Thomas d Aquin Le Plaisir Et La Sexualite Par Martin Blais Miette 8

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Thomas d’Aquin, le plaisir et la sexualité Dans son best-seller, Des eunuques pour le royaume des cieux 1 , Uta Ranke-Heinemann, une théologienne allemande un tantinet acerbe, présente Thomas d’Aquin comme un ennemi du plaisir et de la sexualité : « Saint Thomas se sent soutenu par Aristote […] dans son hostilité au plaisir et à la sexualité. […] Nous ne pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas (et toute la théologie de tradition augustinienne à sa suite) refuse l’acte sexuel sous prétexte qu’il “ obscurcit ” et “ dissout ” l’esprit » (p. 217). Après avoir inventorié l’héritage augustinien, nous serons en mesure de voir – même si ce n’est pas le but de ce travail – si Thomas d’Aquin a été contaminé par cet héritage. Il cite beaucoup Augustin, qui était en son temps le docteur officiel de l’Église, mais, fait à noter, il n’a commenté aucune des oeuvres de ce docteur et père de l’Église qu’il disait imbu des doctrines des platoniciens, doctrinis Platonicorum imbutus fuerat 2 . L’héritage de saint Augustin (354 – 430) Dans un livre intitulé L’homme d’espérance 3 , le dominicain québécois Vincent Harvey, déplore l’influence d’Augustin. La page 229 de ce livre, publié en 1973, mérite d’être rapportée en entier. Le christianisme que nous avons vécu au Québec nous a transmis une conception assez pessimiste du corps, fortement teintée de dualisme. Les personnes de quarante ans et plus se rappellent les sermons dominicaux d’autrefois, l’enseignement religieux donné à l’école, au couvent ou au collège, les campagnes de modestie, de tempérance qui manifestaient souvent une crainte maladive à l’endroit du corps, considéré comme l’ennemi de l’âme. On se préoccupait précisément de “ sauver les âmes ”. Une paroisse comptait “ X âmes ”. […] La sensualité était, évidemment, le lieu du péché le plus commun et le plus à craindre, puisqu’en ce domaine tout était matière à péché mortel (donc passible de la peine éternelle) : actes, touchers, pensées, désirs. Seuls les rêves et leurs conséquences nocturnes n’étaient pas péchés, mais uniquement dans la mesure où ils ne résultaient pas d’une certaine complaisance dans les regards, les pensées et les désirs que la personne aurait pu entretenir antérieurement à l’état de veille. Le mariage permettait le plaisir défendu, moyennant un protocole de règles interdisant toute fantaisie érotique qui n’était pas utile de près ou de loin à la 1 Paris, Laffont, 1990. 2 Somme théologique, I, q. 84, a. 5. Dorénavant, je ne répéterai pas ce titre car les divisions de cet ouvrage sont bien connues. 3 Montréal, Fides, 1973.

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Thomas dAquin, le plaisir et la sexualit Danssonbest-seller,Deseunuquespourleroyaumedescieux1,Uta Ranke-Heinemann, une thologienne allemande un tantinet acerbe, prsente ThomasdAquincommeunennemiduplaisiretdelasexualit : Saint Thomas se sent soutenu par Aristote [] dans son hostilit au plaisir et la sexualit. [] Nous ne pouvons plus aujourdhui imaginer le fanatisme avec lequelsaintThomas(ettoutelathologiedetraditionaugustiniennesa suite)refuselactesexuelsousprtextequil obscurcit etdissout lesprit (p. 217).Aprsavoirinventorilhritageaugustinien,nous seronsenmesuredevoirmmesicenestpaslebutdecetravailsi Thomas dAquin a t contamin par cet hritage. Il cite beaucoup Augustin, qui tait en son temps le docteur officiel de lglise, mais, fait noter, il na commentaucunedesuvresdecedocteuretpredelglisequildisait imbu des doctrines des platoniciens, doctrinis Platonicorum imbutus fuerat2. Lhritage de saint Augustin (354 430) Dans un livre intitul Lhomme desprance3, le dominicain qubcois VincentHarvey,dplorelinfluencedAugustin.Lapage229decelivre, publi en 1973, mrite dtre rapporte en entier. Le christianisme que nous avons vcu au Qubec nous a transmis une conception assezpessimisteducorps,fortementteintededualisme.Lespersonnesde quaranteansetplusserappellentlessermonsdominicauxdautrefois, lenseignement religieux donn lcole, au couvent ou au collge, les campagnes demodestie,detemprancequimanifestaientsouventunecraintemaladive lendroitducorps,considrcommelennemidelme.Onseproccupait prcismentde sauverlesmes .Uneparoissecomptait Xmes .[]La sensualittait,videmment,lelieudupchlepluscommunetleplus craindre, puisquen ce domaine tout tait matire pch mortel (donc passible de lapeineternelle) :actes,touchers,penses,dsirs.Seulslesrvesetleurs consquences nocturnes ntaient pas pchs, mais uniquement dans la mesure o ils ne rsultaient pas dune certaine complaisance dans les regards, les penses et les dsirs que la personne aurait pu entretenir antrieurement ltat de veille. Le mariagepermettaitleplaisirdfendu,moyennantunprotocolederglesinterdisanttoutefantaisierotiquequintaitpasutiledeprsoudeloinla

1 Paris, Laffont, 1990. 2 Somme thologique, I, q. 84, a. 5. Dornavant, je ne rpterai pas ce titre car les divisions de cet ouvrage sont bien connues. 3 Montral, Fides, 1973.2 procration. Le devoir conjugal devait toujours lemporter sur le plaisir, ce dernier ayantbesoindtre excus parunbiencompensateur.Telletaitladoctrine officielle hrite dAugustin et transmise jusqu ces dernires annes. Pour Augustin, qui la tradition a donn le titre de docteur du mariage chrtien, le plaisirsexuelestvraidireuneconsquencedupchoriginel.Ilest essentiellementmauvais.Cestpourquoilacteconjugal,quiesttoujoursentach decetteconcupiscence,abesoindexcuse.Dolestroisbiensexcusateurs : lenfant,lafidlitetlesacrement(oulindissolubilit).Decestroisbiens,seul lenfantexcusetotalementlacteconjugal.Endautrestermes,pourAugustin, seullacteposdanslebutexclusifdelaprocrationestliciteetbon.Dansles autrescas,parexemplelorsquelafemmeestenceinteouquelleestdevenue strileparlge,lesrapportssexuelsconstituentunefautevnielle(saltem venialis) (p. 202). Je me demande pourquoi Vincent Harvey na pas traduit saltem, au moins . Il y a plus quune nuance entre dire que la faute est vnielle et quelleest aumoinsvnielle : aumoinsvnielle laisseentendre quelle peut tre mortelle. Mgr Lon-Joseph Suenens sme quelques bmols DansUnproblmecrucial ;amouretmatrisedesoi,MgrLon-JosephSuenens,vqueauxiliaire deMalines, lanne oil publiece livre,va placer des bmols devant certaines affirmations dAugustin. La politique du tout ou rien nest pas la solution souhaitable : elle peut convenir desmesdlitemaisnestpaslavoienormaleetordinaire.Latraduction physiquedelamourestncessaireauxpoux,mmesilssontobligsde sabstenir de lacte final. Elle est un lment dunion, de paix, de joie. Elle aide raliser les fins secondes du mariage, ces fins qui restent impratives mme quand lafinprimaireesthorscause.Cesintimitsphysiquessejugent,nondansleur matrialit, qui peut tre variable et multiple, mais dans leur inspiration profonde. Unsymbolenestrien,silnestchargdesens.Ungestephysiquevautpar lamourquilexprimeetquienfaitlanoblesse,laporteetlalimite.Ilarrivera quecettetraductionphysiquedelamourende,rptons-le,delacte insminateur et de ce qui le provoque directement et dlibrment puisse donner lieutemporairement,transitoirement,jusqularussitedelducationdes rflexes, unmanque de contrle de soi.Ilya lieu de distinguer soigneusement ce qui est voulu et ce qui est effet de surprise, accident proprement dit. Il y a lieu dedtermineraussisilaconnexionseproduitchaquefoisousielleestrare.La conscience de chacun dira loyalement sur quoi porte vraiment lacte de volont4.

4 Op. cit., Descle de Brouwer, 1960, p. 92-93.3 CesproposdeMgrSuenensmettaientfinlobligationde vivre commefrreetsur quelamoralecatholiqueimposaitauxcouples interditsdecoter.Certainsresponsablesdanslglise,quiinterdisaientle condom, ont exhum le vivre comme frre et sur . Ma sur, la vache ; la femme, miel empoisonn SachantdepuisbellelurettequeFranoisdAssisenevoyaitquedes frresetdessursdanslacration : Masurlavache,monfrrele taureau ,jai testomaqu,en lisantle FrreFranoisdeJulienGreen5 : Lennemi, disait Franois, cest le corps (p. 129). Plus loin, il renchrit : Je nai pas pire ennemi que mon corps (p. 182). Sur la fin de ses jours, le frre qui le soignait lui fit comprendre que son corps lui avait rendu bien des services. Fou de Dieu mais quand mme pas stupide, le Poverello comprit et scria : Rjouis-toi, frre corps, je suis prt dsormais taccorder tout ce que tu voudras (p. 301). Franoissesentaitplusenfamilleavecsessurslesvachesquavec lesfemmes,pourtantimagesdeDieuplusquelesbonnesvaches. La frquentation des femmes, disait-il, est un miel empoisonn ; leur parler sans trecontamin,cestvouloirmarcherdanslefeusanssebrlerlespieds. [] Franois, tout saint quil tait, scartait des femmes et ne rpondait que par monosyllabes leur babil . [Ce mot mprisant signifie abondance de parolesfutiles .LePoverelloauraitdlviter.]Lesfemmesobtenaient rarement de lui le plus fugitif coup dil. Il confia un jour un frre que, si jamais,illuiarrivaitdelesregarder,ilnenreconnatraitquedeux (p. 226).Mais il ne les a pas nommes. Les curieux ont cherch rsoudre le problme. Ils ont pens dabord sa mre : lge o il a quitt la maison, il avait d imprimer dans son imagination le visage de sa mre, moins quil nelaitjamaisenvisage,commeauraitfaitsaintLouisdeGonzague.Les curieux ont pens ensuite Claire dAssise, la fondatrice des Clarisses. Mais ilyavaitaussi,etnonlamoindre, frre Jacqueline . Chaquefois quilsjournaitRome,Franoistaitlhtede frre Jacqueline (p. 254). Sur son lit de mort, il dicte une lettre Madame Jacqueline. Parmi les choses quil lui demande dapporter, il y a cesmets que tu avais coutume de me donner lorsque jtais malade Rome (p. 313-314). Par ces mets, il entend un gteau aux amandes et au miel. Les esprits tordus peuvent penser

