Tissages - WordPress.com · 2018. 10. 17. · tissages, hauts en couleurs et teintés...
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Tissages
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Saison 2017-2018
Sais
on 2
017-
2018
Tissages
Tissages
Ateliers d’écriture
2017 – 2018
À croisés
mots
« Ce que tu as de différent, cultive-le. »
Jean Cocteau
« Quand deux sages confrontent leurs idées,
ils en produisent de meilleures,
le jaune et le rouge produisent une autre couleur. »
Proverbe tibétain
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Préface
Entrelacer des phrases et des mots, tirer quelques fils de vie
et les nouer avec un brin d’actualité ou de fantaisie, tisser sa
propre trame et y poser quelques points... Tous ces mots
empruntés à l’univers de la couture sont la quintessence des
ateliers d’écriture « À mots croisés ».
Chaque écrivant déroule la bobine de son récit ou brode une
poésie, qu’il partagera au travers de lectures au sein de
l’atelier ou lors d’évènements hors les murs. De fil en aiguille,
la variété des thèmes abordés, parfois inattendus, permet à
chacun d’enrichir sa démarche d’écriture, tout en cultivant sa
singularité. De ces exercices de style naît une collection de
tissages, hauts en couleurs et teintés d’imaginaire.
Dans ce recueil de la saison 2017-2018, nous jouons avec
le point de vue du narrateur, en donnant la parole à un cèdre
ou un olivier dans « Arbres inanimés, avez-vous donc une
âme ? ». Inspirés par l’exposition « MULTIPLES » à la
Maison des arts de Bagneux, nous avons démultiplié des
tranches de vie en autant de personnages et brouillé les
pistes de l’autobiographie. La poésie est aussi au rendez-
vous avec « Le haïku, art de l’instant », inspiré par le monde
végétal, et « L’ardeur », thème du Printemps des Poètes
2018.
Grâce aux collaborations avec la ville de Bagneux et son
réseau culturel et associatif, des thèmes issus de sources de
créativité nouvelles et vivifiantes sont proposés dans ce
recueil. Fruit d’une immersion dans les archives municipales,
« Il y a de la vie dans les archives ! » fait renaître les
habitants de notre banlieue au début du siècle dernier. Dans
« Liberté d’expressions », notre écriture s’associe aux
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clichés réalisés par le Photo Club de Bagneux pour faire
connaître la Langue des signes française (LSF) et soutenir
l’action d’Atousignes 92. Initié grâce au soutien de la
médiathèque Louis Aragon, le projet poursuit son chemin
avec une exposition à l’Assemblée Nationale et d’autres
initiatives au bénéfice des personnes sourdes.
Vous trouverez, dans ce recueil, d’autres thèmes d’écriture
de la saison 2017-2018 - « Demain, la liberté », « Ma liste »,
« Parfum d’écriture » - et, nouveauté cette année, des
interviews qui vous permettront de faire connaissance avec
les auteurs et de découvrir leur perception de l’écriture en
atelier.
Maria Besson, Cécilia Capus, Christine Garnier, Annie
Lamiral, Lénaïg Lamour, Danielle Mercier, Joan Monsonis,
Elisabeth Perrin, Christine Sonrier et Carole Tigoki sont
heureux de partager leurs écrits avec vous.
Virginie Louise
Présidente
À mots croisés
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Remerciements
Merci à Marie-Hélène Amiable, maire de Bagneux et
conseillère départementale des Hauts-de-Seine, Bernadette
David, 3ème adjointe chargée de l’Enfance, la Restauration
et la Vie associative, et Patrick Alexanian, conseiller
municipal délégué à la Culture, pour leur soutien à l’égard de
la culture et de la vie associative balnéolaises.
Merci à Nathalie Pradel, directrice de la Maison des Arts de
Bagneux, et à son équipe, de nous accueillir à la MDA et de
nous avoir donné l’opportunité de belles rencontres
humaines et artistiques lors du projet « Regards sur l’arbre
et la nature » et des expositions de la saison 2017-2018.
Merci à Jean Villevieille, sérigraphe et éditeur, pour
l’exposition « MULTIPLES », source d’inspiration pour notre
écriture.
Merci aux personnes qui ont rendu possible l’exposition
« Liberté d’expressions » présentée à la médiathèque Louis
Aragon de Bagneux fin 2017 :
- Gaëlle Guechgache, directrice de la médiathèque, et Emilie Kuchmann-Jacquemin, responsable de l’action culturelle,
- Philippe Blanchard, président du Photo Club de Bagneux, et Ingrid Zielenski, présidente d’Atousignes 92, et leurs membres respectifs, impliqués dans le projet,
- Sonia Sozor, interprète en Langue des Signes Française.
Merci à Valérie Maillet, Responsable des archives et du
patrimoine historique de Bagneux, de nous avoir ouvert les
portes des archives pour des ateliers d’écriture immergés
dans l’histoire balnéolaise.
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Merci à Annie Lamiral pour son aide précieuse tout au long
de l’élaboration du recueil 2017-2018 et pour le nouvel élan
donné à la communication d’ « A mots croisés ».
Merci à Cécilia Capus pour le tissage coloré créé pour la
couverture de ce recueil et merci à Maria Besson pour sa
contribution active à la vie de l’association « A mots
croisés ».
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Sommaire
Arbres inanimés, avez-vous donc une âme ? ................... 14
Le haïku ou l’art de l’instant .............................................. 37
L’ardeur ............................................................................ 47
Il y a de la vie dans les archives ! ..................................... 63
Multiples ........................................................................... 92
Liberté d’expressions ..................................................... 112
Demain, la liberté ........................................................... 124
Ma liste ........................................................................... 139
Parfum d’écriture ............................................................ 154
Regards croisés sur l’écriture ......................................... 165
Index des auteurs ........................................................... 179
Bibliographie .................................................................. 182
Impressum ..................................................................... 183
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Arbres inanimés, avez-vous donc une âme ?
« C’est l’histoire d’un des plus vieux habitants de Bagneux,
et dont la mort a peiné ceux qui le croisaient régulièrement
au cœur du parc Richelieu. Ce majestueux cèdre du Liban
était enraciné ici depuis plus de 150 ans ».
Voici comment s’ouvre l’article du Parisien du 8 avril 2018
consacré à la transformation en œuvre d’art d’un arbre
centenaire planté au cœur du parc
Richelieu à Bagneux. A l’initiative
de cette métamorphose, la Maison
des Arts et la ville de Bagneux ont
confié le cèdre au sculpteur
Fabrice Brunet et à sa
tronçonneuse créative et
respectueuse du végétal.
« À Mots Croisés » s’est impliqué
dans ce projet artistique associant
l’art et l’arbre au travers de la
sculpture, la littérature, la peinture
et la photographie, avec les
associations Artmature, Bagn'arts
et le Photo-Club de Bagneux.
Dans nos écrits, nous avons fait le choix de donner la parole
aux arbres, comme l’a fait Didier van Cauwelaert, pour un
poirier de trois cents ans abattu par une tempête dans « Le
journal intime d’un arbre ». Nous avons imaginé le regard
qu’ils pouvaient portent sur leurs congénères et sur les
hommes qui partagent avec eux un morceau de terre et une
tranche de vie. Nous vous livrons les pensées végétales de
ces êtres qui, bien souvent, sont plus grands que nous !
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Métamorphose
C’est aujourd’hui. Je le sais, je le sens. Comme un
engourdissement nouveau dans mon corps presque mort.
Je l’ai lu, ce matin, dans le regard de Nathalie,
imperceptiblement différent. Dans l’énergie fébrile qui
diffusait de ses mains lorsqu’elle les a posées contre mon
écorce. De ma sève à sa ligne de vie : depuis toujours, nous
avons partagé nos énergies. Longtemps, je l’ai ressourcée,
mais depuis la dernière tempête, c’est elle qui me soutient,
de sa force fragile.
En janvier, quand l’annonce du jardinier en chef est tombée,
elle a accusé le coup, bien sûr, mais très vite sa créativité a
pris le dessus. « Un symposium de sculpture… des
ateliers… réutiliser le bois… impliquer des artistes… » : j’ai
capté des bribes de conversation portées par le vent et
compris qu’un projet se mettait en place. La pudeur de
Nathalie l’empêchait de tout me dire, mais l’accélération des
allées-et-venues et l’intérêt croissant que me portaient les
visiteurs exprimaient plus que les mots.
A mots croisés, Art Mature, Bagn’arts, le Photo Club… toutes
ces associations avaient rejoint le projet de la Maison des
arts de Bagneux. J’étais certes classé dans le registre des
Arbres remarquables de France, mais je m’étonnais de voir
toute cette mobilisation autour de mon enterrement qui n’en
était pas un ! Les Balnéolais étaient-ils sensibles à ce que
j’avais traversé avec eux depuis les années 1900 ? Depuis
ce printemps où un maître jardinier audacieux avait décidé
de planter, dans le parc Richelieu, le jeune cèdre que j’étais
alors. Le climat était plus rude qu’au Liban, certes, mais mes
racines se sont rapidement plu dans ce terreau humide. Petit
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à petit, j’ai réussi à entrer en résonance avec les espèces qui
m’entourent et mon ombre a grandi pour préserver du soleil
les jeunes pousses que le soleil agresse.
Un drôle de personnage vient à ma rencontre, mi-artiste, mi-
bûcheron et une façon particulière de se mouvoir dans
l’espace. Il esquisse quelques mouvements que je prends
d’abord pour du taï-chi, cet exercice apaisant auquel des
adeptes se livrent parfois dans le parc. Mais la gestuelle est
plus guerrière, ce doit être un art martial, taekwondo ou
karaté peut-être…
L’homme-samouraï m’observe, me touche, me détaille, me
dessine, me palpe… Puis il ceint mon tronc de ses bras et
colle son buste tout contre, comme pour supprimer toute
distance entre nos deux entités. Un courant ambigu passe
alors entre nous ; il se prépare à me sculpter et pourtant, sa
bienveillance m’invite à l’accueillir au plus profond de mon
tronc désormais creux.
Mon destin est désormais entre les mains et la tronçonneuse
de cet homme inclassable… Ma chute ne sera pas une fin
mais une métamorphose !
Virginie Louise
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Mémoire
Lorsqu'un petit humain se promène par nos montagnes, il
peut entendre le craquement sec des pins qui n'ouvrent leurs
pommes que lorsque l'air suffoque de chaleur. Les bruyants
crickets sont leurs plus fidèles alliés ; leur chant ne se mêle
à cet orchestre naturel qu’avec le soleil. Mais ne sommes
pas tous aussi capricieux !
Autour de moi, je devine les couleurs aguichantes des fleurs
de lauriers roses et l’ombre du cyprès, grave et digne, qui
veille sur le repos éternel des hommes. A mes côtés, des
figuiers poussent à une vitesse folle. Gorgés de soleil, ils
libèrent un parfum sucré, qui attire une multitude d’insectes
aux ailes bourdonnantes ou aux pattes qui chatouillent mon
écorce.
Dans ce foisonnement de vies, je suis le doyen. Mes cousins
m'appellent « le vieux », pour se moquer gentiment, mais
sûrement aussi par jalousie face à mon étonnante longévité.
Mes fruits, les olives, plaisent toujours autant, et pas
seulement aux humains. Les oiseaux s'en délectent et
lorsqu'ils rejettent les noyaux plus loin, dans leur vol
frénétique, il n'est pas impossible que je sois à nouveau
père...
J'aime le regard complice des vieux agriculteurs du coin, qui
travaillent la terre sans répit, génération après génération. Ils
savent que j'ai été le témoin de nombreuses civilisations. J'ai
vu des hordes de barbares et des légions romaines soulever
la poussière de cette terre sèche, dans des combats
sanglants. Puis, dans un même déluge de violence, les
arabes se sont installés. Siècle après siècle, ils ont amené
leur science et leur raffinement, voulant à tout prix
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transformer nos vallées en jardins paradisiaques, sans doute
pour satisfaire leur dieu. Des hommages à des divinités, j'en
ai vu de toute forme par la suite, différents mais tellement
semblables dans leur volonté de contrarier la mort…
Aujourd'hui, je suis devenu une curiosité locale. Les
vacanciers me regardent comme une pièce de musée. Mais
la plupart ne me comprennent pas. Ils me voient comme une
chose morte, une arborescence sans âme. Seuls quelques
paysans savent que mes feuilles tremblent face à ces
pelleteuses, à ces projets immobiliers… Je m’évade alors
vers l’Antiquité et me rappelle la pureté de l’air qui circulait
alors.
Je suis l’olivier, la mémoire-sève des hommes.
Joan Monsonis
T
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Alertez les lauriers !
Ne me demandez pas comment j’ai poussé ! Je reste un
mystère pour moi-même. Je compte fièrement douze troncs
et on m’appelle le Grand Laurier. Vous me trouverez au fond
d’un jardin de banlieue, à côté d’un petit pavillon, à quelques
kilomètres de Paris. Il paraît que c’est une main féminine qui
m’a planté, il y a très longtemps. Aujourd’hui, je suis vraiment
très haut et très fort. Sans me vanter, ma canopée est digne
des grands arbres forestiers ! J’ai grandi ici et je me sens
chez moi. Je connais le moindre recoin de cet espace et
jamais je ne m’ennuie !
Mes feuilles sont continuellement vertes et dès que le temps
s’adoucit, ma floraison m’agrémente de multiples petits
bouquets, éclats blancs qui exhalent un parfum aussi doux
que le jasmin. C’est toujours un grand moment pour moi et
ceux qui m’entourent. Dès qu’il fait beau, on vient déjeuner
sous mon ombre et les soirées d’été sont parfois bien
animées : on rit, on mange, on boit sous mon feuillage et je
suis entièrement de la fête.
Mon voisin, un immense sapin bleu, me dépasse
légèrement. En réalité, nous rivalisons en hauteur, mais mon
espace dans le ciel est bien plus étendu que le sien. Malgré
cette concurrence, nous nous tenons en estime et avons des
égards pour nos différences. Parfois, ses épines jaunissent
et s’assèchent mais, à chaque printemps, de nouvelles
pousses en haut de sa cime lui redonnent une nouvelle
jeunesse.
Mon autre voisin, un juvénile érable s’est installé là sans crier
gare. En quelques années, il a su prendre ses marques, le
petit sauvageon ! Son feuillage, curieux et élégant, m’invite
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à imaginer des paysages aux espèces inconnues. Un peu
plus loin, une autre variété de laurier exhibe des feuilles plus
grandes que les miennes, mais jamais on ne les cueille pour
leur arôme. De l’autre côté, fleurit un genêt couleur de soleil
et derrière, un prunus s’apprête de jolis bourgeons au
printemps, puis s’amuse à changer de couleur en automne,
passant du caramel tendre au brun presque mauve, façon
cardinal. Ces temps-ci, à mes pieds, s’épanouit un très beau
camélia ; je n’arrive pas à compter le nombre de fleurs qui le
garnissent et me ravissent. Il ressemble à un tableau de
Monet.
J’ai une vue à 360 degrés sur mon petit monde et depuis
quelque temps, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter. J’ai
l’impression que dans les environs, on a abattu pas mal de
mes confrères. Pas tous des lauriers comme moi, mais des
frangins tout de même ! J’entends les passants de la rue
justifier ces bouleversements par le progrès, les nouvelles
constructions et l’arrivée d’un drôle de phénomène qui
semble beaucoup les occuper et qu’ils appellent le métro.
J’ai comme un goût de bile dans ma sève. De branche en
feuillage, m’est parvenue la nouvelle que le doyen de la ville,
trop vieux et malade, allait être abattu. J’en frissonne de
tristesse.
J’en viens à me demander si les humains nous respectent
autant que nous les protégeons. Ne se rendent-ils pas
compte de notre rôle essentiel dans leur équilibre ? Savent-
ils que sans cesse nous purifions l’air et leur apportons de
l’oxygène ? Je ne vous parle pas de la déforestation
amazonienne mais de petits îlots de verdure isolés, ici et là,
dans les agglomérations, aussi utiles que la pluie et la
lumière du soleil.
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21 Tissages
Croyez-moi, il n’y a pas que l’instinct de survie qui m’anime,
mais je ne peux imaginer un monde sans végétation, sans
chlorophylle, sans abeilles, un monde fait de béton où, à la
place des arbres, seuls les immeubles rivaliseront de
hauteur. Les habitants des villes comprennent-ils encore
quelque chose à notre nature commune ? Nous sommes
pourtant le lien suprême, les messagers naturels entre les
rêves profonds de la terre et l’infinie légèreté du ciel. Et
comme le poète, nous consolons les humains de leur
éphémère passage dans la vie.
Maria Besson
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Adieu
Je vis là depuis toujours
Au milieu de la prairie qui domine le village
J’ai grandi ici
C’est le grand-père de la petite qui m’a planté là
Seul, isolé, je n’ai jamais bougé
C’est ce sol qui m’a nourri
Cette terre qui m’a abreuvé
J’ai poussé lentement aux côtés des siens
Elle ne le sait pas
Elle ne connaît pas mon histoire.
J’entends souvent les adultes parler de moi
Il est imposant, il a du caractère, il est notre fierté...
Je n’aime pas cette façon de dire
La gamine est beaucoup plus juste, plus authentique
Elle vient au moins une fois par semaine
A bicyclette
Je l’aperçois dévaler la pente jusqu’ici
Les cloches sonnent, son coup de pédales est vif
Toujours pressée de me retrouver.
Mais aujourd’hui son visage est fermé
Elle jette son vélo à terre
Et se précipite contre moi
Elle a les yeux plissés et je sens son cœur enfler
Elle parle en criant et les larmes l’étouffent
Ils vont… demain…
Je ne comprends pas ses mots
Je n’entends que ses pleurs.
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23 Tissages
Puis elle me frappe, me cogne
Se griffe le visage à l’écorce
Je voudrais l’enserrer dans mes branches
Mais je suis comme anesthésié par ses larmes
Elle suffoque, s’accroupit et s’allonge au creux des racines
Je crois qu’elle s’endort
Le souffle de la brise semble l’apaiser
Je l’entends respirer
Jusqu’à la tombée du jour.
Dans le soir venu, j’aperçois sa mère approcher
Se pencher près d’elle, la caresser tendrement
Viens ma chérie, il est l’heure de rentrer
Ne sois pas triste
Peut-être le laisseront-ils là !
Rien n’est encore décidé…
Alors l’enfant se lève pour m’enlacer de tout son corps
Couvrir de baisers mon écorce
Puis, avec sa mère, me tourne le dos
S’éloignant
Jusqu’à disparaître
Ultime séparation.
Je vais devoir faire place
Quitter ce paysage
Ces odeurs, ces petits matins, ces nuits
Ces saisons avec elle
J’en frémis
Mes feuilles tremblent sur leurs branches affaiblies.
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Qui va frapper ?
Comment tomber ?
Me coucher sans douleur ?
J’ai peur
Le ciel noircit
Les nuages s’amoncellent au-dessus de moi.
Alors je sens ma sève bouillir et monter jusqu’à ma cime
Puissante et volcanique
Je tangue, je craque
Jusqu’à me déraciner
Je suis à moi seul un ouragan solitaire
Dévasté et brisé au milieu de ce pré.
L’orage gronde au rythme de mes craquements
Je me déchire de toute part
Je ne suis plus rien
Juste un bois de chauffe pour leurs hivers à venir
Quand la petite pourra encore m’entendre
Crépiter dans les flammes
Et expirer dans les braises.
Ce fut beau.
Christine Sonrier
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25 Tissages
Sentinelle
Je ne sais pourquoi les druides, intermédiaires entre les
dieux et les hommes, me vénèrent depuis si longtemps.
Chez les peuples germano-scandinaves je serais le symbole
de la sagesse, de la fertilité et de la vie. Rien que ça !
J'existe, enfin mes ancêtres, depuis 10 000 ans. Les
chasseurs-cueilleurs se régalaient déjà de mes petits fruits
dorés, l'automne venu.
On m'a appelé aussi coudrier et affublé de pouvoirs
extraordinaires, comme de deviner où se cache l'eau
invisible aux regards. Avec une de mes branches taillée en
Y, je pourrai entrer en résonance avec les ondes émises par
la concentration des eaux dans le sol....Quelle histoire !
Je descends de cette lignée d'arbres vénérés des Celtes et
je vis, modestement, dans un petit jardin ouvrier de la
banlieue parisienne. J'avais pour voisins deux pêchers aux
fruits succulents, qui ont succombé sous les coups de
pelleteuse lorsque les Eaux de Paris ont décidé de refaire la
Vanne.
Dommage ! J'aimais bien, au lever du jour, le babillage de
nos feuilles encore humides de la rosée du matin. Il est vrai
que nous étions un peu en décalage, les chatons
apparaissaient dès janvier sur mes branches, alors que mes
amis pêchers pointaient encore leurs bras dénudés vers le
ciel blême. Souvenirs....
Maintenant, je dois me contenter de faire la causette avec
les framboisiers, ce n'est plus la même chose. Et le cerisier
avec qui je pourrais échanger, dans notre vocabulaire de
feuillage bruissant, est un peu loin....
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J'ai été tranquille, longtemps, dans ce jardin quelque peu
abandonné... Mais un jour de printemps une petite dame est
arrivée. Je m'en souviens encore, car elle a caressé mon
tronc et mes feuilles d'un vert tendre... Ça me changeait du
frustre jardinier qui m'avait planté !
Peut-être pourrais-je communiquer avec elle ? Mais les
hommes comprennent-ils le langage des arbres ? J'aime
lorsqu'elle cherche mes fruits encore verts, cachés sous les
feuilles, on dirait qu'elle les compte. Et je suis heureux quand
elle les ramasse, ces fruits mûris longuement dans la chaleur
de l'été... Quelquefois, elle en croque même un sous la dent,
encore laiteux...
Ce que j'aime moins, c'est lorsqu'elle coupe mes rejets. Mon
tronc est solide, pas très haut, mais mes rejets ce sont un
peu mes enfants aussi...Est-ce qu'elle en a conscience ? Je
voudrais lui dire, mais comment ? Je ne sais pas parler
l'humain moi, je ne suis qu'un noisetier de Bagneux, qui
donne son ombre l'été et ses fruits à l'automne.
Mais je suis un noisetier heureux dans ce jardin qui s'éveille
dès les premiers beaux jours. Et comme un arbre sentinelle,
je veille sur les hommes et la nature ressuscités.
Danielle Mercier
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27 Tissages
Pin maritime
Du fond du jardin, je domine la mer. La vue est splendide.
Je projette mon ombre sur cette étendue salée. Au gré des
marées, des embruns bretons montent jusqu’à moi.
Le soleil est enfin revenu, il réchauffe mon tronc humide de
rosée matinale.
Le cri des mouettes, volant après les chalutiers, meuble ma
matinée.
Le zef léger vient effleurer mes aiguilles qui se déploient.
Le chant du merle nourrissant ses oisillons résonne dans
mes branches, leur nid si léger repose sur mes ramures.
La taupe vient encore me gratter les racines. Elle s’est
réveillée tôt.
Ce sera une journée paisible…
Ah non !
Les petits humains sont de retour. Ils crient en courant vers
moi. Leurs verdures ont bien poussé depuis la dernière fois.
Ils vont me chatouiller l’écorce en voulant grimper à ma
crête comme leurs ancêtres avant eux. Ça me changera de
la gratouille des écureuils ou du picotement du pivert.
Je sens la sève qui circule en moi.
C’est le début du printemps.
Lénaïg Lamour
28
Nordmann
Aujourd’hui, Maman est partie pour une nouvelle vie à
Bagneux, près de sa fille. Du haut de mes 20 mètres, il
m’était facile d’observer le ballet des déménageurs. Je suis
encore sous le choc. J’avais bien entendu des conversations
étranges et passionnées lorsqu’elle étendait le linge avec
son mari, aujourd’hui décédé. Ils ne resteraient pas là, à la
campagne, quand ils seraient vieux. Mais je n’y croyais pas.
Vous vous demandez pourquoi je l’appelle Maman. Parce
qu’elle m’a nourri et chéri pendant toutes ces années. Elle
m’a surveillé comme son enfant, n’a toléré aucune souillure
ou mauvaise herbe sous mes basses branches et m’a
baigné le pied, chaque soir, en été. Cela fait plus de 40 ans
que je suis là, dans ce jardin et qu’elle est aux petits soins
pour moi.
