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LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCE Succès d'un slogan, illusion d'un transfert Jacques de Maillard et Tanguy Le Goff Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2009/4 - Vol. 59 pages 655 à 679 ISSN 0035-2950 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-4-page-655.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Maillard Jacques et Le Goff Tanguy, « La tolérance zéro en France » Succès d'un slogan, illusion d'un transfert, Revue française de science politique, 2009/4 Vol. 59, p. 655-679. DOI : 10.3917/rfsp.594.0655 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 23/02/2015 10h27. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 23/02/2015 10h27. © Presses de Sciences Po

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LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCESuccès d'un slogan, illusion d'un transfertJacques de Maillard et Tanguy Le Goff Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2009/4 - Vol. 59pages 655 à 679

ISSN 0035-2950

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LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCESuccès d’un slogan, illusion d’un transfert

JACQUES DE MAILLARD ET TANGUY LE GOFF

S’il est un domaine où, au cours des dernières années, les élites politiques françaisesont cherché à l’étranger de nouvelles recettes d’action publique, c’est bien celuide la lutte contre l’insécurité. Nombreux sont les emprunts, les références mobi-

lisées par les acteurs politiques français pour définir, dans leurs discours, « la » politiquequ’il conviendrait de mener pour lutter contre la délinquance. L’emprunt à des pro-grammes et des idées venant de l’étranger s’est posé à de nombreuses reprises : le plaidercoupable instauré en 2002 n’est-il pas une importation du plea bargaining américain ?L’adoption du bracelet électronique et la définition de ses modalités de mise en œuvren’ont-elles pas été précédées de fréquents voyages au cours desquels parlementaires etmembres du ministère de la Justice ont observé les pratiques existantes ailleurs 1 ? Lespeines planchers pour les multirécidivistes adoptées par la nouvelle majorité en 2007 nesont-elles pas la directe application des politiques américaines imposant des sanctionssévères et rigides aux délinquants les plus dangereux ?

On le voit, la référence aux pays anglo-saxons, et notamment aux États-Unis, appa-raît ici essentielle. Si bien qu’en matière de politiques de sécurité et en matière criminelle,s’est posée de façon récurrente la question de l’importation du modèle américain. Assiste-t-on en France, comme dans d’autres pays occidentaux, à une américanisation des poli-tiques publiques ? Sur cette question, on trouve dans la littérature internationale deuxensembles de travaux aux conclusions opposées. Les premiers, à la suite des travaux deD. Garland 2 et de N. Christie 3, soulignent la transformation des sociétés occidentales etla généralisation d’une nouvelle forme de contrôle sur les populations. La guerre contrela drogue, l’incarcération massive, la montée d’une industrie pénale, l’introduction decouvre-feux pour les mineurs représentent autant d’exemples de cette diffusion d’unnouveau punitivisme, dont les États-Unis auraient représenté une préfiguration. C’est laposition retenue par exemple par L. Wacquant qui qualifie les politiques européennes de« fac-similé » des politiques américaines 4. Cette circulation de slogans et recettes d’actionpublique entre États nations par le biais d’organisations professionnelles, de conférences,de colloques conduirait, en France comme dans le reste de l’Europe, à l’importation d’unmodèle punitif américain ; modèle à partir duquel se construirait un État pénal qui se

1. Sur ce point, voir Jean-Charles Froment, Martine Kaluszynski (dir.), Justice et technolo-gies. Surveillances électroniques en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2006(CERDAP).

2. David Garland, The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society,Oxford, Oxford University Press, 2001.

3. Nils Christie, L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Paris,Autrement, 2003.

4. Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Mar-seille, Agone, 2004, p. 269 et suiv. Et encore, nous dit-il, « un fac-similé de mauvaise qualité, parceque même aux États-Unis, ces vieilles recettes sécuritaires, notamment la tolérance zéro, sont aban-données parce que jugées inefficaces et offensantes pour une partie de la population » (p. 286).

655Revue française de science politique, vol. 59, no 4, août 2009, p. 655-679.© 2009 Presses de Sciences Po. D

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substituerait à l’État social. Quels sont les mécanismes à l’œuvre, selon L. Wacquant ?Les politiques sécuritaires « made in USA » auraient connu une diffusion mondiale autravers de trois dispositifs : les expériences américaines sont mises en forme par des thinktanks néoconservateurs ; elles sont diffusées par des médias complaisants et des organi-sations équivalentes des think tanks américains ; elles sont légitimées scientifiquementpar des universitaires qui cautionnent l’adoption de méthodes et théories américaines.

Une seconde série de travaux présente un ensemble de conclusions contraires. Lesrecettes américaines ne sont que rarement véritablement transférées, importées clef enmain. Les facteurs politiques, les cultures politiques nationales, les prismes institutionnelstransforment radicalement la nature des politiques transférées 1. Tout en reconnaissant lessimilarités entre certains développements que connaissent le Royaume-Uni et les États-Unis, et l’adoption par les Britanniques de mesures initialement forgées aux États-Unis,T. Jones et T. Newburn mettent en évidence les écarts et les usages différents de cesréformes, qu’il s’agisse de la privatisation des prisons, des célèbres lois « three strikesand you’re out » ou du traitement de la délinquance sexuelle 2. Les stratégies politiquespoursuivies, le rôle des professionnels dans l’application des lois, l’existence de règlesde nomination spécifiques (qui impliquent une plus ou moins grande politisation), lepoids des cultures légales constituent des facteurs permettant d’expliquer les écarts. Sicertaines expériences américaines peuvent connaître un succès politique (être reprisesdans les médias, valorisées dans le discours politique), elles ne sont pas pour autanttraduites dans les politiques pénales ou policières. Les experts et universitaires, s’ilspeuvent jouer le rôle de passeur, sont loin de se transformer en chantres des politiquesaméricaines et n’ont qu’une influence limitée dans la fabrication concrète des dispositifs.

C’est principalement à ce deuxième ensemble de travaux que notre article souhaitecontribuer. Dans cette perspective, nous nous appuierons sur un exemple particulier,amplement cité par les travaux défendant la thèse d’une possible américanisation despolitiques de sécurité française : l’usage de la référence à la tolérance zéro new-yorkaisedans le débat français relatif aux politiques de sécurité. L’omniprésence de la référenceà la tolérance zéro dans le débat public pourrait laisser penser que celle-ci constitueraitune référence incontournable dans les politiques françaises. La réussite de cette recetteaméricaine dans les discours politiques se traduit-elle dans les politiques et les pratiquesdes acteurs ? Comment les expériences américaines sont-elles prises en considérationdans l’élaboration de doctrines et d’instruments des acteurs administratifs et politiques ?Quelles significations les acteurs donnent-ils à la tolérance zéro ? Ces questions sont aucœur de cette analyse qui, en s’intéressant aux processus de transfert des politiques pénaleset de sécurité entre les États-Unis et la France, cherche à dégager des formes d’appro-priation mais aussi d’instrumentalisation de « l’étranger » comme catégorie de discourspolitiques et recette d’action publique.

1. Tim Newburn, Richard Sparks (eds), Criminal Justice and Political Cultures. National andInternational Dimensions of Crime Control, Cullompton, Willan Publishing, 2004 (voir la présen-tation dans Jacques de Maillard, « Insécurité, globalisation et transferts de politiques publiques »,Revue française de science politique, 56 (4), août 2006, p. 737-743) ; James Q. Whitman, HarshJustice : Capital Punishment and the Widening Divide between America and Europe, New York,Oxford, 2003 ; Michael Tonry, « Symbol, Substance and Severity in Western Penal Policies »,Punishment and Society, 3 (4), 2001, p. 517-536.

2. Trevor Jones, Tim Newburn, « “Three Strikes and You’re Out”. Exploring Symbol andSubstance in American and British Crime Control Policy », British Journal of Criminology, 46 (5),2006, p. 781-802 ; Policy Transfer and Criminal Justice. Exploring US Influence over British CrimeControl Policy, Maidenhead, Open University Press, 2007.

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Nous nous attacherons d’abord à saisir comment les expériences anglo-saxonnes ontété mobilisées par les acteurs politiques, à la suite de leur diffusion médiatique et experte,afin d’adopter et de légitimer un changement dans le type de politiques de sécurité àmener. Nous mettrons ensuite en évidence l’écart important entre la circulation de sloganset la circulation réelle des programmes, des doctrines et des outils d’action publique querévèle le faible nombre d’expériences concrètes réellement inspirées de la tolérance zéro.Enfin, nous soulignerons les déplacements, les glissements et les réappropriations dontla tolérance zéro a fait l’objet.

LA TOLÉRANCE ZÉRO : LE SUCCÈS D’UN SLOGAN

Le succès de la tolérance zéro auprès d’une partie des élus, en particulier des maires,est indissociable d’un travail de construction et de diffusion par une série d’acteurs dumodèle policier new-yorkais du Quality of life qui a été fortement médiatisé au traversdu slogan tolérance zéro. C’est d’ailleurs ce slogan que les élus retiennent du modèlepolicier new-yorkais, que nombre d’entre eux partent découvrir et qu’ils instrumentalisentdans le cadre des compétitions politiques locales ou nationales.

LE « MIRACLE NEW-YORKAIS » : CONSTRUCTION ET DIFFUSION D’UNE RÉUSSITEPOLICIÈRE DANS L’ESPACE PUBLIC FRANÇAIS

Les premiers acteurs de l’exportation outre-Atlantique de la tolérance zéro sont lechef du New York Police Departement (NYPD), W. Bratton, et le maire républicain deNew York, R. Giuliani, qui a défendu avec ardeur cette stratégie policière dans sa ville.

Méthodes, résultats et marketing d’une stratégie policière

Précisons tout d’abord ce qu’est le modèle new-yorkais de la tolérance zéro. Il s’agitd’une stratégie policière développée par le chef du NYPD, W. Bratton, à partir de 1994,qui repose sur plusieurs principes et méthodes d’action. Le premier principe, qualifié detolérance zéro, est le développement d’une politique visant à restaurer la loi et la sécuritéen donnant une réponse systématique à tous les faits pénaux, aussi mineurs soient-ils,mettant en question l’ordre public. Cette idée de tolérance zéro s’inspire de « la théoriedes vitres cassées » de deux universitaires américains, J. Wilson et G. Kelling 1, qu’ilsprésentent dans un article intitulé « Broken windows », publié en 1982. Leur thèse est lasuivante : tous les comportements incivils et délictueux mais aussi tous les signes phy-siques de dégradations détériorant la qualité de l’espace urbain doivent être rapidementréparés afin d’éviter que ne s’installe un sentiment d’abandon de cet espace qui conduiraità une spirale du déclin urbain. Le lien entre cette théorie initiale et la politique de latolérance zéro mise en œuvre est cependant un sujet de débats. Si la politique de latolérance zéro new-yorkaise se prévaut de la théorie de Wilson et Kelling, elle tendraitnéanmoins à en dénaturer le sens originel. Certains, à l’instar du sociologue F. Ocqueteau,

1. James Q. Wilson, George L. Kelling, « Broken Windows. The Police and NeighborhoodSafety », The Atlantic Monthly, mars 1982 (dont on trouve une traduction dans Les Cahiers de lasécurité intérieure, 15, 1994, p. 163-180, avec une présentation de Dominique Monjardet).

