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Tissages Saison 2017-2018

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Ateliers d’écriture

2017 – 2018

À croisés

mots

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« Ce que tu as de différent, cultive-le. »

Jean Cocteau

« Quand deux sages confrontent leurs idées,

ils en produisent de meilleures,

le jaune et le rouge produisent une autre couleur. »

Proverbe tibétain

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Préface

Entrelacer des phrases et des mots, tirer quelques fils de vie

et les nouer avec un brin d’actualité ou de fantaisie, tisser sa

propre trame et y poser quelques points... Tous ces mots

empruntés à l’univers de la couture sont la quintessence des

ateliers d’écriture « À mots croisés ».

Chaque écrivant déroule la bobine de son récit ou brode une

poésie, qu’il partagera au travers de lectures au sein de

l’atelier ou lors d’évènements hors les murs. De fil en aiguille,

la variété des thèmes abordés, parfois inattendus, permet à

chacun d’enrichir sa démarche d’écriture, tout en cultivant sa

singularité. De ces exercices de style naît une collection de

tissages, hauts en couleurs et teintés d’imaginaire.

Dans ce recueil de la saison 2017-2018, nous jouons avec

le point de vue du narrateur, en donnant la parole à un cèdre

ou un olivier dans « Arbres inanimés, avez-vous donc une

âme ? ». Inspirés par l’exposition « MULTIPLES » à la

Maison des arts de Bagneux, nous avons démultiplié des

tranches de vie en autant de personnages et brouillé les

pistes de l’autobiographie. La poésie est aussi au rendez-

vous avec « Le haïku, art de l’instant », inspiré par le monde

végétal, et « L’ardeur », thème du Printemps des Poètes

2018.

Grâce aux collaborations avec la ville de Bagneux et son

réseau culturel et associatif, des thèmes issus de sources de

créativité nouvelles et vivifiantes sont proposés dans ce

recueil. Fruit d’une immersion dans les archives municipales,

« Il y a de la vie dans les archives ! » fait renaître les

habitants de notre banlieue au début du siècle dernier. Dans

« Liberté d’expressions », notre écriture s’associe aux

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clichés réalisés par le Photo Club de Bagneux pour faire

connaître la Langue des signes française (LSF) et soutenir

l’action d’Atousignes 92. Initié grâce au soutien de la

médiathèque Louis Aragon, le projet poursuit son chemin

avec une exposition à l’Assemblée Nationale et d’autres

initiatives au bénéfice des personnes sourdes.

Vous trouverez, dans ce recueil, d’autres thèmes d’écriture

de la saison 2017-2018 - « Demain, la liberté », « Ma liste »,

« Parfum d’écriture » - et, nouveauté cette année, des

interviews qui vous permettront de faire connaissance avec

les auteurs et de découvrir leur perception de l’écriture en

atelier.

Maria Besson, Cécilia Capus, Christine Garnier, Annie

Lamiral, Lénaïg Lamour, Danielle Mercier, Joan Monsonis,

Elisabeth Perrin, Christine Sonrier et Carole Tigoki sont

heureux de partager leurs écrits avec vous.

Virginie Louise

Présidente

À mots croisés

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Remerciements

Merci à Marie-Hélène Amiable, maire de Bagneux et

conseillère départementale des Hauts-de-Seine, Bernadette

David, 3ème adjointe chargée de l’Enfance, la Restauration

et la Vie associative, et Patrick Alexanian, conseiller

municipal délégué à la Culture, pour leur soutien à l’égard de

la culture et de la vie associative balnéolaises.

Merci à Nathalie Pradel, directrice de la Maison des Arts de

Bagneux, et à son équipe, de nous accueillir à la MDA et de

nous avoir donné l’opportunité de belles rencontres

humaines et artistiques lors du projet « Regards sur l’arbre

et la nature » et des expositions de la saison 2017-2018.

Merci à Jean Villevieille, sérigraphe et éditeur, pour

l’exposition « MULTIPLES », source d’inspiration pour notre

écriture.

Merci aux personnes qui ont rendu possible l’exposition

« Liberté d’expressions » présentée à la médiathèque Louis

Aragon de Bagneux fin 2017 :

- Gaëlle Guechgache, directrice de la médiathèque, et Emilie Kuchmann-Jacquemin, responsable de l’action culturelle,

- Philippe Blanchard, président du Photo Club de Bagneux, et Ingrid Zielenski, présidente d’Atousignes 92, et leurs membres respectifs, impliqués dans le projet,

- Sonia Sozor, interprète en Langue des Signes Française.

Merci à Valérie Maillet, Responsable des archives et du

patrimoine historique de Bagneux, de nous avoir ouvert les

portes des archives pour des ateliers d’écriture immergés

dans l’histoire balnéolaise.

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Merci à Annie Lamiral pour son aide précieuse tout au long

de l’élaboration du recueil 2017-2018 et pour le nouvel élan

donné à la communication d’ « A mots croisés ».

Merci à Cécilia Capus pour le tissage coloré créé pour la

couverture de ce recueil et merci à Maria Besson pour sa

contribution active à la vie de l’association « A mots

croisés ».

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Sommaire

Arbres inanimés, avez-vous donc une âme ? ................... 14

Le haïku ou l’art de l’instant .............................................. 37

L’ardeur ............................................................................ 47

Il y a de la vie dans les archives ! ..................................... 63

Multiples ........................................................................... 92

Liberté d’expressions ..................................................... 112

Demain, la liberté ........................................................... 124

Ma liste ........................................................................... 139

Parfum d’écriture ............................................................ 154

Regards croisés sur l’écriture ......................................... 165

Index des auteurs ........................................................... 179

Bibliographie .................................................................. 182

Impressum ..................................................................... 183

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Arbres inanimés, avez-vous donc une âme ?

« C’est l’histoire d’un des plus vieux habitants de Bagneux,

et dont la mort a peiné ceux qui le croisaient régulièrement

au cœur du parc Richelieu. Ce majestueux cèdre du Liban

était enraciné ici depuis plus de 150 ans ».

Voici comment s’ouvre l’article du Parisien du 8 avril 2018

consacré à la transformation en œuvre d’art d’un arbre

centenaire planté au cœur du parc

Richelieu à Bagneux. A l’initiative

de cette métamorphose, la Maison

des Arts et la ville de Bagneux ont

confié le cèdre au sculpteur

Fabrice Brunet et à sa

tronçonneuse créative et

respectueuse du végétal.

« À Mots Croisés » s’est impliqué

dans ce projet artistique associant

l’art et l’arbre au travers de la

sculpture, la littérature, la peinture

et la photographie, avec les

associations Artmature, Bagn'arts

et le Photo-Club de Bagneux.

Dans nos écrits, nous avons fait le choix de donner la parole

aux arbres, comme l’a fait Didier van Cauwelaert, pour un

poirier de trois cents ans abattu par une tempête dans « Le

journal intime d’un arbre ». Nous avons imaginé le regard

qu’ils pouvaient portent sur leurs congénères et sur les

hommes qui partagent avec eux un morceau de terre et une

tranche de vie. Nous vous livrons les pensées végétales de

ces êtres qui, bien souvent, sont plus grands que nous !

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Métamorphose

C’est aujourd’hui. Je le sais, je le sens. Comme un

engourdissement nouveau dans mon corps presque mort.

Je l’ai lu, ce matin, dans le regard de Nathalie,

imperceptiblement différent. Dans l’énergie fébrile qui

diffusait de ses mains lorsqu’elle les a posées contre mon

écorce. De ma sève à sa ligne de vie : depuis toujours, nous

avons partagé nos énergies. Longtemps, je l’ai ressourcée,

mais depuis la dernière tempête, c’est elle qui me soutient,

de sa force fragile.

En janvier, quand l’annonce du jardinier en chef est tombée,

elle a accusé le coup, bien sûr, mais très vite sa créativité a

pris le dessus. « Un symposium de sculpture… des

ateliers… réutiliser le bois… impliquer des artistes… » : j’ai

capté des bribes de conversation portées par le vent et

compris qu’un projet se mettait en place. La pudeur de

Nathalie l’empêchait de tout me dire, mais l’accélération des

allées-et-venues et l’intérêt croissant que me portaient les

visiteurs exprimaient plus que les mots.

A mots croisés, Art Mature, Bagn’arts, le Photo Club… toutes

ces associations avaient rejoint le projet de la Maison des

arts de Bagneux. J’étais certes classé dans le registre des

Arbres remarquables de France, mais je m’étonnais de voir

toute cette mobilisation autour de mon enterrement qui n’en

était pas un ! Les Balnéolais étaient-ils sensibles à ce que

j’avais traversé avec eux depuis les années 1900 ? Depuis

ce printemps où un maître jardinier audacieux avait décidé

de planter, dans le parc Richelieu, le jeune cèdre que j’étais

alors. Le climat était plus rude qu’au Liban, certes, mais mes

racines se sont rapidement plu dans ce terreau humide. Petit

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à petit, j’ai réussi à entrer en résonance avec les espèces qui

m’entourent et mon ombre a grandi pour préserver du soleil

les jeunes pousses que le soleil agresse.

Un drôle de personnage vient à ma rencontre, mi-artiste, mi-

bûcheron et une façon particulière de se mouvoir dans

l’espace. Il esquisse quelques mouvements que je prends

d’abord pour du taï-chi, cet exercice apaisant auquel des

adeptes se livrent parfois dans le parc. Mais la gestuelle est

plus guerrière, ce doit être un art martial, taekwondo ou

karaté peut-être…

L’homme-samouraï m’observe, me touche, me détaille, me

dessine, me palpe… Puis il ceint mon tronc de ses bras et

colle son buste tout contre, comme pour supprimer toute

distance entre nos deux entités. Un courant ambigu passe

alors entre nous ; il se prépare à me sculpter et pourtant, sa

bienveillance m’invite à l’accueillir au plus profond de mon

tronc désormais creux.

Mon destin est désormais entre les mains et la tronçonneuse

de cet homme inclassable… Ma chute ne sera pas une fin

mais une métamorphose !

Virginie Louise

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Mémoire

Lorsqu'un petit humain se promène par nos montagnes, il

peut entendre le craquement sec des pins qui n'ouvrent leurs

pommes que lorsque l'air suffoque de chaleur. Les bruyants

crickets sont leurs plus fidèles alliés ; leur chant ne se mêle

à cet orchestre naturel qu’avec le soleil. Mais ne sommes

pas tous aussi capricieux !

Autour de moi, je devine les couleurs aguichantes des fleurs

de lauriers roses et l’ombre du cyprès, grave et digne, qui

veille sur le repos éternel des hommes. A mes côtés, des

figuiers poussent à une vitesse folle. Gorgés de soleil, ils

libèrent un parfum sucré, qui attire une multitude d’insectes

aux ailes bourdonnantes ou aux pattes qui chatouillent mon

écorce.

Dans ce foisonnement de vies, je suis le doyen. Mes cousins

m'appellent « le vieux », pour se moquer gentiment, mais

sûrement aussi par jalousie face à mon étonnante longévité.

Mes fruits, les olives, plaisent toujours autant, et pas

seulement aux humains. Les oiseaux s'en délectent et

lorsqu'ils rejettent les noyaux plus loin, dans leur vol

frénétique, il n'est pas impossible que je sois à nouveau

père...

J'aime le regard complice des vieux agriculteurs du coin, qui

travaillent la terre sans répit, génération après génération. Ils

savent que j'ai été le témoin de nombreuses civilisations. J'ai

vu des hordes de barbares et des légions romaines soulever

la poussière de cette terre sèche, dans des combats

sanglants. Puis, dans un même déluge de violence, les

arabes se sont installés. Siècle après siècle, ils ont amené

leur science et leur raffinement, voulant à tout prix

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transformer nos vallées en jardins paradisiaques, sans doute

pour satisfaire leur dieu. Des hommages à des divinités, j'en

ai vu de toute forme par la suite, différents mais tellement

semblables dans leur volonté de contrarier la mort…

Aujourd'hui, je suis devenu une curiosité locale. Les

vacanciers me regardent comme une pièce de musée. Mais

la plupart ne me comprennent pas. Ils me voient comme une

chose morte, une arborescence sans âme. Seuls quelques

paysans savent que mes feuilles tremblent face à ces

pelleteuses, à ces projets immobiliers… Je m’évade alors

vers l’Antiquité et me rappelle la pureté de l’air qui circulait

alors.

Je suis l’olivier, la mémoire-sève des hommes.

Joan Monsonis

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Alertez les lauriers !

Ne me demandez pas comment j’ai poussé ! Je reste un

mystère pour moi-même. Je compte fièrement douze troncs

et on m’appelle le Grand Laurier. Vous me trouverez au fond

d’un jardin de banlieue, à côté d’un petit pavillon, à quelques

kilomètres de Paris. Il paraît que c’est une main féminine qui

m’a planté, il y a très longtemps. Aujourd’hui, je suis vraiment

très haut et très fort. Sans me vanter, ma canopée est digne

des grands arbres forestiers ! J’ai grandi ici et je me sens

chez moi. Je connais le moindre recoin de cet espace et

jamais je ne m’ennuie !

Mes feuilles sont continuellement vertes et dès que le temps

s’adoucit, ma floraison m’agrémente de multiples petits

bouquets, éclats blancs qui exhalent un parfum aussi doux

que le jasmin. C’est toujours un grand moment pour moi et

ceux qui m’entourent. Dès qu’il fait beau, on vient déjeuner

sous mon ombre et les soirées d’été sont parfois bien

animées : on rit, on mange, on boit sous mon feuillage et je

suis entièrement de la fête.

Mon voisin, un immense sapin bleu, me dépasse

légèrement. En réalité, nous rivalisons en hauteur, mais mon

espace dans le ciel est bien plus étendu que le sien. Malgré

cette concurrence, nous nous tenons en estime et avons des

égards pour nos différences. Parfois, ses épines jaunissent

et s’assèchent mais, à chaque printemps, de nouvelles

pousses en haut de sa cime lui redonnent une nouvelle

jeunesse.

Mon autre voisin, un juvénile érable s’est installé là sans crier

gare. En quelques années, il a su prendre ses marques, le

petit sauvageon ! Son feuillage, curieux et élégant, m’invite

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à imaginer des paysages aux espèces inconnues. Un peu

plus loin, une autre variété de laurier exhibe des feuilles plus

grandes que les miennes, mais jamais on ne les cueille pour

leur arôme. De l’autre côté, fleurit un genêt couleur de soleil

et derrière, un prunus s’apprête de jolis bourgeons au

printemps, puis s’amuse à changer de couleur en automne,

passant du caramel tendre au brun presque mauve, façon

cardinal. Ces temps-ci, à mes pieds, s’épanouit un très beau

camélia ; je n’arrive pas à compter le nombre de fleurs qui le

garnissent et me ravissent. Il ressemble à un tableau de

Monet.

J’ai une vue à 360 degrés sur mon petit monde et depuis

quelque temps, je ne peux m’empêcher de m’inquiéter. J’ai

l’impression que dans les environs, on a abattu pas mal de

mes confrères. Pas tous des lauriers comme moi, mais des

frangins tout de même ! J’entends les passants de la rue

justifier ces bouleversements par le progrès, les nouvelles

constructions et l’arrivée d’un drôle de phénomène qui

semble beaucoup les occuper et qu’ils appellent le métro.

J’ai comme un goût de bile dans ma sève. De branche en

feuillage, m’est parvenue la nouvelle que le doyen de la ville,

trop vieux et malade, allait être abattu. J’en frissonne de

tristesse.

J’en viens à me demander si les humains nous respectent

autant que nous les protégeons. Ne se rendent-ils pas

compte de notre rôle essentiel dans leur équilibre ? Savent-

ils que sans cesse nous purifions l’air et leur apportons de

l’oxygène ? Je ne vous parle pas de la déforestation

amazonienne mais de petits îlots de verdure isolés, ici et là,

dans les agglomérations, aussi utiles que la pluie et la

lumière du soleil.

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Croyez-moi, il n’y a pas que l’instinct de survie qui m’anime,

mais je ne peux imaginer un monde sans végétation, sans

chlorophylle, sans abeilles, un monde fait de béton où, à la

place des arbres, seuls les immeubles rivaliseront de

hauteur. Les habitants des villes comprennent-ils encore

quelque chose à notre nature commune ? Nous sommes

pourtant le lien suprême, les messagers naturels entre les

rêves profonds de la terre et l’infinie légèreté du ciel. Et

comme le poète, nous consolons les humains de leur

éphémère passage dans la vie.

Maria Besson

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Adieu

Je vis là depuis toujours

Au milieu de la prairie qui domine le village

J’ai grandi ici

C’est le grand-père de la petite qui m’a planté là

Seul, isolé, je n’ai jamais bougé

C’est ce sol qui m’a nourri

Cette terre qui m’a abreuvé

J’ai poussé lentement aux côtés des siens

Elle ne le sait pas

Elle ne connaît pas mon histoire.

J’entends souvent les adultes parler de moi

Il est imposant, il a du caractère, il est notre fierté...

Je n’aime pas cette façon de dire

La gamine est beaucoup plus juste, plus authentique

Elle vient au moins une fois par semaine

A bicyclette

Je l’aperçois dévaler la pente jusqu’ici

Les cloches sonnent, son coup de pédales est vif

Toujours pressée de me retrouver.

Mais aujourd’hui son visage est fermé

Elle jette son vélo à terre

Et se précipite contre moi

Elle a les yeux plissés et je sens son cœur enfler

Elle parle en criant et les larmes l’étouffent

Ils vont… demain…

Je ne comprends pas ses mots

Je n’entends que ses pleurs.

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Puis elle me frappe, me cogne

Se griffe le visage à l’écorce

Je voudrais l’enserrer dans mes branches

Mais je suis comme anesthésié par ses larmes

Elle suffoque, s’accroupit et s’allonge au creux des racines

Je crois qu’elle s’endort

Le souffle de la brise semble l’apaiser

Je l’entends respirer

Jusqu’à la tombée du jour.

Dans le soir venu, j’aperçois sa mère approcher

Se pencher près d’elle, la caresser tendrement

Viens ma chérie, il est l’heure de rentrer

Ne sois pas triste

Peut-être le laisseront-ils là !

Rien n’est encore décidé…

Alors l’enfant se lève pour m’enlacer de tout son corps

Couvrir de baisers mon écorce

Puis, avec sa mère, me tourne le dos

S’éloignant

Jusqu’à disparaître

Ultime séparation.

Je vais devoir faire place

Quitter ce paysage

Ces odeurs, ces petits matins, ces nuits

Ces saisons avec elle

J’en frémis

Mes feuilles tremblent sur leurs branches affaiblies.

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Qui va frapper ?

Comment tomber ?

Me coucher sans douleur ?

J’ai peur

Le ciel noircit

Les nuages s’amoncellent au-dessus de moi.

Alors je sens ma sève bouillir et monter jusqu’à ma cime

Puissante et volcanique

Je tangue, je craque

Jusqu’à me déraciner

Je suis à moi seul un ouragan solitaire

Dévasté et brisé au milieu de ce pré.

L’orage gronde au rythme de mes craquements

Je me déchire de toute part

Je ne suis plus rien

Juste un bois de chauffe pour leurs hivers à venir

Quand la petite pourra encore m’entendre

Crépiter dans les flammes

Et expirer dans les braises.

Ce fut beau.

Christine Sonrier

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25 Tissages

Sentinelle

Je ne sais pourquoi les druides, intermédiaires entre les

dieux et les hommes, me vénèrent depuis si longtemps.

Chez les peuples germano-scandinaves je serais le symbole

de la sagesse, de la fertilité et de la vie. Rien que ça !

J'existe, enfin mes ancêtres, depuis 10 000 ans. Les

chasseurs-cueilleurs se régalaient déjà de mes petits fruits

dorés, l'automne venu.

On m'a appelé aussi coudrier et affublé de pouvoirs

extraordinaires, comme de deviner où se cache l'eau

invisible aux regards. Avec une de mes branches taillée en

Y, je pourrai entrer en résonance avec les ondes émises par

la concentration des eaux dans le sol....Quelle histoire !

Je descends de cette lignée d'arbres vénérés des Celtes et

je vis, modestement, dans un petit jardin ouvrier de la

banlieue parisienne. J'avais pour voisins deux pêchers aux

fruits succulents, qui ont succombé sous les coups de

pelleteuse lorsque les Eaux de Paris ont décidé de refaire la

Vanne.

Dommage ! J'aimais bien, au lever du jour, le babillage de

nos feuilles encore humides de la rosée du matin. Il est vrai

que nous étions un peu en décalage, les chatons

apparaissaient dès janvier sur mes branches, alors que mes

amis pêchers pointaient encore leurs bras dénudés vers le

ciel blême. Souvenirs....

Maintenant, je dois me contenter de faire la causette avec

les framboisiers, ce n'est plus la même chose. Et le cerisier

avec qui je pourrais échanger, dans notre vocabulaire de

feuillage bruissant, est un peu loin....

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J'ai été tranquille, longtemps, dans ce jardin quelque peu

abandonné... Mais un jour de printemps une petite dame est

arrivée. Je m'en souviens encore, car elle a caressé mon

tronc et mes feuilles d'un vert tendre... Ça me changeait du

frustre jardinier qui m'avait planté !

Peut-être pourrais-je communiquer avec elle ? Mais les

hommes comprennent-ils le langage des arbres ? J'aime

lorsqu'elle cherche mes fruits encore verts, cachés sous les

feuilles, on dirait qu'elle les compte. Et je suis heureux quand

elle les ramasse, ces fruits mûris longuement dans la chaleur

de l'été... Quelquefois, elle en croque même un sous la dent,

encore laiteux...

Ce que j'aime moins, c'est lorsqu'elle coupe mes rejets. Mon

tronc est solide, pas très haut, mais mes rejets ce sont un

peu mes enfants aussi...Est-ce qu'elle en a conscience ? Je

voudrais lui dire, mais comment ? Je ne sais pas parler

l'humain moi, je ne suis qu'un noisetier de Bagneux, qui

donne son ombre l'été et ses fruits à l'automne.

Mais je suis un noisetier heureux dans ce jardin qui s'éveille

dès les premiers beaux jours. Et comme un arbre sentinelle,

je veille sur les hommes et la nature ressuscités.

Danielle Mercier

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27 Tissages

Pin maritime

Du fond du jardin, je domine la mer. La vue est splendide.

Je projette mon ombre sur cette étendue salée. Au gré des

marées, des embruns bretons montent jusqu’à moi.

Le soleil est enfin revenu, il réchauffe mon tronc humide de

rosée matinale.

Le cri des mouettes, volant après les chalutiers, meuble ma

matinée.

Le zef léger vient effleurer mes aiguilles qui se déploient.

Le chant du merle nourrissant ses oisillons résonne dans

mes branches, leur nid si léger repose sur mes ramures.

La taupe vient encore me gratter les racines. Elle s’est

réveillée tôt.

Ce sera une journée paisible…

Ah non !

Les petits humains sont de retour. Ils crient en courant vers

moi. Leurs verdures ont bien poussé depuis la dernière fois.

Ils vont me chatouiller l’écorce en voulant grimper à ma

crête comme leurs ancêtres avant eux. Ça me changera de

la gratouille des écureuils ou du picotement du pivert.

Je sens la sève qui circule en moi.

C’est le début du printemps.

Lénaïg Lamour

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Nordmann

Aujourd’hui, Maman est partie pour une nouvelle vie à

Bagneux, près de sa fille. Du haut de mes 20 mètres, il

m’était facile d’observer le ballet des déménageurs. Je suis

encore sous le choc. J’avais bien entendu des conversations

étranges et passionnées lorsqu’elle étendait le linge avec

son mari, aujourd’hui décédé. Ils ne resteraient pas là, à la

campagne, quand ils seraient vieux. Mais je n’y croyais pas.

Vous vous demandez pourquoi je l’appelle Maman. Parce

qu’elle m’a nourri et chéri pendant toutes ces années. Elle

m’a surveillé comme son enfant, n’a toléré aucune souillure

ou mauvaise herbe sous mes basses branches et m’a

baigné le pied, chaque soir, en été. Cela fait plus de 40 ans

que je suis là, dans ce jardin et qu’elle est aux petits soins

pour moi.