Il faut aussi que je vous dise. C’était ma mère adoptive car
en fait, je suis né en Allemagne où j’ai passé toute mon
enfance. Un jour de décembre, en 1975, elle est venue à la
pépinière (j’aurai presque pu dire la pouponnière) et en
entrant, elle a eu un coup de cœur immédiat pour moi. Elle
m’a observé pendant de longs moments : ma silhouette était
parfaitement pyramidale, ma flèche des plus droites. Mes
aiguilles étaient douces et brillantes avec des reflets
argentés. Mes branches étaient épaisses et bien réparties
sur toute la hauteur. J’étais un Nordmann, descendant d’un
illustre ancêtre du Caucase, arrivé en Europe dans les
années 1800. J’étais jeune, à peine deux ans, et surtout, de
taille idéale pour rentrer dans un coffre de R 5.
Je la vis sortir quelques Deutschmarks de son portefeuille.
Frau Brungs, ma nourrice d’alors, arriva avec sa brouette
T
29 Tissages
pour me transporter jusqu’au coffre de la voiture. Me voilà
parti pour une terre inconnue, mes racines bien serrées dans
un sac de jute ! Allongé sur la banquette arrière, j’ai vu défiler
les panneaux d’autoroute : Köln, Aachen, Luik, Charleroi,
Mons, Valenciennes, Paris… Incroyable !
Arrivée à Paris, ma nouvelle famille m’a installé dans le salon
et commencé à me parer des plus beaux bijoux : des boules
de toutes leurs couleurs, des guirlandes lumineuses. Je
resplendissais. Je rêvais. Je me régalais des odeurs de
dinde rôtie, de pâte à choux et de chocolat. Comble du
bonheur, un soir, les enfants tout endimanchés, m’ont
découvert en faisant des oh et des ah. Délicatement, ils ont
soulevé mes jupons ou plutôt mes basses branches pour
découvrir leurs cadeaux. Tout le monde parlait ensemble,
riait, jouait, au son de délicieuses musiques et grelots.
La fête terminée, Papa et Maman ont creusé un trou au
jardin, bien en vue de la fenêtre de salle à manger. Ils
souhaitaient garder un œil sur leur progéniture ! Je n’étais
pas triste, j’aimais respirer le bon air de la campagne. Je me
régalais de cette terre si riche en sédiments puisque inondée
régulièrement par la Seine.
Les années passaient. J’ai grandi sans histoire et résisté à
vents et tempêtes, même à celle de 1999. Les prédateurs,
chenilles et chermès, se tenaient loin de moi – peut-être
parce que j’étais allemand !
Mes meilleurs souvenirs ? L’arrivée de l’été quand toute la
famille et les amis s’asseyaient dans mon ombre pour
trinquer et ripailler joyeusement autour du barbecue. Comme
j’ai maintenant une taille XXL – presque huit mètres aux
hanches, les plus jeunes jouent à cache-cache derrière moi
pendant que leurs parents ramassent mes longs cônes
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bruns pour les transformer - avec de la feutrine - en
bonshommes colorés.
Mais aujourd’hui, Maman est partie. Me voilà, orphelin.
Annie Lamiral
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31 Tissages
La plainte urbaine
Ah qu'il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin Avant que j'aie dû boucler mes valises
Et qu'on m'ait poussé dans le dernier train.
Jean Ferrat, Les cerisiers J’habite la rue des Meuniers, entre la poste principale au
nord et la rue Pasteur Meunier au sud. Plus précisément,
derrière l’abri des bus 162 et 388 et à deux pas d’un
lampadaire. Cette position géographique fait de moi un
témoin privilégié des va-et-vient des riverains et un auditeur
fidèle des « courtoisies » des habitués des transports.
De l’autre côté de la rue, se trouve « Les charpentiers de
Paris », un bâtiment à la devanture veillotte qui abrite un
hangar à matériaux de BTP. Plusieurs fois par jour, des
camions-bennes s’y approvisionnent et livrent des matériaux
aux chantiers de travaux publics de toute l’Ile-de-France.
Ces gros engins, beaucoup trop chargés, lâchent des
gravillons et du sable qui, par temps de pluie, forment de la
boue. Tout ce trafic crée une pollution nuisible à mon
feuillage.
J’ai oublié mon année de naissance. Mes premiers souvenirs
remontent à la construction de la cité Jean longuet, dans les
années 1970. A l’époque, j’étais entouré de mes parents -
deux grands arbres massifs, de mes frères et sœurs, et
d’autres membres de ma famille. Au fur-et-à-mesure de la
construction du parc immobilier, ma famille a été abattue et
a laissé place à un parking. Ma localisation près de la route
m’a permis d’être épargné. Pour sûr, je ne gênais personne !
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Et puisqu’il fallait laisser tout de même une espèce végétale,
c’est moi, un bébé-arbuste cerisier, qui a été choisi !
Ma vie routinière est rythmée par les allers-et-venues des
parents qui conduisent leur progéniture à l’école Maurice
Thorez. Ensuite, le chien de madame Pinteau lève sa
papatte et m’arrose de sa première urine chaude, avant de
gratter virilement le sol. Madame Amuret jette tous les matins
du pain mouillé aux moineaux. Elle prend plaisir à regarder
ces oiseaux se chamailler quelques miettes de pain. Leur
rivalité, que j’observe du haut de mes cinq mètres, m’amuse
aussi. Jusqu’à ce que cette nourriture attire également les
pigeons. En un rien de temps, ce n’est pas moins d’une
dizaine de pigeons qui se joignent au festin et les font fuir
subitement ! Il faut aussi compter avec les rats que les restes
de pain attirent la nuit. Ils grimpent sur mon tronc dans un
amusement bruyant qu’ils sont les seuls à supporter. Vous
m’aurez compris, je déteste les rats des villes !
Je subis bien d’autres tracas. Je me souviens d’un homme
qui, sans raison, m’a asséné un coup de poing. Lorsque j’ai
vu approcher ses phalanges malveillantes, j’ai bombé le
tronc de sorte que ses doigts s’y fracassent et qu’il ait encore
plus mal. Il doit encore se souvenir de sa blessure ! Autre
anecdote : il devait être environ seize heures, la cloche de
l’école n’avait pas encore sonné, lorsqu’une jeune femme
s’est arrêtée à mon niveau et s’est appuyée contre moi pour
vomir. Plus les spasmes remuaient son estomac, plus la
substance immonde jaillissait et plus elle enfonçait ses
ongles dans mon écorce. J’ai compris qu’elle était enceinte,
mais ce n’était pas une raison pour me torturer ainsi !
Le plus dur, c’est quand on me crache dessus ; je me sens
sale et démuni. J’aimerais gifler ces cracheurs dégoûtants,
T
33 Tissages
mais mes branchages trop hauts ne me permettent pas de
leur administrer une volée de bois vert. Un soir d’octobre
2001, il devait être environ vingt-trois heures, j’ai reçu en
plein sommeil des coups de cutter d’un individu désespéré.
Je ne sais pas combien exactement. Ma sève coulait de mes
blessures et j’hurlais de rage et de douleur, au plus profond
de mon tronc. Le monde est décidément plein de barbarie.
Longtemps, j’ai vécu auprès d’un couple de jurassiens. Au
décès de sa femme, le mari a mis fin à ses jours dans sa
chambre. Les pompiers sont venus, puis la maison a été
vidée par leurs enfants. C’était très triste. Maintenant, j’ai de
nouveaux voisins. J’ai cru comprendre à leur petit accent
chantant qu’ils venaient du sud. Mes branchages donnent
sur leur chambre à coucher et je partage un peu leur vie.
Un jour, des plaques blanches ont envahi mon tronc.
Heureusement, mes racines ont su puiser le maximum de
nutriments dans le sol, puis l’eau de pluie et le soleil ont
achevé ma guérison. La méthode Coué m’a beaucoup aidé
dans cette période ; je me répétais à longueur de journée :
« Tous les jours et à chaque instant je vais de mieux en
mieux… ». Mais à la fin de cet épisode, j’étais exténué.
Je n’ai pour ainsi dire pas d’amis, sinon un petit arbuste qui
pointe à un mètre du sol. Nos échanges sont réguliers et
nourrissants. Cette solitude, que je n’ai pas choisie, me
pèse. J’aurais préféré naître dans le verger d’une maison de
campagne ou même dans une parcelle, à produire des fruits
pour un quelconque industriel de l’agro-alimentaire !
Je fleuris au mois d’avril et en juin, je produis des cerises
burlats, juteuses mais trop acides pour susciter l’attrait des
passants. Mes fruits tombent au sol et finissent à la poubelle.
Je supporte mal les longues nuits d’hiver. Bien sûr, il y a la
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lumière des lampadaires et des phares des voitures, mais
elle dessèche mon feuillage et ne remplace pas les rayons
naturels et énergisants du soleil.
Près d’ici, au parc de la Madeleine, les ouvriers paysagistes
sont aux petits soins avec les arbres ; à chaque printemps,
ils les toilettent et coupent leur branchage. Tout
dernièrement, ils ont abattu le plus vieux d’entre eux, un
marronnier. Lorsque son tronc débité est passé sur une
remorque, j’ai fermé les yeux. Nous avions le même âge et
malgré nos échanges à distance, il ne m’avait pas fait part
de sa maladie. Peut-être que lui-même ne savait pas qu’il
était aussi mal en point.
Même si je sens que ce sera bientôt mon tour, je rêve encore
à une autre vie, loin de toute cette jungle urbaine.
Carole Tigoki
T
35 Tissages
La leçon de vélo
Je suis là depuis quelques années déjà. Flavien aime les
arbres. Il en a planté plusieurs : noyers, pommiers, pruniers,
cerisiers, pêchers, figuiers, peupliers… Il a même un bois de
châtaigniers.
Ce monsieur m'a choisi un drôle d'emplacement, à
l'intersection d'une route et d'un chemin. J'ai pour
compagnon direct une charrue rouillée et un gros tas d'orties
qui sert d'abri aux couleuvres l'été.
J'ai un champ de vision exceptionnel. Au loin, je vois la
rivière appelée le « Lot » serpentant entre les terres
agricoles, puis les collines verdoyantes où sont adossées
quelques cazelles. Tous les jours, matin et soir, un troupeau
de vaches et un troupeau de moutons passent devant moi
pour aller paître aux Arnaux. Ils sont guidés par leur
propriétaire respectif accompagné de leurs chiens. Ces
derniers n'hésitent pas à lever la patte, m'arrosant de leur
urine. L'été, lorsque mes branches touchent le sol, les
moutons me les dépouillent.
Depuis quelque temps, il y a du changement dans mon
paysage. Une nouvelle famille vient de s'installer chez
Flavien. A ce qu'il paraît, c'est sa fille et son gendre. Ils
reviennent au pays et ont trois enfants, dont un qui n'est pas
bien vieux.
Les deux grands viennent d'avoir un vélo chacun et on ne
peut pas dire qu'ils sachent en faire. Seul celui du garçonnet
est doté de roulettes. Pédalant depuis le porte-bagages, la
fillette n'a pas une conduite très sûre. Elle reste sur le plat de
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la route. De jour en jour, ils prennent tous deux de
l'assurance et font des courses.
Tiens, voilà le petit ! Il marche enfin et sa mère le laisse de
plus en plus jouer avec les deux grands. La fillette
s'approprie la route. Elle arrive à remonter une partie de la
côte et prend le virage à toute vitesse en redescendant. Je
me régale de la voir faire. De temps en temps, elle
s'approche de moi, caresse mon feuillage et s'en fait des
cheveux longs.
Le grand jour est arrivé. Zoé abandonne le porte-bagages,
se hisse comme une grande sur la selle de son vélo et
attaque la descente.
Malheur… dans le virage se tient, sur ces jambes encore
vacillantes, le petit frère ! Zoé crie « Théooo, pousse toi !!! ».
Théo reste immobile, paralysé par la vue de sa sœur en
short, juchée sur la selle. Ce qui devait arriver arriva. Elle me
fonce dessus, percute mon tronc et passe par-dessus le
guidon. Elle atterrit dans le tas d'orties, la pauvrette ! Je joins
mes larmes aux siennes, car n’oublions pas : je suis un
saule-pleureur !
Cécilia Capus
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37 Tissages
Le haïku ou l’art de l’instant
« De l’ordinaire extraire l’extraordinaire... »
Franck Médioni
La poésie est une forme d’expression écrite, précieuse. Elle
sait nous guider, nous inspirer, nous faire rêver, nous rendre
joyeux, nous rendre triste…
Ainsi, ce début de printemps, la thématique de l’arbre et de
la nature s’est déclinée dans une invitation poétique à
exprimer dans le cadre de « haïkus ». Il s’agit d’une forme
poétique très codifiée, dont l’origine, dans sa présentation
actuelle, est attribuée au poète japonais Bashô Matsuo.
L’écriture traditionnelle du haïku faisait souvent référence à
la nature et aux saisons (été, hiver...). Elle est brève et vise
à célébrer l’évanescence des choses. Le style du haïku doit
être direct, sobre et concis.
Il exprime un sentiment éphémère mais puissant ; c’est l’art
de suggérer un instant fugitif, une impression furtive. Cette
forme de poésie cherche à exprimer la plénitude de l’instant
présent.
Afin de trouver de l’inspiration au contact de la nature, la
consigne nous incitait à quitter la salle d’écriture, pour se
balader dans le petit jardin de la Maison des Arts ou dans le
parc Richelieu. Ce soir-là, la nuit tombait dans le jardin, la
fraîcheur du soir glaçait nos épaules. Un épouvantail, réfugié
dans l’abri du jardinier, était notre seul complice. Déjà, on
rêvait d’être installés au chaud, et de savourer une tasse de
thé vert délicatement servie dans de fines porcelaines…
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Le long de ton écorce brune Je me cache Pour mieux voir. Tes fruits Purs diamants Dans le firmament. Une brindille dans la rosée Muette et fragile Comme la pensée. L’arbre secoue les nuages Qui passent Il pleut ce soir. Petit bourgeon Cette fleur Dans mon coeur. Christine Sonrier
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Géant majestueux Auréolé de dentelle verte Ton tronc grandit vers l’infini. Branches Courbées, retournées Votre élan me renverse. Sur la branche L’aile de l’oiseau Se brise. Tes branches immobiles Ta respiration invisible M’apaisent. Ta sagesse m’éblouit Devant toi Je m’incline. J’ai touché ton écorce Et ma bouche A souri. Christine Garnier
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Un coquelicot Dans un champ de blé Goutte de sang sur la mer. Arbre solitaire Sur la crête Force tranquille. Avec les feuilles Le soleil joue Ombre et lumière. Le bambou toujours vert Plus fort que l'hiver Printemps d'éternité. Sous les coups de hache L'arbre gémit Mort annoncée. Charpente et solives Souvenirs d'un arbre Jadis vivant. Définition : L'arbre de transmission N'est pas un instituteur ! Danielle Mercier
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41 Tissages
Air saturé Sentier ombragé Vive l’été ! Petit ruisseau Serpentant Finit sa course dans l’océan. Au crépuscule L’arbre est tombé Renait samouraï ! Sous un arbre Parterre de fleurs Ombre odorante. Passent les saisons L’arbre enraciné Reste. Sous l’arbre protecteur Un monde S’abrite. Devinettes : Pauvre tronc ludique Egratigné par les griffes. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre à chats) Profondément enraciné Ses branches s’étirent vers le ciel Les générations s’égrènent. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre généalogique) Lénaïg Lamour
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Fleur délicate Bousculée par les vents Amoureuse au printemps. Chêne vigoureux Fier et silencieux Généreux colosse. L'arbre paré de vert Ecarte ses bras Pour une pluie de lumière. Terre humide et millénaire Protectrice et féconde Grouillant de murmures. Proverbes : Endormez-vous sans crainte au pied d'un olivier Car il a vu des armées de pins partir en fumée. Qui est fort comme un chêne de cent ans A le cœur tendre d'un enfant innocent. Arbre des villes Nature en exil. Devinette : Le pommier du péché Est un figuier bien sucré. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre de la connaissance du bien et du mal) Joan Monsonis
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43 Tissages
Dans le grand parc Au clair de la lune Les feuilles des arbres rêvent. L’écorce chatouille Le tronc de l’arbre Au printemps. Parce qu’il pousse Vers le ciel Libre se croit l’arbre. Embrassez un arbre Et vous irez mieux Dit-on ! Il rêve de s’évader L’arbre Aux racines profondes.
Proverbes :
Heureux les enfants
Qui peuvent encore grimper
Aux arbres.
Quand le tronc s’endort Les feuilles dansent. Une graine plantée Vaut mieux que deux feuilles Dans la main. Perdus vous serez Si vous oubliez De sauver les arbres. Maria Besson
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Lumière Les racines suivent l'arbre Les branches tutoient Le soleil. Croa Croa Croa Croassement près de la mare Sous le nénuphar Se cache la grenouille Espiègle. Un Deux Trois Soleil ! Danielle Avec deux ailes Pour mieux voler. Cécilia Capus Primevère, tu fécondes L’arrivée du printemps Trèfles à quatre feuilles. Blanche, mauve, jaune Élégante primevère Montre ta garde-robe. Chante rossignol Primevères heureuses Soir, descend lentement Seule dans mon cœur Je m’accroupis, je respire.
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45 Tissages
Jacinthe Jalouses de ses voisines Je me refroidis. Primevères amoureuses Cherchent couche Pour jacinthes endormies. Chat furibond Épouvantail recoiffé Sème graines de fleur Vite, un vin chaud ! Pétales velours, pistils précieux Ovaire s’enfonce sans bruit dans son réceptacle Cris stridents, bébé-fleurs. Soir imposteur Sur bourgeon de rose Tu me tournes la tête. Aube du printemps Petites fleurs adolescentes C’est ton anniversaire. Ouvre ton décolleté En ton sein, cache des fleurs Jardinier fatigué, intrigué. La nuit, la peur Je me recroqueville Dans le massif de myosotis. Silence de la nuit Jardin s’ennuie Marguerite, tu n’es plus là ce soir. Elisabeth Perrin
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Do, ré, mi Douce symphonie De jeunes gazouillis Dans les nids. Explosion De mille bourgeons Gloutons. L’hiver a le souffle coupé Floraison de robes légères Verte fraîcheur d’un premier diabolo menthe. Écorce gravée Retour dans le passé Où sont passées nos jeunes années ? Dévorés par d’obscurs xylophages Déchirés par de violents orages Débités par des pros de l’abattage. La foudre a frappé L’ancêtre végétal. Apothéose banale. Ton feuillage généreux Nous offre une ombre paresseuse. Es-tu un saint, Sylvestre ? Hêtre ou ne pas être, telle est la question.
Annie Lamiral
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47 Tissages
L’ardeur
La présentation du 20ème Printemps
des Poètes, consacré en 2018 à
l’ardeur, commençait ainsi : « Il est
des mots qui jamais ne renoncent.
Des mots toujours fervents.
Rarement érodés. Des mots droits devant, par-delà
l’encoignure des siècles… ».
C’est dans ce cadre que nous avons écrit lors de deux
ateliers, inspirés par des poèmes de tout style et de toute
origine proposés sur le site du printemps des poètes. Selon
notre sensibilité, nous avons
puisé des mots et des vers,
certains pour leur musicalité,
d’autres pour l’émotion
éprouvée, d’autres encore pour
leur puissance d’évocation.
[Une tendresse tombée du
ciel]… [Le désir, foudre sans
nom]… [Presque rien, juste une
brûlure]… Voici quelques bribes
poétiques, piochées ici et là, qui
nous ont donné l’élan pour créer
notre propre vision de l’ardeur.
Pastel sur toile d’Ernest Pignon Ernest
www.printempsdespoetes.com
Site du Centre national de ressources pour la poésie
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Ardeur
Art de celui qui
Revendique avec passion un
Désir, une énergie en une
Exaltation sans ruse
Utilisant ses pulsions pures au
Risque d'une impérative urgence.
Carole Tigoki
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49 Tissages
Irrémédiable sagesse
Le premier vers est tiré de « Sur l'autre rive » de Constance
Chlore.
[Toutes les routes s'effacent]
Et passé le sommet de notre ardeur à vivre
On se retourne sur nos juvéniles audaces
Refusant la sagesse que l'on devrait suivre
Qui aurait cru qu'au sortir de la jeunesse
On soit pris d'une insondable nostalgie
Et qu'on admire nos anciennes prouesses
Un baiser à une fille que l'on croyait trop jolie
Jeune homme un peu trop rêveur
Je n'avais pas assez de la fidélité d'une femme
Je me voulais collectionneur
Glissant aveuglément vers le drame
Passées les larmes de mon ego écorché
J'ai compris la beauté d'un lit que l'on partage
Dans la moiteur des draps réchauffés
Je remplace mon ardeur par des sentiments sages.
Joan Monsonis
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Désirs
Inspiré par les poèmes de Constance Chlore, Alain Freixe
et Zéno Bianu
[De la jouissance à l'ombre
Ma propre faim est ton appât]
Tu aiguises mes sens exacerbés
Tout en masquant tes propres désirs
Qui de nous deux succombera ?
[Les miroirs ?
On les traversera]
Comme Alice en son pays
Les merveilles s'offriront
En inépuisables voluptés
[Et je nage
Dans cette eau d'avant tous les ciels]
Vers les rivages de ta tendresse
Ma soif de toi enfin assouvie.
Danielle Mercier
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51 Tissages
Lumières
L’heure des rêves s’invite
Installe une lueur brillante
Tel un miroir qui s’incline et se reflète à l’infini.
Dans un éclat de lune
Les cœurs des amants scintillent
Partagent le charme des vertiges
Spirales inventées par la nuit.
Accords de guitare dans l’espace
Les étoiles en silence s’éloignent.
Eveillée par l’ardeur de l’aurore
L’aube s’étire et se réjouit.
Maria Besson
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Volupté
Allonger l’infini
Tu me l’avais promis
Nous, mon tout
Une foudre sans nom
Nos regards apeurés, accrochés aux mouvements
de nos lèvres
Nous goûtions, savourions nos murmures,
à la barbe du ciel
La tendresse retrouvée
Couchés, là
Corps alanguis
Seuls et surpris par l’ardeur de la vie.
Christine Sonrier
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53 Tissages
Regret
Je me suis apprêtée
J'ai surligné mon regard
Mes lèvres de « Rouge Baiser »
Provoquant une improbable rencontre.
Je m'y suis rendue.
Lorsqu'enfin j’ai pu l'approcher
J'ai exalté de bonheur
J'ai inspiré ses idées
J'ai absorbé toutes ses paroles.
En vain tous ces efforts, toute cette force.
J’aurais dû montrer bien plus d'ardeur.
Carole Tigoki
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Liquide
Quand la nuit se fait étoilée, tu te métamorphoses en amant,
Je suis ta source, mon cœur est bouillonnant. Miel
Quand mes lèvres goûtent le feu de tes larmes,
Je m’y baigne et m’y abandonne, prise au charme. Lait
Quand tes élans impétueux excitent mon bonheur,
Un fleuve fougueux me transporte d’éternelles heures. Sève
Quand tes étreintes électrifient nos corps,
Elles se font cascades, encore et encore. Huile
Quand ton amour sulfureux se révèle brutal,
Des rideaux de grêle me déchirent. Je deviens cristal. Verre
Quand ton obstination grandit convulsive et fiévreuse,
J’y fais barrage. Tu me trouves vénéneuse. Arsenic
Quand tu nies ton ardeur animale,
Une lame profonde t’emporte, destin fatal. Sang
Annie Lamiral
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55 Tissages
Après
Inspiré par Rouge assoiffé de Claudine Bertrand et
Galaxies intérieures d’Anise Koltz
Je dédie ma pensée à l’inconscience
Le silence est lourd
L’air si épais
Pluie de cendre
Je peine à me lever
Je dédie ma pensée à l’absence
Le soleil est meurtri
Jetée de pétales incandescente
Le monde est désolé
Je reste là, bouche bée.