5 Op. cit., Paris, Seuil, 1983.4 quecestenprsencede frre Jacquelinequilconstataquilpourrait faire un enfant : Ne faites pas de moi trop vite un saint, je suis parfaitement capable de faire un enfant (p. 226). I. Thomas dAquin est-il hostile au plaisir ? Plaisir et joie Lepremierdveloppementquinoustonnedelaphilosophiedu plaisirdeThomasdAquin,cestsamanirededistinguerleplaisir, delectatio, de la joie, gaudium. Si vous demandez une personne de dresser unelistedeplaisirsetunelistedejoies,vousverrezquellerattacherales plaisirs au corps la table, la bouteille, au lit et les joies lesprit aux artsetauxsciences,voirelaprire.Jaiquandmmetsurprisde constaterquelemotplaisirnapparatpasdanslindexthmatiquedugros Catchismedelglisecatholique.Parcontre,aumotjoie,ontrouve37 rfrences ; chaque fois, la joie comporte une connotation religieuse. Chez Thomas dAquin (I-II, q. 31, a. 3), il nen est pas ainsi. La joie y est une espce de plaisir comme le marteau est une espce doutil. Il sensuit quetoutejoieestunplaisir,maisquetoutplaisirnestpasunejoie;de mme,toutmarteauestunoutil,maistoutoutilnestpasunmarteau.La joie,chezThomasdAquin,estunplaisirconformelaraison,quelleque soitlamatirequicauseleplaisir :boissons,aliments,sexe,musique, lecture, criture. Il sensuit que tout plaisir humain devient une joie sil porte le sceau de la raison, sil est conforme la raison, rgle de moralit. Thomas dAquintrouveraitnormalquonparledelajoiedeboire,delajoiede manger,delajoiedesamuser,quandcesactivitssontconformesla raison.Parcontre,lesplaisirsdelinceste,duviol,dusadismeoude livrognerie ne peuvent pas devenir des joies parce que ces actes ne sont pas conformeslaraison.Dpourvuederaison,labteestincapablede transformer ses plaisirs en joies. Il ny a pas de biches de joie : toutes sont de plaisir, et les filles de joie sont, en langage thomiste,des filles de plaisir. DanssesConfessions,saintAugustincrit : Desactionshonteuses montcombldejoie ;jysongemaintenantavechorreur (X,chap.21). Jai vrifi le texte latin ; cest bien gaudere quemploie Augustin. Thomas dAquincontesteraitcetemploi :uneactionhonteusepeutcomblerde plaisirmaisnondejoie.Augustinaccepteraitlaremarquedesonillustre relayeur,lui quiadit : Unlangagefait determespropresest choserare 5 (XI, chap. 22). Mais les auditeurs ou les lecteurs comprennent ce que nous voulonsdire ,prcise-t-ilimmdiatement,etcestlessentiel.Jaiqualifi Thomas dAquin de relayeur dAugustin. En effet, aprs avoir t le docteur delglisependanthuitsicles,AugustinatsupplantparThomas dAquin. Lesplaisirscorporelsetsensiblessont-ilsplusgrandsqueles plaisirs spirituels et intellectuels ? Avantderpondrecettequestions,suivonsleconseildePaul Valry : Dcidons de ces quatre adjectifs : corporels, sensibles, spirituels etintellectuels.EnI-II,q.31,a.6,ThomasdAquinsedemandesiles plaisirsdutoucherlemportentsurlesplaisirsdesautressens.Commele gotestuntoucher6,ilsensuitquelesplaisirsdutouchersontsymboliss parlelit,latableetlabouteille,etqualifisdecorporels.Lesplaisirsdes troisautressensexterneslavue,loueetlodoratsontqualifisde plaisirs sensibles. Ilrestedistinguerlesplaisirsintellectuelsdesplaisirsspirituels.Le biendelintelligence,cestlavrit.Etilyadeuxgenresdevrit distinguer : la vrit des vertus de lintellect spculatif et la vrit des vertus de lintellect pratique (vrit de la prudence et vrit de lart). On peut donc parlericidetroisespcesdevrit.Parcontre,ilexistedautresbiensdits spirituelsparcequenonmatriels :lhonneur,lestime,lerespect,la rputation,larenomme,lamiti.Onjouitdetouscesbiensspirituels comme on jouit de la vrit sous lune ou lautre de ses espces. Aprsavoirprcislesensdecesquatreadjectifs,ThomasdAquin amorcelarponsesaquestion :Lesplaisirscorporelsetlesplaisirs sensiblessont-ilsplusgrands,majores,quelesplaisirsspirituelsetqueles plaisirs intellectuels (I-II, q. 31, a. 5) ? Le plaisir provient de lunion au bien connuparlessensouparlintelligence.[Laplantedshydratenprouve aucunplaisirquandonlarrose,carellenestpasconscientedubienque leau lui procure en comblant son besoin.] Or, dans les oprations de lme, principalementdelmesensitiveetdelmeintellective,ilfautdistinguercelles qui natteignent pas la matire extrieure et qui sont des perfections de lagentlui-mme,commeintelliger,sentir,vouloir,etc.Parcontre,les actions qui atteignent la matire extrieure sont davantage des perfections de

6 Commentaire du trait De lme, II, leon V, no 290.6 lamatiretransforme.Ainsidonc,lesactesdelmesensitiveetdelme intellectivesonteux-mmes,indpendammentdeleursobjets,uncertain biendelagentquilespose,etilssontconnusparlessensetpar lintelligence,conditionessentiellepourprouverduplaisir.Ilsensuitque cesoprationsproduisentparelles-mmesduplaisiretnonpasseulement par leurs objets. 1. Lintellection procure plus de joie que la sensation Selonlesdeuxpointsdevuequilvientdedistinguer,Thomas dAquin va maintenant rpondre de deux manires sa question : les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands, majores, que les plaisirs corporels etsensibles(I-II,q. 31,a.5).Dabord,ilvacomparerlesplaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles en tant que nous prouvons du plaisir dans lesactesmmes(parexempledanslaconnaissancesensibleetdansla connaissance intellectuelle), indpendamment de leurs objets. Sidonc oncomparelesplaisirsintellectuelsauxplaisirssensiblesdu point de vue de lopration elle-mme intelliger, sentir et non de lobjet decetteopration,cest--diresioncompareleplaisirdeconnatreparles sens(couterdelamusique)auplaisirdeconnatreparlintelligence (composer de la musique), abstraction faite de lobjet de lopration, il ny a pas de doute que les plaisirs intellectuels sont de beaucoup suprieurs, multo majores,auxplaisirssensibles.Eneffet,untrehumainprouvebeaucoup plusdeplaisirconnatrequelquechosepassonintelligencequepasses sens,carlaconnaissanceintellectuelleestplusparfaite etmieuxconnue, parcequelintelligencerflchitdavantagesursonactequenelefontles sens. Laconnaissanceintellectuelleestaussiplusaimequela connaissancesensible ;il nest personnequine prfrerait perdrela vuedu corpspluttquecelledelesprit,ditsaintAugustindanssonDeTrinitate, XVI,14.En note, Lachat7rapporteaucomplet letextevoqu par Thomas dAquin : Ilnestpersonnequineprfrtperdrelavueducorpsplutt que la vue de lesprit. Priv de la vue du corps, lhomme reste homme ; priv delavuedelesprit,ildevientunebrute.Ehbien,quivoudraittrebrute pluttquhomme ? EtMontaignedajoutersafineremarque : Leplus

7 Somme thologique de S. Thomas dAquin traduite en franais et annote par F. Lachat, tome cinquime, Paris, Vivs, 1856, p. 77. F pour Franois. 7 fructueux et naturel usage de notre esprit, cest mon gr la confrence. Jen trouve lusage plus doux que daucune autre action de notre vie ; et cest la raisonpourquoi,sijtaisasteureforcdechoisir,jeconsentiraisplutt,ce crois-je, de perdre la vue que lour ou le parler8. LestimedeThomasdAquinpourlintelligenceadequoitonner. Un lecteur agac ma un jour demand par crit si mre Teresa ne valait pas unprofesseurduniversit.Jyreviendrai.Lesexpressionsquiexaltent lintelligencefoisonnentsouslaplumedeThomasdAquin.Envoici quelques-unes. Ltre humain appartient une espce particulire parce quil estdoudintelligence :Homospeciemsortiturexhocquodhabet intellectum (II-II, q. 179, a. 1, sol. 2). Dans son commentaire de lthique de Nicomaque9, il dit que cest par lintelligence que nous ressemblons le plus Dieu : Deo autem maxime sumus similes secundum intellectum. Rien dans la crationnestplusnobleniplusparfaitquelactedelintelligence :Nihil nobiliusetperfectiusincreaturisinveniturquamintelligere10.Onnepeut sempcher de penser Pascal : Pense fait la grandeur de lhomme. Toute notre dignit consiste en la pense11. Et mre Teresa ? Cher lecteur, si son apostolattaitdevenusansobjet,ellenauraitpastmalheureuse :ellese seraitlivrelacontemplation.Maissitouteslesgrenouillesdumonde avaientsubitementdisparu,JeanRostandauraittrudement contrari : Quandmesaquariumssontpleinsdegrenouillesprtes pondre, le tourment mtaphysique prend cong12. 2. Les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands Ci-dessus,ThomasdAquinconsidraitlesoprationselles-mmes : intellection et sensation ; maintenant, il va comparer non pas lintellection et la sensation, mais les plaisirs que lon prouve sur chacun de ces deux plans. Il va arriver la mme conclusion : considrs en eux-mmes, secundum se, lesplaisirsspirituelssontplusgrands,majores,quelesplaisirssensibles. Celaestmanifeste,dit-il,silonconsidrelestroisfacteursrequispourle plaisir : 1) le bien uni ou prsent, bonum conjunctum ; 2) ce quoi il sunit, idcuiconjungitur;3)etlunionelle-mme,et ipsaconjunctio. Examinons chacun de ces trois facteurs.

8 Les Essais, Livre de Poche, 1397-1398, tome 3, 1965, p. 154. Confrence ou conversation. 9 Op. cit., IX, leon IV, no 1807. 10 Somme contre les Gentils, III, chap. 127.11 Penses, Section VI, 346-347.12 Jean Rostand, Carnet dun biologiste, Livre de Poche 3246, Stock, 1959, p. 95.8 2.1.Premierfacteurrequispourleplaisir :lebienuniouprsent, bonumconjunctum.Lebienspirituelestplusgrandquelebiencorporelet plusaim.ThomasdAquinenvoitunsigne,signum,danslefaitqueles humainssabstiennentdesplusgrandsplaisirscorporels pour nepasperdre leur honneur, qui est un bien spirituel. On a parfois entendu des gens en vue jepenseunministredontlenomnemchappepasquidisaitnepas avoirbrilldanssestudesparcequiltaitparesseux.Onenavudautres allguer dautres raisons, mais aucun na dit que ctait faute dintelligence. Onpeutdirequonaunemauvaisemmoire,maisjamaisquonnestpas intelligent. Attaquer lintelligence, cest attaquer ce qui fait de nous des tres humains. 2.2. Deuxime facteur requis pour le plaisir : ce quoi le bien sunit, idcuiconjungitur.Leplaisirdpenddelafacultlaquellelebiensunit. Dans le cas des sens, on est facilement daccord. Les couleurs, les sons, les gots produisent des sensations diffrentes selon que la personne qui en est affecteestpeintre,musicienneoudgustatrice.Cependant,lessensations sont intransmissibles. Jimagine quand mme quun artiste peintre jouit plus quemoi,daltonien,devantunpaysage,maisjenypeuxrien :jesuis condamnvoiravecmesyeuxcommeAlfreddeMussetbuvaitdansson verre quil disait ntre pas grand. Lebienspirituelsunitlapartieintellectivedelmequiest beaucoupplusnoble,multonobilior,etplusconnaissante,magis cognoscitiva,meilleurinstrument de connaissance que la partiesensitive.Il sensuit, selon Thomas dAquin, que le bien spirituel qui sunit cette partie de lme produit un plaisir plus grand. 2.3. Troisimefacteurrequispour le plaisir : lunionelle-mme, ipsa conjunctio.Luniondubienspirituellapartieintellectiveestplusintime, magisintima, plus parfaite,magisperfecta,et plusferme, magisfirma.Les senssarrtentauxaccidentsextrieursdeschosesforme,couleur,odeur, etc. tandis que lintelligence pntre jusqu leur essence. Lunion du bien spirituellintelligenceestplusparfaitequeluniondubiensensibleau sens.Eneffet,luniondubiensensibleausenscomporteunmouvement. Cestpourquoilesplaisirssensiblesneseralisentpaspleinementdans linstant :ilyaeneuxquelquechosequipasseetquelquechosequelon attend, comme cest vident pour les plaisirs des aliments et pour les plaisirs vnriens.Cesplaisirsnesontpascompletsdanslinstantmaisavecle 9 temps.Lesralitsintellectuelles,aucontraire,necomportentpasde mouvement.Lasaisieparlintelligenceestinstantane,desortequeles plaisirsdecegenreseralisentpleinementdanslinstant.Leprofesseur explique que les angles intrieurs dun triangle sont gaux deux droits ; les distraits et les moins brillants peuvent lobliger reprendre son explication, maislasaisieestinstantanepourlesunscommepourlesautres.Enfin, luniondubienspirituellintelligenceestplusferme,carlessourcesdu plaisircorporelsontcorruptibles,etleplaisircorporelnedurepas.On connatlachanson : Plaisirdamournedurequunmoment. Cito deficiunt, dit Thomas dAquin : ils steignent vite. Les biens spirituels sont incorruptibles ; ils durent (I-II, q. 31, a. 5). Le plaisir du verre de porto nest bienttplusquunsouvenir,tandisquelesnotionsdontjaienrichimon intelligencedemeurentlongtempsetjepeuxenjouirquandjeveux(I-II, q. 31, a. 5). Lappui de Freud FreudappuieThomasdAquinquandilparledestechniquesde dfensecontrelasouffrance.Lunedellesconsisteretirerdulabeur intellectueletdelactivitdelespritunesommesuffisammentlevede plaisir.Ladestinealorsnepeutplusgrand-chosecontrevous.Des satisfactionsdecetordre,celleparexemplequelartistetrouvedansla cration ou prouve donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que lepenseurtrouvelasolutiondunproblmeoudcouvrirlavrit, possdentunequalitparticulirequunjournoussauronscertainement caractriser de faon mtapsychologique. Pour linstant, bornons-nous dire dunemanireimagequellesnousparaissentplusdlicatesetplus leves .Cependant,enregarddecellesquassurelassouvissementdes dsirspassionnelsgrossiersetprimaires,leurintensit[ThomasdAquin parlait ci-dessus de vhmence] est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organismephysique.Maislepointfaibledecettemthodeestquellenest pasdunusagegnral,maislaportedunpetitnombreseulement.Elle supposedesdispositionsetdesdonspeurpandus,enunemesureefficace tout au moins13. Le tmoignage de Nietzsche