Il faut aussi que je vous dise. C’était ma mère adoptive car

en fait, je suis né en Allemagne où j’ai passé toute mon

enfance. Un jour de décembre, en 1975, elle est venue à la

pépinière (j’aurai presque pu dire la pouponnière) et en

entrant, elle a eu un coup de cœur immédiat pour moi. Elle

m’a observé pendant de longs moments : ma silhouette était

parfaitement pyramidale, ma flèche des plus droites. Mes

aiguilles étaient douces et brillantes avec des reflets

argentés. Mes branches étaient épaisses et bien réparties

sur toute la hauteur. J’étais un Nordmann, descendant d’un

illustre ancêtre du Caucase, arrivé en Europe dans les

années 1800. J’étais jeune, à peine deux ans, et surtout, de

taille idéale pour rentrer dans un coffre de R 5.

Je la vis sortir quelques Deutschmarks de son portefeuille.

Frau Brungs, ma nourrice d’alors, arriva avec sa brouette

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29 Tissages

pour me transporter jusqu’au coffre de la voiture. Me voilà

parti pour une terre inconnue, mes racines bien serrées dans

un sac de jute ! Allongé sur la banquette arrière, j’ai vu défiler

les panneaux d’autoroute : Köln, Aachen, Luik, Charleroi,

Mons, Valenciennes, Paris… Incroyable !

Arrivée à Paris, ma nouvelle famille m’a installé dans le salon

et commencé à me parer des plus beaux bijoux : des boules

de toutes leurs couleurs, des guirlandes lumineuses. Je

resplendissais. Je rêvais. Je me régalais des odeurs de

dinde rôtie, de pâte à choux et de chocolat. Comble du

bonheur, un soir, les enfants tout endimanchés, m’ont

découvert en faisant des oh et des ah. Délicatement, ils ont

soulevé mes jupons ou plutôt mes basses branches pour

découvrir leurs cadeaux. Tout le monde parlait ensemble,

riait, jouait, au son de délicieuses musiques et grelots.

La fête terminée, Papa et Maman ont creusé un trou au

jardin, bien en vue de la fenêtre de salle à manger. Ils

souhaitaient garder un œil sur leur progéniture ! Je n’étais

pas triste, j’aimais respirer le bon air de la campagne. Je me

régalais de cette terre si riche en sédiments puisque inondée

régulièrement par la Seine.

Les années passaient. J’ai grandi sans histoire et résisté à

vents et tempêtes, même à celle de 1999. Les prédateurs,

chenilles et chermès, se tenaient loin de moi – peut-être

parce que j’étais allemand !

Mes meilleurs souvenirs ? L’arrivée de l’été quand toute la

famille et les amis s’asseyaient dans mon ombre pour

trinquer et ripailler joyeusement autour du barbecue. Comme

j’ai maintenant une taille XXL – presque huit mètres aux

hanches, les plus jeunes jouent à cache-cache derrière moi

pendant que leurs parents ramassent mes longs cônes

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bruns pour les transformer - avec de la feutrine - en

bonshommes colorés.

Mais aujourd’hui, Maman est partie. Me voilà, orphelin.

Annie Lamiral

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La plainte urbaine

Ah qu'il vienne au moins le temps des cerises

Avant de claquer sur mon tambourin Avant que j'aie dû boucler mes valises

Et qu'on m'ait poussé dans le dernier train.

Jean Ferrat, Les cerisiers J’habite la rue des Meuniers, entre la poste principale au

nord et la rue Pasteur Meunier au sud. Plus précisément,

derrière l’abri des bus 162 et 388 et à deux pas d’un

lampadaire. Cette position géographique fait de moi un

témoin privilégié des va-et-vient des riverains et un auditeur

fidèle des « courtoisies » des habitués des transports.

De l’autre côté de la rue, se trouve « Les charpentiers de

Paris », un bâtiment à la devanture veillotte qui abrite un

hangar à matériaux de BTP. Plusieurs fois par jour, des

camions-bennes s’y approvisionnent et livrent des matériaux

aux chantiers de travaux publics de toute l’Ile-de-France.

Ces gros engins, beaucoup trop chargés, lâchent des

gravillons et du sable qui, par temps de pluie, forment de la

boue. Tout ce trafic crée une pollution nuisible à mon

feuillage.

J’ai oublié mon année de naissance. Mes premiers souvenirs

remontent à la construction de la cité Jean longuet, dans les

années 1970. A l’époque, j’étais entouré de mes parents -

deux grands arbres massifs, de mes frères et sœurs, et

d’autres membres de ma famille. Au fur-et-à-mesure de la

construction du parc immobilier, ma famille a été abattue et

a laissé place à un parking. Ma localisation près de la route

m’a permis d’être épargné. Pour sûr, je ne gênais personne !

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Et puisqu’il fallait laisser tout de même une espèce végétale,

c’est moi, un bébé-arbuste cerisier, qui a été choisi !

Ma vie routinière est rythmée par les allers-et-venues des

parents qui conduisent leur progéniture à l’école Maurice

Thorez. Ensuite, le chien de madame Pinteau lève sa

papatte et m’arrose de sa première urine chaude, avant de

gratter virilement le sol. Madame Amuret jette tous les matins

du pain mouillé aux moineaux. Elle prend plaisir à regarder

ces oiseaux se chamailler quelques miettes de pain. Leur

rivalité, que j’observe du haut de mes cinq mètres, m’amuse

aussi. Jusqu’à ce que cette nourriture attire également les

pigeons. En un rien de temps, ce n’est pas moins d’une

dizaine de pigeons qui se joignent au festin et les font fuir

subitement ! Il faut aussi compter avec les rats que les restes

de pain attirent la nuit. Ils grimpent sur mon tronc dans un

amusement bruyant qu’ils sont les seuls à supporter. Vous

m’aurez compris, je déteste les rats des villes !

Je subis bien d’autres tracas. Je me souviens d’un homme

qui, sans raison, m’a asséné un coup de poing. Lorsque j’ai

vu approcher ses phalanges malveillantes, j’ai bombé le

tronc de sorte que ses doigts s’y fracassent et qu’il ait encore

plus mal. Il doit encore se souvenir de sa blessure ! Autre

anecdote : il devait être environ seize heures, la cloche de

l’école n’avait pas encore sonné, lorsqu’une jeune femme

s’est arrêtée à mon niveau et s’est appuyée contre moi pour

vomir. Plus les spasmes remuaient son estomac, plus la

substance immonde jaillissait et plus elle enfonçait ses

ongles dans mon écorce. J’ai compris qu’elle était enceinte,

mais ce n’était pas une raison pour me torturer ainsi !

Le plus dur, c’est quand on me crache dessus ; je me sens

sale et démuni. J’aimerais gifler ces cracheurs dégoûtants,

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33 Tissages

mais mes branchages trop hauts ne me permettent pas de

leur administrer une volée de bois vert. Un soir d’octobre

2001, il devait être environ vingt-trois heures, j’ai reçu en

plein sommeil des coups de cutter d’un individu désespéré.

Je ne sais pas combien exactement. Ma sève coulait de mes

blessures et j’hurlais de rage et de douleur, au plus profond

de mon tronc. Le monde est décidément plein de barbarie.

Longtemps, j’ai vécu auprès d’un couple de jurassiens. Au

décès de sa femme, le mari a mis fin à ses jours dans sa

chambre. Les pompiers sont venus, puis la maison a été

vidée par leurs enfants. C’était très triste. Maintenant, j’ai de

nouveaux voisins. J’ai cru comprendre à leur petit accent

chantant qu’ils venaient du sud. Mes branchages donnent

sur leur chambre à coucher et je partage un peu leur vie.

Un jour, des plaques blanches ont envahi mon tronc.

Heureusement, mes racines ont su puiser le maximum de

nutriments dans le sol, puis l’eau de pluie et le soleil ont

achevé ma guérison. La méthode Coué m’a beaucoup aidé

dans cette période ; je me répétais à longueur de journée :

« Tous les jours et à chaque instant je vais de mieux en

mieux… ». Mais à la fin de cet épisode, j’étais exténué.

Je n’ai pour ainsi dire pas d’amis, sinon un petit arbuste qui

pointe à un mètre du sol. Nos échanges sont réguliers et

nourrissants. Cette solitude, que je n’ai pas choisie, me

pèse. J’aurais préféré naître dans le verger d’une maison de

campagne ou même dans une parcelle, à produire des fruits

pour un quelconque industriel de l’agro-alimentaire !

Je fleuris au mois d’avril et en juin, je produis des cerises

burlats, juteuses mais trop acides pour susciter l’attrait des

passants. Mes fruits tombent au sol et finissent à la poubelle.

Je supporte mal les longues nuits d’hiver. Bien sûr, il y a la

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lumière des lampadaires et des phares des voitures, mais

elle dessèche mon feuillage et ne remplace pas les rayons

naturels et énergisants du soleil.

Près d’ici, au parc de la Madeleine, les ouvriers paysagistes

sont aux petits soins avec les arbres ; à chaque printemps,

ils les toilettent et coupent leur branchage. Tout

dernièrement, ils ont abattu le plus vieux d’entre eux, un

marronnier. Lorsque son tronc débité est passé sur une

remorque, j’ai fermé les yeux. Nous avions le même âge et

malgré nos échanges à distance, il ne m’avait pas fait part

de sa maladie. Peut-être que lui-même ne savait pas qu’il

était aussi mal en point.

Même si je sens que ce sera bientôt mon tour, je rêve encore

à une autre vie, loin de toute cette jungle urbaine.

Carole Tigoki

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La leçon de vélo

Je suis là depuis quelques années déjà. Flavien aime les

arbres. Il en a planté plusieurs : noyers, pommiers, pruniers,

cerisiers, pêchers, figuiers, peupliers… Il a même un bois de

châtaigniers.

Ce monsieur m'a choisi un drôle d'emplacement, à

l'intersection d'une route et d'un chemin. J'ai pour

compagnon direct une charrue rouillée et un gros tas d'orties

qui sert d'abri aux couleuvres l'été.

J'ai un champ de vision exceptionnel. Au loin, je vois la

rivière appelée le « Lot » serpentant entre les terres

agricoles, puis les collines verdoyantes où sont adossées

quelques cazelles. Tous les jours, matin et soir, un troupeau

de vaches et un troupeau de moutons passent devant moi

pour aller paître aux Arnaux. Ils sont guidés par leur

propriétaire respectif accompagné de leurs chiens. Ces

derniers n'hésitent pas à lever la patte, m'arrosant de leur

urine. L'été, lorsque mes branches touchent le sol, les

moutons me les dépouillent.

Depuis quelque temps, il y a du changement dans mon

paysage. Une nouvelle famille vient de s'installer chez

Flavien. A ce qu'il paraît, c'est sa fille et son gendre. Ils

reviennent au pays et ont trois enfants, dont un qui n'est pas

bien vieux.

Les deux grands viennent d'avoir un vélo chacun et on ne

peut pas dire qu'ils sachent en faire. Seul celui du garçonnet

est doté de roulettes. Pédalant depuis le porte-bagages, la

fillette n'a pas une conduite très sûre. Elle reste sur le plat de

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la route. De jour en jour, ils prennent tous deux de

l'assurance et font des courses.

Tiens, voilà le petit ! Il marche enfin et sa mère le laisse de

plus en plus jouer avec les deux grands. La fillette

s'approprie la route. Elle arrive à remonter une partie de la

côte et prend le virage à toute vitesse en redescendant. Je

me régale de la voir faire. De temps en temps, elle

s'approche de moi, caresse mon feuillage et s'en fait des

cheveux longs.

Le grand jour est arrivé. Zoé abandonne le porte-bagages,

se hisse comme une grande sur la selle de son vélo et

attaque la descente.

Malheur… dans le virage se tient, sur ces jambes encore

vacillantes, le petit frère ! Zoé crie « Théooo, pousse toi !!! ».

Théo reste immobile, paralysé par la vue de sa sœur en

short, juchée sur la selle. Ce qui devait arriver arriva. Elle me

fonce dessus, percute mon tronc et passe par-dessus le

guidon. Elle atterrit dans le tas d'orties, la pauvrette ! Je joins

mes larmes aux siennes, car n’oublions pas : je suis un

saule-pleureur !

Cécilia Capus

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Le haïku ou l’art de l’instant

« De l’ordinaire extraire l’extraordinaire... »

Franck Médioni

La poésie est une forme d’expression écrite, précieuse. Elle

sait nous guider, nous inspirer, nous faire rêver, nous rendre

joyeux, nous rendre triste…

Ainsi, ce début de printemps, la thématique de l’arbre et de

la nature s’est déclinée dans une invitation poétique à

exprimer dans le cadre de « haïkus ». Il s’agit d’une forme

poétique très codifiée, dont l’origine, dans sa présentation

actuelle, est attribuée au poète japonais Bashô Matsuo.

L’écriture traditionnelle du haïku faisait souvent référence à

la nature et aux saisons (été, hiver...). Elle est brève et vise

à célébrer l’évanescence des choses. Le style du haïku doit

être direct, sobre et concis.

Il exprime un sentiment éphémère mais puissant ; c’est l’art

de suggérer un instant fugitif, une impression furtive. Cette

forme de poésie cherche à exprimer la plénitude de l’instant

présent.

Afin de trouver de l’inspiration au contact de la nature, la

consigne nous incitait à quitter la salle d’écriture, pour se

balader dans le petit jardin de la Maison des Arts ou dans le

parc Richelieu. Ce soir-là, la nuit tombait dans le jardin, la

fraîcheur du soir glaçait nos épaules. Un épouvantail, réfugié

dans l’abri du jardinier, était notre seul complice. Déjà, on

rêvait d’être installés au chaud, et de savourer une tasse de

thé vert délicatement servie dans de fines porcelaines…

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Le long de ton écorce brune Je me cache Pour mieux voir. Tes fruits Purs diamants Dans le firmament. Une brindille dans la rosée Muette et fragile Comme la pensée. L’arbre secoue les nuages Qui passent Il pleut ce soir. Petit bourgeon Cette fleur Dans mon coeur. Christine Sonrier

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Géant majestueux Auréolé de dentelle verte Ton tronc grandit vers l’infini. Branches Courbées, retournées Votre élan me renverse. Sur la branche L’aile de l’oiseau Se brise. Tes branches immobiles Ta respiration invisible M’apaisent. Ta sagesse m’éblouit Devant toi Je m’incline. J’ai touché ton écorce Et ma bouche A souri. Christine Garnier

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Un coquelicot Dans un champ de blé Goutte de sang sur la mer. Arbre solitaire Sur la crête Force tranquille. Avec les feuilles Le soleil joue Ombre et lumière. Le bambou toujours vert Plus fort que l'hiver Printemps d'éternité. Sous les coups de hache L'arbre gémit Mort annoncée. Charpente et solives Souvenirs d'un arbre Jadis vivant. Définition : L'arbre de transmission N'est pas un instituteur ! Danielle Mercier

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Air saturé Sentier ombragé Vive l’été ! Petit ruisseau Serpentant Finit sa course dans l’océan. Au crépuscule L’arbre est tombé Renait samouraï ! Sous un arbre Parterre de fleurs Ombre odorante. Passent les saisons L’arbre enraciné Reste. Sous l’arbre protecteur Un monde S’abrite. Devinettes : Pauvre tronc ludique Egratigné par les griffes. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre à chats) Profondément enraciné Ses branches s’étirent vers le ciel Les générations s’égrènent. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre généalogique) Lénaïg Lamour

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Fleur délicate Bousculée par les vents Amoureuse au printemps. Chêne vigoureux Fier et silencieux Généreux colosse. L'arbre paré de vert Ecarte ses bras Pour une pluie de lumière. Terre humide et millénaire Protectrice et féconde Grouillant de murmures. Proverbes : Endormez-vous sans crainte au pied d'un olivier Car il a vu des armées de pins partir en fumée. Qui est fort comme un chêne de cent ans A le cœur tendre d'un enfant innocent. Arbre des villes Nature en exil. Devinette : Le pommier du péché Est un figuier bien sucré. Qui suis-je ? (réponse : l’arbre de la connaissance du bien et du mal) Joan Monsonis

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Dans le grand parc Au clair de la lune Les feuilles des arbres rêvent. L’écorce chatouille Le tronc de l’arbre Au printemps. Parce qu’il pousse Vers le ciel Libre se croit l’arbre. Embrassez un arbre Et vous irez mieux Dit-on ! Il rêve de s’évader L’arbre Aux racines profondes.

Proverbes :

Heureux les enfants

Qui peuvent encore grimper

Aux arbres.

Quand le tronc s’endort Les feuilles dansent. Une graine plantée Vaut mieux que deux feuilles Dans la main. Perdus vous serez Si vous oubliez De sauver les arbres. Maria Besson

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Lumière Les racines suivent l'arbre Les branches tutoient Le soleil. Croa Croa Croa Croassement près de la mare Sous le nénuphar Se cache la grenouille Espiègle. Un Deux Trois Soleil ! Danielle Avec deux ailes Pour mieux voler. Cécilia Capus Primevère, tu fécondes L’arrivée du printemps Trèfles à quatre feuilles. Blanche, mauve, jaune Élégante primevère Montre ta garde-robe. Chante rossignol Primevères heureuses Soir, descend lentement Seule dans mon cœur Je m’accroupis, je respire.

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Jacinthe Jalouses de ses voisines Je me refroidis. Primevères amoureuses Cherchent couche Pour jacinthes endormies. Chat furibond Épouvantail recoiffé Sème graines de fleur Vite, un vin chaud ! Pétales velours, pistils précieux Ovaire s’enfonce sans bruit dans son réceptacle Cris stridents, bébé-fleurs. Soir imposteur Sur bourgeon de rose Tu me tournes la tête. Aube du printemps Petites fleurs adolescentes C’est ton anniversaire. Ouvre ton décolleté En ton sein, cache des fleurs Jardinier fatigué, intrigué. La nuit, la peur Je me recroqueville Dans le massif de myosotis. Silence de la nuit Jardin s’ennuie Marguerite, tu n’es plus là ce soir. Elisabeth Perrin

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Do, ré, mi Douce symphonie De jeunes gazouillis Dans les nids. Explosion De mille bourgeons Gloutons. L’hiver a le souffle coupé Floraison de robes légères Verte fraîcheur d’un premier diabolo menthe. Écorce gravée Retour dans le passé Où sont passées nos jeunes années ? Dévorés par d’obscurs xylophages Déchirés par de violents orages Débités par des pros de l’abattage. La foudre a frappé L’ancêtre végétal. Apothéose banale. Ton feuillage généreux Nous offre une ombre paresseuse. Es-tu un saint, Sylvestre ? Hêtre ou ne pas être, telle est la question.

Annie Lamiral

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L’ardeur

La présentation du 20ème Printemps

des Poètes, consacré en 2018 à

l’ardeur, commençait ainsi : « Il est

des mots qui jamais ne renoncent.

Des mots toujours fervents.

Rarement érodés. Des mots droits devant, par-delà

l’encoignure des siècles… ».

C’est dans ce cadre que nous avons écrit lors de deux

ateliers, inspirés par des poèmes de tout style et de toute

origine proposés sur le site du printemps des poètes. Selon

notre sensibilité, nous avons

puisé des mots et des vers,

certains pour leur musicalité,

d’autres pour l’émotion

éprouvée, d’autres encore pour

leur puissance d’évocation.

[Une tendresse tombée du

ciel]… [Le désir, foudre sans

nom]… [Presque rien, juste une

brûlure]… Voici quelques bribes

poétiques, piochées ici et là, qui

nous ont donné l’élan pour créer

notre propre vision de l’ardeur.

Pastel sur toile d’Ernest Pignon Ernest

www.printempsdespoetes.com

Site du Centre national de ressources pour la poésie

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Ardeur

Art de celui qui

Revendique avec passion un

Désir, une énergie en une

Exaltation sans ruse

Utilisant ses pulsions pures au

Risque d'une impérative urgence.

Carole Tigoki

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Irrémédiable sagesse

Le premier vers est tiré de « Sur l'autre rive » de Constance

Chlore.

[Toutes les routes s'effacent]

Et passé le sommet de notre ardeur à vivre

On se retourne sur nos juvéniles audaces

Refusant la sagesse que l'on devrait suivre

Qui aurait cru qu'au sortir de la jeunesse

On soit pris d'une insondable nostalgie

Et qu'on admire nos anciennes prouesses

Un baiser à une fille que l'on croyait trop jolie

Jeune homme un peu trop rêveur

Je n'avais pas assez de la fidélité d'une femme

Je me voulais collectionneur

Glissant aveuglément vers le drame

Passées les larmes de mon ego écorché

J'ai compris la beauté d'un lit que l'on partage

Dans la moiteur des draps réchauffés

Je remplace mon ardeur par des sentiments sages.

Joan Monsonis

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Désirs

Inspiré par les poèmes de Constance Chlore, Alain Freixe

et Zéno Bianu

[De la jouissance à l'ombre

Ma propre faim est ton appât]

Tu aiguises mes sens exacerbés

Tout en masquant tes propres désirs

Qui de nous deux succombera ?

[Les miroirs ?

On les traversera]

Comme Alice en son pays

Les merveilles s'offriront

En inépuisables voluptés

[Et je nage

Dans cette eau d'avant tous les ciels]

Vers les rivages de ta tendresse

Ma soif de toi enfin assouvie.

Danielle Mercier

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51 Tissages

Lumières

L’heure des rêves s’invite

Installe une lueur brillante

Tel un miroir qui s’incline et se reflète à l’infini.

Dans un éclat de lune

Les cœurs des amants scintillent

Partagent le charme des vertiges

Spirales inventées par la nuit.

Accords de guitare dans l’espace

Les étoiles en silence s’éloignent.

Eveillée par l’ardeur de l’aurore

L’aube s’étire et se réjouit.

Maria Besson

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Volupté

Allonger l’infini

Tu me l’avais promis

Nous, mon tout

Une foudre sans nom

Nos regards apeurés, accrochés aux mouvements

de nos lèvres

Nous goûtions, savourions nos murmures,

à la barbe du ciel

La tendresse retrouvée

Couchés, là

Corps alanguis

Seuls et surpris par l’ardeur de la vie.

Christine Sonrier

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53 Tissages

Regret

Je me suis apprêtée

J'ai surligné mon regard

Mes lèvres de « Rouge Baiser »

Provoquant une improbable rencontre.

Je m'y suis rendue.

Lorsqu'enfin j’ai pu l'approcher

J'ai exalté de bonheur

J'ai inspiré ses idées

J'ai absorbé toutes ses paroles.

En vain tous ces efforts, toute cette force.

J’aurais dû montrer bien plus d'ardeur.

Carole Tigoki

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Liquide

Quand la nuit se fait étoilée, tu te métamorphoses en amant,

Je suis ta source, mon cœur est bouillonnant. Miel

Quand mes lèvres goûtent le feu de tes larmes,

Je m’y baigne et m’y abandonne, prise au charme. Lait

Quand tes élans impétueux excitent mon bonheur,

Un fleuve fougueux me transporte d’éternelles heures. Sève

Quand tes étreintes électrifient nos corps,

Elles se font cascades, encore et encore. Huile

Quand ton amour sulfureux se révèle brutal,

Des rideaux de grêle me déchirent. Je deviens cristal. Verre

Quand ton obstination grandit convulsive et fiévreuse,

J’y fais barrage. Tu me trouves vénéneuse. Arsenic

Quand tu nies ton ardeur animale,

Une lame profonde t’emporte, destin fatal. Sang

Annie Lamiral

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55 Tissages

Après

Inspiré par Rouge assoiffé de Claudine Bertrand et

Galaxies intérieures d’Anise Koltz

Je dédie ma pensée à l’inconscience

Le silence est lourd

L’air si épais

Pluie de cendre

Je peine à me lever

Je dédie ma pensée à l’absence

Le soleil est meurtri

Jetée de pétales incandescente

Le monde est désolé

Je reste là, bouche bée.

Je dédie ma pensée au silence

Vaste étendue de regrets

Jamais énoncés

Je dédie ma pensée à l’ardeur

A la vie.