Je dédie ma pensée au silence
Vaste étendue de regrets
Jamais énoncés
Je dédie ma pensée à l’ardeur
A la vie.
Christine Garnier
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P’tit Louis
Debout, p’tit Louis ! Tu n’entends pas les cloches ? La nuit est finie, chausse tes galoches !
Louis avale sa soupe aux haricots Et file tout droit vers le marigot.
A grandes enjambées, il traverse les prés Saute les haies et arrive au bois du curé.
C’est celui-là le grand hêtre Qui fera une belle table pour le garde-champêtre.
Louis retrousse ses manches Il affûte sa serpe pour que la lame tranche. D’un geste magistral, il dénude le tronc des basses branches.
Puis, il sort sa cognée Son buste est incliné Ses jambes légèrement écartées.
Il cogne et cogne avec frénésie Sous le soleil brûlant de midi La sueur de tout son corps jaillit.
Son dos devient luisant Son front est ruisselant La poussière souille ses flancs.
T
57 Tissages
Louis jugule le végétal Attache les sangles, pose les cales. Il est fin prêt pour l’estocade finale.
Louis abat son outil, dans un dernier élan. Le vieil arbre se couche, gémissant. Annie Lamiral
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Jours d’hiver à Essaouira Daurades sauvages, requins féroces
Sardines, fritures, merlans
Pécheurs vivaces, vagabonds exténués
Pieds mouillés, meurtris sur sol trempé
Le port perd son souffle
Humide.
Essaouira, sans toi
Oiseaux fous, têtes de poissons
Chats énervés guettent les oiseaux
Goélands, vitalité exaltée
Fureur des griffes pour achopper
La tripaille.
Essaouira, sans toit
Lucioles, libellules, s’accrochent
Orties orageuses
Ciel noir tombe sur le sable
Pluie fracassante, s’acharne
Roses d’Orient, hibiscus dégoulinants
Coccinelles épuisées.
T
59 Tissages
Essaouira, sans voix
Vallée desséchée
Charrue chemine seule
Roues carrées de la charrette
Âne, burnous, botte de feuillages
Panier sur la tête, femme courbée
Enfant sans babouches
Cherche cailloux.
Essaouira, sans voie
Présence
Poisson sans nageoire
Plongée, sirène dans l’ardeur
Pensées vagabondes
Seins caressent la grève
Chaleur humide sur la courbe
De ses reins.
Essaouira, prends-là.
Elisabeth Perrin
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Il y a
Il y a l'ardeur du vent
Ouragan dévastateur ou bourrasque vivifiante
Il y a l'ardeur du courage
Volonté infaillible et généreuse
Il y a l'ardeur du feu
Flammes brulantes
Il y a l'ardeur de la jalousie
Convoitise étouffante et aveugle
Il y a l'ardeur du froid
Glacial et pénétrant
Il y a l'ardeur de la passion
Exaltation torride et tumultueuse
Il y a l'ardeur de la mer(e)
Présence constante et inébranlable
Il y a l'ardeur de la vengeance
Fureur néfaste et létale
Il y a l'ardeur de la nature
Renaissante et perpétuelle
T
61 Tissages
Il y a l'ardeur de la jeunesse
Insouciante et fougueuse
Il y a l'ardeur du soleil
Aveuglant et incandescent
Il y a l'ardeur du temps
Instant trop court ou trop long
Précipité ou redondant
Mais toujours présent.
Lénaïg Lamour
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Sans titre
Un trait jaune
Un trait rouge
Un trait noir
Un trait vert
Un trait bleu
En haut, en bas
En travers
Il repasse
Il tourne, tourne, d’abord tout doucement
Encore et encore, de plus en plus vite
De plus en plus fort
Le trait s’épaissit, la mine s’écrase
La mine se casse
Trou dans la page
Grabouillage.
Cécilia Capus
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63 Tissages
Il y a de la vie dans les archives !
Braver le froid et la neige, deux soirs de février, pour se
retrouver aux Archives Municipales, dans le sous-sol de la
Médiathèque, tel est le défi relevé par « A mots croisés »
pour un beau voyage dans le passé de Bagneux.
Oui, il y a de la vie dans les archives ! Il n'y a qu'à regarder
les documents étalés sur les tables par Valérie Maillet,
responsable des Archives.
Du volume « L'état des communes » en passant par le plan
de Bagneux de 1900, d'une délibération du Conseil
Municipal au prospectus de présentation du Parc de la
Terrasse, d'un dossier sur le cimetière parisien au budget de
la commune qui détaille la tenue des pompiers, c'est toute la
vie de Bagneux du début du vingtième siècle qui s'offre à nos
yeux.
Les imaginations s'enflamment, les crayons crissent sur les
cahiers, les doigts volètent sur les claviers pour inventer ces
histoires du passé de notre Ville, que nous vous laissons
découvrir, si tel est votre bon plaisir !
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L’honorable fin d’Edouard Joseph Pluchet
- Une histoire pas piquée des hannetons -
Quelle ne fut pas ma surprise en vidant ma boîte aux lettres !
Au milieu des publicités, se trouvait une enveloppe grisâtre
avec un timbre que je connaissais par cœur (il manquait à
ma collection...). C’était une semeuse lignée de 1903 à 15
centimes, dessinée par le célèbre Oscar Roty et gravée par
le non moins célèbre, Louis-Eugène Mouchon. Je fus
traversée d’un frisson. S’agissait-il d’un signe
prémonitoire d’une bonne... ou d’une mauvaise nouvelle ?
En tout état de cause, je reprenais mon observation de cet
étrange courrier, survivant inespéré d’un autre siècle. Je
décryptais l’écriture à l’encre violette, si riche en pleins et en
déliés : Eugénie Dassonville, 12, sentier des Monceaux à
Bagneux.
Pourquoi une lettre postée en 1903 n’était-elle distribuée
qu’aujourd’hui ? Pour l’heure, cette question n’avait guère
d’importance, j’étais trop impatiente d’ouvrir ce courrier
adressé à mon arrière-grand-mère paternelle dont j’avais
hérité de la maison.
J’allais chercher un coupe-papier pour ne pas abîmer
l’enveloppe en l’ouvrant ; délicatement, je glissais mes doigts
à l’intérieur pour en extraire de fragiles feuilles de papier
d’écolier, arrachées à un cahier de classe, soigneusement
pliées en quatre et bien sûr, jaunies par le temps.
Le 25 février 1903
Ma chère Eugénie,
Voilà plusieurs jours déjà que je me promets de vous écrire
cette missive. J’avais une bonne excuse pour retarder mon
T
65 Tissages
récit. Le chemin des Maraîchers était si glacé en janvier que
je ne pouvais me rendre au bureau de poste et de
télégraphe, rue de Fontenay. L’histoire que vous allez
découvrir est certes un peu longue, mais d’une extrême
importance. C’est mon ami, votre cousin, Edouard Joseph
Pluchet, qui m’a chargée de vous la relater.
Peu avant Noël, le maire de Bagneux, Théodore Tissier, a
pris un arrêté municipal sur le balayage des neiges et des
glaces lequel précisait : « En temps de gelée, les
propriétaires et locataires sont tenus de casser ou de faire
casser les glaces et balayer les neiges au-devant de leurs
maisons, boutiques, cours, jardins et autres emplacements
jusqu’au milieu de la rue. Il est prescrit de mettre les glaces
et neiges tout le long des ruisseaux en ménageant toutefois
le libre écoulement des eaux. En cas de verglas, il est enjoint
aux habitants de jeter des cendres, du sable, des gravois ou
du mâchefer. Il est défendu de jeter sur la voie publique
neiges et glaces provenant des cours ou des habitations. Les
contraventions aux dispositions qui précèdent seront
constatées par des procès-verbaux et les contrevenants
poursuivis conformément aux lois. »
Votre cousin avait été bien entendu sollicité, dans sa fonction
de cantonnier de chemins vicinaux, pour faire respecter cette
instruction par tous les Bagneusiens.
Le 31 décembre, en fin d’après-midi, votre cousin fut
diligenté personnellement par Monsieur le Maire pour
nettoyer un bec de gaz, à l’arrêt du tramway, Place
Dampierre où le pauvre homme fit une chute fort
malheureuse de son échelle. Il fut transporté à l’Hôpital
Cochin, le diagnostic tomba : violent traumatisme crânien
avec fracture des deux jambes et plaie profonde à la main
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droite, l’une des vitres lui ayant entaillé le pouce. Vous
connaissez la suite... Il décéda, quelques jours plus tard, la
gangrène ayant envahi la plaie, vraisemblablement infectée
par le mâchefer ou les gravois. Comme ces lésions avaient
entraîné un procès-verbal de déclaration d’accident du
travail, la Justice de paix de Sceaux ordonna à la
municipalité de régler non seulement les 3,34 francs par jour
de dépenses occasionnées pour son traitement, mais de
l’inhumer en concession perpétuelle au cimetière communal
du Pas-Rond, en reconnaissance de ses bons et loyaux
services à la ville, pendant plus de quarante ans.
Sur son lit d’hôpital, Edouard, voyant sa mort prochaine
arriver, me confia une mission. Depuis l’ordonnance
concernant le hannetonnage en date du 5 avril 1898, il
capturait, à la belle saison, hannetons et vers blancs dans
votre jardin, comme vous l’en aviez prié. Pour chaque
kilogramme d’insectes livrés au Secrétariat de la Mairie, il
recevait, comme tout un chacun, une prime de quarante
centimes. Il conservait ces quelques sous chez vous, assuré
qu’ils y seraient à l’abri des regards et des voleurs. C’était un
revenu inespéré pour lui qui jouissait d’un traitement annuel
de 1.200 francs.
Il m’a donc prié de vous demander de vous rendre au fond
de votre jardin et d’y desceller la cinquième pierre du muret
situé devant l’appentis. Vous y trouverez cachée, derrière
dans une cavité, une petite boîte en fer blanc, avec ses
maigres économies ainsi que la recette de la collecte des
insectes. Vous voudrez bien faire don de cette somme à
l’Ecole de Garçons pour qu’elle achète quelques ouvrages
destinés à la bibliothèque scolaire. Lui - qui avait tant
regretté d’être illettré - voulait davantage d’instruction pour
les jeunes et surtout, des admissions dans les écoles
T
67 Tissages
supérieures de Paris puisque personne de Bagneux n’avait
encore réussi à accéder à l’enseignement dit « primaire
supérieur ».
Voilà, ma chère amie, les dernières volontés de votre cher
cousin, Edouard. J’espère que cette missive vous trouvera
en bonne santé.
Mes respectueux hommages,
Octave Bioret
Sans attendre, je courais au fond du jardin. Le muret était
recouvert d’une épaisse couche de mousse que j’écartais
rapidement. Une, deux, trois, quatre, cinq. J’exerçais un
mouvement de pivot sur la pierre qui, bientôt, se désolidarisa
et tomba par terre. J’extrayais la boîte avec précaution,
l’ouvrais et découvrais une liasse bien ficelée dans du papier
journal. Je comptais pièces et billets : 403,54 francs. Au-delà
de ce trésor - qui représentait une fortune à l’époque - je
découvrais mon aïeul à travers ces lignes. Un homme
simple, bon, dévoué, lucide jusqu’au dernier jour et surtout
visionnaire. Si seulement, je pouvais lui dire qu’un lycée allait
maintenant ouvrir à Bagneux !
Dès le lendemain, je déposais une somme équivalente à la
Caisse des Ecoles. Après plus d’un siècle, le vœu d’Edouard
était enfin réalisé.
Annie Lamiral
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Circulation des chiens
Le maire de la Commune de Bagneux
Vu les articles 91, 94 et 97 de la loi du 5 avril 1884
Vu l'article 15 de la loi du 14 juillet 1889 relative à l'esthétique canine
Vu l'article 51bis de la loi du 1er avril 1896 relative à la mission de contrôle des canidés par la police rurale
Vu la loi du 21 juin 1898 sur la police rurale
Vu le livre IV du Code Pénal et spécialement l'article 471-15 qui soumet à l'amende de police tous ceux qui contreviennent aux règlements légalement faits par l'autorité municipale
ARRETE
Art. 1er : Il est expressément défendu de laisser circuler des chiens pouilleux et malades sur la voie publique.
Ils devront être toilettés, traités contre les puces et les tiques, et vaccinés contre la rage. Ils seront obligatoirement munis d'un collier, portant, gravé sur une médaille en métal, leur nom, celui de leur propriétaire et le domicile de ce dernier.
Art. 2 : En période de reproduction, les femelles porteront un panty et les mâles, un nœud papillon.
T
69 Tissages
Art. 3 : Seront toutefois admis à circuler sans contrainte vestimentaire susceptible d'entraver leur déplacement :
1° les chiens de berger et de bouvier habituellement employés à la garde du bétail ;
2° les bouledogues français et les ratiers utiles pour chasser les rats ou jouer à la baballe.
Art. 4 : Les chiens de chasse en tout genre pourront circuler accompagnés de leur maître, dans le territoire compris entre la rue d'Arcueil et la route de Fontenay à Bourg-la-Reine, ainsi que les lieux-dits les Cuverons et le Moulin Blanchard jusqu'à la voie des Suisses. Ceci à partir du jour d'ouverture de la chasse jusqu'à la date de fermeture.
Ils devront être vêtus d'une tenue de camouflage obligatoire, afin de se protéger des tirs malencontreux de maîtres éméchés.
Art. 5 : Les gardes-messiers devront, dans le cadre de leurs missions et en toutes circonstances, veiller au respect des articles susvisés, et informer le garde-champêtre du non-respect de cet arrêté.
Art. 6 : Les contraventions aux dispositions qui précèdent seront constatées par procès-verbaux et passibles d'une amende de 3,50 francs ou, le cas échéant, d’un montant équivalent en céréales ou gibier.
Visé pour récépissé à la Préfecture de Police
Paris, le 20 juillet 1898
Pour le Préfet de Police,
La Secrétaire Générale, Cécilia Capus
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L'Irlandais
Dans une de ses nouvelles dont j'ai oublié le nom, Monsieur
Stoker, un écrivain irlandais du dix-neuvième siècle, curieux
de découvrir le Continent, décrit la campagne du sud de
Paris : la porte d'Orléans, la Zone et ses bidonvilles envahis
par les rats, puis Montrouge. Il décrit alors, avec ses mots de
Britannique, cet horizon de plaines et de vallons à perte de
vue.
Ce que Mr Stoker ne pouvait pas savoir, c'est qu'un siècle
plus tard, mes yeux d'enfants se sont imprégnés de ces rues
et de ces pavés que je parcourais avec le bus 128. Je me
souviens de Montrouge et de sa piscine d'où je sortais les
yeux rougis par le chlore, tandis que Mr Stoker découvrait
cette banlieue avec des yeux d'explorateur.
Monsieur Stoker, je ne sais pas si vous avez poussé votre
promenade un peu plus loin vers le sud, jusqu'à ce gros
village de Bagneux, mais je peux vous dire que votre
vampire immortel si célèbre a bel et bien traversé les âges
jusqu'aux années 2000. En effet, le comte Vlad Dracul a
hanté mes nuits autant qu'il les a pimentées ! Grâce à vous,
mon esprit d'adolescent est tombé amoureux du dix-
neuvième et de ses contemporains, qui aimaient tant mêler
une vision naturaliste à des légendes qui faisaient trembler.
Je peux affirmer sans crainte que vous avez créé le vampire
le plus populaire de tous le temps. Et quelle n'est pas ma
fierté d'avoir découvert que Dracula, qui résidait alors dans
votre tête, a frôlé de sa cape noire et rouge les rues de « ma
banlieue » !
T
71 Tissages
Vous descendiez vers Montrouge, Bagneux et Fontenay en
quête d'inspiration ; je remontais en bus vers Paris, muni
d'un ticket demi-tarif pour voir le film « Dracula » adapté de
votre œuvre majeure par Francis Ford Coppola.
A un tout petit siècle d'écart, nous nous sommes croisés !
Joan Monsonis
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Le Grand Café de la Place
Sur la photographie, un joli visage rond, des yeux bleus
espiègles, Jeanne Marie Guilloux, née le 7 avril 1890 dans
un village reculé de Haute-Bretagne. Un regard triste, des
moustaches repliées, un costume bien apprêté, Guillaume
Méhauté, son mari, né en 1881, dans la maison familiale,
place Dampierre, à Bagneux, d’une famille de riches
commerçants. Guillaume était fier de sa ville, dont le nom
d’origine latine, signifie « petits bains, petits établissements
de bains ».
Jeanne Marie et Guillaume sont émus d’être photographiés
devant le Grand Café de la Place !
Tout Bagneux connaissait le Grand Café de la Place. Même
les enfants qui venaient le samedi accompagner le père de
famille. Le café-hôtel-restaurant trônait sur la place de la
Mairie et se permettait d’ouvrir une terrasse l’été pour
accueillir tous les consommateurs, bourgeois, parisiens…
T
73 Tissages
Certains venaient en villégiature à Sceaux et s’accordaient
un arrêt dans ce beau café, presque provincial.
Toute sa partie centrale était réservée au café-restaurant et
l’étage cachait quelques chambres. La partie droite de la
bâtisse était dédiée à l’épicerie et l’arrière-boutique était
remplie de bric-à-brac. Ces articles dépannaient les riverains
avec quelques seaux de charbon et du bois de chauffage.
Le commerce de M. et Mme Guillaume Méhauté était très
fréquenté. Les voyageurs arrivants, sur la place, à la station
de tramway, se précipitaient au Grand Café pour boire, pour
manger. Parfois, les moins fortunés apportaient leur casse-
croute. Pour se désaltérer, ils se faisaient servir quelques
verres de piquette. Le Ferney Brancas et le vermouth ne se
buvaient que le midi, par les clients les plus riches. Une
grande ardoise au-dessus du bar rappelait que « le vin est
une boisson hygiénique ». N’oublions pas que le vin,
considéré comme un complément de nourriture et comme un
stimulant pour les tâches pénibles, était jugé indispensable
à tous les repas !
Jeanne Marie bien connue des habitués menait rondement
son affaire. Souvent seule, elle pestait contre son mari
qu’elle ne voyait guère. La patronne employait Jeannette,
une bonne cuisinière, dont les talents attiraient une clientèle
de voyageurs de commerce qui consommaient sans
rechigner. Les jours de foire, elle préparait des frites maison,
des fritures de poissons (quand le patron en ramenait des
halles), des omelettes, des ragoûts… Les hivers rigoureux
étaient bravés par le bon pot au feu, les bouchées à la reine
cuisinées maison, sans oublier les charlottes à la parisienne.
Son travail était pénible et dès l’aube, Jeannette commençait
à chauffer les marmites. Elle n’avait que deux heures de
74
pause après le dîner (1). Elle aimait prendre l’air, se promener
dans le coin du clos Lapaume et dans les petites rues
avoisinantes pour se changer les idées.
L’après-midi, des familles venaient boire un petit viandox,
consommer un café, avaler un vin blanc vichy ou parfois un
verre d’eau-de-vie. Quelques ouvriers des carrières, des
paysans, des vignerons fatigués, s’accordaient un petit
godet ou un galopin de bière bien frais. Installé souvent au
comptoir, un certain Paul Deniel racontait que dans les
années 1800, l’église Saint Séverin à Paris avait été
restaurée avec de la pierre provenant des carrières de
Bagneux. Il disait que son père racontait la même chose pour
la cathédrale de Notre-Dame de Paris.
Le jour du marché, place Dampierre, c’était la cohue dès
l’aube. Tous les commerçants voulaient prendre la meilleure
place mais le placier, demeurant rue Brossolette, veillait au
grain. Le marché s’installait avec des légumes, des fruits, du
raisin en période de vendanges.
Au petit jour, dès 5 heures du matin, le restaurant vibrait. Le
personnel devait tout préparer pour accueillir, et servir les
clients. Dans la cuisine, les pâtés se refugiaient dans les
terrines, les rillettes encore tièdes dégageaient un parfum
alléchant ; jusqu’aux pieds de cochons panés, rangés dans
le four, qui attendaient d’être dégustés.
Au fin fond de l’office, les oreilles et les queues de bœuf
flottaient dans le gros chaudron de soupe. Une autre soupe
plus maigre était trempée avec du pain noir pour les clients
1 Début 1900, le terme déjeuner était réservé au repas du matin, le terme « diner » désignait le repas du midi et le souper concernait le repas du soir
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75 Tissages
plus modestes. Les jours de marché, le café-restaurant
servait le déjeuner, le dîner et même le souper.
A Bagneux, Monsieur Guillaume connaissait de nombreux
clients de longue date. Ainsi, un riche cultivateur, de sa
connaissance, natif de la ville, propriétaire de terrains,
l’intéressait pour faire quelque montage juteux. Le sens des
affaires permettait à Guillaume Méhauté de dégotter des
bons coups, mais parfois il se ruinait avec des marchands
peu scrupuleux.
Le projet de lotissement, nommé « les terres-abonnées »,
qui devait être bâti sur l’une des propriétés de ce riche
agriculteur, intéressait vivement notre patron. Aussi, un jour,
Guillaume avait tenté de s’acoquiner avec une autre de ses
relations, un rentier, en vue de se rapprocher de cet
agriculteur. Ce rentier était breton. Il était originaire des côtes
d’Armor et fréquentait souvent la ville de Saint-Brieuc.
Jeanne Marie le connaissait bien car il était célèbre dans la
région briochine pour quelques affaires plutôt louches. Après
l’intervention de sa femme farouchement opposée,
Guillaume Méhauté s’était retiré du projet. Ce dernier, s’est
résigné à renoncer à toute transaction avec ce Breton peu
recommandable.
Sur toute la commune, notre tavernier était envié, critiqué par
les autres commerçants de la ville. Heureusement qu’il était
en règle et avait toutes les autorisations préfectorales
d’ouverture et de débit de boisson. Car tout aurait été
prétexte à lui chercher des ennuis.
Monsieur le Maire fréquentait quelquefois le Grand Café et
prenait un petit verre offert par le patron. Il connaissait bien
Guillaume et le trouvait inquiet, ces derniers temps. En effet,
il lui avait annoncé qu’un nouveau commerce devait
76
s’installer pas loin de là. Le dessein visait le café tabac « Au
bon coin », situé près de l’angle de la rue de Paris. Bien plus
tard son entourage a compris que Monsieur Guillaume avait
eu tort, à l’époque, de s’inquiéter d’un nouvel arrivant à
Bagneux !
Les convictions de Jeanne Marie étaient mystérieuses aux
yeux de son mari. Elle croyait beaucoup en l’utilité des arts.
Dans son café-restaurant, elle aimait la présence de
peintres, de photographes, « des gens cultivés » comme elle
disait souvent. Elle faisait partie des privilégiées qui avaient
appris à lire, à écrire et à compter. Enfant, elle était fière de
se rendre presque chaque jour, à l’école primaire du Leslay,
dans son village natal, situé en Haute-Bretagne.
Jeanne Marie se postait parfois derrière le bar pour écouter
les conversations d’artistes, de parisiens, ou de riches
marchands. Elle s’accordait quelques instants pour rêver à
une vie meilleure, à une vie plus douce. Elle avait beaucoup
entendu parler des guinguettes en bord de Marne qui
évoquaient plaisir, gaieté, indolence et où il était fréquent de
ne rien faire, de bavarder, de flâner. Un client l’avait même
invitée dans son automobile, une belle Citroën Torpédo toute
jaune, pour « aller visiter un bistrot au bord de l’eau »…Mais
ce n’était pas pour elle. Elle devait faire marcher le
commerce, surveiller le personnel, faire rentrer l’argent dans
la caisse.
Certains jours, elle devait même surveiller le patron quand il
marchait de travers, de retour de balade. Souvent en
goguette, il aimait boire, batifoler, rigoler avec ses amis.
Le soir, Guillaume veillait à dégager tous les clients
indésirables, les soulards, les gars endormis, sur ou sous,
les tables. Parfois, il affrontait des noctambules qui n’avaient
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77 Tissages
plus une seule pièce pour payer leur dernier gorgeon.
