These - Le Corps Vide Un Corps Depossede Du Langage

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1 UNIVERSITE DE PARIS VIII SAINT DENIS ECOLE DOCTORALE PRATIQUES ET THEORIES DU SENS DOCTORAT DE PHILOSOPHIE LE CORPS VIDE UN CORPS DEPOSSEDE DU LANGAGE Présentée par : Directeur de thèse : Roland REDON Mr Jacques POULAIN 2003 – 2009 Jury :

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ECOLE DOCTORALE PRATIQUES ET THEORIES DU SENS

DOCTORAT DE PHILOSOPHIE

LE CORPS VIDE UN CORPS DEPOSSEDE DU LANGAGE

Présentée par : Directeur de thèse : Roland REDON Mr Jacques POULAIN

2003 – 2009 Jury :

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RESUME DE LA THESE DE DOCTORAT : Dans le cadre d’une rationalisation du monde moderne, telle qu’analysée par Max Weber, on voit

se dessiner une société où l’individu se trouve confronté à un développement sans précédent de

son activité qui a pour conséquence de le soumettre à des contraintes mécaniques et à des

rapports sociaux dépersonnalisés. En réponse à ce que Charles Taylor appelait « le malaise de la

modernité » et dont il voyait les causes principales dans l’individualisme, la disparition des

hiérarchies, le « désenchantement du monde », diverses réponses philosophiques ont été

apportées. Habermas a ainsi proposé, dans « Droit et démocratie », de poser les principes d’une

communication sociale élémentaire comme fondation pour la raison et le droit, permettant une

démocratie radicale rationaliste et consensuelle dans une pratique d’auto-organisation.

Cette volonté d’une morale universaliste communicationnelle suscite en réaction la résurgence

paradoxale de l’irrationnel dans nos sociétés contemporaines, minées par les sectes millénaristes

et les phénomènes d’intégrisme religieux. De même, le corps, que la psychanalyse comprend

pourtant comme construit, structuré, possédé par le langage, semble être la seule dimension de

l’être qui échappe encore, de par son vécu immédiat, à cette volonté d’emprise de l’institution

communicationnelle. La maladie, vécue hors discours diagnostic, comme l’anorexie ou

l’exclusion sociale, sont autant d’expressions brutes du corps qui échappent au langage. A partir

de ces formes spontanées d’expressions non langagières, pour lesquelles a pu être proposée, dans

un cadre institutionnel, une thérapie corporelle par des techniques asiatiques traditionnelles telles

que le tai-chi-chuan ou le Qi gong, toutes basées sur la libre circulation des énergies, nous nous

proposons d’élaborer le concept de corps vide. Prenant appui sur la philosophie bouddhiste,

essentiellement sur le philosophe Nagarjuna, pour cerner la réalité de la vacuité, nous

envisageons le corps vide comme une attitude de vie à la fois éthique et politique de par sa

capacité à s’opposer, dans le lâcher prise, tant à la marchandisation et à la mécanisation des

corps, propres au monde moderne, qu’au mouvement, né en réaction, de démocratisation radicale

par une communication consensuelle. A tout cela le corps vide oppose, par le silence,

l’immobilité, l’intériorisation et la spontanéité, un refus qui ne laisse aucune prise à la

contradiction.

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TITRE ET RESUME EN ANGLAIS : THE EMPTY BODY. A BODY WITHOUT LANGAGE. From non-verbal exercices, i.e traditionnals asiatics therapeutics technics, Tai-chi-chuan and Qi

Gong, all based on free energy circulation, we suggest empty body concept. The Chinese tradition,

by its united conception body and mind, has developed many corporals technics with as

therapeutic and as méditation objectives. Based upon Buddhist philosophy, mainly Nagarjuna’s, to

understand veracity of vacuity, we consider empty body as an ethical and political way of life, able

to, within a “let go” attitude, conflict with merchandizing and mechanization of bodies peculian to

the modern world, and with the action born in reaction to radical democratisation through a

consensual communication.

The empty body conflicts with all this, by means of silence, immobility, internalization, and

spontaneity, by a refusal that leaves no chance to contradiction.

MOTS CLES / KEY WORDS : Taï-Chi-Chuan – Psychiatrie Transculturelle - Techniques corporelles - Actes et intentions –

Taï-Chi-Chuan –Transcultural Psychiatry - Body Technics - Acting and Objectives.

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INTRODUCTION

i l’existence humaine est d’abord expérience de la corporéité, cette corporéité

s’impose à nous, quotidiennement, dans la rencontre avec l’autre et la

confrontation au réel. Cette dimension de résistance du corps en fait un objet

social autour et au profit duquel s’organisent les échanges, tant économiques que

politiques, à travers les relations d’alliances, de conflits, de dons, le corps relevant

de la production culturelle propre à chaque société. Pour illustrer l’influence

culturelle et sociale sur la perception que le sujet a de son corps, il suffit de

comparer la place laissée au corps dans la psychiatrie et la psychologie occidentale

–un corps réduit au symptôme- avec l’importance fondamentale qui lui est donnée

dans les systèmes de soins traditionnels orientaux – chinois et ayurvédique en

particulier.

Mais au-delà des représentations qui en sont faites, pur ou impur, divisé ou

ordonné, le corps humain est bien la matière première à partir de laquelle se

constitue toute existence aussi bien que toute société. L’expérience du corps –dans

le sens d’être un corps et d’avoir un corps- est antérieure à toute autre expérience,

elle est même le vecteur de toute expérience et, comme rapport au réel, elle en

permet l’objectivation.

S

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Un premier écueil à éviter, pourtant, tient à une vision exclusivement déterministe

des relations entre les sociétés et leurs bases biologiques, malgré l’importance de

plus en plus grande que prennent les questions de santé publique par rapport aux

changements sociaux. L’épidémie de sida, à ce titre, est un exemple récent des

implications et conséquences à tous les niveaux économiques, politiques,

scientifiques, tant dans les sociétés occidentales qu’africaines ou asiatiques, de

l’impact des crises sanitaires modernes, facteurs de changement social, le corps

malade cristallisant autour de lui de nouvelles représentations du corps, de

nouveaux comportements, de nouveaux rapports de pouvoir.

La clinique psychosomatique sait combien le besoin viscéral de donner sens à la

maladie, un sens autre que l'explication bio-médicale, permet de trouver des

éléments de compréhension aux réactions de déviance et de culpabilité comme à

ceux, contradictoires, d’identification à une maladie ou de reconnaissance sociale

à travers un état corporel pathologique. Isabelle Stengers (1) a analysé, ainsi, à

partir d’une étude des associations de lutte contre le SIDA apparues au début des

années 1980 et des associations d'auto-support des usagers de drogues, comment

se constituent des groupes de malades comme sujets experts de leur pathologie,

interrogeant à la fois les discours et les rôles du politique comme du scientifique.

D’un autre côté, la position du malade comme auteur de ses actes, Sylvie

Fainzang dans son livre : « Médicaments et société. Le patient, le médecin et

l’ordonnance » (2) en fait un objet d’interrogation : le sujet est-il toujours un être

1 I. STENGERS, La Vie et l'Artifice : visages de l'émergence et Pour en finir avec la tolérance, Paris : La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, 1997

2 S. FAINZANG, Médicaments et société. Le patient, le médecin et l’ordonnance, Paris : PUF,

2001

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agissant rationnellement ? Ses choix de conduite sont-ils toujours conscients ou au

contraire assujettis aux déterminants sociaux et au contexte politique ?

L’évocation de ces différentes dimensions du corps permet de fonder l’articulation

de notre enquête autour de trois axes principaux que nous nous proposerons de

développer :

o En premier lieu, le « corps malade » comme opérant en tant que facteur de

changement social, corps malade compris comme dépossédé du langage et

dans des cas extrêmes, par exemple l’anorexie, corps tendant au néant.

o En second lieu, nous poserons le « corps politique » comme enjeu de

pouvoir, objet politique et vecteur d’une action politique propre. Non

seulement l’action politique, loin de passer exclusivement par le discours,

passe aussi par le corps, mais le vécu corporel des personnes en situation

d’exclusion, par leur abandon, leur vacuité, interroge directement

l’idéologie post-moderne de l’individualisme.

o Enfin, dans un troisième temps, après avoir défini, en nous appuyant sur

l’œuvre et la logique de Nagarjuna (philosophe indien du 1er siècle après

JC), l’idée paradoxale de vacuité, nous proposerons le concept de « corps

vide » comme résolution du processus dialectique engagé entre « corps

malade » et « corps politique ».

Après avoir rappelé, dans une première partie introductive, les diverses injonctions

sous le coup desquelles est successivement tombé le corps –depuis Platon qui

concevait le corps comme un voile empêchant l’âme de s’unir aux Idées, Descartes

qui avait réduit le corps à un automate animé d’un esprit supérieur, ou encore les

Pères et les premiers philosophes de l’Eglise chrétienne qui voyaient dans le corps

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le signe de notre finitude terrestre- et après avoir évoqué l’historicité du corps à

travers l’approche phénoménologique d’abord et l’approche psychanalytique

ensuite, nous nous proposerons de centrer notre propos d’abord sur le modèle du

« corps malade ». Alors qu’il semblerait qu’il n’y ait rien de plus immédiat qu’un

corps malade et souffrant, on s’aperçoit que le symptôme, non seulement est

langage en soi, expression symbolique autant que somatique, mais se trouve

encore récupéré par un discours médical, un discours de diagnostic et

d’interprétation, plaqué sur le corps, recouvrant celui-ci jusqu’à le cacher, un

corps malade que le corps médical réduit à un objet de rationalisations

normalisantes et d’analyses positivistes. De même, l’anthropologie médicale, à

partir de descriptions de systèmes médicaux dans des cultures définies, a tenté de

conceptualiser la maladie, non plus comme un événement isolé, individuel, mais

comme un fait social construit selon les représentations dominantes.

Le corps malade échappe ainsi, d’une certaine façon, à l’individu pour devenir un

objet social que l’institution médicale s’approprie par un processus d’analyses,

d’objectivations et de représentations techno-scientifiques. A travers l’exemple de

l’anorexique, qui se pose d’emblée hors discours dans son refus de tout

compromis, nous proposerons une première compréhension du corps vide comme

corps en prise avec le désir d’évidement, le désir de mort. Reconnaissant dans

l’insatisfaction l’essence du désir, Lacan explique l’anorexie comme une

exacerbation du désir en tant que manque. A une mère absente ou envahissante qui

gave l’enfant de nourriture plutôt que de répondre à sa demande d’amour, le désir

de l’anorexique ressurgit en négatif par le refus, aucune nourriture, aucun objet

n’étant capable de combler son désir. Il s’agit pourtant toujours, d’après Lacan, de

désir, lequel est par nature manque, exprimé par l’anorexique en négatif mais de

façon impérative, au contraire d’une absence de désir dans une crise de

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mélancolie. L’anorexique qui fait du rien un objet, qui « mange du rien », selon

l’expression de Lacan, et en cela réalise son désir de manger, exprime en définitif,

au même titre que l’hystérique, l’essence du désir qui réside dans l’insatisfaction,

la faim, le vide.

Le second modèle du corps, que nous nous proposerons d’étudier, est celui de

« corps politique », enjeu de pouvoir et marchandise fétichisée. Reconnaissant un

mouvement de différenciation fondamental dans la construction sociale d’un corps

humain, il apparaît que pour se concevoir comme un individu complet, la socialité

du corps est néanmoins inévitable et se présente sous la forme de tout un parcours

de normalisations et de contraintes depuis la famille, l’école, la caserne, l’usine ou

le bureau, jusqu’à l’hôpital et la maison de retraite. En se basant sur les travaux de

Michel Foucault, nous analyserons comment l’incorporation sociale des individus

s’effectue par le biais d’un modelage de leur corps selon des normes de

fonctionnement interne, de développement et de croissance, d’instrumentalité et de

conservation. L’investissement politique des corps qui s’ensuit, le contrôle des

corps et de leur force productive, apparaîtra moins de façon autoritaire et

répressive que sous la forme d’un savoir normatif professionnalisé, enjeux de

micro-pouvoirs multiformes et disparates, essentiellement prescriptifs et

fonctionnels, intériorisés par l’individu, qui visent à la gestion complète de la vie

humaine, à la rentabilisation et la marchandisation de tous les aspects de

l’existence depuis la sexualité, les loisirs, la culture, la spiritualité, jusqu’à la

maladie et la mort.