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estiment que la référence à cette théorie serait bien plus motivée par un souci de « justifierrétrospectivement la réussite d’une politique policière de fermeté qu’une volonté de mettreen pratique la doctrine de Wilson et Kelling » 1. Quoi qu’il en soit, la tolérance zéro neconstitue qu’une des dimensions de ce qui fait le modèle policier du maire de New York.Sa mise en place a accompagné une réorganisation en profondeur de l’appareil policierqui se traduit d’une triple manière : changement des deux tiers des cadres policiers,augmentation sensible des effectifs (on en compte 40 000 en 2000, alors qu’ils n’étaientque 27 000 agents en 1990) et intégration au sein du NYPD, dans le but de créer uneseule entité, de deux corps de police (la police du métro et la police des logementsd’habitat social). La réorganisation du NYPD s’est doublée de la mise en œuvre d’unnouveau mode de management de la police (Reengineering) reposant sur une gestion parobjectifs, une plus grande décentralisation et responsabilisation du commandement opé-rationnel. Ce management est indissociable de l’implantation d’un programme d’analyseinformatique de la délinquance Compstat (computer statistics), qui vise à disposer entemps réel des principaux indicateurs de la délinquance. Sur la base de ce recueil territorialdes statistiques des différents commissariats, l’objectif est d’identifier les « hot spots »(points chauds) pour favoriser le ciblage de l’action des forces de police et assigner auxresponsables de la police, dans chaque precinct, des objectifs quantifiés.

La mise en œuvre de l’ensemble de ces mesures et principes aurait, selon les pro-moteurs de cette stratégie policière, permis une baisse sensible de la délinquance à NewYork, de 57 % sur la période 1993-2000 2. Il est difficile de déterminer exactementl’impact de cette stratégie policière sur la diminution de la criminalité de cette ville auregard d’autres variables (démographique, économique, criminologique – changement auniveau de la consommation des drogues, etc. 3). Ceci n’a pas empêché W. Bratton des’appuyer sur la baisse de la courbe de la criminalité pour assurer la promotion de saméthode policière agressive, dont il estime qu’elle « marcherait dans n’importe quelle

1. Frédéric Ocqueteau, « Avant-propos », dans Frédéric Ocqueteau (dir.), Community Poli-cing et Zero Tolerance à New York et Chicago. En finir avec les mythes, Paris, La Documentationfrançaise, 2003, p. 8. Voir également Ralph B. Taylor, « Incivilities Reduction Policing, Zero Tole-rance, and the Retreat from Coproduction : Weak Foundations and Strong Pressures », dans DavidWeisburd, Anthony Braga (eds), Police Innovations. Contrasting Perspectives, Cambridge, Cam-bridge University Press, 2006, p. 98-114.

2. La baisse est particulièrement significative en matière d’homicides, dont le nombre a étépresque divisé par trois (on en comptait 671 en 2000, au lieu de 1927 en 1993). Elle l’est aussipour les vols avec violence (– 62 % : 32 240 faits enregistrés en 2000, au lieu de 98 200 faitsenregistrés en 1993) ou encore les cambriolages (– 62,10 % : 38 255 faits enregistrés en 2000, aulieu de 100 936 en 1993). Pour plus de détails sur les données statistiques de la criminalité à NewYork de 1993 à 2000 et sur la genèse de la tolérance zéro à New York, se référer à l’article trèsprécis de François Dieu, « La police et le miracle new-yorkais. Éléments sur les réformes du NYPD(1993-2001) », dans F. Ocqueteau (dir.), Community Policing..., op. cit., p. 37-80. Voir aussi EliB. Silverman, NYPD Battles Crimes. Innovative Strategies in Policing, Boston, Northeastern Uni-versity Press, 1999.

3. Sur les débats académiques aux États-Unis relatifs aux causes de la baisse de la criminalité,voir John E. Eck, Edward R. Maguire, « Have Changes in Policing Reduced Violent Crime ? AnAssessment of the Evidence », dans Alfred Blumstein, Joel Wallman (eds), The Crime Drop inAmerica, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 207-265, dont p. 224-228, BruceD. Johnson, Andrew Golub, Eloise Dunlap, « The Rise and Decline of Hard Drugs, Drugs Markets,and Violence in Inner-City New York », dans ibid., p. 164-206 ; Andrew Karmen, New York MurderMistery : The True Story behind the Crime Crash of the 1990’s, New York, New York UniversityPress, 2001.

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ville du monde » 1. Il s’est d’ailleurs employé à l’exporter par un intense travail de mar-keting via des livres, des colloques, des interventions dans des médias internationaux.Dès janvier 1996, soit deux ans après sa prise de fonction, il fait ainsi la une du TimeMagazine 2. Une politique de communication et un triomphalisme jugés excessifs, semble-t-il, par le maire de New York, puisqu’il le remplace quelques mois plus tard par uncadre de la police plus discret et plus contrôlable : H. Safir. Pourtant, R. Giulianis’empresse lui aussi, au terme de son mandat, d’exporter son savoir-faire à l’étranger. En2002, il crée sa propre entreprise de sécurité et met son expérience au service du mairede Mexico, qui le charge, avec 15 membres de son ancienne équipe du NYPD, de réaliserun diagnostic de sécurité dans sa ville et de réorganiser sa police en y développant lesméthodes new-yorkaises. C’est bien là le signe de la réussite de la politique de marketing 3

autour du modèle new-yorkais développée par les deux hommes qui ont su véhiculer,auprès des médias internationaux, l’idée que leur stratégie policière avait eu un impactpositif sur la décroissance de la délinquance.

Une diffusion favorisée par les grands quotidiens nationaux

En France, sur la période 1998-2004 qui correspond à une très forte productiond’articles consacrés aux questions d’insécurité par la presse nationale française, les médiasfont un large écho aux résultats obtenus par la politique de la tolérance zéro new-yorkaise.Ceci ressort très clairement d’une recherche que nous avons réalisée sur l’ensemble desarticles consacrés, dans les grands quotidiens nationaux, à la tolérance zéro sur cettepériode, en utilisant la base de données Europresse.com (cf. infra).

Tout d’abord, nous avons recherché le nombre d’articles évoquant les méthodes duNYPD et son évolution sur cette période de 8 années, marquée par deux moments impor-tants de la vie politique locale et nationale : les élections municipales de 2001 et l’électionprésidentielle de 2002, où l’insécurité a occupé une place centrale dans les débats poli-tiques. Une requête fondée sur un double critère « tolérance zéro » et « New York » meten évidence une augmentation certaine du nombre d’articles à la fin des années 1990,suivie d’une baisse depuis 2002. Le nombre élevé d’articles consacrés à la tolérance zéroà New York, dans les années 2001 et 2002, est symptomatique de la place occupée parles questions de sécurité dans l’espace politique et médiatique lors de ces périodes élec-torales. Si l’on procède à une analyse plus détaillée par quotidien, il apparaît que ceuxqui mobilisent le plus cette référence sont Le Monde (30 articles sur la période considérée)et Le Figaro (28), avec des points de vue contrastés. Ensuite, nous avons étudié la manièredont les grands quotidiens nationaux rendent compte de cette stratégie policière en ana-lysant l’ensemble des articles et en les classant en trois catégories : « neutres », « posi-tifs », « critiques ».

1. William Bratton, Peter Knobler, Turnaround : How America’s Top Cop Reversed the CrimeEpidemic, New York, Random House, 1998, p. 309.

2. « Finally, We’re Winning the War against Crime. Here’s Why », Time Magazine, 15 jan-vier 1996.

3. Seule l’expérience new-yorkaise fait l’objet d’une importante couverture médiatique, alorsqu’au même moment, d’autres villes américaines, avec des méthodes distinctes inspirées du com-munity policing, obtiennent des résultats similaires sur la baisse de la délinquance : Chicago, Seattle,San Diego ou Boston. Sur l’activité entrepreneuriale de Bratton et Giuliani pour exporter le « miraclenew-yorkais », voir T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice..., op. cit.,p. 120-127.

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Source : base de données Europresse.com, qui répertorie les articles des journaux suivants : La Croix,La Tribune, Le Monde, Libération, Le Figaro, Les Échos, Le Parisien, L’Humanité, L’Express, Le Point,Le Nouvel Observateur, Le Monde diplomatique, L’Expansion.

Une première catégorie d’articles adopte une position « neutre » (n = 39). Cette caté-gorie se subdivise en deux. Il s’agit, d’abord, des articles qui se contentent de décrire,souvent très sommairement, ce à quoi correspond le modèle policier new-yorkais ouévoquent les expériences étrangères qui s’en sont inspirées (n = 28). Le deuxième typed’articles adopte une approche partagée sur les mérites et les effets négatifs de cettepolitique policière (n = 11).

Une seconde catégorie d’articles (n = 33) se caractérise par la description positive dumodèle new-yorkais, vantant ses résultats supposés, ainsi que le volontarisme et le pragma-tisme des autorités new-yorkaises face à la délinquance. Dans certains, il est même fortementconseillé aux autorités publiques françaises de s’en inspirer. C’est dans cette perspective quese place la majorité des articles et surtout des éditoriaux du journal Le Figaro, qui, dès 1997,par un article intitulé « New York à la baguette » 1, s’est engagé dans une campagne pro-motionnelle du modèle new-yorkais en ouvrant largement ses espaces d’expression (tribunes,entretiens) aux experts (A. Bauer) ou acteurs politiques le défendant (l’ancien magistrat etdéputé RPR de la Haute-Vienne, A. Marsaud 2 ; l’adjoint au maire de Paris chargé des ques-tions de sécurité de 1989 à 2001, Ph. Goujon 3 ; l’adjoint au maire d’Orléans délégué à lasécurité et à la prévention de la délinquance de 2001 à 2008, F. Montillot 4). À titre d’illus-tration, on peut citer cet extrait d’un article du journaliste R. Girard qui, au lendemain de la

1. « New York à la baguette », Le Figaro, 10 décembre 1997.2. « Pour une police placée sous l’autorité des maires », Le Figaro, 15 mai 2000.3. « Pour une police de qualité de la vie », Le Figaro, 24 août 1999.4. « Sécurité : les élus locaux ont aussi leur mot à dire », Le Figaro, 14 mars 2000.