Fréquemment Alphonse, un vieux client aux pommettes bien
rouges, jovial et affable retournait ses poches pour régler sa
dernière tournée. Mais souvent vides, il se faisait traîner
dehors par le maître des lieux. Quelque fois, encore plus
triste, une poivrotte surnommée Nénette trouvait refuge dans
la salle du fond, à côté de la table du billard. Elle était connue
et appréciée pour son cœur généreux quand elle avait
quelques sous en poche. En fin de semaine, Alphonse
soignait sa tenue et offrait des petits canons à Nénette, sa
voisine. Cette habituée logeait sa famille nombreuse avec
peine, dans un baraquement de fortune caché dans l’une
des ruelles sombres de Bagneux, rue des Bas-Coquarts.
Aujourd’hui, le Conseil municipal et plusieurs élus
réfléchissent à un projet qui leur tient à cœur. Il s’agit de
réserver, dans la ville de Bagneux, une rue à Jeanne Marie
Méhauté. Cette femme, souriante, commerçante, dévouée,
tant appréciée à son époque. Et la ville se rappelle encore
que Jeanne Marie faisait régulièrement des dons aux plus
nécessiteux.
Les années ont passé, le Grand Café de la Place a fermé
mais il reste à jamais dans la mémoire de toute la ville et des
Balnéolais.
Elisabeth Perrin
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Bagneux, une minute d’arrêt
Je me réveille en sursaut. Où suis-je ?
Je ne reconnais pas cette chambre. Papiers à fleurs, armoire
normande, fenêtre aux volets de bois dont les persiennes
laissent filtrer le jour naissant... Drôle de lumière, qui ne
m'est pas familière. Et puis le puzzle se met en place. Je suis
au premier étage d'une grande maison, à trois kilomètres de
Paris. La petite provinciale qui a grandi dans le Marais
Poitevin vient d'hériter de lointains cousins… J'y dors – mal
– depuis dix jours. Les questions me laissent peu de repos.
Pourquoi cet héritage d'un quasi inconnu, oncle très éloigné
monté à Paris au début du vingtième siècle ? Jules Laffont,
c'est son nom, avait choisi de s'installer à Bagneux.
Cet après-midi, j'ai à nouveau exploré le grenier et ouvert
quelques vieilles malles. Là, dans un petit coffret de bois,
une découverte : un prospectus jauni datant de 1902 et
conservé soigneusement par ce vieil oncle. Il vantait le
charme d'une opération immobilière nommée « Le Parc de
la Terrasse », située tout près de la place Dampierre et
offrant, selon la publicité, « un splendide panorama sur la
vallée de Fontenay-aux-Roses ». On y louait la qualité de
l'air ; c’est vrai que le village comptait nombre de maraîchers
qui ravitaillaient la capitale et de vignes qui donnaient un petit
blanc âpre.
J'imagine mon aïeul se promenant à travers champs et
s'arrêtant chez un ami vigneron pour déguster un verre de
blanc, bien frais. Le Parc de la Terrasse devait s'étendre sur
un site merveilleux, très élevé, exempt de toute inondation et
assez éloigné des tanneries installées près de la Bièvre, des
briqueteries et des carrières généreuses, dont les pierres ont
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79 Tissages
servi à construire pléthore de monuments et immeubles
parisiens. Depuis Paris, porte d'Orléans, le lotissement serait
accessible par le tramway de Châtenay, avec un arrêt à
Bagneux-Place Dampierre, soit un trajet de dix-sept minutes.
Je n'aurais jamais imaginé qu'en 1900 on mettait si peu de
temps pour venir à Bagneux !
Je viens d'emménager. Bagneux est toujours à trois
kilomètres de Paris, mais compte maintenant 39 500
habitants et on y construit deux métros ! Le fameux, celui de
la porte d'Orléans, va arriver dans le quartier nord, fin 2020.
Et un autre, le Grand Paris Express, future ligne 15, qui fera
le tour de Paris et aura aussi une station balnéolaise. L'oncle
Jules avait choisi de s'installer à Bagneux, un village au
charme bucolique, tout près de Paris et déjà fort bien
desservi par les transports en commun. Et moi, à cent ans
d'écart, je ne peux m'empêcher de penser à la similitude de
nos destins, si étroitement mêlés à celui de Bagneux.
Danielle Mercier
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Un cri dans la nuit
Prosper était cocher à Paris. Joséphine, sa jeune épouse,
travaillait comme cuisinière pour une famille fortunée, qui
occupait un hôtel particulier dans le quartier du Luxembourg.
Elle était très dévouée à ses patrons, fins gourmets et très
exigeants pour la préparation des repas quotidiens. La
maîtresse de maison sollicitait régulièrement les services de
Prosper pour la conduire dans Paris vaquer à ses
occupations, qu’il s’agisse d’une course dans un Grand
Magasin du boulevard Haussmann ou d’un rendez-vous
chez sa couturière-brodeuse dans le Marais.
Malheureusement, lors d’un de ces déplacements, la voiture
de Prosper fut violemment percutée par la carriole d’un
vitrier. Le terrible choc fut fatal à l’un des chevaux mais
également à la patronne de Joséphine qui succomba
quelques heures plus tard d’une hémorragie cérébrale. La
cuisinière fut renvoyée sur le champ et le logement dont elle
bénéficiait pour sa famille lui fut confisqué. Prosper et
Joséphine se retrouvèrent à la rue avec Petit Paul et Berthe,
leurs deux enfants de trois et cinq ans.
Un ami de Prosper qui vivait dans la commune de Bagneux,
à quelques kilomètres de la capitale, leur proposa de venir
s’y installer et de reprendre l’épicerie de la rue des
Maraîchers, en vente depuis quelques mois et sans
acquéreur en vue. Le couple, économe, avait pu mettre de
côté une petite somme d’argent, leur permettant d’envisager
ce projet. C’est ainsi que le 1er septembre 1899, Prosper,
Joséphine, Petit Paul et Berthe s’installèrent à Bagneux.
Prosper effectua le déménagement avec sa voiture et
proposa à Joséphine de rejoindre Bagneux, avec leurs
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81 Tissages
enfants, grâce au tramway qu’elle prendrait à la porte
d’Orléans. Il ne connaissait pas encore très bien le village,
n’y ayant fait que quelques incursions pour visiter le
logement attenant au commerce qu’il s’apprêtait à reprendre.
Son ami lui avait donné rendez-vous à la fontaine Gueffier,
lieu de passage et de rassemblement des balnéolais venus
s’approvisionner en eau.
L’épicerie ne se tenait
pas très loin et son ami,
Achille, cantonnier du
bourg, pourrait peut-être
lui présenter quelques
futurs clients. La Fontaine Gueffier, photo prise entre 1890 et 1920.
Chemin faisant et tournant le dos à Paris, il eut plaisir à
découvrir des terrains vagues mais également des vergers
remplis d’arbres fruitiers, leurs pommiers déjà couverts de
fruits en ce mois de septembre. Les maraîchers de Bagneux
disposaient également de potagers bien entretenus et, du
haut de sa voiture, Prosper apercevait les courges et les
salades d’automne joncher la terre balnéolaise. Les vignes
commençaient à se colorer et la perspective des vendanges
enchantait Prosper, subjugué par la beauté de la lumière
automnale sur le clocher de l’église de Bagneux.
Parvenu à la fontaine municipale, Prosper descendit
nonchalamment de voiture, pris le temps de s’étirer puis,
après avoir fait boire les deux chevaux, se désaltéra à son
tour. Achille ne devait pas tarder. Joséphine et leurs petits
seraient bientôt là également. Le tramway les déposerait
place Dampierre. Une nouvelle vie les attendait !
L’installation de la famille fut très joyeuse et l’épicerie, que
Joséphine s’employa rapidement à nettoyer de fond en
82
comble, fut rapidement fréquentée par les balnéolais. Les
recettes étaient bonnes et le couple pouvait envisager, sans
inquiétude matérielle, l’arrivée d’un troisième enfant. Au mois
d’avril, Joséphine avait réalisé qu’elle était enceinte et acquis
la conviction qu’elle accoucherait le 24 décembre 1900. Les
dernières semaines, Prosper dut travailler dur, sans le
soutien de Joséphine qui se reposait en préparant l’arrivée
du nouveau-né. Le médecin et maire de Bagneux, Théodore
Tessier, vint la visiter mais Joséphine comptait sur la sage-
femme qui l’avait assisté pour la naissance de Berthe,
moment délicat qui avait duré quarante-huit heures.
Joséphine appréhendait ce troisième enfantement. Quand le
24 décembre approcha, elle demanda à Prosper de lui
promettre que, le moment venu, il solliciterait Eugénie, la
sage-femme qui vivait à Paris. Elle seule, Joséphine en était
persuadée, pourrait la soutenir et prévenir tout incident. Mais
il ne se produisit rien : ni le 24, ni le 25, ni le 26. C’est le 27
vers minuit que Joséphine sentit percer en elle cette
merveilleuse « poche des eaux ». Elle secoua Prosper,
profondément endormi. A peine sorti de ses rêves, il se
précipita vers sa voiture en direction de Paris, à la recherche
d’Eugénie installée dans le quartier de Denfert Rochereau.
La lune était pleine et les chevaux, une fois attelés,
galopèrent dans la nuit claire. Soudain, quelques flocons
firent leur apparition, puis plus fournis, ils commençaient à
recouvrir le flanc des bêtes, les rendant nerveux. Leur galop
sur la chaussée glissante inquiétait Prosper. Mais cette
course folle semblait enchanter la chevauchée qui atteignit
rapidement le quartier de l’accoucheuse. Prosper donna des
coups sur le portail, appelant Eugénie, criant son nom,
sifflant… sans succès ! L’immeuble restait parfaitement
endormi. La chute de neige s’était amplifiée et recouvrait
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83 Tissages
l’asphalte. Prosper ne savait que faire. Devait-il rebrousser
chemin et rejoindre Joséphine ? Ne lui avait-il pas promis de
revenir avec celle qui saurait l’assister et la rassurer ? Il
paniquait et ne parvenait pas à prendre une décision.
Prosper alluma sa pipe pour se détendre quelques minutes,
puis décida de rebrousser chemin avant que les chemins
trop enneigés ne risquent de faire chuter ses chevaux.
Quelques rares badauds sur le chemin saluèrent Prosper et
lui souhaitèrent bonne route, surpris de la cadence à laquelle
la calèche s’enfonçait dans cette nuit blanche. Prosper
pensait à Joséphine et à sa déception lorsqu’elle le verrait
arriver seul. Il espérait que tout se passait bien pendant son
absence.
Pendant ce temps, Joséphine supportait difficilement les
contractions et avait poussé de tels cris qu’ils réveillèrent la
boulangère. Elle chaussa ses sabots et, dans les rues
enneigées, se précipita chez le garde-champêtre pour qu’il
aille prévenir le Docteur qui vivait dans le quartier de la
Rapie. Puis elle réveilla la brodeuse, sa voisine, et la
repasseuse qui habitait la même maison. Toutes trois se
démenèrent pour soutenir Joséphine qui tentait de se
rassurer en expliquant que Prosper allait arriver avec la
sage-femme.
Les chevaux ne parvenaient plus à galoper et le corps transi
de Prosper se paralysait. La calèche avançait au ralenti dans
les rues désertes. Inquiet pour sa femme, Prosper sentait les
larmes couler sur son visage et perdait tout espoir de voir
son troisième enfant faire son entrée dans le monde. Le
silence, oppressant, lui confirmait la solitude de Joséphine.
Mais tout à coup, à l’entrée de Bagneux, un éclair apparut
dans le ciel et un coup de tonnerre retentit comme un cri
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phénoménal dans la nuit. Alors, les chevaux reprirent à vive
allure, sillonnant les rues sans appréhension, oubliant la
neige, la glace et les risques encourus par leurs sabots.
Prosper tremblait, la naissance avait-elle eu lieu ? Un second
cri déchira l’atmosphère et dans le virage à l’arrivée des
Epinettes, les chevaux perdirent l’équilibrent. Ils se
couchèrent dans la poudreuse, tandis que la calèche se
fracassait au sol.
Achille, le charcutier, rejoignait au même moment sa
boutique en bicyclette. Il put secourir Prosper, légèrement
blessé et qui ne se souciait plus de ses bêtes ni de sa voiture.
Il n’avait qu’un seul objectif : rejoindre Joséphine ! La neige
n’avait pas cessé de tomber et lorsque les deux hommes
arrivèrent devant la maison, ils virent le médecin qui en
sortait. « Une sacrée surprise, Prosper ! Félicitations !! ».
Prosper pénétra dans le vestibule. Il grimpa quatre à quatre
les marches de l’escalier qui le conduisait à la chambre où
l’on semblait s’affairer sans relâche. Joséphine était allongée
sur le lit conjugal portant, sur son bras droit, un bébé, un
enfant, un ange, un petiot… Prosper ne bougeait pas, aussi
groggy par l’accident que par la scène bouleversante qui
s’offrait à lui. Il regardait les femmes s’occuper l’une de
remplir une bassine, l’autre de soutenir Joséphine afin
qu’elle propose déjà son sein au nouveau-né, la troisième de
remettre le drap en place… Une seconde tête brune apparut,
Joséphine lui adressa un regard attendri et Prosper
s’exclama : « Des jumeaux !! ».
En cette année 1900, la ville de Bagneux venait de s’enrichir
de deux nouveaux citoyens, bénis de Saint-Christophe, le
dieu des cochers, et de toute la communauté balnéolaise !
Christine Sonrier
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85 Tissages
Trace
Bagneux, 20 février 1907
Alfred descend à grands pas l’avenue du Général Leclerc en
direction de la Porte d’Orléans ; il rejoint son collègue Jules.
Tous deux se rendent chez le maire à Bagneux, pour
présenter le projet sur lequel ils travaillent depuis plusieurs
mois et qu’ils ont eu le privilège de se voir attribuer : la
construction du futur tramway qui facilitera l’accès à la
banlieue sud-ouest depuis Paris.
Bagneux est un village de 2 000 habitants. En majorité, des
ouvriers qui travaillent dans les carrières, vastes gisements
de décombres ne laissant place à aucune végétation, en
contraste avec de grands espaces de cultures maraîchères
et fruitières.
Alfred traverse le vaste terre-plein aux abords de la porte
d’Orléans et aperçoit Jules qui lui adresse de grands gestes
pour l’inviter à le rejoindre, tout près de la diligence attelée le
long du chemin principal. Tous deux prennent place dans la
voiture qui se met en route au pas. La route de Fontenay est
jalonnée d’arbres et l’attention des voyageurs s’attarde sur
les lieux-dits qu’ils parviennent à déchiffrer malgré les
soubresauts dus aux nombreuses ornières qui parsèment la
chaussée. Le « Prunier hardi » les fait sourire, alors qu’ils
traversent une étendue d’arbres fruitiers.
Le temps est sec et frais, mais après plusieurs semaines
d’un hiver humide, la terre reste détrempée. Alors que la
voiture atteint la côte qui monte vers la colline, elle
s’embourbe et les voyageurs sont invités à descendre pour
pousser. Parvenus au sommet, Alfred et Emile apprécient
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quelques instants la vue pittoresque sur la vallée
environnante, avant de remonter en voiture pour poursuivre
leur chemin jusqu’à la place Dampierre. De là, ils suivent à
pied le chemin jusqu’aux « Cuverons » en passant par le
« Chant des Oiseaux, en bordure du vignoble où réside le
maire. Ils sont heureux de poser pied à terre après ce
voyage, ballottés par le roulis sur les chemins et les pavés.
Ce projet de tramway est une véritable bénédiction pour les
habitants de Bagneux ! Nul doute qu’après leur présentation,
il fera l’unanimité et sera voté.
Bagneux, 20 février 2018
Ma ville est le théâtre d’un immense chantier, qui va se
poursuivre quelques années encore, jusqu’à l’achèvement
du prolongement de la ligne de métro de Montrouge à
Bagneux.
J’ai rendez-vous avec mon amie Claire au café de la place
Dampierre ; je marche allègrement, portée par le plaisir et la
liberté de me déplacer sans encombre. Je suis arrivée par
« Les Blains » et lève les yeux vers un panneau indiquant la
direction « Les Tertres »… Que représentent ces noms ? De
quoi sont-ils l’expression ? Qu’en reste-t-il dans le Bagneux
d’aujourd’hui ? Tandis que mon imagination dérive, portée
par ces noms de lieux-dits ou de quartiers anciens
- « Les Olivettes », « La Pierre Plate », « La Madeleine »,
« Les Mathurins »… -, je tente de déceler autour de moi un
édifice, un objet, une forme, un indice de l’origine de ces
appellations.
L’esprit ailleurs, j’atteins la place Dampierre. Claire me fait
de grands gestes devant le café ; je traverse la rue pour la
T
87 Tissages
rejoindre et trébuche sur une armature de métal au beau
milieu de la chaussée. Je perds l’équilibre et m’étale de tout
mon long. Mon amie m’a vue approcher ; elle accourt pour
m’aider à me relever. Plus de peur que de mal ! Je suis un
peu en colère, tout de même, et prête à en découdre avec
les agents de la voierie. A la découverte de l’obstacle qui a
eu raison de mon équilibre, Claire sourit et m’explique : tu as
heurté un rail du tramway d’autrefois, construit par la
Compagnie des Tramways de l’Ouest parisien en 1911. Il
reliait Paris et Châtenay-Malabry, en passant par Montrouge
et Bagneux, mais il a été démantelé en 1937. Tu vois,
souvent l’Histoire affleure… Elle n’est jamais très loin !
Christine Garnier
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Le Parc de la Terrasse
La petite chambre au septième étage d’un immeuble du
quartier Montparnasse ne possède qu’une minuscule
lucarne qui donne sur la cour. Mathilde a mis les bottines
noires que lui a données madame Mortier, chez qui elle
travaille six jours par semaine. Léon s’est rasé de près en
veillant à bien dessiner ses favoris. Ce dimanche, ils ont
prévu une balade champêtre à Bagneux pour s’aérer les
poumons. Cela fait déjà quatre semaines qu’ils ne sont pas
allés voir les parents de Mathilde qui habitent une petite
maison, rue des Fossés. En fin de matinée, le tramway les
dépose place Dampierre. Mathilde s’émeut à la vue du
clocher de l’église Saint-Hermeland où elle a été baptisée et
où elle a épousé son Léon. La plus belle église des environs
de Paris qui, dit-on, est la reproduction, dans des dimensions
plus modestes, de la cathédrale Notre Dame construite en
partie avec les pierres des carrières locales.
Mathilde reconnaît quelques voisins qui la saluent avec
gentillesse ; des enfants jouent sur la place dans leurs
costumes endimanchés. Elle se dit qu’elle aimerait être
peintre et faire un tableau de cet endroit qui l'a vue grandir.
Henriette, une jeune femme de son âge s’approche du
couple, embrasse Mathilde sur les deux joues et tend la main
à Léon. « Alors les Parisiens vous venez nous rendre
visite ? Quelle élégance Mathilde, tes bottines sont d’un
chic ! Elles te vont à ravir mais fais attention à la boue, on
n’est pas à la ville ici ! ». Elle éclate d’un rire joyeux en
regardant ses godillots un peu terreux. « A plus tard les
amoureux ! ».
Comme tous les premiers dimanche du mois depuis qu’ils
sont installés à Paris, Mathilde et Léon viennent déjeuner
T
89 Tissages
chez les parents de Mathilde. Lorsqu’ils poussent la porte de
l’entrée, ils sont accueillis par l’odeur du ragoût qui mijote et
par des cris de bienvenue.
Depuis que Mathilde est enceinte, ses parents aimeraient
que le couple revienne à Bagneux. Raymond et Thérèse ont
déjà envisagé d’agrandir la maison, en accolant une pièce
supplémentaire. Il faudra abattre deux pommiers, mais ce
sera un bel espace pour les jeunes. Léon préfèrerait rester à
Paris, où depuis quelques mois il a été embauché dans un
entrepôt du Bon Marché. Mais il n’est pas sûr que son salaire
suffise pour louer un appartement, d’autant que Mathilde va
s’arrêter de travailler d’ici quelques mois. Pourtant, il ne peut
envisager d’abandonner sa place de magasinier pour
redevenir maraîcher aux côtés de son beau-père.
Comme les dimanches précédents, dès le repas terminé,
Thérèse propose à sa fille de lui montrer la layette qu’elle a
commencé à tricoter. Les hommes vont fumer une cigarette
dans le jardin et il n’est question que de projets d’avenir.
- Tu sais, Léon, la vente de mes légumes devient de plus en
plus rentable. Mes bras ne suffisent pas pour remplir les
cageots et transporter les marchandises. J’ai vraiment
besoin d’un commis qui puisse ensuite reprendre l’affaire.
En revenant à Bagneux, vous pourrez adhérer à la Société
de Secours Mutuels dont je suis membre depuis plusieurs
années. Cela pourra parer aux besoins urgents, en cas de
problème.
- Oui, oui, Raymond, mais vous savez bien qu’au Bon
Marché on a aussi droit à une couverture sociale
intéressante. Ma femme et mes futurs enfants seront
couverts eux aussi.
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- Et la fanfare, tu vas l’abandonner définitivement ?
- J’ai annoncé mon départ aux dernières vendanges et je
crois qu’ils ont déjà un remplaçant. C’est sûr, les soirs de
répétitions me manquent mais je reprendrai le tambour dans
quelque temps.
L’après-midi se termine et les jeunes gens décident de
rentrer. « N’attendez pas si longtemps pour revenir nous
voir ! », leur dit Thérèse. « Vous n’avez encore rien décidé
de concret et dans quelques mois, le bébé sera là. Vous
n’allez pas le faire grandir dans votre mansarde tout de
même, il aura besoin de grand air ce petit ! ».
Le couple reprend le tramway place Dampierre. Sur le trajet,
Mathilde est silencieuse, elle aurait aimé que Léon dise oui
à ses parents. Elle imagine son enfant s’amuser dans le
jardin familial, monter aux arbres, jouer place de l’Eglise,
puis aller à l’école communale où elle-même a appris
l’histoire de France, le chant, le dessin et même la
gymnastique.
Léon la regarde, il la trouve merveilleusement belle et se dit
qu’elle a des cheveux magnifiques et un visage de fée. Il
connaît son tempérament fougueux, qui l’a séduit dès leur
première rencontre. Il sait qu’elle étouffe dans leur petit
réduit, qu’elle qualifie pourtant de « nid d’amour ». Léon est
un homme, certes, de caractère, mais il a toujours eu le sens
de la mesure. Il n’est jamais excessif, ni dans ses prises de
parole, ni dans ses positions. C’est un homme de
compromis, sage et toujours prêt à faire plaisir. La décision
qu’il doit prendre est tellement délicate qu’il n’est pas sûr de
faire le bon choix. Mais peu à peu la solution s’impose :
Mathilde va revenir à Bagneux le temps des couches. Il
gardera la chambre à Montparnasse et rejoindra sa femme
T
91 Tissages
tous les samedis soir. En moins d’un an, il aura mis
suffisamment d’argent de côté pour louer un petit
appartement entre la porte d’Orléans et Alésia. Ils s’y
installeront tous les trois et pourront se rendre facilement
chez Raymond et Thérèse. Ou bien…
Il regarde le paysage défiler, se laisse bercer par les
crissements du tramway et met la main à sa poche d’où il
sort le dépliant que lui a remis le patron du bureau de tabac
de la place Dampierre. Intriguée, Mathilde se rapproche et
silencieusement, ils se mettent à lire ensemble. « Orné de
cèdres majestueux et centenaires, le « Parc de la Terrasse »
propose des terrains à vendre par lots, à partir de 5 francs le
mètre, avec facilités de paiement. Le parc domine la contrée
de Fontenay, Sceaux et les Vergers fleuris de la région. Un
site merveilleux, idéal et unique, à seulement 3 kilomètres de
Paris ». Léon lève le regard et croise celui de Mathilde, elle
lui sourit de son air amoureux, canaille et plein d’espoir.
Maria Besson
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Multiples
Durant la saison 2017-2018, la Maison des arts de Bagneux
nous a fait découvrir la sérigraphie grâce à l’exposition
"MULTIPLES" consacrée à cette technique d'impression.
