THUCYDIDE II, 37 - usosdopassado.ufpr.br · Glaydson José da Silva, professeur du département...

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Questions d’appartenance Entre le 10 et le 13 juin 2004, pour la première fois de son histoire, l’Europe réunifiée, l’Europe des vingt- cinq pays membres de l’Union européenne élisait son Parlement. Environ 350 millions d’électeurs ont été appelés aux urnes afin de choisir parmi 732 "eurodéputés". Créée par le Conseil européen de Laeken (alors composé des quinze pays membres), les 14 et 15 décembre 2001, la Convention euro- péenne sur l’avenir de l’Europe, présidée à cette époque par l’ancien chef d’État français Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), a eu pour principales fonctions d’établir les directives pour l’élargissement de l’Union et de lui préparer un projet de Constitution. Puis, au cours de l’année 2002, il y eut les discussions de la Convention toujours dans le même sens, ainsi que la présentation, en octobre, d’un Traité établissant une Constitution pour l’Europe, une sorte de projet constitutionnel. Quelques mois plus tard, réunis à Thessalonique, les 19 et 20 juin 2003, les 25 chefs d’État et de gouver- nement ont examiné ce projet de Constitution, lequel, après une année de négociations, a été approuvé à l’unanimité par le Conseil européen de Bruxelles, les 17 et 18 juin 2004. L’approbation préalable du Traité établissant une Constitution pour l’Europe n’a cependant pas eu lieu sans que soit réalisé un large débat au sein des socié- tés civiles des différents pays et parmi les convention- nels, étant donné son impératif de regrouper, sous un même code, des structures politiques, sociales, éco- nomiques et culturelles, constituant un immense éventail, c’est-à-dire, pour mener à terme la devise du préambule concernant l’Europe, dorénavant "unie dans la diversité". Ce petit texte, d’un peu plus d’une page, avait été à l’origine de disputes exacerbées entre les leaders d’États, d’Églises, de groupes laïcs, de spécialistes en sciences humaines et d’autres types de groupes. Voici quelques points forts de ce débat : la citation II, 37, de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, de Thucydide, l’absence de référence à Dieu et au christianisme en tant que facteurs d’union et de formation dans l’Histoire de l’Europe, ainsi que les discussions autour des héritages culturels et humanistes provenant des Grecs, des Romains et de la philosophie des Lumières. Beaucoup d’aspects furent discutés avant de parvenir à cette version préa- lable de la Constitution européenne je m’intéresserai ici à ceux qui sont liés au monde antique, surtout au passage II, 37 de l’Histoire de la 38 THUCYDIDE II, 37 et le préambule de la Constitution européenne De la constitution d’une certaine "identité européenne" fondée en partie sur l’héritage démocratique grec. Glaydson José da Silva, professeur du département d’Histoire de l’université d’État de Londrina. Post-doctorant du département d’Histoire de l’université d’État de Campinas (Unicamp). Directeur associé du CPA – Centre d’études et de documentation sur la pensée antique classique, hellénistique et de sa postériorité historique. GRÈCE Remerciements Plusieurs des idées développées ici sont le fruit des discussions avec quelques collègues, parmi lesquels Laurent Olivier (Musée des Antiquites Nationales de Saint-Germain-en-Laye), Pedro Paulo Abreu Funari (Universidade Estadual de Campinas) et Norberto Luis Guarinello (Universidade de São Paulo), dont les commentaires ont été des sources importantes d’inspiration.