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publication par le ministère de l’Intérieur des chiffres de la délinquance de l’année 2001,estime « qu’il est urgent d’importer en France le principe de la tolérance zéro qui, appliquéà New York par le maire Giuliani, a considérablement fait baisser petite et grande délin-quance » 1. Le premier trait caractéristique de cette catégorie d’articles est qu’ils ne tendentà retenir du modèle policier new-yorkais que la stratégie « payante », sur la baisse des courbesde criminalité, « d’une police omniprésente et musclée, c’est-à-dire active » 2, sans évoquerles autres causes susceptibles d’expliquer cette baisse. Le second trait dominant de ces articlestient à l’utilisation de la référence au modèle new-yorkais pour étayer une vigoureuse critiquedes orientations policières du gouvernement de gauche ; et plus largement, de sa politique« mystificatrice », « angélique » et « laxiste » en matière de lutte contre une insécurité qui,« telle une gangrène, s’est répandue partout en France, dans les banlieues, dans le centre desvilles, dans les campagnes » 3. Se faisant l’écho d’une étude conduite par deux consultantsen sûreté urbaine, A. Bauer et S. Quéré, affirmant que « la France est désormais plus crimi-nogène que les États-Unis », un journaliste du Figaro suggère ainsi de prendre exemple surle volet répressif du modèle new-yorkais plutôt que sur la pratique du community policing 4

dont se serait inspirée la police de proximité mise en place par J.-P. Chevènement en 1998 :« À New York, où l’on pratique la tolérance zéro contre les délinquants, les chiffres définitifspour 2000 aboutissent à des résultats auxquels on n’ose même plus rêver à Paris [...]. LaFrance, elle, n’a retenu de l’exemple américain que le concept de police de proximité » 5.Bref, écrit un journaliste du Figaro, il faut mettre fin à « la trop longue passivité des pouvoirspublics » 6 et inscrire la France dans le mouvement européen qui fait prévaloir la répressionsur la prévention. On le voit par ces références au modèle new-yorkais, les journalistes etéditorialistes du journal Le Figaro et, plus tardivement, La Croix, au nom d’une approche« réaliste » visant à s’inspirer des « bonnes recettes utilisées à l’étranger » 7, des recettes« payantes », disqualifient la politique conduite par le gouvernement Jospin.

Une troisième catégorie d’articles (n = 33) pose un regard plus critique sur le modèlenew-yorkais, contestant ses supposés bénéfices, faisant état de ses conséquences négativeset en critiquant les principes sous-jacents. Si l’impact sur la diminution de la délinquancen’est pas systématiquement discuté, celle-ci n’est pas simplement imputée à la politiquede réponse systématique à tout acte de délinquance. S’appuyant sur le scepticisme decriminologues 8, des articles présentent les autres facteurs possibles de décroissance dela criminalité, tels que la prospérité économique, le déclin du crack à l’origine de nom-breux meurtres et agressions. Mise en doute de l’efficacité de cette politique, mais aussicritique d’une stratégie policière agressive qui s’accompagne « de la multiplication desbavures et d’accusations de discrimination raciale portées contre la police. Les

1. « L’urgence de la tolérance zéro », Le Figaro, 29 janvier 2002.2. « New York à la baguette », art. cité.3. « L’urgence de la tolérance zéro », art. cité.4. Le community policing désigne une stratégie policière fondée sur l’établissement de liens

entre police et population. Le community policing, malgré des définitions très différentes, reposesur l’idée générale que l’activité de la police doit s’appuyer sur la relation constante avec la popu-lation, une décentralisation de l’organisation policière et un déplacement des missions de la policevers la prévention et la résolution de problèmes (Wesley Skogan, « The Promise of CommunityPolicing », in D. Weisburd, A. Braga (eds), Police Innovation..., op. cit., p. 27-43).

5. Le Figaro, 18 juin 2001.6. « Dossier élections : les enjeux de 2002. Sécurité : la trop longue passivité des pouvoirs

publics », Le Figaro, 18 mars 2002.7. « Insécurité, les bonnes recettes utilisées à l’étranger : États-Unis, la “tolérance zéro” réussit

à New York », La Croix, 7 juin 2002.8. Cf. note 3, p. 658.

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communautés noires et les latinos se plaignent de harcèlement permanent. Le délit defaciès est une réalité dans les rues du Bronx, du Queens et de certains quartiers deBrooklyn » 1. Ici, le journaliste du Monde n’invite donc pas à réclamer son application« urgente », mais bien au contraire souligne les risques qu’il y aurait à s’en inspirer. C’estune position que l’on retrouve régulièrement dans les pages « Rebonds » du journal Libé-ration où des chercheurs 2 et des magistrats 3 prennent position contre la volontéd’importer le modèle new-yorkais.

Ainsi, les journalistes des grands quotidiens nationaux par leur référence régulièreà la tolérance zéro, présentée tantôt comme une réussite, tantôt comme l’incarnation desdérives possibles, participent à placer cette recette d’action publique comme un point deréférence du débat politique relatif à l’insécurité sur lequel les acteurs politiques vontdevoir prendre position. Ils ne sont toutefois pas les seuls. La forte visibilité dans le débatpublic et politique de la tolérance zéro, à la fin des années 1990, tient également auxmultiples références faites au modèle new-yorkais par deux catégories d’acteurs : lesexperts en sécurité et les professionnels de la police. Précisons que ces acteurs intervien-nent aussi dans le champ des médias mais, pour des raisons analytiques, nous avons faitle choix de les traiter séparément.

Une diffusion experte

À partir de 1997, période où la gauche gouvernementale fait de l’insécurité l’unede ses priorités d’action, les prises de position d’experts en sécurité visant à éclairer ledébat public sur cette question, en proposant des idées ou en évoquant des recettes quimarcheraient, se multiplient. Précisons que le terme d’experts est ici entendu dans unsens large : cette catégorie renvoie aux acteurs qui sont dans une position où, au nom dela détention d’un savoir, ils effectuent des recommandations en direction des autoritéspolitiques. Elle recouvre donc des figures diversifiées allant du professionnel du mondepolicier au consultant en sécurité. Ces prises de position prennent la forme de tribunesou d’entretiens dans les quotidiens nationaux, de livres, de participation à des colloquesoù, de manière récurrente, il est fait référence à la tolérance zéro new-yorkaise, soit pouren vanter les mérites et inciter les acteurs politiques à s’en inspirer, soit pour s’endémarquer.

Parmi les nouveaux experts en sécurité, dont le nombre et l’influence se sont sen-siblement renforcés avec le développement d’un marché de l’expertise en sécurité aumilieu des années 1990 4, une figure, par sa présence dans les médias et ses nombreuxouvrages, émerge : celle d’Alain Bauer 5. Il est l’auteur de tribunes dans les quotidiensnationaux et d’ouvrages dans lesquels il développe une vision alarmiste de l’insécurité

1. « Insécurité urbaine. La déplorable spécificité française », Le Monde, 2 février 1999.2. Hugues Lagrange, « L’impasse sécuritaire de la gauche française », Libération, 6 décembre

2001.3. Gilles Sainati, « Ordre social, désordre judiciaire », Libération, 12 avril 2000.4. Sur l’influence des experts en sécurité auprès des maires, voir Tanguy Le Goff, Jean-Paul

Buffat, « Quand les maires s’en remettent aux experts. Une analyse des liens entre les cabinets deconseil en sécurité et les maires », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 50, 2002, p. 150-169.

5. Ancien conseiller de M. Rocard, après un passage dans une entreprise américaine spécia-lisée dans l’intégration de systèmes informatiques (SACI) travaillant principalement avec la NASA,A. Bauer crée en 1994 une entreprise de sûreté urbaine – AB associates. Il est depuis 2002 présidentdu conseil d’orientation de l’Observatoire national de la délinquance, OND, créé par le ministre del’Intérieur.

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en France, qui se dégraderait, et où il propose de suivre d’autres « modèles et exemplesétrangers », notamment celui de New York. Dans un ouvrage intitulé Violences et insé-curité urbaines, co-écrit avec un journaliste, X. Raufer 1, les deux auteurs considèrentainsi que « l’exception française » ne pourrait se permettre d’ignorer une telle réussitequi fait figure de modèle. Les deux auteurs prennent toutefois la précaution de préciserqu’il « ne s’agit pas simplement de décalquer le travail policier et judiciaire new-yorkais »(p. 60). Expert reconnu par les médias, bénéficiant de tribunes régulières et d’un rôleinfluent de conseiller auprès des ministres de l’Intérieur, de droite comme de gauche, etde nombreux maires via notamment l’Association des maires de France, A. Bauer parti-cipe indiscutablement par son multipositionnement à la construction et la diffusion d’unereprésentation positive du modèle new-yorkais de la tolérance zéro.

Ce modèle est également valorisé par un think tank libéral, à la tête duquel se trouvel’ancien patron d’AXA, Claude Bébéar : l’Institut Montaigne. Celui-ci, à la veille de lacampagne présidentielle de 2002, se prononce, dans un rapport intitulé Managementpublic et tolérance zéro, en faveur de l’instauration en France du modèle new-yorkais.En préface, le président de l’Institut Montaigne expose sans ambages la visée de cetteréflexion sur le management public : « Améliorer la qualité des services publics maisaussi réduire la part des prélèvements obligatoires en substituant à une logique de dépensesune logique de résultats » 2. Pour parvenir à cet objectif, la principale solution préconiséedans le rapport est de s’inspirer du modèle new-yorkais en faisant « de la tolérance zérole principe fondateur de la doctrine d’emploi des forces de l’ordre : à tout délit constatédoit correspondre une réponse répressive ». Présentant, chiffres à l’appui, la tolérancezéro appliquée par le NYPD comme une « expérience d’une très grande efficacité dansla lutte contre la délinquance », il fustige les réticences des pouvoirs publics à l’appliqueren France. Et il recommande aux autorités publiques « de mettre en place un véritablecontrôle de gestion des forces de l’ordre, mesurant le temps de travail effectif, sa répar-tition entre les missions et les résultats obtenus. Responsabiliser les cadres et les agentsen fonction des résultats » 3. On retrouve là des principes et idées-forces du modèle new-yorkais : une culture du résultat où chaque chef de circonscription doit avoir des objectifschiffrés, une plus grande responsabilisation des agents et une meilleure répartition desmoyens par fusion ou redéploiement des services de police.

Dans l’orientation des politiques nationales de sécurité, une seconde catégoried’acteurs joue traditionnellement en France un rôle clé : les syndicats de police. C’esttout particulièrement vrai au milieu des années 1990 où le syndicat des commissaires ethauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) participe activement aux débatssur l’insécurité 4, notamment par la publication de nombreux articles dans la presse natio-nale et des ouvrages sur le thème 5. Son positionnement par rapport au modèle new-yorkais

1. Alain Bauer, Xavier Raufer, Violences et insécurité urbaines, Paris PUF, 1998(Que-sais-je ?).

2. Institut Montaigne, Management public et tolérance zéro, novembre 2001, p. 3.3. Institut Montaigne, ibid., p. 5.4. Dans la préface d’un des ouvrages du commissaire Bousquet (membre du SCHFPN),

André-Michel Ventre, secrétaire général du SCHFPN, estime ainsi que le temps de la « discrétionforcée » des policiers est révolu et que son syndicat doit « contribuer au travail de réflexion sur lesgrands problèmes de notre société en étant le véhicule des analyses et des expertises opérées parcertains de ses membres (Richard Bousquet, Insécurité : nouveaux enjeux, Paris, L’Harmattan,1999). Cf. Laurent Mucchielli, « L’expertise policière des violences urbaines », Informationssociales, 92, 2001, p. 14-23.

