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Réflexion – tome 1 1 Tome 1 EPICE Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour utiliser cette méthode. 1 Ce « quelqu’un », c’était Neil. Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos. Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est entièrement fortuite. 1 Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.

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Réflexion – tome 1

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Tome 1 EPICE

Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une

d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour

utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.

Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer

Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il

ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis

abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.

Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette

histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce

récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute

ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est

entièrement fortuite.

1Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.

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L’inconfort de sa position poussa Aedan à ouvrir les yeux. Les premières lueurs

de l’aube déchiraient à peine le voile sombre d’un ciel violacé. Selon le radio-réveil, il

serait six heures dans huit minutes.

Toutes ces informations ne le rassurèrent guère, car elles avaient un caractère

erroné. Pour commencer, son réveil n’avait pas un écran LED rouge, mais blanc. Ensuite,

il ne découvrait pas le lever du soleil à travers une minuscule ouverture carrée dans un

mur, mais depuis les grandes baies vitrées rectangulaires, constituant la façade Est de sa

chambre. Et enfin, il était dans ses habitudes de se réveiller en boxer, dans un lit

suffisamment grand pour y loger confortablement trois Ombres adultes.

Là, il était engoncé dans sa tenue de la veille, son manteau de brume camouflage

constituant plus une gêne qu’une couverture. Et ce n’était pas une impression, ses pieds

dépassaient bel et bien de la couche de fortune qui l’accueillait. Cerise sur le gâteau,

quelqu’un bavait sur son bras.

Le rêve !

Ses souvenirs revinrent avec brutalité. Il s’était évanoui et avait passé la nuit dans

la chambre de son valem.

Pitoyable !

Depuis quand le Venator qu’il était devenu s’était-il déjà montré aussi

vulnérable ? Il ne lui fallut même pas un dixième de seconde pour y répondre : jamais.

Il avisa la chaise qui calait la porte, et les tessons d’un blanc opalin jonchant le sol,

contrastant fortement avec une grande tache brunâtre de sang séché. Quand sa vie avait-

elle pris une tournure aussi bordélique ?!

Il tenta de s’assoir, et y parvint difficilement. Enfiler son sweat-shirt, dont il s’était

débarrassé pour soigner Neil, se révéla laborieux. Son sommeil n’avait pas été

réparateur. Il était las, comme rarement il ne l’avait été sans explication logique. Il fallait

aussi dire que cette chose qu’on appelait « logique » avait été bannie de son existence

depuis peu.

Souffrait-il d’un contrecoup de sa chasse au Magnus d’hier ? Un des sortilèges

lancés contre lui continuait-il toujours d’agir ? Il en aurait ressenti le Flux pourtant…

Il n’avait pas pris la peine de faire un check up médical au Centre de

Commandement. Et même si c’était recommandé après chaque opération, on n’aurait

jamais osé lui forcer la main. Il fallait pour cela qu’il soit clairement mal en point. Or sur

le moment, Aedan se sentait « bien ». Du moins, aussi bien qu’un individu marqué par un

tatouage runique branché sur la fréquence de son valem.

En général, il effectuait un bilan de santé par semestre, pour s’assurer d’être

physiquement au top. Il ne s’inquiétait pas tant que ça de sa forme car il figurait parmi

les Ombres les plus robustes de la Confrérie. Mais il avait désormais une raison de fuir

certains examens médicaux : son shi’valem.

Il devrait songer à se créer un répertoire d’excuses sacrément persuasives pour

éconduire son médecin traitant ! Et il n’était pas dit que Laofering tomberait dans le

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panneau très longtemps. Il grogna, peu enchanté par cette perspective. Un grognement

d’inconfort lui répondit.

Neil tentait d’adopter une position qui soulage ses muscles endoloris. Le jeune

homme s’était endormi assis à même le sol, sa tête reposant sur ses bras posés sur le lit.

Dans son sommeil, il avait migré sur le biceps d’Aedan, et celui-ci l’avait dérangé en se

redressant.

Qu’est-ce que tu ne lui fais pas subir, à ce gamin…

Il n’y avait pas que sa vie qui avait été chamboulée. Il avait tendance à oublier

qu’ils étaient deux dans cette affaire. Sans le réaliser vraiment, il glissa tendrement ses

doigts dans la chevelure faussement blonde qui masquait une partie du visage de Neil. À

quoi ressemblait ce garçon en brun ?

Brusquement, ce dernier se redressa, comme monté sur ressort. Un cauchemar ?

— Ah merde… je me suis endormi !

À voir sa tête, Neil se reprochait de s’être assoupi. Avait-il veillé sur son

sommeil ? La façon dont son manteau de brume avait été posé sur lui indiquait qu’on

l’avait bordé. Aedan s’en voulut.

— Tu vas mieux ? demanda Neil en se frottant les yeux, luttant vainement contre

un bâillement.

— Viens-là, murmura-t-il.

Il lui tendit la main et l’attira à lui lorsque Neil s’en saisit. Il l’emprisonna dans ses

bras.

— Je suis désolé, marmonna Aedan.

Le garçon battit des paupières, un peu hébété. Il ne chercha pas à décortiquer les

raisons véritables de ce subit élan de repentance. De toute façon, il était toujours

engourdi. Son sommeil ne l’avait pas encore complètement libéré de son emprise. Et les

bras d’Aedan étaient si accueillants qu’il se rendormirait sans problème.

Pourtant il ne fallait pas. Il se trouvait dans une situation précaire, et devait agir

maintenant s’il voulait échapper au pire. Aedan n’était plus censé se trouver dans sa

chambre au réveil du reste de la maisonnée. Mais il était tellement bien dans ses bras…

Il ne put réprimer son bâillement.