En utilisant des pochoirs
intercalés entre l’encre et le
support et en réalisant des
aplats successifs, la sérigraphie
permet de reproduire des
œuvres polychromes en édition
limitée. Elle s’illustre dans des
déclinaisons chromatiques
célèbres que sont, par exemple,
les œuvres d’Andy Warhol
(Campbell’s Soup Cans,
Marylin Monroe…). Le
caractère « multiple » de cette
technique tient aussi dans la capacité du sérigraphe à
préparer le travail en décomposant l’œuvre en autant de
motifs et couleurs que sa richesse picturale implique.
De là, il n’y avait qu’un pas à faire pour imaginer un atelier
d’écriture intitulé « Multiples ».
L'être est un et multiple à la fois. Tout au long de notre vie,
nous sommes à la recherche de nous-mêmes. En chacun de
nous, il y a un enfant, un adolescent, un père ou une mère
qui sommeille et peut-être même un vieillard qui s’annonce.
Nous nous croisons, nous nous perdons, nous nous
retrouvons, toujours reliés au fil conducteur de notre vie. De
ce constat, sont nés des textes pleins de vie dont nous vous
laissons découvrir la clé…
T
93 Tissages
« J »
J17 arrive tard à la soirée. Il sonne à la porte de
l’appartement avec une bouteille de whisky déjà entamée
dans une main et un joint éteint aux lèvres. Une intuition, une
curiosité intérieure l’a conduit à cette fête du nouvel an. Il a
des rêves de conquêtes féminines plein la tête. Son visage
exprime une fierté, une arrogance qu'il est prêt à imposer à
tout le monde. Il se dit que s'il ne bouffe pas le monde entier
dès maintenant, quelqu'un d'autre le fera à sa place. Mais
sous toute cette confiance, il y a une peur vive et honteuse
de tomber sur plus fort que soi, et d'être humilié en public par
un ado qui serait plus conquérant que lui.
Enfin la porte s'ouvre. J34 accueille J17 avec un grand
sourire. J34 est un homme en pleine force de l'âge, comme
dirait J84. Mais J34 ne sent pas si invincible que ça. Certes,
il a fait du chemin depuis quelques années. Mais il a aussi
découvert toute la sagesse discrète et bienveillante de J63
et surtout de J84. Le trentenaire sait que sa force commence
à décliner. Pourtant, son vieil ami n'a pas tort. Il n'a jamais
ressenti aussi peu de peur qu'aujourd'hui. Il s'efforce
aujourd'hui d'être modeste et pacifique. Il sait que sa
quiétude dépend de ses bonnes intentions.
En le voyant, J17 pense que ce trentenaire est un sacré «
bouffon », et qu'il n'y a rien à craindre de ce côté-là.
L'adolescent entre dans l'appartement. Il dévisage tout le
monde. Il y a J34, J63 et J84. En plus de ces trois-là, il y a
des gens qui dansent. Des ombres, dont on ne distingue pas
le visage. Au mur, des photos des habitants de
l'appartement. Il y a le père, avec son tablier de cuisinier. La
mère, et son sourire tendre et patient. Le frère et la sœur
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semblent regarder tous les J avec des yeux malicieux et
joueurs.
J34 et J63 parlent entre eux. Seul J84 regarde l'adolescent
avec des yeux rieurs. Le vieillard et le jeune garçon
sympathisent tout de suite. Aussi canaille l'un que l'autre, ils
sifflent la bouteille de whisky sous les regards inquiets des
deux autres J. J84 n'arrête pas de parler. De toute façon, il
n'a pas le choix ; il est sourd comme un pot :
« Tu sais mon garçon, J34 et J63 sont deux enquiquineurs.
Ils sont beaucoup trop sérieux, et ils ne savent pas s'amuser
! Mais ils ont raison de garder un œil sur nous. Nous sommes
deux irresponsables. Toi parce que tu ne sais pas encore
grand-chose de la vie. Moi parce que j'en ai fait le tour. Tu
vas me rendre un petit service mon garçon. Tu vas aller dans
la chambre d'enfant de l'appartement, et tu vas ouvrir l'album
de photos que tu verras sur le lit. Tu verras, lorsque tu te
réveilleras demain matin, tu n'auras fait qu'un... » Le vieillard
cligna de l'œil et se mit à somnoler instantanément.
La suite est pour J17 un trou noir. Il ne souvient de rien
hormis qu'il a ouvert l'album dont parlait J84, et qu'il a fait
une sorte de voyage. C'étaient des photos de femmes,
toutes plus belles les unes que les autres. Certaines ont été
ses petites amies. D'autres ont été des amours inavoués, ou
même des amies. Il ne les connaissait pas, et pourtant, elles
avaient toutes un air terriblement familier.
En se réveillant le lendemain matin, le jeune homme savait
qu'il avait fait le voyage le plus beau de sa vie. Il n'était plus
le J17 arrogant et téméraire, voulant être grand à tout prix. Il
n'était pas non plus J34, qui laisse peu à peu sa jeunesse
derrière lui. Ni J63 et sa nostalgie du passé lorsqu'il était J17.
J84 ne l'accompagnera pas pour un autre verre ;
T
95 Tissages
la prochaine fois qu'ils se reverront, c’est quand il aura 84
ans. Le jeune homme n'était plus J17. Il était tout simplement
J. Joan.
Joan Monsonis
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Rencontres passagères
« Début de l’embarquement du vol à destination de
Londres ». Je me dirigeais vers le contrôle des billets et
suivais les autres passagers en direction de la cabine.
Comme toujours, j’avais réservé un siège de la rangée 14,
mon jour de naissance ; malheureusement, c’était le B, celui
du milieu. Je calais mon sac dans le compartiment à
bagages quand une ado aux longues nattes brunes, le
visage légèrement acnéique, arriva.
« Excusez-moi, Madame, je suis 14 A, j’ai le siège près du
hublot. »
Je me levais pour la laisser passer. Elle sortit son
dictionnaire de poche français-anglais/anglais-français, un
petit carnet à spirale ainsi qu’un stylo bille. Sans plus tarder,
elle commença à lister des noms, des verbes, bien alignés
en colonne... d’une écriture très appliquée.
« Tu révises ton anglais ? » lui demandais-je.
14 A : « Oui, c’est la première fois que je vais en Angleterre,
chez ma correspondante. J’ai un peu peur, je ne la connais
pas et, en plus, je ne sais pas vraiment parler anglais ! On
n’a fait que de la phonétique, depuis la rentrée. »
14 B : « C’est une approche plutôt originale pour apprendre
l’anglais, mais tu verras plus tard, c’est une excellente base,
surtout pour la prononciation... Ne t’inquiète pas...Vous allez
jouer ensemble. Si elle te sort son Monopoly, il n’y a que le
nom des rues qui change ! Je te conseillerais de regarder,
d’observer, de faire des gestes si tu ne trouves pas les mots.
Ne passe pas ton temps le nez dans ton dictionnaire !
T
97 Tissages
Invente des mots... Parle, même mal ! Surtout, n’aies pas
peur d’elle, elle est dans le même état d’esprit que toi ! ».
Le long défilé des passagers se poursuivait dans l’allée. Une
femme, la cinquantaine environ, arriva, toute essoufflée, un
dossier portant la mention « Ministère des Affaires
étrangères » sous le bras. Elle s’arrêta net au niveau de ma
rangée, s’assit rapidement à côté de moi et me demanda :
14 C : « Excuse me, do you speak English ? Vous parlez
français ? »
14 B : « ... les deux, même si je suis Française ! » lui
répondis-je en souriant. C’est bien connu, mes concitoyens
ne sont pas très enclins à parler anglais ou d’autres langues
étrangères !
14 C : « Excusez-moi, cela ne vous dérange pas si je cale
mon sac à mes pieds, juste entre nous deux ? », me
demanda alors 14 C. Elle serrait précieusement son gros sac
en cuir noir contre sa poitrine. Ses mains étaient
impeccablement manucurées et ne portaient ni bague, ni
alliance.
14 B : « C’est bon, pas de problème », lui répondis-je sans
hésiter.
14 C : « Vous savez, j’y tiens, c’est mon sac photo ! »
14 B : « Ah, vous photographiez quoi ? »
14 C : « Beaucoup de macro, des fleurs et un peu
d’architecture ! »
14 B : « Tiens, moi aussi, mais à mon âge, je voyage léger !
J’utilise juste un portable pour faire des photos ! Je suis trop
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vieille pour porter des kilos de matériel... entre le boîtier et
les objectifs ! Pfff ! »
14 C : « Il faut que je vous dise. Je vais faire les soldes à
Londres mais aussi quelques photos dans la City, en pleine
explosion immobilière. Depuis mon voyage de noces au
Brésil, j’adore non seulement Niemeyer, mais l’architecture
moderne en général. J’avais grillé des dizaines de pellicules
là-bas ; malheureusement, je n’ai plus une seule de mes
diapos, du fait de ma séparation. J’aurais préféré ne plus
avoir de petites cuillères ! ». Pour 14 C, la douleur était
profonde, l’incompréhension totale. Comment pourrait-elle,
un jour, cicatriser cette blessure ? Pourquoi un être peut-il
prendre plaisir à vous arracher le fruit de votre passion ?
14 B : « Quelle coïncidence ! Je vais au Brésil, dans six
semaines ! Je vais me régaler des œuvres de Niemeyer à
Brasilia et des musées qui lui sont consacrés à Curitiba et à
Rio. »
14 C : « Vous en avez de la chance ! Vous y allez seule ?
Vous parlez portugais ? »
14 B : « Sur place, je rencontrerai des amis photographes,
amateurs et professionnels, que j’ai connus via Instagram.
Ils parlent moyennement anglais. Vous savez, quand on se
balade ensemble pour traquer le bon angle ou la bonne
lumière, on arrive à se comprendre même si on ne parle pas
la même langue. »
14 C : « Vous ne les avez jamais vus ? »
14 B : « Euh non, mais je suis tellement imprégnée par leur
style, leurs sujets, c’est comme si je les connaissais déjà.
D’ailleurs, j’en ai rencontré une bonne vingtaine dans
T
99 Tissages
différentes villes et à chaque fois, c’est génial, le courant
passe de suite. On parle photo, on oublie qui on est, d’où on
vient, on partage notre passion tout simplement. On est ...
bien... ensemble... dans notre bulle. »
14 A avait écouté, d’une oreille très attentive, la conversation
entre 14 B et 14 C. D’un seul coup, elle réalisait que sa
correspondante, certes, elle ne la connaissait pas, mais que
cela faisait tout de même six mois qu’elles s’écrivaient,
s’envoyaient des petits cadeaux et qu’en plus, elle adorait
les jeux de société, comme elle. Aucune raison donc de
stresser davantage. C’était décidé : elle communiquerait par
tous les moyens, avec ses pieds, ses mains, ses yeux ! Un
jour, elle n’aurait plus besoin de dictionnaire et voyagerait
aux quatre coins du monde, comme 14 B !
« Veuillez relever vos tablettes, redresser vos sièges,
attacher vos ceintures. Nous allons bientôt atterrir. »
On entendit le roulement sourd du train d’atterrissage sur la
piste. Quelques minutes plus tard, l’avion s’immobilisa au
pied de la passerelle. Un passager ouvrit un coffre à
bagages, sans précaution. Un sac en tomba et s’écrasa sur
la tête de 14 B. Tout devint flou. Elle était sonnée. Avait-elle
rêvé ? Qui étaient ses voisines, 14A et 14 C ? 14 B le savait,
elle n’était plus la 14A, hésitante et peureuse, ni la 14 C,
accro de boulot mais meurtrie par ses déboires conjugaux.
14 B était apaisée, libre. A la retraite maintenant, elle vivait
ses passions et venait de faire un merveilleux voyage dans
le temps.
Annie Lamiral
100
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101 Tissages
Le divan
Anastasia boit doucement une longue gorgée de lapsang
souchong et ouvre tranquillement son carnet de rendez-
vous. Elle s'étonne : il n'y a que des femmes aujourd'hui....
Encore un instant de quiétude avant le début du ballet.
Savourer ce moment de silence, et puis se lever, ouvrir la
porte et appeler la première patiente.
Une jeune fille timide s'avance, presque une enfant. Tiens,
c'est bizarre, elle a une blouse d'école bleue en nylon, avec
un ruban rose à sa manche gauche, retenu par une petite
épingle à nourrice dorée. « Bonjour, je m'appelle D. Je suis
dans la classe de Mademoiselle Baudu, ma professeure de
français et de latin. Je l'admire beaucoup, même si elle est
quelquefois sévère. J'ai du mal avec les déclinaisons latines,
heureusement que Laurence m'aide. Laurence a deux ans
de plus que moi, et de magnifiques yeux verts en amande.
Mon cœur bat toujours plus vite lorsqu'elle s'assied à côté de
moi. Je ne comprends pas pourquoi. Un jour, Laurence m'a
proposé d'aller pique-niquer à vélo, au bord de la Sèvre. Je
n'ai osé demander à ma mère la permission ; Et ça m'a fait
mal.... ». Sur ces mots, Anastasia regarde la pendule : « Le
temps est écoulé, à la semaine prochaine ».
Une jeune femme, tout de blanc vêtue, s'assied maintenant
dans le fauteuil rouge qui fait face à celui d'Anastasia. Elle
jette un regard sur le bureau bien rangé, les livres dans la
bibliothèque, et s'arrête sur le visage bienveillant
d'Anastasia : « Vous vous rendez compte, me faire ça le jour
de notre mariage ! Une heure de retard, et tout ça pour
lustrer sa Studebaker ! Pour lui, sa voiture est plus
importante. Il fait attendre tout le monde. Ça fait une heure
que je suis cloîtrée dans la chambre, avec interdiction de
102
sortir, car il faut que le marié soit là. Ça commence bien ! ».
Anastasia prodigue quelques mots d'apaisement, mais la
jeune femme en blanc continue : « Et le lendemain, toute
une scène encore parce que le bas de sa voiture avait touché
le chemin de halage, au bord du lac ». Les larmes aux yeux,
elle s'arrête brusquement et sort précipitamment.
Elle gare sa 2 CV crème le long du trottoir, remonte la
capote. Elle est légèrement en retard, mais qu'est-ce que
c'est que cinq minutes dans la vie d'une femme ? Elle entre
d'un pas décidé dans le bureau d'Anastasia, s'assied bien au
fond du fauteuil rouge, tire sur son 501 qui découvre des
Clarks en daim beige. Cheveux courts, grandes lunettes,
allure dynamique, elle sourit et annonce : « Voilà, c'est
décidé, je prends ma vie en main. Marre de me voir jouer un
rôle qui n'est pas le mien ! Tant pis pour ceux qui ne
comprennent pas. Ma vie, il n'y a que moi qui peut la
vivre », ajoute-t-elle avant de quitter la pièce. Devant tant de
détermination, Anastasia esquisse un sourire : encore une
qui l'a échappé belle !
Dans la salle d'attente, ses yeux s'attardent sur le bouddha
qui trône sur une tablette. Des bâtonnets d'encens diffusent
un parfum de musc. C'est à son tour. S'installer, dire le rêve
accompli, la cérémonie d'engagement comme un vrai
mariage, les amis et la famille à la fois émus et joyeux, le
rituel dans le parc d'Isle, le pédalo sur l'étang, la soirée
dansante et les mets partagés. Maintenant, c'est une autre
vie qui commence, à deux pas de Paris, avec aussi un
nouveau travail. Même si l'horizon est barré par les
immeubles trop nombreux, elle vibre au rythme de la
capitale. Presque une idée du bonheur.
T
103 Tissages
D. entre tranquillement et s'assied à côté d'Anastasia, pour
la dernière fois. Elle ne reviendra plus. Pour quoi faire ?
« Maintenant est venu le temps de la sérénité, explique-t-
elle, j'ai posé mes valises et j'avance, plus légère. Ma vie, je
l'ai façonnée à mon image et elle me plaît, avec mes
engagements, mes voyages, mes rêves. Merci de m'avoir
aidée à trouver ce chemin ». Puis elle quitte la pièce.
Anastasia rejoint son bureau. La nuit s'annonce et elle
allume la lampe. Oui, c'était bien le dernier rendez-vous. Elle
entrouvre la fenêtre et allume une cigarette. Quelle journée !
Tandis que les volutes de fumée s'élèvent, elle revoit tous
ces visages croisés aujourd'hui, visages qui se fondent pour
n'en faire plus qu'un, celui de Danielle.
Danielle Mercier
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Je(ux) de miroirs
J’arrive tranquillement à la galerie des miroirs par cette belle
journée de mai. Nous sommes en semaine ; avec un peu de
chance, j’aurai les lieux pour moi toute seule. En effet, il n’y
a personne et je peux déambuler à mon rythme, à travers les
pièces remplies de miroirs.
Du coin de l’œil, je crois voir une silhouette. Je me retourne,
je suis seule dans la pièce. Pourtant, dans le miroir,
j’aperçois le reflet d’une dame un peu ridée qui respire la
sérénité. Elle me sourit avec gentillesse. A travers son
regard bienveillant, j’ai l’impression de n’avoir aucun secret
pour elle. Je voudrais lui parler, mais son image disparait. Ai-
je rêvé ?
Un peu perturbée, je fouille la pièce du regard avant de
reprendre mon chemin. La salle suivante baigne dans un
camaïeu de bruns et de verts ; j’ai l’impression de me trouver
sur l’île de la Réunion, dans le cirque de Mafate. J’entrevois
dans la glace une trentenaire aux cheveux longs. Je ressens
de la joie et du bien-être au milieu de ce décor magnifique.
J’essaie d’interpeler la jeune femme, mais tout s’évapore à
nouveau.
Dans la nouvelle pièce, je marche derrière deux
adolescentes maladroites qui débattent avec éloquence des
personnalités de Hyoga et Ikki, les chevaliers du Cygne et
du Phénix. Je les regarde, attendrie, elles sont dans leur
univers. Elles se sentent tellement déplacées dans le monde
réel. Elles pensent qu’elles resteront amies pour toujours.
J’ai de la peine pour elles, la vie risque de très vite les
éloigner l’une de l’autre. Je les laisse partir avec nostalgie,
T
105 Tissages
comme sont partis mes rêves d’enfant à l’entrée dans l’âge
adulte.
J’arrive à la fin de la visite. La dernière salle est immense,
aussi grande qu’un gymnase. Les multiples reflets de ballons
me donnent l’impression de regarder un match de volley-ball.
Je me rappelle l’équipe de la Cité Universitaire, tellement
soudée. Je ressens encore leur amitié et leur solidarité. Que
de joie, de rencontres merveilleuses et de soirées
endiablées !
Puis tout s’estompe.
Je sors de la galerie le sourire aux lèvres, avec un vrai
sentiment de plénitude. Après ce concentré de moments
heureux de ma vie, je m’adresse la promesse de profiter
intensément de chaque instant qui se présente à moi.
Lénaïg Lamour
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Toutes mes vies
Et boum ! Je viens de m'écrouler en pleine rue, devant tous
ces visages pressés, qui ont tout de même pris le temps de
me regarder avec de grands yeux effarés…
Au sol, je tourne la tête et je te vois toi, celui que l'on
surnomme « Joe le décapsuleur » et qui mendie sur ce
boulevard parisien depuis des années. En guise de canapé,
tu as ce carton noirci. Pour toute famille, tu as Chico, ce
chien si sauvage et pourtant si fidèle à tes nuits d'hiver. Je
sais que tes parents n'ont pas supporté ta violence quand tu
es devenu un jeune homme. Un soir, à bout de force, ils t'ont
montré la porte de la maison de l'index. Tu t'es alors juré que
tu ne reviendrais pas. Tu as tenu parole, même si tu rêves
presque toutes les nuits du lait chaud au miel que te préparait
ta mère avant le dodo du soir. Tu me regardes avec des yeux
absents, ivres, pleins d'une humanité que personne ne
remarque.
Mais il y a aussi toi, que tes collaborateurs appellent
« John », car tu es toujours en transit entre New York et
Paris. Tu n'as jamais le temps. Ni pour tes frères, ni pour tes
parents qui gardent ta chambre d'enfant telle que tu l'as
laissée quand tu es parti faire tes études à la « International
Business School ». Ado, tu rêvais de dollars ; plus tard, de
revoir tes anciens amis de lycée et de leur montrer à quel
point tu avais réussi, à quel point tu étais riche maintenant !
Ton appartement parisien est immense, vide et sombre. Au
fil des années, ton compte en banque a gagné quelques
zéros. Tu côtoies le gratin de la finance et parfois, dans les
soirées, tes yeux s'attardent sur de belles actrices ou
mannequins. Mais rien ne te remplit, rien ne te réchauffe.
T
107 Tissages
Aujourd'hui, John, je me suis écroulé devant toi. Et tu m'as
enjambé, sans même décoller ta joue de ton smartphone. Tu
avais un client important au bout du fil et, après tout, les
secours sont faits pour ça, ce n'était pas ton boulot de
t'occuper des malaises des gens…
Puis je te vois toi, que tes camarades d'école appellent P'tit
Jojo. Ce sont les vacances aujourd'hui et tu tiens la main de
ta Mamie au milieu de toute cette foule. Vous vous dirigez
vers le cinéma où ils jouent le dernier Disney. Tu ne t'en
rends pas compte, mais ta grand-mère se fiche de ce film.
Elle veut juste que tes yeux pétillent de fascination devant le
grand écran. Elle veut t'offrir des pop-corn et un petit sachet
de bonbons, même si elle fait mine de rechigner. Quand elle
te regarde, elle veut que tu baignes dans le même amour,
dans la même bienveillance que celle de son enfance. Elle
ne te racontera pas toutes les fois où elle a désobéi à ses
parents, où elle s'est mise en danger. Mais elle sait que toi
aussi, tu feras tes bêtises, des petites comme des grandes.
À ta naissance, elle a pleuré de joie. Dès l'instant où elle a
vu tes petits yeux noirs s'entrouvrir, elle a su qu'elle t'aimerait
toujours. Mais ce qu'elle ne sait pas, c'est que hier soir, dans
ton lit chez tes parents, tu as sangloté d'une tristesse sans
fin à l'idée de perdre cette grand-mère, qui comprend tout de
toi au moindre coup d'œil. Cette Mamie aux genoux fragiles
a été la première à s'agenouiller près de mon visage au teint
pâle et à appeler les secours...
Quant à moi - celui qui s'est écroulé en pleine rue -, les
dames de la maison de retraite m'appellent « Monsieur
Jean ».
Si je peux te donner un conseil, mon P'tit Jojo, c'est de ne
jamais renier un amour comme celui de ta Mamie. Même si
108
parfois cet attachement nous brûle de l'intérieur, il fera briller
le soleil tous les jours de ta vie.
Toi, John, je te ne méprise pas, malgré ta cupidité. Ton
égoïsme est le fruit d'une solitude et d'une frustration qui t'ont
hanté toute ta vie.
Et enfin, que pourrais-je te dire, Joe le décapsuleur ? Il m'est
arrivé d'avoir la même colère à l'adolescence à cause de
l'impuissance de mes parents face à tout ce qu'on ne peut
changer dans cette vie.
Voilà mes trois bonhommes. Ma chute est un adieu, un
départ. Je n'aurai pas le temps de m'éteindre tranquillement
sur un lit d'hôpital. Il m'arrive aujourd'hui ce que j'avais
toujours redouté : un malaise en public. Mais étrangement,
je m'en fiche, car toutes mes vies ont défilé devant mes yeux
et je n’en regrette aucune.
Joan Monsonis
T
109 Tissages
D’un siècle à l’autre
M’inviter à une soirée dansante, déguisée, à mon âge :
quelle drôle d’idée ! Je dois rester le plus souvent assise à
cause de mes articulations qui n’en font qu’à leur tête… Mais
bon, me voilà installée pour contempler tout ce beau monde.
Malgré ma vue qui baisse, je crois reconnaître quelques
visages, comme celui de cette petite, dans sa robe à volants.
Elle danse, concentrée sur son port de tête et sur les gestes
de ses poignets. Elle remplit l’espace, comme si elle évoluait
entre deux univers, à la fois nostalgique des feux de
cheminée et éblouie par les scintillements de la ville.