5. Parmi les ouvrages de membres du SCHFPN, citons Richard Bousquet, Insécurité : nou-

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s’avère donc particulièrement intéressant. Or, aussi bien dans ces ouvrages que dans larevue des commissaires – La tribune des commissaires –, la tolérance zéro n’est que trèsrarement évoquée et, quand elle l’est, ce n’est que succinctement et de surcroît biensouvent pour s’en démarquer. À titre d’illustration, dans la critique de la police de proxi-mité qu’il formule dans son ouvrage L’insécurité en France 1, O. Foll (ancien directeurde la police judiciaire parisienne), consacre trois lignes à la tolérance zéro new-yorkaisequ’il présente comme une recette permettant de lutter contre le « laxisme » en concluantsur l’idée que « cet exemple mérite réflexion pour voir dans quelle mesure il pourraitêtre adapté dans notre pays ». En revanche, dans les solutions pratiques qu’il préconiseà la fin de son ouvrage, il n’y est nullement fait référence. La même discrétion est demise dans l’ouvrage que co-écrit un inspecteur général de la police nationale, L. Rudolph,avec Ch. Soullez (futur chef de département à l’Observatoire national de la délinquance)dans leur ouvrage, Insécurité : la vérité 2. La posture rétive des hauts fonctionnaires depolice au modèle new-yorkais s’explique en grande partie par la crainte de se voir imposerun modèle de fonctionnement de la police nationale, police du quotidien, où les com-missaires se trouveraient sous la responsabilité directe d’un maire auquel ils devraient,comme sous la Troisième République, rendre des comptes. De manière significative, dansune tribune publiée dans le journal Le Monde intitulée « Sécurité : se garder des pseudo-miracles », le secrétaire général du SCHFPN prend ses distances avec le modèle new-yorkais. Il défend en effet l’idée que la forte criminalité qu’a connue New York dans lesannées 1980 tiendrait aux difficultés financières de cette ville qui ont eu pour conséquenceune diminution des effectifs du New York Police Departement ayant « profondémentaffecté son potentiel. En revanche, ce sont aussi des fonds fédéraux qui ont permis lesrecrutements nécessaires dès 1990 et, par conséquent, le redressement spectaculaire quiimpressionne nos élites » 3. Au regard des dérives supposées d’une « municipalisation »de la police, le modèle de New York « doit, estime-il, inviter à la plus grande prudenceles maires qui rêvent de gérer, y compris au plan budgétaire, la sécurité de leurcommune » 4.

Ces multiples interventions dans l’espace public faisant référence à la tolérance zérotémoignent – dans une période où la gauche s’empare du thème de l’insécurité, où ellecherche des solutions, des recettes nouvelles – d’une effervescence du débat quant auxréponses à privilégier pour y remédier.

DÉCOUVERTE ET USAGES D’UN SLOGAN PAR LES ACTEURS POLITIQUES

S’il est difficile de mesurer leur impact auprès des élites politiques françaises, lesnombreuses références au modèle new-yorkais ont, en tous les cas, suscité l’intérêt denombre d’élus (de droite comme de gauche) qui, à partir de 1998, vont se rendre en« pèlerinage » à New York pour voir dans quelle mesure il serait possible de s’inspirer

veaux risques. Les quartiers de tous les dangers, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Insécurité : nouveauxenjeux. op. cit. ; Luc Rudolph, Christophe Soullez, Insécurité : la vérité, Paris, Lattès, 2002.

1. Olivier Foll, L’insécurité en France. Un grand flic accuse, Paris, Flammarion, 2002.2. L. Rudolph, C. Soullez, ibid.3. André-Michel Ventre, « Sécurité : se garder des pseudo-miracles », Le Monde, 16 mars

2001.4. A.-M. Ventre, ibid. Cf. infra sur les mises à distance expertes.

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des méthodes et des outils appliqués dans cette ville. Et certains vont rapidement mesurerles usages qu’ils peuvent en faire, notamment dans le cadre des compétitions électorales.

Le policy tourism 1 des élus

Durant l’été 1998, une mission de l’Association des maires de France (AMF) àlaquelle participe le maire UDF d’Amiens, G. de Robien, et le maire PS de Mulhouse,J.-M. Bockel, part à la découverte du NYPD. Elle est chargée de définir la position del’association sur le rôle des maires en matière de sécurité. Les deux élus assistent à unerevue de l’état-major policier et accompagnent une patrouille de police, dans le quartierde Harlem notamment, où la police, expliquent-ils à leur retour, « fait le ménage blocpar bloc » 2. En septembre 1999, Ch. Estrosi (député RPR et secrétaire national à l’ani-mation de ce parti politique), à son tour, part découvrir la police new-yorkaise, dont ilexplique la réussite par les méthodes de travail : « spécialisation, disponibilité, efficacité :voilà le tryptique de la réussite méthodologique ». Tout juste élu maire de Lyon, aprèsune campagne où la sécurité a constitué l’une des priorités de son programme électoral,le socialiste G. Collomb rencontre, à l’occasion de l’Assemblée mondiale des villes, sonhomologue R. Giuliani pour parler des problèmes de sécurité. Il en revient avec deuxconvictions : d’une part, une réponse efficace à la délinquance passe par une politiquede réponse systématique à tout acte de délinquance – « quand un cambrioleur casse uncarreau, il doit être remplacé aussitôt sinon vous en aurez un deuxième et le sentimentd’insécurité débutera » – d’autre part, il est nécessaire de coordonner les forces de sécuritésur une ville sur le modèle de la « Task force du NYPD » 3.

Bien d’autres élus, notamment ceux qui se sont spécialisés au sein de leur partisur les questions de sécurité, ont également fait le voyage à New York. À droite, c’estle cas de l’adjoint chargé des questions de sécurité d’Orléans, F. Montillot, mais aussidu futur maire de Toulouse, Ph. Douste-Blazy. En octobre 1999, celui-ci déclare à unjournaliste du Figaro : « J’ai décidé cet été de me rendre à New York afin d’étudierles remèdes et les raisons de ce qui est présenté partout dans le monde comme uneréussite exemplaire. Il y a six ans, j’ai vécu plusieurs mois à New York où j’avaisrejoint une équipe de chercheurs. Le contraste entre la situation d’hier et celled’aujourd’hui est saisissant : il n’y a plus de zones de non-droit, Harlem n’est plus leterritoire de ces bandes rivales qui entretenaient un véritable climat de guerre civile » 4.À gauche, Julien Dray (député de l’Essonne chargé des questions de sécurité au seindu PS), dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage où il dresse le constat des problèmesd’insécurité en France et des réponses à y apporter, se rend aussi à New York, en juillet1998.

Le succès du slogan « tolérance zéro » conduit les élus à faire du policy tourismà New York, il est aussi l’objet de plusieurs usages politiques ; trois peuvent êtredistingués.

1. Nous empruntons l’expression à David Dixon et Lisa Maher (« Containment, Quality ofLife and Crime Reduction : Policy Transfers in the Policing of a Heroin Market », dans T. Newburn,R. Sparks (eds), Criminal Justice and Political Cultures..., op. cit., p. 234-266, dont p. 259) quirappellent fort justement que le transfert du modèle new-yorkais résulte également de l’attractivitéde la ville, particulièrement propice à l’organisation de voyages d’étude.

2. « Deux députés français à l’école de la police new-yorkaise », Le Monde, 26 avril 2001.3. « À Lyon, Gérard Collomb veut reconquérir la place des Terreaux », Le Figaro, 21 juin

2001.4. Le Figaro, 2 octobre 1999.

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Les usages politiques de la tolérance zéro

Le premier usage est la mobilisation de la référence à la tolérance zéro dans le cadred’une stratégie de conquête électorale ou de démarcation politique au sein de son proprecamp. Elle a ainsi été agitée par des candidats comme « la » solution aux problèmes desécurité de la ville dans laquelle ils se sont présentés, particulièrement dans les grandesvilles – Paris, Lyon, Marseille. L’instrumentalisation de ce slogan est principalement lefait d’élus de droite jouant sur un registre punitif (plus de sanctions à l’égard des mineurs,mise sous tutelle des allocations familiales) et cherchant à se construire une image decandidat volontariste, ferme et efficace dans la lutte contre l’insécurité, autant de qualitésjugées positives qui seraient attachées à cette stratégie policière étrangère.

Dans cette perspective, l’usage de la tolérance zéro se double d’une critique dumodèle policier français, jugé inadapté à la résolution de problèmes parce que trop cen-tralisé, alors que le traitement de la délinquance devrait être effectué à partir du local, àpartir des maires. La critique s’accompagne d’ailleurs d’un plaidoyer en faveur d’uneplus grande responsabilité des maires et d’un accroissement de leurs pouvoirs de police,à l’instar de leur homologue new-yorkais. Significative à cet égard est la position défendueà Lyon par Ch. Millon face au candidat officiel de la droite, M. Mercier. Il se dit convaincuque « le pouvoir gouvernemental n’est plus à même de gérer cette question » et « proposeque le maire de Lyon et les maires d’arrondissement exercent pleinement leurs fonctionsd’officier de police judiciaire » 1. De même, à Paris, dans le cadre de la lutte interne quioppose les différents candidats RPR, J. Toubon se dit partisan « d’un transfert des pou-voirs de police au maire » afin de parvenir, comme à New York, à une « tolérance zéropour l’incivisme et la délinquance » 2.

La tolérance zéro est également mobilisée dans une stratégie de repositionnementau sein de son propre camp politique. On peut classer dans cette catégorie les prises deposition des « atlantistes » qui prônent, au sein du RPR, une ligne résolument libérale.À la tête de Démocratie libérale, A. Madelin, dès 1998, s’est posé en fervent défenseurdu modèle new-yorkais 3. Avec une position un peu plus nuancée, N. Sarkozy a joué surle même registre. Dans un passage de son livre Libre, publié en 2001, il vante les résultatsobtenus à New York : « D’autres démocraties que la nôtre, confrontées aux mêmes pro-blèmes, ont obtenu des résultats. L’exemple new-yorkais est le plus connu. Il a mêmefini par être banalisé. Qui aurait pu imaginer il y a seulement dix années que le métrode New York deviendrait l’un des plus sûrs au monde ? » Au regard de « ce modèle deréussite », il défend l’idée que « le responsable [de la sécurité] ne peut être que le maire,démocratiquement élu et ayant la charge de la bonne marche quotidienne de la cité. Quicontesterait que la sécurité ne fait pas partie de cette bonne marche ? » 4.

Le second usage de la référence à la tolérance zéro est le fait d’élus dans le cadred’une critique « experte » de la politique gouvernementale. Ces élus ont pour particularitéde détenir un savoir spécialisé acquis dans leur activité professionnelle (magistrat, poli-cier, avocat, consultant en sécurité). Et c’est précisément au nom de ce savoir, de leurstatut professionnel, qu’ils interviennent dans le débat public. Plusieurs figures de droitepeuvent ici être évoquées – celles des juges G. Fenech et A. Marsaud, ou du consultant

1. Le Monde, 6 mars 2001.2. « Toubon joue le Paris gagnant », Le Figaro, 30 juin 1998.3. « Le président de DL s’efforce de tirer le libéralisme vers la modernité », Le Figaro,

19 octobre 1998.4. Nicolas Sarkozy, Libre, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 196 et p. 253-259.