13 Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 24-25.10 Ilseraitfaciledemultiplierlestmoignagesenfaveurdelavie intellectuelle(sciencesetarts)commesourceprincipaledesplaisirsdela vie.Voici,entreautres,quelquesextraitsdesLettreschoisiesdeNietzsche. Sois persuad, crit-il un ami, que ce monde de lesprit dans lequel tu vis demeuremonpluscherdomaine14. Tantquilyauraundrapeautenir dans le domaine intellectuel , il nest pas question que je me batte pour une autrecause (p.21).Enfin : Lasoifdeconnatrereste,ilmesemble,la dernire rgion du vouloir vivre. Ma sant se stabilisera, cette sant que je ne doispasatteindreavantdelavoirmrite,avantdavoirtrouvltatqui mestenquelquesortepromis,ltatdanslequellmeneconserveplus quune seule impulsion, la volont de connatre, et se trouve libre de tous les autres instincts et de toutes les autres convoitises (p. 131). On pourrait citerletraitDelavieillesse,deCicron(10643avantJ.-C.).: Nul plaisir ne lemporte sur ces joies de lesprit15. Les plaisirs corporels sont plus vhments En soi, donc, les plaisirs spirituels et les plaisirs intellectuels sont plus grandsquelesplaisirscorporelsetquelesplaisirssensibles;mais,pour nous, [tres humains composs dun corps et dune me, dous de sensibilit et souvent agits par les passions], les plaisirs corporels sont plus vhments que les plaisirs spirituels et intellectuels (I-II, q. 31, a. 5, in fine). Il apporte troisraisons.Premireraison : les bienssensiblessontplusconnusde nous quelesbiensintellectuels.Eneffet,ilyaplusdepersonnesquiaimentla musiqueoulevinquedepersonnesquiaimentlastrophysiqueoula philosophie. Il est donc normal que les plaisirs corporels et sensibles attirent davantage.Deuximeraison :puisquelesplaisirssensiblessontdes mouvementsdelapptitsensitif,ilssaccompagnentdunchangement corporel[lamour,lapeur,lacolre,latristesse,etc.causentdes changements dans le corps], ce qui ne se produit pas dans le cas des plaisirs spirituelsetintellectuels,saufquandilyasurabondanceceniveauet dbordementsurlecorps,nisiperquamdamredundantiamasuperiori appetitu ad inferiorem. Quand Archimde (~ 287 - ~ 212) a dcouvert, dans son bain, le principe qui porte son nom, le plaisir intellectuel quil a prouv taittelquilsestlancflambantnudanslarueencriant : Eurka , cest--dire Jaitrouv. Troisimeraison :lesplaisirscorporelssont recherchscommeunesorte deremdeaux diminutionscorporellesouaux

14 Op. cit., Gallimard, 5e dition, p. 15.15 Op. cit., XIV, fin.11 contraritsquientranentcertainestristesses.Aussilesplaisirsphysiques quisurviennentaprscestristessessont-ilsressentisdavantageetparsuite plus apprcis que les joies spirituelles, qui nont pas de tristesses contraires (I-II, q. 39, a. 4). ThomasdAquin va maintenantrpondre uneobjection(I-II,q. 31, a. 5, obj. 1). Si les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands que les plaisirscorporelsetsensibles,commentsefait-ilqueleshumains recherchent de prfrence ces derniers ? Il va expliquer de deux manires ce comportementfacilementobservable.Dabord,laplupartdesgens recherchentlesplaisirscorporelsparcequelesbienssensiblessontplus connusetdeplusdegens,magisetpluribusnota.[Lesbienssensibles,ce sontlesbiensconnusparlessens :vue,oue,odorat,toucher,got.] Deuxime explication. Les hommes ont besoin de plaisirs comme remdes leursmultiplesdouleursettristesses.Or,laplupartdentreeuxnepeuvent aspirer aux plaisirs spirituels, qui sont le propre des vertueux [ici, il ne faut pasoublierlesvertusintellectuelles],ilsensuitquilssetournentversles plaisirs corporels (I-II, q. 31, a. 5, sol. 1). On ne chasse pas ses peines par la lecture,commefaisaitMontesquieu,quidisait navoirjamaiseude chagrinquuneheuredelectureneluiaitt ,sansunlongentranement. La plupart des gens les chassent autrement : plus de caisses de bire que de livres. Plaisir et vertu Plaisir et vertu ? Autant titrer : Diable et eau bnite, chien et chat, feu eteau.Enlisant Plaisiretvertu ,unlecteurpeut,sanstrevoltairien, esquisserunrictus.CarPaulValrysestcrujustifidelancer,dansson Rapportsurlesprixdevertu : VERTU,Messieurs,cemotVertuest mort, ou, du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu peine. [] Quant moi,jelavoue[]jenelaijamaisentenduqueremarquablementrareet toujoursironiquementdit. []Il nemesouvient pasnonplusde lavoir lu dansleslivresdenotretempslesplusgnralementlus,etmme,dansles plus estims16. Leplaisirimpliqueuncertaindegrdevertu,carcommeditAlain : Rienaumondeneplatdesoi.Ilfautprendrebeaucoupdepeinepourse plaire la gomtrie, au dessin, la musique. Et cette liaison de la peine au

16 Paul Valry, uvres, Gallimard, La Pliade, tome I, 1957, p. 939-940.12 plaisirsevoitbienclairementdanslesjeuxdesviolentsSilonrflchit assez sur ce paradoxe de lhomme, on ne se reprsentera nullement lhomme heureuxcommeceluiquitouslesbonheurssontapports ;maisau contraireonlepenseradebout,enactionetenconqute,etfaisantbonheur dunepuissanceexerce17. Faire bonheurdunepuissanceexerce , cestattacherlebonheurlavertu : Mestavis,continueAlain,quele bonheur intime et propre nest point contraire la vertu, mais plutt est lui-mmevertu,commecebeaumotdevertunousenavertit,quiveutdire puissance (p. 32). La vertuat victimede lusage, quirgne enmatresurle langage. Lemotvertupartageletristesortdetantdautresmotsquiavaientt forms avec soin, mais que lusage a coups de leurs nobles origines. Driv dulatinvirtus,lui-mmeformdevir(hommeausensoilexclutles femmes),lemotvertuadabordsignifilaforcephysique.Levertueux, cette poque, ctait le mle, et il tait vertueux de la vertu du taureau. Rien pour rendre jalouses les femmes curieuses de ltymologie des mots. Comme la force physique jouait un grand rle la guerre, et quon se battait constamment, souvent corps corps, le bon soldat, le soldat efficace, quonditcourageux,tait ditvertueux. Laforcephysiquestendaitainsi lavaleurmilitaireetaucourage.Del,onnapasdepeinecomprendre comment et pourquoi on a tendu le mot jusquaux remdes. La vertu dune potion,cestsavaleurdanslaluttecontreunemaladie;commecelledun soldat, elle svalue son efficacit. La vertu nest quefficacit , affirme fort justement Alain18. Maisunjour,quelquunsestavisdedire,avecuncertainsourire, jimagine :Elleaperdusavertu!Ouencore :Cestunefemmedepetite vertu ! Le contexte ne prtait aucunement quivoque : il ne sagissait ni de lajusticeniducourage,maisbiendelachastet.Lemotvertu,qui, normalement, recouvre toutes les vertus devenait le nom de lune delles. Il sagit l dun phnomne linguistique plus simple que le nom (antonomase) quiledsigne.Lemotphilosophe,parexemple,englobeunepliadede penseurs ; mais, au XIIe sicle, on a commenc parler du Philosophe avec un grand P. Le Philosophe, ctait Aristote, considr comme le philosophe parexcellence.Demme,quandonparleduncrimepassionnel,personne

17 Alain, Philosophie, Paris, PUF, tome Second, 1955, p. 22.18 Alain, Ibid.,p. 35.13 nepenselacolre :parantonomase,lapassion,cestlamour.Par antonomasetoujours,laVille,ctaitRome.Etlepapedonneencoresa bndiction Urbi et orbi, cest--dire la Ville (Rome) et au monde. QuandAristoteparledelavertu,lemotenrecouvreplusieurs espces :vertusintellectuellesspculatives(scienceetsagesse),vertus intellectuelles pratiques(prudenceetart) et vertusmorales(justice,forceet temprance).ThomasdAquinajoutelesvertusthologales :foi,esprance etcharit.Etparvertu,ilentendunedispositionstablequifaitagiravec uniformit,promptitudeetplaisir19.Voltairesetrompequandilcrit : Nron,lepapeAlexandreVI,etdautresmonstresdecetteespce,ont rpandudesbienfaits ;jerpondshardimentquilsfurentvertueuxcejour-l20. Non ;unehirondellenefaitpasleprintemps;unactedevertu nengendre pas une vertu morale. QuandThomasdAquinsedemandesilaloinouvelleestplus onreusequelancienne,ilrpondque,dupointdevuedespratiques extrieures, elle est moins onreuse, mais plus exigeante du point de vue des dispositions intrieures. Et il invoque Aristote : Il est facile de faire ce que fait le juste [rendre le d], mais le faire comme il le fait (avec promptitude et plaisir) ce nest pas facile pour qui ne possde pas la vertu de justice21. Notion et distinction des vertus intellectuelles Si,commeditPaulValry,lemotvertuestmort,oudumoins mourant, quand il sagit de la vertu morale, plus forte raison lest-il quand il sagit de la vertu intellectuelle. Thomas dAquin soulve cette question en I-II, q. 57. Il se demande dabord si les habitus intellectuels spculatifs sont desvertusUtrumhabitusintellectualesspeculativisintvirtutes.La traduction du mot habitus comporte une difficult.Le mot a t francis. Le PetitRobertcommencepardire maniredtre .Cestimprcis :en philosophie,lhabitusnestpasune maniredtre maisunprincipe dopration.Certainstraduisenthabitusparhabitude.Cestmauvais :la dindeNoletlejambonPquesnesontpasdeshabitusmaisdes habitudes,descoutumes.Certainstraduisenthabituspardisposition.Ce nestpassuffisant :ilfautajouterstable. Lhabitusdiffredela disposition,enseigneAristote,encequilabeaucoupplusdedureetde

19 Q.D. De virtutibus in communi, Marietti, II, 1949, p. 709.20 Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 374.21 thique de Nicomaque, V, 9 ; I-II, q. 107,a. 4.14 stabilit. Sont des habitus les sciences et les arts. Car la science semble tre aunombredeschosesstablesetdifficilesmouvoir,mmesilonnen possde quun faible acquis.Par contre, on appelle dispositions les qualits quipeuventfacilementtremuesetrapidementchanges,tellesquela chaleur et le refroidissement, la maladie et la sant, et ainsi de suite22. Lhabitusestdoncunedispositionstable ;certainshabitussontbons dautressontmauvais :lesvertussontdeshabitusbons ;lesvices,des habitus mauvais. Thomas dAquin, la suite dAristote, distingue les habitus intellectuelsspculatifsetleshabitusintellectuelspratiques ;lespremiers sontordonnslarecherchedelavrit,lessecondssontordonns lopration (lagir et le faire). Il se demande en I-II, q. 57, a. 1, si les habitus intellectuels spculatifs sont des vertus. ThomasdAquindistinguetroisvertusquiperfectionnent lintelligencespculativedanslaconsidrationduvrai,adconsiderandum verum, son bien propre. Or, le vrai peut tre connu de soi, per se notum, ou connu par un autre, per aliud notum, cest--dire dmontr. Par exemple, on napasprouverqueletoutestplusgrandquelunedesesparties ;que deuxchosesgalesunemmetroisimesontgalesentreelles.Pour AristoteetThomasdAquin,lapremirevritconnuedesoi,persenota, cest le premier principe de la raison spculative, celui au sujet duquel il est impossibledesetromper.Aristoteledfinitainsi :Ilestimpossiblequele mmeattributappartienneetnappartiennepasenmmetemps,aumme sujet et sous le mme rapport23. Ce principe est le point de dpart de tous les autresaxiomes(Ibid.,30).Parexemple,Socratenepeutpastrebonet mauvaisenmmetemps,souslemmerapport ;maisilpeuttrebon philosophepournousetmauvaismaripourXanthippe.Cestlepremier principedelaraisonspculative.Lhabitus,ouvertu,oudispositionstable qui perfectionne lintelligence dans la considration des vrits connues par elles-mmesanomintellectuschezThomasdAquinouhabitusdes principes, habitus principiorum. Il y a ensuite le vrai que lon atteint par une dmarche de la raison ; il estlaconclusiondunedmonstration.Parexemple,ilfautdmontrer lexistencedeDieu,laspiritualitdelmehumaine,sonimmortalit,etc. Cestduvraiperaliud notum,duvraiconnuparautrechose.Parexemple,

