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TORONTO, JE T’AIME DIDIER LECLAIR Roman Vermillon

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Vermillon

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Toronto, je t’aime

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Les Éditions du Vermillon remercientle Conseil des Arts du Canada,le Conseil des arts de l'Ontario,la Région d’Ottawa-Carleton

et le Ministère du Patrimoine canadien.

Couverture : conception et réalisation par Christian QuesnelŒuvre reproduite : Miles Davis, de Roland Jean

Huile, collage sur bois, 48 x 96 pouces, 1986-1987

Les Éditions du Vermillon305, rue Saint-Patrick

Ottawa (Ontario) K1N 5K4Téléphone : (613) 241-4032 Télécopieur : (613) 241-3109

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ISBN 1-895873-93-2 Édition numérique : ISBN 978-1-926628-23-3COPYRIGHT © Les Éditions du Vermillon, 2000

Dépôt légal, troisième trimestre 2000Bibliothèque nationale du Canada

Tous droits réservés. La reproduction de ce livre,en totalité ou en partie, par quelque procédé que ce soit,

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Données de catalogage avant publication (Canada)

Leclair, Didier, Toronto, je t’aime

ISBN 1-895873-93-2

I. Titre.

PS8573.E3385T67 2000 C843’.6 C00-901192-7PQ3919.2.L42T67 2000

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DIDIER LECLAIR

TORONTO, JE T’AIMEROMAN

Vermillon

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Au docteur Fulgence Kabagema

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À un perroquet

Mon cher perroquet Cloclo, c’est pour toi que jeraconte dans ces feuilles mon recours au pays natal.Certes, il y a aussi le lecteur qui le lira dans le monde.Mais il n’a pas de plumage gris comme toi ni d’ailespour voler dans les nuages. Le lecteur me ressembletandis que toi, tu as l’atout d’être un oiseau qui parle,et en plus celui de mon enfance. Ton plumage gris, quise termine par un bouquet rouge, n’a rien d’extraordi-naire, je le sais. Cependant, toute cette part de ciel quetu occupes quand tu voles et les milliers de couleursexotiques qui couvrent nos années d’existence valentbien un roman à toi tout seul ! Je te sais à l’écoute desmoindres sons dans le monde. Le pouls de l’univers estau bout de ton bec. C’est un peu pour te donner lechange que je vais t’inviter à voler à ma façon, dans unautre univers, celui de l’écrit. Si les vertiges ne sontpas les mêmes, ils sont là, avec leurs gerbes de sensa-tions fortes, l’amertume de parfums rares et toutes lesteintes que prennent les arbres solaires enracinés dansle firmament.

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Première impression

Ma première impression, quand je la vis, fut unesensation de densité, de hauteur dans une circon-férence. Ce qui me frappa, ce n’est pas ses yeux ou sesjambes ou encore sa démarche. Ceci pour la simpleraison qu’elle a plusieurs yeux et qu’en son sein semeut une multitude de vies. Elle me fascina du pre-mier coup d’œil. Son air juvénile venait d’une architec-ture ancrée dans la terre. Elle semblait avoir proliféréde façon vertigineuse et monumentale. Là, sous mespieds, partait un éventail de lignes, de courbes. Et jescrutai ce charivari de charpentes urbaines avec l’in-tensité et la préoccupation d’une âme sur le point dechavirer. Certes, je ne la connaissais pas encore, et ellem’effrayait bien un peu. Or, tous les coups de foudreont quelque chose de risqué. Ce fut une raison de pluspour tomber amoureux d’elle. Sans rien savoir d’elle, jel’imaginai telle que je voulais qu’elle soit, en lui collantdes images qui lui allaient à ravir. Des images de filmsaméricains et de revues occidentales gravées à jamaisdans ma mémoire. Sous les reflets du soleil, elle mesuggérait une sorte de sanctuaire où ma vie allait mû-rir. Il est vrai que tout ce qu’on écrit ou imprime estgénéralement en sa faveur. Les cartes postales, lespublicités à la radio et à la télé sont toutes de son côté.Pourtant, ce n’est pas seulement cet aspect exotiquequi me conquit. Toronto m’enroba violemment de sesvapeurs grisâtres d’usines, de ses arbres, survivants en

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plein cœur d’elle-même. Cette ville nord-américaine sa-vait que le tumulte de ses millions de vies claironnan-tes dans leur combat pour polir leur existence mecaptiverait. Elle m’absorba si brutalement qu’elle meséduisit sans que je sache ce qui m’attendait. Dès lespremiers instants, Toronto me donna sa mesure avecses édifices grattant le ciel. Elle m’offrit son profil enpâture. C’était une sorte de gigantisme sauvage au mi-lieu d’une mosaïque de couleurs.

