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TIGRE, TIGRE !

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Margaux FRAGOSO

TIGRE, TIGRE !Traduit de l’anglais (États-Unis)

par Marie Darrieussecq

Flammarion

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Titre original : Tiger, TigerÉditeur original : Farrar, Straus and Giroux

© Margaux Fragoso, 2011Pour la traduction française :

© Éditions Flammarion, 2012ISBN : 978-2-0812- -9522 3

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À Edvige GiuntaPour avoir nourri la graine

À John VernonPour en avoir patiemment récolté les fruits

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Tigre, tigre ! ton éclair luitDans les forêts de la nuit,Quelle main, quel œil immortelPurent fabriquer ton effrayante symétrie

William Blake, « Le Tigre »

Dis-moi, Seigneur, comment as-tu pulaisser une gamine seule si longtempsqu’elle ait fini par venir jusqu’à moi ?

Toni Morrison, L’Œil le plus bleu

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PROLOGUE

J’ai commencé à écrire ce livre l’été d’après la mort dePeter Curran. J’ai rencontré Peter quand j’avais sept ans etj’ai eu une relation avec lui pendant quinze ans, jusqu’à cequ’il se suicide à l’âge de soixante-six ans.

Dans l’espoir de trouver du sens à ce qui s’est passé, j’aicommencé à ébaucher l’histoire de ma vie. Et même dansles périodes où je n’y ai pas travaillé, dans ces moments oùl’histoire restait sur une étagère au fond d’un placard, jesentais sa présence, dans le désespoir qui vient à deux heurespile de l’après-midi : l’heure où Peter passait me chercherpour notre promenade ; dans le désespoir, à nouveau, à cinqheures, quand je lui faisais la lecture, la tête sur sa poitrine ;à sept heures, quand il m’étreignait ; dans le désespoir encore

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à neuf heures, quand nous sortions pour notre promenadedu soir, en partant d’East Boulevard à Weehawken, pourdescendre River Road vers le restaurant des Falaises Royales,où j’allais lui acheter une tasse de café avec sept sucres exac-tement et beaucoup de lait, et un scone aux raisins secs avecde la crème fouettée, ou une part de gâteau de riz s’il voulaitchanger un peu. Je revenais à la voiture (la Granada ou la

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Cimarron ou l’Escort ou la Mazda noire), il faisait demi-tour vers River Road, reprenait East Boulevard, et nouslongions les maisons bourgeoises de style victorien ou néo-gothique, et nous contemplions, sur l’autre rive de l’Hudson,les mille miroirs en feu des gratte-ciel illuminés, et parfoisnous nous garions pour regarder les orages.

Dans une des lettres de suicide qu’il m’a laissées, Peterme suggérait d’écrire notre histoire, ce qui est pour le moinsparadoxal. Notre monde à tous les deux n’avait été permisque par le secret qui l’entourait ; privés de nos mensongeset codes et regards et symboles et cachettes, nous aurionsété privés de tout ; à vingt ans ou quinze ou douze, privéede tout cela j’aurais pu me tuer et personne alors n’auraitpu entrevoir cette île minuscule qui n’existait qu’à traversses mensonges et codes et regards et symboles et cachettes.Tous ces secrets mis bout à bout formaient comme une clefsuprême. Demandez à un serrurier s’il existe un passe pourouvrir toutes les serrures du monde, il vous répondra quenon ; mais une clef qui ouvrira toutes les serrures d’un bâti-ment particulier, oui, ça existe. Configurer les serrures pours’adapter au pêne de la clef en question, c’est possible, maisil est impossible de dessiner une clef qui ouvrirait toutes lesserrures préexistantes. Peter le savait, parce qu’il avait, unjour, créé un passe-partout pour un hôpital entier ; c’étaitun autodidacte en serrurerie, il avait appris le métier à labibliothèque, le soir, et sur le terrain en se faisant embaucherau bluff.