22 Aristote, Catgories, chap. 8, 8 b 27-30 23 Aristote, Mtaphysique, , 3, 19-20).15 lexistencedeDieuestconnueparseseffets,lescratures(I,q.2,a.2). Thomas dAquin introduit une nouvelle distinction. La recherche du vrai par la raison aboutit un terme qui peut appartenir un genre de connaissance, ultimum in aliquo genere ou par rapport toute la connaissance humaine. Il vaappelersagesseletermeauquelaboutitlaconnaissancehumainetotale. Ceterme,cesontlescausesles plusleves, altimaecausae, commeledit Aristote dans la Mtaphysique (I, chap. 1). Cest pourquoi la sagesse ne peut trequune,sapientianonsitnisiuna.Parcontre,lessciencessont nombreusespuisquellesselimitentchacuneundomaineparticulierde connaissance (I-II, q. 57,a. 2). La sagesse est donc une science, puisquelle dmontre,maiselleestunescienceparticulireparcequelleremonteaux causespremires.DanslePromiumdesonCommentairedela MtaphysiquedAristote,ThomasdAquinditquecettesciencedescauses ultimes peut porter trois noms : science divine ou thologie, mtaphysique et philosophie premire. Les vertus de lintellect pratique Aprsavoirdistingutroisvertusdelintellectspculatif,Thomas dAquin traite des deux vertus de lintellect pratique. Comme il a t dit, ces deuxintellectsdiffrentparleurfin :lintellectspculatifestordonnla vrit ; lintellect pratique est ordonn lopration (lagir et le faire)24. 1. Lart, vertu de lintellect pratique Au sujet de lart, il se demande dabord si lhabitus intellectuel quest lart est une vertu Utrum habitus intellectualis qui est ars, sit virtus. (I-II, q. 57, a. 3). larticle premier, il stait demand si les habitus intellectuels spculatifssontdesvertus;ici,ilauraitpusedemandersilhabitus intellectuelpratiqueappelartestunevertu.Cetteprcisionluiasembl inutile.CeuxquiconsultentlePetitRobert,fautedavoirlaSomme thologiquesouslamain,apprennentdeschosescommecelles-ci :Ceque lartajoutelanature.Lhommevitdartetderaisons;ilvitdart commencerparlartculinaire,lartdesevtir,dechasser,desedfendre, etc.Ensembledemoyens,deprocdsrglspouratteindreunefin,dit moins bien le Petit Robert, car les vertus spculatives tendent une fin elles aussi.Aulieudepouratteindreunefin ,ilettprfrablededire

24 Commentaire du trait De lme, III, leon 15, no 820. 16 pourfairequelquechose .Cestlemotfairequiestimportantdansla dfinition de lart. Lartestunevertucarilnestriendautrequeladroiteraison,recta ratio, des choses faire, operum faciendorum. Recta ratio ? Lingnieur qui construit un pont doit forcment raisonner : il nvolue pas dans le per se notum.Silpossdeltatdevertu,diraitThomasdAquin,lartde construire des ponts, il va raisonner correctement et les ponts vont tenir. Son art rectifie sa raison pour la construction des ponts. Il en est ainsi de tous les arts :ilsrendentlaraisondelapersonnequilespossdeapteraisonner correctementluvrefaire :unesculpture,unepeinture,unpome,un opra, un discours, un film, un syllogisme, etc. Lebienauqueltendlartisteoulartisan,cestdefaireunebonne uvre ; ni son humeur ni ses intentions nentrent en ligne de compte. De ce point de vue-l, lart sapparente aux vertus spculatives, qui considrent le vrai (I-II, q. 57, a. 3). Les tudiants exigent de leurs professeurs quils soient comptents et bons pdagogues ; ils ne se soucient pas de leurs sentiments ni deleursintentions,dumomentqueleurssentimentsouleursintentions nexercent pas une mauvaise influence sur leur enseignement. Ablard nous dcritlamauvaiseinfluenceexercesursonenseignementparsapassion pourHlose : mesurequelapassionduplaisirmenvahissait,je moccupaismoinsdelaphilosophieetdessoinsdonnermoncole. Ctaitpourmoiunennuimortelquedyalleroudyrester ;ctaitaussi unefatigue :lesnuitstaientdonneslamour,lesjournesltude.Je faisaismescoursavecindiffrenceettideur ;jeneparlaisplus dinspirationmaisdemmoire :jemebornaisrptermesanciennes leons,etsilmarrivaitdecomposerdesvers,ctaientdeschansons damour non des crits philosophiques25. Lartestdoncunevertupuisquilenprsentelestrois caractristiques :uniformit,promptitudeetplaisir,commeilatditci-dessus. 2. La prudence, autre vertu de lintellect pratique Aprsavoirmontrquelartestunevertu,quilenaitsoulignla parentaveclestroisvertusintellectuellesspculatives,ilsedemande

25 Ablard, Lettres, Paris, Union Gnrale dditions, 1964, Le Monde en 10/18, 188-189, p. 37. 17 maintenantsilaprudence,autrevertudelintellectpratique,cest--dire ordonn lopration ( lagir, en loccurrence) est distincte de lart (I-II, q. 57, a. 4). Thomas dAquin va consacrer la prudence les articles 4, 5 et 6 de la q. 57 ; il va y revenir en numrant les quatre vertus cardinales : prudence, justice, force (courage) et temprance (modration) (q. 61, a. 2). Ilyadeshabitusquelonqualifiedevertusduseulfaitquils confrentlacapacitdebienfaireetilyenaquiassurent,enplus,lebon usage.Lartestditvertuaupremiersens :ilrendcapabledebienfaire,de bien fabriquer ; il ne concerne en rien lapptit. La prudence, au contraire de lart, confre non seulement la capacit daccomplir une bonne uvre, mais aussilusagedecettecapacit,carelleconcernelafacultaffective puisquelleenprsupposelarectitude.Quest-cedire ?Laprudence concernelactionsingulire :cemariage,cetactedecourage,cette protestation, etc. Elle dcouvre et applique les bons moyens datteindre une bonnefin.LeroiDavidvoulaitBethsabe,lafemmedUrie;lesmoyens quilautilissluiontpermisdatteindrelafinpoursuivie,maisonnepeut pas parler de prudence, dans ce cas, car la fin tait mauvaise. Lart,commeilatdit,rendlapersonnequilepossdeapte raisonner une fabrication, comme une statue ou un pome : il est recta ratio factibilium, tandis que la prudence rend apte raisonner laction singulire : elleestrectaratioagibilium.Certainstraducteursprsententlaprudencecomme tant accompagne de raison ou saccompagnant de raison . Cette traductionnemesatisfaitpas,carlaprudence,quiapourobjetuneaction particulire,nestpasseulement accompagnederaison ,commeellele seraitdunconseilleroudunguide :elleestimprgnederaisonparsuite delenseignementreuetdelexprienceacquise.Ellenepossdepasla raison,maiselleyparticipe.Sonsigeestdoncimmdiatementlaraison pratique. Il me semble quon rendrait assez bien la pense de Thomas dAquin endfinissantlaprudence comme unedispositionstable,conformela raison et en vue de laction . Conforme signifie de mme forme, et la forme estunequalit;enloccurrence,unequalitdelaraisonpratique;qualit quilhabiliteraisonnercorrectementquandlaraisonestauxprisesavec uneactionparticulire :uneguerreetnonlaguerre,unegrveetnonla grve, un mariage et non le mariage, etc. Thomas dAquin a cette formule on ne peut plus concise : Prudentia est recta ratio agibilium (II-II, q. 47, a. 8). La prudence est la raison droite des agibilium. Ce dernier mot pose un petit 18 problmedetraductionparcequonnapasenfranaislesagissables comme on a les faisables ; on peut le traduire par de lagir ou des actions poser . Les vertus les plus prometteuses de plaisir ou de joie Les vertus qui procurent de grandes joies ce sont les vertus possdes ltatdedispositionsstables.Commeilatditci-dessus,ellesfontagir avecuniformit,promptitudeetplaisir.Cependant,quandilsagitde certainesvertus,ThomasdAquin,lasuitedAristote,neprometpasde joie dbordante aux personnes qui les pratiquent. Est courageux, dit-il, celui quisoutientlesprilsavecplaisir,delectabiliter,ouaumoinssans tristesse26. Il pourrait parler ainsi dautres vertus dont une personne sera dite les possder si elle en pose les actes sans exulter mais sans tristesse. On peut voquer la patience sinon la chastet. Quandonassocieleplaisirlavertu,onpeutpenserunescience (thologie,philosophie,physique,astronomie,botanique,etc.);onpeut penserunart(peinture,sculpture, criture,musique, gravure, etc.) ; une vertumorale(justice,parexemple).Chaquescience,chaqueart,esten mesurederendrelavieagrable.Alainfaitllogedelajustice : lhomme aime laction plus que le plaisir, laction rgle et discipline plus que toute autre action, et laction pour la justice par-dessus tout. Do rsulte un immense plaisir, sans doute ; mais lerreur est de croire que laction court auplaisir ;carleplaisiraccompagnelaction.Lesplaisirsdelamourfont oublier lamour du plaisir27. On peut penser la vertu thologale de charit comme source de joie : Vous nous avez crs pour vous, et notre cur est inquietjusqucequilreposeenvous ,disaitsaintAugustinauchapitre premierdesesConfessions.OnpourraitcitersaintPaulcrivantaux Philippiens : Je voudrais bien partir pour tre avec le Christ, car cest bien celalemeilleur ;mais,causedevous,demeurerencemondeestencore plusncessaire. ThrsedAviladisait,parat-il : Jemeursdenepas mourir ,tellementelleaimaitDieu.Lesquatresourcesinpuisablesdela joie de vivre seraientdonc la charit, vertu thologale, les sciences, les arts et laction pour la justice.

26 Commentaire de lthique de Nicomaque, II, leon III, no 266. 27 Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Ides 362, 1928, p 119.19 Le plaisir dpend dabord de la vertu, puis de lobjet de la vertu. ce sujet,ThomasdAquinserfrelapremirephrasedutraitDelme dAristote : Touteconnaissanceest,nosyeux,unechosebelleet admirable;pourtantnousprfronsuneconnaissanceuneautre,soiten raisondesacertitude,soitparcequelletraitedobjetsdunevaleur suprieure et plus dignes dadmiration. Puis il fait le commentaire suivant : Nous dsirons davantage savoir peu, modicum, de choses honorables ettrs leves,honorabilibus et altissimis, mme si nous ne les connaissons que de faonprobable,quedesavoirbeaucoupetaveccertitudedechosesmoins nobles,minusnobilibus28.Lastrophysiqueestplusprestigieuseque lherptologie ; tre le mdecin de la reine, cest plus prestigieux que dtre le mdecin de ses chevaux. Aristote applique ces principes quand il soulve la question de savoir quelle est la vertu qui procure le plus grand plaisir29.En I-II, q. 31, a. 5, Sed contra, Thomas dAquin cite une courte phrase dAristote : Le plus grand plaisiraccompagneloprationdelasagesse. Ilfautsansplusseposerla question :Quentendent-ilsparlasagesse?PourThomasdAquin,la sagesse humaine est lune des trois vertus de lintelligence spculative, cest--diredelintelligenceordonnelarechercheetlacontemplationdela vritilfaudraitpresquedireladgustationdelavrit,carlemot sagesse vient du latin sapere, goter ; lintelligence pratique est ordonne lopration(lagiretlefaire)(I-II,q.57,a. 2).ChezThomasdAquin comme chez Aristote, lintellect intellectus en latin dsigne la facult que nousnommonsintelligence ;lactedelintellect,cestlintellection intelligentiaenlatin.Enfranais,lemmemot,intelligence,dsigneaussi bien la facult que lacte de cette facult.VoicicequAristoteditdecettesciencedescausesultimesdansson thique Nicomaque, (X, chap. 7).Silestvraiquelebonheurestlactivitconformelavertu,ilestdetoute vidence que cest lactivit conforme la vertu la plus parfaite, cest--dire celle de la partie de lhommelaplus haute. Quil sagisse de lesprit ou detoute autre facult,quoisemblentappartenirdenaturelempire,lecommandement,la notiondecequiestbienetdivin ;quecettefacultsoitdivineelleaussiouce quilyaennousdeplusdivin,cestlactivitdecettepartiedenous-mmes,

28 Commentaire du trait De lme, I, leon 1, no 5. 29 thique de Nicomaque, X, chap. 7, 3. 20 activitconformesavertupropre,quiconstituelebonheurparfait.Or,nous avonsditquelleestcontemplative.Cettepropositionsaccorde,semble-t-il,tant avecnosdveloppementsantrieursquaveclavrit.Carcetteactivitestpar elle-mmelaplusleve ;decequiestennous,lespritoccupelapremire place ;et,parmicequirelvedelaconnaissance,lesquestionsquembrasse lesprit sont les plus hautes. Ajoutons aussi que son action est la plus continue ; il nousestpossibledenouslivrerlacontemplationdunefaonplussuiviequ uneformedelactionpratique.Et,puisquenouscroyonsqueleplaisirdoittre associ au bonheur, la plus agrable de toutes les activits conformes la vertu se trouvetre,duncommunaccord,cellequiestconformelasagesse.Ilsemble doncquelasagesse,elleaumoins,comportedesplaisirsmerveilleuxautantpar leur puret que par leur solidit et il est de toute vidence que la vie pour ceux qui savent,cest--direquiontdcouvertlavrit,servleplusagrablequepour ceux qui cherchent encore savoir.AutempsdAristote,cettesciencedescausesultimes,quildsigne dunomdesagesse,nesubissaitpaslaconcurrencedesmultiplessciences qui existent de nos jours et qui procurent beaucoup de plaisir aux personnesquilescultivent.Lathologienestplusconsidrecommelaplus prestigieuse des sciences, et peu de gens imaginent que les thologiens sont les personnesles plus heureuses du monde. Le thologien Hans Kng est-il plusheureuxquelastrophysicienHubertReeves ?Impossibledelesavoir. Reeves envie-t-il Kng ? Jen doute.AuMoyenge,lathologiejouissaitencoredungrandprestige. Luniversitmdivalecomprenaitaumaximumquatrefacults : thologie, droit (canonique et civil), mdecine et arts ; cette dernire prparait aux trois autres.Lafacultlaplusprestigieuselpoque,etlongtempsparlasuite, ctaitlaFacultdethologie.LesprofesseursdelaFacultdesarts aspiraient tous sy hisser. Un artien aux cheveux blancs tait montr du doigt. Ladmirable candeur du philosophe DansLaphilosophiemoraledesaintThomasdAquindevantla pensecontemporaine30,JacquesLeclercqcitecettephrasedeThomas dAquin : Parmitouslesactesdevertu,ilestmanifesteetadmisdetous queleplusdlectableestlacontemplationdelasagesse31. Leclercqse moque : Manifesteetadmispartous :admirablecandeurdu