En contrepoint, à travers l’exemple de personnes en situation d’exclusion et de

grande détresse sociale, suivies dans un centre social, nous proposerons de voir

dans l’exclusion sociale une forme de résistance passive, inconsciente, non

théorisée, spontanée et radicale en même temps que désespérée, à la tentative de

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marchandisation systématique des corps dans la société contemporaine. Pour

exprimer l’inacceptabilité de l’ordre social qui l’exploite et le rejette, de l’ordre

symbolique et du système, le cri de la victime ne peut, en effet, être articulé

comme langage puisque celui-ci est d’emblée domination et n’est donc pas

entendu dans le discours du sujet dominant sur l’autre en tant que victime. D’où la

nécessité de transformer la pensée/langage en un acte qui verrait sa cause naître

ailleurs que dans la volonté consciente, et se projeter dans autre chose qu’un projet

social, ce qui peut commencer à être perçu grâce au concept de corps libre, de

corps vide, dépossédé du langage que nous développerons dans la troisième partie.

Dans cette troisième partie, en effet, nous présenterons un nouveau concept de

corps, celui de « corps vide », comme posture éthique de résistance aux tentatives

de la société post-moderne de prise de pouvoir sur le corps. Si le corps est cet

inconnu qui nous précède depuis notre naissance, un objet dont la société n’a de

cesse de vouloir nous déposséder, il s’avère qu’un retour radical à l’expérience

première du corps nous confronte d’emblée au vide fondamental qui est en nous et

nous déporte vers un ailleurs, au –delà des images et du langage.

Bien que le concept de vide ait été un objet philosophique étudié depuis l’antiquité

grecque la plus classique, nous aborderons néanmoins la vacuité par le biais de la

philosophie bouddhiste, celle-ci présentant la particularité de distinguer le vide du

néant et d’envisager une vacuité qui serait pleine –pleine présence et conscience.

Pour autant que la vacuité, à défaut de pouvoir se dire, s’analyser, se rationaliser,

puisse au moins se suggérer, se montrer, nous l’aborderons par l’intermédiaire de

l’esthétique dans la peinture chinoise classique, considérée ici comme tâche

éthique, et de son influence ultérieure sur l’expressionnisme abstrait américain.

Davantage que la virtualité, revendiquée par les arts numériques d’avant-garde, la

vacuité à l’œuvre au cœur de la peinture chinoise classique sera donc le modèle du

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concept de vide que nous nous proposons de poser comme action sociale et

éthique. Nous développerons cette première intuition de la vacuité de façon

théorique, en prenant plus précisément appui sur l’œuvre du philosophe indien

Nagarjuna, ce qui nous permettra d’affirmer le concept de « corps vide » comme

réponse aux contradictions et problèmes soulevés précédemment par le « corps

malade » et le « corps politique ».

Nous situant dans la continuité de l’Ecole de Francfort, et reprenant les acquis de

la Théorie Critique telle qu’élaborée par Horkheimer et Adorno, il ne s’agit ici de

céder ni au positivisme, ni à un irrationalisme qui serait l’autre face d’un

rationalisme totalitaire.

La référence qui sera faite, dans cette troisième partie, à la philosophie bouddhiste

se justifie et s’intègre parfaitement dans une recherche philosophique

contemporaine de par la modernité et l’originalité de la méthodologie logique de

Nagarjuna. Cette méthodologie logique, bien que sa forme reste déterminée par

l’époque et le lieu de son énonciation, c’est-à-dire l’Inde du premier siècle, ne

nous semble pas incompatible avec une recherche sur le corps dans la société post-

moderne et nous semble même correspondre aux exigences théoriques de l’Ecole

de Francfort. Partant d’une critique de l’identité telle que conçue par la

philosophie idéaliste allemande, de Kant à Hegel –l’identité désignant du point de

vue de la théorie de la connaissance le fait que sujet et objet, quelle que soit leur

médiation, coïncident, la thèse de l’identité apparaissant alors comme la

présupposition nécessaire de l’existence de la vérité- Horkheimer se proposait, en

effet, de garder une égale distance entre irrationalisme et positivisme tout en se

revendiquant d’une démarche rationaliste. Etablissant l’irréductibilité du réel au

rationnel, la disjonction entre l’un et l’autre, et réduisant la connaissance à la

simple manifestation conditionnée d’hommes déterminés, la Théorie Critique de

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l’Ecole de Francfort, à travers ses principaux représentants Horkheimer et Adorno,

s’efforçait de réaliser le rationnel dans une vision du monde, désillusionnée sur la

saisie du réel comme totalité, où la vérité est conçue comme « champ de force »

interactionnel.

De même, par le concept de « corps vide » nous proposons un concept neutre qui,

associé à des pratiques corporelles traditionnelles, soit un espace transactionnel

dans le sens de la théorie de Winnicott (3) et fonctionne comme médiation

nécessaire entre la théorie et son champ de recherche. Il s’agira pourtant encore

d’éviter l’écueil de l’immédiation comme celui du positivisme logique de l’Ecole

de Vienne. Adorno a ainsi réfuté dans l’œuvre de Kierkegaard cette valorisation

du singulier et une certaine forme d’existentialisme qui se stérilise en un saut dans

la foi. Si Adorno reconnaît à Kierkegaard d’avoir révélé l’importance de la sphère

esthétique, « ce par quoi un homme est immédiatement ce qu’il est », par rapport à

la sphère éthique, « où l’homme est ce qu’il devient », il voit dans la pensée de

Kierkegaard, finalement, une réintroduction de l’idéalisme sous la forme d’une

ontologie du sujet concret comme autre représentation de l’absolu renié (4).

De la même manière, Horkheimer a critiqué le courant de la « philosophie de la

vie » (Lebensphilosophie), représenté en autres par Nietzsche et Bergson, qui

entendait faire le procès de l’entendement et de la raison au profit de l’âme et de

l’intuition, opposant l’organique au mathématique, le sensible à l’abstrait, le

vivant au mécanique. Répétant la même erreur que la philosophie de

l’immédiateté, critiquée par Adorno à travers l’étude de l’œuvre de Kierkegaard, la

philosophie de la vie ne trouve, selon Horkheimer, d’autres voies pour surmonter

3 D. W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Paris : Gallimard, 1975

4 T. W. ADORNO, Dialectique négative, Paris : Payot, 1978

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la tension entre la connaissance et l’objet que le refuge dans une certitude ontique

proche de la philosophie de l’identité dénoncée initialement. Horkheimer en tire la

conclusion d’une égale inadéquation du rationalisme et de l’irrationalisme face à

la réalité, « l’auto-immersion sans pensée dans l’objet » étant aussi vaine que

l’immersion abstraite de l’objet dans le sujet. Il s’agit de dénoncer comme illusoire

autant le monisme, que ce soit celui de l’Identité ou celui de la Vie, que le

dualisme de Descartes et Kant qui divise le monde en substance pensante et

substance étendue jusqu’à produire le positivisme et le pragmatisme modernes,

expressions ultimes de cette scission entre exigence scientiste de savoir et quête

métaphysique de vérité. La résolution que tentera de mener à son terme l’Ecole de

Francfort tient dans la construction d’une théorie critique et rationnelle comme

seule stratégie possible.

En écho, tant aux théories psychanalytique que psychosomatique, nous

proposerons de continuer par une exploration du corps comme vecteur non pas

seulement de l’immédiateté mais du vide, du non-pensé, tel que conceptualisé

paradoxalement par le philosophe Nagarjuna (5) qui nous semble l’un des

penseurs les plus radicaux de la tradition bouddhiste.

Nagarjuna fut le premier dans l’histoire du bouddhisme à avoir créé un véritable

système philosophique. Il se proposa d’approfondir la doctrine exposée dans le

Prajnâpâramitâ Sûtra et développa une dialectique particulière, consistant à

pousser les raisonnements antithétiques jusqu’à l’absurde. Partant du principe que

toute chose n’existe que par son contraire, il démontra ainsi que tout est relatif et

sans réalité véritable (Svabhâvatâ), c’est à dire fondamentalement vide (Shûnyatâ).

Le refus des contraires, qui constitue la base de départ de la méthode de

5 NAGARJUNA, Traité du Milieu, Paris : Seuil, nouvelle édition 1995

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Nagarjuna, sert de fondement philosophique à la Voie du Milieu des Mâdhyamika

et se rattache directement à l’enseignement du Bouddha.

Nagarjuna a essayé de prouver l’irréalité du monde extérieur au lieu de la

présenter comme un fait éprouvé, contrairement à la méthode didactique utilisée

dans le Prajnâpâramita Sûtra. Le point de départ de Nagarjuna est la loi dite de la

« production conditionnée » (Pratitya Samutpâda) qui résume l’essence du monde.

Le monde est irréel et vide car il ne permet ni devenir, ni disparition, ni éternité, ni

changement. La vacuité du monde s’explique par la relativité des contraires : leur

opposition les rend dépendants l’un de l’autre, ce qui amène en toute logique à la

conclusion de l’inexistence réelle des choses, puisque l’existence de l’un des

contraires suppose l’existence de l’autre.

La démonstration de la vacuité repose sur celle de la non-réalité : les choses du

monde phénoménal ne possèdent aucune réalité, puisque la réalité est par essence

éternelle, immuable et indépendante de toute autre chose. Or, les choses du monde

phénoménal étant soumises à apparition et disparition, elles sont vides.

L’attachement à un fondement intérieur est l’essence du Moi et se trouve à

l’origine de la souffrance. Mais cette poursuite d’un fondement intérieur s’inclut

elle-même dans un penchant plus général à s’agripper à un fondement extérieur

sous la forme d’un monde déjà-là et indépendant. La recherche d’un fondement

ultime n’est donc pas limitée à la notion de sujet et à son support en l’espèce d’un

Moi, elle englobe aussi notre croyance en un monde pré-donné.

Si la pensée occidentale, depuis la métaphysique des grecs, du fait de ne pouvoir

dévoiler la réalité de l’être sous ses déterminations, ses contingences et ses

interdépendances, a laissé la technique positiviste régner sans partage, il est peut-

être temps de remettre en question le concept même de substance. Que le non-être

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ne puisse être pensé, selon l’affirmation de Parménide, n’implique pas pour autant,

en effet, que le non-être ne puisse advenir, qu’il ne puisse être expérimenté en acte

sinon exprimé, ou bien encore, pour le dire autrement, malgré l’évidente

contradiction des termes, qu’il n’y ait la possibilité d’un non-être vécu dans

l’immédiateté et conçu comme synonyme de vide. Si la philosophie occidentale

s’est traditionnellement préoccupée de conceptualiser un fondement ultime à toute

réalité, au lieu de remettre en question cette tendance à s’accrocher à un

fondement, la situation a radicalement changé depuis quelques années. Notre

culture occidentale découvre, en effet, l’absence de fondements généralisée, que

ce soit dans les sciences, les humanités, la société ou la vie quotidienne.

Considérer l’absence de fondements comme un fait négatif ou une perte

irréparable, conduit à un sentiment d’aliénation et au nihilisme. Auquel on est

tenté de réagir en cherchant un nouvel enracinement. La tradition bouddhiste –et

particulièrement celle de la Voie Moyenne- propose à ce dilemme une résolution

radicalement différente. De la reconnaissance de l’absence de fondements, suivie

jusque dans ses conclusions ultimes, il résulte un sentiment inconditionnel de

liberté qui peut se manifester dans le monde sous la forme d’une empathie

spontanée. C’est pourquoi l’œuvre de Nagarjuna nous semble d’une réelle

modernité, non seulement dans le fait que les problèmes soulevés par Nagarjuna

sont ceux dans lesquels se débattent, aujourd’hui même, des scientifiques

renommés dans des domaines de pointe tels que l’intelligence artificielle, les

neurosciences, la linguistique, la psychologie cognitive et la philosophie

pragmatique –parmi lesquels on peut citer, par exemple, Maturana Humberto et

Francisco Varela à propos de la relativité de la réalité (6)- mais Nagarjuna propose

6 M. HUMBERTO, F. VARELA , L’arbre de la connaissance, Paris : Editions Addison-Wesley France, 1994

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encore, au sentiment d’aliénation nihiliste qui sévit dans notre culture, un remède

autre que la recherche de nouveaux fondements et qui consiste à suivre une

méthode disciplinée et authentique en vue de poursuivre l’absence de fondements,

d’en accepter les conclusions ultimes et d’y trouver une source de plénitude –

apparemment paradoxale- condition à une liberté recouvrée.

Ainsi, suivant en cela les traditions d’éveil, qu’elles soient bouddhiste, hindouiste,

chamaniques ou autres, qui prennent généralement le corps comme premier

support à la méditation, nous nous proposerons d’envisager le rapport à la réalité à

partir du corps vécu plutôt qu’à partir d’une réflexion abstraite et désincarnée. A la

question « qu’est-ce qu’un corps ? », et devant la multiplicité des réponses

possibles et des points de vue envisageables, il nous semble opportun de se

concentrer sur le corps comme langage et objet de transformation perpétuelle, tant

individuelle que sociale.