Imaginez une fille d’environ sept ans, qui adore les gros

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chewing-gums rouges des distributeurs mais boude les bleuset les verts ; une enfant qui porte des baskets à Velcro, pasà lacets ; une enfant qui serre fermement entre ses jambesles chevaux de métal à pièce au centre commercial Path-mark ; une enfant qui a peur des jokers dans les jeux decartes et veut absolument qu’on les retire avant de jouer ;une enfant qui a peur de son père et horreur des puzzles

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(quel ennui !) ; une enfant qui aime les chiens et les lapinset les iguanes et les glaces à l’italienne ; une enfant qui aimegrimper à l’arrière d’une moto, parce que personne ne faitde la moto à sept ans ; une enfant qui a horreur de rentrerchez elle (toujours) parce que la maison de Peter est un vraizoo, et surtout parce que Peter est rigolo, Peter est commeelle, juste plus grand, et qu’il peut faire des trucs qu’elle nepeut pas faire.

Peut-être savait-il que les cellules humaines se régénèrenttous les sept ans, et qu’à chacun de ces cycles une personnedifférente surgit du vieux nid d’atomes. Pendant les septannées suivantes, cet homme, Peter a en quelque sortecomme reprogrammé les frémissantes cellules de cetteenfant. Il a habilement répertorié ses envolées vers la joieet suivi ses évidents circuits vers le désir, ses envies d’esqui-maux glacés, d’aller torse nu comme un garçon, d’avoir levisage léché par la douce langue rose d’un chien, de se réga-ler à la vue d’un lapin grignotant quelque chose de vert etde frais. Plus tard, il a assidûment appris les paroles deMadonna, et plus tard encore, les titres de vingt chansonsde Nirvana.

Quatre mois après la mort de Peter, j’ai interviewé unegardienne de prison pour mon journal à l’université. Chezelle – un studio dans le quartier de Journal Square, au centrede Jersey City – nous avons bu de la camomille et bavardé.J’ai dit que j’écrivais un livre. Elle a voulu savoir quel genre

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de livre. J’ai dit que c’était à propos d’un pédophile et quec’était seulement un premier jet – vraiment juste un brouil-lon. Je lui ai demandé si elle connaissait des pédophiles,dans son domaine.

« Des pédophiles. Bien sûr. Ce sont les détenus les plusagréables.

— Agréables ?

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— Oui. Gentils, polis, ne causent jamais de problèmes.Vous appellent toujours mademoiselle, disent toujours ouimadame, non madame. »

Il y avait en elle quelque chose de calme qui m’a pousséeà parler. « J’ai lu que les pédophiles rationalisent ce qu’ilsfont en le pensant comme consenti alors qu’ils usent de coer-cition. » Ce point précis, que j’avais lu dans mon manuelde psychologie pathologique, m’avait frappée comme décri-vant parfaitement la mentalité de Peter. J’avais une autreintuition ; celle-là, je ne l’avais pas glanée dans un livre, maisje fis semblant que oui : « J’ai lu aussi que passer du tempsavec un pédophile pouvait être comme un shoot de drogue.Une fille racontait que c’est comme si les pédophiles vivaientdans une sorte de réalité fantastique, et ce fantastique conta-mine tout. Comme s’ils étaient eux-mêmes des enfants, maispleins d’un savoir que les enfants n’ont pas. Leur imagina-tion est plus puissante et ils peuvent bâtir des réalités quedes petits enfants seraient incapables de rêver. Ils peuventrendre le monde de l’enfant… extatique, d’une certainefaçon. Et quand c’est fini, pour ceux qui sont passés par là,c’est comme décrocher de l’héroïne, et pendant des annéesils ne peuvent pas s’empêcher de poursuivre un fantôme, lefantôme de ce que ça leur faisait. Une fille racontait quec’était comme si la terre était brûlée sans espoir que l’herberepousse. Le sol a l’air noir et stérile, mais dessous, il brûleencore.

« Quelle tristesse », dit Olivia, et elle avait l’air de le pen-ser vraiment.