D’ici, j’aperçois aussi une « ado » en mini-jupe, perchée sur
ses chaussures à semelle compensée qui viennent de
danser sur les Rolling Stones et de fouler mai 68. Je sais
qu’elle inaugure la période des découvertes et des grands
huit. La passion des sentiments amoureux, l’attrait du théâtre
et l’ivresse des grands textes, mais aussi les ateliers de
peinture où viennent parfois poser des modèles nus, avec
une liberté qu’elle admire.
Un peu plus loin, dans une extravagante tenue des années
80, une jeune femme affiche la fraîcheur de sa vingtaine. Elle
semble sortir du Palace, où elle a sûrement dansé sur les
musiques de Gainsbourg, Bowie ou Prince. Elle s’approche,
s’assied à côté de moi et se met à évoquer la gauche au
pouvoir, le brassage des cultures, le croisement des
tendances et les foisonnements d’énergies créatives, les
radios libres, la peine de mort abolie et la cinquième semaine
de vacances. Quel bel âge ! Quelle période idyllique ! Je
l’écoute, n’ajoute rien et pourtant, moi, je sais. De gros
nuages viendront assombrir la fin de cette décennie.
110
L’apparition du sida, l’explosion nucléaire annonceront
bientôt les désenchantements à venir.
Cette autre femme n’a plus 20 ans depuis 20 ans… Elle porte
un tailleur et a même gardé sa sacoche et son ordinateur, la
panoplie des femmes hyperactives de son temps. On devine
les pressions au travail, les obligations sociales, une vie
familiale et du bonheur à construire. Elle s’assied avec un
soupir de fatigue et ne semble pas partager l’enthousiasme
de la précédente. Elle raconte, avec un rayon de tristesse
dans le regard, la façon dont, un certain 11 septembre 2001
a changé l’atmosphère de la terre, la rendant de plus en plus
dangereuse.
Debout, en face d’elle, une sexagénaire l’écoute mais
regarde en même temps les danseurs sur la piste. Les corps
qui savent bouger avec un léger supplément de rythme lui
évoquent le charme et l’élégance de l’être humain. Elle se
tourne vers sa voisine qui vient de mentionner, après 2001,
d’autres dates aussi poignantes. « C’est certain, lui rappelle-
t-elle, le début du 21e siècle n’a pas brillé par sa douceur de
vivre, les colères et les douleurs sont toujours
présentes. Mais vous savez bien que l’on croise encore des
personnes obstinées à partager l’amour, les idées, les
utopies et la musique… Ma jeune amie, les soirées où l’on
danse deviennent rares, vous devriez en profiter. Danser
n’empêche pas la lucidité pour affronter les réalités, y
compris celles qui nous dépassent ». Elle s’adresse ensuite
à moi, m’interpelle avec un sourire. « Et vous, mamie, vous
en pensez quoi ? ».
Je reste perplexe, sa question est bien trop ouverte, elle
m’ennuie et me fatigue. La soirée déguisée s’avère plus
sérieuse que je n’imaginais et je réalise que je n’ai même
T
111 Tissages
pas posté une seule photo de la soirée sur mon Whatsapp
familial. J’accomplis alors un gros effort de réflexion, je
prends mon air de vieille dame, grave et badin à la fois, pour
enfin lui répondre. « Vous savez, ma chère petite, à mon
âge, on boit peu de champagne et on réfléchit lentement bien
que le temps presse… Les années 2000 sont loin, on arrive
bientôt à la moitié du siècle. Le moment est venu d’ouvrir le
dossier « bilan et perspectives » et d’y inscrire votre ambition
au nom des beaux esprits, des consciences à venir et des
causes sublimes… Et surtout, les filles, ne pas négliger le
souffle, ni le mordant et ne jamais oublier la danse ! ».
A la fin de cet échange, le son de la musique augmente,
l’orchestre attaque son dernier morceau. Un air léger flotte
dans la salle. Les convives applaudissent, puis se dirigent
vers la sortie et se fondent dans la nuit. Les lumières
s’éteignent, je suis la dernière à partir. Demain se lèvera un
nouveau jour.
Maria Besson
112
Liberté d’expressions
Durant l’été 2018, l’atelier « A Mots Croisés » nous a
transportés dans un autre univers, celui des personnes
sourdes, pour découvrir la Langue des signes française
(LSF) et la culture sourde.
Rendez-vous est pris à la Médiathèque Louis Aragon avec
Emilie qui y pilote le projet de l’automne « Liberté
d’expressions ». Nous retrouvons l’association Atousignes
92, nouvellement créée par Ingrid dans le but de favoriser la
communication entre sourds et entendants, ainsi que le
Photo Club de Bagneux, initiateur du projet.
Une cinquantaine de clichés, réalisés par les membres du
Photo Club et représentant des personnes sourdes en train
de signer, nous est proposée. Certains ont été pris lors d’un
très beau spectacle en LSF, « Poèmes du silence » de
Levent Beskardes et Aurore Corominas. Nous choisissons
quelques photographies et les décryptons. Il s’agit pour nous
d’essayer de mettre des mots sur ces gestes figés par
l’objectif.
La deuxième rencontre est magique ! Caroline, Thierry et
Chantal, également photographiées, vont nous révéler la
véritable signification de leurs gestes, ou plutôt de leurs
signes. Au départ, nous sommes un peu inquiets, gênés de
ne pas communiquer en LSF et nous en excusons par de
larges sourires et des gestes de novices. Nous posons par
exemple notre main sur notre cœur ou esquissons un
hochement de tête.
T
113 Tissages
Caroline, Thierry et
Chantal découvrent
nos textes qui les
étonnent et les font
souvent rire, car en
décalage avec la
réalité. Ils expliquent à
Cécile - qui maîtrise la
langue des signes - le véritable sens du signe photographié.
Leurs mains dansent dans un périmètre bien défini, un carré
compris entre leur tête et leur taille. Leurs doigts - ou juste
l’index ou le pouce - se posent sur leur front ou leur menton.
Leurs yeux pétillent ou s’assombrissent. Ils froncent le nez,
les sourcils, hochent la tête.
Et, nous, nous sommes là... sans voix, littéralement muettes,
attentives à chacun
de leurs signes et
surtout impatientes de
connaître la traduc-
tion de leur conversa-
tion silencieuse.
Cette rencontre entre
sourds et entendants
fut un moment privilégié où le dialogue fut lent, doux,
respectueux et où la soif de communiquer par soi-même a
grandi au fil des conversations. On devrait vraiment TOUS
apprendre la langue des signes !
114
Entre mes doigts
Se profile l'instrument
Qui aiguise mon âme.
Avec précision
Les pensées se dessinent
L'espace se délimite.
T
115 Tissages
Mon petit doigt m'a dit...
Mon pouce a tout répété !
Figures découpées
Sur ombre et soleil
Les mains s'envolent
Pour dire l'indicible.
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"Non, non, pitié,
ne me mange pas !",
implore le Petit Chaperon
Rouge.
Maître corbeau
sur son arbre perché
tenait en son bec
un camembert pourri...
T
117 Tissages
Rarement dans le doute, mais parfois dans la lune…
Comme un feu d'artifice
Toujours prêt à surprendre !
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Ton costard est vraiment impeccable !
Entendre
Avec les yeux
Bavarder
Du bout des doigts.
T
119 Tissages
Les mains s'envolent
Vive les vacances !
LOVE… l'amour est-il diabolique ?
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Tellement proches
Unis à vie
Les doigts se croisent
Pour mieux s'entendre.
Contre toute attente, j'ai étudié... tout contre...
T
121 Tissages
Il me manque un mot...
Un tout petit mot.
Chercher en soi le signe juste.
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Le visage est grave
Les index pointés vers moi
Ces mains si expressives
Quel message portent-elles ?
Dans un sens ou dans l'autre,
vous saurez comment vous y
rendre !
Je pose sur le silence
Le sentiment qui m'habite.
T
123 Tissages
Dialogue de sourds...
Et alors ??!!
Dans la clarté
L'ombre projetée de ma pensée
Diffuse une pincée d'amour
A l'infini.
Une bouche arrondie
Des mains qui dansent
Dans le soleil
Magie du verbe non dit.
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Demain, la liberté
A l’automne, les membres d’A mots croisés ont participé à
un « apéro littéraire » animé par la Médiathèque Louis
Aragon de Bagneux. Au programme, une dégustation à
l’aveugle d’une dizaine de titres de la rentrée littéraire 2017.
Les premières pages sont lues à voix haute, puis chacun
vote pour ses trois livres préférés, avant que titres et auteurs
ne soient révélés.
Parmi eux, une pépite ! « Et soudain, la liberté », un roman
autobiographique écrit par Evelyne Pisier avant d'être
achevé par Caroline Laurent, son éditrice, suite au décès de
l’auteur. Intellectuelle française née dans les années
quarante dans l'Indochine en guerre, Evelyne Pisier raconte
comment, avec sa mère, elles ont été bercées par
l'émergence des mouvements féministes et se sont
émancipées, au rythme parfois chaotique de leurs histoires
d’amour et des grands changements du siècle dernier.
Pourquoi accepter de se soumettre à l’autre ? Quelle place
pour notre individualité et nos désirs ? Pourquoi décide-t-on
un jour de dire « stop » et de retrouver sa liberté ? Par
l’histoire singulière d’un homme ou d’une femme en prise
avec ces interrogations, chacun de nos récits tente d’y
apporter quelques réponses…
T
125 Tissages
République : la liberté en marche !
Magalie s’était inscrite à l’auto-école en même temps
qu’Antoine son mari. Dès lors, une certaine compétition, mi
amusée, mi sérieuse s’est installée entre les jeunes mariés.
Par chance et parce qu’elle a décroché le code avant lui,
c’est Magalie qui la première a passé l’examen de conduite
et qui aujourd’hui a le permis en poche. On est vendredi soir
et la vieille Renault qu’ils viennent d’acheter n’attend que
son nouveau conducteur. Magalie s’installe au volant et
Antoine un peu contrit s’assied côté passager.
- Tu es sûre que tu peux nous amener en bas de chez
nous ?
- Tu plaisantes ? On est à 15 minutes de la maison et c’est
un trajet que j’ai suffisamment en tête pour ne pas nous
perdre.
- Ce n’est pas cela qui m’inquiète, je sais bien que tu
connais le quartier, mais je ne suis pas vraiment rassuré.
Le moniteur m’a encore dit aujourd’hui qu’il était étonné
que tu ais réussi à avoir ton permis, alors que ton
parcours laissait quand même à désirer.
- Mais pas du tout, mon parcours était parfait ! J’ai juste
raté mon premier créneau, mais je me suis rapidement
rattrapée.
- Allez, avoue, tu as fait un coup de charme à l’inspecteur.
Tu n’avais pas mis une mini-jupe ce jour-là ?
- Bon, si tu ne veux pas rentrer avec moi, tu n’as que
l’embarras du choix entre le bus et le métro, mais tu peux
aussi marcher, à toi de choisir.
- Allez, ça va ! Je plaisantais. Tu as perdu ton sens de
l’humour en devenant conductrice. Vas-y, embraye !
126
Magalie attache sa ceinture et met le contact, Antoine la
regarde en biais.
- Hé ! Oh ! Tu ne vas pas démarrer sans régler tes
rétroviseurs tout de même.
- C’est ok, je vois parfaitement bien de chaque côté et
même au milieu.
- Allez, vas-y, vas-y …. N’oublie pas ton clignotant.
Magalie enclenche la première et entend Antoine
marmonner « Ouf, il était temps de baisser le frein à main ».
A l’approche du premier feu rouge, Antoine lui crie de
freiner ; à chaque intersection, il lui souffle « Priorité à
droite ! ». Elle essaie de se concentrer, mais sent qu’elle est
en train de perdre ses moyens. La circulation est dense ce
vendredi soir sur l’avenue de la République.
- Ralentis, tu vas cogner la voiture devant, mais ralentis,
je te dis…
- Antoine, fous-moi la paix, j’essaie de conduire, tu ne vois
pas ?
- Mais tu appelles ça conduire, ah non, mais je rêve.
- Antoine, la ferme !
- Arrête, arrête, arrête, tu frôles toutes les voitures garées
à droite.
Magalie stoppe le véhicule au feu rouge suivant, elle
enclenche le frein à main, défait sa ceinture et sort de la
voiture. Elle entend Antoine qui s’égosille.
- Mais qu’est-ce que tu fais, tu ne vas pas partir comme cela. Tu sais bien que je ne peux pas conduire. Magalie ! Enfin, Magalie, reviens je te dis…
Les voitures commencent à s’impatienter derrière la vieille
Renault. En quelques secondes, une assourdissante
T
127 Tissages
symphonie de klaxons envahit l’avenue. Tous les Parisiens
sont pressés le vendredi soir. Indifférente, Magalie s’éloigne
de la voiture. Elle n’est pas certaine de la perfection de sa
conduite, mais elle vient de comprendre qu’Antoine et elle ne
vieilliront pas ensemble.
Maria Besson
128
La coupe à la L’Oréal
Enfin ce déménagement tant attendu ! Nous partons pour
Bagneux dans les Hauts-de-Seine. J'aurais préféré revenir
sur Paris mais, comme on dit, on ne fait pas toujours ce qu’on
veut dans la vie… L'appartement qui m’a été proposé est en
très bon état et bien exposé. Il se trouve dans le « vieux
Bagneux ». On dirait un village de province avec son clocher
et toute cette verdure. L'école et les transports sont tous
proches. C'est plutôt rassurant, en fait. Génial, une nouvelle
vie va commencer !
Voyons voir quelles sont les activités proposées à Bagneux
pour la prochaine rentrée : cours de danse contemporaine le
lundi pour ma fille Minette, cours de dessin à la Maison des
arts le mercredi... Mais que vois-je ?! Des cours de peinture
et de dessin pour adultes… ! Le mardi soir, en plus… ! Et
c'est juste là, à côté de chez moi… je m'inscris !
Août, septembre... pfff… les cours ne débutent qu'en
octobre : c'est long !
Mardi 3 octobre : me voici prête pour ce cours tant attendu.
Je pénètre dans un atelier d’artistes aux murs blancs, qui
semble tout neuf. Je me fraye un chemin entre les chevalets
encore occupés par quelques retardataires du cours
précédent et trouve une place. Pas très en vue et espacée
des autres. La prof s'appelle Fabienne. Je m'attends à noter
la liste des fournitures à acheter mais voilà que tout est
fourni. Elle n'est pas belle la vie ! « Vous prenez une feuille
et des crayons et vous faites le portrait d'un de vos
camarades ». C'est une blague ?! Faire un portrait ?! Mais je
ne sais pas dessiner, ce n'est pas possible !
T
129 Tissages
J'essaye de me faire plus petite que je ne suis, je transpire.
Je tente de me raisonner : personne ne va regarder ce que
je fais. Je me décontracte un peu et je me lance avec mon
crayon de bois. Des yeux ou quelque chose qui y ressemble,
un nez, une bouche, une sorte de chignon décoiffé… Mon
Dieu, quel désastre ! D’autant que j’ai choisi de dessiner
Fabienne !! Je retourne ma feuille pour masquer mon dessin
et je vais voir ce qu'ont fait les autres. Certains sont très
doués et ont su donner vie à leur portrait, par du relief et des
ombres. « Le visage doit faire la taille de la main, ne faites
pas trop petit ! ». Fabienne nous prodigue ses conseils. Je
reprends ma place et là, panique, c'est à mon tour d'être
jugée ! Une bonne dizaine de personnes m'entoure. Mais
pourquoi moi ?? Je me remets à transpirer, je gigote sur ma
chaise, je ris… jaune… Je n'en mène vraiment pas large.
Voilà que j'entends la voix de Guy : « Oh, tu fais bien les
coupes à la L’Oréal ! ». C'en est trop, il a raison, je suis nulle.
Les larmes me montent aux yeux, ma gorge se noue. Je vais
me mettre à pleurer devant tout le monde, quelle horreur. Je
veux partir et me dis « Que fais-tu là, pauvre idiote, ce n'est
pas pour toi ! Sors d'ici !! ».
Et puis soudain, ma petite voix intérieure change de ton :
« C'est qui ce con ?! Tu t'en fous, tu es là pour toi ! ». Et là,
mon ventre se dénoue, ma gorge se desserre, mes larmes
sont ravalées et je me sens libérée. Quel bien-être... et
quelle victoire !
J’ai persévéré et j’attends désormais le mardi avec
impatience. Nous sommes tous là pour nous divertir et
passer un bon moment ensemble, sans rivalité ni
concurrence. Guy est très doué en dessin ; il a une grande
maîtrise du trait, un sens des proportions et de la
perspective. En revanche, j’ai vite découvert que les
130
matières et les couleurs étaient mon domaine. J’aime jouer
avec elles et cela m’a totalement décomplexée !
Cécilia Capus
T
131 Tissages
Un sourire de trop
21 novembre 2016
Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Julie. Elle a eu neuf ans
cette nuit à 1 h 34 du matin. Ma fille est toute ma vie. Mais le
problème ce n'est pas elle, c'est lui. Serge, son papa. Cet
homme avait changé ma vie de jeune femme, il y a dix ans,
en me promettant l'amour le plus authentique. Mes
sentiments pour lui me faisaient voir la réalité d'une manière
plus éclatante, plus facile. Mais les espoirs de nos
promesses se sont affaissés jour après jour.
Le matin comme le soir, je m'occupe seule de Julie. Depuis
toujours, en fait. Depuis que le petit jeu de changer « la petite
fifille à son papa » l'a lassé. Je m'occupe aussi de la cuisine,
de la vaisselle, du ménage. Serge a pris l'habitude de me
dire qu'il est crevé. Mais si j'ose me plaindre, ne serait-ce
qu'un peu, il me fait savoir très clairement qu'il ramène le
double de mon salaire à la maison et qu'il rentre tard le soir
pour payer le loyer de notre bel appartement.
Pour être sincère, je ne sais pas si le problème c'est lui ou
moi. Il me dit que cet appartement, c'est moi qui l'ai voulu ;
qu'avant notre mariage, mes yeux pétillaient lorsqu'il me
disait qu'il avait eu une promotion et que nous allions vivre
très confortablement. Je ne sais plus quoi penser. Je me
sens coupable. Et parfois, je me dis que je suis la seule
responsable de ma détresse. Pourtant, mon plus beau
souvenir de nous, c'est son sourire et non un appart’ de luxe,
ni même une voiture de sport.
Il faut que j'achète un gâteau pour l'anniversaire de Julie.
Que je prépare le dîner et que je mette un peu d'ordre. Nous
132
n'avons pas de femme de ménage, car Serge me dit qu'avec
nos vacances à l'autre bout du monde, il faut quand même
faire un peu attention… Mais si je fais tout ça, ce n'est pas
pour que Serge se pose confortablement dans le canapé
avec son whisky. C'est pour la petite. Je veux qu'elle
connaisse la même insouciance que moi à son âge. Elle en
a le droit. Elle n'est pour rien dans toute cette histoire.
Lorsqu'elle sera grande, je m'occuperai enfin de moi.
21 novembre 2017
Aujourd'hui, Julie a dix ans et Serge me trompe. Je ne le sais
pas uniquement par ses bafouillages lorsqu'il a essayé de
justifier ses déplacements à l'étranger, ni même par les
factures de parfum et de bijoux qu’il a tenté de cacher. Hier,
je me suis avancée vers lui pour le faire avouer et il m'a dit
tout bas, avec un sourire cynique : « Tu voulais un homme,
non ? ».
C'est fini. Je peux tolérer une faiblesse dans notre couple,
des yeux baladeurs ou même des fantasmes inavoués. Mais
une cruauté si effrontée, si assumée… non, c'est au-dessus
de mes forces ! Demain, je pars chez ma sœur avec la petite,
en laissant dix ans de ma vie derrière moi. Serge était beau
et drôle ; il avait un charisme qui rendait folles toutes mes
copines. Comment cette personnalité que j'admirais s'est
révélée être le dernier des égoïstes ? Je vais expliquer à
notre fille, avec des mots d'enfants, que papa et maman se
séparent. Mais je ne lui dirai pas que son père est un enfoiré
de première !!
Joan Monsonis
T
133 Tissages
Rouge
Je ne fus pas très surpris de te retrouver là, trônant
au milieu de la salle. Tu étais sublime. Ta robe rouge,
épousant tes formes, attirait l’attention des convives. Bientôt,
l’un d’eux te touchera, c’est inévitable, tu as tout fait pour
cela. Bien sûr que tu m’attires ! Il faut être fou pour te
résister ! J’aimerais respirer ton odeur, te sentir exciter mes
sens. Je devine déjà l’absence que tu laisseras, le parfum
qui restera dans mes narines.
Dix-sept ans déjà que tu occupes le devant de ma scène.
Avec toi, j’ai connu la joie de la vie à deux. Notre couple était
solide. Je me souviens des nuits où je me réveillais, rien que
pour te retrouver. Ta compagnie calmait mes tourments et
flattait mes blessures. Je me sentais moins seul. Le matin, je
n’avais qu’une soif : celle de te retrouver. Tu m’attendais,
fidèlement, sans reproches.
Mais aujourd’hui, je n’ai plus besoin de toi ! Oh oui, tu m’as
consolé, tu m’as soulagé, tu m’as rendu très heureux. Je t’ai
dit le plus intime de mes secrets et tu as su le garder pour
toi : quelle fidélité ! J’avais très peur que tu m’abandonnes :
que nenni ! Ce n’était pas ton genre… Toi seul t’intéressais
à ma vie, à mes relations, à ma famille. Tu as réussi à me
faire croire que Christine était nocive pour moi. Et je t’ai crue.
Tu m’as demandé de la quitter et je l’ai fait pour toi. Tu m’as
convaincu de tourner le dos à ma famille pour être plus près
de toi. Seul à seul avec toi... Et je l’ai fait.
Tu me fascinais, je t’aimais. Tu comblais tous mes besoins,
même ceux qui n’existaient pas. Stop ! Je ne vais pas
succomber ! Je m’excuse, mais je dois décliner ta
proposition. Je refuse la tentation : garde-la pour toi ou file-
134
la à un autre pigeon ! Moi, j’ai trop souffert… Il est temps
pour moi d’être raisonnable. Tu ne m’apporteras rien que je
ne connaisse déjà. Dommage que tu n’aies su me donner
qu’un seul conseil : « De l’ivresse, de l’ivresse, de
l’ivresse…». Jamais tu n’as voulu que l’abstinence se mette
entre nous. Il m’a fallu beaucoup de courage pour me
séparer de toi. Tu as tout fait pour me retenir ! Je ne sais
pas si tu comprendras ; à présent, je me préfère à toi. Par-
dessus tout, j’ai foi en moi et j’ai décidé de sauver ma vie.
Demain, j’irai à la réunion des Alcooliques Anonymes et je
parlerai de toi.
Je raconterai notre amitié, mon amour pour toi, les
sentiments qui m’attachent encore à toi ! Comment tu as
cherché à me séduire et comment j’ai pu te résister.
Tu vois, mon verre de vin, je ne t’abandonne pas, tu fais
encore partie de ma vie.
Carole Tigoki
T
135 Tissages
Pétard de pétard
Je ne dis rien… rien… Une fois de plus, je ne dis rien…
« Tu aurais dû », « Tu aurais pu », « Et si tu avais fait comme
si ou comme çà », « Y a qu’à… » : encore et toujours les
mêmes réprimandes de Jean… Je ne réponds plus ; mieux
vaut ne rien répondre. Même si je trouve très facile, pour lui,
de faire des reproches les fesses bien posées sur son
canapé, à se faire servir comme un prince !
Je suis une « femme à la maison », comme si ce statut
autorisait « Monsieur » à se la couler douce et à donner des
ordres. Il ne m’a même pas demandé comment j’allais, si ma
journée s’était bien passée… Ça commence à bien faire :
non, non et non, il va falloir que ça change !
Je me sens réduite à peu de choses, confinée à la maison.
A force de rester cloîtrée, je vais me perdre… Retrouver des
amis pour aller boire un verre ou aller au cinéma ?? « Ça va
occasionner des dépenses, il faut faire attention, pas de frais
inutiles ». Allez, remue-toi, sors de son emprise !