Une première question, en effet, est de savoir si le corps est construit par le

langage ou s’il échappe en dernière instance au langage, ou encore s’il est

paradoxalement langage en soi hors rationalité et communication. Dans une

tentative de réponse à cette interrogation, le concept de « corps vide », encore une

fois, permet de déplacer le problème en le transcendant dans un fonctionnement

paradoxal comparable à celui des koans de la tradition bouddhiste zen ou tchan. A

défaut de parler du concept problématique de « non-pensée », on parlera d’une

désidentification qui n’interdirait pas la réflexion.

L’enjeu de la recherche que nous nous proposons de mener est, face aux tentatives

scientifiques, politiques et économiques, de chosifier le corps, d’en faire une

marchandise, un objet d’étude, de l’abstraire, l’aseptiser et l’automatiser, notre

projet donc est de restituer au corps sa dimension irréductible d’interrogation, de

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transformation, sa capacité de résistance et son absolue impénétrabilité.

Il apparaît que notre enquête doit partir du « corps malade » comme premier

moyen d’expression, première forme de discours politique. Corps malade

physiquement en même temps que corps aliéné. Par ses études sur le symptôme

hystérique conçu comme non biologique mais causalité imaginaire référée à

l'instinct sexuel, Freud a clairement posé l’objet corps comme structurant le sujet.

Proposition que Lacan a développé ultérieurement en introduisant, via la théorie

du stade du miroir, l'imaginaire du corps dans la constitution du moi (moi

idéal/Idéal du moi) comme rapport à l'Autre.

Le « stade du miroir » apparaît à l’âge de 6 à 8 mois quand l’enfant se regarde

dans un miroir et prend conscience de l'unité de son corps, se reconnaissant

comme entier et s'identifiant alors à son reflet spéculaire. Or, l’enfant est encore

dans un état d’immaturité neurophysiologique, de sorte que la perception de cette

image est une anticipation de son unité, laquelle fondera son moi, mais

déterminera aussi celui-ci comme un autre et du coup situe l’autre comme un alter

ego. Seul un tiers nominateur peut rapprocher le sujet de son image, rôle dévolu au

langage, l’instance du symbolique. Ainsi, après l’imaginaire du corps, Lacan fait

intervenir, à travers la parole et le langage, le niveau symbolique et enfin le niveau

du réel dans la jouissance et la production du sujet et de l'Autre. L’imaginaire

recouvre le champs du narcissisme, celui du stade du miroir, et le réel est défini

non pas comme la réalité extérieure, mais comme la part des choses qui nous

échappe. Quant à l’ordre du symbolique il recouvre celui du langage, et si

l’imaginaire lui est subordonné, c’est que l’homme est avant tout un être de

langage. La théorie lacanienne des noeuds borroméens est une représentation de

ces trois dimensions (Imaginaire, Symbolique, Réel) comme étant à la fois

irréductibles, distinctes et solidaires. Si le Sujet, tel que conçu par Lacan, se

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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constitue par son accès au monde symbolique, dans le même temps qu'il entre dans

le langage, il s'y aliène et y perd quelque chose de sa Vérité, ce que Lacan appelle

la « Spaltung » ou « Fente du Sujet », Sujet représenté comme barré. Le langage –

langue maternelle ou discours de l’Autre- préexiste toujours nécessairement au

Sujet et ne peut que le représenter. En même temps qu’il a besoin d'être reconnu,

d'être parlé, l’enfant risque de confondre les représentations de lui-même que les

autres lui renvoient -son image- avec son être propre. Le Sujet, à se nommer dans

son propre discours et à être nommé par la parole de l'autre, se perd dans sa réalité

ou sa vérité. La vérité sur lui-même, que le langage échoue à lui donner, il la

cherchera alors dans des images d'autrui auxquelles il va s'identifier. La guérison,

dès lors, consistera pour le Sujet à sortir de l'imaginaire aliénant (là où il est

capturé dans les filets du désir de l'autre) pour accéder à son désir propre. Lacan

concevant la jouissance comme interdite, inter-dite, non pas parce que passant par

la médiation d’un tiers élément entre le désir et sa réalisation ou entre la pulsion et

ses objets, mais plus fondamentalement parce que, dans sa texture même, le

langage est constitutif de la jouissance de même que le désir ne se conçoit pas en

dehors de l’exercice de la parole. Et si la jouissance fait « languir » l’Etre, comme

l’écrit Lacan, sans doute le sujet lui-même n’est-il que langage. Ce qui, au sens du

signifiant lacanien, ne veut pas dire forcément incorporel. Quand on dit que le

sujet de la psychanalyse est « parlêtre », l’être en tant qu’il parle c’est-à-dire en

tant que soumis à la loi du langage, cela signifie simplement qu’il pâtit du langage

dans son corps. Ce pâtir suffit à définir la jouissance. Si celle-ci est réputée

interdite ou partiellement inaccessible, c’est parce que le langage repose sur un

principe d’incomplétude qui garantit son fonctionnement même et dont le symbole

approprié n’est autre que le phallus. Le fait de parler nous égare, nous dévoie

d’une jouissance univoque, parce que justement nous ne maîtrisons pas

l’équivocité inhérente au langage : d’où le terme de « j’ouis sens » forgé par Lacan

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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pour marquer cette sujétion. Quant à « l’autre jouissance », la jouissance féminine

hors langage, elle ne fait que désigner à la fois l’infinité et l’inactualité d’une

jouissance qui n’est pas plus symbolique que corporelle, puisqu’elle n’a d’autre

justification que le manque de l’Autre, les défauts de la jouissance phallique, et

n’existe que par celle-ci. Donc, soit elle n’a d’existence que négative et s’identifie

à la faille qui fait ex-sister la première jouissance en empêchant son auto-

fétichisation, et donc elle renvoie au symbolique ; soit elle désigne positivement

un en-corps qui ne doit rien au phallus et au symbolique, mais on ne peut guère

l’envisager que comme jouissance d’un signifiant pur dont le statut (corporel) n’a

pas vraiment été élaboré par Lacan. Quoi qu’il en soit, pour Lacan, le langage reste

une catégorie générale incluant le symbolique, le signifiant, l’écriture ou la parole.

Le langage ne sert pas d’abord à « communiquer », encore moins à exprimer ou à

dévoiler l’être, à signifier le sujet, à jouir ou à empêcher de jouir. Il reflète surtout

la jouissance, lui servant de support mais non de condition nécessaire. Il n’y a pas

de langage de la jouissance, plutôt une jouissance possible du langage.

Dans notre recherche nous nous en tiendrons à cette conception du langage comme

catégorie générale pouvant inclure aussi bien le symbolique que le signifiant,

l’écriture ou la parole. Les différents langages d’un même individu pouvant même

être en contradiction quand le langage verbal et les langages non verbaux subtils

du corps -gestes, voix, regards- ne vont pas dans le même sens.

Plus qu’une fonction de contradiction, le corps œuvre aussi comme matière

d’opposition. Par ses besoins, ses désirs, son manque fondamental, le corps se

pose comme ce qui échappe à la raison, au contrôle, à la maîtrise. Cette brèche est

une ouverture sur le présent, sur l’immédiateté. On ne peut pour autant cantonner

le corps dans le seul donné de l’instant. Les interactions avec le social et le verbal

sont constantes. Le langage verbal intervient ainsi dans la construction du corps

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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dès le plus jeune âge. En nommant les sensations au moment où elles s’éprouvent

et les lieux du corps comme zone de plaisir/déplaisir, la mère construit avec

l’enfant une sorte de topographie symbolique du corps mettant en place le haut et

le bas, le devant et le derrière, ce qui entre et ce qui sort, toutes dimensions en jeu

dans le langage aussi bien oral qu’écrit. Dans et par cette relation langagière

précoce, l’enfant habite subjectivement son corps, différencié, sexué et généré.

L’état de son langage traduit la constitution de « l’image inconsciente du corps »

(7) plus ou moins en adéquation avec le schéma corporel. La bouche n’est pas au

même endroit et n’a pas la même fonction que l’anus, mais elle comporte en elle-

même plusieurs fonctions qui doivent s’articuler et non se confondre : parler,

manger, mordre, embrasser, téter. C’est parce que sa bouche est traitée comme une

bouche humaine, lieu de la parole, et non comme un trou à remplir, que son ventre

n’est pas réduit à un sac, qu’il les vit comme parties du tout qu’il est en tant que

personne. On voit bien que le corps et ses représentations sont des constructions

symboliques passant par le langage et l’interaction avec le milieu, l’échange

langagier inter-humain, qui font prendre progressivement conscience de son corps

à l’enfant en même temps qu’elles permettent à la mère d’interpréter le corps de

son enfant en écoutant ce qui résonne en elle, au plus intime de son propre corps.

Pour illustrer cette conception du corps, nous nous appuieront sur l’exemple

concret de l’anorexie mentale –considérée par certains auteurs comme un

ensemble d'interactions complexes entre des processus sociaux et des processus

biologiques (8) ou selon Christine Robineau comme un entre-deux-corps (9). Nous

7 F. DOLTO, L’image inconsciente du corps, Paris : Seuil, 1984

8 B.S. LAJEUNESSE, C. FOULON, Conduites alimentaires, Paris : Masson, 1990

9 C. ROBINEAU, L’anorexie, un entre-deux-corps, Paris : L’Harmattan, 2003

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nous proposerons d’observer le rapport particulier que le malade anorexique

entretient avec son corps –rapport à la fois de morbidité et de maîtrise

obsessionnelle- comme étant représentatif de ce que nous entendons par « corps

malade », soit un corps qui fait irruption dans la réalité du sujet jusqu’à envahir

tous les domaines de la vie de celui-ci, alors même qu’il croit le contrôler et le

dominer totalement, établissant de ce fait l’implication sociale de la maladie et les

formes de socialisation des fonctions corporelles qu’elle peut recouvrir.

De facteur de changement social, et ce presque à son insu, nous poserons

l’hypothèse, dans une deuxième partie, d’un corps qui tend à devenir

explicitement objet politique, action et revendication politiques en soi, un « corps

politique », permettant une lecture des résistances spontanées de l’individu à une

volonté des sociétés post-modernes d’autonomisation des corps et de

normalisation de la pensée. Alors même que la politique se voudrait une pratique

rationnelle, consensuelle, se reconnaissant dans le seul usage du discours et la

maîtrise des médias, nous poserons le corps comme possible objet d’engagement

politique. Engagement qui peut prendre les formes les plus diverses : active, dans

la colère par exemple qui se transforme en révolte ; ou passive, par exemple dans

les formes de résistance par l’inertie, de paresse, d’oisiveté, autant de

manifestations de non-productivité qui peuvent aller jusqu’à l’exclusion plus ou

moins volontaire, le refus de la société de consommation et de ses règles de

compétitivité. Dans l’effet de masse aussi, effet de foule, des corps qui défilent,

qui manifestent, à l’image des militants de l’association Act Up qui, se couchant

par terre en simulant un amoncellement de morts, cherchent à la fois à interpeller

violemment les responsables politiques de la santé publique et à provoquer une

prise de conscience collective des ravages de l’épidémie de SIDA.

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Dans la continuité du concept de « philosophie appliquée » de l’Ecole de

Francfort, nous prendrons appui sur la population dépendante des aides sociales,

telle qu’observée dans divers centres sociaux, et notamment le Centre d’Action

Sociale Protestant (C.A.S.P.), pour mieux comprendre certaines formes d’action

politique, immédiates, spontanées, non réfléchies, de personnes en situation

d’exclusion sociale, expressions qui passent par le corps, un corps abandonné,

martyrisé par le froid, la faim et le dénuement, violemment exposé au regard

public comme une véritable dénonciation du système social de consommation et

de compétition.

Nous poserons alors le concept de « corps vide », un corps possédé par le vide,

comme une nouvelle approche du corps social, plus subversive que narcissique.

Encore faudra-t-il s’entendre sur la notion de vide et sur ce que l’on peut en dire.

Ainsi, pour la philosophie chinoise taoïste, on ne peut rien dire de ce corps qui

échappe au sujet en même temps qu’il le fonde, de la même manière qu’on peut

penser dans la tradition occidentale, en accord avec la psychanalyse lacanienne

d’une part, avec la philosophie de Heidegger d’autre part, le corps à la fois

construit par le langage mais aussi le corps hors langage, pure présence à soi-

même, de ce corps les philosophes chinois pensent qu’on ne pourrait rien en dire

sinon qu’il faut le vivre.