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en sécurité, F. Montillot. Ce sont ces élus qui formulent les plus fervents plaidoyers enfaveur de la tolérance zéro. La tribune de G. Fenech dans Le Figaro du 5 novembre 2005,où il reprend mot à mot l’introduction de son ouvrage Tolérance zéro. En finir avec lacriminalité 1, est significative de l’approche « punitive » défendue par certains de ces« élus experts » : « Appliquée aux violences urbaines, la tolérance zéro ne signifie pasl’éradication de toute forme de criminalité. La tolérance zéro est une nouvelle approchedu crime et de la violence. [...] La tolérance zéro veut aussi marquer une rupture avectrente ans de tolérance sans bornes qui nous ont conduits à une impasse. [...] Finie, donc,l’école de l’excuse, de la déresponsabilisation et de l’angélisme face à la criminalité. [...]En France, le miracle new-yorkais est aussi possible » 2. Ici, la tolérance zéro est doncutilisée pour défendre une ligne de discours sur la lutte contre l’insécurité très dure, maisassez éloignée du modèle new-yorkais, puisqu’elle est entendue avant tout comme uneréponse judiciaire et non policière. Sous couvert de nouveauté, voire de « modernité »,par opposition aux recettes des politiques préventives taxées de « laxisme » et considéréescomme désuètes, il s’agit de défendre une politique classique de renforcement des mesuresrépressives. Il s’agit aussi de redéfinir clairement les frontières partisanes en renvoyantla gauche à son « angélisme ».

Le troisième usage est la mobilisation de la référence à la tolérance zéro par desélus de gauche visant à afficher leur décomplexion sur un thème traditionnellement consi-déré comme étant le monopole de la droite. On trouve principalement, parmi ces élus,ceux qui sont classés à l’aile « droite » du parti socialiste, de tendance libérale, qui necachent pas leur admiration pour la « troisième voie » de Tony Blair : J.-M. Bockel etG. Collomb sont les deux principaux élus de gauche qui ont ainsi mobilisés la tolérancezéro.

Quel qu’en soit l’usage, il est frappant de constater que le recours à la tolérancezéro s’inscrit systématiquement dans le cadre d’une critique des vieilles recettes d’actionpublique, de leur usure. Surtout, par ses succès sur la chute de la délinquance et la fermetéqu’elle incarne, la mobilisation de la tolérance zéro permet d’afficher à la fois un fortvolontarisme politique (ne pas avoir peur) et une approche dite pragmatique renvoyant« au bon sens » (on s’appuie sur ce qui marche ailleurs).

LA TOLÉRANCE ZÉRO DANS LES PRATIQUES DES ACTEURSET DES PROGRAMMES DE SÉCURITÉ

Au-delà des usages de ce slogan dans les batailles électorales, il convient de saisircomment la tolérance zéro influence les politiques françaises de sécurité. Il s’agit doncde s’intéresser aux effets pratiques de ces discours, à leur traduction dans des mesures,des outils et des instruments d’action publique aussi bien à l’échelle nationale que locale.Qu’est-ce qui est transféré ? Quel est le degré du transfert ? Quels sont les effets de cestransferts ? Deux précisions tirées de la littérature sur les transferts de politiques publiquessont ici nécessaires. Il est d’abord essentiel de réfléchir sur la nature de ce qui est trans-féré 3. Une politique publique est constituée d’un ensemble assez disparate d’éléments

1. Georges Fenech, Tolérance zéro. En finir avec la criminalité et les violences urbaines,Paris, Grasset, 2001.

2. « Tolérance zéro. En finir avec la criminalité », Le Figaro, 5 novembre 2005.3. David Dolowitz, David Marsh, « Learning from Abroad : The Role of Policy Transfer in

Contemporary Policy-Making », Governance, 13, 2000, p. 5-24.

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(symboles, doctrines, instruments de politiques) qui constituent des facettes différentesde la réalité. La circulation des mots, des symboles, ne signifie pas nécessairement letransfert des programmes et des instruments. Des pratiques peuvent être importées sansqu’y soit fait référence dans le discours politique, parce qu’elles risqueraient par exemplede ne pas apparaître légitimes politiquement. À l’inverse, des programmes peuvent êtreannoncés à grand renfort de déclarations tonitruantes sans véritablement entrer dans desprogrammes d’action 1. Ensuite, plutôt que de présumer un mimétisme ou un transferttotal – ou symétriquement, une imperméabilité des modèles nationaux –, il paraît plusjudicieux de distinguer entre plusieurs degrés de transfert : la copie (un programme esttout simplement transféré), l’émulation (les idées derrière une politique particulière sontadoptées ailleurs), la mixture (où différents programmes sont mélangés), l’inspiration (lesidées d’un programme particulier sont utilisées mais le programme final diffère signifi-cativement) 2. On verra ainsi que, si le modèle new-yorkais inspire un certain nombre deréformes, sa mise en œuvre est, au mieux, partielle. L’usage du slogan « tolérance zéro »masque en effet des pratiques qui, en raison notamment du contexte institutionnel français(pouvoirs limités des polices municipales), de la culture préventive française bien ancréeou des résistances quant à une trop grande managérialisation de l’action policière, appa-raissent comme sensiblement différentes des politiques new-yorkaises.

LA TOLÉRANCE ZÉRO DANS LA POLICE NATIONALE : DES INSPIRATIONSLOINTAINES

Les ministres successifs depuis la fin des années 1990 ont à plusieurs reprises faitréférence à la tolérance zéro, souvent d’ailleurs de façon positive. C’est le cas notammentde deux d’entre eux, J.-P. Chevènement et N. Sarkozy (cf. supra). Tous les deux ontmême organisé des voyages d’étude à New York afin de s’inspirer de ce qui se faisaitdans la capitale new-yorkaise.

Temps 1 : la mission Chevènement

Le ministre de l’Intérieur J.-P. Chevènement envoie une mission de cinq membres,dirigée par un conseiller du ministre, le commissaire J.-P. Havrin, à New York pendantune douzaine de jours au début de l’année 1998. À une époque où le ministère de l’Inté-rieur est en train de renouveler la doctrine d’emploi des forces de sécurité publique 3,l’expérience new-yorkaise constitue en effet un vivier potentiel pour les policiers français.La mission rendra deux types de rapports, l’un retraçant l’expérience new-yorkaise, l’autreeffectuant des préconisations. Or, la mise à distance apparaît particulièrement nette.D’abord, les policiers français soulignent que le droit américain autorise à la police despratiques que ne permet pas le droit français (notamment la possibilité de tendre despièges aux délinquants). Surtout, les préconisations inspirées du cas new-yorkais sont

1. Cette deuxième possibilité ne doit cependant pas conduire à nier l’existence d’un transfert.Au contraire, il faut souligner l’importance de la dimension discursive dans les logiques de transfert,à la suite de Patrick Hassenteufel (« De la comparaison internationale à la comparaison transnatio-nale. Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques »,Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 113-132, dont p. 125-130).

2. D. Dolowitz, D. Marsh, « Learning from Abroad... », art. cité, p. 13.3. Voir le récit bien informé qu’en fait Sebastian Roché (Police de proximité, Paris, Seuil,

2005).

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très éloignées de ce que l’on pouvait a priori attendre de la tolérance zéro. La missionretient en effet, selon le compte rendu qui en a été donné dans Le Monde 1, les recom-mandations suivantes : créer dans des sites pilotes des associations qui serviraient decontacts avec les forces de police ; responsabiliser les policiers par secteur afin de créerune obligation de résultats ; réaliser un sondage au sein de la police et de la populationpour savoir ce que les gens attendent de la police. Sur ces trois propositions, seule laseconde renvoie directement à la politique de tolérance zéro, et encore, dans ses aspectsles moins répressifs (et les moins spécifiques, puisqu’il s’agit ici de modèles de policeassez répandus dans les pays anglo-saxons). Les deux autres ne renvoient pas à la tolé-rance zéro, elles désignent plutôt des mesures de rapprochement entre police et population(et témoignent en même temps à nouveau de la complexité de la politique new-yorkaise,qu’il ne faut pas réduire à une simple politique de sanction accrue). Autrement dit, enpartant de New York, la mission retient d’abord et avant tout l’idée de community poli-cing ! Par la suite, d’ailleurs, la réforme de la police de proximité s’éloignera quelquepeu de cette orientation de tolérance zéro, pour s’apparenter plutôt au community policinganglo-saxon 2. Si l’on reprend les catégories de transfert avancées plus haut, il s’agit icid’une inspiration (les idées sont reprises très librement) dans la mesure où les « passeurs »empruntent des pratiques de la police new-yorkaise qui sont assez éloignées du cœur dela tolérance zéro.

Temps 2 : Sarkozy et la culture du résultat

La nouvelle politique conduite par le ministre de l’Intérieur, à partir de 2002, semblecorrespondre plus fortement à la politique de tolérance zéro. On sait que N. Sarkozy n’avaitpas caché dans le passé l’appréciation positive qu’il avait des politiques new-yorkaises (cf.supra). En outre, rapidement après son arrivée au ministère de l’Intérieur, en juillet 2002,N. Sarkozy fait le voyage à New York et annonce une série de mesures, notamment autourde « la culture du résultat », qui peuvent s’apparenter à la politique de tolérance zéro. Deuxregistres différents vont être en fait mobilisés par le ministre de l’Intérieur. Le premierconsiste en une pénalisation accentuée d’un certain nombre de comportements (en parti-culier les rassemblements gênants dans les halls d’immeuble) et en une réorientation del’action des forces de police vers la police judiciaire et l’interpellation des délinquants.Cette réorientation, qui traduit une conception principalement répressive de l’usage desforces de police, s’apparente à certains aspects du modèle new-yorkais, notamment dansla tentative de réoccuper les espaces publics. Mais il faut se garder d’y voir une formed’emprunt, autre que lointain, aux méthodes new-yorkaises : il y a ici un retour à despratiques classiques de la police nationale autour de ses standards d’action traditionnels 3.

1. « Une mission du ministère de l’Intérieur s’est rendue aux États-Unis du 26 janvier au6 février », Le Monde, 16 février 1998.

2. Même si les logiques de transfert sont ici aussi loin d’être évidentes. Sebastian Roché(Police de proximité, op. cit.) note plus une affinité entre les modèles de community policing et lapolice de proximité à la française. Par ailleurs, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur audébut de la réforme, ne cache pas une certaine hostilité à l’égard de la « police communautaire »anglo-saxonne qu’il soupçonne de trahir les idéaux républicains (S. Roché, ibid., p. 46-47).

3. Nicolas Sarkozy fait en effet appel aux responsables traditionnels de la police nationaledans sa réorientation (notamment les responsables ayant déjà officié lors du passage de CharlesPasqua au ministère de l’Intérieur), sans que l’on trouve trace d’une quelconque inspiration desméthodes retenues par William Bratton (voir entretien avec Dominique Monjardet, « La crise del’institution policière ou comment y faire face ? », Mouvements, 44, mars-avril 2006, p. 67-77).