30 Op. cit., Paris, Vrin ; Louvain, PUL, 1955, p. 160. 31 Commentaire de lthique de Nicomaque, X, leon X, no 2090.21 philosophe ![]Entoutcas,silestunechosedontonpuissedirequelle nest pas vidente et admise par tous, cest bien celle-l. Ici,jeremarque que lemotphilosopheestcritsansPmajuscule.Il nesagiraitdoncpasdAristote,maisdeThomasdAquinentantquilest philosophe quand il commente le Philosophe et sen tient, comme ce dernier, aubonheurtelquilpeuttreralisici-bas(Ibid.,no2103).Quandildit vident et admis de tous , Thomas dAquin ne parle que des philosophes. Il ne prtend pas que lesclave au fond de la mine pense que le plaisir de la contemplation lemporte sur tous les plaisirs humains. Il semble tonnant, de prime abord, que Thomas dAquin dclare que lavie contemplative,quiconstituelasourceprincipale du bonheurhumain, mmeici-bas,excdelaportenormaledeltrehumain,quelleestsupra hominem32.Eneffet,lhommeestcomposduncorpsetduneme ;ilest dou dune nature sensitive et dune nature intellective. Quand il vaque la contemplationdelavrit,ilnevitpasselontoutcequilest,mais uniquementselonunepartiedelui-mme,lintelligence,quelquechosede divin, aliquid divinum (no 2106). Nietzsche semble partager lopinion de Thomas dAquin : Quand je considreleshommesavecbontoumalveillance,jelestrouvetoujours, tous tant quils sont et chacun en particulier, occups dune mme chose : se rendreutileslaconservationdelespce 33. Tiendrait-ilencorece langage ?Encequileconcerne,Nietzschetientunautrediscours,quejai cit plus haut : Sois persuad, crit-il un ami, que ce domaine de lesprit danslequeltu visdemeuremonpluscherdomaine34. Tant quilyaura undrapeautenirdansledomaineintellectuel,ilnestpasquestionqueje me batte pour une autre cause (Ibid., p. 21). La soif de connatre reste, il me semble, la dernire rgion du vouloir vivre. Ma sant se stabilisera, cette santquejenedoispasatteindreavantdelavoirmrite,avantdavoir trouvltatquimestenquelquesortepromis,ltatdanslequellmene conserveplusquuneseuleimpulsion,lavolontdeconnatre,etsetrouve libre de tous les autres instincts et de toutes les autres convoitises (Ibid., p. 131).

32 Ibid., nos 2105-211033 Nietzsche, Le gai savoir, Gallimard, Ides, p. 35.34 Nietzsche, Lettres choisies, Gallimard, 5e dition, p. 15.22 Leplaisirdesintellectuelsetdesartistesestpeut-trerare ;leplaisir intellectueletle plaisirartistiquelesontmoins.Lajoiedusavantnestpas rserveWernervonBraun dcouvrantlarponse un problmeardu de navigationspatialeouArchimde,dcouvrantleprincipequiporteson nom, ou Galile, dcouvrant les lois du pendule.Non ; il se passe peu de jours sans quon ait loccasion de faire usage de son intelligence et den tre fier. La nature serait une infme sadique si elle avait plac hors de la porte de la foule au moins des miettes des plaisirs les plus grands. La joie de lartiste, il ne faut pas la rserver au ciseau de Michel-Ange sculptantsonDavid.Lajoiequelartisteprouve donnercorpsaux imagesdesafantaisie ,commeditFreud,nestpassouventliedes images de Joconde, de Grces ou de Vnus. La joie du compositeur nest pas rserveMozart.DautresquHomreetVirgileontgotlesjoiesde lcrivain. Lajoiedupenseurquidcouvrelavrit,ilnefautpaslarserver Aristotepensantlhylmorphisme,ouEinsteinimaginantlathoriedela relativit, ou Thomas dAquin assnant un formidable coup de poing sur la tabledesonhte,leroisaintLouis,endisantbienfort : Jelaimon argumentcontrelesmanichens. Ilnefautpasconfondrelajoiedu penseur avec sa gloire. On acquiert la renomme en dcouvrant la thorie de la relativit, mais on gote la joie du penseur meilleur compte, cest--dire avec moins de gnie, moins de travail et moins de chance, peut-tre. Le rle du plaisir dans la vie humaine Quandonaffirme,commelefaitThomasdAquin,quepersonnene peut vivre sans plaisir sensible et corporel (I-II, q. 34, a. 1), on sengage en apporter des preuves. Il ne manque pas de le faire en assignant trois rles au plaisir : stimulant, repos de lme et remde. Le plaisir (intellectuel ou sensible) est un stimulant Auxoprationsquenousaccomplissonsavecplaisir,nousapportons plus dattention et de persvrance (I-II, q. 4, a. 1, sol. 3). En I-II, q. 33, a. 4, ilsedemandesileplaisirperfectionnelaction.Sarponseconfirmela prcdente.Lapersonnequitrouveduplaisir,delectatur,dansluvre quelle accomplit, lexcute avec plus dardeur, vehementius, et avec plus de soin, diligentius.23 Le plaisir, repos de lme Toutepersonnequigagnesavieavecsesmusclessaitqueltre humainabesoindereposphysiquepourrefairelesforceslimitesdeson corps.Ilenestainsidelme,prtendThomasdAquin.Sesforcessont limites et proportionnes certaines oprations. Or, le repos de lme, cest leplaisir,quiesanimaeestdelectatio(II-II,q.168,a.2).Onremdiela fatiguedelmeensaccordantquelqueplaisir(corporel,sensibleou intellectuel)quiinterromptleffortdelaraison.Ilpeuttreprisdansdes paroles ou des actions, dicta vel facta. Pour dtendre un auditoire fatigu par unexposdifficilesuivre,Cicrontrouvenormalquonsepermette quelquedrlerie,silesujetlepermetpaspendantlhomlieduVendredi saint.ThomasdAquinrenchritenblmantlespersonnesquiserendent chargeauxautresennedisantriendedrle,ouquiimportunentcellesqui sacquittentdecedevoirsocial(II-II,q.168,a. 4).Parat-ilquesainte ThrsedAvilaauraitditdesreligieusesquellejugeaittropsrieuses : Mes surs, nous sommes assez sottes par nature sans ltre davantage par grce. Le plaisir, un remde Thomas dAquin ne peut srement pas tre tax de pessimisme quand il affirme que la vie humaine est en butte de multiples et invitables maux : maux du corps, maux de laffectivit, maux de lintelligence (I-II, q. 5, a. 3). Lesdeuxpremierssontbienconnus ;lestroisimes,lesmauxde lintelligence,cestlignorance :ilyatellementdechosesquenous voudrionssavoir :leremdecontrelecancer,parexemple.Leremdequi peutsinongurirdumoinssoulagerlhumanitauxprisesavectoutesses douleursettristesses,cestleplaisir(I-II,q.31,a.5,sol.1).Chacun, forcment,utiliselesplaisirsdontildispose.Unepersonnequineconnat quelesplaisirssensiblesvasenservircommeremdes ;cellequiconnat, en plus, les plaisirs spirituels et intellectuels, dispose de plus de remdes. Un malheureuxseguritparlalecture,unautreparlamusique,unautrepar lalcool.Ceux qui netrouvent de plaisirnulle part confirmentlobservation dePascal : Tousleshommesrecherchentdtreheureux.[]Cestle motifdetouteslesactionsdetousleshommes,jusquceuxquivontse pendre35.

35 Penses, Section VII, 425.24 AprsavoirnumrcestroisavantagesqueThomasdAquin reconnatauplaisir,onsedemandecommentUtaRanke-Heinemannapu parlerdelhostilitdeThomasdAquinauplaisir36.Voyonsmaintenantsi elle a raison dtendre au plaisir sexuel son hostilit au plaisir. II. Thomas dAquin est-il hostile la sexualit ? Uta Ranke-Heinemann ny va pas de main morte : Saint Thomas se sent soutenu par Aristote non seulement dans sa volont (sic) dabaissement delafemme,maisgalementdanssonhostilitauplaisiretla sexualit37. Lestextesrapportsci-dessus,montrentlvidence,ilme semble, quil nya pasdhostilitau plaisirchez ThomasdAquin ; ilreste lhostilit possible la sexualit. 1. Un grave dficit dattention chez Uta Ranke-Heinemann Ellepoursuit :Laremarqueduphilosophegrec[Aristote, videmment]soulignantquelajouissancesexuelleempchelapense38 apportedeleauaumoulinduthologienetconfortesavisionngative, dinspirationaugustinienne,delasexualit. thiqueNicomaque,7,12, cestunerfrencelatraductiondeJeanTricot39.Mais,ennote5,Tricot metengardelelecteurtroppress : Aristotevamaintenantexposer,puis critiquerlesdiffrentesopinionssurleplaisir.Ilyreviendraavecplus dabondancedanslelivreX. CenestdoncpaslapensedAristoteni celle de Thomas dAquin que lon trouve en 7, 12. VoicidabordcequerapporteAristote : Certainssontdavis quaucunplaisirnestunbien,nienlui-mmeniparaccident(carilnya pasidentit,disent-ils,entrebienetplaisir).Pourdautres,certainsplaisirs seulementsontbons,maislaplupartsontmauvais.Selonunetroisime opinion,enfin,mmeensupposantquetouslesplaisirssoientunbien,il nest cependant pas possible que le plaisir soit le Souverain Bien. Le plaisir nest pas du tout un bien, disent certains, [je passe 4 car cest cet argument quURH a retenu] parce que les plaisirs sont un obstacle

36 Des eunuques pour le royaume des cieux, p. 217.37 Ibid.38 thique Nicomaque, 7, 12.39 Paris, Vrin, 1997, p. 364-366.25 laprudence(sic),etceladautantplusquelajouissanceressentieestplus intense, comme dans le cas du plaisir sexuel, o nul nest capable de penser quoi que ce soit en lprouvant. Dans lthique de Nicomaque, traduction deJeanVoilquin,lepassageprcdentsetrouveen7,11,etilestrendu commesuit : Lesplaisirssopposentlexercicedelapense(sic),et dautant plus que la jouissance est plus vive, par exemple dans les plaisirs de lamour, car nul ne pourrait penser au moment o il les prouve40. PoursavoircommentThomasdAquintraiteleauquAristoteest cens apporter son moulin, il faut lire son commentaire de lthique [ou de]Nicomaque,VII,leonXII,no1495.Soncommentairecommence comme suit : Dicit ergo primo Dicit ce nest pas dico, cest il [Aristote] dit etnonjedis.Aristoteditdoncquelesplaisirspropreslactivitquelon exercenenuisentnilaprudencenitouteautreactivit.Parexemple,le plaisirquilprouvefairedelagomtrienonseulementnenuitpasau gomtremaisillassiste.Ilenestainsidetoutescienceetdetoutart.Ce sont les plaisirs trangers, sils sont vhments, qui peuvent nuire lactivit que lon exerce. Fumer la pipe ou la cigarette ne nuit ni un crivain, ni un peintre,niunsculpteur.Danssoncommentaire,ThomasdAquinnefait aucuneallusionauplaisirsexuel,quiestcenssopposerlexercicedela pense ;Aristotenonplusnyfaitpasallusion41.ThomasdAquinconclut : Et ainsi il ne sensuit pas que le plaisir soit mauvais pour quelquun Etsicnonsequiturquoddelectatiositmalaalicui.Aucuneallusionau plaisir sexuel. Il ny avait donc pas deau dans la cruche dAristote. QuandURH crit : Laremarque duphilosophegrecsoulignant que lajouissancesexuelleempchelapense etquelledonnecomme rfrenceEthiqueNicomaque,7,12,ellecommetuneimpardonnabledistraction :elleattribueAristoteuneopiniondesesdevanciers,opinion quilcommentedanslechapitre13,dontellenefaitaucunemention. ExplicationdePascal : CenestpasdansMontaigne,maisdansmoi,que je trouve tout ce que jy vois42. Toujourslapage217desesEunuques,URHajoute : leplaisir sexuelanantittotalementlapense etelledonnecommerfrence : Sommethologique,II-II,q.55,a.8,sol.1.SuivantleconseildAlain : Boire dans le creux de sa main et non dans une coupe emprunte , on va