— Tu m’as fait flipper, hier… Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

La réponse vint au bout de plusieurs secondes d’hésitation :

— J’ai dû m’assoupir d’inanition.

Neil se redressa et le dévisagea. Aedan fut dérangé de lire de l’inquiétude dans

son regard. C’était la dernière chose qu’il voulait inspirer à son valem.

— Et… ça t’arrive souvent ?

C’était presque inconcevable pour Neil, qu’une telle force de la nature soit sujette

à des évanouissements de fatigue. Il lui était forcément arrivé quelque chose de pas net.

— Je… Non, avoua difficilement Aedan. Je crois que… c’est sans doute lié au

shi’valem, supposa-t-il. Il se peut qu’il consomme mon Flux non-stop. Il n’y a pas

vraiment de bouton « OFF ».

Ou alors il ne l’avait pas trouvé.

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— Il y a un bouton « MUTE » par contre, se souvint Neil. Quand tu t’es évanoui, je

l’ai senti.

— Comment ?

— Bah… c’est comme s’il s’était tu, fit Neil en tirant sur son débardeur pour toiser

son tatouage d’un air accusateur.

Telle était donc l’explication, comprit Aedan. Il avait ressenti la même chose la

veille et en avait été à la fois soulagé et inquiet. Du soulagement parce que le subit

« silence » du shi’valem l’avait aidé à rester concentré sur le terrain, et de l’inquiétude

parce qu’il se doutait que c’était corrélé à l’état de Neil.

S’il n’avait su dire si c’était un état physique ou mental, il était à présent fixé. Neil

avait souffert au point de s’évanouir. Et il n’avait pas été là.

Sans un mot, il entreprit de le débarrasser de ses pansements. Occuper ses doigts

le détournait des émotions acides qui tentaient de réémerger. Le garçon l’arrêta.

— Pour le bandage, je crois pas que ce soit une bonne idée. Ma mère m’a vu avec,

hier soir.

Le retirer impliquait de lui expliquer pourquoi son fils lui avait foutu une frayeur

en rentrant, alors qu’il n’avait aucune blessure. Aedan soupira. Il n’était pas près de

s’adapter à ce train de vie. Il n’avait jamais eu à justifier l’absence d’égratignures depuis

qu’il savait se régénérer.

— J’aurais voulu intervenir plus tôt… Je… je suis désolé.

Encore ?! s’étonna Neil. Le lui avait-on changé durant la nuit ?

Il décelait le malaise ainsi que la culpabilité de l’Ombre. Depuis tout à l’heure,

Aedan n’était pas certain de ses propres réponses, et tâtonner le mettait dans une

situation vraiment inconfortable. Il n’aimait pas manquer d’assurance, et encore moins

se sentir si démuni.

— Tu sais que t’es pas obligé de tout contrôler, pas vrai ?

Ce n’était pas de la faute d’Aedan s’il avait subi une agression.

Celui-ci fronça les sourcils. Neil ne s’en rendait peut-être pas compte, mais pour

Aedan ça faisait près d’une semaine qu’il ne contrôlait plus rien ! C’était beaucoup.

— Je… n’en ai pas l’habitude.

— Eh bien, va falloir qu’on en acquière de nouvelles, toi et moi. On n’a pas trop le

choix, si ?

Aedan le dévisagea, surpris. Le gamin présentait un calme étrange.

— Ça sert à rien de se prendre la tête, là, maintenant, insista Neil. On va juste

gérer les choses comme elles viennent. Déjà, faut qu’on demande à Deneza si c’est

normal que le shi’valem te pompe ton Flux. Elle m’a l’air plus cool que Waroc, elle pourra

peut-être nous aider.

Aedan se contenta d’opiner brièvement du chef. Ça le déstabilisait que le

« microbe » prenne les choses en main.

— Si ça se trouve, comme j’ai pas de Flux, ça explique pourquoi je suis pas aussi

fatigué que toi. Mais j’ai quand même ma part d’effets secondaires magiques, soupira-t-il.

Je lui demanderai comment je suis censé me comporter à propos de mes sensations

zarbis avec la lune. Waroc a refusé de me croire, mais je la sens de plus en plus.

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Aedan grogna. L’laid ! Il ne l’avait pas encore expliqué à Neil. Non par manque de

temps, mais parce qu’il avait préféré lui sortir des mensonges par omission pour se

préserver. Et ç’avait failli déboucher sur un fiasco. Il avait intérêt à en tirer une leçon.

Avec Neil Murphy, le chaos était routine.

— C’est L’laid. Une phase lunaire que connaissent tous les porteurs de shi’valem.

Le phénomène est très intense durant les six premiers mois suivant l’apparition du

tatouage.

— Ah…, souffla Neil.

Voilà qui annonçait du contrat longue durée entre Aedan et lui. Un semestre qui

ne s’annonçait pas facile, vu qu’ils avaient une vision des choses conflictuelle

dernièrement. Tout cela était bien beau mais ne lui disait toujours pas comment réagir

face à ce phénomène.

— Je suis censé faire quoi ?

— Y céder. Il semble que le but de L’laid soit de rapprocher plus intimement les

valem. Plus ils y résistent, plus il s’intensifie. Le pic survient lors des pleines lunes.

— Et c’est aujourd’hui la pleine lune, murmura Neil en détournant un visage

rouge pivoine.

Pourquoi fallait-il que cette connerie soit liée au sexe ?! Aedan lui redressa le

menton avec douceur et plongea son regard dans le sien.

— Hé, on peut faire en sorte que cela se passe bien. Tu n’as pas à avoir peur.

Il est vrai qu’il appréhendait. Et bien que ce soit fait à demi-mots, ils discutaient

tout de même de son premier véritable rapport sexuel avec un homme. Un adulte

expérimenté. La finalité de ce « L’laid » était donc de concrétiser le lien érotique des

valem. C’était bien loin de l’idée qu’il s’en était faite lorsque le mot avait été prononcé

pour la première fois dans le bureau de Waroc.