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Le second registre mobilisé par le nouveau ministre de l’Intérieur repose sur la tentatived’imposer une « culture du résultat » au sein de la police française. Cette politique se traduitnotamment par la mise en place de tableaux de bord mensualisés avec convocation des préfetsayant les meilleurs ou les plus mauvais résultats, par l’instauration de primes au mérite pourles policiers, ainsi que par la diffusion d’instruments (tels que la main courante informatisée)permettant d’avoir un meilleur suivi de l’activité des forces de police. Au sein de cet ensemblede mesures, l’une d’elles, la convocation des préfets en fonction des évolutions de la délin-quance dans leur département, n’est pas sans rappeler la pratique de la police new-yorkaise.C’est d’ailleurs de la sorte qu’elle sera présentée par N. Sarkozy 1. Toutefois, ici encore,l’empreinte des modes opératoires nationaux demeure essentielle. Les réunions de la policenew-yorkaise sont hebdomadaires, impliquant un travail précis sur les zones de délinquance(avec un logiciel, Compstat) et un examen des stratégies d’action conduites, réunions aucours desquelles les responsables des différents precincts sont interrogés très minutieusementet systématiquement par les dirigeants du NYPD. Les réunions organisées par le ministre del’Intérieur prennent, par contraste, un tour plus symbolique qu’opérationnel. Les réunionssont mensuelles, présidées par le ministre et se déroulent au niveau national, ce qui rendimpossible une vraie réflexion opérationnelle, et ne sont convoqués que les préfets ayant lesmeilleurs ou les plus mauvais chiffres. Autrement dit, là où le système new-yorkais est tournévers les dimensions opérationnelle et professionnelle et le traitement localisé des problèmes,son appropriation française est caractérisée par l’affichage symbolique, l’implication du poli-tique et la remontée au niveau national. Par ailleurs, quand les réunions new-yorkaises ontinduit des rétrogradations ou promotions, voire des licenciements, la politique française estloin de comporter de telles conséquences en terme de gestion des carrières des fonctionnaires.Ces réunions seront en outre abandonnées au bout de quelques mois.

De ce point de vue, la réorientation de la politique policière dans un sens « law andorder » par le nouveau ministre de l’Intérieur à partir de 2002 ne s’inspire que vaguementdes méthodes new-yorkaises. Le tournant répressif se conçoit plutôt comme un retouraux méthodes traditionnellement valorisées par une partie de la profession policière fran-çaise. La « culture du résultat » est très largement intégrée aux pratiques professionnelleset politiques dominantes, ou plutôt réactivée à cette occasion. On notera, enfin, un autrepoint dont les effets ne sont pas négligeables : le ministre de l’Intérieur s’annonce trèsrapidement comme un futur candidat à l’élection présidentielle, cette stratégie politiquerendant particulièrement peu souhaitable la multiplication des bavures 2. Or, on le sait,l’un des défauts fréquemment pointés de la politique new-yorkaise a été justement l’exis-tence d’une plus grande violence des forces policières 3.

LA « TOLÉRANCE ZÉRO » DANS LES POLITIQUES LOCALES : DES EMPRUNTSPARCELLAIRES

Voyons maintenant ce qu’il en est dans les politiques locales. Ici, la difficulté métho-dologique est importante, dans la mesure où nous n’avons que peu d’informations sur

1. « La police “au résultat” commence aujourd’hui », Le Figaro, 11 octobre 2002.2. Voir, sur ce point, Fabien Jobard, « Sociologie politique de la racaille. Les formes de

passage au politique des “jeunes bien connus des services de police” », dans Hugues Lagrange,Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Presses deSciences Po, 2006, p. 59-79, dont p. 71-73.

3. Judith Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in NewYork City », Crime and Delinquency, 45 (2), 1999, p. 171-187.

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les politiques locales conduites en matière de police. Nonobstant cette précaution, ilsemble que le nombre d’expériences locales où la tolérance zéro a constitué une véritableréférence dans la conduite des politiques de sécurité soit particulièrement réduit. Dansles travaux existants aujourd’hui sur les politiques locales de sécurité, nous n’avons pastrouvé trace de maires revendiquant l’usage de la tolérance zéro et/ou de pratiques depolice municipale s’y référant explicitement 1.

Aux Mureaux, par exemple, dont le maire avait adopté un style politique mêlantpunitivité et un certain populisme, il n’est pas question de référence à la tolérance zéro,voire même de changement des pratiques de la police municipale dans un sens pluspunitif ou managérial 2. Significativement, parmi les maires s’étant déclarés favorables àla tolérance zéro, aucun d’eux n’a modifié les pratiques de sa police municipale dans unsens conforme aux orientations de celle-là. Particulièrement symptomatiques sont, sur cepoint, les exemples des villes de Mulhouse ou d’Amiens. De retour de New York, lesmaires de ces deux villes n’ont pas transformé la doctrine de leur police municipale dansun sens conforme aux prescriptions du modèle new-yorkais 3. Pour la ville de Lyon, dontle maire s’est également déclaré favorable à cette politique, la mairie a redéployé seseffectifs de police municipale et a conduit, en lien avec la police nationale, une politiquede surveillance des espaces publics (notamment autour des gares ferroviaires ou dans lecentre-ville) et d’implication accrue dans la lutte contre la petite délinquance, sans quel’on puisse parler pour autant d’application de la tolérance zéro 4. Les emprunts les plusimportants ont été opérés dans l’usage des instruments technologiques, et en particulierles logiciels de cartographie de la délinquance et de mesure des résultats. Certaines villesse sont dotées de logiciels permettant de localiser assez précisément les actes de délin-quance au sein de la commune (à l’instar de Quimper, Aulnay-sous-Bois ou Roubaix 5).Si les élus locaux de droite laissaient paraître une plus grande réceptivité vis-à-vis du« miracle new-yorkais », on ne trouve pas pour autant de logique partisane affirmée dansla conduite des politiques locales.

Mais c’est sans doute le cas de la préfecture de police de Paris qui présente l’exemplele plus poussé de tentative d’importation du Compstat new-yorkais 6. Avec la réforme dela police urbaine de proximité, ont été mis en place des Bureaux de coordination opéra-tionnel (BCO) où se trouve centralisée l’information en matière de procès-verbaux,plaintes, comptes rendus d’activité des brigades et des îlotiers dans les différents arron-dissements. Ces bureaux sont chargés de traiter et analyser l’information. À partir de2001, le nouveau préfet de police de Paris commence à mettre en place des réunionshebdomadaires par secteur où sont examinés systématiquement les problèmes de

1. Voir Jérôme Ferret, Christian Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, Paris, PUF, 2005 ;Tanguy Le Goff, Les maires : nouveaux patrons de la sécurité ?, Rennes, Presses Universitaires deRennes, 2008 ; Jacques de Maillard, « Les politiques de sécurité. Réorientations politiques et dif-férenciations locales », Sciences de la société, 65, mai 2005, p. 105-122.

2. Jacques de Maillard, « Sans angélisme. De la lutte contre l’insécurité dans une communede banlieue parisienne », dans J. Ferret, C. Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, ibid., p. 45-61.

3. Pour Amiens, voir Tanguy Le Goff, « Un maire patron de la sécurité locale », dans J. Ferret,C. Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, ibid., p. 23-43.

4. Séverine Germain, « Les politiques locales de sécurité en France et en Italie. Une compa-raison des villes de Lyon, Grenoble, Bologne et Modène », thèse pour le doctorat en science poli-tique, Grenoble, Institut d’études politiques, 2008, p. 477-485.

5. « À Roubaix, une carte pas très tendre », Libération, 26 septembre 2002.6. Emmanuel Didier, Des statistiques pour un nouveau management de la police, Rapport

ACI « Sécurité routière et société », 2005 ; Dominique Monjardet, Christian Mouhanna, Réinventerla police urbaine : Paris-Montréal, rapport CAFI-PUCA, 2005.

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délinquance et, une fois par mois, les chefs d’arrondissement doivent présenter les prin-cipaux résultats de leur territoire (évolution de la délinquance, taux de résolution, activitécontraventionnelle des services de police, etc.). Ces réunions obligent les commissairesà se défendre très sérieusement en cas de mauvais résultats. L’un des participants com-mente : « Ces réunions, ça dure trois heures, il y a une ambiance assez “ examen”. Onne joue pas sa tête mais le commissaire qui rapporte de mauvais résultats trois fois sansdévelopper une stratégie est “mal assis”. [...] Ce suivi pèse sur le fonctionnement local.Le regard du préfet est assez pointu, précis, assez inquisitorial » 1.

Autrement dit, il semble que les pratiques de tolérance zéro aient contribué à inspirerdes municipalités ou des services locaux de l’État souhaitant redéployer leurs effectifs,faire un usage de moyens technologiques pour contrôler l’espace public et mettre enplace des mesures plus répressives en matière d’occupation de l’espace public. Cependant,même dans ces cas, l’expérience new-yorkaise joue un rôle bien limité : elle stimule desidées plus qu’elle ne façonne des recettes.

DE LA RÉAPPROPRIATION À L’AUTONOMISATIONDE LA TOLÉRANCE ZÉRO

Les deux parties précédentes témoignent d’un contraste entre les rhétoriquesdéployées autour de la tolérance zéro new-yorkaise et son usage dans les politiquesnationales et locales. Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce seul constat d’un écart entrediscours et pratique, symbole et substance. En regardant plus attentivement les discoursmobilisés et les recettes d’action publique proposées, on observe toute une série de dépla-cements et de réappropriations autour de la tolérance zéro. Ces déplacements s’exprimentde différentes manières. D’abord, des acteurs font référence à la tolérance zéro pour s’endémarquer, soit en insistant sur les difficultés du transfert, soit en arguant de son caractèrenon souhaitable, soit en se réappropriant cette notion dans leur univers de référence. Defaçon plus radicale s’est diffusé un usage généralisé de la figure de la tolérance zérodétachée de la référence à la politique new-yorkaise.

LA TOLÉRANCE ZÉRO NEW-YORKAISE, ENTRE INSPIRATION ET REJET

Cette mise à distance de la tolérance zéro s’est en fait assez rapidement expriméedans les champs politiques autant qu’experts. Elle s’opère de deux façons différentes :chez les experts, il s’agit d’un déplacement (ils remplacent la référence à la tolérancezéro par d’autres modèles, souvent puisés au sein même des expériences américaines),tandis que pour les acteurs politiques, il s’agit d’un glissement plus ou moins conscient(la tolérance zéro est progressivement traduite dans un autre univers de sens, passant dela politique policière à la politique judiciaire).

Rejets et déplacements : les mises à distance expertes

Il ne faudrait pas penser que les experts ont joué un simple rôle de diffuseur dumodèle new-yorkais. Au contraire, il apparaît que, même parmi ceux qui en sont a

1. Cité dans D. Monjardet, C. Mouhanna, Réinventer..., ibid., p. 89.

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priori les promoteurs, une série de précautions a pu être exprimée. En fait, la plupartdes études et rapports considèrent, avec des inflexions différentes, que la politique detolérance zéro n’est ni directement applicable, ni nécessairement souhaitable enFrance.

Les missions, rapports et ouvrages portant sur le cas new-yorkais sont rarementcatégoriques. Deux exemples peuvent en être donnés. Dans L’Amérique, la violenceet le crime, A. Bauer et E. Pérez consacrent un chapitre entier à ce qu’ils appellent(tout en le mettant entre guillemets), « Le miracle de New York » 1, détaillant ample-ment les stratégies mobilisées par la police new-yorkaise, mais ils ne terminent paraucune recommandation spécifique. Ils relatent la redéfinition des objectifs et lesoutils utilisés par le NYPD sans s’en faire les promoteurs explicites. S’ils affirment(ce qui constitue d’ailleurs un jugement controversé au sein de la littérature scien-tifique) que, « dans la lutte contre la criminalité, le succès enregistré à New Yorksemble avant tout dû à l’activité de la police » (p. 8), ils rendent compte égalementde ce qu’ils appellent les dysfonctionnements, les tensions avec les minorités qu’unetelle politique a provoqué (p. 40-42). De façon plus directe encore, le rapport sur lesviolences urbaines réalisé par les deux universitaires S. Body-Gendrot et N. LeGuennec 2, commandé par le ministre de l’Intérieur J.-P. Chevènement, reste scep-tique quant aux leçons à retenir des politiques new-yorkaises (et des pratiques anglo-saxonnes de façon plus générale). Si les auteurs soulignent les succès new-yorkais(l’utilisation réussie de la technologie et la responsabilisation des policiers notam-ment), elles relativisent la performance au regard des évolutions connues dansd’autres villes et, surtout, soulignent les risques politiques associés à de tellesméthodes policières : « Les pratiques de la police new-yorkaise accompagnées d’undiscours triomphaliste se paient d’un prix très élevé pour les jeunes issus des mino-rités » (p. 123) 3.

