médusés, dans un délicieux jargon exotique, d’ébouriffantes histoires de « candomblé », d’envoûtement, de poupées lardées d’épingles, bref : de magie noire… spécialité des indigènes de son pays qui, pour elle, n’avait plus de secret, clamait-elle avec fierté – vu qu’elle était de « sang mêlé »… Ce dont attestaient à l’évidence l’éclatante beauté de son teint café au lait,… et ses yeux de braise.

Inutile de dire que le sabir coloré de la pétulante Brésilienne n’avait d’égal que la souveraine indifférence de la belle enfant pour la culture anglaise, à commencer par le gothique racé dans sa sobre perpendicularité de la somptueuse chapelle de King’s college, à la merveilleuse voûte aux fines nervures de belle pierre couleur de miel s’épanouissant en éventail au sommet des chapiteaux. Trop occupée à répandre le « candomblé », Evita n’avait pas de temps pour ce genre de… futilité.

Par contre, elle avait repéré la table ronde à trois pieds qui ornait le salon de sa logeuse, une délicieuse vieille dame qu’éblouissait le tempérament de sa locataire et qui était tout émoustillée à l’idée de participer à une expérience de… « sorcellerie »,… qu’eût, à n’en pas douter, désapprouvée le pasteur de sa paroisse ;… mais dont elle se garderait bien de lui parler. Car il était entendu que Dorothy serait l’une des sept « âmes » chargées de recueillir le message de l’au-delà…

Sept !… chiffre ésotérique des sept jours de la semaine, sept notes de musique, sept couleurs de l’arc-en-ciel, sept planètes du système solaire, sept sacrements de l’Eglise,… sept chandelles de la Ménorah,… et aussi sept péchés capitaux – que d’aucuns, « shocking ! », disent « capiteux »-… Bref :

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la somme des quatre éléments constitutifs de l’univers – terre, air, eau, feu – fécondés par la Trinité… (pour les croyants),… pour les autres : par les triades du panthéon païen. Avec elle – Evita – comme médium, et Eugène – son béguin – embarqué d’office dans l’aventure, ainsi que Dorothy, il ne restait que quatre « âmes » estudiantines à recruter. Ce qui fut chose faite en un tournemain : tous des garçons.

Il convient de préciser qu’Eugène se laissa faire d’avantage pour ses beaux yeux que par conviction, sa formation de scientifique répugnant à des fantaisies aussi peu cartésiennes. D’autant plus qu’il n’était pas venu à Cambridge pour jargonner entre étudiants étrangers, mais pour donner à son anglais la fine touche distinguée qui sied à un futur cadre de haut niveau appelé à effectuer des stages de perfectionnement dans quelque grande université américaine : Harvard, peut-être, Stanford ou Berkeley…

Car Eugène « fondait » devant la beauté exotique d’Evita, laquelle – attirance des extrêmes – était subjuguée par sa blondeur diaphane et l’azur éthéré de son regard d’éphèbe à la minceur de liane.

– Toi, tu n’es pas Français, tu es mon « es-scandinave » !, lança-t-elle dans un éclat de rire, avec son inimitable accent brésilien.

A la lueur blafarde d’une lampe à huile étouffée par un abat-jour en pot de fleur renversé, la séance débuta à la nuit tombée,… propice aux « esprits »… En rond autour de la table, mains ouvertes posées en couronne, les sept « âmes » se concentraient, tandis qu’Evita invoquait :

– Esprit es-tu là ?… Au bout d’une vingtaine de minutes d’un silence lourd et tendu, la table bougea et,

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se soulevant légèrement d’un pied sur l’autre, se mit à « taper » sous l’œil effaré des « âmes », d’Eugène en particulier… tandis qu’Evita comptait : – 22 coups… C’est la lettre « V » !… « Esprit », quelle est la deuxième lettre ? – 9 coups… « i »… la troisième ? – 18 coups… « R »… quatrième ? – 7 coups… « G »… cinquième ? Et ainsi de suite, jusqu’à composer le prénom : « VIRGINIA ». – « Virginia » !… Notre « Esprit » est une femme et son prénom est « Virginia »… « Esprit », quel est ton nom ?

On eût dit que l’« Esprit » s’énervait : les coups devenaient plus saccadés et la table se mit à parcourir le salon, tandis que les « âmes », debout, pliées en deux, suivaient son mouvement, les unes reculant, les autres bras tendus pour la suivre : en quelques bonds la table se coinça dans l’embrasure de la porte de la cuisine et délivra le message attendu : « WOOLF »

– « Virginia Woolf ! », s’écria triomphante Evita. – C’est une romancière anglaise très connue

susurra Dorothy, toute excitée… Avez-vous lu quelque chose d’elle ?…

Eugène avait lu « Orlando », mais cette histoire de personnage qui vit 300 ans – tantôt homme, tantôt femme, tantôt les deux à la fois – n’avait guère convaincu le cartésien positif qu’il était.