40 Op. cit., Paris, Garnier, 1961, p. 337.41 thique Nicomaque, VII, 13, 21-23.42 Penses, Section II, 64.26 voir.Nouvellesurprise :ilnesagitpasdes plaisirsvnriens ,que Thomas dAquin dsigne par lexpression delectationes venereae, mais de la luxure. Plaisirs vnriens nest pas synonyme de luxure. La luxure est le vice oppos la chastet (II-II, q. 153, Prologue). Thomas dAquin dit que la luxuretotaliteropprimitrationemla luxureopprimetotalement laraison. Laraison,etnonlapense.EnvoyantlabelleBethsabedanssonbain,le roiDavidperdlatte,ildraisonne,devientmeurtrieretadultre.URH donneencorecommerfrenceII-II,q. 15,a. 3.De nouveau, ilsagitdela luxureetnondelusageraisonnableducotetdesplaisirsvnriensqui laccompagnent. On ne voit pas encore dhostilit la sexualit. Cherchons encore la bote noire. 2. Thomas dAquin exorcise les relations sexuelles En II-II, q. 153, a. 2, Thomas dAquin se demande si un acte vnrien peut tre sans pch Utrum aliquis actus venereus possit esse sine peccato. LepreFolghera,o.p.traduitmollement : Toutactevoluptueuxest-ilun pch ? alorsqueThomasdAquinsedemandesiunactevnrienpeut tresanspch.Larponselapremirequestionestoui ;larponsela deuxime est non. Thomas dAquin soulve cette question pour rfuter ceux qui affirmaient que tout acte vnrien tait un pch. Voici sa rponse. Il y a pchdanslesacteshumainsquandonenfreintlordretabliparlaraison, rgledemoralit.Ilnyadoncpasdefauteuserdeschoses,commeil convient, en vue de la fin qui est la leur. Or, de mme quest vraiment bon ce quiconservelanaturecorporelledelindividu,demmeestunbien excellent, bonum excellens, ce qui conserve lespce humaine. Or, de mme qulaviedelindividuestordonnlusagedesaliments,demmela conservationdelespcehumaineestordonnlusagedeschoses vnriennes,ususvenereorum.DocepassagedAugustindanssontrait Dubienconjugal(chap.16) : Cequelalimentestpourlasantde lindividu,adsalutemhominis,lecotouluniondessexeslestpourla surviedelespcehumaine. Lemotcotestcourammentemploypar ThomasdAquin,maiscestconcubitusquemploieiciAugustin.Cemot vient du latin cum, avec , et de cubitare, tre couch . En loccurrence, comme toujours, il faut distinguer ltymologie dun mot et sa signification. tymologiquement, concubitus signifie tre couch avec , mais il en faut davantagepourpropagerlespce.Demmedonc quelusagedesaliments peuttreexemptdepchsilestrglsurlaraisonenvuedelasantdu corps, de mme lusage des choses vnriennes, usus venereorum, peut tre 27 sanspchsilestconformeauxexigencesdelaraisonenvuedelasurvie de lespce humaine. Ladeuximeobjectiondecettequestionportaitsurlasurabondance deplaisir,superfluitas,queproduitlactevnrien ;cettesurabondanceest tellequelleabsorbecepointlaraisonquilestimpossibledintelliger quelquechosependantcetacte.Cetacte,cestla courteapoplexie de Dmocrite43.Danscetteobjection,lopinionaffirmantquilestimpossible dintelliger pendant lorgasme est attribue faussement Aristote. Voyons la rponsequefaitThomasdAquincetteobjectionmanantdeceuxqui soutenaient que tous les plaisirs taient mauvais. Il rpond que le juste milieu de la vertu nest pas affaire de quantit de plaisir mais de conformit la raison : un petit plaisir peut tre contraire la raison ; un grand, y tre conforme. Il a alors cette phrase rarement cite : Il nestpascontrairelavertuquelusagedelaraisonsoitparfoissuspendu enfaisantquelquechosedeconformelaraison ,commelestlecoten vuedelapropagationdelespce[oupourdautresraisonsdanslecasde strilit,mentionnparThomasdAquin44.]Lesplaisirsvnrienssontles plus grands et les plus dsirs du point de vue de lapptit sensible (II-II, q. 153,a.4).DanslesQuestionsquodlibtiques,unesortedhurluberlului avaitdemandsilavrittaitplusfortequelevin,leroietlafemme. Parmileschosesquimeuventlapptitsensible,cestleplaisirqui lemporte,excellentiorestdelectatio,etsurtoutlesplaisirsvnriens,et praecipuecircavenerea.Decepointdevue,conclut-il,lafemmeestplus forte que le roi, la vrit et le vin (XII, q. 14, a. 1). IlrevientsurcetteideenII-II,q.154,a.3,oilsedemandesila fornicationestlepchleplusgrave.Denouveau,nousallonsrencontrer une ide quon stait bien gard de nous dvoiler. Thomas dAquin dit que la libido qui aggrave le pch, cest celle qui consiste dans linclination de la volont, tandis que la libido de lapptit sensitif diminue le pch, parce que plus est forte la passion qui fait agir, moins le pch est grave. Or, cest dans lafornicationquelalibidodelapptitsensitifestleplusforte,maxima.Donc

43 Les penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, GF 31, p. 71, 32. 44 Somme contre les Gentils, III, chap. 122. 28 Ilmesemblequemeslecteursrcalcitrantsdoiventcommencer douter de laffirmation dUta Ranke-Heinemann quand elle crit : Nous ne pouvonsplusaujourdhuiimaginerlefanatismeaveclequelsaintThomas []refuselactesexuel (Deseunuques,p.217).Essayonsdetrouver autre chose pour branler ceux qui entretiendraient encore des doutes. DanslaSommecontrelesGentils,ThomasdAquinprouvequele mariageestnaturel(III,chap.122),quildoittreindivisible(III, chap. 123), quildoittredunune, uniusad unam,cest--direcontract entre UN homme et UNE femme (chap. 124) ; cest ce quon appelle lunit dumariage,paroppositionlapolygamieetlapolyandrie.Voicison raisonnement. Ilsembleinncheztouslesanimauxquipratiquentlecotdenepas souffrirlaconcurrencedunrival.Ilsensuitquelecotprovoquedes combatsentreeux.Ilyacelauneraisoncommunetouslesanimaux,y comprislhomme,animalraisonnable :lesanimauxdsirenttousjouir librement du plaisir du cot, comme du plaisir de la nourriture. Cette libert estcontrariequandplusieursmlesdisposentduneseulefemelle,ou,au contraire, quand un seul mle doit satisfaire plusieurs femelles ; la libert de jouir de la nourriturequil convoiteestcontrariechez unanimalquandun autreanimalsenempareoucherchesenemparer.Etcestpourquoi, causedelanourritureetcauseducot,lesanimauxsebattent.Chezles hommes,ilexisteuneraisonspcialepourquelemariagesoituniusad unam.Eneffet,commeilatditauchapitreprcdent(123),lhomme dsireconnatreaveccertitudesaprogniture;or,cettecertitudeserait impossible si plusieurs hommes avaient la mme femme. Cest donc par une impulsionnaturelle,exnaturaliinstinctu,quelemariagesecontracteentre un homme et une femme. Sictaitncessairedapporterdautresargumentspourdracinerlopinion dURH, jirais au chapitre 126 du tome III de la Somme contre les Gentils;cinqpetitsparagraphes,troiscentsmots.ThomasdAquinrfute toujoursceuxquienseignaientquetouteunioncharnelle,commixtio carnalis,taitunpch.CestlammequestionquenII-II,q.153,a.2.Il apporte quatre nouveaux arguments. Premier argument. La loi divine ne condamne que ce qui est contraire la raison. [Pour Thomas dAquin, la raison est la rgle de moralit : est bon cequiestconformelaraison;mauvaiscequiluiestcontraire.]Or,ilest 29 conformelaraisonqueleshumainssunissentcharnellementpour engendrer des enfants et les duquer ensuite.On ne peut donc pas dire que touteunioncharnelleestunefaute.Peuvent-ilssunircharnellementpour dautresmotifs ?Ilnabordepasceproblmeici,carilentendseulement prouver,contreceuxquisoutenaientlecontraire,quetouteunioncharnelle nest pas une faute ; il sen tient donc un argument irrfutable. Cependant, commeladitVaticanII, lemariagenestpasinstituenvuedelaseule procration45. Deuximeargument.Lafin dun instrument,cestsonusage :lascie estfaitepourscier,lecouteaupourcouper,lecrayonpourcrire.Or,les membresducorpssontenquelquesortelesinstrumentsdelme.Leurfin est donc leur usage : lil est fait pour voir, loreille pour entendre, etc. Or, lusage de certains membres du corps, cest lunion charnelle. Cet usage est doncleurfin.Or,cequiestlafindechosesnaturellesnepeutpastre mauvaisensoi,parceque toutcequiest naturel est ordonnsafin par la divineprovidence.Ilestdoncimpossiblequelunioncharnellesoit mauvaise en soi. [Elle peut le devenir si on en fait un mauvais usage, comme on peut faire un mauvais usage de nimporte quel instrument.] Troisimeargument.LesinclinationsnaturellessontmisesparDieu dansleschoses.Ilestdoncimpossiblequuneespcequelconquesoit inclineversquelquechosedemauvaisensoi.Or,ilya,danstousles animaux parfaits, une inclination lunion charnelle. Il est donc impossible que lunion charnelle soit mauvaise en soi. Quatrime argument. Ce sans quoi ne peut tre obtenu quelque chose nonseulementdebonmaisdexcellent,nepeuttremauvaisdesoi.Or,la perptuitdelespce,choseexcellente,nepeuttreobtenue,chezles animaux suprieurs, que par la gnration, qui exige lunion charnelle. Il est donc impossible que lunion charnelle soit mauvaise en soi. Ilmesemblequunlecteurimpartialnepeutpasvoirde refusde lactesexuel nid aversionpourlchangesexuel chezlauteurdes argumentsquejeviensderapporter.LessentimentsquURHprte ThomasdAquincesontbiendessentimentsetnondesides :elleparle defanatismeetdaversionmerappellentlesderniersmotscritsdePaul Valry ;alitpourneplusserelever,iltrace,plesaucrayon,lesmots

45 Lglise dans le monde de ce temps , 50, 3.30 suivants : Toutesleschancesderreur.Pireencore,toutesleschancesde mauvais got, de facilit vulgaire sont avec celui qui hait46. Uta Ranke Heinemann trouve ce quelle cherche URH crit : Voici une courte liste dexpressions impies (sic) forges parsaintThomasdAquinpourdsignerlactesexuelconjugal []Le thologienparlede salet (immunditia), souillure (macula), abomination (foeditas), turpitude (turpitudo), ignominie (ignominia) (Des eunuques, p. 220). Elle nous renvoie un livre du savant jsuiteJosefFuchs,DieSexualethikdesheiligenThomasvonAquin,1949, p.50.CommecelivrenestpaslabibliothquedelUniversitLaval,je vaismentenirquelquescasoURHdonneunerfrenceluvrede Thomas dAquin que jai porte de la main. Aprsavoirnumrles expressionsimpies ,URHpoursuit : EncorequelquespithtesdesaintThomas,le doctorangelicus ,pour qualifierlacteconjugal : dgnrescence (deformitas), maladie (morbus),corruptiondelintgrit (corruptiointegritatis). Elledonne commerfrenceI,q.98,a.2.Allonsvoir.Nousconstatonsquelesdeux premiersnomsnesontpasditsdelacteconjugal,maisdelapassionqui laccompagne.Dans cet article, ThomasdAquinse demandesi,dans ltat dinnocence,lagnrationauraittobtenueparcot,percoitum.[Ilfaut prciserqueThomasdAquinconsidraitlaGensecommeunlivre historique ;cestpourquoiilparledeltatdinnocence,quinajamais exist,selonlejsuiteFranoisVarillon47.[Maintenant,seulsles crationnistes et les fondamentalistes croient ltat dinnocence.] Voici comment il rpond sa question. Certains anciens docteurs, dit-il,considrantlalaideur,foeditas,delaconvoitise[paslalaideurdelacte conjugal] que lon constate lors du cot, dans ltat actuel par opposition ltatdinnocenceontsoutenuque,dansltatdinnocence, lagnration nauraitpaseulieuparlecot.IldonnelopiniondeGrgoiredeNysse (~335~395)cesujet.Dansleparadisterrestre,leshommesseseraient multiplis sans commerce charnel, absque concubitu, la faon dont se sont multiplislesangespar la puissancedivine.MaisDieua crquandmme