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Questions d’appartenance Entre le 10 et le 13 juin 2004, pour la première foisde son histoire, l’Europe réunifiée, l’Europe des vingt-cinq pays membres de l’Union européenne élisaitson Parlement. Environ 350 millions d’électeurs ontété appelés aux urnes afin de choisir parmi 732"eurodéputés". Créée par le Conseil européen deLaeken (alors composé des quinze pays membres),les 14 et 15 décembre 2001, la Convention euro-péenne sur l’avenir de l’Europe, présidée à cetteépoque par l’ancien chef d’État français ValéryGiscard d’Estaing (1974-1981), a eu pour principalesfonctions d’établir les directives pour l’élargissementde l’Union et de lui préparer un projet deConstitution. Puis, au cours de l’année 2002, il y eutles discussions de la Convention toujours dans lemême sens, ainsi que la présentation, en octobre,d’un Traité établissant une Constitution pourl’Europe, une sorte de projet constitutionnel.Quelques mois plus tard, réunis à Thessalonique, les19 et 20 juin 2003, les 25 chefs d’État et de gouver-nement ont examiné ce projet de Constitution,lequel, après une année de négociations, a étéapprouvé à l’unanimité par le Conseil européen deBruxelles, les 17 et 18 juin 2004.

L’approbation préalable du Traité établissant uneConstitution pour l’Europe n’a cependant pas eu lieusans que soit réalisé un large débat au sein des socié-tés civiles des différents pays et parmi les convention-nels, étant donné son impératif de regrouper, sous unmême code, des structures politiques, sociales, éco-nomiques et culturelles, constituant un immenseéventail, c’est-à-dire, pour mener à terme la devisedu préambule concernant l’Europe, dorénavant "uniedans la diversité". Ce petit texte, d’un peu plus d’unepage, avait été à l’origine de disputes exacerbéesentre les leaders d’États, d’Églises, de groupes laïcs,de spécialistes en sciences humaines et d’autres typesde groupes. Voici quelques points forts de ce débat :la citation II, 37, de l’Histoire de la guerre duPéloponnèse, de Thucydide, l’absence de référence àDieu et au christianisme en tant que facteurs d’unionet de formation dans l’Histoire de l’Europe, ainsi queles discussions autour des héritages culturels ethumanistes provenant des Grecs, des Romains et dela philosophie des Lumières. Beaucoup d’aspectsfurent discutés avant de parvenir à cette version préa-lable de la Constitution européenne – jem’intéresserai ici à ceux qui sont liés au mondeantique, surtout au passage II, 37 de l’Histoire de la

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THUCYDIDE II, 37et le préambule de la ConstitutioneuropéenneDe la constitution d’une certaine "identité européenne" fondée en partie sur l’héritage démocratique grec.Glaydson José da Silva, professeur du département d’Histoire de l’université d’Étatde Londrina. Post-doctorant du département d’Histoire de l’université d’État de Campinas (Unicamp). Directeur associé du CPA – Centre d’études et de documentation sur la pensée antique classique, hellénistique et de sa postériorité historique.

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RemerciementsPlusieurs des idées développées ici sont le fruit des discussions avec quelques collègues, parmi lesquelsLaurent Olivier (Musée des Antiquites Nationales de Saint-Germain-en-Laye), Pedro Paulo Abreu Funari(Universidade Estadual de Campinas) et Norberto Luis Guarinello (Universidade de São Paulo), dont lescommentaires ont été des sources importantes d’inspiration.

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Buste de Thucydide,sculpture de l’époquehellénistique, marbre, H. : 0,50., départementdes Antiquités Grecqueset Romaines, Musée duLouvre. © akg-images /Erich Lessing.

guerre du Péloponnèse – qui traite de l’oraisonfunèbre de Périclès.

L’idée d’un texte introducteur, définissant les fonde-ments d’une identité européenne, remettait en ques-tion la complexité politique et idéologique des diffé-rentes revendications et intérêts en jeu ; on cherchaità résumer, en quelques lignes, les motifs qui réunis-sent tous les membres de l’Union européenne dansun même bloc, pour l’élaboration d’un texte dontl’objectif était d’être constitué d’importantes et decommunes références de l’histoire de la fondation del’Europe. Il revenait à la Convention, dans cedomaine (c’était là sa prétention), de créer les basesd’une identité européenne qui ne se fonde pas seule-ment sur des valeurs universelles, mais qui s’affirmesur des valeurs communes européennes qui sont liéeset partagent l’idée d’héritages culturels, humanistes etreligieux (il revenait aussi à celle-ci de garantir le res-pect de la diversité culturelle et linguistique des dif-férents pays de l’Union). Ce projet était lié à l’idéemême d’Europe de la Convention, à l’idée d’uneconstruction européenne autour de principes parta-gés, issus de valeurs communes, découlant d’unenécessité supérieure, impérieuse, de nature écono-mique et politique.