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Un ange passa et la conversation glissa vers d’autres typesde détenus et vers l’expérience plus générale du travailen prison. Pendant notre conversation, j’ai commencé àme sentir nauséeuse, comme si ce qui m’entourait, la cui-sine chaleureuse qui semblait si accueillante au début, étaitdevenu menaçant. Mes perceptions étaient toujours trèsaiguës, dévastatrices, un effet secondaire de toutes ces années

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d’un contact social très réduit avec le monde, à part celuique je partageais avec Peter.

Dans la cuisine d’Olivia ce jour-là, je sentais que quelquechose en moi avait atteint un point culminant, comme sile monde avait réapparu et se précipitait en rugissant surmoi.

Union City, dans le New Jersey, la ville où j’ai grandi,est censée être la plus densément peuplée des États-Unis. Jepourrais essayer de vous décrire les matins avec les petitspains roulés au beurre rance et les expressos servis dans desgobelets en carton aussi minuscules qu’une dînette de pou-pée, ou les longs churros farineux et sucrés, mais ça ne suf-firait pas ; pas plus que vous n’auriez une idée de Manhattansi je vous racontais seulement les stands de chiche-kebab auterminal de bus de l’Autorité portuaire, ou les vingt-cinqkilomètres de livres d’occasion sur Strand Bookstore, ou lesgamins en skateboard sur Washington Square.

Alors imaginez des pigeons et des bars et des night-clubs(orthographiés « nite-clubs »), des jeunes à capuches et pan-talons baggy qui descendent aux fesses, des voitures garéespare-chocs contre pare-chocs et des rues d’une étroitessebizarre, où les camions arrachent parfois des rétroviseurs. Lessifflets et les claquements de langue des hommes de tousâges au passage de toute fille de plus de douze ans, les standsde fruits bon marché qui vendent des papayes et des avocats(mon père, grand amateur d’avocats, disait qu’ils donnent la

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vie éternelle), les bouts de chewing-gums noircis enfoncés pro-fondément dans les fissures des trottoirs de ciment. Desgosses qui chantonnent Step on a crack, break your mother’sback 1, et moi, aussi superstitieuse que mon père, j’évitaissoigneusement les fissures, ce qui était difficile parce qu’elles

1. Step on a crack, break your mother’s back, en français, « Si tu marchessur une fissure, ta mère aura une blessure. » Comptine.

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zigzaguaient dans le béton comme des affluents de plis surune carte froissée. J’évitais aussi, avec le même soin, de mar-cher sur mon ombre, de peur de piétiner mon âme.

Imaginez, vous êtes à Union City. Vous vous bouchezle nez en longeant le marché aux volailles vivantes de laPolleria Jorge, sur la 42e Rue entre New York Avenue etBergenline. Vous traversez la rue là où s’est toujours trouvéle magasin de chaussures Panda (d’aussi loin que je me sou-vienne) et vous entrez au Pollo Supremo. L’odeur récon-fortante des poulets rôtis, du yucca rissolé, du riz auxharicots noirs et des tostones en train de frire vous accueillecomme les élixirs de l’océan Atlantique. Nous allions sou-vent y manger, Peter et moi ; lors d’un pluvieux jour d’Hallo-ween, pendant les deux années où mes parents nous onttenus séparés, Peter est resté assis à une table solitaire, àregarder par la fenêtre ruisselante, huit heures de rang, dansl’espoir de m’apercevoir faisant la tournée des bonbons avecma mère.

J’ai encore douze carnets à spirale de lettres quotidiennes,toutes datées, toutes commençant par « Chère Princesse ».Peter faisait des X pour les baisers et des O pour les câlins.Il écrivait JPATSETAT sur chacune, une abréviation pour« Je pense à toi souvent et t’aimerai toujours. » J’ai sept cas-settes vidéo, toutes datées, avec des titres comme Margauxfait du roller, Margaux avec Papattes, Margaux fait au revoirà l’arrière de la moto.