Christine Garnier

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P’tit Louis

Debout, p’tit Louis ! Tu n’entends pas les cloches ? La nuit est finie, chausse tes galoches !

Louis avale sa soupe aux haricots Et file tout droit vers le marigot.

A grandes enjambées, il traverse les prés Saute les haies et arrive au bois du curé.

C’est celui-là le grand hêtre Qui fera une belle table pour le garde-champêtre.

Louis retrousse ses manches Il affûte sa serpe pour que la lame tranche. D’un geste magistral, il dénude le tronc des basses branches.

Puis, il sort sa cognée Son buste est incliné Ses jambes légèrement écartées.

Il cogne et cogne avec frénésie Sous le soleil brûlant de midi La sueur de tout son corps jaillit.

Son dos devient luisant Son front est ruisselant La poussière souille ses flancs.

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57 Tissages

Louis jugule le végétal Attache les sangles, pose les cales. Il est fin prêt pour l’estocade finale.

Louis abat son outil, dans un dernier élan. Le vieil arbre se couche, gémissant. Annie Lamiral

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Jours d’hiver à Essaouira Daurades sauvages, requins féroces

Sardines, fritures, merlans

Pécheurs vivaces, vagabonds exténués

Pieds mouillés, meurtris sur sol trempé

Le port perd son souffle

Humide.

Essaouira, sans toi

Oiseaux fous, têtes de poissons

Chats énervés guettent les oiseaux

Goélands, vitalité exaltée

Fureur des griffes pour achopper

La tripaille.

Essaouira, sans toit

Lucioles, libellules, s’accrochent

Orties orageuses

Ciel noir tombe sur le sable

Pluie fracassante, s’acharne

Roses d’Orient, hibiscus dégoulinants

Coccinelles épuisées.

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59 Tissages

Essaouira, sans voix

Vallée desséchée

Charrue chemine seule

Roues carrées de la charrette

Âne, burnous, botte de feuillages

Panier sur la tête, femme courbée

Enfant sans babouches

Cherche cailloux.

Essaouira, sans voie

Présence

Poisson sans nageoire

Plongée, sirène dans l’ardeur

Pensées vagabondes

Seins caressent la grève

Chaleur humide sur la courbe

De ses reins.

Essaouira, prends-là.

Elisabeth Perrin

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Il y a

Il y a l'ardeur du vent

Ouragan dévastateur ou bourrasque vivifiante

Il y a l'ardeur du courage

Volonté infaillible et généreuse

Il y a l'ardeur du feu

Flammes brulantes

Il y a l'ardeur de la jalousie

Convoitise étouffante et aveugle

Il y a l'ardeur du froid

Glacial et pénétrant

Il y a l'ardeur de la passion

Exaltation torride et tumultueuse

Il y a l'ardeur de la mer(e)

Présence constante et inébranlable

Il y a l'ardeur de la vengeance

Fureur néfaste et létale

Il y a l'ardeur de la nature

Renaissante et perpétuelle

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61 Tissages

Il y a l'ardeur de la jeunesse

Insouciante et fougueuse

Il y a l'ardeur du soleil

Aveuglant et incandescent

Il y a l'ardeur du temps

Instant trop court ou trop long

Précipité ou redondant

Mais toujours présent.

Lénaïg Lamour

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Sans titre

Un trait jaune

Un trait rouge

Un trait noir

Un trait vert

Un trait bleu

En haut, en bas

En travers

Il repasse

Il tourne, tourne, d’abord tout doucement

Encore et encore, de plus en plus vite

De plus en plus fort

Le trait s’épaissit, la mine s’écrase

La mine se casse

Trou dans la page

Grabouillage.

Cécilia Capus

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63 Tissages

Il y a de la vie dans les archives !

Braver le froid et la neige, deux soirs de février, pour se

retrouver aux Archives Municipales, dans le sous-sol de la

Médiathèque, tel est le défi relevé par « A mots croisés »

pour un beau voyage dans le passé de Bagneux.

Oui, il y a de la vie dans les archives ! Il n'y a qu'à regarder

les documents étalés sur les tables par Valérie Maillet,

responsable des Archives.

Du volume « L'état des communes » en passant par le plan

de Bagneux de 1900, d'une délibération du Conseil

Municipal au prospectus de présentation du Parc de la

Terrasse, d'un dossier sur le cimetière parisien au budget de

la commune qui détaille la tenue des pompiers, c'est toute la

vie de Bagneux du début du vingtième siècle qui s'offre à nos

yeux.

Les imaginations s'enflamment, les crayons crissent sur les

cahiers, les doigts volètent sur les claviers pour inventer ces

histoires du passé de notre Ville, que nous vous laissons

découvrir, si tel est votre bon plaisir !

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L’honorable fin d’Edouard Joseph Pluchet

- Une histoire pas piquée des hannetons -

Quelle ne fut pas ma surprise en vidant ma boîte aux lettres !

Au milieu des publicités, se trouvait une enveloppe grisâtre

avec un timbre que je connaissais par cœur (il manquait à

ma collection...). C’était une semeuse lignée de 1903 à 15

centimes, dessinée par le célèbre Oscar Roty et gravée par

le non moins célèbre, Louis-Eugène Mouchon. Je fus

traversée d’un frisson. S’agissait-il d’un signe

prémonitoire d’une bonne... ou d’une mauvaise nouvelle ?

En tout état de cause, je reprenais mon observation de cet

étrange courrier, survivant inespéré d’un autre siècle. Je

décryptais l’écriture à l’encre violette, si riche en pleins et en

déliés : Eugénie Dassonville, 12, sentier des Monceaux à

Bagneux.

Pourquoi une lettre postée en 1903 n’était-elle distribuée

qu’aujourd’hui ? Pour l’heure, cette question n’avait guère

d’importance, j’étais trop impatiente d’ouvrir ce courrier

adressé à mon arrière-grand-mère paternelle dont j’avais

hérité de la maison.

J’allais chercher un coupe-papier pour ne pas abîmer

l’enveloppe en l’ouvrant ; délicatement, je glissais mes doigts

à l’intérieur pour en extraire de fragiles feuilles de papier

d’écolier, arrachées à un cahier de classe, soigneusement

pliées en quatre et bien sûr, jaunies par le temps.

Le 25 février 1903

Ma chère Eugénie,

Voilà plusieurs jours déjà que je me promets de vous écrire

cette missive. J’avais une bonne excuse pour retarder mon

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65 Tissages

récit. Le chemin des Maraîchers était si glacé en janvier que

je ne pouvais me rendre au bureau de poste et de

télégraphe, rue de Fontenay. L’histoire que vous allez

découvrir est certes un peu longue, mais d’une extrême

importance. C’est mon ami, votre cousin, Edouard Joseph

Pluchet, qui m’a chargée de vous la relater.

Peu avant Noël, le maire de Bagneux, Théodore Tissier, a

pris un arrêté municipal sur le balayage des neiges et des

glaces lequel précisait : « En temps de gelée, les

propriétaires et locataires sont tenus de casser ou de faire

casser les glaces et balayer les neiges au-devant de leurs

maisons, boutiques, cours, jardins et autres emplacements

jusqu’au milieu de la rue. Il est prescrit de mettre les glaces

et neiges tout le long des ruisseaux en ménageant toutefois

le libre écoulement des eaux. En cas de verglas, il est enjoint

aux habitants de jeter des cendres, du sable, des gravois ou

du mâchefer. Il est défendu de jeter sur la voie publique

neiges et glaces provenant des cours ou des habitations. Les

contraventions aux dispositions qui précèdent seront

constatées par des procès-verbaux et les contrevenants

poursuivis conformément aux lois. »

Votre cousin avait été bien entendu sollicité, dans sa fonction

de cantonnier de chemins vicinaux, pour faire respecter cette

instruction par tous les Bagneusiens.

Le 31 décembre, en fin d’après-midi, votre cousin fut

diligenté personnellement par Monsieur le Maire pour

nettoyer un bec de gaz, à l’arrêt du tramway, Place

Dampierre où le pauvre homme fit une chute fort

malheureuse de son échelle. Il fut transporté à l’Hôpital

Cochin, le diagnostic tomba : violent traumatisme crânien

avec fracture des deux jambes et plaie profonde à la main

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droite, l’une des vitres lui ayant entaillé le pouce. Vous

connaissez la suite... Il décéda, quelques jours plus tard, la

gangrène ayant envahi la plaie, vraisemblablement infectée

par le mâchefer ou les gravois. Comme ces lésions avaient

entraîné un procès-verbal de déclaration d’accident du

travail, la Justice de paix de Sceaux ordonna à la

municipalité de régler non seulement les 3,34 francs par jour

de dépenses occasionnées pour son traitement, mais de

l’inhumer en concession perpétuelle au cimetière communal

du Pas-Rond, en reconnaissance de ses bons et loyaux

services à la ville, pendant plus de quarante ans.

Sur son lit d’hôpital, Edouard, voyant sa mort prochaine

arriver, me confia une mission. Depuis l’ordonnance

concernant le hannetonnage en date du 5 avril 1898, il

capturait, à la belle saison, hannetons et vers blancs dans

votre jardin, comme vous l’en aviez prié. Pour chaque

kilogramme d’insectes livrés au Secrétariat de la Mairie, il

recevait, comme tout un chacun, une prime de quarante

centimes. Il conservait ces quelques sous chez vous, assuré

qu’ils y seraient à l’abri des regards et des voleurs. C’était un

revenu inespéré pour lui qui jouissait d’un traitement annuel

de 1.200 francs.

Il m’a donc prié de vous demander de vous rendre au fond

de votre jardin et d’y desceller la cinquième pierre du muret

situé devant l’appentis. Vous y trouverez cachée, derrière

dans une cavité, une petite boîte en fer blanc, avec ses

maigres économies ainsi que la recette de la collecte des

insectes. Vous voudrez bien faire don de cette somme à

l’Ecole de Garçons pour qu’elle achète quelques ouvrages

destinés à la bibliothèque scolaire. Lui - qui avait tant

regretté d’être illettré - voulait davantage d’instruction pour

les jeunes et surtout, des admissions dans les écoles

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67 Tissages

supérieures de Paris puisque personne de Bagneux n’avait

encore réussi à accéder à l’enseignement dit « primaire

supérieur ».

Voilà, ma chère amie, les dernières volontés de votre cher

cousin, Edouard. J’espère que cette missive vous trouvera

en bonne santé.

Mes respectueux hommages,

Octave Bioret

Sans attendre, je courais au fond du jardin. Le muret était

recouvert d’une épaisse couche de mousse que j’écartais

rapidement. Une, deux, trois, quatre, cinq. J’exerçais un

mouvement de pivot sur la pierre qui, bientôt, se désolidarisa

et tomba par terre. J’extrayais la boîte avec précaution,

l’ouvrais et découvrais une liasse bien ficelée dans du papier

journal. Je comptais pièces et billets : 403,54 francs. Au-delà

de ce trésor - qui représentait une fortune à l’époque - je

découvrais mon aïeul à travers ces lignes. Un homme

simple, bon, dévoué, lucide jusqu’au dernier jour et surtout

visionnaire. Si seulement, je pouvais lui dire qu’un lycée allait

maintenant ouvrir à Bagneux !

Dès le lendemain, je déposais une somme équivalente à la

Caisse des Ecoles. Après plus d’un siècle, le vœu d’Edouard

était enfin réalisé.

Annie Lamiral

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Circulation des chiens

Le maire de la Commune de Bagneux

Vu les articles 91, 94 et 97 de la loi du 5 avril 1884

Vu l'article 15 de la loi du 14 juillet 1889 relative à l'esthétique canine

Vu l'article 51bis de la loi du 1er avril 1896 relative à la mission de contrôle des canidés par la police rurale

Vu la loi du 21 juin 1898 sur la police rurale

Vu le livre IV du Code Pénal et spécialement l'article 471-15 qui soumet à l'amende de police tous ceux qui contreviennent aux règlements légalement faits par l'autorité municipale

ARRETE

Art. 1er : Il est expressément défendu de laisser circuler des chiens pouilleux et malades sur la voie publique.

Ils devront être toilettés, traités contre les puces et les tiques, et vaccinés contre la rage. Ils seront obligatoirement munis d'un collier, portant, gravé sur une médaille en métal, leur nom, celui de leur propriétaire et le domicile de ce dernier.

Art. 2 : En période de reproduction, les femelles porteront un panty et les mâles, un nœud papillon.

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69 Tissages

Art. 3 : Seront toutefois admis à circuler sans contrainte vestimentaire susceptible d'entraver leur déplacement :

1° les chiens de berger et de bouvier habituellement employés à la garde du bétail ;

2° les bouledogues français et les ratiers utiles pour chasser les rats ou jouer à la baballe.

Art. 4 : Les chiens de chasse en tout genre pourront circuler accompagnés de leur maître, dans le territoire compris entre la rue d'Arcueil et la route de Fontenay à Bourg-la-Reine, ainsi que les lieux-dits les Cuverons et le Moulin Blanchard jusqu'à la voie des Suisses. Ceci à partir du jour d'ouverture de la chasse jusqu'à la date de fermeture.

Ils devront être vêtus d'une tenue de camouflage obligatoire, afin de se protéger des tirs malencontreux de maîtres éméchés.

Art. 5 : Les gardes-messiers devront, dans le cadre de leurs missions et en toutes circonstances, veiller au respect des articles susvisés, et informer le garde-champêtre du non-respect de cet arrêté.

Art. 6 : Les contraventions aux dispositions qui précèdent seront constatées par procès-verbaux et passibles d'une amende de 3,50 francs ou, le cas échéant, d’un montant équivalent en céréales ou gibier.

Visé pour récépissé à la Préfecture de Police

Paris, le 20 juillet 1898

Pour le Préfet de Police,

La Secrétaire Générale, Cécilia Capus

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L'Irlandais

Dans une de ses nouvelles dont j'ai oublié le nom, Monsieur

Stoker, un écrivain irlandais du dix-neuvième siècle, curieux

de découvrir le Continent, décrit la campagne du sud de

Paris : la porte d'Orléans, la Zone et ses bidonvilles envahis

par les rats, puis Montrouge. Il décrit alors, avec ses mots de

Britannique, cet horizon de plaines et de vallons à perte de

vue.

Ce que Mr Stoker ne pouvait pas savoir, c'est qu'un siècle

plus tard, mes yeux d'enfants se sont imprégnés de ces rues

et de ces pavés que je parcourais avec le bus 128. Je me

souviens de Montrouge et de sa piscine d'où je sortais les

yeux rougis par le chlore, tandis que Mr Stoker découvrait

cette banlieue avec des yeux d'explorateur.

Monsieur Stoker, je ne sais pas si vous avez poussé votre

promenade un peu plus loin vers le sud, jusqu'à ce gros

village de Bagneux, mais je peux vous dire que votre

vampire immortel si célèbre a bel et bien traversé les âges

jusqu'aux années 2000. En effet, le comte Vlad Dracul a

hanté mes nuits autant qu'il les a pimentées ! Grâce à vous,

mon esprit d'adolescent est tombé amoureux du dix-

neuvième et de ses contemporains, qui aimaient tant mêler

une vision naturaliste à des légendes qui faisaient trembler.

Je peux affirmer sans crainte que vous avez créé le vampire

le plus populaire de tous le temps. Et quelle n'est pas ma

fierté d'avoir découvert que Dracula, qui résidait alors dans

votre tête, a frôlé de sa cape noire et rouge les rues de « ma

banlieue » !

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Vous descendiez vers Montrouge, Bagneux et Fontenay en

quête d'inspiration ; je remontais en bus vers Paris, muni

d'un ticket demi-tarif pour voir le film « Dracula » adapté de

votre œuvre majeure par Francis Ford Coppola.

A un tout petit siècle d'écart, nous nous sommes croisés !

Joan Monsonis

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Le Grand Café de la Place

Sur la photographie, un joli visage rond, des yeux bleus

espiègles, Jeanne Marie Guilloux, née le 7 avril 1890 dans

un village reculé de Haute-Bretagne. Un regard triste, des

moustaches repliées, un costume bien apprêté, Guillaume

Méhauté, son mari, né en 1881, dans la maison familiale,

place Dampierre, à Bagneux, d’une famille de riches

commerçants. Guillaume était fier de sa ville, dont le nom

d’origine latine, signifie « petits bains, petits établissements

de bains ».

Jeanne Marie et Guillaume sont émus d’être photographiés

devant le Grand Café de la Place !

Tout Bagneux connaissait le Grand Café de la Place. Même

les enfants qui venaient le samedi accompagner le père de

famille. Le café-hôtel-restaurant trônait sur la place de la

Mairie et se permettait d’ouvrir une terrasse l’été pour

accueillir tous les consommateurs, bourgeois, parisiens…

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73 Tissages

Certains venaient en villégiature à Sceaux et s’accordaient

un arrêt dans ce beau café, presque provincial.

Toute sa partie centrale était réservée au café-restaurant et

l’étage cachait quelques chambres. La partie droite de la

bâtisse était dédiée à l’épicerie et l’arrière-boutique était

remplie de bric-à-brac. Ces articles dépannaient les riverains

avec quelques seaux de charbon et du bois de chauffage.

Le commerce de M. et Mme Guillaume Méhauté était très

fréquenté. Les voyageurs arrivants, sur la place, à la station

de tramway, se précipitaient au Grand Café pour boire, pour

manger. Parfois, les moins fortunés apportaient leur casse-

croute. Pour se désaltérer, ils se faisaient servir quelques

verres de piquette. Le Ferney Brancas et le vermouth ne se

buvaient que le midi, par les clients les plus riches. Une

grande ardoise au-dessus du bar rappelait que « le vin est

une boisson hygiénique ». N’oublions pas que le vin,

considéré comme un complément de nourriture et comme un

stimulant pour les tâches pénibles, était jugé indispensable

à tous les repas !

Jeanne Marie bien connue des habitués menait rondement

son affaire. Souvent seule, elle pestait contre son mari

qu’elle ne voyait guère. La patronne employait Jeannette,

une bonne cuisinière, dont les talents attiraient une clientèle

de voyageurs de commerce qui consommaient sans

rechigner. Les jours de foire, elle préparait des frites maison,

des fritures de poissons (quand le patron en ramenait des

halles), des omelettes, des ragoûts… Les hivers rigoureux

étaient bravés par le bon pot au feu, les bouchées à la reine

cuisinées maison, sans oublier les charlottes à la parisienne.

Son travail était pénible et dès l’aube, Jeannette commençait

à chauffer les marmites. Elle n’avait que deux heures de

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pause après le dîner (1). Elle aimait prendre l’air, se promener

dans le coin du clos Lapaume et dans les petites rues

avoisinantes pour se changer les idées.

L’après-midi, des familles venaient boire un petit viandox,

consommer un café, avaler un vin blanc vichy ou parfois un

verre d’eau-de-vie. Quelques ouvriers des carrières, des

paysans, des vignerons fatigués, s’accordaient un petit

godet ou un galopin de bière bien frais. Installé souvent au

comptoir, un certain Paul Deniel racontait que dans les

années 1800, l’église Saint Séverin à Paris avait été

restaurée avec de la pierre provenant des carrières de

Bagneux. Il disait que son père racontait la même chose pour

la cathédrale de Notre-Dame de Paris.

Le jour du marché, place Dampierre, c’était la cohue dès

l’aube. Tous les commerçants voulaient prendre la meilleure

place mais le placier, demeurant rue Brossolette, veillait au

grain. Le marché s’installait avec des légumes, des fruits, du

raisin en période de vendanges.

Au petit jour, dès 5 heures du matin, le restaurant vibrait. Le

personnel devait tout préparer pour accueillir, et servir les

clients. Dans la cuisine, les pâtés se refugiaient dans les

terrines, les rillettes encore tièdes dégageaient un parfum

alléchant ; jusqu’aux pieds de cochons panés, rangés dans

le four, qui attendaient d’être dégustés.

Au fin fond de l’office, les oreilles et les queues de bœuf

flottaient dans le gros chaudron de soupe. Une autre soupe

plus maigre était trempée avec du pain noir pour les clients

1 Début 1900, le terme déjeuner était réservé au repas du matin, le terme « diner » désignait le repas du midi et le souper concernait le repas du soir

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plus modestes. Les jours de marché, le café-restaurant

servait le déjeuner, le dîner et même le souper.

A Bagneux, Monsieur Guillaume connaissait de nombreux

clients de longue date. Ainsi, un riche cultivateur, de sa

connaissance, natif de la ville, propriétaire de terrains,

l’intéressait pour faire quelque montage juteux. Le sens des

affaires permettait à Guillaume Méhauté de dégotter des

bons coups, mais parfois il se ruinait avec des marchands

peu scrupuleux.

Le projet de lotissement, nommé « les terres-abonnées »,

qui devait être bâti sur l’une des propriétés de ce riche

agriculteur, intéressait vivement notre patron. Aussi, un jour,

Guillaume avait tenté de s’acoquiner avec une autre de ses

relations, un rentier, en vue de se rapprocher de cet

agriculteur. Ce rentier était breton. Il était originaire des côtes

d’Armor et fréquentait souvent la ville de Saint-Brieuc.

Jeanne Marie le connaissait bien car il était célèbre dans la

région briochine pour quelques affaires plutôt louches. Après

l’intervention de sa femme farouchement opposée,

Guillaume Méhauté s’était retiré du projet. Ce dernier, s’est

résigné à renoncer à toute transaction avec ce Breton peu

recommandable.

Sur toute la commune, notre tavernier était envié, critiqué par

les autres commerçants de la ville. Heureusement qu’il était

en règle et avait toutes les autorisations préfectorales

d’ouverture et de débit de boisson. Car tout aurait été

prétexte à lui chercher des ennuis.

Monsieur le Maire fréquentait quelquefois le Grand Café et

prenait un petit verre offert par le patron. Il connaissait bien

Guillaume et le trouvait inquiet, ces derniers temps. En effet,

il lui avait annoncé qu’un nouveau commerce devait

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s’installer pas loin de là. Le dessein visait le café tabac « Au

bon coin », situé près de l’angle de la rue de Paris. Bien plus

tard son entourage a compris que Monsieur Guillaume avait

eu tort, à l’époque, de s’inquiéter d’un nouvel arrivant à

Bagneux !

Les convictions de Jeanne Marie étaient mystérieuses aux

yeux de son mari. Elle croyait beaucoup en l’utilité des arts.

Dans son café-restaurant, elle aimait la présence de

peintres, de photographes, « des gens cultivés » comme elle

disait souvent. Elle faisait partie des privilégiées qui avaient

appris à lire, à écrire et à compter. Enfant, elle était fière de

se rendre presque chaque jour, à l’école primaire du Leslay,

dans son village natal, situé en Haute-Bretagne.

Jeanne Marie se postait parfois derrière le bar pour écouter

les conversations d’artistes, de parisiens, ou de riches

marchands. Elle s’accordait quelques instants pour rêver à

une vie meilleure, à une vie plus douce. Elle avait beaucoup

entendu parler des guinguettes en bord de Marne qui

évoquaient plaisir, gaieté, indolence et où il était fréquent de

ne rien faire, de bavarder, de flâner. Un client l’avait même

invitée dans son automobile, une belle Citroën Torpédo toute

jaune, pour « aller visiter un bistrot au bord de l’eau »…Mais

ce n’était pas pour elle. Elle devait faire marcher le

commerce, surveiller le personnel, faire rentrer l’argent dans

la caisse.

Certains jours, elle devait même surveiller le patron quand il

marchait de travers, de retour de balade. Souvent en

goguette, il aimait boire, batifoler, rigoler avec ses amis.

Le soir, Guillaume veillait à dégager tous les clients

indésirables, les soulards, les gars endormis, sur ou sous,

les tables. Parfois, il affrontait des noctambules qui n’avaient

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plus une seule pièce pour payer leur dernier gorgeon.