En réalité, ce n’était pas tant l’inquiétude du puceau qui primait chez lui. C’était

d’avoir parfaitement conscience qu’il en mourait d’envie. Pour preuve, la manière dont

ses yeux s’attardaient sur la bouche du Venator ne laissait aucune place à l’équivoque.

Il voulait goûter à ses lèvres. L’embrasser à n’en plus pouvoir respirer. Explorer

sa peau et sentir en retour l’étreinte de ses bras musclés. Il crevait d’envie de ressentir la

caresse de ses doigts puissants sur tout son corps. S’il osait se montrer plus audacieux, il

franchirait le petit espace qui le séparait de l’objet de sa convoitise.

Avant de le dévorer, au sens littéral comme au figuré, tu n’avais pas quelques points

à mettre sur les « i » ?

Ce cher Jason n’avait pas son pareil pour ruiner une ambiance sensuelle !

Sauf que la discussion musclée allait aussi devoir attendre. Aedan n’allait

vraiment pas bien. Neil le ressentait à travers son tatouage. L’Ombre ne voulait rien

laisser transparaître mais serait bien obligé de se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas

lui mentir à ce sujet.

C’était injuste qu’Aedan ait à souffrir seul d’une chose qu’ils partageaient. Si le

shi’valem rendait l’Ombre malade… il ne se le pardonnerait pas. Certes, il subissait lui

aussi cet étrange coup du sort, mais une part de lui était persuadée que c’était de sa

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faute. Ce tatouage bizarre était apparu à cause de lui, car il lui faisait plus de bien qu’à

Aedan. Il avait entrainé le Venator dans sa malédiction karmique.

Il eut soudain un mauvais pressentiment.

— Et si c’était ta partie elvique qui réagissait mal au shi’valem ? Tu m’as dit que ce

truc est propre aux Enfants de la Nuit. Peut-être que je le supporte mieux que toi parce

que je n’ai absolument aucun lien avec les Enfants du Jour, contrairement à toi.

La race Ombre étant au carrefour de deux races incompatibles, il ne serait pas

surprenant qu’une part de l’organisme d’Aedan soit allergique au shi’valem. Comme un

rejet de greffe.

Le concerné dut admettre que l’hypothèse de Neil n’était pas tirée par les

cheveux. Il serait sans doute arrivé à la même conclusion s’il avait eu le temps d’étudier

la question.

Plus ça allait, plus Aedan craignait qu’ils finissent tous les deux en cobayes de

labo. Viendrait forcément un moment où ils ne sauraient plus gérer la situation, faute de

connaissances. Étant certainement les premiers au monde à vivre ce phénomène, ils

représentaient un intérêt pour la science n’oktique et elvique.

Vivement qu’il trouve le moyen de sceller cette connerie ! C’était horrible de se

sentir aussi vulnérable.

— Pour l’instant, j’en suis réduit à spéculer, Neil, dit-il avec réserve. Il se peut que

la cause de mon… mal-être soit autre.

Sa circonspection se heurta à la certitude qu’il s’accrochait encore au déni. Il était

temps de regarder la réalité en face. Il approchait du moment où il aurait grandement

besoin d’aide.

— Il s’est passé quoi, hier ? voulut savoir Neil, se demandant si ce n’était pas

corrélé à la baisse de régime du Venator. T’as parlé d’une journée mouvementée…

— J’ai dû me rendre à Kansas City. Situation d’urgence contre Magno’shabat.

Neil fit de gros yeux. Lequel des deux Kansas City ? Celui de l’État du Missouri ou

du Kansas ? Mais qu’est-ce que ça changeait de le savoir ? Dans les deux cas, l’attaque

avait été perpétrée à trois heures de route de Constance City.

C’était angoissant de découvrir ce côté sombre d’un biotope qu’il avait cru

connaître jusqu’ici. Déjà que son ancienne réalité n’était pas paradisiaque… S’il fallait

rajouter les exactions des Magnus du côté obscur aux guerres dans le monde, à la

famine, à la pauvreté, à la violence, à la cruauté et la connerie humaines, il finirait un jour

par définitivement perdre foi en son prochain.

Prendre conscience qu’à tout moment étaient menées des attaques de

Magno’shabat à travers la planète, donnait une autre saveur à l’insécurité que lui

inspirait le monde extérieur. Et pour ne pas déroger à son karma cataclysmique, le

Venator avait été appelé en mission pile poil quand il avait eu besoin de lui.

N’empêche qu’il a fait le choix d’aller casser du Magnus, plutôt que de te sauver. Si

ça se trouve, c’était même pas un Dark Magnus, mais juste un pauvre noob paumé, qui

découvrait à peine l’existence de ses dons magiques.

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Jason était rancunier, ce matin. Mais il n’allait pas lui en vouloir. Il fallait bien que

quelqu’un se charge de pousser le raisonnement loin. Autrement, il se laisserait

amadouer par ces bras musclés et tout câlin.

D’un autre côté, rien ne prouvait que ça n’avait concerné qu’un seul individu.

Pour qu’on mobilise le Venator en chef, il devait s’agir de sujets particulièrement

virulents. Et puis… Aedan ne pouvait juste pas désobéir aux ordres pour le sortir de la

mouise dans laquelle il s’était lui-même fourré !

— Qu’a encore fait Magno’shabat ?

— Tu ne tiens pas à le savoir, Neil, se ferma Aedan.

Même s’il insistait, Neil comprit qu’Aedan ne piperait mot à ce sujet. Autant

passer à des préoccupations plus immédiates.