Les gazons des villas qui pullulent dans les ban-lieues, les fruits en bordure de trottoir, la blondeursatinée des femmes et bien d’autres bijoux d’un autremonde séduisirent mon regard affamé de tout.

Je sais qu’aujourd’hui, ça peut paraître fou d’êtreamoureux d’une ville, vu qu’elles se copient toutes etse banalisent. Néanmoins, je ne peux le nier, j’aimeToronto. Je suis également averti que cela n’a pas desens, en comparaison de l’amour d’un être pour unautre.

Bref, du sort qui est le mien, je suis une victimeconsentante.

* * *

En juillet 1995, j’arrivais enfin à Toronto, au Canada.Ce n’était pas un jour splendide. Il faisait quelque peumaussade. Mais me trouver en Amérique du Nord mecomblait de joie. Le sourire vague, la valise légère, jedéambulais dans les allées de l’aéroport Pearson sansvraiment savoir où j’allais. Les gens étaient, à premièrevue, exactement comme je m’y attendais : un ensemblede diverses origines. Ils étaient en tenue costume-cravateturban-étoffe de soie, ou encore rastas-bonnet bariolé. Je

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m’attendais à ce genre d’habillements à cause des nom-breuses revues canadiennes que j’avais lues à Cotonou,au Bénin, en Afrique.

Être l’un des milliers d’immigrants reçus fut uncadeau du ciel pour moi qui n’avais pas un sou. Ça vou-lait dire pouvoir manger trois repas par jour jusqu’à lafin de ma vie. Ça voulait dire aussi que je n’allais pasdevenir un de ces métèques qui, refoulés par toutes lespolices, rentre chez lui la faim au ventre et la hontedans les yeux. S’il y a une hantise qui habite toutvoyageur allant vers une terre promise, c’est celle de nejamais pouvoir s’y installer. Il est impossible de fairedemi-tour. La terre d’origine n’est jamais plus ce qu’elleétait. On dirait qu’elle se doute que vous aviez essayéde la déserter. J’en ai vu tellement de ces âmes quiéchouent sur les côtes de pays prospères pour êtrerefoulées comme le courant emporte l’épave ! Ces nau-fragés ont tous dans le regard un voile déchiré par lecaprice d’un vent qui déteste les rêves. Après l’expul-sion, ils perdent le goût de vivre. Ils ne s’enflammentque pour des discussions qui leur rappellent des imagesvolées de leur grande aventure avortée. J’eus pendantlongtemps la phobie d’avoir l’air fait du même bois secque ces téméraires que les agents de l’immigration rejet-tent à tour de bras. Heureusement, ce ne fut pas le cas.

J’avais choisi Toronto car je voulais revoir EddyKpatindé, un ami de longue date. Je lui avais envoyéune lettre annonçant mon arrivée. Ça faisait deux ansqu’il ne m’avait plus écrit et je n’étais plus sûr qu’ilhabite encore dans cette ville. J’avais pourtant décidéde tenter ma chance. Malheureusement, ce jour-là, jene vis pas d’Eddy à l’aéroport Pearson. Je composaison numéro de téléphone et une voix étrangère me

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confirma qu’Eddy habitait toujours à la même adresse.Il était à Montréal pour une semaine. La voix mascu-line ajouta qu’ils étaient au courant de mon arrivée etviendraient me prendre une trentaine de minutes plustard.