Dans une large partie des travaux français, c’est en fait une dissociation qui estopérée entre deux inspirations américaines : l’une est celle de la théorie de la vitre brisée,qui consiste à tenter d’enrayer une spirale de la dégradation dans les quartiers en mobi-lisant les communautés de voisinage 4, l’autre est celle de la politique de tolérance zérotelle qu’elle a été conduite à New York par W. Bratton et R. Giuliani. S. Roché, dans unouvrage paru en 2002 au titre en forme d’interrogation (Tolérance zéro ?), met en évi-dence les dangers associés à de telles politiques et parle à leur propos d’imbécillitépénale : « Pour améliorer les choses, il suffit de répondre à tout » 5. Reprenant les proposde G. Kelling 6 – l’un des auteurs de la théorie de la vitre cassée et inspirateur initial dela politique new-yorkaise –, S. Roché parle de la tolérance zéro comme de l’enfant illé-gitime de la vitre cassée 7. Dans un autre ouvrage qui fait une large place aux expériences

1. Alain Bauer, Émile Pérez, L’Amérique, la violence et le crime, Paris, PUF, 2000, p. 8-42.2. Sophie Body-Gendrot, Nicole Le Guennec, Mission sur les violences urbaines, Paris, La

Documentation française, 1998.3. Les auteurs soulignent également les risques politiques d’une telle politique de répression

en France, où les médias continuent de relayer la résistance de certains intellectuels contre lesdérives répressives, tandis qu’aux États-Unis, « la compassion sociale a trouvé ses limites »(S. Body-Gendrot, N. Le Guennec, ibid., p. 136).

4. Il s’agit de l’article de J. Q. Wilson, G. Kelling, « Broken Windows.. », art. cité.5. Sebastian Roché, Tolérance zéro ? Incivilités et insécurité, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 150.6. George Kelling, « Fixing Broken Windows, an Interview », Law Enforcement News,

22 (511-512), mai 1999, p. 8-14.7. S. Roché, Tolérance zéro ?..., op. cit., p. 145.

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américaines 1, plusieurs auteurs font un constat similaire : autant la vitre cassée suggèreune politique de remobilisation collective contre l’insécurité, autant la tolérance zéro neconstitue une politique ni souhaitable, ni applicable en France.

Le positionnement des experts traduit donc à la fois un rejet et un déplacement.Rejet, certes nuancé, dans la mesure où nulle part la politique new-yorkaise est perçuecomme adaptable (à la fois parce que ce n’est pas possible et parce que ce n’est passouhaitable) ; elle peut tout au plus constituer une source d’inspiration en matière deresponsabilisation professionnelle ou d’adoption d’une stratégie politique. Déplacement,dans la mesure où ces experts ouvrent souvent la focale pour faire circuler d’autresexpériences américaines qui prennent leur source ailleurs. Ce sont notamment les réfé-rences à la vitre cassée ou au community policing promus ailleurs aux États-Unis quiretiennent l’attention.

Rejets et glissements : les esquives politiques

Parmi les acteurs politiques, les références faites à la tolérance zéro par des acteurspolitiques locaux essentiellement, ne s’installent pas véritablement au niveau national. Sicertains partis, comme Démocratie libérale, y font référence au cours de l’année 1998(cf. supra), la plupart des responsables s’en détacheront. Significatifs à ce propos sontles positionnements adoptés par le gouvernement de gauche plurielle et par le candidatRPR à l’élection présidentielle.

On sait que J. Chirac a utilisé la sécurité au cours de sa campagne présidentiellede 2002 pour fragiliser son principal concurrent, L. Jospin. On aurait pu considérerque la tolérance zéro allait constituer dans cette perspective un slogan mobilisablepolitiquement. Or, si J. Chirac évoque à plusieurs reprises la tolérance zéro dans sespremiers discours de campagne, c’est pour s’en démarquer rapidement. Sa déclarationdu 14 juillet est significative : « Il est donc indispensable que l’on retienne le principeque toute agression, tout délit doit être sanctionné au premier délit. C’est ce qu’onappelle la tolérance zéro. Naturellement, je ne fais pas référence à la façon dont lemaire de New York a traité ses affaires. Ce n’est pas notre culture. Mais je dis quenous avons, en France, une technique judiciaire qui existe – la réparation – et quin’est pas utilisée » 2. En fait, le chef de l’État, qui s’apprête à devenir candidat àl’élection présidentielle, prend bien soin de se démarquer de cette référence améri-caine, de façon certes quelque peu elliptique, et lui substituera un autre slogan :l’impunité zéro. Cette mise à distance pointe la volonté de ne pas s’en tenir à unesimple dimension répressive, dans la mesure où est – vaguement – fait référence àun outil sous-utilisé, la réparation, qui semble figurer ici comme une alternative à laseule répression. Surtout, l’attention est portée sur l’action judiciaire (punir les auteursinterpellés) plutôt que policière. Par la suite, même si la campagne présidentielle seraconduite sur la thématique de la sécurité, la référence à la tolérance zéro – et pluslargement tout programme précis en matière policière – disparaît du répertoire duprésident de la République.

1. F. Ocqueteau (dir.), Community Policing..., op. cit. Voir notamment l’article d’Anne Wyve-kens (« Community policing façon Chicago, ou du bon usage de l’exemple américain », dans ibid.,p. 109-134) qui promeut le community policing chicagoan plutôt que la tolérance zéro new-yorkaise.Sur le community policing à Chicago, voir Wesley Skogan, Police and Community in Chicago. ATale of Three Cities, Oxford, Oxford University Press, 2006.

2. Déclaration du 14 juillet 2001, rapportée dans Le Monde, 17 juillet 2001.

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Quand il arrive au pouvoir en 1997, le parti socialiste fait son aggiornamento en matièrede sécurité 1. Malgré cela, les références à la tolérance zéro new-yorkaise vont se faire plutôtprudentes. Après un certain malaise, les responsables gouvernementaux vont assez claire-ment marquer une distance par rapport à l’expérience new-yorkaise. Deux déclarations ensont particulièrement symptomatiques. Interrogé dans Le Figaro sur sa position par rapportà la tolérance zéro pratiquée à New York, J.-P. Chevènement commence par reconnaître leseffets de cette politique en matière de baisse des taux d’homicide, pour immédiatementpréciser que le niveau des homicides en France est sans commune mesure par rapport à lasituation américaine. Il insiste ensuite sur les différences entre France et États-Unis : « Nousne sommes pas dans le même type de société et nous ne devons pas nous en rapprocher.La citoyenneté est le socle de la sûreté » 2. Quand le journaliste le réinterroge sur la tolérancezéro, le ministre de l’Intérieur déplace le débat sur le terrain judiciaire en indiquant que toutacte délictueux devait trouver une réponse judiciaire, même si cette réponse n’était pasnécessairement la prison. Dans Le Monde du 6 septembre 2001, la ministre de la Justice,M. Lebranchu, indiquait que le gouvernement ne voulait « pas reproduire le modèle améri-cain de la “tolérance zéro” », tout en plaidant pour « une réponse pénale à toute infractionà la loi. Ce qui veut dire qu’aucun délit ne doit rester impuni » 3, dans une formulationétonnamment proche de celle utilisée quelques semaines plus tôt par J. Chirac.

Le déplacement du débat ainsi opéré plus ou moins consciemment par les acteurspolitiques, président et gouvernement, est intéressant : la tolérance zéro est ici entendueau sens de réponse judiciaire à tous les délits, notamment ceux conçus par les mineurs.Or, la tolérance zéro new-yorkaise ne porte pas principalement sur cette question : ils’agit d’une doctrine d’emploi des forces de police non spécifiquement centrée sur lesmineurs, plutôt que d’une redéfinition de la réponse judiciaire principalement concernéepar la délinquance juvénile. De façon progressive, les acteurs politiques intériorisent laréférence à la tolérance zéro pour en faire autre chose que celle représentée dans le casnew-yorkais ; de ce fait, ils préparent le terrain à l’autonomisation de la référence à latolérance zéro (cf. infra).

Autrement dit, la tolérance zéro devient une référence vague à un modèle qui estcensé marcher 4, mais faisant l’objet de traductions constantes en fonction des objectifsque s’assignent les acteurs mobilisant cette référence. De ce fait, la tolérance zéro perdtoute consistance. Ainsi que le remarquaient Jones et Newburn pour le Royaume-Uni, sila tolérance zéro se déplace, c’est en changeant de sens en fonction des contextes 5.

1. Voir notamment les actes du colloque de Villepinte, Des villes sûres pour des citoyenslibres, Paris, La Documentation française, 1997.

2. « Jean-Pierre Chevènement : “ma conception de la société” », Le Figaro, 6 juillet 1999.3. « Mme Lebranchu et M. Vaillant veulent remobiliser la gauche sur la sécurité », Le Monde,

6 septembre 2001.4. Voir, à ce propos, les remarques de Fabien Desage et Jérôme Godard, « Désenchantement

idéologique et réenchantement mythique des politiques locales. Retour critique sur le rôle des idéesdans l’action publique », Revue française de science politique, 55 (4), août 2005, p. 633-661, dontp. 655-660.

5. Trevor Jones, Tim Newburn, « The Convergence of US and UK Crime Control Policy :Exploring Substance and Process », dans T. Newburn, R. Sparks (eds), Criminal Justice and Poli-tical Cultures..., op. cit., p. 123-151, dont p. 133. Maurice Punch, à partir de l’exemple néerlandais,considère que la tolérance zéro est une notion vague utilisée par les acteurs politiques et policiersselon quatre significations différentes : des sanctions renforcées dans la délinquance de rue, la luttecontre les désordres mineurs en référence à la théorie de la vitre cassée, Compstat et la gestionmanagériale des effectifs, et une police qui s’affirme plus (Maurice Punch, Zero Tolerance Policing,Bristol, The Policy Press, 2007, p. 33-35).

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L’AUTONOMISATION D’UN SLOGAN

La tolérance zéro a progressivement été mobilisée de manière déconnectée de lapolitique new-yorkaise pour simplement désigner la fermeté de l’action à mener face àun problème social : tolérance zéro face au tabagisme, contre les risques de santé, contreles propos racistes, pour les missiles nord-coréens, pour le cannabis, voire même contreles dérapages de N. Sarkozy ! Cet usage de la figure de la tolérance zéro fait l’objet d’uneforme de traduction qui la coupe de son socle new-yorkais. C’est une référence particu-lièrement utilisée par des acteurs politiques souhaitant afficher leur volontarisme. Parexemple, en tant que ministre de l’Intérieur, N. Sarkozy parle de tolérance zéro pendantles émeutes de novembre 2005 (après 4 jours d’émeutes) 1. Plus généralement, il use decette référence de façon récurrente : contre les attaques d’extrême droite, les infractionsroutières, les attaques antisémites, la tolérance double zéro pour les crimes racistes, etc.