Dans les débats sur ce contexte, pour les partisansd’une Europe intégrée, un fondement culturel com-mun, nécessaire aux idées de reconnaissance etd’appartenance, constituait un des arguments les plussolides. Poussé à l’extrême, cet argument ne com-prendrait pas l’existence d’une Europe unie, si seshabitants, nettement et largement différents, ne sereconnaissaient pas comme étant semblables, aumoins sur certains points. Cela ne se produirait passans la mise en œuvre de politiques d’adhésionpopulationnelle, d’autant plus nécessaires que l’onobservait une indifférence généralisée, dans des pro-portions non négligeables, auprès des peuples desdifférents pays de l’Union. Pour les hommes poli-tiques et les intellectuels, les partisans d’une Europeunie, un fondement culturel commun était alorsl’argument ayant le plus de portée pour justifier laconstitution d’une certaine "identité européenne" noncréée, car elle existait déjà.En 1976, au colloque intitulé L’Identité culturellede l’Europe, à Brest, le secrétaire général duConseil de l’Europe (Georg Kahn-Ackermann) avaitbesoin, lors de son exposition, de ce qui allait gui-der les discussions autour de la question identitaireeuropéenne, de la part des adeptes de l’Union, lesannées suivantes ; pour Ackermann, la constructionde l’Europe reposait, depuis qu’elle avait été créée,sur la "conscientisation d’une identité culturelleeuropéenne".Un passé commun, avec des références communesserait, en ce sens, la base d’une nouvelle Europe,

dont la culture aurait toujours existé, étant antérieureà la constitution politique de l’Europe moderne. Cequi serait sur le point d’être créé, ce serait alorsl’union dans d’autres domaines, qu’ils soient poli-tiques, économiques ou militaires.

Si, d’un côté, pour les partisans d’une Europe unie,l’identité européenne représentait le grand leitmo-tiv d’une Union sans frontières, de l’autre, pourceux qui voyaient dans les particularismes natio-naux l’impossibilité d’une union utopique,l’orientation de leur argumentation était tout autre.Au niveau des cultures, des identités culturelles etdes réalités multiples, les différents pays européensvoyaient, à partir du point de vue de ceux quis’opposaient à l’idée d’union, leur individualitédiluée, leur passé sacrifié, et leur mémoire éteintepar les tentatives de créer un passé commun irréel,ayant des vues sur un futur utopique ; l’idéed’identité culturelle européenne était alors davan-tage considérée comme une source de désunionque d’union et d’exclusion que d’inclusion. Pourles défenseurs de cette idée, la notion d’identitéculturelle européenne était totalisante, universali-sante et elle attentait aux différences locales, eth-niques et culturelles, en postulant un modèle uni-forme pour toute l’union. Aux différentes Europes,du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest s’unissentles particularités des différents peuples de chacuned’entre elles, la diversité et son maintien consti-tuant alors les arguments contraires les plus véhé-ments à l’idée d’union.Aujourd’hui instituée, il revient à l’Union euro-péenne de rendre compte des problèmes intrinsèquesde l’idée même dont elle est née. Les débats autourde l’élaboration du Préambule et la diversité des dis-cours à ce sujet ont un peu montré la complexité desproblèmes en question et les inquiétudes qu’ils ontrévélées. Non sans mal, on peut percevoir, dans lepetit texte du Préambule, des idéologies semblables àcelles qui ont forgé les idéaux d’identité, de conti-nuité et de communauté de destins des États-nations,sauf que dans ce texte, le discours agit pourl’élaboration d’une identité transnationale, card’origine polymorphe, avec de sérieux risques depostuler des pratiques et des valeurs idéologiquementsectaires pour et de la part des groupes impliqués.