En effet, tandis que l’Occident, depuis Platon jusqu’à la théorie cartésienne des

substances différentes, conçoit le corps et l’esprit en une dualité irrémédiable, la

médecine chinoise, au contraire, se caractérise par une approche

extraordinairement synthétique où l’ensemble de la psychologie humaine est

abordé en elle-même comme en relation avec la physiologie. Le système médical

traditionnel chinois ne connaît pas, de la sorte, les problèmes inhérents à la

compartimentation en spécialités de la médecine occidentale, à commencer par

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cette dichotomie corps-esprit. Etudier séparément des fonctions en étroite

interdépendance et en perpétuelle interaction, ne peut aboutir, selon les préceptes

de la médecine chinoise, qu’à multiplier et complexifier les pathologies en

soulageant les seuls symptômes. La médecine traditionnelle chinoise, quant à elle,

n’a pas besoin de redécouvrir un lien affectif pour réunir le corps et l’esprit dans

une même science, car elle n’a jamais rompu ce lien. Non seulement elle n’a

jamais séparé le désordre de ses paramètres affectifs « irrationnels » mais elle en a

observé et démonté les mécanismes pour les intégrer dans un ensemble

conceptuel.

Tarab Tulku Rinpoché, lama tibétain expert en philosophie et médecine tibétaine,

parle ainsi, dans ses cycles de conférences, d’un système médical traditionnel

bouddhiste concevant l’être dans sa globalité, dans une interdépendance du corps

et de l’esprit, du sujet et de l’objet, de la matière et de l’énergie, et qui trouve son

accomplissement dans un état indéfinissable de vacuité, de non-agir, de lâcher-

prise, à travers des techniques de souffle et de méditation.

Marcel Mauss terminait son texte sur « Les techniques du corps » en écrivant :

«Je ne sais pas si vous avez fait attention à ce que notre ami Granet a déjà indiqué

de ses grandes recherches sur les techniques du Taoïsme, les techniques du corps, de

la respiration en particulier. J’ai assez fait d’études dans les textes sanskrits du Yoga

pour savoir que les mêmes faits se rencontrent dans l’Inde. Je crois que précisément

il y a, même au fond de tous nos états mystiques, des techniques du corps qui n’ont

pas été étudiées, et qui furent parfaitement étudiées par la Chine et par l’Inde, dès

des époques très anciennes. Cette étude socio-psycho-biologique de la mystique doit

être faite. Je pense qu’il y a nécessairement des moyens biologiques d’entrer en

« communication avec le Dieu ». Quoique enfin la technique des souffles ne soit le

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point de vue fondamental que dans l’Inde et la Chine, je la crois beaucoup plus

généralement répandue. » (10)

A partir de cette intuition de Marcel Mauss, nous pensons effectivement que les

techniques corporelles étudiées par les traditions indienne, chinoise et tibétaine,

peuvent participer d’une action globale, d’une révolution de l’être, autant

psychothérapeutique que politique. Non seulement une action

psychothérapeutique dans le cadre culturel de ces civilisations, mais encore de

façon plus universelle, le corps apparaissant à la fois comme un objet social et

culturel et, à travers nos besoins, nos limites, notre animalité, comme ce qui fonde

notre humanité.

Pour chacun de nous, il n’y a peut-être rien de plus concret, de plus naturel que

son propre corps. Ce dernier est même une sorte d’ultime rempart devant la

désintégration psychique. Il y a déjà longtemps que les approches

psychopathologiques et cliniques ont démontré la distinction nécessaire entre

schéma corporel et image du corps. Après Mauss, de multiples travaux

anthropologiques ont décrit les relations complexes entre image du corps et

représentations du monde.

Certaines langues kanaks expriment clairement les représentations croisées entre

l’image du corps et l’image du monde : le mot signifiant la peau signifie aussi

l’écorce de l’arbre ; celui de la chair et des muscles signifie aussi le noyau du

fruit ; celui de l’ossature renvoyant au cœur du bois et/ou au corail; ou encore

l’identité entre les intestins et les entrelacs des lianes.

Le corps est autant composé de représentations culturelles que de chair et d’os.

10 M. MAUSS , Les techniques du corps, in Sociologie et anthropologie, p.386, Paris : PUF,1966

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Représentations qui, d’autre part, déterminent en partie l’individu, dans le sens

d’un « inconscient culturel », concept élaboré par George Devereux (11). Croisant

les acquis de la physique, des sciences sociales et de la psychanalyse, George

Devereux proposa le cadre conceptuel d’une ethnopsychiatrie théorique et clinique

qu’il appellera « complémentariste ». Le sens est ici clairement celui pris par ce

mot en physique depuis les travaux de Niels Bohr et Werner Heisenberg, Bohr

dans sa notion de complémentarité généralisant le principe d’indéterminisme (ou

d’incertitude) énoncé par Heisenberg en physique des quantas et établissant la

coexistence de deux théories explicatives de la lumière (ondes ou particules). La

théorie complémentariste de Devereux signifie l’indépendance totale de deux

cadres d’analyse, ici le psychologique et le sociologique, dont la tenue distincte est

nécessaire pour objectiver le phénomène étudié qui, produit et vécu

psychologiquement et sociologiquement, ne peut être, sans confusions

réductionnistes, analysé simultanément selon les deux perspectives. La saisie

vraiment scientifique du point de vue psychologique exclut dans le même instant

une saisie également scientifique du point de vue sociologique, la réciproque étant

naturellement vraie.

Le sens de notre démarche vise, finalement, à répondre à la question d’une

possibilité d’action politique et psychothérapeutique via la vacuité du corps, qu’il

nous faudra définir et développer dans une troisième partie, vacuité qui pourrait

être conscientisée par des techniques corporelles traditionnelles, telles que les

pratiques énergétiques internes chinoises, visant à libérer le corps de tout blocage

ou conditionnement, un corps vide et réceptif aux souffles de la nature, voie

d’accès privilégiée à « l’inconscient culturel » en même temps qu’à la spontanéité

11 G. DEVEREUX, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Flammarion, 1980

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et l’expression de toutes les capacités du sujet. Enfin, si les frontières du corps

visible ne s’arrêtent pas à la peau, à une sorte de territoire kinesthésique, l’image

du corps se projetant dans le monde des représentations culturelles et de

l’invisible, nous nous proposons de comprendre comment le concept nouveau de

corps vide, se situant hors discours, court-circuitant toute tentative de

rationalisation, peut avoir une action politique propre et se révéler être une attitude

sociale subversive et non narcissique.

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CADRE THEORIQUE

La question du corps, longtemps inséparable de celles de l’âme, et de la distinction

de l’esprit et de la matière, apparaît comme récurrente dans l’histoire de la

philosophie, d’autant plus à l’époque contemporaine où le corps humain devient le

centre d’enjeux éthiques, médicaux et politiques déterminants. Si l’enjeu est

d’éviter de faire du « corps » un maître-mot, un mythe moderne ou un absolu, le

corps reste néanmoins ce qui résiste, le Réel, la Chose dans ce qu’elle a

d’inapprochable. Platon déjà, dans « Le Phédon », jouant avec le mot soma qui en

grec désigne le corps et sema qui désigne le tombeau, établit ce qui deviendra une

véritable doctrine de l’immortalité de l’âme par rapport à la mortalité du corps.

Socrate, dans « Le Phédon » comme dans « Le Banquet » (12), est présenté comme

voyant dans le corps un objet perturbateur, un obstacle à la connaissance. Lieu de

maladies, de passions, d’illusions, nous faisant prendre le désir pour l’amour, le

corps amène le déséquilibre, le conflit, il se rebelle contre la raison, nous réduit en

esclavage, il correspond à tout ce qui relève de l’instable, du changeant, il

participe de la Physis (la nature) chaotique, désordonnée… Bref, le corps est ce

qui cloue l’âme ici-bas, loin des régions de la pure pensée.

12 PLATON , Le Phédon, Le Banquet, nouvelle éd. : Garnier Flammarion

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En conséquence de quoi, Platon fait dire à Socrate dans « Le Phédon » :

« Si nous devons jamais avoir une pure connaissance de quoi que ce soit, il faut

nous séparer de lui, et avec l’âme elle-même contempler les choses en elles-mêmes.

[…] S’il n’est pas possible, en effet, de rien connaître de façon pure avec le concours

du corps, de deux choses l’une : ou bien d’aucune manière il ne nous est possible

d’acquérir la connaissance, ou bien ce l’est pour nous une fois trépassés ; car c’est

alors que l’âme existera en elle-même et par elle-même, à part du corps, mais non

point auparavant ! En outre, cependant que nous vivons, le moyen, semble-t-il, d’être

le plus près de la connaissance, c’est d’avoir le moins possible commerce avec le

corps, […] mais au contraire de nous en purifier, jusqu’au jour où la divinité en

personne nous en aura déliés. Ainsi nous voilà purs, séparés de la folie du

corps. »(13)

Dans « La République » encore, Platon oppose, à une éducation de la jeunesse par

les poètes et la pensée mythologique, laquelle inciterait la jeunesse à la sauvagerie

et aux désordres du corps, une éducation par la philosophie, seule à même de

discipliner rationnellement le corps par la bonne mania.

On comprend que pour Platon le corps relève du paraître, du sensible, du matériel,

de l’extériorité et s’oppose en cela à l’être qui est toute intériorité. L’un est

corruptible, égoïste, soumis à la tentation et à l’ambiguïté, l’autre universel et

désintéressé. La dialectique ascensionnelle, telle que la conçoit Platon dans sa

théorie dualiste, visera dès lors, à partir de l’amour d’un corps singulier, à s’élever

d’abord à l’amour de tous les corps en général puis à l’amour de la beauté idéale, à

l’Idée universelle.

A la théorie idéaliste et mathématique de l’homme dans l’univers selon Platon,

Aristote oppose une théorie matérialiste et physique mais tous deux se rejoignent

13 PLATON , Le Phédon, nouvelle éd. : Garnier Flammarion, 66d – 67a

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dans une même pensée dualiste, rationnelle et logique. La théorie d’une âme

immortelle séparée d’un corps mortel a perduré en Occident, à travers le

christianisme, jusqu’au milieu du XIXe siècle, même s’il faut remarquer que de

nombreux courants philosophiques -à commencer dés l’antiquité grecque par le

stoïcisme qui, en réaction à la pensée de Platon et d’Aristote, reviendra à des

thèmes pré-socratiques- ont sans cesse remis en question cette dualité corps-esprit

héritée de la philosophie platonicienne.

Ce n’est en fait qu’à partir de Spinoza, s’opposant à Descartes, qu’apparaîtra la

possibilité d’une pensée propre du corps quand Spinoza posera la question de la

puissance de celui-ci :

« Personne n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le corps, c’est-à-dire

l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la

Nature considérées en tant seulement que corporelles, le corps peut faire et ce qu’il

ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’âme. Personne, en effet, ne connaît

si exactement la structure du corps qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour

ne rien dire ici de ce qu’on observe maintes fois chez les bêtes qui dépasse de

beaucoup la capacité humaine. » (14)

Spinoza ne conçoit pas le corps et l’esprit comme opposés l’un à l’autre mais

comme une seule substance, la Totalité de ce qui est, connaissable selon les deux

modes, appelés attributs par Spinoza, que sont la pensée et l’étendue. L’âme est

l’idée du corps, le biais par lequel chacun peut se représenter son corps. Ce corps

perçu jusqu’alors comme objet de désordre, symbole d’inversion et de déchéance,

la philosophie moderne s’emploiera finalement à le réhabiliter jusqu’à ce qu’il

devienne aujourd’hui un objet d’étude majeur pour l’ensemble des sciences

humaines.

14 SPINOZA, Ethique, III, 2, scolie, nouvelle éd. Seuil

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__________________________________________________________________

Il n’est que de suivre les polémiques actuelles animant les milieux de la

neuropsychologie et des sciences cognitives, pour saisir à quel point l’actualité des

questionnements que Spinoza expose dans l’Ethique paraît évidente. Dans le cadre

d’une anthropologie du corps, l’apport de Spinoza est encore plus déterminante

dans le sens où celui-ci sort la philosophie occidentale du dualisme stérile

corps/esprit où l’avait tenu cloîtrée Descartes.

Gilles Deleuze, déjà, dans « Spinoza. Philosophie pratique » (15), avait signalé

l’importance du corps dans le système philosophique de Spinoza. La philosophie

de Spinoza nous permet de revenir sur cet oubli du corps par un autre biais que

celui des neurosciences, fortes des nouvelles technologies d’investigations du

cerveau en action, qui ramènent l’esprit au cerveau et considèrent ce cerveau

comme une construction de réseaux de neurones sans laquelle l’intelligence

humaine ne pourrait fonctionner.