— Tu sais que tu devrais pas être ici ? chuchota-t-il.

— Toi non plus, renchérit Aedan.

Neil l’interrogea du regard. Il détourna le sien.

— Avec L’laid à son apogée, il est plus judicieux que tu ne… que tu n’interagisses

pas avec ton entourage.

— Pourquoi ? s’alarma Neil.

Devait-il se mettre en quarantaine à cause de cette « chose » ? Était-ce dangereux

pour les autres ? Pourquoi ça ressemblait de plus en plus au scénario du mec qui se

barricadait les soirs de pleine lune, pour ne pas blesser des humains ?! Il n’était pas un

loup-garou, qu’il sache !

Aedan le soulagea de son imagination galopante :

— Pour ne prendre aucun risque. Tu en as bien conscience, tout cela est nouveau

pour nous.

Dis plutôt que tu ne te fais pas confiance, Aedan. Tu as peur d’émasculer tous les

hommes qui s’approcheront de lui.

Neil lui lança une œillade suspicieuse.

— Tu ne me dis pas tout, n’est-ce pas ? Et ça commence à bien faire, ces

cachoteries. C’est à cause de ça que c’est parti en eau de boudin, hier ! le tança-t-il.

Aedan grommela.

— T’ai-je déjà dis à quel point je détestais ton pouvoir ?

Neil se renfrogna. Réalisant que l’autre n’était qu’à moitié sérieux, il ne prit pas

trop la remarque à cœur.

— Non, tu me l’as pas dit.

— Eh bien, je te le dis maintenant. Je déteste que tu ressentes mes incertitudes.

Il n’y avait rien de plus horripilant pour Aedan que le doute. Or il était en proie à

ce fléau, et n’avait pas le fichu loisir de le dissimuler au sujet même de sa préoccupation.

Neil se mordilla la langue. Il n’avait pas vu le problème sous cet angle. Il avait

acquis ce pouvoir bien malgré lui, mais la décision restait sienne de ne pas l’utiliser

ouvertement sur autrui.

Décortiquer aussi crument les émotions de son interlocuteur s’apparentait à une

intrusion dans son intimité. Du peu qu’il avait appris d’Aedan, il était aisé de déduire que

l’homme n’aimait pas montrer ses faiblesses. Ce type était un dominant naturel. C’était

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trop exiger de lui qu’il révèle ses indécisions et sa vulnérabilité à un être qu’il jugeait

sans doute inférieur sur l’échelle de prédation.

Ces idioties de mâle dominant mises de côté, n’importe qui n’apprécierait pas de

voir ses sentiments dévoilés sans filtre. S’il ne voulait pas que cette aptitude lui attire

des ennuis, il allait devoir s’armer de tact et apprendre la subtilité.

— Excuse-moi. J’ai pas encore conscience des limites que je dois m’imposer.

Lui qui voulait établir les règles du tolérable et de l’inacceptable, il ferait mieux de

commencer par lui-même !

Aedan exhala face à l’expression désormais morne de son valem. Il n’avait pas

voulu le froisser. C’était éreintant d’être aussi préoccupé par les états d’âme de cet ado !

— Non, c’est moi… Je dois apprendre à me montrer patient.

Cette fois, Neil ne masqua pas sa défiance.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’es super compréhensif ce matin. Ça te ressemble trop

pas !

Il ne gagna qu’une douloureuse pichenette sur le front.

— Que sais-tu de moi, pour avancer si gaillardement que « ça ne me ressemble

trop pas » ?

— Je sais que t’as un ego plus grand que le Kilimandjaro, pour commencer. J’en

déduis que reconnaitre tes torts n’a pas souvent dû figurer dans ton cahier de charges.

Aedan étrécit son regard d’un air faussement menaçant.

— Tu me cherches, microbe ?

— Et t’aurais-je trouvé, Hercule ? rétorqua Neil, espiègle.

L’Ombre finit par pouffer. Quelque part, ça lui plaisait que le gamin ne le craigne

pas tant que ça. C’était d’ailleurs une très bonne chose, étant donné la phase érotico-

mystique qu’ils s’apprêtaient à traverser.

— Je persiste, Neil. Moins tu seras en contact avec du monde, moins tu nous

exposeras. On ne sait pas à quoi s’attendre avec ce premier L’laid. Aucun de nous ne peut

prédire comment on réagira.

— Ouais, mais je peux très bien rester chez moi, et pas sortir.

— Mauvaise idée, grogna Aedan.

Il n’avait pas envie de rôder dans le quartier pour garder un œil sur Neil. Ce serait

le meilleur moyen d’attirer le regard de ses ennemis, et probablement du Centrium, sur

cette zone géographique.

— Bah, tu proposes quoi ?

— Que tu viennes chez moi.

Neil se mordilla l’ongle du pouce, soudain tendu. Ce n’était pas un bon plan. Pas

du tout ! Lui chez Aedan, c’était l’agneau dans la tanière du lion. Il ne niait pas que sa

curiosité était piquée. L’idée de voir où créchait Aedan était tentante. Mais il devait

rester lucide et trouver une échappatoire.

À cet instant, la peur du dépucelage supplantait son désir d’Aedan, pour ne pas

déroger à son esprit de contradiction. Il réalisait que même s’il en avait envie, il ne se

sentait pas encore prêt. Mais surtout, il refusait que cela se fasse parce qu’un maudit

tatouage magique l’avait décidé ! Il voulait aussi avoir son mot à dire.

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— Je suis désolé, mais je peux pas quitter la maison. Ma mère a besoin de moi.

Le plus navrant c’est qu’il n’eut même pas besoin d’inventer cette excuse.

— Elle n’aura pas besoin de toi toute la journée !

— J’ai bien peur que si. Je peux pas la laisser seule, c’est tout.