N’ayant pas de valeur juridique, on peut essayer dedécouvrir le pourquoi d’une telle discussion autourde thèmes qui ne répondent ni ne répondaient àaucune finalité pratique, mais le problème se situeailleurs. Dans une Europe qui se veut unifiée et avecune citoyenneté commune dans une société mondia-lisée, le texte du Préambule se révèle très important,car il cherche à établir des valeurs communes ayantconstitué l’Europe et qui continueront d’unir lesEuropéens grâce à une sorte de ciment social. De

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cette manière, ce qui figure dans le Préambule pourraêtre symboliquement compris comme une sourced’union ou de division par rapport à l’avenir poli-tique de la Communauté européenne. Le préambulede la Constitution, tout comme le Préambule debeaucoup d’autres lois, peut, également, être consi-déré important du fait qu’il peut favoriser une inter-prétation plus rigoureuse des lois, étant en conformitéavec le tout juridique présenté.

Thucydide II, 37Dans sa première version (élaborée par le Praesidiumde la Convention européenne et rendue publique le28 mai 2003), le Préambule porte en épigraphe lacélèbre phrase de Thucydide (II, 37)

dont la traduction officielle de l’Union européenneen français est la suivante : "Notre Constitution estappelée démocratie parce que le pouvoir est entre lesmains non d’une minorité, mais du peuple toutentier" (les autres passages du Préambule cités ci-des-sous sont extraits de versions françaises officielles duTraité et ils sont disponibles sur le site de l’Unioneuropéenne www.europa.eu). Ce passage est extraitde l’oraison funèbre de Périclès aux Athéniens, et sonusage suscite quelques questions aux lecteurs duPréambule. Il est important de souligner que la cita-tion omet un passage dans lequel Périclès, à traversla bouche de Thucydide, parle du régime politiqued’Athènes comme d’un modèle pour les autres villes,poursuivant dans cette même perspective dans lasuite du texte. Athènes y est représentée commel’école de la Grèce. Le mot politeia ne correspondpas, exactement, au terme constitution tel que nousle comprenons aujourd’hui ; traduire politeia par"constitution" donne à nos contemporains la visionéquivoque que les Grecs avaient une espèce degrande charte fondatrice ; le terme démocratie n’apas aujourd’hui le même sens qu’il avait en Grèceantique – pour Thucydide et ses contemporains, lepouvoir n’incluait pas la majeure partie des habitantsde la cité : les esclaves, les métèques et les femmes ;tant dans la Grèce antique qu’aujourd’hui, lecontraire de minorité ne signifie pas totalité. Bien quel’on ait pris en compte les métamorphoses des sensavec l’usage des mots, au cours du temps et del’Histoire, un tel usage de Thucydide n’en est pasmoins "anachronique".

Après un long débat lors de la Convention, la traduc-tion originale a été modifiée et, à partir du 10 juillet2003, est apparue dans le Traité, la version approu-vée par consensus par la Convention européenne du13 juin et du 10 juillet 2003, où il fut retenu que :"Notre Constitution [...] est appelée démocratie parce

que le pouvoir est entre les mains non d'une mino-rité, mais du plus grand nombre". À ce sujet, voir laproposition d’amendement au Préambule, faite par lereprésentant du Parlement italien lors de laConvention – Lamberto Dini. Le texte suggère la sub-stitution de l’expression "du peuple tout entier" par"du plus grand nombre", raison pour laquelle leconventionnel explique que : "L’éclairante citationpar laquelle s’ouvre le préambule doit être corrigéedans sa traduction, afin de la rendre plus cohérenteavec la lettre et l’esprit de l’affirmation de Périclès. LaConstitution européenne, ainsi que l’athénienne, seradémocratique si elle se fonde sur le principe de lamajorité."