Les occurrences dans la presse de la référence à la tolérance zéro traduisent biencette autonomisation par rapport à la politique new-yorkaise. En utilisant la base dedonnées Europresse.com, nous avons fait compléter notre première recherche (croisant« tolérance zéro » et « New York ») par une seconde avec le seul critère « tolérancezéro ». Dans le deuxième cas, on obtient une augmentation quasi continue de l’utilisationde ce terme : 30 documents en 1998 ; 372 documents en 2001 ; 568 documents pour 2003(avant une baisse en 2004). En croisant « tolérance zéro » et « New York », on obtenaitune augmentation certaine à la fin des années 1990, suivie d’une baisse depuis 2002.

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1. <http://www.rfi.fr/actufr/articles/070/article_39517.asp>.

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Au final, au regard des rhétoriques politiques mobilisées, il apparaît que le rapportà la tolérance zéro est nettement plus ambivalent que ne le suggèrent les théorisations aufondement empirique pour le moins incertain sur le « fac-similé » européen : d’abord, onest loin d’avoir une fascination de l’ensemble des acteurs politiques et des experts vis-à-vis de cette politique ; ensuite, la plupart de ceux qui y font référence n’ont que fai-blement construit la notion, ce qui se traduit notamment par une très forte réappropriationde cette référence dans le débat politique français ; enfin, la référence à la tolérance zéroliée à la politique new-yorkaise est très circonscrite dans le temps (entre 1999 et 2001),par la suite, cette référence, si elle se généralise, s’autonomise par rapport à la sourcenew-yorkaise.

**Que nous montrent en définitive les usages de la tolérance zéro dans le débat poli-

tique, ainsi que dans les politiques policières en France ? Trois leçons peuvent en êtretirées.

D’abord, l’usage en définitive très circonscrit de la tolérance zéro dans les politiquespolicières vient rappeler l’importance des prismes politiques, cognitifs et institutionnels.Politiques, dans la mesure où les contextes de compétition électorale diffèrent fortement.Au début des années 1990, la police new-yorkaise est confrontée à un profond déficit delégitimité qui affecte le pouvoir politique et qui sera à l’origine d’une campagne parti-culièrement énergique du challenger républicain, R. Giuliani, sur la thématique des désor-dres urbains. En France, afficher trop explicitement une politique de tolérance zéro, c’estrisquer d’être perçu comme étroitement répressif. La référence à l’exemple new-yorkaisdoit rester prudente. N. Sarkozy, par exemple, s’est employé à de nombreuses reprises àqualifier sa politique d’« équilibrée » et a très fortement limité les références à la politiquenew-yorkaise dans ses différentes déclarations publiques à partir de 2002. Prismes cogni-tifs, ensuite, dans la mesure où la très large majorité des experts qui se sont intéressés àla tolérance zéro ont en fait plutôt marqué leur réticence à l’égard d’une telle politique.Les pratiques de tolérance zéro demeurent notamment perçues avec une certaine suspicionpar les élites policières françaises. Cette orientation autour d’une managérialisation desforces de police, de l’évaluation systématique, avec des conséquences professionnellesdirectes en cas de mauvais résultats, est éloignée des pratiques en vigueur au sein desforces de police nationale. Prismes institutionnels enfin, dans la mesure où la distributiondes compétences entre les différentes forces de police rend illusoire la possibilité derendre les maires responsables de ces forces, ce qui constitue tout de même l’un desressorts essentiels des politiques new-yorkaises.

Cette étude attire également l’attention sur le décalage qui peut exister en matièrede transfert des politiques (et donc d’usage de l’étranger) entre symbole et substance.Ainsi que l’ont relevé Jones et Newburn pour le Royaume Uni 1 ou Punch pour lesPays-Bas 2, la circulation des slogans ne signifie pas la circulation des pratiques. Ce donttémoigne l’usage de la tolérance zéro, c’est la dissociation partielle entre le registresymbolique, où sont valorisés les slogans, les symboles efficaces politiquement, et leregistre substantiel, c’est-à-dire ce qui relève des programmes d’action et des politiquespolicières. Sur le registre symbolique, la tolérance zéro évoque à la fois le volontarismeet l’efficacité politique, qui sont d’ailleurs, dans les différents extraits, deux registresfréquemment attribués aux valeurs américaines. En revanche, la tolérance zéro ne dépasse

1. T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice..., op. cit., p. 142.2. M. Punch, Zero Tolerance Policing, op. cit.

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que rarement le cadre du slogan. De façon significative, c’est un discours surtout utilisépar les acteurs politiques quand ils sont dans l’opposition. Ceci ne signifie pas pour autantque les mots et symboles ne soient pas importants 1. Les mises en forme discursives sontau contraire significatives socialement dans la mesure où elles cristallisent les univers deréférences, les connaissances, voire les imaginaires des acteurs politiques et profession-nels. Ici, l’usage omniprésent de la tolérance zéro traduit à la fois une crispation de lasociété française à la fin des années 1990 en matière de sécurité et la nécessité de trouverdes réponses rassurantes, qui marquent le volontarisme des acteurs politiques. À la gauchede l’échiquier politique, un tel usage manifeste une décomplexion à l’égard de la référenceà la répression. Il témoigne également en creux d’une usure des recettes d’action publiquejusque-là mobilisées en France : la référence à la tolérance zéro traduit une volonté deregarder ailleurs, à un moment où l’on a le sentiment que les politiques françaises nemarchent plus.

Les usages de la référence new-yorkaise invitent à retenir une troisième leçon :même lorsqu’on en reste à l’usage discursif, on note le rapport au total très distanciéutilisé dans la référence à l’étranger. D’abord, les acteurs politiques de droite comme degauche prennent assez souvent leurs distances par rapport à cette politique. Ses promo-teurs zélés ne sont pas si nombreux. Elle est bien plus utilisée comme un exemple « àméditer » (souvent sans plus de précision) qu’à adopter. En outre, même si la politiquepolicière de New York est bien souvent construite comme un modèle à suivre (ou toutau moins dont on devrait s’inspirer), elle est aussi, comme en miroir, pour ses plusfervents opposants, érigée comme l’incarnation par excellence des dérives d’un modèleaméricain qui tendrait à se constituer en État pénal. Surtout, la tolérance zéro est malconnue, autant par ses contempteurs que par ses thuriféraires. Les expériences de tolé-rance zéro servent comme d’un mythe mobilisateur diversement approprié plutôt que detechnique de gouvernement de l’insécurité. L’omniprésente référence à la tolérance zérooffre même quelque chose de paradoxal : ceux qui ont été les principaux promoteurs dumiracle new-yorkais (Giuliani, Bratton, Kelling) ont en définitive pris très rapidementleurs distances avec la formule même de tolérance zéro, qu’ils jugeaient inappropriée (lapolice ne peut pas tout faire) et véhiculant un sens trop répressif à l’action policière.Clôturons d’ailleurs avec ce commentaire ironique de G. Kelling : « Je n’ai jamais utilisé[la notion de tolérance zéro], Bratton l’a utilisée une fois en référence à la corruption.Giuliani l’a utilisée avec parcimonie et s’est finalement concentré sur le terme “qualitéde la vie”... Mais je pense que la tolérance zéro a pris de la valeur parce que c’étaitapprécié par la gauche et la droite. Je pense que la gauche l’aimait parce que cela dépei-gnait le fanatisme... et je pense que la droite l’aimait parce que cela dépeignait le faitd’être dur » 2.

Jacques de Maillard est professeur de science politique à l’Université de Rouen,chercheur au Centre d’étude des systèmes juridiques, et chercheur associé à PACTE-Politique-Organisations. Il a publié récemment : (avec Anne-Cécile Douillet) « Le magis-trat, le maire et la sécurité publique : action publique partenariale et dynamiques

1. Ces remarques ne sont pas sans nous rappeler les leçons d’Edelman sur « les mots quiréussissent et les politiques qui échouent » (cf. Jacob Murray Edelman, Political Language. Wordsthat Succeed and Policies that Fail, New York, Academic Press, 1977).

2. Cité dans T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice. op. cit., p. 141.

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professionnelles », Revue française de sociologie, 49 (4), 2008, p. 793-818 ; et « Activa-ting Civil Society : Differentiated Citizen Involvement in France and the UnitedKingdom », dans Bruno Jobert, Beate Kohler-Koch (eds), Changing Images of CivilSociety. From Protest to Governance, Londres, Routledge, 2008, p. 133-150. Il a codi-rigé : (avec Andy Smith) « Union européenne et sécurité intérieure : institutionnalisationet fragmentation », Politique européenne, 23, 2007 ; et (avec Anne Wyvekens)« L’Europe de la sécurité intérieure », Problèmes politiques et sociaux, 945, février 2008.Il travaille sur les questions de gouvernance de la sécurité publique, réformes des policeset européanisation de la sécurité intérieure (<[email protected] >).

Tanguy Le Goff est docteur en science politique, chercheur associé au Centre derecherches sur l’action politique en Europe. Il a notamment publié : Les maires, nouveauxpatrons de la sécurité ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ; « L’insécuritésaisie par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de sciencepolitique, 55 (3), juin 2005, p. 415-444. Il participe actuellement à une recherche, financéepar l’ANR, portant sur les modes de production entre acteurs publics et privés des gatedcommunities en Île-de-France. Ses recherches portent sur la sociologie des acteurs et despolitiques publiques de sécurité (<[email protected] >).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCE. SUCCÈS D’UN SLOGAN, ILLUSION D’UN TRANSFERT

Cet article étudie la question du transfert des recettes d’action publique américaines en s’inté-ressant à l’influence sur les politiques de sécurité françaises d’une stratégie policière new-yorkaise : la tolérance zéro. Il montre, à partir d’une analyse détaillée des principaux quo-tidiens nationaux, son indéniable succès dans les cercles médiatiques, experts et politiques,qui la mobilisent comme un slogan en la détournant progressivement de son acception ori-ginelle. En revanche, il met en évidence l’absence de transfert de cette recette dans les poli-tiques de sécurité françaises, aussi bien locales que nationales, du fait de règles institution-nelles et de cultures professionnelles trop différenciées. L’exemple de la tolérance zéro estainsi une belle illustration du décalage qui peut exister en matière de transfert de politiquesentre symbole et substance.

ZERO TOLERANCE IN FRANCE : SUCCESS OF A SLOGAN, ILLUSION OF A TRANSFER

This article analyzes transfers of U.S. public policies, focusing specifically on the influenceof the New York Police Department’s “zero tolerance policing” strategy on French crimecontrol policies. An in-depth analysis of major French national newspapers shows undeniablesupport for this transfer in the media and in political and expert circles, which have taken itup as a slogan while gradually shifting its original meaning. In actual French crime controlpolicies, however, both at local and national level, this supposed transfer turns out to beillusory, owing to insurmountable disparities between the institutional and professional codesand cultures of the two nations. Zero tolerance is, then, a good illustration of the gap betweensymbol and substance that may obtain in the transfer of public policies.

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