— Et pourquoi donc ? s’agaça Aedan.

— Ho, tu baisses d’un ton ! renchérit Neil, impatienté.

Aedan en resta coi. C’était sa réplique, ça ! Comment Neil osait-il lui parler sur ce

ton ?! Cette crevette s’était mise au régime alimentaire du dragon ou quoi ? Au fond, que

savait-il vraiment de ce garçon ? Il persistait à lui coller une nature toute frêle en

s’arrêtant sur son apparence, alors que Neil n’avait cessé de le surprendre.

Sans doute était-il involontairement influencé par l’e-mail que lui avait envoyé

Oan, suite au piratage des dossiers scolaires et médicaux du gamin. Même sans l’avoir

connu, en se basant sur ses antécédents, il était possible de faire le portrait de cet ado

fragile à travers ses notes inconstantes et les rapports des services d’urgence.

Neil avait plusieurs fois été interné pour des raisons multiples. De nombreuses

crises d’asthme durant la petite enfance, noyade au cours de l’enfance, asphyxie pendant

l’adolescence, et fractures à l’orée de l’âge adulte. C’était presque fascinant qu’il ait

traversé tout cela en restant entier, sans handicap moteur.

Il y avait forcément des séquelles psychologiques. Et elles auraient aussi été

physiques si Aedan ne lui avait pas fait don de sa première régénération spontanée… le

jour où il avait manqué de l’occire.

Difficile de dire si Neil Murphy était né sous une bonne ou une mauvaise étoile.

C’était un miraculé au karma désastreux. Et il fallait que cette étrange entité soit son

valem !

Loin de l’exaspération de l’Ombre, Neil campait sur ses positions. Il n’avait pas

envie de révéler à Aedan que sa mère était potentiellement une femme battue. Cela

concernait sa vie privée et plus spécialement celle de Sully. Il voulait encore préserver

un bastion de son existence qui ne soit pas annexé par l’Outre-Monde.

— Primo, j’ai pas à me justifier. Deuxio, je refuse que ma vie soit régie par cette

chose qui nous lie. Et tertio, t’as pas le droit de me forcer à quoi que ce soit. Je viendrai

pas chez toi tant que j’aurai pas la garanti que ma daronne ne coure aucun danger !

La colère d’Aedan se mua en incompréhension.

— De quel danger parles-tu ?

Et merde, il avait mal négocié son coup ! Maintenant Aedan voudrait savoir, et

l’obligerait à dire la vérité.

— Ma mère n’est pas bien. J’ignore ce qui lui est arrivé, et je compte le découvrir.

Donc je ne pars pas.

— Elle… elle va s’en sortir ? s’inquiéta Aedan, tendant soudain l’oreille.

Neil sut ce qu’il tentait de faire. Il avait déjà vérifié, de manière presque

inconsciente. À en juger par la lente régularité de sa respiration, sa mère dormait

toujours. Aux côtés de Felix qu’il avait entendu rentrer tard dans la nuit.

— Physiquement, oui, elle va s’en remettre. Enfin, je pense. Psychologiquement,

je sais pas, s’assombrit-il. C’est pour ça qu’elle a besoin de moi. Je prends conscience que

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j’ai pas souvent été là pour elle. Je lui reproche son absentéisme, mais peut-être qu’au

fond, c’est elle qui a besoin d’aide. Et elle sait juste pas comment me le dire. Une maman,

ça demande pas vraiment de l’aide à son gosse. Encore moins si celui-ci n’est pas aidé,

maugréa-t-il, dépité.

Jusqu’ici, il n’avait jamais montré à sa mère qu’il pouvait être un pilier. Qu’elle

pouvait compter sur lui. Peut-être que ce n’était pas son rôle d’être le tuteur de la plante

bancale qu’était sa génitrice. Mais peut-être aussi que la vie ne lui laissait pas le choix. À

part lui, Sully n’avait pas de famille à Constance City.

— Tu as parlé de danger, Neil, insista Aedan, préoccupé. On n’emploie pas ce mot

à la légère. Ne me reproche pas de jouer les cachotiers quand tu y excelles.

Neil le toisa. Il y avait une différence entre masquer la vérité sous de gros

mensonges par omission ou des boniments tout court, et la taire en n’entrant pas dans

les détails. La nuance était subtile, mais elle faisait toute la différence entre Aedan et lui.

D’autant plus que l’Ombre lui dissimulait des choses le concernant au premier plan. Qu’il

ne les mette surtout pas dans le même sac !

Néanmoins, s’il voulait laisser à Jason toute latitude pour incriminer Aedan de

duperie, il devait prôner la transparence. Mieux valait être irréprochable quand on

s’adonnait à la critique d’autrui.

— Elle… a des blessures au visage. Et je suis sûr qu’elle en dissimule ailleurs. En

tout cas c’est la première fois que ça arrive. Enfin, que j’en vois. (Rien n’excluait que les

autres fois, sa mère n’ait pas efficacement dissimulé les preuves.) Quelqu’un l’a battue,

hier.

Ces mots réveillèrent sa nausée. Sa mère, battue. C’était insoutenable ! Il était

peut-être en conflit avec elle, mais il aimait cette femme. C’était sa maman. On n’en avait

qu’une seule, aussi imparfaite soit-elle. Et un trou du cul avait levé la main sur elle. Il ne

pouvait pas laisser passer cela, peu importe son degré d’impuissance. Il devait faire

quelque chose.

Neil sentit les muscles d’Aedan se bander. L’odeur de sa colère le submergea, avec

une nouvelle note. Celle qui disait que ç’allait très mal se finir pour le coupable.

— Ton beau-père ?