Bien que l’on puisse considérer complexe la traduc-tion de "politeia" par "constitution" et les différencesconnotatives de l’usage du mot démocratie, la sub-stitution de "le pouvoir est entre les mains non d’uneminorité, mais du peuple tout entier" par "le pouvoirest entre les mains non d'une minorité, mais du plusgrand nombre" semble pour le moins correspondredavantage aux réalités contemporaines et être untant soit peu plus vraisemblable. Bien que soit com-préhensible l’idée de donner à un texte d’une telleimportance une introduction qui en soit à la hau-teur, la citation de Thucydide, même révisée, pré-sente encore un grand nombre de problèmes. Si,d’une part, la première version ne pouvait queconcorder avec l’idée que le peuple, pour les Grecs,correspondait aux citoyens, et cela en excluait ungrand nombre, de l’autre, l’idée que le pouvoir étaitdans les mains non pas d’une minorité mais du plusgrand nombre de citoyens semble absurdementcontraire aux principes de la démocratie représenta-tive aujourd’hui, dans laquelle le pouvoir est dansles mains tant d’un plus grand nombre de citoyensque d’une minorité. Le pouvoir dans les démocratiesreprésentatives appartient, ainsi, aux majorités qui

Fig 2.Drapeau de l’Unioneuropéenne.

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"Thucydide", gravure surcuivre de Johann GeorgMansfeld (1764-1817),coloriée postérieurement.© akg-images. =

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élisent leurs représentants et aux minorités quil’exercent dans leurs fonctions politiques électives ;la même logique s’applique alors aux peuples desdivers pays, à la présidence et aux parlementairesde l’Union. Exiger l’exercice du pouvoir à un plusgrand nombre peut donner, également, une autreconnotation, quelque peu perverse, car elle associe,immédiatement, l’idée de démocratie uniquement àl’idée d’une démocratie de majorités, qui exclut cequi est divers, ce qui est différent, ce qui sort del’homogène, faisant écho aux funèbres mémoiresd’exclusions de l’Histoire européenne.

Au cours de la session plénière de la Convention du5 juin 2003 (session 4-039) le conventionnelLamberto Dini (dans un contexte de discussion sur lareprésentativité) a proposé que soit débattue la cita-tion grecque de Thucydide et sa traduction ; appelépour se prononcer sur le sujet, Giscard d’Estaing a ditque la citation de Thucydide était du XVIe siècle,c’est-à-dire de l’Humanisme, contexte dans lequell’auteur a été traduit en France. Selon Giscardd’Estaing, dans son contexte original, la citation deThucydide ne disait pas la même chose, car la démo-cratie grecque faisait allusion à la majorité, parcequ’elle n’était pas tout le monde. Pour l’Humanismefrançais du XVIe siècle, il s’agissait du plus grandnombre, et c’est à partir de là que Giscard d’Estainga justifié son choix de la version renaissantiste,s’excusant auprès de ses collègues hellènes (à cesujet, voir le compte-rendu intégral de la session plé-nière du 5 juin 2003, disponible, parmi les docu-ments sur les débats de la Convention, surwww.europarl.europa.eu, de la session 4-039 à la 4-052)

En ce qui concerne cette considération, Dini com-mente (session 4-041) qu’il est correct de substituerles mots "du peuple tout entier" par "du plus grandnombre", car cela allait mener à la notion selonlaquelle la Constitution européenne – comme celled’Athènes – serait démocratique si elle était fondéesur les principes de la majorité. C’est à partir de làque le conventionnel justifie la proposition de sonamendement à l’article 39, où il est question de poli-tique extérieure, suggérant de remplacer unanimitépar majorité qualifiée, car il comprend qu’il n’est pasdémocratique de permettre qu’un seul pays puissebloquer les décisions de la majorité. L’idée des vota-tions à la majorité qualifiée consiste à chercher àmieux composer avec la difficulté de fairel’unanimité dans une Europe de plus en plus grande.L’article 24 du projet constitutionnel établit la majo-rité qualifiée comme une majorité d’États-membres,qui doivent représenter, au moins, les trois cin-quièmes de la population de l’Union. C’est dans cetteperspective qu’il fait référence au Préambule, réité-rant que la démocratie est la majorité (session 4-041).