Fréquemment Alphonse, un vieux client aux pommettes bien

rouges, jovial et affable retournait ses poches pour régler sa

dernière tournée. Mais souvent vides, il se faisait traîner

dehors par le maître des lieux. Quelque fois, encore plus

triste, une poivrotte surnommée Nénette trouvait refuge dans

la salle du fond, à côté de la table du billard. Elle était connue

et appréciée pour son cœur généreux quand elle avait

quelques sous en poche. En fin de semaine, Alphonse

soignait sa tenue et offrait des petits canons à Nénette, sa

voisine. Cette habituée logeait sa famille nombreuse avec

peine, dans un baraquement de fortune caché dans l’une

des ruelles sombres de Bagneux, rue des Bas-Coquarts.

Aujourd’hui, le Conseil municipal et plusieurs élus

réfléchissent à un projet qui leur tient à cœur. Il s’agit de

réserver, dans la ville de Bagneux, une rue à Jeanne Marie

Méhauté. Cette femme, souriante, commerçante, dévouée,

tant appréciée à son époque. Et la ville se rappelle encore

que Jeanne Marie faisait régulièrement des dons aux plus

nécessiteux.

Les années ont passé, le Grand Café de la Place a fermé

mais il reste à jamais dans la mémoire de toute la ville et des

Balnéolais.

Elisabeth Perrin

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Bagneux, une minute d’arrêt

Je me réveille en sursaut. Où suis-je ?

Je ne reconnais pas cette chambre. Papiers à fleurs, armoire

normande, fenêtre aux volets de bois dont les persiennes

laissent filtrer le jour naissant... Drôle de lumière, qui ne

m'est pas familière. Et puis le puzzle se met en place. Je suis

au premier étage d'une grande maison, à trois kilomètres de

Paris. La petite provinciale qui a grandi dans le Marais

Poitevin vient d'hériter de lointains cousins… J'y dors – mal

– depuis dix jours. Les questions me laissent peu de repos.

Pourquoi cet héritage d'un quasi inconnu, oncle très éloigné

monté à Paris au début du vingtième siècle ? Jules Laffont,

c'est son nom, avait choisi de s'installer à Bagneux.

Cet après-midi, j'ai à nouveau exploré le grenier et ouvert

quelques vieilles malles. Là, dans un petit coffret de bois,

une découverte : un prospectus jauni datant de 1902 et

conservé soigneusement par ce vieil oncle. Il vantait le

charme d'une opération immobilière nommée « Le Parc de

la Terrasse », située tout près de la place Dampierre et

offrant, selon la publicité, « un splendide panorama sur la

vallée de Fontenay-aux-Roses ». On y louait la qualité de

l'air ; c’est vrai que le village comptait nombre de maraîchers

qui ravitaillaient la capitale et de vignes qui donnaient un petit

blanc âpre.

J'imagine mon aïeul se promenant à travers champs et

s'arrêtant chez un ami vigneron pour déguster un verre de

blanc, bien frais. Le Parc de la Terrasse devait s'étendre sur

un site merveilleux, très élevé, exempt de toute inondation et

assez éloigné des tanneries installées près de la Bièvre, des

briqueteries et des carrières généreuses, dont les pierres ont

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servi à construire pléthore de monuments et immeubles

parisiens. Depuis Paris, porte d'Orléans, le lotissement serait

accessible par le tramway de Châtenay, avec un arrêt à

Bagneux-Place Dampierre, soit un trajet de dix-sept minutes.

Je n'aurais jamais imaginé qu'en 1900 on mettait si peu de

temps pour venir à Bagneux !

Je viens d'emménager. Bagneux est toujours à trois

kilomètres de Paris, mais compte maintenant 39 500

habitants et on y construit deux métros ! Le fameux, celui de

la porte d'Orléans, va arriver dans le quartier nord, fin 2020.

Et un autre, le Grand Paris Express, future ligne 15, qui fera

le tour de Paris et aura aussi une station balnéolaise. L'oncle

Jules avait choisi de s'installer à Bagneux, un village au

charme bucolique, tout près de Paris et déjà fort bien

desservi par les transports en commun. Et moi, à cent ans

d'écart, je ne peux m'empêcher de penser à la similitude de

nos destins, si étroitement mêlés à celui de Bagneux.

Danielle Mercier

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Un cri dans la nuit

Prosper était cocher à Paris. Joséphine, sa jeune épouse,

travaillait comme cuisinière pour une famille fortunée, qui

occupait un hôtel particulier dans le quartier du Luxembourg.

Elle était très dévouée à ses patrons, fins gourmets et très

exigeants pour la préparation des repas quotidiens. La

maîtresse de maison sollicitait régulièrement les services de

Prosper pour la conduire dans Paris vaquer à ses

occupations, qu’il s’agisse d’une course dans un Grand

Magasin du boulevard Haussmann ou d’un rendez-vous

chez sa couturière-brodeuse dans le Marais.

Malheureusement, lors d’un de ces déplacements, la voiture

de Prosper fut violemment percutée par la carriole d’un

vitrier. Le terrible choc fut fatal à l’un des chevaux mais

également à la patronne de Joséphine qui succomba

quelques heures plus tard d’une hémorragie cérébrale. La

cuisinière fut renvoyée sur le champ et le logement dont elle

bénéficiait pour sa famille lui fut confisqué. Prosper et

Joséphine se retrouvèrent à la rue avec Petit Paul et Berthe,

leurs deux enfants de trois et cinq ans.

Un ami de Prosper qui vivait dans la commune de Bagneux,

à quelques kilomètres de la capitale, leur proposa de venir

s’y installer et de reprendre l’épicerie de la rue des

Maraîchers, en vente depuis quelques mois et sans

acquéreur en vue. Le couple, économe, avait pu mettre de

côté une petite somme d’argent, leur permettant d’envisager

ce projet. C’est ainsi que le 1er septembre 1899, Prosper,

Joséphine, Petit Paul et Berthe s’installèrent à Bagneux.

Prosper effectua le déménagement avec sa voiture et

proposa à Joséphine de rejoindre Bagneux, avec leurs

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enfants, grâce au tramway qu’elle prendrait à la porte

d’Orléans. Il ne connaissait pas encore très bien le village,

n’y ayant fait que quelques incursions pour visiter le

logement attenant au commerce qu’il s’apprêtait à reprendre.

Son ami lui avait donné rendez-vous à la fontaine Gueffier,

lieu de passage et de rassemblement des balnéolais venus

s’approvisionner en eau.

L’épicerie ne se tenait

pas très loin et son ami,

Achille, cantonnier du

bourg, pourrait peut-être

lui présenter quelques

futurs clients. La Fontaine Gueffier, photo prise entre 1890 et 1920.

Chemin faisant et tournant le dos à Paris, il eut plaisir à

découvrir des terrains vagues mais également des vergers

remplis d’arbres fruitiers, leurs pommiers déjà couverts de

fruits en ce mois de septembre. Les maraîchers de Bagneux

disposaient également de potagers bien entretenus et, du

haut de sa voiture, Prosper apercevait les courges et les

salades d’automne joncher la terre balnéolaise. Les vignes

commençaient à se colorer et la perspective des vendanges

enchantait Prosper, subjugué par la beauté de la lumière

automnale sur le clocher de l’église de Bagneux.

Parvenu à la fontaine municipale, Prosper descendit

nonchalamment de voiture, pris le temps de s’étirer puis,

après avoir fait boire les deux chevaux, se désaltéra à son

tour. Achille ne devait pas tarder. Joséphine et leurs petits

seraient bientôt là également. Le tramway les déposerait

place Dampierre. Une nouvelle vie les attendait !

L’installation de la famille fut très joyeuse et l’épicerie, que

Joséphine s’employa rapidement à nettoyer de fond en

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comble, fut rapidement fréquentée par les balnéolais. Les

recettes étaient bonnes et le couple pouvait envisager, sans

inquiétude matérielle, l’arrivée d’un troisième enfant. Au mois

d’avril, Joséphine avait réalisé qu’elle était enceinte et acquis

la conviction qu’elle accoucherait le 24 décembre 1900. Les

dernières semaines, Prosper dut travailler dur, sans le

soutien de Joséphine qui se reposait en préparant l’arrivée

du nouveau-né. Le médecin et maire de Bagneux, Théodore

Tessier, vint la visiter mais Joséphine comptait sur la sage-

femme qui l’avait assisté pour la naissance de Berthe,

moment délicat qui avait duré quarante-huit heures.

Joséphine appréhendait ce troisième enfantement. Quand le

24 décembre approcha, elle demanda à Prosper de lui

promettre que, le moment venu, il solliciterait Eugénie, la

sage-femme qui vivait à Paris. Elle seule, Joséphine en était

persuadée, pourrait la soutenir et prévenir tout incident. Mais

il ne se produisit rien : ni le 24, ni le 25, ni le 26. C’est le 27

vers minuit que Joséphine sentit percer en elle cette

merveilleuse « poche des eaux ». Elle secoua Prosper,

profondément endormi. A peine sorti de ses rêves, il se

précipita vers sa voiture en direction de Paris, à la recherche

d’Eugénie installée dans le quartier de Denfert Rochereau.

La lune était pleine et les chevaux, une fois attelés,

galopèrent dans la nuit claire. Soudain, quelques flocons

firent leur apparition, puis plus fournis, ils commençaient à

recouvrir le flanc des bêtes, les rendant nerveux. Leur galop

sur la chaussée glissante inquiétait Prosper. Mais cette

course folle semblait enchanter la chevauchée qui atteignit

rapidement le quartier de l’accoucheuse. Prosper donna des

coups sur le portail, appelant Eugénie, criant son nom,

sifflant… sans succès ! L’immeuble restait parfaitement

endormi. La chute de neige s’était amplifiée et recouvrait

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l’asphalte. Prosper ne savait que faire. Devait-il rebrousser

chemin et rejoindre Joséphine ? Ne lui avait-il pas promis de

revenir avec celle qui saurait l’assister et la rassurer ? Il

paniquait et ne parvenait pas à prendre une décision.

Prosper alluma sa pipe pour se détendre quelques minutes,

puis décida de rebrousser chemin avant que les chemins

trop enneigés ne risquent de faire chuter ses chevaux.

Quelques rares badauds sur le chemin saluèrent Prosper et

lui souhaitèrent bonne route, surpris de la cadence à laquelle

la calèche s’enfonçait dans cette nuit blanche. Prosper

pensait à Joséphine et à sa déception lorsqu’elle le verrait

arriver seul. Il espérait que tout se passait bien pendant son

absence.

Pendant ce temps, Joséphine supportait difficilement les

contractions et avait poussé de tels cris qu’ils réveillèrent la

boulangère. Elle chaussa ses sabots et, dans les rues

enneigées, se précipita chez le garde-champêtre pour qu’il

aille prévenir le Docteur qui vivait dans le quartier de la

Rapie. Puis elle réveilla la brodeuse, sa voisine, et la

repasseuse qui habitait la même maison. Toutes trois se

démenèrent pour soutenir Joséphine qui tentait de se

rassurer en expliquant que Prosper allait arriver avec la

sage-femme.

Les chevaux ne parvenaient plus à galoper et le corps transi

de Prosper se paralysait. La calèche avançait au ralenti dans

les rues désertes. Inquiet pour sa femme, Prosper sentait les

larmes couler sur son visage et perdait tout espoir de voir

son troisième enfant faire son entrée dans le monde. Le

silence, oppressant, lui confirmait la solitude de Joséphine.

Mais tout à coup, à l’entrée de Bagneux, un éclair apparut

dans le ciel et un coup de tonnerre retentit comme un cri

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phénoménal dans la nuit. Alors, les chevaux reprirent à vive

allure, sillonnant les rues sans appréhension, oubliant la

neige, la glace et les risques encourus par leurs sabots.

Prosper tremblait, la naissance avait-elle eu lieu ? Un second

cri déchira l’atmosphère et dans le virage à l’arrivée des

Epinettes, les chevaux perdirent l’équilibrent. Ils se

couchèrent dans la poudreuse, tandis que la calèche se

fracassait au sol.

Achille, le charcutier, rejoignait au même moment sa

boutique en bicyclette. Il put secourir Prosper, légèrement

blessé et qui ne se souciait plus de ses bêtes ni de sa voiture.

Il n’avait qu’un seul objectif : rejoindre Joséphine ! La neige

n’avait pas cessé de tomber et lorsque les deux hommes

arrivèrent devant la maison, ils virent le médecin qui en

sortait. « Une sacrée surprise, Prosper ! Félicitations !! ».

Prosper pénétra dans le vestibule. Il grimpa quatre à quatre

les marches de l’escalier qui le conduisait à la chambre où

l’on semblait s’affairer sans relâche. Joséphine était allongée

sur le lit conjugal portant, sur son bras droit, un bébé, un

enfant, un ange, un petiot… Prosper ne bougeait pas, aussi

groggy par l’accident que par la scène bouleversante qui

s’offrait à lui. Il regardait les femmes s’occuper l’une de

remplir une bassine, l’autre de soutenir Joséphine afin

qu’elle propose déjà son sein au nouveau-né, la troisième de

remettre le drap en place… Une seconde tête brune apparut,

Joséphine lui adressa un regard attendri et Prosper

s’exclama : « Des jumeaux !! ».

En cette année 1900, la ville de Bagneux venait de s’enrichir

de deux nouveaux citoyens, bénis de Saint-Christophe, le

dieu des cochers, et de toute la communauté balnéolaise !

Christine Sonrier

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Trace

Bagneux, 20 février 1907

Alfred descend à grands pas l’avenue du Général Leclerc en

direction de la Porte d’Orléans ; il rejoint son collègue Jules.

Tous deux se rendent chez le maire à Bagneux, pour

présenter le projet sur lequel ils travaillent depuis plusieurs

mois et qu’ils ont eu le privilège de se voir attribuer : la

construction du futur tramway qui facilitera l’accès à la

banlieue sud-ouest depuis Paris.

Bagneux est un village de 2 000 habitants. En majorité, des

ouvriers qui travaillent dans les carrières, vastes gisements

de décombres ne laissant place à aucune végétation, en

contraste avec de grands espaces de cultures maraîchères

et fruitières.

Alfred traverse le vaste terre-plein aux abords de la porte

d’Orléans et aperçoit Jules qui lui adresse de grands gestes

pour l’inviter à le rejoindre, tout près de la diligence attelée le

long du chemin principal. Tous deux prennent place dans la

voiture qui se met en route au pas. La route de Fontenay est

jalonnée d’arbres et l’attention des voyageurs s’attarde sur

les lieux-dits qu’ils parviennent à déchiffrer malgré les

soubresauts dus aux nombreuses ornières qui parsèment la

chaussée. Le « Prunier hardi » les fait sourire, alors qu’ils

traversent une étendue d’arbres fruitiers.

Le temps est sec et frais, mais après plusieurs semaines

d’un hiver humide, la terre reste détrempée. Alors que la

voiture atteint la côte qui monte vers la colline, elle

s’embourbe et les voyageurs sont invités à descendre pour

pousser. Parvenus au sommet, Alfred et Emile apprécient

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quelques instants la vue pittoresque sur la vallée

environnante, avant de remonter en voiture pour poursuivre

leur chemin jusqu’à la place Dampierre. De là, ils suivent à

pied le chemin jusqu’aux « Cuverons » en passant par le

« Chant des Oiseaux, en bordure du vignoble où réside le

maire. Ils sont heureux de poser pied à terre après ce

voyage, ballottés par le roulis sur les chemins et les pavés.

Ce projet de tramway est une véritable bénédiction pour les

habitants de Bagneux ! Nul doute qu’après leur présentation,

il fera l’unanimité et sera voté.

Bagneux, 20 février 2018

Ma ville est le théâtre d’un immense chantier, qui va se

poursuivre quelques années encore, jusqu’à l’achèvement

du prolongement de la ligne de métro de Montrouge à

Bagneux.

J’ai rendez-vous avec mon amie Claire au café de la place

Dampierre ; je marche allègrement, portée par le plaisir et la

liberté de me déplacer sans encombre. Je suis arrivée par

« Les Blains » et lève les yeux vers un panneau indiquant la

direction « Les Tertres »… Que représentent ces noms ? De

quoi sont-ils l’expression ? Qu’en reste-t-il dans le Bagneux

d’aujourd’hui ? Tandis que mon imagination dérive, portée

par ces noms de lieux-dits ou de quartiers anciens

- « Les Olivettes », « La Pierre Plate », « La Madeleine »,

« Les Mathurins »… -, je tente de déceler autour de moi un

édifice, un objet, une forme, un indice de l’origine de ces

appellations.

L’esprit ailleurs, j’atteins la place Dampierre. Claire me fait

de grands gestes devant le café ; je traverse la rue pour la

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rejoindre et trébuche sur une armature de métal au beau

milieu de la chaussée. Je perds l’équilibre et m’étale de tout

mon long. Mon amie m’a vue approcher ; elle accourt pour

m’aider à me relever. Plus de peur que de mal ! Je suis un

peu en colère, tout de même, et prête à en découdre avec

les agents de la voierie. A la découverte de l’obstacle qui a

eu raison de mon équilibre, Claire sourit et m’explique : tu as

heurté un rail du tramway d’autrefois, construit par la

Compagnie des Tramways de l’Ouest parisien en 1911. Il

reliait Paris et Châtenay-Malabry, en passant par Montrouge

et Bagneux, mais il a été démantelé en 1937. Tu vois,

souvent l’Histoire affleure… Elle n’est jamais très loin !

Christine Garnier

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Le Parc de la Terrasse

La petite chambre au septième étage d’un immeuble du

quartier Montparnasse ne possède qu’une minuscule

lucarne qui donne sur la cour. Mathilde a mis les bottines

noires que lui a données madame Mortier, chez qui elle

travaille six jours par semaine. Léon s’est rasé de près en

veillant à bien dessiner ses favoris. Ce dimanche, ils ont

prévu une balade champêtre à Bagneux pour s’aérer les

poumons. Cela fait déjà quatre semaines qu’ils ne sont pas

allés voir les parents de Mathilde qui habitent une petite

maison, rue des Fossés. En fin de matinée, le tramway les

dépose place Dampierre. Mathilde s’émeut à la vue du

clocher de l’église Saint-Hermeland où elle a été baptisée et

où elle a épousé son Léon. La plus belle église des environs

de Paris qui, dit-on, est la reproduction, dans des dimensions

plus modestes, de la cathédrale Notre Dame construite en

partie avec les pierres des carrières locales.

Mathilde reconnaît quelques voisins qui la saluent avec

gentillesse ; des enfants jouent sur la place dans leurs

costumes endimanchés. Elle se dit qu’elle aimerait être

peintre et faire un tableau de cet endroit qui l'a vue grandir.

Henriette, une jeune femme de son âge s’approche du

couple, embrasse Mathilde sur les deux joues et tend la main

à Léon. « Alors les Parisiens vous venez nous rendre

visite ? Quelle élégance Mathilde, tes bottines sont d’un

chic ! Elles te vont à ravir mais fais attention à la boue, on

n’est pas à la ville ici ! ». Elle éclate d’un rire joyeux en

regardant ses godillots un peu terreux. « A plus tard les

amoureux ! ».

Comme tous les premiers dimanche du mois depuis qu’ils

sont installés à Paris, Mathilde et Léon viennent déjeuner

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chez les parents de Mathilde. Lorsqu’ils poussent la porte de

l’entrée, ils sont accueillis par l’odeur du ragoût qui mijote et

par des cris de bienvenue.

Depuis que Mathilde est enceinte, ses parents aimeraient

que le couple revienne à Bagneux. Raymond et Thérèse ont

déjà envisagé d’agrandir la maison, en accolant une pièce

supplémentaire. Il faudra abattre deux pommiers, mais ce

sera un bel espace pour les jeunes. Léon préfèrerait rester à

Paris, où depuis quelques mois il a été embauché dans un

entrepôt du Bon Marché. Mais il n’est pas sûr que son salaire

suffise pour louer un appartement, d’autant que Mathilde va

s’arrêter de travailler d’ici quelques mois. Pourtant, il ne peut

envisager d’abandonner sa place de magasinier pour

redevenir maraîcher aux côtés de son beau-père.

Comme les dimanches précédents, dès le repas terminé,

Thérèse propose à sa fille de lui montrer la layette qu’elle a

commencé à tricoter. Les hommes vont fumer une cigarette

dans le jardin et il n’est question que de projets d’avenir.

- Tu sais, Léon, la vente de mes légumes devient de plus en

plus rentable. Mes bras ne suffisent pas pour remplir les

cageots et transporter les marchandises. J’ai vraiment

besoin d’un commis qui puisse ensuite reprendre l’affaire.

En revenant à Bagneux, vous pourrez adhérer à la Société

de Secours Mutuels dont je suis membre depuis plusieurs

années. Cela pourra parer aux besoins urgents, en cas de

problème.

- Oui, oui, Raymond, mais vous savez bien qu’au Bon

Marché on a aussi droit à une couverture sociale

intéressante. Ma femme et mes futurs enfants seront

couverts eux aussi.

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- Et la fanfare, tu vas l’abandonner définitivement ?

- J’ai annoncé mon départ aux dernières vendanges et je

crois qu’ils ont déjà un remplaçant. C’est sûr, les soirs de

répétitions me manquent mais je reprendrai le tambour dans

quelque temps.

L’après-midi se termine et les jeunes gens décident de

rentrer. « N’attendez pas si longtemps pour revenir nous

voir ! », leur dit Thérèse. « Vous n’avez encore rien décidé

de concret et dans quelques mois, le bébé sera là. Vous

n’allez pas le faire grandir dans votre mansarde tout de

même, il aura besoin de grand air ce petit ! ».

Le couple reprend le tramway place Dampierre. Sur le trajet,

Mathilde est silencieuse, elle aurait aimé que Léon dise oui

à ses parents. Elle imagine son enfant s’amuser dans le

jardin familial, monter aux arbres, jouer place de l’Eglise,

puis aller à l’école communale où elle-même a appris

l’histoire de France, le chant, le dessin et même la

gymnastique.

Léon la regarde, il la trouve merveilleusement belle et se dit

qu’elle a des cheveux magnifiques et un visage de fée. Il

connaît son tempérament fougueux, qui l’a séduit dès leur

première rencontre. Il sait qu’elle étouffe dans leur petit

réduit, qu’elle qualifie pourtant de « nid d’amour ». Léon est

un homme, certes, de caractère, mais il a toujours eu le sens

de la mesure. Il n’est jamais excessif, ni dans ses prises de

parole, ni dans ses positions. C’est un homme de

compromis, sage et toujours prêt à faire plaisir. La décision

qu’il doit prendre est tellement délicate qu’il n’est pas sûr de

faire le bon choix. Mais peu à peu la solution s’impose :

Mathilde va revenir à Bagneux le temps des couches. Il

gardera la chambre à Montparnasse et rejoindra sa femme

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tous les samedis soir. En moins d’un an, il aura mis

suffisamment d’argent de côté pour louer un petit

appartement entre la porte d’Orléans et Alésia. Ils s’y

installeront tous les trois et pourront se rendre facilement

chez Raymond et Thérèse. Ou bien…

Il regarde le paysage défiler, se laisse bercer par les

crissements du tramway et met la main à sa poche d’où il

sort le dépliant que lui a remis le patron du bureau de tabac

de la place Dampierre. Intriguée, Mathilde se rapproche et

silencieusement, ils se mettent à lire ensemble. « Orné de

cèdres majestueux et centenaires, le « Parc de la Terrasse »

propose des terrains à vendre par lots, à partir de 5 francs le

mètre, avec facilités de paiement. Le parc domine la contrée

de Fontenay, Sceaux et les Vergers fleuris de la région. Un

site merveilleux, idéal et unique, à seulement 3 kilomètres de

Paris ». Léon lève le regard et croise celui de Mathilde, elle

lui sourit de son air amoureux, canaille et plein d’espoir.

Maria Besson

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Multiples

Durant la saison 2017-2018, la Maison des arts de Bagneux

nous a fait découvrir la sérigraphie grâce à l’exposition

"MULTIPLES" consacrée à cette technique d'impression.