— Justement… c’est… (Neil déglutit.) Je ne sais pas. C’est pour ça que je dois lui

tirer les vers du nez. Ça peut pas attendre demain. Rien de ce que tu me diras n’aura de

priorité sur ma daronne.

Aedan souffla. Ce que ce gamin pouvait se montrer buté ! C’était une forme de

fermeté ; une qualité qui devenait un défaut dans la présente situation. La preuve :

— Je refuse que tu t’en mêles, d’accord ? C’est un problème de famille. T’as pas à y

fourrer ton nez.

— Neil…

— Promets-moi de pas t’en mêler.

— Je ne ferai pas une telle promesse.

— Alors laisse-moi au moins gérer ça comme j’entends. Si ça se passe mal, je te

demanderai de l’aide.

Réflexion – tome 1

12

— Ça va mal se passer. Alors autant directement aller à la case où tu me

demandes de l’aide ! s’impatienta Aedan.

Neil se dégagea de ses bras. Qu’insinuait-il ?

Bah, pour sa défense, tu t’appelles Murphy. Tu te trimballes déjà un background de

situations désolantes. Quand tu prends une initiative, on peut être certain que ça va mal se

passer !

Bizarrement, Neil lut cette explication de Jason dans le regard d’Aedan. Il en fut

bêtement heurté.

— Tu me fais pas confiance, c’est ça ?!

Aedan soupira, las. Le gamin lui posait un caca nerveux. Ces ados, franchement ! À

toujours être constipés. S’il saisissait bien, il venait de signer pour le spleen de

l’incompris.

— La confiance s’acquiert. Il n’y a pas encore assez de terreau entre nous pour

qu’elle se développe. Ça viendra sans doute avec le temps.

Hélas, ce n’était pas avec cette réponse un brin conciliante qu’il arrangerait les

choses. Et ça ne rata pas. Il ne fit que mettre le feu aux poudres car Neil le prit pour de la

condescendance.

— Ou peut-être que ça viendra jamais ! renvoya celui-ci, hargneux. Peut-être

qu’on n’est pas faits pour ça ! Pourquoi forcer le destin quand on est complètement

incompatibles ? On en a maintes fois eu la preuve, que c’est le jour et la nuit entre nous !

L’irritation d’Aedan prit du galon. Il en avait soupé de ce discours depuis hier.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’aimait pas que Neil dise tout haut ce

qu’il avait pensé tout bas. Il préférait que ce genre de déclaration vienne de sa personne

parce que lui au moins avait conscience des enjeux. Neil n’était qu’un ignare, et se

permettait de statuer de telles choses !

— Quel est le but de ce subit plaidoyer ?

— C’est pas un plaidoyer, je dis ce qui est, opposa Neil, farouche. Et cesse de lever

les yeux au ciel. Si je te soule, je vois franchement pas pourquoi tu restes encore ici !

Aedan perdit définitivement patience. Il se pencha vers Neil et se saisit de ses

poignets. Il dut mal contrôler son geste, et avec l’absence de résistance de l’autre espèce

de crevette, ils se vautrèrent dans le lit, lui au-dessus du garçon.

La respiration de Neil s’accéléra. Il se sentit pris au piège. C’était étrange.

Jusqu’ici, la proximité d’Aedan ne lui avait jamais évoqué le genre de sentiment étouffant

qu’il éprouvait au contact d’un autre homme ou d’un garçon de son âge. Et là, il n’aspirait

qu’à se sortir de cette position. Son comportement paradoxal était de plus en plus

perturbant. Il se fit violence et ravala son début de panique, légèrement rassuré par cette

victoire sur lui-même.

— Pourquoi est-ce que tu me repousses, Neil ? J’ai l’impression que tu t’échines à

le faire depuis hier.

— Peut-être parce que tu veux pas de moi, maugréa-t-il en détournant le regard.

Mince, c’était sorti tout seul ! Il était désormais trop tard pour essayer de le

rattraper. Il n’avait plus qu’à assumer, d’autant plus que c’était vrai.

L’idée qu’Aedan cherche à effacer leur shi’valem le révoltait et l’attristait.

Réflexion – tome 1

13

Au début, il s’était montré compréhensif, pensant que la disparition de cet

étrange tatouage ramènerait les choses à la normal. De plus, Aedan avait d’autres

raisons de vouloir effacer cette marque, qu’il gardait bien évidemment pour lui. Mais

plus le temps passait, plus il entendait cet appel bizarre de la lune, plus la pensée de

perdre son shi’valem lui faisait mal. Il savait à présent qu’il se fourvoyait. Plus rien ne

serait comme avant.

C’est pourtant toi qui ne veux pas qu’il te revendique.

Jason mélangeait les serviettes et les torchons. Pour le coup, c’était carrément les

serviettes et les serpillères ! Déjà, se faire « revendiquer » le reléguait au rang de

propriété. De babiole. Il avait suffisamment de fierté pour ne pas se rabaisser à cela.

Et il y avait la question de la sécurité de sa famille. Il était évident que les siens

avaient plus à gagner à rester « humains », qu’à devenir la supposée belle-famille Z’alnus

du Venator en chef des U.S.A.

Il n’était pas stupide. L’image d’Aedan en pâtirait. Son statut dans la société en

prendrait un coup. Qu’un Ombre avec autant de responsabilités, occupant un poste aussi

élevé, se coltine une belle-famille de « sous-individus » nuirait à sa réputation. Dans

l’Outre-Monde, Neil et les siens ne seraient considérés que comme des descendants

d’esclaves. Ils seraient vus comme des animaux de compagnie.

Et enfin, rien ne disait que le gouvernement Ombre laisserait faire une telle chose.

Le fameux Quatuor qu’avaient mentionné Aedan et Derreck ne tolèrerait sans doute pas

qu’un éminent membre de leur communauté se lie à une créature issue de la nuit et

vouée à la perdition !