46 Paul Valry, uvres, Paris, Gallimard, La Pliade, I, 1957, p. 74.47 Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 164.31 lhommeetlafemme,masculumetfeminam,avantlepch[dAdamet dve],carilconnaissaitlavancelemodedegnrationquileur conviendrait aprs le pch. Telle tait lopinion de Grgoire de Nysse. SiThomasdAquinavaiteulhabitudedesindigner,illauraitfait devantcettebizarreopinion.Ilvasecontenterdertorquer :Sedhocnon diciturrationabiliterCetteopinionnestpasconformelaraison.En effet,leschosesquisontnaturelleslhommeneluisontniretiresni accordes par le pch. Or, si nous considrons dans lhomme la vie animale quil possdait, mme avant le pch, comme il a t dit en I, q. 97, sol. 3, il luiestnatureldengendrerparlecot,toutcommelesautresanimaux parfaits. Cest ce que manifestent les membres naturels destins cet usage. Il ne faut donc pas dire quavant le pch ces membres naturels auraient t interdits dusage contrairement aux autres membres de lhomme. Dansltatactuel,cest--direendehorsdeltatdinnocence,ilya deux choses considrer dans le cot. Une premire, qui relve de la nature : lunion du mle et de la femelle en vue de la gnration. La deuxime, cest, selonla traduction duprePatfoort,o.p., unecertaine laideur deconvoitise immodre,quaedamdeformitasimmoderataeconcupiscentiae48.Ilrend doncdeformitasparlaideur.Cestbienlesenslatindumot :difformit, laideur.Maiscequiestlaid,cenestpaslecotlui-mme;cestla concupiscence immodre quil provoque souvent et qui conduit parfois la fornication,ladultre,auviol.URHtraduitdeformitaspar dgnrescence et, pour elle, cest le cot qui en est une, puisquelle parle despithtesutilisesparsaintThomaspour qualifierlacteconjugal . Elle a mal lu. SelonURH,ThomasdAquinqualifieencorelacteconjugalde maladie (morbus).Ladjectifmorbussetrouvedansunecitationdun passagedesaintAugustin : Gardons-nousdepenserquelagnration naurait pu avoir lieu [dans ltat dinnocence] sans la maladie de la passion, sinelibidinismorbo (CitdeDieu,XIV).Cenestdoncpaslactesexuel qui est une maladie, cest la passion qui laccompagne qui peut en tre une. Pour les stociens, les passions sont des maladies de lme. Vaut-il mieux avoir des passions modres ou nen point avoir du tout ? sest-on souvent demand,critSnqueLucilius.Nosstociensnenveulent pasdu tout ; les pripatticiens les acceptent mais modres. Moi, je ne vois pas comment

48 Les origines de lhomme, Descle & Cie, Paris, Tournai, Rome, 1963, p. 237.32 peut tre salutaire ou profitable une maladie mme peu grave49 ? Ce nest pas lopinion de saint Augustin. Parce que nous cdons souvent malgr nous nos passions, il souhaiterait, lui aussi, que nous en fussions exempts ; mais iladmetquunecomplteimpassibilitnestpasconformelanaturede lhommeplerin ;mmeplus,ilenseigneque,sanspassions,nousne pouvonspasvivrecorrectement,nonrectevivimus(CitdeDieu,XIV, chap. 9).CestseulementlapassionquiaveuglelaraisonquAugustin qualifiedemaladie,etcettepassionaccompagneparfoislactesexuel,car elle y connat son maximum. Enfin,ilvasagirdelactesexuel,etnondelapassionqui laccompagne,danslasolutiondelaquatrimeobjection.ThomasdAquin citedenouveauAugustinquiaffirmeque,dansltatdinnocence,lecot auraittpratiqusansdommagepourlintgritdelafemme,sine corruptioneintegritatis.Jeprsumequecestlemotcorruptionquiafait sursauterURH.Pourtant,enphilosophiedelanature,gnrationet corruption sont des termes corrlatifs, comme le sont gauche et droite, haut et bas. Aristote a crit un trait intitul De la gnration et de la corruption, queThomasdAquinacomment.Corruptionvientdulatincorrumpere, dtruire.Corromprelintgrit,cestladtruire.Saint-Exuprydiraitsans doute quil y a ici litige de langage. Lintgrit, cest ltat dune chose qui estdemeureintacte. Intacte :quinapassubidaltration,dedommage. Hymen : Membranequiobstruepartiellementlorificevaginal,chezla vierge. Lexpressionsinecorruptioneintegritatissignifiesansdtruire lhymen. Le mot corruption sonne mal nos oreilles, car il a une rsonance morale,maisilnenapasenphilosophiedelanature.DanslesQuestions quodlibtiques50, on trouve une question qui peut clairer ce propos : Utrum Deuspossit virginemcorruptamreparare.Traduction :Dieupeut-ilrparer une virginit dtruite? et non une vierge corrompue. Celui qui a cr le ciel et la terre peut facilement rparer un hymen dtruit lors dun cot.

URH crit encore : Saint Thomas sattarde plus longuement que les autres thologiens mdivaux sur la thorie du pape Grgoire Ier concernant leshuitfilles dumanquedechastet dontlunedesplusgravesestla fminisation du cur humain (p. 221).Elle donne comme rfrence II-II, q. 83, a. 5, sol. 2. On va voir. Dception : cet endroit, il nest fait aucune mention des huit filles du manque de chastet . Cest en II-II, q. 153, a. 5

49 Snque, Lettres Lucilius, CXVI.50 Op. cit., Marietti, 1949, p. 99. 33 queThomasdAquinleurdonnerendez-vous.Ilsedemandealorssil convient dappeler filles de la luxure laveuglement de lesprit, lirrflexion, laprcipitation,linconstance,lamourdesoi,lahainedeDieu, lattachement la vie prsente, et lhorreur de la vie future. lintention des curieuxdelaformulationmmedeThomasdAquin :Utrumconvenienter dicaturessefiliaeluxuriae,caecitasmentis,inconsideratio,praecipitatio, inconstantia,amorsui,odiumDei,affectuspraesentissaeculi,ethorror futuri. OnremarquedabordqueThomasdAquinneparlepasdun manque de chastet qui donc en possde en surabondance ? mais de laluxure,viceopposlachastet.Unepersonnequimanquedechastet peutpcherdetempsentempscontrecettevertu,maisquandlevicesest install comme disposition stable, les fautes sont constantes.On ne voit pas nonplusla fminisationducurhumain parmiceshuitfillesdela luxure. plusforte raison ThomasdAquinne dit-ilpas quelleest lune des plus graves puisquelle nest pas de la famille. Cest en sopposant la tempranceetlaforcequelaluxuredevientlamredelinconstance, comme on le voit au paragraphe suivant. Normalement, on lit les objections quatre en loccurrence , puis le corpsdelarticle5deII-II,q. 153.Aucuneallusionla fminisationdu cur humain dans le corps de larticle, qui contient pourtant la rponse la questionqueThomasdAquinasouleve.MaiscequeURHmeten vidence, sa manire, se trouve en rponse la deuxime objection. Voici cette objection : La constance est considre comme une partie de la force, comme il a t dit plus haut (II-II, q. 128, a. 1; q. 137, a. 3). Or, la luxure ne sopposepaslaforcemaislatemprance.Linconstancenestdonc pas unefilledelaluxure. VoicilarponsedeThomasdAquin : La constancedansleschosesdifficilesetredoutablesestdonnecommeune partiedelaforce.Maismanifesterdelaconstancedanslabstentiondes plaisirs appartient la continence, qui est une partie de la temprance. Cest pourquoi linconstance qui lui est oppose se prsente comme une fille de la luxure.Cependant,lapremireinconstance,cellequiestopposela constance partie de laforce,estgalementcause parla luxure, quiamollit lecurdelhommeetlerendeffmin.Letextelatinestclair :luxuria mollitcorhominis,eteffoeminatumreddit(II-II,q.153,a.5,sol. 2).La traduction est prcise, mais elle ne contient pas de fminisation du cur. 34 La luxure amollit le cur de lhomme. Thomas dAquin dit bien : cor hominis et non cor viri. On pourrait aussi bien traduire : la luxure amollit le cur de ltre humain celui des femmes autant que celui des hommes. Le mot cur a ici le sens daudace, de courage, dnergie, de fermet, de force. Unepersonnequialecuramollimanquedesqualitsquonvientde nommer. Par la luxure, un cur de lion peut devenir un cur de poulet. mon humble avis, Thomas dAquin naurait pas d ajouter : et effoeminatum reddit,maisilnepouvaitimaginerquecetadjectifoffenseraitauXXIe sicle.Effoeminatumestauneutre;ilqualifiedonccor, cur,etil signifie,effmin,mou.Leverbeeffeminaresignifieeffminer,amollir, affaiblir.Affaiblirvoquelesexesupposmentfaible.Fminiseret fminisationnesontpaspjoratifs :onfminisedesnoms,desprofessions. Fminiserdeshommes,ceseraitlesrendreunpeuplussensibles,unpeu pluscompatissants,unpeumoinsbelliqueux.Maiseffmineret effminementsontpjoratifs.UntudiantquiauraitinterprtII-II,q. 153, a. 5 comme la fait URH aurait t souponn de souffrir dun grave dficit dattention. maintesreprises,URHdonnedesrfrencesauSupplmentdela Sommethologique.Or,onsaitqueleSupplmentnestpasdeThomas dAquin. Dans son Introduction ltude de saint Thomas dAquin51, le pre M.-D.Chenu,o.p.endvoilelauteur : Cesttrsvraisemblablement RaynalddePiperno,lecompagnondesaintThomas,quilacompltaen utilisantleCommentairedesSentences. LatraductiondelaSomme thologique parueaux ditions duCerfen 1984(lesdeux premierstomes), en1985(letroisimetome)eten1986(lequatrime)necomprendpasle Supplment.URHsyrfrecommesiltaitdeThomasdAquin.Si RaynalddePipernoautilisleCommentairedesSentences,cestce commentaire quil faut citer et non le Supplment. Lchelle thomiste des vertus 1. Prcisions sur la virginit URHsemoquedeThomasdAquinquiconsidraitlavirginit comme laplusbelledesvertus .ElledonnecommerfrenceII-II, q. 152,a. 5.Denouveau,allonsvoirletextelatin.ThomasdAquinse demande si la virginit est la plus grande des vertus : Utrum virginitas sit

51 Op. cit., Montral, IM, Paris, Vrin, 1954, p. 257, note.35 maxima virtutum. Maxima et non pulcherrima, la plus grande et non la plus belle.Sarponse,cestnon :ellenestpaslaplusgrande.Voicison argumentation.Quelquechosepeuttreditleplusexcellent, excellentissimum,dedeuxmanires.Dabord,dansungenre,etcestainsi que la virginit est la plus excellente des vertus dans le genre de la chastet : ellelemportesurlachastetdesveuvesetsurlachastetconjugaleparce quellepermet,enprincipe,devaquerplusfacilementauxchosesdivines (II-II,q.152,a.4).Nombredemresdefamillevcurentsansdouteplus unies Dieu que des nonnes ; ces dernires ne furent pas toutes enfarines dextase ,commeditLonBloy.Ilestbouleversantdelirecequendit Nicolas de Clamanges (XIVe sicle) dans son Trait de la ruine de lglise. Entre autres normits, il prvient les mres : Envoyer sa fille au couvent, cest lenvoyer au lupanar. ThomasdAquinpoursuit.Etcommelabeaut,decor,estattribue parantonomaselachastet,ilsensuitquelaplusgrandebeaut, excellentissimapulchritudo,estattribuelavirginit.Onretrouvelemot decor en II-II, q. 141, a. 8, sol. 1. Thomas dAquin y prcise la raison pour laquellelabeautestattribuelatemprance,dontlavirginitestune espce :cenestpascausedubienquelleprocure,maiscausedela turpitude des maux quelle fait viter ceux qui la pratiquent. Danslegenredelachastet,lavirginitestlaplusexcellenteetla plus belle des vertus ; mais, si on la considre de faon absolue, et non plus dans un genre, comme celui de la chastet,elle nest pas, et de loin, la plus excellentedesvertus.[Ladjectifexcellentvientdeex,au-dessus,etde celsus, lev.] La fin lemporte toujours sur les moyens, et plus ceux-ci sont efficaces, plus ils sont parfaits. Or, la fin qui rend la virginit louable, cest quelle permet de vaquer plus facilement aux choses divines, comme il a t ditenII-II,q.152,a.4.Cestpourquoilesvertusthologales,etmmela vertudereligion,dontlacteestloccupationmmedeschosesdivines,lemportentsurlavirginit.Deplus,sattachentDieuavecplusde vhmence,vehementius,quelesvierges,lesmartyrsquiluisacrifientleur vie,demmequelesreligieuxetlesreligieusesquiviventdansles monastresetquisacrifientDieuleurvolontpropreettousleursbiens, tandis que les vierges qui ne sont ni religieux ni religieuses ne sacrifient que lesplaisirsvnriens.Cestpourquoilavirginitnestpas,dupointdevue absolu, simpliciter, la plus grande des vertus. Au temps de Thomas dAquin la virginit ntait pas lapanage du sexe fminin : on parlait tout autant dun hommeviergequedunefemmevierge.Lorsdunedisputedequolibet, 36 cest--dire qui porte sur nimporte quel sujet, un auditeur trs imaginatif lui posalaquestionsuivante :Unhommepeut-iltrenaturellementlafois viergeetpre ?Oui,rponditThomasdAquin,silorsdunepollution nocturne,lespermejaculparvient,parunhasardquelconque,jusqula matrice dune femme52. Onditaussi,dumoinsondisait,quelachastettaitla sainte vertu53. Pourquoi ? On qualifie de sainte une personne cause de ses actions horsducommun.Parexemple,unemreTeresa,unpreDamien,etbien dautres.Or,lachastetaccomplitdesexploitshorsducommun. Detous les combats que le chrtien doit livrer, dit saint Augustin, un fin connaisseur enlamatire,lesplusrudessontceuxdelachastet ;lalutteyest quotidiennemaisrarelavictoire,raravictoria (II-II,q.154,a. 3,sol.1). Lavertuquibrilledanscedomainenemrite-t-ellepaslequalificatifde sainte ? 2. Lchelle thomiste des vertus Enfin,dressonslchellethomistedesvertus.Pourcefaire,ilfaut dabord distinguer deux stades de bonheur : le bonheur imparfait dici-bas et le bonheur parfait de lau-del. Pour atteindre le bonheur parfait de lau-del, savritablepatrie,ltrehumainpeutcomptersurlesvertusthologales : foi,esprance,charit.Ausujetdelafoi,ThomasdAquinsedemandesi elleestlapremiredesvertusUtrumfidessitprimaintervirtutes(II-II, q. 4, a. 7). Au sujet de lesprance, il se demande si elle prcde la foi (II-II, q. 17, a. 7) et si la charit est antrieure lesprance (Ibid., a. 8). Il rpond quelafoiestlapremiredesvertusthologales,quelespranceest postrieure la foi et antrieure la charit. Ausujet de lacharit, ilse demandesielleest la plusexcellentedes vertusUtrumcharitassitexcellentissimavirtutum(II-II,q. 23,a. 6). Humblement, il cde la parole saint Paul : Maintenant demeurent la foi, lesprance et la charit ; de ces trois, la plus grande, cest la charit (I Cor 13,13).ThomasdAquinvaprouverquelacharitestplusexcellente, excellentior, que la foi et lesprance et, par consquent, plus excellente que touteslesautresvertusmoralesouintellectuelles,carelleatteintDieupour sereposerenlui,cequiconstituelebonheurparfaitdeltrehumaindans