Dans la session 4-050 du document cité auparavant,Giscard d’Estaing dit que :"La majorité qualifiée n’a de sens que si la minorité larespecte. Si on dit que c’est une majorité mais que lamajorité fait ce qu’elle veut, il n’y a pas de décisioncollective. Donc, nous travaillons sur une autre hypo-thèse qui est d’élever le seuil de la majorité pour enfaire une majorité super-qualifiée et de laisser despossibilités de non-application, mais qui seraient trèsréduites puisqu’elles ne s’appliqueraient qu’auxpetits créneaux qui seraient entre la majorité super-qualifiée et l’unanimité."

Il faut souligner qu’au-delà du débat à propos desminorités et des majorités et tout ce qu’il implique,une question majeure, une sorte de rideau de fondde toute cette discussion était présente dans la ten-tative d’affirmer la démocratie (politique) commeforme de gouvernement typiquement européenne,puisant mythiquement ses racines dans la tradition.Après un long débat au sein de la Convention, lacitation de Thucydide a été supprimée, suite àdiverses accusations d’avoir été mal traduite, d’êtreerronée, apocryphe et contraire à l’égalité des États.Pour Alexandrine Bouilhet (2004, p.1), reporter duFigaro, Thucydide, père de l’Histoire, serait, envérité, un personnage peu recommandable, pour nepas dire politiquement incorrecte, en vertu de sonadmiration explicite pour Périclès et pour les com-bats sanglants que celui-ci avait menés à terme aunom de la démocratie. Lors de la victoire de laGrèce au championnat de football Euro 2004, pourféliciter les joueurs grecs et s’excuser de l’absencede Thucydide dans le Préambule, Giscard d’Estaing(2004, p.7), qui avait tant milité pour le maintien decette citation, déclarait :"Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les malheu-reux Thucydide et Périclès ont été exclus de notrepatrimoine historique. L’argument selon lequel leurmodèle démocratique n’est plus le nôtre ne résistepas au bon sens. (…) Il y a une fierté pour l’Europed’affirmer que la première expérience de démocratiea eu lieu sur son territoire, et que la quasi-totalité duvocabulaire démocratique mondial est tirée d’unelangue européenne. En tous cas, je veux rassurer nosamis hellènes : pour ma part, je leur garderai mareconnaissance ! Et les footballeurs grecs se sontchargés de réhabiliter la mémoire de Thucydide !"

Pour Bouilhet (2004, p.1), l’Europe du XXIe siècle nese reconnaît plus dans le siècle de Périclès, berceaude la démocratie moderne.

"Si le mythe de la Caverne illustre à la perfection lefonctionnement actuel de l’Union, les Vingt-cinqrefusent de rendre hommage à la Grèce de Socrate etde Platon. Historien du Ve siècle av. J.-C., sophiste etphilosophe, l’athénien Thucydide n’a plus droit de

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cité dans le préambule de la Constitution. Ainsi en adécidé la présidence irlandaise de l’Union, approu-vée par tous les chefs de la diplomatie européenne,réunis hier à Luxembourg, à l’exception notable desministres grecs et chypriotes, choqués par ce renie-ment brutal des origines."