En route pour la ville

J’étais dans une Toyota blanche roulant à viveallure vers une destination inconnue. Complètementhébété par la circulation folle des automobiles, j’avaisun mal incroyable à cacher mon dépaysement auxdeux personnes qui étaient venues me chercher. Jedus plusieurs fois me mordre les lèvres pour ne paslaisser sortir de ma bouche des cris d’étonnement etd’admiration. Le bitume, le béton et le verre. Ces élé-ments du modernisme, si imposants dans les villesd’Amérique du nord, forçaient mon respect par leurvolume et leur fixité. Les feux synchronisés, les autobusvrombissants, la cohue des moteurs déchaînés surl’autoroute finirent par m’abrutir quelque peu.

Le conducteur de la Toyota n’avait pas dit un mot.Tandis que l’autre, à côté de lui, n’arrêtait pas de parler.Il m’est difficile de me souvenir de son long soliloquecar je n’y faisais pas attention. Mon esprit groggy étaitpeu à peu hypnotisé par les tresses du chauffeur. Ellesse tortillaient au moindre coup de frein. Joseph étaitplutôt grand de taille, imberbe et ses yeux marron clair

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contrastaient avec le noir mat de sa peau. Il semblaitrieur et débonnaire et donnait l’impression d’être sortidu Bronx avec son t-shirt de Malcolm X.

Mes yeux quittèrent le dehors plein de vie et demouvements pour fixer les cauris qui parsemaient lachevelure du chauffeur. Il ressemblait à un satelliteilluminé en route pour un univers inconnu.

Une grande fatigue s’abattit sur moi et j’eus dumal à voir ce qui m’entourait. Tout devenait flou et lesmots de Joseph n’avaient plus vraiment de sens, justeun rythme, une intonation antillaise. Cet assoupisse-ment fut le premier depuis mon départ. Mon état d’exci-tation avait atteint ses limites. Mes yeux se rouvrirentune dernière fois sur des affiches publicitaires decouleurs vives. Je n’en gardai qu’une myriade d’étoilesaccrochées à l’obscurité de mon sommeil.

L’arrivée chez Eddy

La rue Finch eut sur moi un effet de retour à laréalité dans son aspect peu reluisant et insalubre. Desespaces ouverts laissaient voir un ciel nu comme latête d’un roi sans couronne. Ils étaient parsemés detours grisâtres et maussades. J’avais l’impression devoir des mâchoires édentées prêtes à se refermer surmoi. Sur d’immenses aires de stationnement, des en-fants couraient dans tous les sens. Ils s’accrochaient àun chariot de supermarché volé sûrement à un grand

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magasin des alentours. Nous nous garâmes dans lacohue des gamins excités. Je levai la tête pour scruterle sommet de l’immeuble devant lequel la voiture ve-nait de stationner. C’était une tour kilométrique. En-tourée de quelques autres non loin, elle infligeait àceux qui la regardaient le sentiment d’être des petitsPoucets. Les balcons étroits formaient une suite rec-tiligne et continue dans une descente abrupte vers lesol. La peinture de ces immeubles s’écaillait par grandspans, ce qui me donna une idée de l’intérieur.

En fait, l’arrivée dans ces lieux tristes ne me coupapas vraiment de mon enchantement d’être à Toronto.La pauvreté et les lieux misérables n’ont jamais su mesurprendre. Ce qui me choqua, c’était qu’Eddy, artistetalentueux et ambitieux, vive dans un endroit aussidélabré. La simple idée qu’il n’avait pas encore fait fu-reur dans le monde du cinéma me scandalisait. Belhomme, extraverti et très entreprenant, Eddy avaittoujours été à mes yeux le prototype de celui qui iraitloin. Il est vrai que je n’avais pas eu de nouvelles de luidepuis deux ans. En réalité, cette peur qu’il échouen’était qu’un moyen de cacher ma terreur. Je me voyaisdéjà moisir dans un trou du même genre ! La hantisede mon propre échec augmentait à mesure que je mar-chais vers l’entrée de l’immeuble avec mon escorte. Justeavant de disparaître dans le couloir sombre, happé parle bâtiment monstrueux, j’aperçus des têtes hirsutes aubord des balcons étroits. Leurs yeux sans vie m’obser-vaient avec la curiosité de locataires oisifs.

Il grouillait beaucoup plus de monde à l’intérieur.C’était une fourmilière aux parois fines. On entendaitaisément les voix discordantes des résidants. Les mursdes corridors étaient tapissés d’un rouge bordeaux. La

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lumière glauque permettait à peine de voir le visagedes gens qui défilaient dans ces couloirs étroits.