Alors toute revendication était à oublier.

Il se débrouillerait pour trouver un moyen de détourner l’attention des Efraïm de

son ascendance maternelle. Quitte à faire croire qu’il avait été adopté…

Tu te rends compte que cette histoire va très loin ? Es-tu prêt à renier ta mère pour

la protéger ?

Ses entrailles se nouèrent devant l’horreur de cette idée. Mais avait-il seulement

le choix ? Toutes les autres options étaient « pires » !

À commencer par le silence d’Aedan à cet instant qui en disait long. Il avait donné

dans le mile, renifla Neil, aigri. L’Ombre ne voulait bel et bien pas de lui. Cependant, il

n’était pas en position de lui en vouloir. Il réprima avec violence son pincement au cœur.

Inutile de se liquéfier.

Ils avaient déjà posé les bases de cette discussion au Céladon. Tout ce qui avait

été dit au bistrot de Waroc le confortait dans l’idée qu’il n’appartiendrait jamais à

l’Outre-Monde. Il serait un virus du système tel qu’il était aujourd’hui, et ce système

tenterait de l’éliminer. Alors autant ne pas y entrer.

Or Derreck soutenait qu’on ne pouvait plus en sortir, et qu’il y avait déjà mis les

pieds. Il lui prouverait le contraire en coupant les liens.

Son petit monde à lui gravitait autour de sa mère et de sa grand-mère. Et cette

fois, il éjecterait Felix du tableau. À supposer que ce dernier soit responsable de l’état de

Sully, alors il avait l’argument parfait pour le bannir de sa petite meute.

Réflexion – tome 1

14

— Y’a pas que ça, reprit-il d’un air bravache. Tu sais, je m’en fiche que tu veuilles

pas de moi. C’est ton droit. Et ce sera pas nouveau pour moi. C’est juste que toi et moi…

on vient de sociétés trop différentes. On n’a pas grandi avec les mêmes valeurs.

— Où veux-tu en venir ? gronda Aedan.

Il n’aimait pas les couleurs que prenait cette conversation. Il savait qu’il devait se

calmer. Son ire ne ferait qu’envenimer les choses, surtout que Neil la sentait bien plus

physiquement que l’on ne pourrait le concevoir. Mais il en avait marre de voir cette

petite créature édicter les lois de sa vie, dernièrement.

Neil ne ferait pas la pluie et le beau temps de son « monde » !

— Je veux en venir au fait que tu vis entouré de violence. Je ne supporte pas… je

ne supporte plus la violence, Aedan. Ma jauge n’a plus de place.

Comme pour appuyer sa confession, Neil lança un regard aussi désespéré

qu’accusateur à ses poignets entravés au-dessus de sa tête par l’Ombre. Ce dernier

desserra lentement sa poigne puis le relâcha. Neil se redressa légèrement, se soutenant

par les coudes, désormais limité par Aedan à califourchon sur ses cuisses.

— J’ai encaissé trop longtemps la brutalité des autres. J’en ai ma claque, tu

comprends ? Et toi… tu vas juste apporter plus de violence dans ma vie, asséna-t-il en

ravalant un sanglot.

Il ne comprenait pas pourquoi il pleurait. Enfin, si ; ce qui était encore plus

frustrant. Il ne voulait pas reconnaître qu’il s’était déjà attaché à l’Ombre, et que la

séparation qui s’annonçait serait douloureuse.

De plus, il se comportait presque en salaud. Sans doute un trait hérité de papa,

tiens ! Il sentait bien qu’Aedan n’était pas au meilleur de lui-même. Physiquement, ce

n’était pas la forme. Et ses mots en rajoutaient une couche, n’apportant que des

blessures supplémentaires. Il avait l’impression de profiter de la faiblesse d’un homme.

Malheureusement Jason avait toujours la main, et se montrait intransigeant. Son

irrationalité des derniers jours avait été mise sur le banc de touche.

— Ta carrière est fondée sur le meurtre, Aedan. Je conçois que ton job de soldat

ou de chef militaire de ton monde t’ait amené à prendre des vies. Mais je ne sais pas si je

pourrais côtoyer quelqu’un qui en tue un autre sur la simple base d’une différence

génétique.

Et il l’avait personnellement vécu. Aedan ne pourrait nier.

L’Ombre se redressa vivement, et quitta le lit. Ses émotions se fermèrent.

Brutalement. Neil se heurta violemment à un mur de glace. Wow, c’était quoi ce nouveau

phénomène ?! Parce qu’il était douloureux, en plus ! Une sensation de froid intense

s’était emparée de ses extrémités. Les émotions d’Aedan lui donnaient l’impression

d’avoir été catapulté à demi nu dans un paysage de givre. Il en fut totalement confus.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! éructa Aedan.

— Et on sait que tu ne m’en parleras pas. Alors à quoi bon continuer une relation

qui n’admet pas le dialogue ?

Mais putain, tais-toi, Jason ! Ferme-la !

Où était Horatio quand on avait besoin de lui ? Qu’il fasse taire sa raison, bon

sang !

Réflexion – tome 1

15

Aedan gronda. Neil sursauta. Ç’avait été un grondement presque animal. S’il n’en

trembla pas d’effroi, ce fut parce que cela exprimait surtout de la frustration. Poings

serrés, le Venator fulminait, tentant vainement de ravaler sa colère.

— Il aurait mieux valu pour chacun de nous que l’autre n’existe pas ! cracha-t-il

finalement, en se drapant d’un geste presque majestueux dans son étrange manteau.