En utilisant des pochoirs

intercalés entre l’encre et le

support et en réalisant des

aplats successifs, la sérigraphie

permet de reproduire des

œuvres polychromes en édition

limitée. Elle s’illustre dans des

déclinaisons chromatiques

célèbres que sont, par exemple,

les œuvres d’Andy Warhol

(Campbell’s Soup Cans,

Marylin Monroe…). Le

caractère « multiple » de cette

technique tient aussi dans la capacité du sérigraphe à

préparer le travail en décomposant l’œuvre en autant de

motifs et couleurs que sa richesse picturale implique.

De là, il n’y avait qu’un pas à faire pour imaginer un atelier

d’écriture intitulé « Multiples ».

L'être est un et multiple à la fois. Tout au long de notre vie,

nous sommes à la recherche de nous-mêmes. En chacun de

nous, il y a un enfant, un adolescent, un père ou une mère

qui sommeille et peut-être même un vieillard qui s’annonce.

Nous nous croisons, nous nous perdons, nous nous

retrouvons, toujours reliés au fil conducteur de notre vie. De

ce constat, sont nés des textes pleins de vie dont nous vous

laissons découvrir la clé…

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« J »

J17 arrive tard à la soirée. Il sonne à la porte de

l’appartement avec une bouteille de whisky déjà entamée

dans une main et un joint éteint aux lèvres. Une intuition, une

curiosité intérieure l’a conduit à cette fête du nouvel an. Il a

des rêves de conquêtes féminines plein la tête. Son visage

exprime une fierté, une arrogance qu'il est prêt à imposer à

tout le monde. Il se dit que s'il ne bouffe pas le monde entier

dès maintenant, quelqu'un d'autre le fera à sa place. Mais

sous toute cette confiance, il y a une peur vive et honteuse

de tomber sur plus fort que soi, et d'être humilié en public par

un ado qui serait plus conquérant que lui.

Enfin la porte s'ouvre. J34 accueille J17 avec un grand

sourire. J34 est un homme en pleine force de l'âge, comme

dirait J84. Mais J34 ne sent pas si invincible que ça. Certes,

il a fait du chemin depuis quelques années. Mais il a aussi

découvert toute la sagesse discrète et bienveillante de J63

et surtout de J84. Le trentenaire sait que sa force commence

à décliner. Pourtant, son vieil ami n'a pas tort. Il n'a jamais

ressenti aussi peu de peur qu'aujourd'hui. Il s'efforce

aujourd'hui d'être modeste et pacifique. Il sait que sa

quiétude dépend de ses bonnes intentions.

En le voyant, J17 pense que ce trentenaire est un sacré «

bouffon », et qu'il n'y a rien à craindre de ce côté-là.

L'adolescent entre dans l'appartement. Il dévisage tout le

monde. Il y a J34, J63 et J84. En plus de ces trois-là, il y a

des gens qui dansent. Des ombres, dont on ne distingue pas

le visage. Au mur, des photos des habitants de

l'appartement. Il y a le père, avec son tablier de cuisinier. La

mère, et son sourire tendre et patient. Le frère et la sœur

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semblent regarder tous les J avec des yeux malicieux et

joueurs.

J34 et J63 parlent entre eux. Seul J84 regarde l'adolescent

avec des yeux rieurs. Le vieillard et le jeune garçon

sympathisent tout de suite. Aussi canaille l'un que l'autre, ils

sifflent la bouteille de whisky sous les regards inquiets des

deux autres J. J84 n'arrête pas de parler. De toute façon, il

n'a pas le choix ; il est sourd comme un pot :

« Tu sais mon garçon, J34 et J63 sont deux enquiquineurs.

Ils sont beaucoup trop sérieux, et ils ne savent pas s'amuser

! Mais ils ont raison de garder un œil sur nous. Nous sommes

deux irresponsables. Toi parce que tu ne sais pas encore

grand-chose de la vie. Moi parce que j'en ai fait le tour. Tu

vas me rendre un petit service mon garçon. Tu vas aller dans

la chambre d'enfant de l'appartement, et tu vas ouvrir l'album

de photos que tu verras sur le lit. Tu verras, lorsque tu te

réveilleras demain matin, tu n'auras fait qu'un... » Le vieillard

cligna de l'œil et se mit à somnoler instantanément.

La suite est pour J17 un trou noir. Il ne souvient de rien

hormis qu'il a ouvert l'album dont parlait J84, et qu'il a fait

une sorte de voyage. C'étaient des photos de femmes,

toutes plus belles les unes que les autres. Certaines ont été

ses petites amies. D'autres ont été des amours inavoués, ou

même des amies. Il ne les connaissait pas, et pourtant, elles

avaient toutes un air terriblement familier.

En se réveillant le lendemain matin, le jeune homme savait

qu'il avait fait le voyage le plus beau de sa vie. Il n'était plus

le J17 arrogant et téméraire, voulant être grand à tout prix. Il

n'était pas non plus J34, qui laisse peu à peu sa jeunesse

derrière lui. Ni J63 et sa nostalgie du passé lorsqu'il était J17.

J84 ne l'accompagnera pas pour un autre verre ;

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la prochaine fois qu'ils se reverront, c’est quand il aura 84

ans. Le jeune homme n'était plus J17. Il était tout simplement

J. Joan.

Joan Monsonis

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Rencontres passagères

« Début de l’embarquement du vol à destination de

Londres ». Je me dirigeais vers le contrôle des billets et

suivais les autres passagers en direction de la cabine.

Comme toujours, j’avais réservé un siège de la rangée 14,

mon jour de naissance ; malheureusement, c’était le B, celui

du milieu. Je calais mon sac dans le compartiment à

bagages quand une ado aux longues nattes brunes, le

visage légèrement acnéique, arriva.

« Excusez-moi, Madame, je suis 14 A, j’ai le siège près du

hublot. »

Je me levais pour la laisser passer. Elle sortit son

dictionnaire de poche français-anglais/anglais-français, un

petit carnet à spirale ainsi qu’un stylo bille. Sans plus tarder,

elle commença à lister des noms, des verbes, bien alignés

en colonne... d’une écriture très appliquée.

« Tu révises ton anglais ? » lui demandais-je.

14 A : « Oui, c’est la première fois que je vais en Angleterre,

chez ma correspondante. J’ai un peu peur, je ne la connais

pas et, en plus, je ne sais pas vraiment parler anglais ! On

n’a fait que de la phonétique, depuis la rentrée. »

14 B : « C’est une approche plutôt originale pour apprendre

l’anglais, mais tu verras plus tard, c’est une excellente base,

surtout pour la prononciation... Ne t’inquiète pas...Vous allez

jouer ensemble. Si elle te sort son Monopoly, il n’y a que le

nom des rues qui change ! Je te conseillerais de regarder,

d’observer, de faire des gestes si tu ne trouves pas les mots.

Ne passe pas ton temps le nez dans ton dictionnaire !

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Invente des mots... Parle, même mal ! Surtout, n’aies pas

peur d’elle, elle est dans le même état d’esprit que toi ! ».

Le long défilé des passagers se poursuivait dans l’allée. Une

femme, la cinquantaine environ, arriva, toute essoufflée, un

dossier portant la mention « Ministère des Affaires

étrangères » sous le bras. Elle s’arrêta net au niveau de ma

rangée, s’assit rapidement à côté de moi et me demanda :

14 C : « Excuse me, do you speak English ? Vous parlez

français ? »

14 B : « ... les deux, même si je suis Française ! » lui

répondis-je en souriant. C’est bien connu, mes concitoyens

ne sont pas très enclins à parler anglais ou d’autres langues

étrangères !

14 C : « Excusez-moi, cela ne vous dérange pas si je cale

mon sac à mes pieds, juste entre nous deux ? », me

demanda alors 14 C. Elle serrait précieusement son gros sac

en cuir noir contre sa poitrine. Ses mains étaient

impeccablement manucurées et ne portaient ni bague, ni

alliance.

14 B : « C’est bon, pas de problème », lui répondis-je sans

hésiter.

14 C : « Vous savez, j’y tiens, c’est mon sac photo ! »

14 B : « Ah, vous photographiez quoi ? »

14 C : « Beaucoup de macro, des fleurs et un peu

d’architecture ! »

14 B : « Tiens, moi aussi, mais à mon âge, je voyage léger !

J’utilise juste un portable pour faire des photos ! Je suis trop

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vieille pour porter des kilos de matériel... entre le boîtier et

les objectifs ! Pfff ! »

14 C : « Il faut que je vous dise. Je vais faire les soldes à

Londres mais aussi quelques photos dans la City, en pleine

explosion immobilière. Depuis mon voyage de noces au

Brésil, j’adore non seulement Niemeyer, mais l’architecture

moderne en général. J’avais grillé des dizaines de pellicules

là-bas ; malheureusement, je n’ai plus une seule de mes

diapos, du fait de ma séparation. J’aurais préféré ne plus

avoir de petites cuillères ! ». Pour 14 C, la douleur était

profonde, l’incompréhension totale. Comment pourrait-elle,

un jour, cicatriser cette blessure ? Pourquoi un être peut-il

prendre plaisir à vous arracher le fruit de votre passion ?

14 B : « Quelle coïncidence ! Je vais au Brésil, dans six

semaines ! Je vais me régaler des œuvres de Niemeyer à

Brasilia et des musées qui lui sont consacrés à Curitiba et à

Rio. »

14 C : « Vous en avez de la chance ! Vous y allez seule ?

Vous parlez portugais ? »

14 B : « Sur place, je rencontrerai des amis photographes,

amateurs et professionnels, que j’ai connus via Instagram.

Ils parlent moyennement anglais. Vous savez, quand on se

balade ensemble pour traquer le bon angle ou la bonne

lumière, on arrive à se comprendre même si on ne parle pas

la même langue. »

14 C : « Vous ne les avez jamais vus ? »

14 B : « Euh non, mais je suis tellement imprégnée par leur

style, leurs sujets, c’est comme si je les connaissais déjà.

D’ailleurs, j’en ai rencontré une bonne vingtaine dans

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différentes villes et à chaque fois, c’est génial, le courant

passe de suite. On parle photo, on oublie qui on est, d’où on

vient, on partage notre passion tout simplement. On est ...

bien... ensemble... dans notre bulle. »

14 A avait écouté, d’une oreille très attentive, la conversation

entre 14 B et 14 C. D’un seul coup, elle réalisait que sa

correspondante, certes, elle ne la connaissait pas, mais que

cela faisait tout de même six mois qu’elles s’écrivaient,

s’envoyaient des petits cadeaux et qu’en plus, elle adorait

les jeux de société, comme elle. Aucune raison donc de

stresser davantage. C’était décidé : elle communiquerait par

tous les moyens, avec ses pieds, ses mains, ses yeux ! Un

jour, elle n’aurait plus besoin de dictionnaire et voyagerait

aux quatre coins du monde, comme 14 B !

« Veuillez relever vos tablettes, redresser vos sièges,

attacher vos ceintures. Nous allons bientôt atterrir. »

On entendit le roulement sourd du train d’atterrissage sur la

piste. Quelques minutes plus tard, l’avion s’immobilisa au

pied de la passerelle. Un passager ouvrit un coffre à

bagages, sans précaution. Un sac en tomba et s’écrasa sur

la tête de 14 B. Tout devint flou. Elle était sonnée. Avait-elle

rêvé ? Qui étaient ses voisines, 14A et 14 C ? 14 B le savait,

elle n’était plus la 14A, hésitante et peureuse, ni la 14 C,

accro de boulot mais meurtrie par ses déboires conjugaux.

14 B était apaisée, libre. A la retraite maintenant, elle vivait

ses passions et venait de faire un merveilleux voyage dans

le temps.

Annie Lamiral

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Le divan

Anastasia boit doucement une longue gorgée de lapsang

souchong et ouvre tranquillement son carnet de rendez-

vous. Elle s'étonne : il n'y a que des femmes aujourd'hui....

Encore un instant de quiétude avant le début du ballet.

Savourer ce moment de silence, et puis se lever, ouvrir la

porte et appeler la première patiente.

Une jeune fille timide s'avance, presque une enfant. Tiens,

c'est bizarre, elle a une blouse d'école bleue en nylon, avec

un ruban rose à sa manche gauche, retenu par une petite

épingle à nourrice dorée. « Bonjour, je m'appelle D. Je suis

dans la classe de Mademoiselle Baudu, ma professeure de

français et de latin. Je l'admire beaucoup, même si elle est

quelquefois sévère. J'ai du mal avec les déclinaisons latines,

heureusement que Laurence m'aide. Laurence a deux ans

de plus que moi, et de magnifiques yeux verts en amande.

Mon cœur bat toujours plus vite lorsqu'elle s'assied à côté de

moi. Je ne comprends pas pourquoi. Un jour, Laurence m'a

proposé d'aller pique-niquer à vélo, au bord de la Sèvre. Je

n'ai osé demander à ma mère la permission ; Et ça m'a fait

mal.... ». Sur ces mots, Anastasia regarde la pendule : « Le

temps est écoulé, à la semaine prochaine ».

Une jeune femme, tout de blanc vêtue, s'assied maintenant

dans le fauteuil rouge qui fait face à celui d'Anastasia. Elle

jette un regard sur le bureau bien rangé, les livres dans la

bibliothèque, et s'arrête sur le visage bienveillant

d'Anastasia : « Vous vous rendez compte, me faire ça le jour

de notre mariage ! Une heure de retard, et tout ça pour

lustrer sa Studebaker ! Pour lui, sa voiture est plus

importante. Il fait attendre tout le monde. Ça fait une heure

que je suis cloîtrée dans la chambre, avec interdiction de

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sortir, car il faut que le marié soit là. Ça commence bien ! ».

Anastasia prodigue quelques mots d'apaisement, mais la

jeune femme en blanc continue : « Et le lendemain, toute

une scène encore parce que le bas de sa voiture avait touché

le chemin de halage, au bord du lac ». Les larmes aux yeux,

elle s'arrête brusquement et sort précipitamment.

Elle gare sa 2 CV crème le long du trottoir, remonte la

capote. Elle est légèrement en retard, mais qu'est-ce que

c'est que cinq minutes dans la vie d'une femme ? Elle entre

d'un pas décidé dans le bureau d'Anastasia, s'assied bien au

fond du fauteuil rouge, tire sur son 501 qui découvre des

Clarks en daim beige. Cheveux courts, grandes lunettes,

allure dynamique, elle sourit et annonce : « Voilà, c'est

décidé, je prends ma vie en main. Marre de me voir jouer un

rôle qui n'est pas le mien ! Tant pis pour ceux qui ne

comprennent pas. Ma vie, il n'y a que moi qui peut la

vivre », ajoute-t-elle avant de quitter la pièce. Devant tant de

détermination, Anastasia esquisse un sourire : encore une

qui l'a échappé belle !

Dans la salle d'attente, ses yeux s'attardent sur le bouddha

qui trône sur une tablette. Des bâtonnets d'encens diffusent

un parfum de musc. C'est à son tour. S'installer, dire le rêve

accompli, la cérémonie d'engagement comme un vrai

mariage, les amis et la famille à la fois émus et joyeux, le

rituel dans le parc d'Isle, le pédalo sur l'étang, la soirée

dansante et les mets partagés. Maintenant, c'est une autre

vie qui commence, à deux pas de Paris, avec aussi un

nouveau travail. Même si l'horizon est barré par les

immeubles trop nombreux, elle vibre au rythme de la

capitale. Presque une idée du bonheur.

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103 Tissages

D. entre tranquillement et s'assied à côté d'Anastasia, pour

la dernière fois. Elle ne reviendra plus. Pour quoi faire ?

« Maintenant est venu le temps de la sérénité, explique-t-

elle, j'ai posé mes valises et j'avance, plus légère. Ma vie, je

l'ai façonnée à mon image et elle me plaît, avec mes

engagements, mes voyages, mes rêves. Merci de m'avoir

aidée à trouver ce chemin ». Puis elle quitte la pièce.

Anastasia rejoint son bureau. La nuit s'annonce et elle

allume la lampe. Oui, c'était bien le dernier rendez-vous. Elle

entrouvre la fenêtre et allume une cigarette. Quelle journée !

Tandis que les volutes de fumée s'élèvent, elle revoit tous

ces visages croisés aujourd'hui, visages qui se fondent pour

n'en faire plus qu'un, celui de Danielle.

Danielle Mercier

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Je(ux) de miroirs

J’arrive tranquillement à la galerie des miroirs par cette belle

journée de mai. Nous sommes en semaine ; avec un peu de

chance, j’aurai les lieux pour moi toute seule. En effet, il n’y

a personne et je peux déambuler à mon rythme, à travers les

pièces remplies de miroirs.

Du coin de l’œil, je crois voir une silhouette. Je me retourne,

je suis seule dans la pièce. Pourtant, dans le miroir,

j’aperçois le reflet d’une dame un peu ridée qui respire la

sérénité. Elle me sourit avec gentillesse. A travers son

regard bienveillant, j’ai l’impression de n’avoir aucun secret

pour elle. Je voudrais lui parler, mais son image disparait. Ai-

je rêvé ?

Un peu perturbée, je fouille la pièce du regard avant de

reprendre mon chemin. La salle suivante baigne dans un

camaïeu de bruns et de verts ; j’ai l’impression de me trouver

sur l’île de la Réunion, dans le cirque de Mafate. J’entrevois

dans la glace une trentenaire aux cheveux longs. Je ressens

de la joie et du bien-être au milieu de ce décor magnifique.

J’essaie d’interpeler la jeune femme, mais tout s’évapore à

nouveau.

Dans la nouvelle pièce, je marche derrière deux

adolescentes maladroites qui débattent avec éloquence des

personnalités de Hyoga et Ikki, les chevaliers du Cygne et

du Phénix. Je les regarde, attendrie, elles sont dans leur

univers. Elles se sentent tellement déplacées dans le monde

réel. Elles pensent qu’elles resteront amies pour toujours.

J’ai de la peine pour elles, la vie risque de très vite les

éloigner l’une de l’autre. Je les laisse partir avec nostalgie,

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105 Tissages

comme sont partis mes rêves d’enfant à l’entrée dans l’âge

adulte.

J’arrive à la fin de la visite. La dernière salle est immense,

aussi grande qu’un gymnase. Les multiples reflets de ballons

me donnent l’impression de regarder un match de volley-ball.

Je me rappelle l’équipe de la Cité Universitaire, tellement

soudée. Je ressens encore leur amitié et leur solidarité. Que

de joie, de rencontres merveilleuses et de soirées

endiablées !

Puis tout s’estompe.

Je sors de la galerie le sourire aux lèvres, avec un vrai

sentiment de plénitude. Après ce concentré de moments

heureux de ma vie, je m’adresse la promesse de profiter

intensément de chaque instant qui se présente à moi.

Lénaïg Lamour

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Toutes mes vies

Et boum ! Je viens de m'écrouler en pleine rue, devant tous

ces visages pressés, qui ont tout de même pris le temps de

me regarder avec de grands yeux effarés…

Au sol, je tourne la tête et je te vois toi, celui que l'on

surnomme « Joe le décapsuleur » et qui mendie sur ce

boulevard parisien depuis des années. En guise de canapé,

tu as ce carton noirci. Pour toute famille, tu as Chico, ce

chien si sauvage et pourtant si fidèle à tes nuits d'hiver. Je

sais que tes parents n'ont pas supporté ta violence quand tu

es devenu un jeune homme. Un soir, à bout de force, ils t'ont

montré la porte de la maison de l'index. Tu t'es alors juré que

tu ne reviendrais pas. Tu as tenu parole, même si tu rêves

presque toutes les nuits du lait chaud au miel que te préparait

ta mère avant le dodo du soir. Tu me regardes avec des yeux

absents, ivres, pleins d'une humanité que personne ne

remarque.

Mais il y a aussi toi, que tes collaborateurs appellent

« John », car tu es toujours en transit entre New York et

Paris. Tu n'as jamais le temps. Ni pour tes frères, ni pour tes

parents qui gardent ta chambre d'enfant telle que tu l'as

laissée quand tu es parti faire tes études à la « International

Business School ». Ado, tu rêvais de dollars ; plus tard, de

revoir tes anciens amis de lycée et de leur montrer à quel

point tu avais réussi, à quel point tu étais riche maintenant !

Ton appartement parisien est immense, vide et sombre. Au

fil des années, ton compte en banque a gagné quelques

zéros. Tu côtoies le gratin de la finance et parfois, dans les

soirées, tes yeux s'attardent sur de belles actrices ou

mannequins. Mais rien ne te remplit, rien ne te réchauffe.

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107 Tissages

Aujourd'hui, John, je me suis écroulé devant toi. Et tu m'as

enjambé, sans même décoller ta joue de ton smartphone. Tu

avais un client important au bout du fil et, après tout, les

secours sont faits pour ça, ce n'était pas ton boulot de

t'occuper des malaises des gens…

Puis je te vois toi, que tes camarades d'école appellent P'tit

Jojo. Ce sont les vacances aujourd'hui et tu tiens la main de

ta Mamie au milieu de toute cette foule. Vous vous dirigez

vers le cinéma où ils jouent le dernier Disney. Tu ne t'en

rends pas compte, mais ta grand-mère se fiche de ce film.

Elle veut juste que tes yeux pétillent de fascination devant le

grand écran. Elle veut t'offrir des pop-corn et un petit sachet

de bonbons, même si elle fait mine de rechigner. Quand elle

te regarde, elle veut que tu baignes dans le même amour,

dans la même bienveillance que celle de son enfance. Elle

ne te racontera pas toutes les fois où elle a désobéi à ses

parents, où elle s'est mise en danger. Mais elle sait que toi

aussi, tu feras tes bêtises, des petites comme des grandes.

À ta naissance, elle a pleuré de joie. Dès l'instant où elle a

vu tes petits yeux noirs s'entrouvrir, elle a su qu'elle t'aimerait

toujours. Mais ce qu'elle ne sait pas, c'est que hier soir, dans

ton lit chez tes parents, tu as sangloté d'une tristesse sans

fin à l'idée de perdre cette grand-mère, qui comprend tout de

toi au moindre coup d'œil. Cette Mamie aux genoux fragiles

a été la première à s'agenouiller près de mon visage au teint

pâle et à appeler les secours...

Quant à moi - celui qui s'est écroulé en pleine rue -, les

dames de la maison de retraite m'appellent « Monsieur

Jean ».

Si je peux te donner un conseil, mon P'tit Jojo, c'est de ne

jamais renier un amour comme celui de ta Mamie. Même si

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parfois cet attachement nous brûle de l'intérieur, il fera briller

le soleil tous les jours de ta vie.

Toi, John, je te ne méprise pas, malgré ta cupidité. Ton

égoïsme est le fruit d'une solitude et d'une frustration qui t'ont

hanté toute ta vie.

Et enfin, que pourrais-je te dire, Joe le décapsuleur ? Il m'est

arrivé d'avoir la même colère à l'adolescence à cause de

l'impuissance de mes parents face à tout ce qu'on ne peut

changer dans cette vie.

Voilà mes trois bonhommes. Ma chute est un adieu, un

départ. Je n'aurai pas le temps de m'éteindre tranquillement

sur un lit d'hôpital. Il m'arrive aujourd'hui ce que j'avais

toujours redouté : un malaise en public. Mais étrangement,

je m'en fiche, car toutes mes vies ont défilé devant mes yeux

et je n’en regrette aucune.

Joan Monsonis

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D’un siècle à l’autre

M’inviter à une soirée dansante, déguisée, à mon âge :

quelle drôle d’idée ! Je dois rester le plus souvent assise à

cause de mes articulations qui n’en font qu’à leur tête… Mais

bon, me voilà installée pour contempler tout ce beau monde.

Malgré ma vue qui baisse, je crois reconnaître quelques

visages, comme celui de cette petite, dans sa robe à volants.

Elle danse, concentrée sur son port de tête et sur les gestes

de ses poignets. Elle remplit l’espace, comme si elle évoluait

entre deux univers, à la fois nostalgique des feux de

cheminée et éblouie par les scintillements de la ville.

D’ici, j’aperçois aussi une « ado » en mini-jupe, perchée sur

ses chaussures à semelle compensée qui viennent de

danser sur les Rolling Stones et de fouler mai 68. Je sais

qu’elle inaugure la période des découvertes et des grands

huit. La passion des sentiments amoureux, l’attrait du théâtre

et l’ivresse des grands textes, mais aussi les ateliers de

peinture où viennent parfois poser des modèles nus, avec

une liberté qu’elle admire.