On me fit entrer dans un appartement au septièmeétage. Joseph m’accompagna jusqu’à ma chambre. Dansla pièce, je remarquai qu’il y avait déjà les affaires d’uneautre personne.

– Voilà, tu fais comme chez toi, dit-il sans plus.C’était une chambre à un lit. Le désordre était si

grand qu’on aurait pensé au passage récent d’un ou-ragan. Un archipel d’affiches tapissait les murs, et leuréparpillement, sans aucun égard pour l’envers ni pourl’endroit, augmentait l’atmosphère paranoïaque de lachambre. Remarquant mon air ahuri, Joseph crut bond’ajouter :

– Ah ! C’est la chambre de Koffi. Tu peux utiliserle lit, il ne rentre que très tard le soir ou à l’aube. Onverra après !

Quand la porte se referma, je m’assis sur le petitlit. Je me demandais comment Eddy connaissait cesgens. Peut-être étaient-ils tous des artistes. De toutefaçon, avec cette fatigue au corps, je n’avais pasl’intention de me creuser la tête. Je me couchai toutdoucement en entendant encore le sifflement de monavion dans les oreilles. J’avais été éprouvé par ce longtrajet. Je sentais un vide en moi. Il m’était impossiblede savoir ce que je faisais dans cette pièce. Mon espritétait aussi embrouillé que le désordre de la chambre.Cette envahissante sensation de n’appartenir à per-sonne, d’être dans un no man’s land, me troublaiténormément. J’avais quitté le Bénin, mais j’étais con-vaincu de ne pas être encore tout à fait au Canada. Il yavait une partie de moi que je ne repossédais pasencore. Ce sentiment d’insécurité créa un abysse dans

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ma poitrine. J’eus des frissons sur ma peau commedes éclairs furtifs arrachés à la nuit. Je me mis à suf-foquer et je sentais que dans mon torse de lourdsnuages gris s’étaient formés. Tout doucement, en at-tendant que je me retrouve entièrement, une pluie delarmes courut sur mes joues, traçant des lignes follesà l’affût d’une éclaircie.

Les héros de Koffi

À mon réveil, je restai quelques minutes étendu àécouter, venant de la fenêtre, la rumeur de la granderue. Je passai en revue également les affiches de lapièce où je me trouvais. Martin Luther King figuraitsur l’une d’elles. Il avait cet air revendicateur dontsemblent avoir hérité tous les prédicateurs noirs amé-ricains. Malcolm X était aussi présent, un doigt accu-sateur pointé vers l’objectif du photographe. Il y avaitdes slogans militants sous chacune des photos cou-vrant les murs de la chambre. Bob Marley était contrele plafond et souriait, la guitare à la main. À gauche,on voyait Toussaint Louverture sur un cheval ; à droite,Lumumba en costume-cravate, Amilcar Cabral, et lasérie continuait sur le moindre carré disponible. La briseacheva de me réveiller et je n’avais pas la moindre idéede l’heure qu’il était. Le jour avait l’air de ne pas vou-loir laisser place à la nuit. Pour atteindre la fenêtre, il

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fallait contourner des piles de journaux au sol. Malgréla vitre ouverte, je sentis une odeur âcre. C’était unesenteur de tabac qui me forçait à me racler la gorgetout le temps. En jetant un coup d’œil par la fenêtre,j’eus un choc. La hauteur était saisissante et Torontoimmense. Son territoire s’étendait à perte de vue, sousdes escadrilles de nuages blancs percés de rayons so-laires. Les Torontois étaient des lutins en déplacementcontinuel. Je n’avais jamais vu un spectacle de vieshumaines aussi étourdissant. Tout ce qui était en basgrouillait d’énergie et les immeubles gigantesques riva-lisaient pour atteindre le ciel. Le contraste entre l’an-cienneté des clochers et le modernisme écrasant desimmeubles récents laissait présumer l’essoufflementde la foi. On apercevait les nouveaux confidents desdieux, les gratte-ciel. Cette faune de béton aux vitrinesscintillantes, les sommets pointés comme des dardsrebelles, les toitures floues et les rues devenues étroitespar le miracle de la perspective me donnaient le vertige.