Peter les regardait tous les jours à la fin de sa vie : Mar-

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gaux se bagarre dans la poussière avec Papattes, Margauxjoue au bandit sur le canapé, Margaux fait coucou en hautd’un arbre, Margaux envoie un bisou. Personne ne regardeMargaux maintenant. Margaux elle-même en a marre de voirMargaux avec son serre-tête, Margaux avec son jean coupéen short, Margaux les cheveux trempés, Margaux sous l’ailanteoù pendait le hamac.

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J’étais la religion de Peter. Les vingt albums de photosde moi toute seule, ou moi avec Papattes, moi avec Karen,moi avec ma mère – qui d’autre les vénérerait ? Dans laboîte en bois fabriquée en cours de travaux manuels, en troi-sième, il y a quantité de photos en vrac, et elles sont toutesaussi peu intéressantes. Les deux mèches de cheveux, tresséesensemble, châtaine et grise, qu’il avait fait mettre sous Plexi-glas pour qu’elles durent toujours. Un album de feuillesd’automne, avec les noms des arbres écrits dessous : l’érableà sucre, le chêne rouge, le liquidambar. Ma baguette de féepailletée, mes petites souris en feutre gris que Peter a jetéeslors d’une dispute et récupérées ensuite en fouillant dans lapoubelle, le passe-partout en fer forgé que nous avionstrouvé sur les quais ; mes bracelets en argent et mon énormecroix dorée en toc que j’avais achetée dans West Village,mes leggings noirs (mes pantalons Madonna, comme il lesappelait), mon collier ras de cou avec le cœur en argent,mon body rouge bordé de dentelle et le pantalon de motardeen skaï qu’il m’avait acheté ; un livre de magie blanche, descassettes de Nirvana, Hole et Veruca Salt pour nos viréesen voiture, des vidéos pirates de Nirvana, elles aussi achetéesdans West Village ; des cassettes avec nos quatre romansenregistrés dessus (voix différentes pour chaque person-nage) ; une amulette en bois que Peter m’a offerte, repré-sentant une fée qui regarde dans une boule de cristal. Toutça était rangé dans une malle noire à la fermeture cassée,qu’il gardait toujours au pied de son lit.

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Peter, à la fin de ta vie tu ne pouvais pas marcher plusloin qu’à quelques rues de chez toi et tu ne pouvais plusfaire de moto. Tu as marché un peu plus loin vers le bordd’une falaise à Palisades Park et tu as sauté et tu es tombéde soixante-quinze mètres, selon le rapport établi par lapolice de Parkway. Tu as laissé dans ma boîte à lettres uneenveloppe contenant dix lettres de suicide et plusieurs tes-

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taments sur des pages à carreaux tirées d’un carnet : tu medonnais ta voiture. Tu as dessiné un plan pour moi, pourque je puisse trouver ta Mazda noire et que je n’aie pas àpayer les frais de fourrière. Tu m’as laissé un double de laclef dans une enveloppe. La clef d’origine, tu l’as laissée surle contact de la Mazda. J’avais vingt-deux ans, tu en avaissoixante-six.

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PREMIÈRE PARTIE

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DEUXIÈME PARTIE

14. LA RÉUNION 17915. LA DOT 19816. CATHY ET PAUL 21617. RESCUE ME 22618. NINA 23719. LES CHUTES 25520. C’EST LE DIABLE QUI M’Y A POUSSÉ 26821. JOLIS BÉBÉS 27922. NOUER LE NŒUD 28623. LE CONFESSIONNAL 29824. L’ÉTRANGER DANS LE MIROIR 30625. DÉCLASSÉE 32326. LA FEMME DANS L’ARBRE 34127. LE CONTRAT 35028. LE BOND DU TIGRE 355

TROISIÈME PARTIE

29. RIVAUX 36930. L’EMPRUNT 37331. L’HÉRITAGE 383

POSTFACE 399REMERCIEMENTS 405

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N° d’édition : L.01ELHN000234.N001Dépôt légal : août 2012