Plus précisément pour Spinoza, il s’agit de ne pas prendre des mouvements

spontanés du corps pour de libres décisions de l’âme. En réduisant, par ignorance,

la puissance du corps, on prête à l’âme une liberté d’action imaginaire. On

n’imagine pas tout ce que le corps peut faire par ses propres forces, c’est à dire

sans l’intervention de l’âme. Spinoza propose, dans l’Ethique, « une confirmation

expérimentale » de cette vérité selon laquelle celles-là même de nos actions qui

nous semblent les plus libres sont déterminées par les affections ou les appétits de

notre corps. Ainsi, notre usage habituel de la parole n’est-il pas de l’ordre d’une

action de l’âme mais d’une passion du corps : « rien n’est moins au pouvoir des

hommes que de tenir leur langue ». Le bavardage, en tant que passion

15 G. DELEUZE, Spinoza. Philosophie pratique, Paris : Ed. De Minuit, 1981

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irrépressible, en est l’illustration concrète.

Mais ce n’est pas seulement au niveau de la parole que la puissance du corps se

manifeste. C’est encore au niveau de nos actions et même de notre pensée. Le

sommeil du corps plonge ainsi l’esprit dans une sorte de léthargie qui lui ôte « le

pouvoir de penser comme pendant la veille ». Nos rêves, d’après Spinoza, seraient

l’expression d’une pensée livrée à la puissance du corps. Les « actions des

somnambules pendant le sommeil » dépossèdent l’esprit de tout pouvoir de

décision. Plus encore, la puissance du corps est telle qu’elle peut nous faire agir

contre nos décisions : « nous voyons le meilleur et faisons le pire ». Combien de

bonnes résolutions ne restent-elles pas lettres mortes, dénonçant l’illusion du libre-

arbitre ? L’acte libre constitue d’ailleurs en lui-même, dans la logique de la

philosophie spinozienne, une véritable aberration dans la mesure où il représente

une entorse au principe de causalité selon lequel il n’y a pas d’effet sans cause. Or

qu’est-ce qu’un acte libre sinon un effet sans cause ? L’acte libre prétend répudier

la question du « pourquoi ». Répondre à cette question c’est assigner à l’acte une

cause, un principe déterminant, et par conséquent l’inscrire dans une chaîne

causale. C’est, selon Spinoza, proprement « rêver les yeux ouverts » que de croire

en un acte sans cause.

On reconnaît là les interrogations fondamentales de la philosophie bouddhiste et

de penseurs indiens tels de Nagarjuna, que nous étudierons plus longuement dans

la troisième partie de cette recherche, non seulement pour ce qui est d’une

anthropologie du corps, des rapports entre l’esprit et le corps, mais aussi, d’une

manière plus générale, pour ce qui est de la liberté, du principe de causalité et de

l’enchaînement des effets et des causes en une chaîne causale appelée « karma »

dans les traditions bouddhiste et hindoue.

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Si l’exercice d’une étude comparée entre Spinoza et les philosophes du premier

bouddhisme est périlleux –sinon stérile- du moins voyons-nous clairement

combien la compréhension de la philosophie de Spinoza est un apport précieux

pour saisir les enjeux, la particularité, en même temps que l’universalisme des

conflits et des questions posés par le corps à la science comme à la religion.

L’interrogation de Spinoza sur le corps et l’esprit est cependant à placer dans la

continuité et en réponse aux deux principaux concepts de l’esprit élaborés par la

philosophie classique qui sont ceux d’Aristote et de Descartes.

Pour Aristote, l’esprit est l’activité qui se déploie dans la saisie de ce qui est

purement intelligible –les mathématiques, le divin, le nécessaire- mais aussi ce

même principe qui est à l’œuvre, sous diverses formes, dans toutes les

transformations dont sont capables les êtres qui peuvent aller vers leur perfection :

au premier chef les êtres vivants qui sont une matière informée, c’est à dire dont

les matériaux sont structurés par un principe d’unification qui est l’équivalent de

l’esprit pur mais à l’œuvre dans un corps. L’esprit ainsi engagé dans un corps et

qui lui donne sa forme de corps est appelé une âme. Cette manière de différencier

tout en les unifiant les diverses modalités d’un principe unique relève de

l’intellectualisme.

Le second concept de l’esprit auquel s’est confronté Spinoza est celui de

Descartes pour qui l’esprit se découvre et s’exerce dans la pensée, ce qui n’a rien à

voir avec l’animation dont parlait Aristote. Pour Descartes, il faut donc toujours

distinguer la pensée de ce qui est corporel, et penser notre corps comme un corps,

soit comme une machine, même si métaphysiquement nous devons admettre que

l’union de l’esprit et du corps est irréductible, telle que nous la vivons, à une

donnée mécanique. Descartes récuse l’étagement des formes de l’esprit que

définissait Aristote. La pensée et l’esprit deviennent avec lui des synonymes. Mais

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Descartes reste lui aussi intellectualiste dans le sens où, dans sa théorie, tous les

aspects de la pensée sont soumis à un même modèle. Il définit la pensée comme ce

qui a la connaissance pour fonction : percevoir, vouloir, sentir, imaginer sont des

actes rationnels en ce que ces activités peuvent être rapportées à nos idées

intellectuelles. Il est exclu que l’imagination, par exemple, exige, pour être

comprise, d’autres principes d’analyse que ceux qui rendent compte de la

connaissance.

Ce problème de l’unité du corps et de l’âme, insoluble dans la philosophie de

Descartes, se résout facilement chez Spinoza. Le corps et l’âme, dans la théorie de

celui-ci, sont des modes de deux attributs de l’unique substance. Le corps est un

mode de l’étendue, l’âme un mode de la pensée. Leur lien devient facile à

comprendre puisqu’ils appartiennent à l’unité de la substance. Il ne faudrait

pourtant pas imaginer qu’ils agissent l’un sur l’autre : il ne saurait y avoir

d’interaction entre les deux attributs, étendue et pensée. Entre ce qui se passe dans

le corps et ce qui se passe dans l’âme, il y a par l’unité de la substance une forme

de parallélisme. Spinoza explique que l’ordre et l’enchaînement des idées est

identique à l’ordre et l’enchaînement des choses. C’est une unité, une même

nécessité, considérée sous deux aspects, mais sans aucune interaction. Dans la

substance, les deux ne font qu’un. Le corps et l’âme sont donc, en profondeur,

ontologiquement un. Ils manifestent le même être.

Cet angle de vue sur les rapports entre le corps et l’esprit, particulier à Spinoza,

trouve aujourd’hui encore un écho dans les polémiques qui agitent les milieux de

la neuropsychologie et des sciences cognitives. Ainsi, le courant

neurophilosophique contemporain, qui compte entre autres B. ANDRIEU (16),

16 B. ANDRIEU, La neurophilosophie, Paris : PUF, 1998

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tend à réduire la pensée au cerveau, et celui-ci à une construction de réseaux de

neurones, sans laquelle l’intelligence humaine ne pourrait fonctionner. Cette

construction du système nerveux s’élabore par les interactions du corps avec le

monde et l’incarnation progressive de ces incorporations. Dès qu’on parle de

l’esprit, on est amené à parler de la matière, et de cette matière spécifique qu’est le

corps, et dès qu’on parle du corps, on est amené à parler de ce qui le spécifie

comme corps vivant et du rapport entre vie et pensé.

Penser le corps qui me permet de penser le corps…Cercle vicieux ou question mal

posée ? Si on continue de distinguer ce qui permet de penser le corps de l’objet

pensé, on ne pourra penser le corps en train de penser. C’est peut-être là

précisément que la psychanalyse apporte un point de vue original à mettre en

parallèle avec la conception de Spinoza, la première étant peut-être sur ce point

héritière de la seconde.

Ainsi, alors que l’identité, pour Spinoza, se réfère d’abord à la conscience du

corps, et des rapports de ce corps avec d’autres corps, l’identité du sujet relève

selon la psychanalyse des relations d’objet que celui-ci entretient.

Ce qui singularise la conception psychanalytique des pulsions sexuelles et de la

pensée, c’est que, d’une façon très proche de la théorie de Spinoza exposée dans

l’Ethique, la psychanalyse contourne complètement le dualisme cartésien du corps

et de la pensée mais aussi l’idée aristotélicienne de l’âme comme principe spirituel

engagé dans une matière mais faisant néanmoins système avec l’esprit pur. L’idée

de Freud, c’est que pour concevoir en quoi le rêve pense, par exemple, il faut

cesser de se référer à une conception de la pensée qui prend la connaissance pour

modèle. La logique du rêve n’est pas une préparation à une dégradation de la

pensée qui connaît le monde ou soi-même, c’est la mise en forme de désirs qui

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cherchent leur interlocuteur.

De même, les pulsions ne relèvent ni du corps de la physiologie ou de la biologie,

ni du corps animé mais d’un corps qu’il convient de concevoir par un concept

spécifique : le corps érogène qu’on pourrait peut-être définir comme un autre

mode de l’attribut étendue.

Une conception de la pensée qui n’a plus la connaissance pour modèle, une

conception du corps érogène qui se définit par d’autres coordonnées que celles du

corps biologique et physiologique, et une autre manière de répartir ce qui est du

corps et ce qui est de l’esprit, tel est l’enjeu du savoir psychanalytique concernant

la sexualité. Mais le point de vue psychanalytique est de placer toute connaissance

de la sexualité, comme tout rapport au corps, sur le plan du langage. Le langage,

en somme, serait ce qui fait que ces corps simples agrégés entre eux forment un

corps complexe auquel le sujet s’identifie. Le plaisir, le déplaisir et l’angoisse

concernent le corps mais un corps qui est d’emblée dans le même registre de

réalité que le langage, un langage qui importe moins ici par son pouvoir

d’information, de connaissance ou de signification que par sa capacité à

matérialiser ce fait que ce que nous éprouvons s’adresse à quelqu’un et, comme

dans le cas de la cure psychanalytique, à quelqu’un d’inconnu. Qu’est-ce qui rend

nos plaisirs et nos déplaisirs aptes à s’adresser à un autre inconnu ? Comment est-

il possible que l’identité singulière des êtres humains se forme et se déforme sur ce

terrain dont les coordonnées traversent l’opposition de l’esprit et du corps ainsi

que celle de la nature et de la culture ?

C’est pour rendre compte de ce fait que Freud a redéfini la sexualité humaine en la

distinguant de la sexualité reproductive. La vie sexuelle serait le domaine de nos

plaisirs, de nos déplaisirs et de nos angoisses qui ont, dans chaque cas, sinon un

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objet prévalent, du moins une configuration singulière. Pour développer les

implications de cette affirmation, il faudrait supposer qu’un être humain est un

ensemble de pulsions simples, c’est à dire d’exigences de plaisirs, agrégées entre

elles. En empruntant une image thermodynamique, Freud appelle déplaisir toute

charge de tension dans cette « âme-appareil » qu’est le sujet, et nomme plaisir la

sensation de décharge énergétique le long des voies nerveuses de cet appareil.

Freud définit ainsi le but de toute pulsion, la décharge, c’est à dire l’actualisation

d’un plaisir. Si nous sommes une sorte de machine à organiser le rapport de nos

déplaisirs et de nos plaisirs, et qu’une dimension essentielle de notre pensée se

forge dans cette épreuve, c’est que nous ne choisissons pas d’être un système de

pulsions : une pulsion a une poussée constante, c’est à dire que nous ne pouvons

pas fuir nos pulsions comme nous nous détournons d’un danger externe. Comme

les plaisirs et menaces sur le terrain desquels se forment la singularité de chacun se

développent en rapport avec l’incapacité d’un enfant à rester en vie et à subvenir

seul à ses besoins, les autres qui l’accompagnent dans cette période d’impuissance

prennent une valeur décisive pour la construction des scénarios dans lesquels son

identité se construit. Ce ne sont pas d’abord les autres comme personnes totales

qui importent ici, mais certains traits déterminants des autres.