Un peu plus loin, dans une extravagante tenue des années

80, une jeune femme affiche la fraîcheur de sa vingtaine. Elle

semble sortir du Palace, où elle a sûrement dansé sur les

musiques de Gainsbourg, Bowie ou Prince. Elle s’approche,

s’assied à côté de moi et se met à évoquer la gauche au

pouvoir, le brassage des cultures, le croisement des

tendances et les foisonnements d’énergies créatives, les

radios libres, la peine de mort abolie et la cinquième semaine

de vacances. Quel bel âge ! Quelle période idyllique ! Je

l’écoute, n’ajoute rien et pourtant, moi, je sais. De gros

nuages viendront assombrir la fin de cette décennie.

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L’apparition du sida, l’explosion nucléaire annonceront

bientôt les désenchantements à venir.

Cette autre femme n’a plus 20 ans depuis 20 ans… Elle porte

un tailleur et a même gardé sa sacoche et son ordinateur, la

panoplie des femmes hyperactives de son temps. On devine

les pressions au travail, les obligations sociales, une vie

familiale et du bonheur à construire. Elle s’assied avec un

soupir de fatigue et ne semble pas partager l’enthousiasme

de la précédente. Elle raconte, avec un rayon de tristesse

dans le regard, la façon dont, un certain 11 septembre 2001

a changé l’atmosphère de la terre, la rendant de plus en plus

dangereuse.

Debout, en face d’elle, une sexagénaire l’écoute mais

regarde en même temps les danseurs sur la piste. Les corps

qui savent bouger avec un léger supplément de rythme lui

évoquent le charme et l’élégance de l’être humain. Elle se

tourne vers sa voisine qui vient de mentionner, après 2001,

d’autres dates aussi poignantes. « C’est certain, lui rappelle-

t-elle, le début du 21e siècle n’a pas brillé par sa douceur de

vivre, les colères et les douleurs sont toujours

présentes. Mais vous savez bien que l’on croise encore des

personnes obstinées à partager l’amour, les idées, les

utopies et la musique… Ma jeune amie, les soirées où l’on

danse deviennent rares, vous devriez en profiter. Danser

n’empêche pas la lucidité pour affronter les réalités, y

compris celles qui nous dépassent ». Elle s’adresse ensuite

à moi, m’interpelle avec un sourire. « Et vous, mamie, vous

en pensez quoi ? ».

Je reste perplexe, sa question est bien trop ouverte, elle

m’ennuie et me fatigue. La soirée déguisée s’avère plus

sérieuse que je n’imaginais et je réalise que je n’ai même

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111 Tissages

pas posté une seule photo de la soirée sur mon Whatsapp

familial. J’accomplis alors un gros effort de réflexion, je

prends mon air de vieille dame, grave et badin à la fois, pour

enfin lui répondre. « Vous savez, ma chère petite, à mon

âge, on boit peu de champagne et on réfléchit lentement bien

que le temps presse… Les années 2000 sont loin, on arrive

bientôt à la moitié du siècle. Le moment est venu d’ouvrir le

dossier « bilan et perspectives » et d’y inscrire votre ambition

au nom des beaux esprits, des consciences à venir et des

causes sublimes… Et surtout, les filles, ne pas négliger le

souffle, ni le mordant et ne jamais oublier la danse ! ».

A la fin de cet échange, le son de la musique augmente,

l’orchestre attaque son dernier morceau. Un air léger flotte

dans la salle. Les convives applaudissent, puis se dirigent

vers la sortie et se fondent dans la nuit. Les lumières

s’éteignent, je suis la dernière à partir. Demain se lèvera un

nouveau jour.

Maria Besson

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Liberté d’expressions

Durant l’été 2018, l’atelier « A Mots Croisés » nous a

transportés dans un autre univers, celui des personnes

sourdes, pour découvrir la Langue des signes française

(LSF) et la culture sourde.

Rendez-vous est pris à la Médiathèque Louis Aragon avec

Emilie qui y pilote le projet de l’automne « Liberté

d’expressions ». Nous retrouvons l’association Atousignes

92, nouvellement créée par Ingrid dans le but de favoriser la

communication entre sourds et entendants, ainsi que le

Photo Club de Bagneux, initiateur du projet.

Une cinquantaine de clichés, réalisés par les membres du

Photo Club et représentant des personnes sourdes en train

de signer, nous est proposée. Certains ont été pris lors d’un

très beau spectacle en LSF, « Poèmes du silence » de

Levent Beskardes et Aurore Corominas. Nous choisissons

quelques photographies et les décryptons. Il s’agit pour nous

d’essayer de mettre des mots sur ces gestes figés par

l’objectif.

La deuxième rencontre est magique ! Caroline, Thierry et

Chantal, également photographiées, vont nous révéler la

véritable signification de leurs gestes, ou plutôt de leurs

signes. Au départ, nous sommes un peu inquiets, gênés de

ne pas communiquer en LSF et nous en excusons par de

larges sourires et des gestes de novices. Nous posons par

exemple notre main sur notre cœur ou esquissons un

hochement de tête.

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113 Tissages

Caroline, Thierry et

Chantal découvrent

nos textes qui les

étonnent et les font

souvent rire, car en

décalage avec la

réalité. Ils expliquent à

Cécile - qui maîtrise la

langue des signes - le véritable sens du signe photographié.

Leurs mains dansent dans un périmètre bien défini, un carré

compris entre leur tête et leur taille. Leurs doigts - ou juste

l’index ou le pouce - se posent sur leur front ou leur menton.

Leurs yeux pétillent ou s’assombrissent. Ils froncent le nez,

les sourcils, hochent la tête.

Et, nous, nous sommes là... sans voix, littéralement muettes,

attentives à chacun

de leurs signes et

surtout impatientes de

connaître la traduc-

tion de leur conversa-

tion silencieuse.

Cette rencontre entre

sourds et entendants

fut un moment privilégié où le dialogue fut lent, doux,

respectueux et où la soif de communiquer par soi-même a

grandi au fil des conversations. On devrait vraiment TOUS

apprendre la langue des signes !

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Entre mes doigts

Se profile l'instrument

Qui aiguise mon âme.

Avec précision

Les pensées se dessinent

L'espace se délimite.

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115 Tissages

Mon petit doigt m'a dit...

Mon pouce a tout répété !

Figures découpées

Sur ombre et soleil

Les mains s'envolent

Pour dire l'indicible.

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"Non, non, pitié,

ne me mange pas !",

implore le Petit Chaperon

Rouge.

Maître corbeau

sur son arbre perché

tenait en son bec

un camembert pourri...

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117 Tissages

Rarement dans le doute, mais parfois dans la lune…

Comme un feu d'artifice

Toujours prêt à surprendre !

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Ton costard est vraiment impeccable !

Entendre

Avec les yeux

Bavarder

Du bout des doigts.

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Les mains s'envolent

Vive les vacances !

LOVE… l'amour est-il diabolique ?

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Tellement proches

Unis à vie

Les doigts se croisent

Pour mieux s'entendre.

Contre toute attente, j'ai étudié... tout contre...

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Il me manque un mot...

Un tout petit mot.

Chercher en soi le signe juste.

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Le visage est grave

Les index pointés vers moi

Ces mains si expressives

Quel message portent-elles ?

Dans un sens ou dans l'autre,

vous saurez comment vous y

rendre !

Je pose sur le silence

Le sentiment qui m'habite.

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Dialogue de sourds...

Et alors ??!!

Dans la clarté

L'ombre projetée de ma pensée

Diffuse une pincée d'amour

A l'infini.

Une bouche arrondie

Des mains qui dansent

Dans le soleil

Magie du verbe non dit.

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Demain, la liberté

A l’automne, les membres d’A mots croisés ont participé à

un « apéro littéraire » animé par la Médiathèque Louis

Aragon de Bagneux. Au programme, une dégustation à

l’aveugle d’une dizaine de titres de la rentrée littéraire 2017.

Les premières pages sont lues à voix haute, puis chacun

vote pour ses trois livres préférés, avant que titres et auteurs

ne soient révélés.

Parmi eux, une pépite ! « Et soudain, la liberté », un roman

autobiographique écrit par Evelyne Pisier avant d'être

achevé par Caroline Laurent, son éditrice, suite au décès de

l’auteur. Intellectuelle française née dans les années

quarante dans l'Indochine en guerre, Evelyne Pisier raconte

comment, avec sa mère, elles ont été bercées par

l'émergence des mouvements féministes et se sont

émancipées, au rythme parfois chaotique de leurs histoires

d’amour et des grands changements du siècle dernier.

Pourquoi accepter de se soumettre à l’autre ? Quelle place

pour notre individualité et nos désirs ? Pourquoi décide-t-on

un jour de dire « stop » et de retrouver sa liberté ? Par

l’histoire singulière d’un homme ou d’une femme en prise

avec ces interrogations, chacun de nos récits tente d’y

apporter quelques réponses…

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République : la liberté en marche !

Magalie s’était inscrite à l’auto-école en même temps

qu’Antoine son mari. Dès lors, une certaine compétition, mi

amusée, mi sérieuse s’est installée entre les jeunes mariés.

Par chance et parce qu’elle a décroché le code avant lui,

c’est Magalie qui la première a passé l’examen de conduite

et qui aujourd’hui a le permis en poche. On est vendredi soir

et la vieille Renault qu’ils viennent d’acheter n’attend que

son nouveau conducteur. Magalie s’installe au volant et

Antoine un peu contrit s’assied côté passager.

- Tu es sûre que tu peux nous amener en bas de chez

nous ?

- Tu plaisantes ? On est à 15 minutes de la maison et c’est

un trajet que j’ai suffisamment en tête pour ne pas nous

perdre.

- Ce n’est pas cela qui m’inquiète, je sais bien que tu

connais le quartier, mais je ne suis pas vraiment rassuré.

Le moniteur m’a encore dit aujourd’hui qu’il était étonné

que tu ais réussi à avoir ton permis, alors que ton

parcours laissait quand même à désirer.

- Mais pas du tout, mon parcours était parfait ! J’ai juste

raté mon premier créneau, mais je me suis rapidement

rattrapée.

- Allez, avoue, tu as fait un coup de charme à l’inspecteur.

Tu n’avais pas mis une mini-jupe ce jour-là ?

- Bon, si tu ne veux pas rentrer avec moi, tu n’as que

l’embarras du choix entre le bus et le métro, mais tu peux

aussi marcher, à toi de choisir.

- Allez, ça va ! Je plaisantais. Tu as perdu ton sens de

l’humour en devenant conductrice. Vas-y, embraye !

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Magalie attache sa ceinture et met le contact, Antoine la

regarde en biais.

- Hé ! Oh ! Tu ne vas pas démarrer sans régler tes

rétroviseurs tout de même.

- C’est ok, je vois parfaitement bien de chaque côté et

même au milieu.

- Allez, vas-y, vas-y …. N’oublie pas ton clignotant.

Magalie enclenche la première et entend Antoine

marmonner « Ouf, il était temps de baisser le frein à main ».

A l’approche du premier feu rouge, Antoine lui crie de

freiner ; à chaque intersection, il lui souffle « Priorité à

droite ! ». Elle essaie de se concentrer, mais sent qu’elle est

en train de perdre ses moyens. La circulation est dense ce

vendredi soir sur l’avenue de la République.

- Ralentis, tu vas cogner la voiture devant, mais ralentis,

je te dis…

- Antoine, fous-moi la paix, j’essaie de conduire, tu ne vois

pas ?

- Mais tu appelles ça conduire, ah non, mais je rêve.

- Antoine, la ferme !

- Arrête, arrête, arrête, tu frôles toutes les voitures garées

à droite.

Magalie stoppe le véhicule au feu rouge suivant, elle

enclenche le frein à main, défait sa ceinture et sort de la

voiture. Elle entend Antoine qui s’égosille.

- Mais qu’est-ce que tu fais, tu ne vas pas partir comme cela. Tu sais bien que je ne peux pas conduire. Magalie ! Enfin, Magalie, reviens je te dis…

Les voitures commencent à s’impatienter derrière la vieille

Renault. En quelques secondes, une assourdissante

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127 Tissages

symphonie de klaxons envahit l’avenue. Tous les Parisiens

sont pressés le vendredi soir. Indifférente, Magalie s’éloigne

de la voiture. Elle n’est pas certaine de la perfection de sa

conduite, mais elle vient de comprendre qu’Antoine et elle ne

vieilliront pas ensemble.

Maria Besson

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La coupe à la L’Oréal

Enfin ce déménagement tant attendu ! Nous partons pour

Bagneux dans les Hauts-de-Seine. J'aurais préféré revenir

sur Paris mais, comme on dit, on ne fait pas toujours ce qu’on

veut dans la vie… L'appartement qui m’a été proposé est en

très bon état et bien exposé. Il se trouve dans le « vieux

Bagneux ». On dirait un village de province avec son clocher

et toute cette verdure. L'école et les transports sont tous

proches. C'est plutôt rassurant, en fait. Génial, une nouvelle

vie va commencer !

Voyons voir quelles sont les activités proposées à Bagneux

pour la prochaine rentrée : cours de danse contemporaine le

lundi pour ma fille Minette, cours de dessin à la Maison des

arts le mercredi... Mais que vois-je ?! Des cours de peinture

et de dessin pour adultes… ! Le mardi soir, en plus… ! Et

c'est juste là, à côté de chez moi… je m'inscris !

Août, septembre... pfff… les cours ne débutent qu'en

octobre : c'est long !

Mardi 3 octobre : me voici prête pour ce cours tant attendu.

Je pénètre dans un atelier d’artistes aux murs blancs, qui

semble tout neuf. Je me fraye un chemin entre les chevalets

encore occupés par quelques retardataires du cours

précédent et trouve une place. Pas très en vue et espacée

des autres. La prof s'appelle Fabienne. Je m'attends à noter

la liste des fournitures à acheter mais voilà que tout est

fourni. Elle n'est pas belle la vie ! « Vous prenez une feuille

et des crayons et vous faites le portrait d'un de vos

camarades ». C'est une blague ?! Faire un portrait ?! Mais je

ne sais pas dessiner, ce n'est pas possible !

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129 Tissages

J'essaye de me faire plus petite que je ne suis, je transpire.

Je tente de me raisonner : personne ne va regarder ce que

je fais. Je me décontracte un peu et je me lance avec mon

crayon de bois. Des yeux ou quelque chose qui y ressemble,

un nez, une bouche, une sorte de chignon décoiffé… Mon

Dieu, quel désastre ! D’autant que j’ai choisi de dessiner

Fabienne !! Je retourne ma feuille pour masquer mon dessin

et je vais voir ce qu'ont fait les autres. Certains sont très

doués et ont su donner vie à leur portrait, par du relief et des

ombres. « Le visage doit faire la taille de la main, ne faites

pas trop petit ! ». Fabienne nous prodigue ses conseils. Je

reprends ma place et là, panique, c'est à mon tour d'être

jugée ! Une bonne dizaine de personnes m'entoure. Mais

pourquoi moi ?? Je me remets à transpirer, je gigote sur ma

chaise, je ris… jaune… Je n'en mène vraiment pas large.

Voilà que j'entends la voix de Guy : « Oh, tu fais bien les

coupes à la L’Oréal ! ». C'en est trop, il a raison, je suis nulle.

Les larmes me montent aux yeux, ma gorge se noue. Je vais

me mettre à pleurer devant tout le monde, quelle horreur. Je

veux partir et me dis « Que fais-tu là, pauvre idiote, ce n'est

pas pour toi ! Sors d'ici !! ».

Et puis soudain, ma petite voix intérieure change de ton :

« C'est qui ce con ?! Tu t'en fous, tu es là pour toi ! ». Et là,

mon ventre se dénoue, ma gorge se desserre, mes larmes

sont ravalées et je me sens libérée. Quel bien-être... et

quelle victoire !

J’ai persévéré et j’attends désormais le mardi avec

impatience. Nous sommes tous là pour nous divertir et

passer un bon moment ensemble, sans rivalité ni

concurrence. Guy est très doué en dessin ; il a une grande

maîtrise du trait, un sens des proportions et de la

perspective. En revanche, j’ai vite découvert que les

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matières et les couleurs étaient mon domaine. J’aime jouer

avec elles et cela m’a totalement décomplexée !

Cécilia Capus

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131 Tissages

Un sourire de trop

21 novembre 2016

Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Julie. Elle a eu neuf ans

cette nuit à 1 h 34 du matin. Ma fille est toute ma vie. Mais le

problème ce n'est pas elle, c'est lui. Serge, son papa. Cet

homme avait changé ma vie de jeune femme, il y a dix ans,

en me promettant l'amour le plus authentique. Mes

sentiments pour lui me faisaient voir la réalité d'une manière

plus éclatante, plus facile. Mais les espoirs de nos

promesses se sont affaissés jour après jour.

Le matin comme le soir, je m'occupe seule de Julie. Depuis

toujours, en fait. Depuis que le petit jeu de changer « la petite

fifille à son papa » l'a lassé. Je m'occupe aussi de la cuisine,

de la vaisselle, du ménage. Serge a pris l'habitude de me

dire qu'il est crevé. Mais si j'ose me plaindre, ne serait-ce

qu'un peu, il me fait savoir très clairement qu'il ramène le

double de mon salaire à la maison et qu'il rentre tard le soir

pour payer le loyer de notre bel appartement.

Pour être sincère, je ne sais pas si le problème c'est lui ou

moi. Il me dit que cet appartement, c'est moi qui l'ai voulu ;

qu'avant notre mariage, mes yeux pétillaient lorsqu'il me

disait qu'il avait eu une promotion et que nous allions vivre

très confortablement. Je ne sais plus quoi penser. Je me

sens coupable. Et parfois, je me dis que je suis la seule

responsable de ma détresse. Pourtant, mon plus beau

souvenir de nous, c'est son sourire et non un appart’ de luxe,

ni même une voiture de sport.

Il faut que j'achète un gâteau pour l'anniversaire de Julie.

Que je prépare le dîner et que je mette un peu d'ordre. Nous

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n'avons pas de femme de ménage, car Serge me dit qu'avec

nos vacances à l'autre bout du monde, il faut quand même

faire un peu attention… Mais si je fais tout ça, ce n'est pas

pour que Serge se pose confortablement dans le canapé

avec son whisky. C'est pour la petite. Je veux qu'elle

connaisse la même insouciance que moi à son âge. Elle en

a le droit. Elle n'est pour rien dans toute cette histoire.

Lorsqu'elle sera grande, je m'occuperai enfin de moi.

21 novembre 2017

Aujourd'hui, Julie a dix ans et Serge me trompe. Je ne le sais

pas uniquement par ses bafouillages lorsqu'il a essayé de

justifier ses déplacements à l'étranger, ni même par les

factures de parfum et de bijoux qu’il a tenté de cacher. Hier,

je me suis avancée vers lui pour le faire avouer et il m'a dit

tout bas, avec un sourire cynique : « Tu voulais un homme,

non ? ».

C'est fini. Je peux tolérer une faiblesse dans notre couple,

des yeux baladeurs ou même des fantasmes inavoués. Mais

une cruauté si effrontée, si assumée… non, c'est au-dessus

de mes forces ! Demain, je pars chez ma sœur avec la petite,

en laissant dix ans de ma vie derrière moi. Serge était beau

et drôle ; il avait un charisme qui rendait folles toutes mes

copines. Comment cette personnalité que j'admirais s'est

révélée être le dernier des égoïstes ? Je vais expliquer à

notre fille, avec des mots d'enfants, que papa et maman se

séparent. Mais je ne lui dirai pas que son père est un enfoiré

de première !!

Joan Monsonis

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Rouge

Je ne fus pas très surpris de te retrouver là, trônant

au milieu de la salle. Tu étais sublime. Ta robe rouge,

épousant tes formes, attirait l’attention des convives. Bientôt,

l’un d’eux te touchera, c’est inévitable, tu as tout fait pour

cela. Bien sûr que tu m’attires ! Il faut être fou pour te

résister ! J’aimerais respirer ton odeur, te sentir exciter mes

sens. Je devine déjà l’absence que tu laisseras, le parfum

qui restera dans mes narines.

Dix-sept ans déjà que tu occupes le devant de ma scène.

Avec toi, j’ai connu la joie de la vie à deux. Notre couple était

solide. Je me souviens des nuits où je me réveillais, rien que

pour te retrouver. Ta compagnie calmait mes tourments et

flattait mes blessures. Je me sentais moins seul. Le matin, je

n’avais qu’une soif : celle de te retrouver. Tu m’attendais,

fidèlement, sans reproches.

Mais aujourd’hui, je n’ai plus besoin de toi ! Oh oui, tu m’as

consolé, tu m’as soulagé, tu m’as rendu très heureux. Je t’ai

dit le plus intime de mes secrets et tu as su le garder pour

toi : quelle fidélité ! J’avais très peur que tu m’abandonnes :

que nenni ! Ce n’était pas ton genre… Toi seul t’intéressais

à ma vie, à mes relations, à ma famille. Tu as réussi à me

faire croire que Christine était nocive pour moi. Et je t’ai crue.

Tu m’as demandé de la quitter et je l’ai fait pour toi. Tu m’as

convaincu de tourner le dos à ma famille pour être plus près

de toi. Seul à seul avec toi... Et je l’ai fait.

Tu me fascinais, je t’aimais. Tu comblais tous mes besoins,

même ceux qui n’existaient pas. Stop ! Je ne vais pas

succomber ! Je m’excuse, mais je dois décliner ta

proposition. Je refuse la tentation : garde-la pour toi ou file-

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la à un autre pigeon ! Moi, j’ai trop souffert… Il est temps

pour moi d’être raisonnable. Tu ne m’apporteras rien que je

ne connaisse déjà. Dommage que tu n’aies su me donner

qu’un seul conseil : « De l’ivresse, de l’ivresse, de

l’ivresse…». Jamais tu n’as voulu que l’abstinence se mette

entre nous. Il m’a fallu beaucoup de courage pour me

séparer de toi. Tu as tout fait pour me retenir ! Je ne sais

pas si tu comprendras ; à présent, je me préfère à toi. Par-

dessus tout, j’ai foi en moi et j’ai décidé de sauver ma vie.

Demain, j’irai à la réunion des Alcooliques Anonymes et je

parlerai de toi.

Je raconterai notre amitié, mon amour pour toi, les

sentiments qui m’attachent encore à toi ! Comment tu as

cherché à me séduire et comment j’ai pu te résister.

Tu vois, mon verre de vin, je ne t’abandonne pas, tu fais

encore partie de ma vie.

Carole Tigoki

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135 Tissages

Pétard de pétard

Je ne dis rien… rien… Une fois de plus, je ne dis rien…

« Tu aurais dû », « Tu aurais pu », « Et si tu avais fait comme

si ou comme çà », « Y a qu’à… » : encore et toujours les

mêmes réprimandes de Jean… Je ne réponds plus ; mieux

vaut ne rien répondre. Même si je trouve très facile, pour lui,

de faire des reproches les fesses bien posées sur son

canapé, à se faire servir comme un prince !

Je suis une « femme à la maison », comme si ce statut

autorisait « Monsieur » à se la couler douce et à donner des

ordres. Il ne m’a même pas demandé comment j’allais, si ma

journée s’était bien passée… Ça commence à bien faire :

non, non et non, il va falloir que ça change !

Je me sens réduite à peu de choses, confinée à la maison.

A force de rester cloîtrée, je vais me perdre… Retrouver des

amis pour aller boire un verre ou aller au cinéma ?? « Ça va

occasionner des dépenses, il faut faire attention, pas de frais

inutiles ». Allez, remue-toi, sors de son emprise !

Je souhaite mon indépendance financière et l’autre jour, j’ai

fait part à Jean de mon intention de travailler ; notre fils

Simon est grand maintenant. « Mais tu n’y penses pas ! Sois

un peu raisonnable ! Il ne te manque rien, que trouverais-tu

ailleurs ? ». J’étouffe, je m’étiole, je deviens l’ombre de moi-

même, réduite à me taire, à ne pas faire de bruit… Cette vie

n’est pas pour moi, j’ai l’impression de vivre dans un autre

siècle.