Je souhaite mon indépendance financière et l’autre jour, j’ai
fait part à Jean de mon intention de travailler ; notre fils
Simon est grand maintenant. « Mais tu n’y penses pas ! Sois
un peu raisonnable ! Il ne te manque rien, que trouverais-tu
ailleurs ? ». J’étouffe, je m’étiole, je deviens l’ombre de moi-
même, réduite à me taire, à ne pas faire de bruit… Cette vie
n’est pas pour moi, j’ai l’impression de vivre dans un autre
siècle.
Il est sept heures. Nous sommes à la table du petit-déjeuner,
lorsque Simon jette furieusement la bouteille de lait vide sur
136
la table. « C’est n’importe quoi dans cette maison, il manque
toujours quelque chose ; tu pourrais au moins, une fois dans
ta vie, faire les courses correctement et acheter du lait ».
Pétard de pétard !! C’est la fois de trop et je prends
conscience que mon fils affiche le même comportement
machiste que son père. Je ravale mes mots mais, très
calmement, je me lève, j’attrape la nappe à son extrémité et
la tire vers moi dans un geste précis et déterminé. Le
contenu de la table - bols, assiettes, beurrier, cuillères…-
s’écrase au sol avec fracas. Mais je ne m’arrête pas là ! Je
fais un gros bouchon de la nappe et le lance avec toute ma
colère à la tête de Jean ! Tout surpris et pour faire bonne
figure, il s’en empare, s’en couvre à la manière d’un costume
et nous déclame une tirade du Cid.
Simon est mort de rire. Moi, je ne parviens pas à retenir les
vagues de larme et de colère qui montent en moi, en même
temps que le rire qui jaillit de ma gorge devant l’absurdité de
la scène. Je me suis mise en rage, je suis « sortie de mes
gonds ». Mes deux hommes se lèvent ; Jean m’entoure de
ses bras pour calmer l’ardeur de mon emportement tandis
que Simon me rassure de ses mots. Je tremble de tous mes
membres. Je réalise qu’en les surprenant ainsi tous les deux,
j’ai posé une limite.
Je décide de mettre fin aux non-dits, à la rancœur qui
s’accumule en moi. Je me suis enfin libérée de cet étau de
silence. Quelque chose a lâché, une digue s’est rompue ! Je
ne tolérerai plus d’emprise sur mes décisions.
J’ai décidé d’être moi !
Christine Garnier
T
137 Tissages
Merci !
J'étais vraiment fière d'avoir décroché un CDI au Cabinet
Joly, assureur au Havre, au terme d'une mission d'intérim de
deux mois. Songez plutôt, cela faisait six mois que j'étais
arrivée dans cette grande ville portuaire, tout droit venue de
mon Marais poitevin natal. J'ai toujours aimé apprendre et là,
un monde nouveau s'ouvrait à moi : celui des assurances. Et
pas dans n'importe quel cabinet, celui de Marcel Joly,
principal réassureur de la reconstruction du Havre, menée
par Auguste Perret !
Malheureusement, le vieil assureur à nœud papillon a cédé
sa place à un fringant fils de notaire, golfeur plus
qu'assureur, qui passait la majeure partie de son temps sur
les greens et au club house. Il menait à la baguette les quatre
employées du cabinet, qui ne disaient mais… J'étais la plus
jeune, et aussi la dernière arrivée. Il me fallait comprendre
toutes les subtilités des contrats, gérer les clients
récalcitrants en faisant bonne figure. Le tout avec
disponibilité et sourire ! Pas de remerciements pour un beau
contrat enlevé, qui garantissait une commission confortable.
Mais plutôt des réprimandes sur un oubli mineur, jetées
devant les autres sur un ton méprisant. J'en étais venue à
craindre de rejoindre le Cours de la République, où se
trouvait le cabinet.
B.V. usait de son charme, de sa belle gueule et de ses yeux
bleus pour asseoir une autorité qui n'était pas due à sa
compétence, mais plutôt aux millions que son notaire de
père avait allongés pour racheter le cabinet du vieil assureur
amoureux des chevaux. De brimades en opprobres toujours
plus nombreuses, l'ambiance devenait pesante. Alors que
nous nous démenions comme de beaux diables, le
138
« maître » n'était jamais satisfait. Et il savait manier la carotte
et le bâton comme personne…
A l'automne 1976, une grève importante des PTT a affecté
l'activité du cabinet. Bien entendu, les reproches cinglaient,
car le règlement des primes se faisait attendre, tout comme
les rapports d'expertise et autres documents. Ce grand
bourgeois ne comprenait pas ce mouvement social et tenait
rigueur à ses employés des retards accumulés. La marmite
se réchauffait, jusqu'à ce jour d'octobre où, devant un
reproche encore une fois injustifié, j'ai décidé de dire STOP.
Je lui ai rétorqué, en montrant mon front : « Il n'y a pas
marqué BOY ». Et sur le champ, je rédigeais ma lettre de
démission que je me suis fait un plaisir de lui remettre en
« recommandé-main », grève des postes oblige ! Le fils de
notaire a failli s'étouffer devant tant d'aplomb. Dans son
milieu, les employés ne se rebellent pas, ils courbent
l'échine.
Quelques semaines après, je recevais mon solde de tout
compte, et poussais pour la dernière fois les portes vitrées
du cabinet. Libre ! Deux mois ont passé, occupés par un
déménagement. Je postulais alors à un poste de
responsable du service « Assurances et contentieux » d'une
grosse boîte de transport international. Recrutée, j'y ai passé
mes plus belles années dans le secteur privé. Merci B.V. !
Danielle Mercier
T
139 Tissages
Ma liste
Qu’il s’agisse de la « liste au père Noël » enfantine, de la
prosaïque « liste de courses » ou de l’utopique « liste de
bonnes résolutions » du jour de l’An, la liste fait partie du
quotidien de tout à chacun. Depuis que l’homme écrit, il a
créé des listes pour recenser, classer, prioriser ou se
remémorer toutes sortes de choses.
Shaun Usher, qui a collecté et étudié des centaines de listes
pour son recueil « Au bonheur des listes », fournit
notamment deux explications à ce phénomène : « 1. La vie
est un capharnaüm […] La capacité à ranger une partie de
ce chaos dans des listes […] peut provoquer un très
bénéfique soulagement. 2. L’être humain a peur de l’inconnu
et […] éprouve un profond besoin de nommer et grouper les
choses, de leur assigner une place dans des listes
réconfortantes ».
Après avoir parcouru quelques-unes des 125 listes
historiques, inattendues ou farfelues, rassemblées par
Shaun Usher dans son ouvrage, nous avons chacun imaginé
« notre liste » et pris plaisir à détourner cet outil rationnel en
en objet littéraire.
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La liste du voyageur
Choisir une destination appropriée à ton désir du moment,
mais aussi à ta recherche spirituelle.
T’inquiéter de la distance à parcourir et du moyen de
parvenir à destination.
Si tu envisages cette expérience comme une quête
intérieure, évite le transport aérien. Tu pourras davantage te
recueillir à la cadence du transport ferroviaire.
Tu ne changeras donc pas de continent.
Attention à préserver ce voyage de l’esprit de
consommation.
Pour choisir ta destination, écoute simplement ton âme et
fuis tous les sites de voyage qu’on te propose sur le net.
Tu as souvent tendance à parcourir la toile. Booking.com et
Tripadvisor t’ont d’ailleurs bien repéré !
N’écoute pas tes collègues et amis qui achètent un billet
d’avion comme ils achètent une baguette de pain. Ils ont déjà
« fait » la Chine, l’Egypte, le Guatemala, la Colombie…
Ils vont « faire » la Norvège ou la côte Ouest des USA cet
été, ils hésitent encore.
Ne « fais » rien de tout cela. Poursuis ton désir de rencontre.
Ton voyage est celui du présent et du quotidien.
Ouvre grand ta porte et tes yeux. Regarde l’immensité du
ciel et la marche des passants, le matin.
T
141 Tissages
Ton voyage au cœur des villes nécessite que tu sois
confortablement chaussé.
Essaie d’observer précisément ton chemin.
Concentre-toi sur le poids de ton corps, sur ton ancrage au
sol. Respire profondément et n’aie pas peur.
Tu vas rencontrer l’Autre. Tu avances vers lui.
Lâche prise et ne pense qu’à l’instant présent.
Laisse la pluie ruisseler sur toi.
Ecoute les vibrations de la ville, sa musique, la brise, le cours
de l’eau, le chant des oiseaux… la rumeur des moteurs, les
talons sur le pont, le chant du poète, la chute de l’enfant et
le cri de la mère… les sirènes…
Le voyage que tu effectues t’emmène plus loin que tu ne
l’imagines. Il t’offre le contact avec cet étranger aux portes
du métro.
Ne passe pas devant lui sans le voir. Prends le temps de le
regarder, de lui parler.
Il est là devant toi.
Il a risqué sa vie pour te rencontrer. Offre-lui cet accueil au
bout du voyage.
Et alors ton voyage prendra tout son sens, celui de la dignité.
Là, un peu plus loin, cette femme.
Approche-toi d’elle. Offre-lui la chaleur de ton bras.
Elle ne voit pas.
142
Conduis-la vers la fleuriste au coin de la rue. Qu’elle y respire
les parfums de la rose et du mimosa.
Parle peu, mais juste.
Ecoute le silence de ces êtres qui n’ont plus la force de
murmurer.
Marche encore, ne t’arrête pas. Traverse la ruelle, le
quartier, la ville, sans lassitude.
A l’affût.
Ce voyage n’a pas de prix.
Ce voyage n’a pas de fin.
Christine Sonrier
T
143 Tissages
Ma fille, n’oublie pas
D’être sage en classe
D’obéir à la maîtresse
De faire tes devoirs
D’apprendre tes leçons
De ramener des bonnes notes
De mettre la table
De balayer la cuisine après le repas
De faire ton lit
De ranger ta chambre
De cirer tes chaussures
De prendre soin de tes habits
D’économiser tes affaires
D’avoir ton bac, avec mention
D’avoir ton diplôme au plus vite
De trouver un bon travail
144
De fonder une famille
De te marier
De servir ton mari
De te soumettre
De te taire
Assez longtemps réfléchi
Assez longtemps patienté
Assez longtemps accepté
Allez, ma fille ! Vas-y !
Je vais agir
Je vais parler
Je vais partir
Je vais vivre
Libre
Annie Lamiral
T
145 Tissages
Les choses
A la manière de Sei Shonagon, auteur de « Notes de
chevet », chef d’œuvre de la littérature japonaise de l’époque
Heian (IXe – XIIe siècle).
Liste de choses dont il faut avoir peur :
- Le nombre de verres qu'il a fallu boire pour arriver à penser
qu'on va tenir ses promesses pour la nouvelle année.
- Regarder un film d'épouvante seul à 1h du matin.
- La quantité de chocolat mangé pendant le film.
- La peur elle-même.
Liste de souhaits pour les autres :
- Qu'ils restent eux-mêmes quand leur bienveillance me
réchauffe.
- Qu'ils changent quand ils me font bouillir de colère.
- Qu'ils disparaissent quand ils me couvrent de leçons de
morale.
- Qu'ils me pardonnent quand je leur reproche quelque
chose, alors que c'est précisément ce que je leur fais subir.
146
Liste de souhaits pour soi-même :
- Etre fier de ce que l'on fait, même si ça revient à flatter notre
ego.
- Ne pas perdre ses moyens lorsque les gens nous aiment.
- Savoir qu'elle me regarde du coin de l'œil.
- Profiter d'eux tant qu'ils sont de ce monde.
- Ne pas compter les années, ni le temps qui passe.
Liste de souhaits si un jour je suis papa :
- Aimer les rires et les jeux d'une après-midi d'été.
- Aimer l'automne, sa pluie fine et la poésie de son ciel gris.
- Aimer la magie de Noël et te voir ouvrir tes cadeaux.
- Aimer le printemps et, surtout, compter les jours jusqu'aux
prochaines vacances.
- Ne faire une liste de souhaits que lorsque tu auras plaisir à
regarder derrière toi…
Joan Monsonis
T
147 Tissages
Ecouter une personne alors que vous avez
sommeil
Empêcher son interlocuteur de parler d’une traite.
Lui couper le plus souvent possible la parole.
Utiliser des « Ah bon ? Ah oui ? D’aaaccord !! ».
Hausser légèrement le menton dans sa direction.
Opiner régulièrement du chef avec un air pénétré.
Imiter scrupuleusement ses mimiques.
Eclater de rire lorsque l’histoire s’y prête, la bouche grande
ouverte.
Donner son avis, même lorsqu’il n’a rien demandé.
Eviter tout relâchement musculaire qui procurerait un lâcher
prise ; pour cela, s’assoir au bout de son siège.
Humidifier discrètement ses lèvres avec sa langue.
Serrer les abdominaux ; coller au maximum son nombril à
son dos.
Chercher dans ses yeux les valeurs que vous avez en
commun.
Ne pas chercher à comprendre ce qu’il essaie de vous
expliquer.
Surtout ne pas porter d’appréciation négative sur sa
personne.
Etre bienveillant : après tout, vous luttez contre vous !
148
Penser à un tueur en série.
Et si, définitivement, tout cela ne fonctionne pas, se
remémorer le dernier fait divers tragique de BFM TV !
Carole Tigoki
T
149 Tissages
Ma journée
Dormir sur la couette
Manger
Faire ma toilette
Jouer
Aller dans ma caisse
Dormir sur le sofa
M’étirer
Sortir explorer
Grimper aux arbres
Me soulager dans les semis
Dormir
Faire ma toilette
Courir
Réclamer à manger chez le voisin
Faire acte de présence auprès de mon humain
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Dormir sur ses genoux
Chasser les souris ou les oiseaux
Tolérer de jouer avec la balle
Manger
Dormir sur le lit
Réveiller la maison en pleine nuit
Aller câliner mon humain
Quelle vie de félin !
Lénaïg Lamour
T
151 Tissages
Symbiose
Sentir le soleil sur ma peau
Ecouter le vent dans les feuilles
Respirer profondément
Enlacer un tronc d’arbre
Marcher pieds nus dans l’herbe
Profiter du moment présent
Regarder la course des nuages
Contempler le vol des oiseaux
Humer l’effluve du jasmin
Déambuler au rythme de la nature
Ressentir la vie
Lénaïg Lamour
152
La liste sans retour
Chère Lili,
Aujourd’hui, je t’ai rendu visite.
Le bruit de la clef dans la serrure marque l’entrée dans un
monde qui ne m’appartient pas, un monde où nous ne nous
rejoindrons plus. Après le long corridor qui mène à ta
chambre, tu es là et tu ne me reconnais pas. Tu ne reconnais
plus personne.
Le temps s’écoule autour de toi, étranger à ta réalité. Parfois,
tu racontes des histoires, tu questionnes et t’inquiètes d’une
situation. Tu interpelles des personnes que tu as connues ou
tu restes prostrée là dans l’attente d’un événement ou dans
le néant. Quel est ce démon qui t’a prise ? Qui t’a soustraite
à notre monde et notre réalité ?
Ce soir, c’est moi qui pleure, ma Lili, et voilà tout ce que
j’aimerais pouvoir te dire :
- Surtout, ne te retourne pas après que je t’aurai serrée dans mes bras ; ne te retourne pas. Je ne suis pas certaine de résister à l’envie de t’emmener avec moi.
- Ne sois pas triste ! J’espère que tu n’es plus triste car, si tu
l’es, comment m’assurer que ce sentiment n’est pas la cause de ton éloignement ?
- Ecoute les oiseaux ! Leur chant mélodieux ramènerait-il à
ta mémoire le souvenir de tes doigts sur le piano, dans les salles où tu as joué à travers le monde ?
T
153 Tissages
- Regarde par la fenêtre et découvre la lune qui brille pour
toi, pour te ramener vers la lumière et te montrer le chemin. - J’espère que plus rien ne t’inquiète : les fausses notes, les
crampes dans les doigts… - Emerge de ce monde obscur et fuis cet oubli !
- Reviens avec nous dans ce monde bienveillant, dans la
lumière, le partage et la connaissance.
Christine Garnier
154
Parfum d’écriture
On dit souvent que les odeurs ont un pouvoir d’évocation et
de réminiscence important, on parle de la puissance de la
« mémoire olfactive ». Pourtant, cette mémoire est moins
performante que la mémoire visuelle ou auditive. Mais elle
est liée à un sens plus primaire et plus directement
connectée à nos émotions.
Qu’elles soient puissantes ou subtiles, certaines odeurs sont
associées à des lieux et vont nous y emmener directement :
les vieux livres et la bibliothèque, l’éther et l’hôpital, le pain
en train de cuire et la boulangerie… Chaque maison a aussi
sa propre odeur - le bois du parquet, le feu de cheminée, le
« renfermé »… - qu’on ne perçoit souvent que chez les
autres, ou chez soi après une longue absence.
L’appréciation des odeurs est culturelle. Une même odeur
est jugée agréable dans un pays, immonde dans un autre.
Citons le durian, fruit très populaire en Asie, mais dont
l’odeur est insupportable pour les occidentaux, à tel point
qu’il est souvent interdit dans les hôtels et les avions ! Ce
jugement est aussi très subjectif : l’un va aimer une fragance
qui lui rappelle un amour passé, l’autre détestera ce parfum
évocateur d’une personne qui l’a fait souffrir.
Pour lancer l’écriture, deux sources d’inspiration nous ont été
proposées. Un coffret d’arômes utilisé en sommellerie nous
a baignés dans toutes sortes de parfums, de la framboise à
la truffe, en passant par les agrumes et le foin. Puis la lecture
d’extraits du livre culte « Le Parfum », œuvre majeure de
Patrick Süskind, nous a montré jusqu’à quel paroxysme le
pouvoir des odeurs pouvait prendre une dimension
romanesque.
T
155 Tissages
Un souvenir dans l'obscurité
Hypnotisés par le jeu vidéo, nous fixions le téléviseur, seule
lumière de l'appartement. Entre les cartons de pizza et les
volutes de fumée de joints, nous traversions le quotidien
mouvementé de l'adolescence comme de grands enfants.
Mais ce n'était pas le sujet pour nous à ce moment-là. Tout
ce qui importait pour notre bande de copains, c'était que les
pétards tournent rapidement et d'être le meilleur à ce jeu de
foot sur console.
A un moment de la nuit, je me suis retrouvé sans manette et
j'ai regardé autour de moi comme si je découvrais ce salon
pour la première fois. Enfoncé dans le canapé, je me suis
tourné vers la petite table de chevet où se dessinaient dans
l'obscurité une lampe et une grosse bougie. Je me suis saisi
de ce cylindre en cire et l'ai approché de mon nez à tout
hasard.
L'odeur de cette bougie m'a alors catapulté vers des
souvenirs lumineux, vers les étés de mon enfance, lorsque
ma mère m'amenait à la plage en me tenant la main et que
je sautillais d'impatience à l'idée de me jeter dans cette
piscine gigantesque où flottaient des parfums d'iode et de
tout ce qui vit dans cette immense étendue. Et c'était
justement ça, l'odeur de cette bougie, qui m'avait fait fermer
les yeux dans ce salon étroit et sombre de la banlieue
parisienne.
Dans les jours suivants cette soirée, je me suis renseigné sur
la provenance de cette bougie. C'était « Vacances à
l'océan » de la marque « Nature et Découvertes ». J'ai alors
acheté toute la gamme de ce parfum : les bâtons d'encens,
les bougies, la petite fiole d'huile… Et je dois avouer que j'ai
156
encore retrouvé ces émotions si bouleversantes en
plongeant mon nez dans ces essences. Je revoyais cette
lumière de l'enfance, plus brillante que mon soleil d'adulte.
J'ai retrouvé cette plage méditerranéenne, les matelas
gonflables, les glaces, les jeux sans fins aux heures
brûlantes de l'après-midi.
Mais les sensations de bien-être que me procuraient
« Vacances à l'océan » ont commencé à s'éteindre. Je
sentais la bougie mais le grand soleil s'éloignait de plus en
plus, pour ne former qu'un petit point de lumière dans ma
tête. Un peu comme un bateau qui se perd dans l'horizon
marin.
Joan Monsonis
T
157 Tissages
La sieste
Je n'avais pas plus de quatre ans. J'habitais dans une cité à
Arpajon dans l'Essonne. En face, la N20. Pas très drôle cette
route où circulaient toutes ces voitures à vive allure. Pas de
verdure non plus !
L'été, un glacier s'installait avec sa camionnette et parfois
maman lui achetait deux glaces avec une boule chacune.
Une était rose à la fraise et l'autre était verte à la pistache.
La rose allait toujours à mon frère, la verte pour moi !
Ces deux glaces que je revois encore étaient déposées dans
le compartiment du haut du frigo. Une fumée s'en échappait
lorsqu'on ouvrait la porte et c'était très froid ! Mais voilà, pour
obtenir ce sésame, il fallait faire la sieste !!! Grrrrr… voilà que
le goût s'installait dans la bouche et ce parfum qui semblait
me titiller les narines : tenace ! Le sommeil n'était pas facile
à trouver.
Longtemps j'ai recherché cette odeur et ce goût. Ne le
trouvant pas, je me suis dit qu'il était édulcoré par ce si bon
souvenir.
Puis un jour, après avoir feuilleté un livre de recettes du
célèbre créateur les éclairs de génie, je me suis rendue avec
une copine chez « G. Detou ». Cette enseigne porte très
bien son nom. Une vraie caverne d'Ali Baba pour les
professionnels et amateurs de cuisine, à prix très attractif.
Des colorants et des arômes en veux-tu en voilà, des œufs
sous toutes leurs formes : juste les jaunes, juste les blancs,
en poudre même, dans des seaux ! Du chocolat par tablette,
par kilo, des fruits à coques, de la crème pâtissière en
poudre ! De la crème de tartre ? A quoi cela peut-il bien
servir ? C'est pour les coques des macarons, m'a-t-on
158
répondu ! Des fruits confits, et j'en passe, et de la pâte à
pistache !
Nous ressortons chargées, abasourdies et ravies. Une fois
rentrées, nous nous mettons à l'ouvrage : ce n'est pas tout
de s'extasier devant tous ces ingrédients, nous avons prévu
de faire des éclairs choco-coco et pistache d'Iran-orange. De
plus nous débutons !
Nous commençons par la crème pistache-orange. J'ouvre la
boîte de la pâte de pistache … TRES VERT … bouh !!!
J'approche mon nez … me voilà catalputée quarante ans en
arrière ! C'est exactement le parfum de la glace à la pistache
que m'achetait maman !
Cécilia Capus
T
159 Tissages
La sonnerie
Thibault traversa le salon en direction de sa chambre sans
une pointe de vivacité. Son père, concentré sur la page
centrale du « Courrier International », ne releva pas la tête.
La pièce, orientée plein sud, était habillée de la lumière du
soleil de quinze heures et paraissait plus grande. Une
atmosphère agréable s’en dégageait.
Bertrand, alerté par l’odeur qui suivait Thibaut dans sa
déambulation, l’interpella.
- Thibaut ?!
Son fils resta devant la porte de sa chambre sans se
retourner. Cette attitude ne sembla pas heurter son père. Les
deux hommes vivaient côte à côte sans vraiment se
rencontrer. Bertrand avait renoncé à tout dialogue avec cet
enfant, devenu mutique à l’adolescence. Sauf que cette
odeur forte de caoutchouc brûlé était une urgence, il fallait à
tout prix forcer la communication.
Thibaut s’isola dans sa chambre sans aucune réponse. La
porte, en se refermant, envoya l’effluve d’herbe roussie dans
le salon. En un rien de temps, l’émanation du cannabis
envahit l’espace et s’accrocha aux tissus des rideaux, puis
se mit à dévorer le parfum du linge propre sur l’étendoir.
Bertrand, qui s’était levé, avait les narines pleines de cette
odeur puissante, il passa la main devant son nez pour la
mettre à sa distance. L’air sain avait disparu de la pièce. Il
se sentait submergé.
Pour lui, c’était une mauvaise nouvelle. Ce parfum
facilement reconnaissable avait dû suivre Thibaut et laisser
des traces dans les escaliers, ainsi que dans l’ascenseur. Un
160
néophyte l’aurait facilement identifiée, tant cette odeur était
tenace. C’était inévitable, il avait à coup sûr été repéré.