J’allai m’étendre sur le lit et décidai de réviser monanglais tout seul comme on nettoie son pistolet pourviser juste. L’anglais est une langue que j’ai su domp-ter à force d’avoir faim. C’est la langue pour faire dumarché noir à Cotonou. C’est elle qui, dans bien des cas,apporte de l’essence trafiquée, des pièces détachées etd’autres produits du Nigéria, pays limitrophe. C’est lalangue de l’estomac affamé, mais c’est aussi la langued’une vieille dame qui travaille au centre culturel améri-cain de Cotonou. Miss Colker venait toujours me dire,d’un pas feutré et hésitant, qu’il était l’heure de fermer.Quand je regardais cette femme blanche ridée ausourire si frais venir vers moi, je me levais sans la faireattendre davantage. Je n’ai jamais connu son histoire.

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Je sais seulement qu’elle avait été mariée à un hommedu pays qui mourut dans des circonstances douteuses.En Afrique, il y a des morts comme ça, dont les rai-sons restent nébuleuses ou inconnues.

La porte de la chambre s’ouvrit. Le chauffeur de laToyota me dit d’un air méfiant qu’il était l’heure depasser à table.

Au salon, la télévision allumée diffusait des imagesmuettes. Joseph humait l’odeur des casseroles sur lefeu. Il chantonnait et avait l’air satisfait du menu. Àl’écran défilèrent des images de guerre. Il remarquamon intérêt et voulut partager son opinion :

– Ces gens qui se battent ! Pour moi, les Serbes etles Croates, c’est du pareil au même.

– Je pense comme toi. Dis-moi, est-ce qu’Eddyhabite avec vous ?

– Bien sûr, fit Joseph, toujours en humant le repas.Quoi ? tu penses qu’on t’a kidnappé? Ha ! Ha ! Bob,Raymond pense qu’on l’a pris en otage.

Bob, c’est-à-dire le jeune aux tresses, se mit à rireironiquement.

– Non, répondis-je. C’est que j’ai pas vu la moindrechose qui puisse lui appartenir dans la chambre.

– Ha ! c’est que tu connais Eddy. Il a une petiteamie qui habite près du centre-ville. Ses affaires sontlà-bas et le reste, avec lui à Montréal.

J’en profitai pour me renseigner sur celui qui s’ap-pelait Koffi.

– Oh ! lui, tu verras. C’est un sacré numéro. C’estdifficile de te parler de Koffi comme ça.

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Table des matières

À un perroquet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9Première impression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11En route pour la ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14L’arrivée chez Eddy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15Les héros de Koffi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18Le dîner des apôtres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21Un Koffi pas comme les autres . . . . . . . . . . . . . 22La belle Maïmouna . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25Comment Bijou la généreuse

réussit à me consoler . . . . . . . . . . . . . . . . . 28Réminiscence d’un amour raté . . . . . . . . . . . . . 33La rue Yonge fut d’abord une carte postale . . . . 37Le métropolitain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42Retour à l’appartement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44Consulter les dieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47Tarzan ne vient pas d’Afrique . . . . . . . . . . . . . . 47L’histoire de Joseph Dorsinville . . . . . . . . . . . . . 49L’hôtel Westin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55La Blanche d’Afrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58Koffi est un couche-tard . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61Pangloss n’avait pas toute sa tête . . . . . . . . . . . 62Une jeune inconnue dans ma chambre . . . . . . . 66Maria, la pieuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76Le père de Maria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79Un jour d’été au boulevard Lake Shore . . . . . . . 87Maria et la famille Philips . . . . . . . . . . . . . . . . . 92La révélation de Maria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95Une escale imprévue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98Retour au bercail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103After hours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105Toronto by night . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

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Le traître et le prophète . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115La lettre d’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117À Bijou, mon amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120Michel Agbessi, l’artiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123Agbessi, sans frontières . . . . . . . . . . . . . . . . . 126Des nouvelles d’Eddy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126Queen street, la reine ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130Bonjour, solitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132Un dîner sans merci . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134Frère Koffi à la rescousse . . . . . . . . . . . . . . . . 136La douleur de Bob . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137En ville avec Maria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140Rencontre communautaire . . . . . . . . . . . . . . . 143Retour à la case départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148L’invitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152Un guitariste abandonné . . . . . . . . . . . . . . . . 153Véronique aux yeux gris . . . . . . . . . . . . . . . . . 154Liaison ou trahison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161Le jour se lève . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172Derniers mots à un perroquet . . . . . . . . . . . . . . 173

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Dans la collectionRomans

• Jean-Louis Grosmaire, Un clown en hiver, 1988, 176 pages. Prix littéraire Le Droit, 1989.