Il est sept heures. Nous sommes à la table du petit-déjeuner,

lorsque Simon jette furieusement la bouteille de lait vide sur

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la table. « C’est n’importe quoi dans cette maison, il manque

toujours quelque chose ; tu pourrais au moins, une fois dans

ta vie, faire les courses correctement et acheter du lait ».

Pétard de pétard !! C’est la fois de trop et je prends

conscience que mon fils affiche le même comportement

machiste que son père. Je ravale mes mots mais, très

calmement, je me lève, j’attrape la nappe à son extrémité et

la tire vers moi dans un geste précis et déterminé. Le

contenu de la table - bols, assiettes, beurrier, cuillères…-

s’écrase au sol avec fracas. Mais je ne m’arrête pas là ! Je

fais un gros bouchon de la nappe et le lance avec toute ma

colère à la tête de Jean ! Tout surpris et pour faire bonne

figure, il s’en empare, s’en couvre à la manière d’un costume

et nous déclame une tirade du Cid.

Simon est mort de rire. Moi, je ne parviens pas à retenir les

vagues de larme et de colère qui montent en moi, en même

temps que le rire qui jaillit de ma gorge devant l’absurdité de

la scène. Je me suis mise en rage, je suis « sortie de mes

gonds ». Mes deux hommes se lèvent ; Jean m’entoure de

ses bras pour calmer l’ardeur de mon emportement tandis

que Simon me rassure de ses mots. Je tremble de tous mes

membres. Je réalise qu’en les surprenant ainsi tous les deux,

j’ai posé une limite.

Je décide de mettre fin aux non-dits, à la rancœur qui

s’accumule en moi. Je me suis enfin libérée de cet étau de

silence. Quelque chose a lâché, une digue s’est rompue ! Je

ne tolérerai plus d’emprise sur mes décisions.

J’ai décidé d’être moi !

Christine Garnier

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137 Tissages

Merci !

J'étais vraiment fière d'avoir décroché un CDI au Cabinet

Joly, assureur au Havre, au terme d'une mission d'intérim de

deux mois. Songez plutôt, cela faisait six mois que j'étais

arrivée dans cette grande ville portuaire, tout droit venue de

mon Marais poitevin natal. J'ai toujours aimé apprendre et là,

un monde nouveau s'ouvrait à moi : celui des assurances. Et

pas dans n'importe quel cabinet, celui de Marcel Joly,

principal réassureur de la reconstruction du Havre, menée

par Auguste Perret !

Malheureusement, le vieil assureur à nœud papillon a cédé

sa place à un fringant fils de notaire, golfeur plus

qu'assureur, qui passait la majeure partie de son temps sur

les greens et au club house. Il menait à la baguette les quatre

employées du cabinet, qui ne disaient mais… J'étais la plus

jeune, et aussi la dernière arrivée. Il me fallait comprendre

toutes les subtilités des contrats, gérer les clients

récalcitrants en faisant bonne figure. Le tout avec

disponibilité et sourire ! Pas de remerciements pour un beau

contrat enlevé, qui garantissait une commission confortable.

Mais plutôt des réprimandes sur un oubli mineur, jetées

devant les autres sur un ton méprisant. J'en étais venue à

craindre de rejoindre le Cours de la République, où se

trouvait le cabinet.

B.V. usait de son charme, de sa belle gueule et de ses yeux

bleus pour asseoir une autorité qui n'était pas due à sa

compétence, mais plutôt aux millions que son notaire de

père avait allongés pour racheter le cabinet du vieil assureur

amoureux des chevaux. De brimades en opprobres toujours

plus nombreuses, l'ambiance devenait pesante. Alors que

nous nous démenions comme de beaux diables, le

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« maître » n'était jamais satisfait. Et il savait manier la carotte

et le bâton comme personne…

A l'automne 1976, une grève importante des PTT a affecté

l'activité du cabinet. Bien entendu, les reproches cinglaient,

car le règlement des primes se faisait attendre, tout comme

les rapports d'expertise et autres documents. Ce grand

bourgeois ne comprenait pas ce mouvement social et tenait

rigueur à ses employés des retards accumulés. La marmite

se réchauffait, jusqu'à ce jour d'octobre où, devant un

reproche encore une fois injustifié, j'ai décidé de dire STOP.

Je lui ai rétorqué, en montrant mon front : « Il n'y a pas

marqué BOY ». Et sur le champ, je rédigeais ma lettre de

démission que je me suis fait un plaisir de lui remettre en

« recommandé-main », grève des postes oblige ! Le fils de

notaire a failli s'étouffer devant tant d'aplomb. Dans son

milieu, les employés ne se rebellent pas, ils courbent

l'échine.

Quelques semaines après, je recevais mon solde de tout

compte, et poussais pour la dernière fois les portes vitrées

du cabinet. Libre ! Deux mois ont passé, occupés par un

déménagement. Je postulais alors à un poste de

responsable du service « Assurances et contentieux » d'une

grosse boîte de transport international. Recrutée, j'y ai passé

mes plus belles années dans le secteur privé. Merci B.V. !

Danielle Mercier

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139 Tissages

Ma liste

Qu’il s’agisse de la « liste au père Noël » enfantine, de la

prosaïque « liste de courses » ou de l’utopique « liste de

bonnes résolutions » du jour de l’An, la liste fait partie du

quotidien de tout à chacun. Depuis que l’homme écrit, il a

créé des listes pour recenser, classer, prioriser ou se

remémorer toutes sortes de choses.

Shaun Usher, qui a collecté et étudié des centaines de listes

pour son recueil « Au bonheur des listes », fournit

notamment deux explications à ce phénomène : « 1. La vie

est un capharnaüm […] La capacité à ranger une partie de

ce chaos dans des listes […] peut provoquer un très

bénéfique soulagement. 2. L’être humain a peur de l’inconnu

et […] éprouve un profond besoin de nommer et grouper les

choses, de leur assigner une place dans des listes

réconfortantes ».

Après avoir parcouru quelques-unes des 125 listes

historiques, inattendues ou farfelues, rassemblées par

Shaun Usher dans son ouvrage, nous avons chacun imaginé

« notre liste » et pris plaisir à détourner cet outil rationnel en

en objet littéraire.

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La liste du voyageur

Choisir une destination appropriée à ton désir du moment,

mais aussi à ta recherche spirituelle.

T’inquiéter de la distance à parcourir et du moyen de

parvenir à destination.

Si tu envisages cette expérience comme une quête

intérieure, évite le transport aérien. Tu pourras davantage te

recueillir à la cadence du transport ferroviaire.

Tu ne changeras donc pas de continent.

Attention à préserver ce voyage de l’esprit de

consommation.

Pour choisir ta destination, écoute simplement ton âme et

fuis tous les sites de voyage qu’on te propose sur le net.

Tu as souvent tendance à parcourir la toile. Booking.com et

Tripadvisor t’ont d’ailleurs bien repéré !

N’écoute pas tes collègues et amis qui achètent un billet

d’avion comme ils achètent une baguette de pain. Ils ont déjà

« fait » la Chine, l’Egypte, le Guatemala, la Colombie…

Ils vont « faire » la Norvège ou la côte Ouest des USA cet

été, ils hésitent encore.

Ne « fais » rien de tout cela. Poursuis ton désir de rencontre.

Ton voyage est celui du présent et du quotidien.

Ouvre grand ta porte et tes yeux. Regarde l’immensité du

ciel et la marche des passants, le matin.

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141 Tissages

Ton voyage au cœur des villes nécessite que tu sois

confortablement chaussé.

Essaie d’observer précisément ton chemin.

Concentre-toi sur le poids de ton corps, sur ton ancrage au

sol. Respire profondément et n’aie pas peur.

Tu vas rencontrer l’Autre. Tu avances vers lui.

Lâche prise et ne pense qu’à l’instant présent.

Laisse la pluie ruisseler sur toi.

Ecoute les vibrations de la ville, sa musique, la brise, le cours

de l’eau, le chant des oiseaux… la rumeur des moteurs, les

talons sur le pont, le chant du poète, la chute de l’enfant et

le cri de la mère… les sirènes…

Le voyage que tu effectues t’emmène plus loin que tu ne

l’imagines. Il t’offre le contact avec cet étranger aux portes

du métro.

Ne passe pas devant lui sans le voir. Prends le temps de le

regarder, de lui parler.

Il est là devant toi.

Il a risqué sa vie pour te rencontrer. Offre-lui cet accueil au

bout du voyage.

Et alors ton voyage prendra tout son sens, celui de la dignité.

Là, un peu plus loin, cette femme.

Approche-toi d’elle. Offre-lui la chaleur de ton bras.

Elle ne voit pas.

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Conduis-la vers la fleuriste au coin de la rue. Qu’elle y respire

les parfums de la rose et du mimosa.

Parle peu, mais juste.

Ecoute le silence de ces êtres qui n’ont plus la force de

murmurer.

Marche encore, ne t’arrête pas. Traverse la ruelle, le

quartier, la ville, sans lassitude.

A l’affût.

Ce voyage n’a pas de prix.

Ce voyage n’a pas de fin.

Christine Sonrier

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143 Tissages

Ma fille, n’oublie pas

D’être sage en classe

D’obéir à la maîtresse

De faire tes devoirs

D’apprendre tes leçons

De ramener des bonnes notes

De mettre la table

De balayer la cuisine après le repas

De faire ton lit

De ranger ta chambre

De cirer tes chaussures

De prendre soin de tes habits

D’économiser tes affaires

D’avoir ton bac, avec mention

D’avoir ton diplôme au plus vite

De trouver un bon travail

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De fonder une famille

De te marier

De servir ton mari

De te soumettre

De te taire

Assez longtemps réfléchi

Assez longtemps patienté

Assez longtemps accepté

Allez, ma fille ! Vas-y !

Je vais agir

Je vais parler

Je vais partir

Je vais vivre

Libre

Annie Lamiral

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145 Tissages

Les choses

A la manière de Sei Shonagon, auteur de « Notes de

chevet », chef d’œuvre de la littérature japonaise de l’époque

Heian (IXe – XIIe siècle).

Liste de choses dont il faut avoir peur :

- Le nombre de verres qu'il a fallu boire pour arriver à penser

qu'on va tenir ses promesses pour la nouvelle année.

- Regarder un film d'épouvante seul à 1h du matin.

- La quantité de chocolat mangé pendant le film.

- La peur elle-même.

Liste de souhaits pour les autres :

- Qu'ils restent eux-mêmes quand leur bienveillance me

réchauffe.

- Qu'ils changent quand ils me font bouillir de colère.

- Qu'ils disparaissent quand ils me couvrent de leçons de

morale.

- Qu'ils me pardonnent quand je leur reproche quelque

chose, alors que c'est précisément ce que je leur fais subir.

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Liste de souhaits pour soi-même :

- Etre fier de ce que l'on fait, même si ça revient à flatter notre

ego.

- Ne pas perdre ses moyens lorsque les gens nous aiment.

- Savoir qu'elle me regarde du coin de l'œil.

- Profiter d'eux tant qu'ils sont de ce monde.

- Ne pas compter les années, ni le temps qui passe.

Liste de souhaits si un jour je suis papa :

- Aimer les rires et les jeux d'une après-midi d'été.

- Aimer l'automne, sa pluie fine et la poésie de son ciel gris.

- Aimer la magie de Noël et te voir ouvrir tes cadeaux.

- Aimer le printemps et, surtout, compter les jours jusqu'aux

prochaines vacances.

- Ne faire une liste de souhaits que lorsque tu auras plaisir à

regarder derrière toi…

Joan Monsonis

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147 Tissages

Ecouter une personne alors que vous avez

sommeil

Empêcher son interlocuteur de parler d’une traite.

Lui couper le plus souvent possible la parole.

Utiliser des « Ah bon ? Ah oui ? D’aaaccord !! ».

Hausser légèrement le menton dans sa direction.

Opiner régulièrement du chef avec un air pénétré.

Imiter scrupuleusement ses mimiques.

Eclater de rire lorsque l’histoire s’y prête, la bouche grande

ouverte.

Donner son avis, même lorsqu’il n’a rien demandé.

Eviter tout relâchement musculaire qui procurerait un lâcher

prise ; pour cela, s’assoir au bout de son siège.

Humidifier discrètement ses lèvres avec sa langue.

Serrer les abdominaux ; coller au maximum son nombril à

son dos.

Chercher dans ses yeux les valeurs que vous avez en

commun.

Ne pas chercher à comprendre ce qu’il essaie de vous

expliquer.

Surtout ne pas porter d’appréciation négative sur sa

personne.

Etre bienveillant : après tout, vous luttez contre vous !

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Penser à un tueur en série.

Et si, définitivement, tout cela ne fonctionne pas, se

remémorer le dernier fait divers tragique de BFM TV !

Carole Tigoki

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149 Tissages

Ma journée

Dormir sur la couette

Manger

Faire ma toilette

Jouer

Aller dans ma caisse

Dormir sur le sofa

M’étirer

Sortir explorer

Grimper aux arbres

Me soulager dans les semis

Dormir

Faire ma toilette

Courir

Réclamer à manger chez le voisin

Faire acte de présence auprès de mon humain

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Dormir sur ses genoux

Chasser les souris ou les oiseaux

Tolérer de jouer avec la balle

Manger

Dormir sur le lit

Réveiller la maison en pleine nuit

Aller câliner mon humain

Quelle vie de félin !

Lénaïg Lamour

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151 Tissages

Symbiose

Sentir le soleil sur ma peau

Ecouter le vent dans les feuilles

Respirer profondément

Enlacer un tronc d’arbre

Marcher pieds nus dans l’herbe

Profiter du moment présent

Regarder la course des nuages

Contempler le vol des oiseaux

Humer l’effluve du jasmin

Déambuler au rythme de la nature

Ressentir la vie

Lénaïg Lamour

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La liste sans retour

Chère Lili,

Aujourd’hui, je t’ai rendu visite.

Le bruit de la clef dans la serrure marque l’entrée dans un

monde qui ne m’appartient pas, un monde où nous ne nous

rejoindrons plus. Après le long corridor qui mène à ta

chambre, tu es là et tu ne me reconnais pas. Tu ne reconnais

plus personne.

Le temps s’écoule autour de toi, étranger à ta réalité. Parfois,

tu racontes des histoires, tu questionnes et t’inquiètes d’une

situation. Tu interpelles des personnes que tu as connues ou

tu restes prostrée là dans l’attente d’un événement ou dans

le néant. Quel est ce démon qui t’a prise ? Qui t’a soustraite

à notre monde et notre réalité ?

Ce soir, c’est moi qui pleure, ma Lili, et voilà tout ce que

j’aimerais pouvoir te dire :

- Surtout, ne te retourne pas après que je t’aurai serrée dans mes bras ; ne te retourne pas. Je ne suis pas certaine de résister à l’envie de t’emmener avec moi.

- Ne sois pas triste ! J’espère que tu n’es plus triste car, si tu

l’es, comment m’assurer que ce sentiment n’est pas la cause de ton éloignement ?

- Ecoute les oiseaux ! Leur chant mélodieux ramènerait-il à

ta mémoire le souvenir de tes doigts sur le piano, dans les salles où tu as joué à travers le monde ?

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153 Tissages

- Regarde par la fenêtre et découvre la lune qui brille pour

toi, pour te ramener vers la lumière et te montrer le chemin. - J’espère que plus rien ne t’inquiète : les fausses notes, les

crampes dans les doigts… - Emerge de ce monde obscur et fuis cet oubli !

- Reviens avec nous dans ce monde bienveillant, dans la

lumière, le partage et la connaissance.

Christine Garnier

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Parfum d’écriture

On dit souvent que les odeurs ont un pouvoir d’évocation et

de réminiscence important, on parle de la puissance de la

« mémoire olfactive ». Pourtant, cette mémoire est moins

performante que la mémoire visuelle ou auditive. Mais elle

est liée à un sens plus primaire et plus directement

connectée à nos émotions.

Qu’elles soient puissantes ou subtiles, certaines odeurs sont

associées à des lieux et vont nous y emmener directement :

les vieux livres et la bibliothèque, l’éther et l’hôpital, le pain

en train de cuire et la boulangerie… Chaque maison a aussi

sa propre odeur - le bois du parquet, le feu de cheminée, le

« renfermé »… - qu’on ne perçoit souvent que chez les

autres, ou chez soi après une longue absence.

L’appréciation des odeurs est culturelle. Une même odeur

est jugée agréable dans un pays, immonde dans un autre.

Citons le durian, fruit très populaire en Asie, mais dont

l’odeur est insupportable pour les occidentaux, à tel point

qu’il est souvent interdit dans les hôtels et les avions ! Ce

jugement est aussi très subjectif : l’un va aimer une fragance

qui lui rappelle un amour passé, l’autre détestera ce parfum

évocateur d’une personne qui l’a fait souffrir.

Pour lancer l’écriture, deux sources d’inspiration nous ont été

proposées. Un coffret d’arômes utilisé en sommellerie nous

a baignés dans toutes sortes de parfums, de la framboise à

la truffe, en passant par les agrumes et le foin. Puis la lecture

d’extraits du livre culte « Le Parfum », œuvre majeure de

Patrick Süskind, nous a montré jusqu’à quel paroxysme le

pouvoir des odeurs pouvait prendre une dimension

romanesque.

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155 Tissages

Un souvenir dans l'obscurité

Hypnotisés par le jeu vidéo, nous fixions le téléviseur, seule

lumière de l'appartement. Entre les cartons de pizza et les

volutes de fumée de joints, nous traversions le quotidien

mouvementé de l'adolescence comme de grands enfants.

Mais ce n'était pas le sujet pour nous à ce moment-là. Tout

ce qui importait pour notre bande de copains, c'était que les

pétards tournent rapidement et d'être le meilleur à ce jeu de

foot sur console.

A un moment de la nuit, je me suis retrouvé sans manette et

j'ai regardé autour de moi comme si je découvrais ce salon

pour la première fois. Enfoncé dans le canapé, je me suis

tourné vers la petite table de chevet où se dessinaient dans

l'obscurité une lampe et une grosse bougie. Je me suis saisi

de ce cylindre en cire et l'ai approché de mon nez à tout

hasard.

L'odeur de cette bougie m'a alors catapulté vers des

souvenirs lumineux, vers les étés de mon enfance, lorsque

ma mère m'amenait à la plage en me tenant la main et que

je sautillais d'impatience à l'idée de me jeter dans cette

piscine gigantesque où flottaient des parfums d'iode et de

tout ce qui vit dans cette immense étendue. Et c'était

justement ça, l'odeur de cette bougie, qui m'avait fait fermer

les yeux dans ce salon étroit et sombre de la banlieue

parisienne.

Dans les jours suivants cette soirée, je me suis renseigné sur

la provenance de cette bougie. C'était « Vacances à

l'océan » de la marque « Nature et Découvertes ». J'ai alors

acheté toute la gamme de ce parfum : les bâtons d'encens,

les bougies, la petite fiole d'huile… Et je dois avouer que j'ai

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encore retrouvé ces émotions si bouleversantes en

plongeant mon nez dans ces essences. Je revoyais cette

lumière de l'enfance, plus brillante que mon soleil d'adulte.

J'ai retrouvé cette plage méditerranéenne, les matelas

gonflables, les glaces, les jeux sans fins aux heures

brûlantes de l'après-midi.

Mais les sensations de bien-être que me procuraient

« Vacances à l'océan » ont commencé à s'éteindre. Je

sentais la bougie mais le grand soleil s'éloignait de plus en

plus, pour ne former qu'un petit point de lumière dans ma

tête. Un peu comme un bateau qui se perd dans l'horizon

marin.

Joan Monsonis

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157 Tissages

La sieste

Je n'avais pas plus de quatre ans. J'habitais dans une cité à

Arpajon dans l'Essonne. En face, la N20. Pas très drôle cette

route où circulaient toutes ces voitures à vive allure. Pas de

verdure non plus !

L'été, un glacier s'installait avec sa camionnette et parfois

maman lui achetait deux glaces avec une boule chacune.

Une était rose à la fraise et l'autre était verte à la pistache.

La rose allait toujours à mon frère, la verte pour moi !

Ces deux glaces que je revois encore étaient déposées dans

le compartiment du haut du frigo. Une fumée s'en échappait

lorsqu'on ouvrait la porte et c'était très froid ! Mais voilà, pour

obtenir ce sésame, il fallait faire la sieste !!! Grrrrr… voilà que

le goût s'installait dans la bouche et ce parfum qui semblait

me titiller les narines : tenace ! Le sommeil n'était pas facile

à trouver.

Longtemps j'ai recherché cette odeur et ce goût. Ne le

trouvant pas, je me suis dit qu'il était édulcoré par ce si bon

souvenir.

Puis un jour, après avoir feuilleté un livre de recettes du

célèbre créateur les éclairs de génie, je me suis rendue avec

une copine chez « G. Detou ». Cette enseigne porte très

bien son nom. Une vraie caverne d'Ali Baba pour les

professionnels et amateurs de cuisine, à prix très attractif.

Des colorants et des arômes en veux-tu en voilà, des œufs

sous toutes leurs formes : juste les jaunes, juste les blancs,

en poudre même, dans des seaux ! Du chocolat par tablette,

par kilo, des fruits à coques, de la crème pâtissière en

poudre ! De la crème de tartre ? A quoi cela peut-il bien

servir ? C'est pour les coques des macarons, m'a-t-on

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répondu ! Des fruits confits, et j'en passe, et de la pâte à

pistache !

Nous ressortons chargées, abasourdies et ravies. Une fois

rentrées, nous nous mettons à l'ouvrage : ce n'est pas tout

de s'extasier devant tous ces ingrédients, nous avons prévu

de faire des éclairs choco-coco et pistache d'Iran-orange. De

plus nous débutons !

Nous commençons par la crème pistache-orange. J'ouvre la

boîte de la pâte de pistache … TRES VERT … bouh !!!

J'approche mon nez … me voilà catalputée quarante ans en

arrière ! C'est exactement le parfum de la glace à la pistache

que m'achetait maman !

Cécilia Capus

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159 Tissages

La sonnerie

Thibault traversa le salon en direction de sa chambre sans

une pointe de vivacité. Son père, concentré sur la page

centrale du « Courrier International », ne releva pas la tête.

La pièce, orientée plein sud, était habillée de la lumière du

soleil de quinze heures et paraissait plus grande. Une

atmosphère agréable s’en dégageait.

Bertrand, alerté par l’odeur qui suivait Thibaut dans sa

déambulation, l’interpella.

- Thibaut ?!

Son fils resta devant la porte de sa chambre sans se

retourner. Cette attitude ne sembla pas heurter son père. Les

deux hommes vivaient côte à côte sans vraiment se

rencontrer. Bertrand avait renoncé à tout dialogue avec cet

enfant, devenu mutique à l’adolescence. Sauf que cette

odeur forte de caoutchouc brûlé était une urgence, il fallait à

tout prix forcer la communication.

Thibaut s’isola dans sa chambre sans aucune réponse. La

porte, en se refermant, envoya l’effluve d’herbe roussie dans

le salon. En un rien de temps, l’émanation du cannabis

envahit l’espace et s’accrocha aux tissus des rideaux, puis

se mit à dévorer le parfum du linge propre sur l’étendoir.

Bertrand, qui s’était levé, avait les narines pleines de cette

odeur puissante, il passa la main devant son nez pour la

mettre à sa distance. L’air sain avait disparu de la pièce. Il

se sentait submergé.

Pour lui, c’était une mauvaise nouvelle. Ce parfum

facilement reconnaissable avait dû suivre Thibaut et laisser

des traces dans les escaliers, ainsi que dans l’ascenseur. Un

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néophyte l’aurait facilement identifiée, tant cette odeur était

tenace. C’était inévitable, il avait à coup sûr été repéré.