Ce qui vient de l’autre, et qui est indispensable à la structuration de nos pulsions,

d’après Freud toujours, ce n’est pas une cognition, une représentation informative

sur l’autre, lorsque ce dernier provoque en nous l’ouverture d’un circuit de plaisir

et de déplaisir, ce qui importe est un trait, ou plutôt une trace mémorielle. Dans

cette trace s’inscrit, sur le mode du plaisir imprévu et de l’attente de son

renouvellement, une expérience précise à laquelle notre sentiment d’être nous-

mêmes se trouve désormais lié. Traces qui s’emboîtent les unes aux autres dans ce

que Lacan appelait une chaîne causale et qui n’est pas sans rappeler, d’une part,

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l’idée de détermination mutuelle des corps, chère à Spinoza, qui veut que le

mouvement d’un corps soit toujours déterminé par un autre corps, en même temps

qu’il détermine lui-même le mouvement d’un autre corps ; d’autre part, le concept

de série productive de la théorie de Spinoza qui ramène la production de toute

chose donnée à un enchaînement de cause et d’effet, un enchaînement de

productions qui borne toute réalité et qu’il convient alors de remonter jusqu’au

point originel de la série. Le point originel de n’importe quel corps serait, ainsi,

pour Spinoza d’occuper un espace.

De la même manière, la théorie psychanalytique se propose de remonter ces

chaînes causales qui déterminent le sujet jusqu’au point originaire. La

psychanalyse en arrive de la sorte à définir les pulsions comme sexuelles car elle

associe les plaisirs à un lieu du corps et parle de « plaisir d’organe ». C’est en effet

un lieu du corps, ou d’une certaine façon, pour reprendre la terminologie

spinozienne, un corps simple, ou encore un rapport entre plusieurs lieux du corps,

qui est concerné par ces expériences de satisfaction inattendue et incomplète.

Lesquelles expériences instaurent une attente durable où notre sentiment d’être

nous-mêmes se forge. Un circuit s’établit entre l’exigence pulsionnelle d’actualiser

des plaisirs, la rencontre de certains objets et les zones érogènes. Mais il y a une

sorte de démesure constitutionnelle de nous-mêmes en tant que nous sommes le

système de nos propres pulsions. Ce qui fait dire à Lacan que le plaisir d’organe,

en lui-même, comporte un aspect hallucinatoire et narcissique.

L’image qu’on évoque souvent pour le saisir est le suçotement d’un enfant, qui est

comme la naissance à lui-même sur le mode autoérotique qui se produit lorsque sa

faim est apaisée et lorsque l’autre, celui qui lui a permis de l’apaiser, change de

statut dans le sens où ce n’est plus celui qui permet l’apaisement d’un besoin, c’est

celui qui, par sa présence ou son absence, colore différemment le retentissement

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du plaisir.

Ce qui est décisif dans le rapport des pulsions à l’esprit, selon la théorie

psychanalytique et en résonance avec celle de Spinoza, se produit dans ce trajet

qui va d’une zone érogène –un corps simple- à quelque chose qui est cherché dans

un autre et qui va être l’occasion de déclenchement ou non d’un plaisir où un être

humain, dans son corps réel, biologique, mais aussi, en parallèle, dans le système

imaginaire de ses attentes, se sent lui-même d’une façon singulière, construisant

ainsi une trace mémorielle, une identité.

Il apparaît mieux, dés lors, combien la conception du corps et de l’esprit chez

Spinoza offre un éclairage pertinent sur les débats actuels concernant la

conscience, le statut de l’esprit et celui du corps.

Le projet des sciences cognitives, en effet, en écho aux recherches en

neurophilosophie, apparaît de plus en plus clairement : faire de l’esprit un «objet

naturel » comme l’écrit Marc Jeannerod (17). Il s’agit de matérialiser l’esprit, de

ramener son étude à un programme réaliste, réductionniste, de type médical, de

faire de l’esprit une chose que l’on peut disséquer, dans une perspective où « la

conscience et l’intentionnalité relèvent de la biologie humaine au même titre que

la digestion ou la circulation sanguine ». Si Marc Jeannerod reconnaît que les

fonctions cognitives opposent « une forte résistance à une approche

réductionniste », celles-ci d’après lui seront bientôt défaites grâce à l’imagerie

cérébrale qui permet de « voir le cerveau fonctionner en temps réel ». Les sciences

cognitives auraient ainsi, par ce biais technologique, commencé à s’introduire

dans l’espace épistémologique qui sépare encore le cerveau de l’esprit.

17 M. JEANNEROD, La nature de l’esprit, Paris : Odile Jacob, 2002

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Quels que soient leur utilité pratique ou leurs apports à la connaissance, on peut

reprocher aux sciences cognitives et neurobiologiques, dans leur approche de

l’esprit, de rester cantonnées en définitive à une vision empirique, qui ne pense ni

l’Autre, ni l’origine. Tout au contraire de Spinoza dont la vision du corps et de

l’esprit semble moderne, à la fois par son aspect dynamique et par son ouverture

aux autres dimensions du corps que sont le corps social et les institutions.

Spinoza, à la question de savoir qu’est-ce qu’un corps, répond en effet à plusieurs

niveaux complémentaires. Physiquement, d’un point de vue mécanique, le corps

selon Spinoza est une certaine configuration dans l’espace en trois dimensions,

dotée d’une structure déterminée. D’un point de vue dynamique, c’est une réalité

qui s’efforce de conserver sa structure et sa puissance. Métaphysiquement, un

corps est un mode qui exprime l’essence de Dieu, la substance, d’une manière

spécifique dans le sens où on la considère comme chose étendue. Mais encore, en

tant que mode fini, l’existence d’un corps est contingente en ce sens qu’elle ne

dépend pas de sa seule essence mais du jeu de forces d’autres corps qui le

produisent dans l’existence. Tout corps est donc dépendant d’autres corps avec

lesquels il est en interrelations. Ce qui ouvre le corps à d’autres perspectives,

notamment sociales et politiques, lui permettant de s’échapper de ce discours

exclusivement médical, porté sur lui de façon extérieure et distanciée par des

experts, où semblent vouloir le tenir les sciences cognitives.

Spinoza, en conséquence, inscrivant d’emblée la considération du corps dans un

rapport d’intercorporéité, suggère comment un corps donné peut augmenter sa

puissance lorsqu’il conjugue ses forces avec celles d’autres corps jusqu’à former

ces individus complexes que sont les corps d’institutions. Le corps, pour Spinoza,

non seulement est à l’origine de l’identité mais aussi de la société. Ce qui est

autrement plus riche qu’un discours médical pour lequel le corps n’est à l’origine

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de rien d’autre que de la maladie.

A la suite de Spinoza, Nietzsche, pour en finir avec « les contempteurs du corps »,

prendra ce corps pour point de départ et fil conducteur de sa recherche, estimant,

contrairement à Descartes, la croyance dans le corps mieux établie que la croyance

dans l’esprit. Il proposera de concevoir le corps agencé selon une structure

pulsionnelle hiérarchisée, source de l’ensemble de nos perceptions et sensations,

donc de nos connaissances selon l’hypothèse perspectiviste de Nietzsche qui veut

que toutes les démarches de connaissance ou d’évaluation se ramènent à des

interprétations de la réalité. La rationalité, la conscience ne sont plus dès lors que

des attributs du corps et non l’essence de l’homme. Ce qui prime, pour Nietzsche,

comme d’ailleurs pour Schopenhauer, ce sont les affects et les instincts qui, à

travers les pulsions, déterminent réellement la conduite de l’homme, lequel

s’abuse quand, par un mécanisme de spiritualisation que Freud appellera de

sublimation, il croit agir de façon purement rationnelle ou morale quand il n’est

agi que par la seule « volonté de puissance ». Cette « volonté de puissance » est

volonté de vie, certitude d’exister dans le corps, et vise à un accroissement de

l’être qui se joue dans l’excès du corps sur le corps, à l’opposé du platonisme et du

christianisme qui, à la vie réelle d’ici-bas, préfèrent spéculer sur une autre vie dans

un arrière-monde inaccessible.

On ne peut manquer de faire le parallèle entre la « volonté de puissance » de

Nietzsche et la volonté schopenhauerienne comprise comme ensemble des

pulsions, désirs et passions, même si Nietzsche conçoit sans doute la volonté de

façon plus psychologique et dans un sens moins métaphysique que Schopenhauer

pour qui la volonté reste finalement inconnaissable et inaccessible à toute prise

psychologique.

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Il n’en reste pas moins que ces deux philosophes se retrouvent dans une même

dénonciation de la primauté de la raison et de l’intellect sur le corps.

Posant l’hypothèse que toute connaissance a pour condition première et nécessaire

l’existence d’un corps, Schopenhauer écrit ainsi :

« Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un

mouvement de notre corps.» (18)

On retrouve comme chez Nietzsche la subordination des fonctions intellectuelles à

la volonté et le même soupçon porté sur toute démarche de vérité qui ne prendrait

pas la mesure du corps comme origine véritable des interprétations. Jusqu’à la

conscience que Nietzsche considérait comme un état presque maladif, un accident

de la représentation et non son attribut nécessaire et essentiel :

«On croit que c’est là le noyau de l’homme (…), on nie sa croissance,

ses intermittences ! » (19)

La conscience n’appartiendrait pas tant à l’existence individuelle de l’homme mais

plutôt à sa dimension communautaire, à sa nature grégaire, à ce qu’il y a de moins

accompli et de plus fragile en lui. Le corps, dés lors, apparaît comme un critère sûr

pour juger de la valeur d’une pensée et servir de fil conducteur pour mettre à jour

la vérité de chaque être humain derrière les fausses raisons et les travestissements

de l’intellect. Ce corps, vivant dans la mesure où il s’affirme comme volonté de

puissance, a la musique pour langage propre, rythme et ton comme dires du corps

archaïque, le cri plutôt que la parole comme présence du corps, Nietzsche tenant

pour artificiels et trompeurs tous les discours qui parlent du corps sans que le

18 A. SCHOPENHAUER, Le vouloir-vivre. L’art et la Sagesse, nouvelle éd : PUF, 1991, p. 46

19 F. NIETZCHE, Le Gai Savoir, 1882, nouvelle éd. : Gallimard, 1985, p. 61

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corps soit jamais concerné. D’autant plus que ce corps nietzschéen n’est pas un, ce

n’est pas un corps propre mais un corps désintégré et multiple, qui fait écho à la

perte d’identité du moi, consécutive de la mort de Dieu, un corps lieu de

rencontres et de transformations.

Ce primat du corps trouvera un écho dans le matérialisme, qui théorisera les

nécessité du corps dans le champs socio-économique. A travers le corps, ce sont la

capacité de travail, la praxis qui fondent l’être humain, selon Marx, et lui

permettent d’agir sur la nature, de la transformer, dans un dialogue avec la matière.

Alors que dans la métaphysique de Platon, la nature, la vie, le corps, étaient

considérés comme « l’autre » de la Connaissance, l’humain étant défini par la

raison, tout le reste n’étant que déchéance, Marx élabore une dialectique de

l’aliénation qui prend en compte la tension en nous entre l’humain et l’inhumain

qui permettra d’accoucher de l’homme moderne, maître de la nature, de sa capacité

de travail mais libre dans son corps. Il ne s’agit pas, en effet, d’un strict contrôle

du corps, de ses pulsions, de ses moindres désirs, à l’image du stoïcisme, mais au

contraire de l’acceptation du conflit des passions en soi, de la contradiction des

désirs, qui en permet la résolution par le processus dialectique tel qu’analysé par

Marx. Mais plus encore, dans sa volonté à se démarquer d’Hegel, Marx insiste de

façon très pragmatique sur la nécessité de saisir chaque objet d’étude en lui-même,

concrètement, physiquement, c’est-à-dire donc par l’intermédiaire du corps, des

sens, autant que de l’esprit. Ce qui nous amènera, dans la troisième partie de cette

recherche, à envisager l’engagement politique par le biais du corps.

De même, dans la quatrième partie où nous nous proposerons de développer le

concept d’un corps vide, nous ferons écho à la pensée de Bergson qui cherchait à

dépasser le dualisme en revenant à une pensée pré-dualiste. Bergson pensait, en

effet, résoudre le problème de l’union de l’âme et du corps d’une part par la

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compréhension du mécanisme de la mémoire –dans le sens où celle-ci, synthèse du

passé et du présent en vue de l’avenir, se manifeste par des actions qui sont la

raison d’être de son union avec le corps- d’autre part par la compréhension de la

relation, dans la perception, entre la conscience et la matière.

La question préalable que se pose donc Bergson est celle de la divisibilité de la

matière. En contradiction avec la théorie dualiste classique, Bergson, dans

« Matière et Mémoire » (20), fait de la perception le point de contact entre l’âme et

le corps, entre la conscience et la matière. En effet, si le rationalisme dualiste

récuse toute identification entre objet perçu et sujet percevant, c’est que

spontanément se présentent à la conscience l’unité de la perception et la

divisibilité de l’objet. Ce qui entraîne une opposition entre une conscience avec

des perceptions inextensives d’une part, et une matière conçue comme étendue

divisible d’autre part. Mais selon Bergson la divisibilité de la matière est toute

entière dépendante de notre action sur elle, elle n’est donc qu’apparente, relative,

et non pas ontologique, de sorte que la matière est considérée comme totalité, de

même nature que la conscience. La conscience n’est plus dés lors que la modalité

de connaissance de la matière, celle-ci étant à distinguer de l’étendue ou de

l’espace qui n’a pas d’être propre et n’est qu’un apparaître. Bergson propose

finalement de concevoir matière et conscience comme s’interpénétrant dans un

monde qui est un.