52 Quaestiones quodlibetales, Marietti, 1949, p. 129.53 Marc Oraison, Le mystre humain de la sexualit, Paris, Seuil, 1966, p. 46.37 lau-del(II-II,q.23,a.6).EstbienconnucepassagedesConfessionsde saint Augustin : Vous nous avez crs pour vous, et notre cur est inquiet jusqu ce quil repose en vous (I, chap. Premier). Lesconditionsdubonheurdici-basnesontpasfacilesraliser, tellement elles sont nombreuses. Aristote les numre dans sa Rhtorique. La noblesse de naissance, le grand nombre et lhonntet des amis, la richesse, le mrite,legrandnombredesenfants,labellevieillesse,et,deplus,lesvertus corporelles,commelasant,labeaut,lavigueur,lagrandeur,laptitude agonistique ; la rputation, les honneurs, la chance, la vertu [ou encore les parties delavertu :laprudence,lecourage,lajustice,latemprance] ;eneffet,lon atteindraitlapluscompltesuffisancesilonpossdaitlafoislesbiens intrieurs et les biens extrieurs ; car il nen est point dautres. Les biens intrieurs sontceuxquiconcernentlmeetceuxquirsidentdanslecorps ;lesbiens extrieurssontlanoblesse,lesamis,lescapitauxetleshonneurs.Nouspensons quil convient encore davoir pouvoir et chance54. Maislebonheurdelhomme,mmeici-bas,consistedabordet principalement,primoetprincipaliter,danslintellection,sonopration propre55. Bonheurdelhomme :fairecequiestlepropredelhomme , crivait Marc Aurle dans ses Penses pour moi-mme (VIII, 26). Cest par notre intelligencequenousressemblonsleplusDieu,Deo autemmaxime sumus similes secundum intellectum56. Rien dans la cration nest plus noble niplusparfaitquelactedintelligence,Nihilnobiliusetperfectiusin creaturis invenitur quam intelligere57. Pascal en tait fermement convaincu : Pensefaitlagrandeurdelhomme.Toutenotredignitconsistedoncen la pense58. Pourfaciliterlavieintellectuelle,sourceprincipaledubonheur humain,ilimportededvelopperdesqualitsquelondsigneduneexpressionpeufamilire,vertusintellectuelles .Vertus morales ,a va,maisparleruncrivain,uncompositeur,unsculpteur,un astrophysicien,unmathmaticiendeleurvertuintellectuellepourraitles faire sourire.

54 Aristote, Rhtorique, I, chap. 5, 1360, b 15-28.55 Commentaire de lthique de Nicomaque, I, leon X, no 119.56 Ibid., X, leon IV, no 1807.57 Somme contre les Gentils, III, chap. 27.58 Penses, Section VI, 346-347.38 AristoteetThomasdAquindistinguentlintellectspculatif,orient verslaconqutedelavrit,etlintellectpratique,orientverslopration (lagiretlefaire).Ilsdistinguenttroisvertusdelintellectspculatif (lhabitus des principes, la science et la sagesse) et deux vertus de lintellect pratique(laprudence,quidirigelaction)etlart(quidirigelefaire).Qui veutensavoirdavantagesurlesvertusintellectuellespeutconsulterI-II, q. 57, et pour leurs rapports avec les vertus morale, I-II, q. 58. Silondescendencoreunpeudanslchellethomistedesvertus,on arriveauxvertusmorales,qui,selonThomasdAquin,disposentlavie spculative59etysontordonnescommeleurfin60.Maimonide(1135 1204)avaitsoutenucetteopinion endistinguantunedoubleperfectionde lhomme :uneperfectionpremireoufondamentale,etuneperfection dernire.Danslapremireperfectionentrentlasant,lanourriture,le vtement,les bonnesmurs, laconduite droite ;laseconde est uniquement affairedeconnaissanceintellectuelle.EtMaimonidedesoulignerquecette secondeperfectionnesauraittreatteinteparquinepossdepasla premire61. Ablard(10791142)diffraitdopinion : Jenvinsenfinla philosophiemorale,couronnementfinaldetoutescience,etquejejugeais prfrablequelquedisciplinequeceft62. Snque(4avantJ.-C.65) galement : LasagessedesAnciens,dit-on,nenseignaitriendautreque cequilfallaitfaireouviter;etleshommesdalorstaientdebeaucoup meilleurs : par la suite, ils sont devenus savants et cessrent dtre bons. En effet,cettevertusimpleetouvertesestchangeenunescienceobscureet artificieuse, qui nous enseigne disputer et non vivre63. Les vertus morales sont, dans lordre indiqu par Thomas dAquin : la justice,laforce(oucourage)etlatemprance(oumodration).Lajustice vientenpremier,aveclesmembresdesafamille,appelsvertusannexes : religion,pitfiliale,patriotisme,respect,obissance,reconnaissance, vengeance,libralit,franchise,etc.Bref,relvedelajusticetout comportementquimetenrelationavecautrui,voireavecDieu,dola prsence de la religion dans les vertus annexes de la justice.

59 Commentaire des Sentences, III, d. 35, q. 1, a. 3, sol. 360 Ibid., a. 4, sol. 1.61 Maimonide, Le guide des gars, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, III, p. 212.62 uvres choisies dAblard, Aubier, ditions Montaigne, 1945, p 213.63 Snque, Lettres Lucilius, XCV.39 Thomas dAquin va justifier la prsence de la justice en tte des vertus morales.Ilsedemandedoncsilajusticedtientlaprminenceparmiles vertus morales Utrum justitia praemineat inter omnes virtutes morales (II-II, q. 58, a. 12). Aux objections de ceux qui veulent accorder le premier rang une autre vertu chaque vertu a ses partisans , il oppose une affirmation deCicron : Cestdanslajusticequelabeautdelavertuestleplus grande,etelledonnesonnomlhommedebien64.Etvoicicommentil prouve que la justice occupe le premier rang parmi les vertus morales. Sinousparlonsdelajusticelgale,ilestvidentquelleestlaplus belle, praeclarior, des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoilesloissontpromulgues,estsuprieuraubienparticulier.Cest pourquoiAristotedclare : Laplusbelle,praeclarissima,detoutesles vertus,cestlajustice ;niltoiledusoir,hesperus,nicelledumatin, lucifer,nesontcepointadmirables. ThomasdAquindonnecomme rfrence thique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Voilquin traduit : Aussi, souvent,lajusticesemble-t-ellelaplusimportantedesvertusetplus admirablemmequeltoiledusoiretquecelledumatin. Traduire praeclarapar importante nemesemblepastrsheureux :praeclara signifie brillante, do la comparaison aux toiles du soir et du matin. Mais letextegrecluidonneraison :kratistossignifielemeilleur,leplus important. Lajusticeoccupelepremierrangdesvertusmoralesquandon considre la justice lgale, et elle loccupe galement quand on considre la justiceparticulire.VoicicommentAristoteparledesvertusdansla Rhtorique : Lesplusimportantessontncessairementlesplusutiles autrui,puisquelavertuestlafacultdtrebienfaisant.Aussihonore-t-on surtoutleshommesjustesetbienfaisants ;lecourageestutileautrui pendant la guerre ; la justice est utile la fois pendant la guerre et pendant la paix65. LadfinitionquAristotevientdedonnerdelavertu : Lafacult dtre bienfaisant plaisait Voltaire : Quest-ce que vertu ? Bienfaisance enversleprochain.Puis-jeappelervertuautrechosequecequimefaitdu bien ?Jesuisindigent,tueslibral ;jesuisendanger,tuviensmon

64 Cicron, Des devoirs, I, chap. 7.65 Op. cit., I, chap. 9, 1366 b.40 secours ; on me trompe, tu me dis la vrit ; on me nglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu minstruis ; je tappellerai sans difficult vertueux66. Aprslajusticevientlaforce(oucourage)etlesvertusannexes :la magnanimit, la magnificence, la patience et la longanimit, la persvrance et la constance. son sujet, comme au sujet de la justice, Thomas dAquin sedemandesiellelemportesurtouteslesautresvertusUtrumfortitudo praecellat inter omnes alias virtutes (II-II, q. 123, a. 12).Comme la crainte des dangers de mort est ce quil y a de plus efficace pour dtourner lhomme du bien que lui dicte la raison, la force (qui rgle le comportement dans les prils,surtout lesprils demort) vient avantlatemprance, dontlerleest derglerlinclinationauplaisir.Or,ilestplusdifficiledesupporterla douleurquedesabstenirduplaisir67.ThomasdAquincommenteainsice passagedAristote : Ilestplusdifficiledesupporterlatristesse,cequi relvedelaforce,quedesabstenirdesplaisirs,cequirelvedela temprance.Ilsensuitquelaforceestpluslouable,laudabilior,quela temprance68.Notezquonnapasencorerencontrlachastetnila virginit, pourtant on est presque au bas de lchelle. Enfin, on arrive la dernire des vertus morales, la temprance, dont on distingue des espces (labstinence, la sobrit, la chastet, la virginit) et des annexes (la continence, la clmence et la douceur, etc.) Comme dans le cas de la justice et de la force (courage), Thomas dAquin se demande si la tempranceestlaplusgrandedesvertus :Utrumtemperantiasitmaxima virtutum(II-II,q.141,a.8).Pourrpondrecettequestion,ilserfre lthiquedeNicomaque(I,chap.2,7) : Lebiendelamultitudeestplus divin que celui de lindividu. Cest pourquoi plus une vertu a pour objet le biendelamultitude,meilleureelleest.Or,lajusticeetlaforce(courage) concourent davantage au bien de la multitude que la temprance. En effet, la justice rgle les relations avec autrui et la force (courage) permet daffronter, entre autres, les prils des combats livrs pour le salut de la patrie, tandis que latemprancerglelesconvoitisesetlesplaisirsindividuels.Ilestdonc manifeste que la justice et la force (courage) sont des vertus qui lemportent, excellentiores, sur la temprance. Enrpondantlapremireobjection,ThomasdAquinditque lhonntet,honestas,etlabeaut,decor,sontattribueslatemprance

66 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373. 67 Aristote, thique de Nicomaque, III, chap. 9, 2.68 Commentaire de lthique de Nicomaque, III, leon XVIII,no 585 41 non pas cause du bien que cette vertu procure la personne qui la pratique, maiscausedelagrossiretdumaldontellelaprserveenrglant linclinationauxplaisirsquinoussontcommunsaveclesanimaux.Cette rponserelativiselaffirmationdeII-II,q.152,a.5 :lavirginit, laplus belledesvertus .Enrponseceuxquidisaientquelescitoyensne devraient pas exposer leur vie pour la paix, cause de tant de dsordres contre lesmurs,multarumlascivarumoccasio,ThomasdAquinaffirmequeles maux que la paixcartesont beaucoupplusgraves,multo pejora, que ceux quelleoccasionne,carcesderniersappartiennentprincipalementau domaine de la chair, praecipue pertinent ad vitia carnalia (II-II, q. 123, a. 5, obj.etsol.3).Voltaireexagreunefoisdeplusquandilcrit Que mimportequetusoistemprant ?Cestunprceptedesantquetu observes ; tu ten porteras mieux, et je ten flicite69. On est probablement plussensiblequensontempsauxeffetsdelintemprance :onjetteen prison pour brit au volant, on poursuit pour paternit prsume. Conclusion Jaicitenintroductionlepassagesuivantdelathologienne allemande,UtaRankeHeinemann : SaintThomassesentsoutenupar Aristote[]danssonhostilitauplaisiretlasexualit []Nousne pouvons plus aujourdhui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas (et toutelathologiedetraditionaugustiniennesasuite)refuselactesexuel sousprtextequil obscurcit etdissout lesprit (p. 217),etque,la virginitseraitlaplusbelledesvertus.Jaiessaydemontrer,textes lappui, que ces affirmations sont fausses. Dabord au sujet du plaisir. Comment voir de lhostilit au plaisir chez un auteur qui affirme tranquillement : Personne ne peut vivre sans quelque plaisirsensibleetcorporel70 ?Etilnesecontentepasdelaffirmer :il prcise le rle