La sonnerie de la porte le fit sortir de sa réflexion. Bertrand

frissonna. Il avait déjà reçu des plaintes des voisins. Il ne

souhaitait plus vivre sous leurs regards accusateurs, ni subir

les sourires narquois de certains d’entre eux. Il hésita entre

vaporiser du désodorisant dans la pièce, ouvrir en grand les

fenêtres ou verser quelques gouttes d’huile essentielle de

romarin pour masquer l’odeur.

Quelle attitude adopter ? Et s’il faisait celui qui ne sentait

rien ?

- Pardon ? Une odeur, je ne sens rien ! se rassura-t-il.

Et si c’était la police ? Il serait malvenu de nier. Il avait déjà

reçu leur visite et un rappel à la loi au mois d’octobre,

lorsque son fils fumait dans sa chambre. Il lui avait interdit de

recommencer ! Toutes ces idées remuaient dans sa tête. Il

fallait pourtant faire face. Il se refusa à regarder dans le juda,

préférant la surprise et l’improvisation. Persuadé que quel

que soit le visiteur, il trouverait des arguments. L’ouverture

de la porte fit un appel d’air et l’odeur de cannabis

l’enveloppa.

La voisine de palier prit cette odeur en pleine face. Son

visage resta neutre et elle fit mine de ne rien ressentir. Elle

lui tendit une lettre :

- Bonjour, monsieur Baudard, tenez, je vous remets cette

enveloppe, mise par erreur dans ma boite aux lettres.

Elle finit par un sourire ambigu et ne s’attarda pas.

Carole Tigoki

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161 Tissages

Josette

Josette n’aimait pas les mardi soir.

Elle dînait seule d’un potage aux légumes, d’un morceau de

camembert et d’une pomme du verger. Elle faisait la

vaisselle, rangeait soigneusement sa cuisine. C’était

inlassablement le même rituel. Elle ne s’attardait guère sur

son tricot. Elle préférait monter faire sa petite toilette et

s’allonger dans son lit pour lire le dernier numéro

des « Veillées des Chaumières ».

Sur le coup de dix heures, elle éteignait la lumière en

pensant à la journée du lendemain qui serait bien chargée

encore. Elle serait, du matin au soir, occupée aux champs à

lier les bottes de paille, à les rouler et à les hisser dans la

charrette, bref à suer sous le soleil brûlant.

Elle se réveilla en sursaut, la porte d’en bas venait de

claquer. C’était Robert qui rentrait de sa partie de belote, au

café du coin. Josette fut soudain prise d’une agitation

fiévreuse, d’une angoisse violente. Les pas de Robert se

faisaient plus distincts. Il poussa la porte de la chambre, se

déshabilla rapidement et tomba dans le lit de tout son poids.

Josette s’était maintenant recroquevillée dans son coin, lui

tournant ostensiblement le dos et remontant le drap

jusqu’au-dessus de son nez. C’est alors que, quelques

instants plus tard, les odeurs de foin et de transpiration

commencèrent à exhaler sous les couvertures et à se

répandre par vagues. Vinrent ensuite les relents de cigarette

froide – des Gitanes sans filtre – qui se mêlèrent lentement

à ceux de la Valstar rouge, sa bière préférée. Il se mit à

ronfler. Sa bouche devait être béante. Elle vomissait

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maintenant de puissants effluves de harengs saurs suivis de

bouffées de vinaigre et de jus d’oignon poivré. Bientôt, s’y

ajouta la puanteur de ses pieds qui avaient macéré toute la

journée dans ses vieux godillots, bien imprégnés déjà de la

sueur des années passées.

Non, vraiment, Josette ne supportait plus de se retrouver,

chaque mardi, prisonnière de ce bain infect, fétide et

nauséabond. Elle se glissa doucement hors de la couche

conjugale... pour la première fois.

Annie Lamiral

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163 Tissages

Senteurs d’été

Les vacances commençaient dès la gare d’Austerlitz. Le taxi

traversait les rues de Paris et ses odeurs de pots

d’échappement pour nous déposer dans l’atmosphère des

voies ferrées, effluves métalliques qui invitent au départ.

Après l’installation dans le compartiment de huit places,

chacun commençait à déguster son sandwich au jambon,

pâté ou chorizo. Les plus organisés partageaient une

bouteille de vin rouge avec les autres voyageurs. On faisait

connaissance, les hommes allumaient leurs cigarettes et

remplissaient l’espace d’une fumée âcre et bleutée et les

conversations allaient bon train. Puis d’un accord tacite on

éteignait les lumières pour essayer de dormir en

s’accrochant au rythme des rails.

Dès le réveil, on ouvrait la fenêtre pour changer l’air de la

nuit et là, les embruns iodés de la Méditerranée venaient

réveiller les narines. Après le changement de train à la

frontière espagnole, de grandes bouffées d’été

accompagnaient la descente vers le Sud. Les senteurs

marines de la côte se mélangeaient à celles des orangers au

fur et à mesure qu’approchait la fin du trajet.

Arrivés à destination, les wagons s’emplissaient d’une

moiteur chaude et agréable qui présageait les essences

d’une ville de lumière, d’une ville de bord de mer : Valencia.

Dès lors, l’été pouvait se dérouler à l’ombre des pins parasol

chauffés par le soleil, sur les terrasses des bars à tapas où

l’on servait gambas grillées et sangria à la cannelle. Le soir,

la poudre des pétards et des feux d’artifice accompagnait les

éclats de la fête et dans les bals des rues, les parfums des

danseuses se fondaient dans les bouquets de jasmin.

Maria Besson

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Parfum d’enfance

Comment oublier ce parfum ensorcelant qui m'enveloppait

dès que je franchissais le portillon du potager de mon père ?

Pourtant, elles se cachaient au fond du jardin, après les

haricots acidulés et les tomates gorgées de soleil.

Là, presque cachées sous les feuilles vertes ciselées, les

« Maras des bois » exhalaient ce parfum si particulier, que

j'associais inévitablement à celui des fraises des bois que

nous allions cueillir au Donnersberg (le Mont du Tonnerre)

avec Opa, mon grand-père allemand.

Les Maras des Bois, fierté de mon père, enchantaient les

desserts de mon enfance... Mais avant de les déguster

nature, au sucre, à la crème, ou dans un mijet au vin, il fallait

les cueillir. Tâche un peu ardue, mais aussi jubilatoire, car

nombre de fraises terminaient leur vie dans ma bouche, et

non dans le panier. Ce qui, inévitablement, suscitait chez ma

mère un « il n'y avait que ça dans le carré ? ».

L'œil complice de mon père croisait le mien. Il n'était pas

dupe du plaisir déjà approché, qui s'étalait en gouttes rouges

au bord de mes lèvres.

Danielle Mercier

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165 Tissages

Regards croisés sur l’écriture

Ecrire en atelier, c’est partager une certaine intimité tout en

faisant preuve d’une grande pudeur. Celle des personnages

dont seul l’auteur connaît le trait de caractère qui lui

ressemble, celle des récits dont lui seul saura démêler le fil

autobiographique.

Durant la saison 2018-2019, nous avons choisi de nous livrer

un peu plus les uns aux autres, en réalisant des interviews

croisées autour de l’écriture.

Quatre questions pour partager nos motivations, nos

découvertes, nos choix et notre représentation de l’écriture.

Annie, la secrète

Qu'est-ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier

d'écriture ?

J'ai toujours écrit, mais dans un carcan administratif. Je

n'avais pas le choix des mots, et de plus ils étaient comptés.

Quand j'ai cessé de travailler, j'ai fait le point sur ma nouvelle

vie. Par hasard, à la médiathèque, j'ai participé à l'atelier de

haïkus sur le cirque. Cela a été une véritable révélation : d'un

seul coup l'écriture était libre, avec toutefois une certaine

contrainte, car un haïku ne fait que trois lignes ! En

seulement deux heures, j’étais entrée dans un autre monde.

J'ai compris que cela me vidait et, en même temps, me

remplissait.

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Et finalement, qu'as-tu appris ?

J'ai appris à m'ouvrir. J'écris une histoire, je l'oublie et quand

je la relis quelque temps après, je la redécouvre, elle me

semble étrangère. J’adore le partage dans le groupe,

tellement bienveillant. J'entre maintenant dans une phase où

j'écris en dehors de l'atelier, comme si les mots débordaient !

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Les multiples « moi », parce que c'était difficile et c'est la

difficulté que j'ai aimée. Je m'y suis mise à plusieurs reprises.

Je butais à trouver un fil conducteur. Puis, un jour, le déclic :

il ne m'a fallu qu'une heure pour l'écrire. J'ai aimé à la fois la

difficulté et l'étrangeté du thème. De plus, il fallait s’y révéler,

tout en se fixant une limite : jusqu'où aller en me dévoilant ?

Ecrire pour toi, c'est… ?

Un énorme plaisir ! C'est aussi le plaisir de se relire, de lire

au groupe, de partager son écriture avec des ami-e-s ou

avec mes enfants, peut-être un jour, avec mes petits-enfants

qui me découvriront alors sous une autre facette.

Propos recueillis par Danielle

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167 Tissages

Carole, audace et persévérance

Qu’est ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier

d’écriture ?

L’envie de partager le plaisir de l’écriture.

Et, finalement, qu’as-tu appris ?

J’ai appris des outils et des techniques d’écriture, à

développer ma créativité et mon imagination.

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Senteurs d’été, écrit par Maria, Elle nous invite à se mettre à

la place du narrateur et utilise les odeurs comme un

personnage à part entière de ce voyage vers Valencia.

Ecrire pour toi, c’est… ?

Avoir de l’audace et de la persévérance. C’est aussi

s’exposer et parfois se remettre à l’ouvrage.

Propos recueillis par Maria

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Cécilia, encre et papier

Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier

d’écriture ?

J’adore les mots ! J’ai repris des études de droit tout en

travaillant et j’ai constaté que, parfois, ma mémoire me

faisait défaut et que les mots pouvaient me manquer. J’ai

alors eu l’idée de participer à un atelier d’écriture. Je

connaissais Virginie et, dans un atelier d’arts plastiques, j’ai

aussi rencontré Annie qui m’a parlé d’ « A Mots croisés » et

encouragée dans ce désir d’écrire.

Et, finalement, qu’as-tu appris ?

Je traverse une épreuve importante actuellement et les

rencontres que je fais dans cet atelier me plaisent et

m’apportent beaucoup. La confrontation et les échanges

avec des personnalités de tous horizons me redonnent

confiance en moi. Je retrouve ma place au sein d’un groupe.

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Il y a plusieurs récits de Danielle et d’Annie ; je les écoute

toujours avec beaucoup d’attention.

J’ai notamment aimé les textes autour de notre atelier sur les

odeurs : « La cueillette de fraises », récit d’enfance de

Danielle et un texte d’Annie sur les mauvaises odeurs,

« Josette », tous les deux, poignants et drôles.

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Ecrire pour toi, c’est… ?

Le plaisir de se trouver face à la feuille, le plaisir de l’encre,

du contact de la plume sur le papier. L’acte d’écrire tout

simplement…

Propos recueillis par Christine

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Christine, une rencontre avec l’autre et avec soi

Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier

d'écriture ?

Mon grand-père était un amoureux de la littérature et du

théâtre ; lorsque j’étais enfant, il me récitait des poèmes, me

déclamait des tirades. J’étais très solitaire et rêveuse ; la

lecture est un immense terrain d’évasion. La découverte

d’ « A Mots Croisés » m’a permis d’essayer, d’oser écrire en

toute humilité, avec bienveillance.

Et, finalement, qu’as-tu appris ?

Ecrire, c’est difficile ! Il faut avoir des choses à dire et l’art de

les dire, la maîtrise de la pensée ; c’est un moment fort

d’interpellation, d’évasion et de partage. Cet atelier est un

lieu vertueux d’acceptation, de réflexion et de bienveillance.

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Ce seraient les haïkus sur le thème des arbres. L’atelier a

commencé dans le parc de la Maison des arts et j’ai aimé

l’exercice consistant à « photographier » l’essentiel avec les

mots.

Ecrire pour toi, c’est… ?

Un acte de présence et d’évasion, de lâcher-prise, de

réflexion, d’acceptation et de rencontre, avec l’autre et avec

soi.

Propos recueillis par Virginie

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171 Tissages

Christine, s’éprouver soi-même dans le monde

Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier

d'écriture ?

J'ai toujours eu le plaisir d'écrire. Adolescente, j'écrivais des

carnets intimes. J'ai participé à des ateliers d'écriture lors de

mes études à la fac. J'avais choisi de faire une licence

Etudes théâtrales et j'y écrivais des pièces. Dans ma vie

professionnelle, j'ai fait du théâtre avec des personnes

handicapées. Par la suite, j'ai cherché d'autres ateliers

d'écriture et je me suis inscrite chez Aleph. En 2007, j'ai

commencé un récit m'inspirant d’une histoire personnelle ; je

voudrais en faire une fiction, mais voilà, je suis en panne

d'inspiration et ne suis pas assez disponible. Du coup, j'ai

recherché un nouvel atelier afin de me stimuler et j'ai trouvé

« A mots croisés ».

Et, finalement, qu'as-tu découvert ?

J'ai découvert la richesse de cet atelier, sa diversité, autant

dans l’écriture autour d'un même thème que des personnes.

J'ai découvert aussi que je pouvais être lue, être écoutée.

Cela m'a encouragée à continuer !

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Je choisis « Grabouillage », écrit sur le thème de l'ardeur

pour le Printemps des Poètes. Ce texte était original, vivant,

physique. Le corps était engagé. Il y avait une belle énergie

et il m'a beaucoup plu !

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Ecrire pour toi, c'est… ?

Ma part de créativité. Cela donne une autre dimension dans

la vie. L’écriture permet de se recentrer, de s'éprouver soi-

même dans le monde. Elle m'aide à vivre, à transformer le

réel.

Propos recueillis par Cécilia

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173 Tissages

Danielle, entre bonheur et évasion

Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier

d’écriture ?

Ecrire a toujours fait partie de ma vie. J’ai passé de longues

années professionnelles à écrire « à la commande ». Il y a

cinq ans, quand j’ai pris ma retraite, j’ai cherché de nouveaux

repères, de nouvelles motivations. Finalement, j’ai décidé

d’avoir une nouvelle vie autour de l’écriture quand j’ai

découvert par hasard « A Mots Croisés ».

Et, finalement, qu’as-tu appris ?

Je ne sais pas si j’ai vraiment appris aux ateliers d’écriture

« A Mots Croisés ». En tout état de cause, j’y ai découvert

des personnes d’horizons divers ayant le désir commun

d’écrire. J’apprécie ce lieu de création, de partage convivial

où le regard de l’autre est respectueux et bienveillant.

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

La saison 2017-2018 n’est certes pas encore finie ! Même si

c’est toujours difficile de choisir, je peux déjà dire que j’ai

beaucoup aimé les haïkus. Pourtant, le dernier atelier sur

« L’Arbre » m’a vraiment passionnée. Dans « Sentinelle », je

raconte mon arbre – un noisetier – que j’ai découvert dans

mon jardin ouvrier. Coïncidence ou hasard, mon signe astral

gaulois est ... le noisetier !

Ecrire pour toi, c’est… ?

Du bonheur ! C’est des mots qu’on tire comme un écheveau,

on les range sur les lignes de son cahier, on ne les compte

pas, ils s’ordonnancent les uns à la suite des autres, mon

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crayon glisse sur le papier. J’invente un monde, explore une

terre inconnue. C’est une véritable évasion. Le moment est

merveilleux quand Virginie nous présente le thème de la

soirée ; je ne sais pas alors ce à quoi je vais donner

naissance !

Propos recueillis par Annie

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Elisabeth, le voyage intérieur

Qu’est-ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier

d’écriture ?

J'ai pour projet l'écriture d'un récit sur une période

particulière de ma vie. L'atelier m'incite à me lancer dans une

écriture plus assidue.

Et, finalement, qu’as-tu découvert ?

J'ai découvert un groupe très accueillant et attentif. L'atelier

est conduit d'une manière joyeuse et appliquée. J'ai appris à

mieux communiquer mes émotions.

Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-

2018, ce serait lequel ?

Je choisirais « Jour d'hiver à Essaouira », l'un de mes

poèmes. Je pense qu’il traduit un regard imagé, sensible et

bienveillant sur une journée mouvementée, dans le port de

cette ville située au Maroc.

Ecrire pour toi, c'est... ?

Communiquer, me livrer et rêver !

Propos recueillis par Maria

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Joan, dire avec profondeur

Qu'est-ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier

d'écriture ?

Cela faisait quelque temps que je cherchais un atelier et j'ai

vu une annonce dans « Bagneux Infos ». J'ai cherché un

atelier pour être avec des gens passionnés par la lecture, et

partager ma passion avec des gens près de chez moi.

Et finalement qu'as-tu appris ?

J'ai appris à ne pas être le seul lecteur de mon écriture. Je

montrais à ma famille mes écrits avant, mais ce n'est jamais

neutre, la famille. J'ai partagé avec les autres membres de

l'atelier et cela m'a fait énormément progresser.

Si tu devais choisir un récit ou poème écrit pendant la saison

2017/2018, ce serait lequel ?

« Fleur délicate

Bousculée par les vents

Amoureuse au printemps ».

Je trouve qu'il y a quelque chose de féminin dans ce haïku

qui me plaît beaucoup.

Ecrire pour toi, c'est… ?

Cela me soigne de la vie. L’écriture fait dire des choses avec

profondeur ; on en a rarement l'occasion dans les

conversations quotidiennes.

Propos recueillis par Danielle

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Lénaïg, trouver les mots pour transmettre des

émotions

Qu’est ce qui t’a donné envie de rejoindre un atelier d’écriture ?

J’adore lire, j’ai toujours lu. Cela me permet de m’évader, d’explorer d’autres univers, d’autres perspectives... Je suis venue à cet atelier pour passer de l’autre côté de la barrière, voir si je suis capable d’exprimer et transmettre des émotions, des idées à travers l’écriture.

Et, finalement, qu’as-tu découvert ? « A mots croisés » m’a permis de rencontrer des personnes de grand talent, dont Virginie, qui encadre l’atelier et qui fait un travail extraordinaire. Grâce à leurs conseils, leur écoute et leur bienveillance, j’ai pu avancer et gagner en confiance. Si tu devais choisir un texte écrit pendant la saison 2017-2018, ce serait lequel ? « Je(ux) de miroirs », mon premier texte et peut-être le plus abouti. Ecrire pour toi, c’est… ?

Un effort et une satisfaction. Un effort, car ce n’est pas

évident de s’exprimer à travers l’écriture et de trouver les

mots justes pour transmettre une idée, une émotion.

Mais aussi la satisfaction de finir un texte et de pouvoir le partager.

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Maria, liberté et exigence

Qu'est ce qui t'a donné envie de rejoindre un atelier

d'écriture ?

J'ai toujours été fascinée par la magie et la force des mots,

mais pour moi, l'écriture était réservée à une élite littéraire.

L'atelier s'est avéré un lien extraordinaire pour franchir le pas

et oser rompre cette barrière.

Et finalement, qu'as-tu appris ?

J'ai découvert le courage de se lancer, l’impression de

plonger dans le grand bain. Et aussi le plaisir de découvrir,

sur un même sujet, la diversité et la richesse des écrits des

autres participants. Le moment de lecture partagée est un

vrai bonheur.

Si tu devais choisir un récit ou un poème écrit pendant la

saison 2017-2018, ce serait lequel ?

Je n'ai pas de récit préféré. Parfois, il m'arrive de relire le

texte d'un participant et de me dire que c'est une pépite, une

vraie merveille !

Ecrire pour toi, c'est… ?

Se sentir libre d'explorer sa pensée, chercher à l'exprimer

avec justesse et sincérité, dans le respect de la langue. C'est

à la fois la liberté et l'exigence.

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Index des auteurs Page

Annie Lamiral

- Nordmann ....................................................... 28 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 46 - Liquide ............................................................. 54 - P’tit Louis ........................................................ 56 - L’honorable fin d’Edouard Joseph Pluchet ...... 64 - Rencontres passagères .................................. 96 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ....... 111 - Ma fille, n’oublie pas ..................................... 142 - Josette ........................................................... 160

Carole Tigoki

- La plainte urbaine ............................................ 31 - Ardeur ............................................................. 48 - Regret ............................................................. 53 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Rouge ............................................................ 132 - Ecouter une personne alors que vous avez

sommeil ......................................................... 146 - La sonnerie .................................................... 158

Cécilia Capus

- La leçon de vélo .............................................. 35 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 44 - Sans titre ........................................................ 62 - Circulation des chiens ..................................... 68 - La coupe à la L’Oréal .................................... 127 - La sieste ....................................................... 156

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Christine Garnier

- Le haïku, l’art de l’instant ..................................39 - Après ...............................................................55 - Trace ...............................................................85 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Pétard de pétard ............................................. 134 - La liste sans retour ......................................... 151

Christine Sonrier

- Adieu ................................................................22 - Le haïku, l’art de l’instant ..................................38 - Volupté .............................................................52 - Un cri dans la nuit .............................................80 - La liste du voyageur ....................................... 139

Danielle Mercier

- Sentinelle .........................................................25 - Le haïku, l’art de l’instant ..................................40 - Désirs ...............................................................50 - Bagneux, une minute d’arrêt.............................78 - Le divan ......................................................... 100 - Liberté d’expressions (œuvre collective)......... 111 - Merci ! ........................................................... 136 - Parfum d’enfance ........................................... 163

Elisabeth Perrin

- Le haïku, l’art de l’instant ..................................44 - Jours d’hiver à Essaouira ................................58 - Le Grand Café de la Place ..............................72

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Joan Monsonis

- Mémoire .......................................................... 17 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 42 - Irrémédiable sagesse ....................................... 49 - L’Irlandais ....................................................... 70 - « J » ................................................................ 93 - Toutes mes vies ............................................ 105 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - Un sourire de trop ......................................... 130 - Les choses ................................................... 144 - Un souvenir dans l’obscurité ......................... 154

Lénaïg Lamour

- Pin maritime .................................................... 27 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 41 - Il y a ................................................................ 60 - Je(ux) de miroirs ........................................... 103 - Ma journée .................................................... 148 - Symbiose ...................................................... 150

Maria Besson

- Alertez les lauriers ! ......................................... 19 - Le haïku, l’art de l’instant ................................ 43 - Lumières ......................................................... 51 - Le Parc de la Terrasse ..................................... 88 - D’un siècle à l’autre ....................................... 108 - Liberté d’expressions (œuvre collective) ........ 111 - République : la liberté en marche ! ................ 124 - Senteurs d’été ............................................... 162

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Bibliographie

AYARI Henda, J’ai choisi d’être libre, Flammarion, 2016

CHAILLEY Ségolène, La fabrique des histoires, Ellipses,

2013

HUSHER LEROUX Gaston, Le parfum de la dame en noir,

Lgf, 1975

PISIER Evelyne, LAURENT Caroline, Et soudain, la liberté,

Les Escales, 2017

SUSKIND Patrick, Le parfum, Fayard, 1985

USHER Shaun, Au bonheur des listes, Recueil de listes

historiques, inattendues et farfelues, Anthologie, Le livre de

poche, 2016

VAN CAUWELAERT Didier, Le journal intime d’un arbre, Le

livre de poche, 2013

Bagneux, du passé à nos jours, carnet de voyage

photographique, Le service des Archives communales et le

Photo Club de Bagneux, Digobar Editions, 2017

Le goût des haïkus, Le petit mercure, Mercure de France,

2012

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Impressum

© À Mots Croisés, 2018

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation

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Directrice de la publication : Virginie Louise

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Tissages

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Entrelacer des phrases et des mots, tirer quelques fi ls de vie et les nouer avec un brin d’actualité ou de fantaisie, y poser quelques points... De ces exercices de style naît une collection de tissages, hauts en couleurs et teintés d’imaginaire.

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Ouvrage imprimé en France, dans un atelier respectueux de l’environnement.

Animation des ateliers d’écriture Virginie Louise

ISBN 978-2-9564828-0-2

Cécilia Capus Christine GarnierAnnie Lamiral Lénaïg Lamour

Joan MonsonisDanielle Mercier Elisabeth PerrinChristine Sonrier Carole Tigoki

Maria Besson

Auteurs