Héritages gréco-romainsLe passage traitant des héritages communs a été aussiproblématisé que l’épigraphe du Préambule, et, dansla même perspective, on pouvait lire dans sa pre-mière version (du 28 mai 2003) :"S'inspirant des héritages culturels, religieux et huma-nistes de l'Europe qui, nourris d'abord par les civili-sations hellénique et romaine, marqués par l'élan spi-rituel qui l'a parcourue et est toujours présent dansson patrimoine, puis par les courants philosophiquesdes Lumières, ont ancré dans la vie de la société saperception du rôle central de la personne humaine etde ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que durespect du droit (...)."La question d’héritage tout au long de l’histoire occi-dentale a toujours été liée à l’idée de patrimoinepassé, transmis, par une personne ou un groupe, parsuccession. Un patrimoine qui est toujours revendi-qué par les héritiers directs ou par ceux qui jugentavoir des droits d’héritage. Dans le cas des civilisa-tions antiques, dont le legs constitue le patrimoineculturel, il faut souligner que celui-ci est et a toujoursété un objet de litige, dont les plus grands heurts onttoujours été liés à des questions de patrimoinereconnu comme immatériel. Il revient peut-êtreaujourd’hui aux historiens, aux archéologues et auxspécialistes du monde antique de réaliser une plusgrande problématisation autour de l’idée d’héritagedu monde classique. Peut-être convient-il vraimentde refuser l’héritage infligé aux sociétés modernes etde rechercher, en ce sens, qui sont les bénéficiairesde cet héritage classique et ce qu’ils ont revendiquéet revendiquent encore. L’héritage classique revendi-qué a souvent été associé, voire utilisé, pour affirmerdes identités, pour garantir des continuités et solidi-fier une espèce de communauté de destins – figurantcomme source d’hostilités et de ségrégations ; les dis-cussions autour du Préambule mettent un peu toutcela en évidence. Dans celui-ci comme dans tous lesdiscours qui utilisent l’Antiquité dans ce domaine, onse réclame de l’héritage qui convient le mieux. Cequi est problématisé et remis en question dans cettediscussion n’est pas la référence ou non à l’Antiquitécomme source d’un héritage transmis, mais lesusages de l’idée d’héritage de l’Antiquité, dans uncontexte où le monde antique répond habituellementaux appropriations contemporaines les plus diverses.Que ce soit dans la revendication des contributions dela "civilisation hellénique" à la pensée européenne, à tra-vers la philosophie, l’histoire, les techniques, etc., ou

dans la revendication des contributions de la "civilisa-tion romaine", à travers l’idée d’organisation et de puis-sance, des ordres juridiques, politiques, civiques, etc.,l’idée d’une certaine instrumentalisation du mondeantique et de la tradition classique a toujours été pré-sente dans la constitution des identités européennes – dedifférentes manières et à différentes périodes. Des dis-cussions à ce sujet ont accompagné l’élaboration duPréambule, mais, malgré les distinctes colorations don-nées au monde antique, par les différents revendicateursd’un certain héritage classique, la reconnaissance d’unesorte d’appartenance aux héritages des civilisationsantiques s’est produite sur des bases et des aspects trèssemblables. C’est peut-être à cause de cela que la réfé-rence aux civilisations hellénique et romaine, qui ontnourri "les héritages culturels, religieux et humanistes del’Europe", à part dans le cas des quelques propositionsde changement formel – comme celui de CristianaMuscardini (Doc. CONV 660/03, Contrib. 293) – n’a pasfait l’objet de grandes problématisations dansl’élaboration du Préambule.Il est important de souligner que les discussions qui ontentouré l’élaboration du Préambule ont mis à l’ordre dujour et en évidence une sorte d’agitation en ce quiconcerne les identités nationales, dans un monde sou-mis à la globalisation et au triomphe des démocratieslibérales, où la multiplicité d’individus, de groupes et depratiques risquent constamment d’être victimes del’empire des idéaux homogénéisateurs et totalisants.Dans ce contexte, la formation de l’Europe unie aurapeut-être pour objectif de supplanter l’Europe desnations ou, dans une certaine mesure, de proposer uneidentité qui ne soit pas calquée sur un passé mythique,qui n’émerge pas d’un passé commun, mais plutôt d’unprojet commun d’avenir. Naturelle dans tout processusde construction d’identités sociales, où à propos de soiet de l’autre, la définition identitaire est nécessairementconstruite autour de différences, l’idée d’une Europeunie doit assumer le compromis d’être plus incluantequ’excluante, et, en ce sens, l’Union européenne l’estréellement. Plus qu’un concept historique et géogra-phique mutable, l’Europe est aujourd’hui un conceptpolitique, dont la définition et le projet ne se trouvent enaucun lieu qui ne rende ou ne cherche à rendre comptede la multiplicité et de la diversité des cultures régio-nales et nationales dans l’élaboration d’une identitécommune, mais plurielle. Enfin, une identité qui rendecompte de la devise de l’Union, "unie dans la diversité".

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POUR EN SAVOIR PLUS

• Actes du Colloque de Brest, L’identité culturellede l’Europe, mai, 1976.

• Alexandrine Bouilhet, "Thucydide bannid’Europe", Le Figaro, le 16 juin 2004.