Il ouvrit si brusquement la fenêtre qu’il en brisa la poignée. Il s’en débarrassa

d’un geste rageur et se jucha avec une grâce féline sur le rebord de l’ouverture. Le

dernier regard, d’un rouge vermeil, qu’il lança à Neil le pétrifia dans son lit. Il remonta le

col de son manteau de brume, et sa silhouette se brouilla, avant de s’évanouir dans

l’aube.

Le phénomène n’ébranla même pas Neil, trop hébété pour réagir. Il resta un long

moment prostré sur sa couche, à se demander ce qu’il avait fait. Le pire, c’est qu’il

souffrait sans parvenir à réellement s’en vouloir.

Il avait envie de pleurer, mais ses larmes ne voulaient même plus se donner la

peine de quitter ses glandes lacrymales. Comme si elles étaient carrément blasées. Parce

qu’une fois de plus, il n’avait pas dérogé au théorème que sous-tendait son nom. Il était

la personnification même de la Loi de Murphy.

« Tout ce qui est susceptible de mal tourner, tournera nécessairement mal. »

Sa vie aurait-elle pris une tournure plus gaie si ce cher Edward Aloysius Murphy

Jr, avec qui il partageait une homonymie patronymique, n’avait pas pondu ce principe ?

Son existence entière était un « système critique » ; un système dont le

dysfonctionnement provoquait des dégâts aux conséquences dramatiques.

Son intention avait été de « discuter » avec Aedan pour poser les limites du

convenable et du non-excusable, et cela se finissait en rupture. Un comble quand on

savait qu’officiellement, ils ne sortaient même pas ensemble ! Mais il ne faisait aucun

doute : ça puait la désunion. Le divorce. Et ce, le jour où un foutu tatouage magique les

forçait à se montrer plus intime l’un envers l’autre…

Il n’avait aucune idée de ce qui les attendait aujourd’hui.

Tu as pris la bonne décision, Neil.

Mais Aedan n’aurait pas dû être si froid. Ce rejet glacial lui avait fait si mal…

Mais tu attendais quoi de lui ? Qu’il renonce à sa vie de Venator ?

Bien sûr que non ! C’était son job de traquer les Dark Magnus. Mais…

Tu voulais le changer en gentil ?

Et alors, était-ce mal de le souhaiter ?

Maman dit souvent qu’on ne change plus un mec de 30 piges. À plus forte raison un

qui en a plus de 300 ?! Et pourquoi aurait-il changé, d’abord ? Pour tes beaux yeux ? Tu n’es

qu’une caricature de celui que tu devrais être ! Pourquoi est-ce que l’on devrait t’agréer ?

Tu n’as rien d’une noble cause qui pousserait quelqu’un à « changer ». Tu ne constitues

même pas un « déclic », tu n’as rien de stimulant, de motivateur. Pourquoi est-ce que l’on se

battrait pour te garder ?

Bonnes questions.

Réflexion – tome 1

16

Mais Jason pouvait quand même la mettre en veilleuse ! Si seulement il savait

faire taire cette voix dans sa tête ! C’était à cause d’elle qu’il avait tenu ce malheureux

discours à Aedan ! Pourquoi s’acharnait-elle à présent sur lui ?

Ton propre père ne s’est pas battu pour ta garde !

Sean avait « hérité » de lui comme on héritait des puces de son chien, et s’en était

débarrassé dès la première occasion. Aedan se l’était coltiné comme une écharde dans la

main, le temps de trouver le moyen de la retirer. Et il venait sans doute de lui en fournir

un… Alors inutile de s’apitoyer sur son sort, quand lui-même ne faisait rien pour inspirer

la moindre estime à autrui.

Qui était-il pour attendre du changement chez autrui quand lui-même ne

changeait pas ? Il était le même garçon chétif, peureux, maladif et timoré depuis plus

d’une décennie. Qui était-il pour dire aux autres comment vivre leur vie, quand lui

n’avait fait que se raccrocher désespérément à la sienne ?

Et depuis le temps que je te pratique, tu ne feras rien pour changer cet état des

choses. Alors à quoi bon ?

Si Jason avait tellement la science infuse, pourquoi ne prenait-il pas

définitivement les commandes ?

Et si tu passais les rênes à Neil-fille ? Elle au moins, elle ose ! le nargua Jason.

Neil en fut presque sous le choc. Cuisant constat, en effet. C’était en fille qu’il avait

tendance à mieux s’affirmer. En fille qu’il avait tenu tête aux Efraïm. En fille qu’il avait

affronté leur sin’ystr, Apollon. En fille qu’il avait repoussé Shemar. En fille qu’il s’était

découvert une opiniâtreté qu’il avait lui-même qualifiée de bitch.

Mais ça n’avait rien à voir avec un caractère de garce. Il n’aurait même pas dû y

voir un côté effronté. C’était tout simplement de la ténacité, du courage, une assurance

que sa version masculine n’avait pas, parce qu’il se laissait bouffer par ses complexes

ridicules. Parce qu’il se focalisait sur l’idée d’être mal dans sa peau. D’être une tare sur

pattes. Parce qu’il ne s’assumait pas !

Neil se rassit brusquement dans son lit. Il était temps que cesse le fiasco de son

existence. Le moment était venu d’imposer les limites du correct et de l’inadmissible

dans sa propre vie. Ce qu’il était prêt à tolérer chez lui, et qu’il n’accepterait plus jamais

venant de sa part.

C’était risible de vouloir sauver les siens, d’espérer venir en aide à sa mère, quand

lui-même était perdu, n’avait aucune personnalité, et était incapable de revendiquer sa

propre individualité.

« Ça va mal se passer. Alors autant directement aller à la case où tu me demandes

de l’aide ! » Eh bien, Aedan se trompait ! Dorénavant, il n’y aurait plus de Neil-fille, ni

même de Neil-garçon !

Il y aurait lui : Neil Archer Murphy.

*o*o*