Ce qui laisse entière la question du corps propre qui, s’il n’est plus considéré en

opposition à la conscience, n’en demeure pas moins soumis à la conscience pour

ce qui est de la connaissance que l’on peut en avoir, un corps qui reste objet du

discours conscient tant bien même on reconnaît un être de la matière, et donc un

20 H. BERGSON, Matière et Mémoire, 1939, nouvelle éd. : PUF, 1997

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être du corps, une ontologie du corps.

Il reste à imaginer la possibilité d'une expression propre du corps par lui-même,

hors langage, interrogation qui sera l’objet de notre recherche.

L’ensemble de ces mouvements de pensée permet néanmoins de concevoir un

corps qui n'est pas tant ce par quoi l'homme tient à l'animalité que ce qui fonde la

communauté humaine, de comprendre que le corps est une production sociale,

qu’il relève du culturel autant qu’il est donné et naturel.

Cette réhabilitation du corps, un corps non plus rapporté à un manque d'être mais

conçu comme autosuffisant, trouvera dans la phénoménologie et la psychanalyse

des terrains d’étude fertiles, lesquels, après la rapide mise en perspective que nous

avons esquissé du concept de corps en philosophie, constitueront le cadre

théorique général de notre recherche.

1. L’approche phénoménologique du corps :

La pensée du corps s’est véritablement élaborée au début du vingtième siècle avec

la phénoménologie, d’abord par Husserl avant d’être reprise par Scheler et des

psychiatres d’inspiration phénoménologique tels que Binswanger ou Strauss von

Weiszäcker.

Husserl (21) pose la réalité comme immanence de la conscience, conscience

« phénomène » qui se révèle la façon d’être au monde de l’homme. La matière

corporelle est vue comme la fondation, la base à partir de laquelle se construit la

réalité de l’âme et non pas l’inverse. D’où il s’ensuit une prévalence du ressenti

21 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Gallimard, 1950

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sur l’analysé, du charnel sur le conscient, du vivre sur le vécu. La sensation que le

sujet peut avoir de la présence immédiate de son corps dans le monde est ramenée,

après l’opération de réduction phénoménologique, à la présence de la chose même,

l’attitude naturelle faisant que l’on n’a pas conscience de la perception alors que

cette perception est pleine et que l’on est tout de suite en rapport avec elle. Cette

expérience de vécu corporel échappe en conséquence à la rationalité habituelle,

discursive, l’expérience de vivre précédant celle de la conscience. L’appréhension

du vécu corporel passe ainsi, non pas par la description de la perception que le

sujet peut avoir de ses états psychiques, mais, dans la pureté de sa manifestation,

par la présence immédiate au monde. Le suspens -l’époché- de toute psychologie

descriptive, permet à la phénoménologie de Husserl de considérer l’expérience de

vivre à l’état naissant, dans sa globalité, dans tous ses aspects conscient,

inconscient, corporel, langagier. Le corps phénoménologique est conçu comme un

corps vécu dans sa plénitude et son excessivité, un corps qui déborde les structures

de la langue. Il apparaît de la sorte qu’identifier un vécu par la langue non

seulement n’implique pas de savoir ce qu’est ce vécu mais nous empêche en fait

de le vivre véritablement. Ainsi, tout discours plaqué sur le corps ne contient pas

celui-ci et ne saurait prévenir la réalité du corps de s’échapper, de déborder. Plutôt

que d’interpréter les contenus psychiques, Husserl propose de déterminer la forme

de la présence du sujet dans le vécu corporel grâce à l’intentionnalité, le corps

devenant présence au monde de la vie psychique d’un sujet intentionnel. La

sensibilité est ce qui différencie le corps naturel et le corps proprement humain,

elle permet au sujet de faire l’expérience de la corporéisation compris comme la

transformation de la perception en mode d’action. L’unité du corps, compris

comme construction systématique de l’espace corporel, est finalement déterminée,

selon Husserl, autant par une perception externe que par une aperception, une

prise de conscience, des sensations tactiles et visuelles avec les sensations

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kinesthésiques, amenant à une adéquation entre le corps de chair –Leib- et le corps

objet –Körper- laquelle coordonne le temps corporel et le temps psychique pour

permettre à l’âme de s’ouvrir au monde.

Précédant Husserl, Maine de Biran avait été plus loin encore dans cette direction

en considérant que l’expérience du moi est pouvoir de production plutôt que,

comme le proposait Descartes, expérience d’une substance modifiée par des

accidents. La personnalité, selon Maine de Biran, se structurerait par l’action, par

l’effort qui permettrait de saisir dans un même mouvement la volonté et la

conscience. Exister alors consisterait, selon les termes de Maine de Biran, à se

sentir une âme agissant dans un corps :

« Ainsi commence la personnalité avec la première action complète d’une force

hyper-organique qui n’est pour elle-même, ou comme moi, qu’autant qu’elle se

connaît et qui ne commence à se connaître qu’autant qu’elle commence à agir

librement » (22)

L’être du corps est donc défini comme subjectif dans le sens où il est immanence

absolue. L’expérience vécue du corps, ou vivre incarné, de par la médiation de

l’effort révèle un objet dont l’être n’est pas en dehors, extérieur à elle-même, mais

dont l’être réel est cette expérience en soi.

Toutefois, chez Maine de Biran, cette immanence absolue révélée par l’effort n’est

pas close sur elle-même, tout effort de conscience étant conscience de quelque

chose, mais s’oppose au réel comme étant ce qui résiste, l’expérience du corps

étant en fin de compte épreuve d’un monde qui résiste. Si la corporéité est

intériorité radicale c’est donc par l’effort et dans l’opposition au réel qu’elle se

22 MAINE DE BIRAN, Essai sur les fondements de la psychologie, nouvelle éd : Vrin, 1995, p.134

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révèle. L’expérience du corps propre est toute entière faite de paradoxes, elle tient

de la subjectivité mêlée d’extériorité, d’une objectivité aux apparences de

subjectivité, sans que jamais on puisse parler dans la conception de Maine de

Biran d’identification entre le corps de chair et le corps objet.

A partir d’Husserl, en France, le courant issu de la phénoménologie,

particulièrement avec Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas, va développer une

pensée originale de la corporéité. Une première forme d’interrogation est de savoir

si le sujet est possesseur d’un corps ou s’il est un corps, entre « vivre dans un

corps » et « vivre d’un corps », s’il est une chose parmi d’autres, un corps objectif,

ou s’il est une conscience, un corps origine. Le corps, en effet, n’est pas un objet

dont on puisse faire le tour, par rapport auquel je puisse avoir une position

extérieure, objective, transcendante ; il est à la fois ce qui est extérieur à moi et ce

qui m’est le plus intime, brouillant les positions habituelles de sujet et objet, de la

conscience et de la chose, de la res cogitans et de la res extensa. Le corps pose

question également dans le sens où il donne à voir ce que soi-même on ne peut

voir. En même temps qu’il en est la condition première, il réunit en lui toutes les

expériences que le sujet peut faire. Peut-on pour autant se dire possesseur de son

propre corps ? Dans une boucle sensitive réflexive, le sujet en face d’un miroir se

voit voir comme il se sent touché quand il touche avec l’une de ses mains une

autre partie de son corps. D’où l’impossibilité logique de réduire le corps à un

simple objet extérieur, neutre, froid.

Ce qui amène Merleau-Ponty, à travers le concept de corps propre qu’il reprend et

développe dans son œuvre majeure « Phénoménologie de la perception » (23), à

considérer le corps dans sa dimension biologique et physiologique de corps objet

23 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 1945, nouvelle éd. : Gallimard 1990

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en même temps que dans une dimension existentielle d'être-au-monde. La chair

telle que théorisée par Merleau-Ponty, apparaît alors comme unité du corps et de

l’âme, comme corps informé par l’esprit. Le corps propre est cette réalité à la fois

objective de par son aspect concret immédiat, et subjective de par son rapport à

l’esprit, ce qui fait qu’elle échappe à toute appréhension qui serait purement

positiviste ou scientiste :

« En tant qu’il voit ou touche le monde,écrit Merleau-Ponty, mon corps

ne peut donc être vu ni touché. Ce qui l’empêche d’être jamais un objet,

d’être jamais "complètement constitué", c’est qu’il est ce par quoi il y a

des objets. Il n’est ni tangible ni visible dans la mesure où il est ce qui

voit et ce qui touche. Le corps n’est donc pas l’un quelconque des objets

extérieurs, qui offrirait seulement cette particularité d’être toujours

là. » (24)

Par corps propre, Merleau-Ponty entend finalement corps vécu, expérience globale

à la fois sensitive et psychologique, non pas seulement réalité fonctionnelle,

organique mais réalité éprouvée. La question de savoir si nous avons un corps ou

si nous sommes un corps, cette division entre l’être et l’avoir, le sujet et l’objet, ne

tient pas compte aux yeux de Merleau-Ponty de l’expérience du corps.

Dénonçant le corps des sciences positivistes comme étant un objet artificiel,

abstrait, il préconise de redécouvrir le corps vécu par le sujet corporel au plus

intime de lui-même :

« La permanence du corps propre, si la psychologie classique l’avait

24 Idem, p. 108-109

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analysée, pouvait la conduire au corps non plus comme objet du monde,

mais comme moyen de notre communication avec lui, au monde non

plus comme somme d’objets déterminés, mais comme horizon latent de

notre expérience, présent sans cesse, lui aussi, avant toute pensée

déterminante. » 25

Considérant la perception sous l’angle d’un rapport originel au monde, Merleau-

Ponty comprend l’expérience du corps comme une communication intérieure avec

le monde et les autres, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de limites entre corps et monde.

Merleau-Ponty parlera d’intercorporéité pour expliquer que l’on ne peut vivre que

par et dans le corps d’autrui, et autrui pareillement que par mon corps. Faute de

pouvoir être objectivé ou objectivant, le corps, exerçant une fonction d’interface

avec le monde de par un contact continuel avec l’extérieur, n’est plus que relation,

dans une absence de limites avec le monde, jusqu’à ne plus former qu’un seul tissu

appelé métaphoriquement « la chair » par Merleau-Ponty.

De la même manière, toujours dans le cadre de la phénoménologie française, en

réaction à une certaine forme de rationalité occidentale moderne qui aurait

tendance à chosifier l’humain derrière ses déterminations sociales, biologiques et

linguistiques, à en faire quelque chose comme un objet d’étude scientifique,

mécanique, statistique, Lévinas propose de redonner sens à l’humain.

Pour ce faire, Lévinas entend passer par la confrontation avec la nudité du visage

de l’autre comme témoignage de sa faiblesse, présence de son étrangeté au monde,

25 Ibid. p. 109

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de sa solitude, de la mort dissimulée dans son être, dans une position en face du

Même :

«L’idée de l’infini, l’infiniment plus contenu dans le moins, se produit

concrètement sous les espèces d’une relation avec le visage » (26)

Il ne s’agit pas d’énoncer des règles morales ou d’exiger l’universalisation de la

maxime de mon action comme l’avait proposé Kant, mais de se confronter à un

être unique, singulier, à travers son visage, ce visage révélateur que les sciences

ont tenté de faire disparaître en même temps que son corps derrière la technicité et

le matérialisme. Le visage de l’autre, pour peu qu’il soit accueilli, non seulement

se détache de tout contexte, s’offrant à voir à partir de lui-même, mais encore

fonde le rapport éthique et donne sens à la transcendance ou à l’infini. L’altérité de

l’autre, en effet, ne prend pleinement sa dimension que du fait de son unicité.

L’être de l’homme se pose donc d’abord, dans la philosophie d’Emmanuel

Lévinas, comme une question éminemment éthique, c’est-à-dire hors discours

totalisant qui serait décontextué, délocalisé, absolu. Rejoignant là la réflexion de

Michel Foucault, Lévinas estime que tout discours sur l’humain qui voudrait

objectiver celui-ci dans une accumulation de données ne peut être qu’un discours

de pouvoir, désincarné et abstrait. Ici encore, le corps est ce qui échappe à

l’analyse rationnelle, ce qui dépasse la conscience et la connaissance du sujet sur

lui-même. Au-delà du corps comme phénomène, Lévinas propose de considérer le

corps sensible en soi, comme ce qui échappe toujours au contrôle, au discours, le

corps étant cet autre en soi qui fait que l’on ne s’appartient pas.