– Qui a peur de Virginia Woolf ? »,… lança Evita, montrant qu’elle avait des lettres… cinématographiques…, pour aussitôt ajouter :

– Virginia, à qui voulez-vous parler ? La table donnait des coups de boutoir pour frayer

son chemin, et il fallut la pencher pour lui faire franchir la porte… Une fois dans la cuisine, elle

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s’apaisa et se mit à se dandiner d’un pied sur l’autre jusqu’à épeler le prénom : « EVGUENI ».

– C’est bientôt fini ce « raffut » ? retentit la voix du voisin.

Impassible, Evita continua : – Qui s’appelle « EVGUENI » ? Eugène devint pâle : – « moi », dit-il. – Je croyais que tu t’appelais « Eugène » !, fit la

médium amusée. – Oui, je m’appelle « Eugène », mais « Evgueni »,

c’est « Eugène » en russe ! – Tu vois !… Je savais que tu n’étais pas français !,

éclata de rire Evita… Tu es « es-scandinave » ! A quoi Eugène s’efforça de sourire… – Bon, eh bien c’est à toi de poser une question à

Virginia !, continua Evita. La question fut : – « Où suis-je né ? Réponse : « Novosibirsk ! – Mais,… Novosibirsk est une ville de Sibérie !,

s’exclama un étudiant,… estomaqué. – Puis-je poser une autre question ?, murmura

Eugène d’une voix blanche. – Vas-y !, répondit Evita… Toutes celles que tu

voudras ! – Quelle est ma date de naissance, Virginia ?.…

Frappez un coup par chiffre, je vous prie ! Réponse : 3 février 1985. Eugène, décomposé, poursuivit dans un souffle :

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– S’il vous plaît, une dernière question, mais intime cette fois,… à répondre par OUI = 1 coup,… NON = 2.

La réponse fut : « OUI ». Titubant, Eugène abandonna la table pour aller

s’affaler, en larmes, sur le canapé de Dorothy. Cette scène de spiritisme l’affecta profondément, faisant remonter en lui tout un passé enfoui, et si lointain qu’il lui était devenu étranger : ainsi sa douce maman vivrait encore !… Ses parents adoptifs – charitablement – lui avaient donc menti !… Ou peut-être l’ignoraient-ils eux-mêmes… Eugène se sentit soudain désemparé : il adorait ses parents nourriciers,… à qui il devait tout,… la chaleur d’un foyer,… leur tendresse infinie,… ses études en cours privé,… son aisance financière,… ce séjour à Cambridge,… tout,… sauf la vie… Jusque-là, l’idée que sa mère fût morte en le mettant au monde l’avait anesthésié… La pensée qu’il eût un père, et sans doute des grands-parents quelque part en Russie, lui était restée étrangère : son passé commençait à son adoption… Avant, c’était le trou noir ! Ses seules préoccupations étaient ses études,… qu’après une Math-Sup et une Math-Spé il poursuivait à la prestigieuse école Polytechnique – l’X –, avec la perspective d’intégrer un des grands corps de l’Etat. D’où le souci de ses « parents » de le voir dominer l’anglais, cette « lingua franca » des temps modernes indispensable à la réussite d’une carrière appelée à trouver sa consécration par le passage par une grande université américaine…

Et ils rêvaient pour lui des plus prestigieuses !… toujours « derrière lui » pour couvrir les frais… Ainsi ce stage linguistique à Cambridge !… Stage fatal qui avait fait basculer sa vie insouciante et heureuse dans

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la plus noire angoisse. A cause d’une jolie fille frivole et « allumeuse » venue du bout du monde – Evita ,… une Brésilienne qu’il ne reverrait jamais,… mais qui avait jeté le grain de sable qui enrayait le délicat mécanisme d’une existence dorée, réveillant tout un passé oublié qui, surgissant à sa conscience, le terrassait… tel le géant de la fable,… aux pieds d’argile !