La sonnerie de la porte le fit sortir de sa réflexion. Bertrand
frissonna. Il avait déjà reçu des plaintes des voisins. Il ne
souhaitait plus vivre sous leurs regards accusateurs, ni subir
les sourires narquois de certains d’entre eux. Il hésita entre
vaporiser du désodorisant dans la pièce, ouvrir en grand les
fenêtres ou verser quelques gouttes d’huile essentielle de
romarin pour masquer l’odeur.
Quelle attitude adopter ? Et s’il faisait celui qui ne sentait
rien ?
- Pardon ? Une odeur, je ne sens rien ! se rassura-t-il.
Et si c’était la police ? Il serait malvenu de nier. Il avait déjà
reçu leur visite et un rappel à la loi au mois d’octobre,
lorsque son fils fumait dans sa chambre. Il lui avait interdit de
recommencer ! Toutes ces idées remuaient dans sa tête. Il
fallait pourtant faire face. Il se refusa à regarder dans le juda,
préférant la surprise et l’improvisation. Persuadé que quel
que soit le visiteur, il trouverait des arguments. L’ouverture
de la porte fit un appel d’air et l’odeur de cannabis
l’enveloppa.
La voisine de palier prit cette odeur en pleine face. Son
visage resta neutre et elle fit mine de ne rien ressentir. Elle
lui tendit une lettre :
- Bonjour, monsieur Baudard, tenez, je vous remets cette
enveloppe, mise par erreur dans ma boite aux lettres.
Elle finit par un sourire ambigu et ne s’attarda pas.
Carole Tigoki
T
161 Tissages
Josette
Josette n’aimait pas les mardi soir.
Elle dînait seule d’un potage aux légumes, d’un morceau de
camembert et d’une pomme du verger. Elle faisait la
vaisselle, rangeait soigneusement sa cuisine. C’était
inlassablement le même rituel. Elle ne s’attardait guère sur
son tricot. Elle préférait monter faire sa petite toilette et
s’allonger dans son lit pour lire le dernier numéro
des « Veillées des Chaumières ».
Sur le coup de dix heures, elle éteignait la lumière en
pensant à la journée du lendemain qui serait bien chargée
encore. Elle serait, du matin au soir, occupée aux champs à
lier les bottes de paille, à les rouler et à les hisser dans la
charrette, bref à suer sous le soleil brûlant.
Elle se réveilla en sursaut, la porte d’en bas venait de
claquer. C’était Robert qui rentrait de sa partie de belote, au
café du coin. Josette fut soudain prise d’une agitation
fiévreuse, d’une angoisse violente. Les pas de Robert se
faisaient plus distincts. Il poussa la porte de la chambre, se
déshabilla rapidement et tomba dans le lit de tout son poids.
Josette s’était maintenant recroquevillée dans son coin, lui
tournant ostensiblement le dos et remontant le drap
jusqu’au-dessus de son nez. C’est alors que, quelques
instants plus tard, les odeurs de foin et de transpiration
commencèrent à exhaler sous les couvertures et à se
répandre par vagues. Vinrent ensuite les relents de cigarette
froide – des Gitanes sans filtre – qui se mêlèrent lentement
à ceux de la Valstar rouge, sa bière préférée. Il se mit à
ronfler. Sa bouche devait être béante. Elle vomissait
162
maintenant de puissants effluves de harengs saurs suivis de
bouffées de vinaigre et de jus d’oignon poivré. Bientôt, s’y
ajouta la puanteur de ses pieds qui avaient macéré toute la
journée dans ses vieux godillots, bien imprégnés déjà de la
sueur des années passées.
Non, vraiment, Josette ne supportait plus de se retrouver,
chaque mardi, prisonnière de ce bain infect, fétide et
nauséabond. Elle se glissa doucement hors de la couche
conjugale... pour la première fois.
Annie Lamiral
T
163 Tissages
Senteurs d’été
Les vacances commençaient dès la gare d’Austerlitz. Le taxi
traversait les rues de Paris et ses odeurs de pots
d’échappement pour nous déposer dans l’atmosphère des
voies ferrées, effluves métalliques qui invitent au départ.
Après l’installation dans le compartiment de huit places,
chacun commençait à déguster son sandwich au jambon,
pâté ou chorizo. Les plus organisés partageaient une
bouteille de vin rouge avec les autres voyageurs. On faisait
connaissance, les hommes allumaient leurs cigarettes et
remplissaient l’espace d’une fumée âcre et bleutée et les
conversations allaient bon train. Puis d’un accord tacite on
éteignait les lumières pour essayer de dormir en
s’accrochant au rythme des rails.
Dès le réveil, on ouvrait la fenêtre pour changer l’air de la
nuit et là, les embruns iodés de la Méditerranée venaient
réveiller les narines. Après le changement de train à la
frontière espagnole, de grandes bouffées d’été
accompagnaient la descente vers le Sud. Les senteurs
marines de la côte se mélangeaient à celles des orangers au
fur et à mesure qu’approchait la fin du trajet.
Arrivés à destination, les wagons s’emplissaient d’une
moiteur chaude et agréable qui présageait les essences
d’une ville de lumière, d’une ville de bord de mer : Valencia.
Dès lors, l’été pouvait se dérouler à l’ombre des pins parasol
chauffés par le soleil, sur les terrasses des bars à tapas où
l’on servait gambas grillées et sangria à la cannelle. Le soir,
la poudre des pétards et des feux d’artifice accompagnait les
éclats de la fête et dans les bals des rues, les parfums des
danseuses se fondaient dans les bouquets de jasmin.
Maria Besson
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Parfum d’enfance
Comment oublier ce parfum ensorcelant qui m'enveloppait
dès que je franchissais le portillon du potager de mon père ?
Pourtant, elles se cachaient au fond du jardin, après les
haricots acidulés et les tomates gorgées de soleil.
Là, presque cachées sous les feuilles vertes ciselées, les
« Maras des bois » exhalaient ce parfum si particulier, que
j'associais inévitablement à celui des fraises des bois que
nous allions cueillir au Donnersberg (le Mont du Tonnerre)
avec Opa, mon grand-père allemand.
Les Maras des Bois, fierté de mon père, enchantaient les
desserts de mon enfance... Mais avant de les déguster
nature, au sucre, à la crème, ou dans un mijet au vin, il fallait
les cueillir. Tâche un peu ardue, mais aussi jubilatoire, car
nombre de fraises terminaient leur vie dans ma bouche, et
non dans le panier. Ce qui, inévitablement, suscitait chez ma
mère un « il n'y avait que ça dans le carré ? ».
L'œil complice de mon père croisait le mien. Il n'était pas
dupe du plaisir déjà approché, qui s'étalait en gouttes rouges
au bord de mes lèvres.
Danielle Mercier
T
165 Tissages
Regards croisés sur l’écriture
Ecrire en atelier, c’est partager une certaine intimité tout en
faisant preuve d’une grande pudeur. Celle des personnages
dont seul l’auteur connaît le trait de caractère qui lui
ressemble, celle des récits dont lui seul saura démêler le fil
autobiographique.
Durant la saison 2018-2019, nous avons choisi de nous livrer
un peu plus les uns aux autres, en réalisant des interviews
croisées autour de l’écriture.
Quatre questions pour partager nos motivations, nos
découvertes, nos choix et notre représentation de l’écriture.
Annie, la secrète
Qu'est-ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier
d'écriture ?
J'ai toujours écrit, mais dans un carcan administratif. Je
n'avais pas le choix des mots, et de plus ils étaient comptés.
Quand j'ai cessé de travailler, j'ai fait le point sur ma nouvelle
vie. Par hasard, à la médiathèque, j'ai participé à l'atelier de
haïkus sur le cirque. Cela a été une véritable révélation : d'un
seul coup l'écriture était libre, avec toutefois une certaine
contrainte, car un haïku ne fait que trois lignes ! En
seulement deux heures, j’étais entrée dans un autre monde.
J'ai compris que cela me vidait et, en même temps, me
remplissait.
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Et finalement, qu'as-tu appris ?
J'ai appris à m'ouvrir. J'écris une histoire, je l'oublie et quand
je la relis quelque temps après, je la redécouvre, elle me
semble étrangère. J’adore le partage dans le groupe,
tellement bienveillant. J'entre maintenant dans une phase où
j'écris en dehors de l'atelier, comme si les mots débordaient !
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Les multiples « moi », parce que c'était difficile et c'est la
difficulté que j'ai aimée. Je m'y suis mise à plusieurs reprises.
Je butais à trouver un fil conducteur. Puis, un jour, le déclic :
il ne m'a fallu qu'une heure pour l'écrire. J'ai aimé à la fois la
difficulté et l'étrangeté du thème. De plus, il fallait s’y révéler,
tout en se fixant une limite : jusqu'où aller en me dévoilant ?
Ecrire pour toi, c'est… ?
Un énorme plaisir ! C'est aussi le plaisir de se relire, de lire
au groupe, de partager son écriture avec des ami-e-s ou
avec mes enfants, peut-être un jour, avec mes petits-enfants
qui me découvriront alors sous une autre facette.
Propos recueillis par Danielle
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167 Tissages
Carole, audace et persévérance
Qu’est ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier
d’écriture ?
L’envie de partager le plaisir de l’écriture.
Et, finalement, qu’as-tu appris ?
J’ai appris des outils et des techniques d’écriture, à
développer ma créativité et mon imagination.
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Senteurs d’été, écrit par Maria, Elle nous invite à se mettre à
la place du narrateur et utilise les odeurs comme un
personnage à part entière de ce voyage vers Valencia.
Ecrire pour toi, c’est… ?
Avoir de l’audace et de la persévérance. C’est aussi
s’exposer et parfois se remettre à l’ouvrage.
Propos recueillis par Maria
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Cécilia, encre et papier
Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier
d’écriture ?
J’adore les mots ! J’ai repris des études de droit tout en
travaillant et j’ai constaté que, parfois, ma mémoire me
faisait défaut et que les mots pouvaient me manquer. J’ai
alors eu l’idée de participer à un atelier d’écriture. Je
connaissais Virginie et, dans un atelier d’arts plastiques, j’ai
aussi rencontré Annie qui m’a parlé d’ « A Mots croisés » et
encouragée dans ce désir d’écrire.
Et, finalement, qu’as-tu appris ?
Je traverse une épreuve importante actuellement et les
rencontres que je fais dans cet atelier me plaisent et
m’apportent beaucoup. La confrontation et les échanges
avec des personnalités de tous horizons me redonnent
confiance en moi. Je retrouve ma place au sein d’un groupe.
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Il y a plusieurs récits de Danielle et d’Annie ; je les écoute
toujours avec beaucoup d’attention.
J’ai notamment aimé les textes autour de notre atelier sur les
odeurs : « La cueillette de fraises », récit d’enfance de
Danielle et un texte d’Annie sur les mauvaises odeurs,
« Josette », tous les deux, poignants et drôles.
T
169 Tissages
Ecrire pour toi, c’est… ?
Le plaisir de se trouver face à la feuille, le plaisir de l’encre,
du contact de la plume sur le papier. L’acte d’écrire tout
simplement…
Propos recueillis par Christine
170
Christine, une rencontre avec l’autre et avec soi
Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier
d'écriture ?
Mon grand-père était un amoureux de la littérature et du
théâtre ; lorsque j’étais enfant, il me récitait des poèmes, me
déclamait des tirades. J’étais très solitaire et rêveuse ; la
lecture est un immense terrain d’évasion. La découverte
d’ « A Mots Croisés » m’a permis d’essayer, d’oser écrire en
toute humilité, avec bienveillance.
Et, finalement, qu’as-tu appris ?
Ecrire, c’est difficile ! Il faut avoir des choses à dire et l’art de
les dire, la maîtrise de la pensée ; c’est un moment fort
d’interpellation, d’évasion et de partage. Cet atelier est un
lieu vertueux d’acceptation, de réflexion et de bienveillance.
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Ce seraient les haïkus sur le thème des arbres. L’atelier a
commencé dans le parc de la Maison des arts et j’ai aimé
l’exercice consistant à « photographier » l’essentiel avec les
mots.
Ecrire pour toi, c’est… ?
Un acte de présence et d’évasion, de lâcher-prise, de
réflexion, d’acceptation et de rencontre, avec l’autre et avec
soi.
Propos recueillis par Virginie
T
171 Tissages
Christine, s’éprouver soi-même dans le monde
Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier
d'écriture ?
J'ai toujours eu le plaisir d'écrire. Adolescente, j'écrivais des
carnets intimes. J'ai participé à des ateliers d'écriture lors de
mes études à la fac. J'avais choisi de faire une licence
Etudes théâtrales et j'y écrivais des pièces. Dans ma vie
professionnelle, j'ai fait du théâtre avec des personnes
handicapées. Par la suite, j'ai cherché d'autres ateliers
d'écriture et je me suis inscrite chez Aleph. En 2007, j'ai
commencé un récit m'inspirant d’une histoire personnelle ; je
voudrais en faire une fiction, mais voilà, je suis en panne
d'inspiration et ne suis pas assez disponible. Du coup, j'ai
recherché un nouvel atelier afin de me stimuler et j'ai trouvé
« A mots croisés ».
Et, finalement, qu'as-tu découvert ?
J'ai découvert la richesse de cet atelier, sa diversité, autant
dans l’écriture autour d'un même thème que des personnes.
J'ai découvert aussi que je pouvais être lue, être écoutée.
Cela m'a encouragée à continuer !
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Je choisis « Grabouillage », écrit sur le thème de l'ardeur
pour le Printemps des Poètes. Ce texte était original, vivant,
physique. Le corps était engagé. Il y avait une belle énergie
et il m'a beaucoup plu !
172
Ecrire pour toi, c'est… ?
Ma part de créativité. Cela donne une autre dimension dans
la vie. L’écriture permet de se recentrer, de s'éprouver soi-
même dans le monde. Elle m'aide à vivre, à transformer le
réel.
Propos recueillis par Cécilia
T
173 Tissages
Danielle, entre bonheur et évasion
Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier
d’écriture ?
Ecrire a toujours fait partie de ma vie. J’ai passé de longues
années professionnelles à écrire « à la commande ». Il y a
cinq ans, quand j’ai pris ma retraite, j’ai cherché de nouveaux
repères, de nouvelles motivations. Finalement, j’ai décidé
d’avoir une nouvelle vie autour de l’écriture quand j’ai
découvert par hasard « A Mots Croisés ».
Et, finalement, qu’as-tu appris ?
Je ne sais pas si j’ai vraiment appris aux ateliers d’écriture
« A Mots Croisés ». En tout état de cause, j’y ai découvert
des personnes d’horizons divers ayant le désir commun
d’écrire. J’apprécie ce lieu de création, de partage convivial
où le regard de l’autre est respectueux et bienveillant.
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
La saison 2017-2018 n’est certes pas encore finie ! Même si
c’est toujours difficile de choisir, je peux déjà dire que j’ai
beaucoup aimé les haïkus. Pourtant, le dernier atelier sur
« L’Arbre » m’a vraiment passionnée. Dans « Sentinelle », je
raconte mon arbre – un noisetier – que j’ai découvert dans
mon jardin ouvrier. Coïncidence ou hasard, mon signe astral
gaulois est ... le noisetier !
Ecrire pour toi, c’est… ?
Du bonheur ! C’est des mots qu’on tire comme un écheveau,
on les range sur les lignes de son cahier, on ne les compte
pas, ils s’ordonnancent les uns à la suite des autres, mon
174
crayon glisse sur le papier. J’invente un monde, explore une
terre inconnue. C’est une véritable évasion. Le moment est
merveilleux quand Virginie nous présente le thème de la
soirée ; je ne sais pas alors ce à quoi je vais donner
naissance !
Propos recueillis par Annie
T
175 Tissages
Elisabeth, le voyage intérieur
Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier
d’écriture ?
J'ai pour projet l'écriture d'un récit sur une période
particulière de ma vie. L'atelier m'incite à me lancer dans une
écriture plus assidue.
Et, finalement, qu’as-tu découvert ?
J'ai découvert un groupe très accueillant et attentif. L'atelier
est conduit d'une manière joyeuse et appliquée. J'ai appris à
mieux communiquer mes émotions.
Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-
2018, ce serait lequel ?
Je choisirais « Jour d'hiver à Essaouira », l'un de mes
poèmes. Je pense qu’il traduit un regard imagé, sensible et
bienveillant sur une journée mouvementée, dans le port de
cette ville située au Maroc.
Ecrire pour toi, c'est... ?
Communiquer, me livrer et rêver !
Propos recueillis par Maria
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Joan, dire avec profondeur
Qu'est-ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier
d'écriture ?
Cela faisait quelque temps que je cherchais un atelier et j'ai
vu une annonce dans « Bagneux Infos ». J'ai cherché un
atelier pour être avec des gens passionnés par la lecture, et
partager ma passion avec des gens près de chez moi.
Et finalement qu'as-tu appris ?
J'ai appris à ne pas être le seul lecteur de mon écriture. Je
montrais à ma famille mes écrits avant, mais ce n'est jamais
neutre, la famille. J'ai partagé avec les autres membres de
l'atelier et cela m'a fait énormément progresser.
Si tu devais choisir un récit ou poème écrit pendant la saison
2017/2018, ce serait lequel ?
« Fleur délicate
Bousculée par les vents
Amoureuse au printemps ».
Je trouve qu'il y a quelque chose de féminin dans ce haïku
qui me plaît beaucoup.
Ecrire pour toi, c'est… ?
Cela me soigne de la vie. L’écriture fait dire des choses avec
profondeur ; on en a rarement l'occasion dans les
conversations quotidiennes.
Propos recueillis par Danielle
T
177 Tissages
Lénaïg, trouver les mots pour transmettre des
émotions
Qu’est ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier d’écriture ?
J’adore lire, j’ai toujours lu. Cela me permet de m’évader, d’explorer d’autres univers, d’autres perspectives... Je suis venue à cet atelier pour passer de l’autre côté de la barrière, voir si je suis capable d’exprimer et transmettre des émotions, des idées à travers l’écriture.
Et, finalement, qu’as-tu découvert ? « A mots croisés » m’a permis de rencontrer des personnes de grand talent, dont Virginie, qui encadre l’atelier et qui fait un travail extraordinaire. Grâce à leurs conseils, leur écoute et leur bienveillance, j’ai pu avancer et gagner en confiance. Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-2018, ce serait lequel ? « Je(ux) de miroirs », mon premier texte et peut-être le plus abouti. Ecrire pour toi, c’est… ?
Un effort et une satisfaction. Un effort, car ce n’est pas
évident de s’exprimer à travers l’écriture et de trouver les
mots justes pour transmettre une idée, une émotion.
Mais aussi la satisfaction de finir un texte et de pouvoir le partager.
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Maria, liberté et exigence
Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier
d'écriture ?
J'ai toujours été fascinée par la magie et la force des mots,
mais pour moi, l'écriture était réservée à une élite littéraire.
L'atelier s'est avéré un lien extraordinaire pour franchir le pas
et oser rompre cette barrière.
Et finalement, qu'as-tu appris ?
J'ai découvert le courage de se lancer, l’impression de
plonger dans le grand bain. Et aussi le plaisir de découvrir,
sur un même sujet, la diversité et la richesse des écrits des
autres participants. Le moment de lecture partagée est un
vrai bonheur.
Si tu devais choisir un récit ou un poème écrit pendant la
saison 2017-2018, ce serait lequel ?
Je n'ai pas de récit préféré. Parfois, il m'arrive de relire le
texte d'un participant et de me dire que c'est une pépite, une
vraie merveille !
Ecrire pour toi, c'est… ?
Se sentir libre d'explorer sa pensée, chercher à l'exprimer
avec justesse et sincérité, dans le respect de la langue. C'est
à la fois la liberté et l'exigence.
T
179 Tissages
Index des auteurs Page
Annie Lamiral
- Nordmann ....................................................... 28 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 46 - Liquide ............................................................. 54 - P’tit Louis ........................................................ 56 - L’honorable fin d’Edouard Joseph Pluchet ...... 64 - Rencontres passagères .................................. 96 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ....... 111 - Ma fille, n’oublie pas ..................................... 142 - Josette ........................................................... 160
Carole Tigoki
- La plainte urbaine ............................................ 31 - Ardeur ............................................................. 48 - Regret ............................................................. 53 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Rouge ............................................................ 132 - Ecouter une personne alors que vous avez
sommeil ......................................................... 146 - La sonnerie .................................................... 158
Cécilia Capus
- La leçon de vélo .............................................. 35 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 44 - Sans titre ........................................................ 62 - Circulation des chiens ..................................... 68 - La coupe à la L’Oréal .................................... 127 - La sieste ....................................................... 156
180
Christine Garnier
- Le haïku, l’art de l’instant ..................................39 - Après ...............................................................55 - Trace ...............................................................85 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Pétard de pétard ............................................. 134 - La liste sans retour ......................................... 151
Christine Sonrier
- Adieu ................................................................22 - Le haïku, l’art de l’instant ..................................38 - Volupté .............................................................52 - Un cri dans la nuit .............................................80 - La liste du voyageur ....................................... 139
Danielle Mercier
- Sentinelle .........................................................25 - Le haïku, l’art de l’instant ..................................40 - Désirs ...............................................................50 - Bagneux, une minute d’arrêt.............................78 - Le divan ......................................................... 100 - Liberté d’expressions (œuvre collective)......... 111 - Merci ! ........................................................... 136 - Parfum d’enfance ........................................... 163
Elisabeth Perrin
- Le haïku, l’art de l’instant ..................................44 - Jours d’hiver à Essaouira ................................58 - Le Grand Café de la Place ..............................72
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Joan Monsonis
- Mémoire .......................................................... 17 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 42 - Irrémédiable sagesse ....................................... 49 - L’Irlandais ....................................................... 70 - « J » ................................................................ 93 - Toutes mes vies ............................................ 105 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Un sourire de trop ......................................... 130 - Les choses ................................................... 144 - Un souvenir dans l’obscurité ......................... 154
Lénaïg Lamour
- Pin maritime .................................................... 27 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 41 - Il y a ................................................................ 60 - Je(ux) de miroirs ........................................... 103 - Ma journée .................................................... 148 - Symbiose ...................................................... 150
Maria Besson
- Alertez les lauriers ! ......................................... 19 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 43 - Lumières ......................................................... 51 - Le Parc de la Terrasse ..................................... 88 - D’un siècle à l’autre ....................................... 108 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - République : la liberté en marche ! ................ 124 - Senteurs d’été ............................................... 162
182
Bibliographie
AYARI Henda, J’ai choisi d’être libre, Flammarion, 2016
CHAILLEY Ségolène, La fabrique des histoires, Ellipses,
2013
HUSHER LEROUX Gaston, Le parfum de la dame en noir,
Lgf, 1975
PISIER Evelyne, LAURENT Caroline, Et soudain, la liberté,
Les Escales, 2017
SUSKIND Patrick, Le parfum, Fayard, 1985
USHER Shaun, Au bonheur des listes, Recueil de listes
historiques, inattendues et farfelues, Anthologie, Le livre de
poche, 2016
VAN CAUWELAERT Didier, Le journal intime d’un arbre, Le
livre de poche, 2013
Bagneux, du passé à nos jours, carnet de voyage
photographique, Le service des Archives communales et le
Photo Club de Bagneux, Digobar Editions, 2017
Le goût des haïkus, Le petit mercure, Mercure de France,
2012
T
183 Tissages
Impressum
© À Mots Croisés, 2018
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés.
Directrice de la publication : Virginie Louise
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Tissa
ges
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Entrelacer des phrases et des mots, tirer quelques fi ls de vie et les nouer avec un brin d’actualité ou de fantaisie, y poser quelques points... De ces exercices de style naît une collection de tissages, hauts en couleurs et teintés d’imaginaire.
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Ouvrage imprimé en France, dans un atelier respectueux de l’environnement.
Animation des ateliers d’écriture Virginie Louise
ISBN 978-2-9564828-0-2
Cécilia Capus Christine GarnierAnnie Lamiral Lénaïg Lamour
Joan MonsonisDanielle Mercier Elisabeth PerrinChristine Sonrier Carole Tigoki
Maria Besson
Auteurs