• Yvonne Bouchard, Les migrations de Marie-Jo, 1991,196 pages.

• Jean-Louis Grosmaire, Rendez-vous à Hong Kong,1993, 276 pages.

• Jean-Louis Grosmaire, Les chiens de Cahuita, 1994, 240 pages.

• Hédi Bouraoui, Bangkok blues, 1994, 166 pages.• Jean-Louis Grosmaire, Une île pour deux, 1995,

194 pages.• Jean-François Somain, Une affaire de famille, 1995,

228 pages.• Jean-Claude Boult, Quadra. Tome I. Le Robin des

rues, 1995, 620 pages.• Jean-Claude Boult, Quadra. Tome II. L’envol de

l’oiseau blond, 1995, 584 pages.• Éliane P. Lavergne. La roche pousse en hiver, 1996,

188 pages.• Martine L. Jacquot, Les Glycines, 1996, 208 pages.• Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome I, 1996,

196 pages.• Pierre Raphaël Pelletier, La voie de Laum, 1997,

164 pages.• Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome II, 1998,

196 pages.• Geneviève Georges, L’oiseau et le diamant, 1999,

136 pages.• Gabrielle Poulin, Un cri trop grand, 1999, 240 pages.• Jean-François Somain, Un baobab rouge, 1999,

248 pages.• Jacques Lalonde, Dérives secrètes, 1999, 248 pages.• Jean Taillefer, Ottawa, P.Q., 2000, 180 pages.

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Toronto, je t’aimeest le cent quatre-vingt-septième titrepublié par les Éditions du Vermillon.

Compositionen Bookman, corps onze + sur quinze

et mise en pageAtelier graphique du Vermillon

Ottawa (Ontario)Films de couvertureImpression et reliureImprimerie Gauvin

Hull (Québec)Achevé d’imprimer

en septembredeux millesur les presses de

l’imprimerie Gauvinpour les Éditions du Vermillon

Deuxième tirageAchevé d’imprimeren septembre 2002sur les presses de

l’imprimerie Gauvin

Troisième tirageAchevé d’imprimeren septembre 2010sur les presses de

l’imprimerie Gauvin

ISBN 978-1-895873-93-1Édition numérique : ISBN 978-1-926628-23-3

Imprimé au Canada

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Vermillon

DIDIER LECLAIR

Né à Montréal, Didier Leclair apassé son enfance et son adolescenceen Afrique. L’écrivain vit à Torontodepuis la fin des années quatre-

vingt. Il dit de cette ville qu’elle lui a fait perdre sa virginité.Didier Leclair a été journaliste pendant plusieurs années. Ilest maintenant agent de relations publiques.

Ce roman étonne. L’histoire est décapante. Un été, unjeune Africain débarque à Toronto avec, pour seulesboussoles, une vieille carte postale de la rue Yonge lanuit et l’adresse d’un ami d’enfance. Il n’a rien, maisveut tout ce que Toronto peut lui offrir. La villecependant ne se donne pas si facilement. À la foisaguichante et s idérante, el le nargue ce nouvelimmigrant encore visité par son passé. Heureusementqu’il y a Bob, Joseph et Koffi, des Noirs comme lui. Or,sont-ils vraiment ses frères?

Mettez des Antillais et un Africain dans une pièce,saupoudrez le face-à-face avec des femmes commeBijou la généreuse et Maria la sulfureuse, ou encoreElizabeth, l’épouse d’un magnat canadien, vous avez larecette d’un cocktail molotov capable d’exploser dansvos mains. Ou même dans celles de l’Amériquecontemporaine. À tenir loin du feu.

9 781926 628233

ISBN 978-1-926628-23-3