Car il était bien né le 3 février 1985 à Novosibirsk, au cœur de la Sibérie… Ses parents adoptifs ne le lui avaient pas caché… Comment l’auraient-ils pu, d’ailleurs ?… Mais il croyait que sa mère biologique,… n’avait pas survécu :… morte « en couches »,… aléa hélas commun dans les pays sous-développés… Et la Sibérie soviétique n’était pas un modèle de modernisme, loin de-là !… ce bout du monde où le régime impitoyable reléguait les proscrits dans les goulags,… camps de la mort instaurés par le « camarade » Staline ! D’où l’orphelinat dont ses parents adoptifs l’avaient tiré pour lui offrir le nid douillet où s’étaient épanouies son enfance et son adolescence… Virginia Woolf remettait tout cela en question : car personne autour de la table de Dorothy ne connaissait son prénom russe, sa naissance à Novosibirsk, et encore moins la date ! Eugène, – Evgueni –, était accablé : lui, le scientifique, affronté à ce qui se voulait un simple jeu,… dont il rejetait d’avance toute vraisemblance, se retrouvait désarçonné,… K.O. !…

Comment, lui, l’étudiant fortuné, insouciant, heureux, en séjour princier dans un vénérable collège de Cambridge pouvait-il accepter la pensée que sa « maman » croupisse dans la misère au fond de la Sibérie ?.… L’aurait-elle abandonné à sa naissance,

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s’il en avait été autrement ? Une question lancinante le tenaillait : quelles horribles circonstances l’avaient réduite à l’extrêmité d’abandonner son enfant ?.… Il ne pouvait imaginer qu’elle l’eût mis à l’orphelinat sans y être contrainte par la plus impitoyable adversité. Que s’était-il passé ?.… Et elle, quel sort avait-elle connu ?.… Qu’était-elle devenue ?

A la mémoire lui revenait le drame de ces parents chrétiens de l’ancien empire ottoman, qui devaient sacrifier leur premier enfant à l’exigence de la Sublime Porte : la fille pour les harems et les lupanars de l’empire, le fils pour grossir les rangs des « janissaires », légion étrangère islamisée de force, et dressée pour obéir corps et âme au Sultan,… qui se défiait trop de son peuple pour lui confier des armes.

Plus agréable lui revenait à l’esprit le conte de fées de cette orpheline recueillie par l’Assistance publique de Paris, au début de la seconde guerre mondiale – à la mort en couches de sa mère, précisément –, et qui, devenue adulte et militante d’extrême gauche révolutionnaire, apprit un beau jour par l’ambassade de l’Inde, que son père maharadja la recherchait,… et qu’elle était la petite-fille du dernier sultan de Turquie,… renversé par Kemal Ataturk… Sa mère, fuyant enceinte un mari-alimentaire exécré – tout maharadja qu’il était – étant venue, dans sa fuite, lui donner le jour… par hasard à Paris,… et,… par un cruel coup du sort,… y mourir,… l’abandonnant aux aléas du dénuement le plus total… matériel et moral,… dès sa naissance…

La pensée que sa mère vivait lui étreignait la gorge : « Matouchka », je te retrouverai !…

Poussé par un instinct nourri de sa petite enfance sibérienne, Eugène avait choisi le russe comme

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seconde langue au lycée, et s’y était montré plutôt doué – et pour cause ! – … Le destin, à son insu, avait tracé sa voie,… et placé sur son chemin cette Evita venue de son lointain Brésil non pour le « vamper » mais pour donner à sa vie un sens que rien ne laissait présager : retrouver sa mère !

Eugène rentra à Paris transformé : l’étudiant docile à l’avenir tout tracé, éperdument attaché à papa et maman, était devenu taciturne et rétif,… au point que ses parents s’en inquiétèrent et finirent par lui demander ce qui n’allait pas :

– Quoi ?.… fit sa maman estomaquée,… tu as fait tourner les tables !… Toi, un scientifique !… Et tu crois à ces bêtises-là ?.… Dis-moi que je rêve !… Outre que c’est malsain ces pratiques de sectes !… Parles-en à l’aumônier des étudiants !

– Maman,… je t’aime,… et je n’y crois pas… Je sais, c’est de la magie et l’Eglise la condamne… Mais l’« Esprit » a dit des choses que j’étais seul à savoir… Je ne peux pas supporter l’idée que ma mère biologique soit en vie et que je ne fasse rien pour la connaître,… et, si elle est dans le besoin, pour lui venir en aide !

– Mais, elle t’a abandonné ! – Oui,… mais pourquoi ?.… N’y a-t-elle pas été

contrainte ?.… La Sibérie était la région des goulags… – Qu’est-ce que tu vas chercher ?.… Tu es en train

de te faire un roman ! – Peut-être !… C’est pour cela qu’il faut que je

sache pourquoi… Je ne peux plus vivre dans un tel doute, je veux savoir la vérité !