26 E. LEVINAS, Totalité et Infini, Paris : Gallimard, 1961, p.213

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Mais, le savoir qui constitue l’humain comme objet est toujours un discours

adressé à d’autres hommes, à des hommes dont la présence, dont le visage ne se

résorbe pas dans le savoir. La corporéité -liée à l'altérité- est cette sensibilité

signifiante de "l'un-pour-l'autre" qui se donne dans un face à face sans

échappatoire, à la fois vulnérabilité et jouissance qui permet de se

défaire de la relation sujet-objet, du primat du cogito cartésien, de la

conscience comme de l'égo. Non seulement la corporéité échappe à toute

emprise de la connaissance dont elle ne peut se réduire à être un objet mais

le corps sensible est même la condition de possibilité d'une pensée ouverte

sur le monde. Plus encore, dans sa résistance à la maîtrise, au contrôle,à

l'appropriation, l'être charnel selon Lévinas est contestation tant de la

prétendue liberté du sujet que de l'intentionnalité de la conscience.

Lévinas récuse ainsi toute conception d'un sujet plein, celui-ci étant

traversé dès l'origine par la différence -"l'autre-dans-le-même"- du fait de

l'antériorité de la sensibilité et de l'affectibilité qui précédent la

conscience. Lévinas parlera d'un "corps jamais mien" dans le sens où le corps ne

saurait se réduire à un objet qu'on s'approprie.

Lévinas enfin relie corporéité et langage, non pas "langage qui parle" ni

même outil de communication, dans le sens où il réduit le dit au dire,

engageant la parole donnée, don de la parole ouvrant à l'autre et

interrompant toute intentionnalité du moi. Il comprend la subjectivité comme

« exposition de l’exposition », comme étant déjà « signe pour autrui » et exprimant

la corporéité, de sorte qu’on ne saurait parler de son corps et parler tout court que

parce que l’on n’est jamais seul au monde.

Ce qui rejoint, d’une certaine manière, les conclusions de la psychobiologie qui

conçoit le corps, à travers la notion de « schéma corporel », comme ayant une

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fonction de relation avec le monde. Henri Wallon (27), notamment, par l’étude de

l’évolution du schéma postural des enfants en bas âge, révélant l’importance de la

motricité et de la fonction posturale dans la maturation psychologique de

l’individu en devenir, mit en relief le corps comme une structure dynamique qui se

transforme sous l’influence de l’environnement et du milieu social, dans une

incessante différenciation et intégration de toutes les expériences incorporées, que

celles-ci soient d’ordre aussi bien perceptives que motrices ou affectives. Le corps

apparaît ainsi comme ayant d’abord une fonction de relation, de médiation, du

sujet avec son environnement immédiat, vital et social.

Conception diamétralement opposée, en apparence, à l’image psychanalytique du

corps vu comme un ensemble de zones érogènes plus ou moins privilégiées selon

les déterminations de l’expérience passée, que nous allons maintenant développer.

2. L’approche psychanalytique du corps :

Alors que la phénoménologie, avec Lévinas, Merleau-Ponty ou Sartre, concevait

l’homme tout entier en tant que corps de par le fait que l’existence humaine serait

en elle-même rapport au monde à travers le corps comme être-pour-soi, la

psychanalyse adopte un autre point de vue sur le corps.

Loin de reposer exclusivement sur une théorie de l’oralité, avec le concept de la

« cure de parole », fondement de la thérapie psychanalytique -dont l’efficacité

reposerait sur un effet cathartique, l’expression de mots, de sensations ou

27 H. WALLON, Les origines du caractère chez l’enfant, 1934, nouvelle éd. P.U.F. 2002

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d’événements refoulés dans le subconscient permettant la réduction des

symptômes- la psychanalyse a développé de multiples théories du corps. Le corps

est même présent dés l’origine de la psychanalyse. Il est remarquable, en effet, que

Freud comme Lacan entrent dans la psychanalyse par le corps, Freud par ses

études sur l’hystérie et les troubles de conversion, Lacan par le concept de « stade

du miroir » qui précise la fonction structurante de l’image du corps pour le sujet.

Toutefois, si la psychanalyse a affaire avec l’image du corps, elle n’agit pas

directement sur le corps mais indirectement par l’intermédiaire des mots. A

l’exception de la psychanalyse reichienne dont la théorie élaborée par Wilhelm

Reich sous-tend l’utilisation de médiations corporelles, la cure type repose sur la

seule verbalisation, la libre association d’idées et de mots, et une « parole pleine »

pour remettre les affects en circulation. Partant du principe qu’une pulsion a

toujours deux faces complémentaires –une face énergétique qui comprend l’affect

et la motricité, une face représentative que sont les pensées, les images et mots

associés- les psychanalyses freudienne et lacanienne travaillent sur la

représentation. Alors que les psychothérapies cognitivo-comportementalistes par

exemple, en toute bonne logique cartésienne, agissent sur l’image du corps pour

traiter un trouble de l’image du corps, la psychanalyse, rompant avec cette pensée

analogique, se propose d’agir par les mots pour traiter un trouble de l’image

corporelle, les mots ayant une action propre sur l’image du corps, la représentation

une répercussion sur l’affect. Freud, en fait, par sa conception du traumatisme

comme une cause dont les effets persistent après l’arrêt de la cause, ira jusqu’à

remettre en question le principe de causalité qui voudrait que si la cause de l’effet

cesse, l’effet cesse également. Or, pour Freud, l’événement traumatique n’a

d’importance que par le sens qu’il produit, ce sens faisant parti à posteriori de

l’événement. Le fait ne vaut que par son interprétation. A travers le cas d’hystérie

d’Elisabeth von R., étudié en 1892, Freud présente ainsi le corps hystérique

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comme ne répondant plus aux logiques médicales. L’anatomie du corps est mis en

suspend par l’anatomie fantasmatique de l’hystérique qui est la transformation des

désirs inconscients en un symptôme corporel qui en est l’expression symbolique.

Freud envisage donc le corps, non de manière mécanique, médicale ou biologique,

mais comme expression fantasmatique, fruit de l’imaginaire et prenant forme par

le langage.

L’approche freudienne du corps libidinal récuse la notion même de schéma

corporel pour proposer une conception du corps vécu non plus seulement de par la

motricité et la tonicité mais aussi de façon fantasmatique comme source

d’excitations et de réactions sexuelles. Selon Freud, le corps est vécu dés l’enfance

comme pulsion sexuelle que ce soit par sa source d’excitations (les orifices

corporels) ou par son but (de domination ou d’observation), ce qui en fait un

ensemble de zones érogènes plus ou moins privilégiées selon la phase de fixation à

tel ou tel stade d’évolution. Alors que pour Freud l’image du corps est donc

libidinale dans le sens où elle permet au Moi de se constituer dans le narcissisme,

l’étayage des pulsions utilisant l’image du corps comme catalyseur et unificateur

afin de renforcer les instances du Moi, pour Lacan, à la suite de Wallon, l’image

du corps est mentale et hors toute référence à l’organique, elle est structurante

pour le Moi qui s’aliène dans une forme virtuelle lui permettant de développer un

imaginaire en résonance avec l’organisation du corps.

S’inspirant de la théorie de la Forme –la Gestalt- de Merleau-Ponty, des cours de

Kojève sur Hegel et des travaux d’Henri Wallon sur l’image du corps, Lacan

définit à partir de 1949 le « stade du miroir » et renouvelle ainsi la théorie

freudienne des stades de développement de l’enfant. Dans les six premiers mois de

la vie, qui sont ceux d’une prématuration biologique, vient se fixer l’angoisse,

suivi entre le sixième et le dix-huitième mois de la vie de la construction d’une

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représentation de l’unité du corps humain par le biais de la reconnaissance par

l’enfant de son image dans le miroir –le « stade du miroir » proprement dit. Alors

que Wallon n’y voyait qu’une étape dans un processus de prise de conscience du

corps propre, Lacan y discerne le début d’un phénomène d’identification du Sujet

dans un « Je idéal », forme spéculaire à laquelle il se trouve dés lors aliéné,

aliénation constitutive de l’agressivité originelle tant à l’égard de son propre corps

et du corps maternel, qu’à l’égard du corps des autres et du corps du parent du

même sexe dans le complexe d’Œdipe.

Ce que l’on appelle communément le corps apparaît, pour Lacan, comme une

enveloppe, une donnée Imaginaire, un vêtement qui cache et illusionne plus qu’il

ne protège. L’image du corps est donc en fait l’image du Moi, laquelle est

fluctuante, instable, ne permettant pas au psychanalyste de s’appuyer dessus pour

mener la thérapie. A contrario d’une stratégie psychologique de renforcement du

Moi, considéré alors comme une instance réaliste, dans un but d’adaptation et de

normalisation du sujet à la société, la théorie du « stade du miroir » met en avant

l’image du corps comme étrangère au corps, comme un voile qui cache le corps

réel. D’une manière analogue, Freud considérait l’anatomie médicale objective

antinomique à l’anatomie fantasmatique de l’hystérique et, inversement, les voies

de la psychanalyse (parole et dire) sans accès au corps médical ou génétique.

On peut donc dire que, par définition, l’abord que la psychanalyse a du corps est

indirect, l’image du corps comme le corps fantasmé étant étrangers au corps réel.

De ce qui précède on peut déduire que la psychanalyse considère qu’il y aurait

plusieurs corps, derrière lesquels le corps réel de l’enfant est un corps morcelé,

source d’angoisse majeure. Le Moi, que permet la reconnaissance par l’enfant de

son reflet dans le miroir, se présente alors comme une illusion qui vient unifier

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l’image d’un corps morcelé. L’unité est une conséquence de la représentation

mentale effectuée par le Moi entre le complexe et l’angoisse. Le « stade du

miroir » est bien « formateur pour la fonction de Je », dans le sens où il structure

le corps vécu qui était au préalable morcelé, en même temps qu’il préfigure

l'opposition du sujet et du moi, manifestant :

« la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne

s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui

restitue dans l'universel sa fonction de sujet » (28)

L'émergence de la subjectivité est ainsi immédiatement vouée à l'aliénation

imaginaire à l'autre au moment même où la fonction symbolique du langage lui

restitue quelque chose d'elle-même. Ainsi on pourrait avancer qu'au moi

correspondent la dimension de l'imaginaire, le regard et la réification; et qu'au

sujet correspondent le je, la tension et la scission, le désir et la dimension

symbolique du langage.

En écho à cette expérience du « stade du miroir », dans la cure psychanalytique,

l’analyste se présente comme une surface de projection où le sujet vient se refléter,

se reconnaissant dans l’analyste par un phénomène de transfert, jusqu’à ce que

cette surface de projection qu’est l’analyste s’efface, permettant au Sujet de

« tomber de l’autre côté du miroir », de tomber les masques et d’accéder à la vérité

sur lui-même, soit celle d’une fiction, d’une illusion idéologique issue des

philosophies du Cogito, le sujet lacanien étant par essence un sujet brisé,

hétéronomique, s'échappant toujours à lui-même à travers la diversité de ses

aliénations produites par le Moi. On retrouve là certainement l’influence de Sartre,

28 J. LACAN, Ecrits I, Paris : Seuil, 1966, p.93

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pour qui le sujet authentique est « néant » car échappant à toute définition et sans

aucune essence prédéfinie, le sujet humain étant libre du fait de n’être rien de

prédéterminé avant les actions qu'il choisit de faire, c'est-à-dire qu'il n'est jamais,

par sa conscience qui est pure transcendance, ni identique à lui-même, ni

identifiable, sauf à s’aliéner, se réifier, s’identifier à une essence ou à un rôle,

cessant alors d'être néant pour devenir quelque chose, perdant sa subjectivité

authentique pour se réduire aux yeux d’autrui à un image à laquelle il adhère.

Alors que Lacan annonce qu’il n’y a de la psychanalyse que parce qu’il n’y a pas

de corps, paradoxalement, il voit dans le corps une « substance jouissante », mais

seulement en tant que corps divisé, dans un morcellement des lieux de jouissance

considérée elle-même comme partielle. La jouissance est conçue comme une

libération énergétique, corporelle, et d’une certaine façon dialectique dans le sens

où une tension locale excessive épuise le corps total. A une première distinction

entre « corps parlant » et « corps sexuel », ce dernier corps sexuel se réduisant à

une multiplication de zones érogènes objets de jouissances partielles, Lacan

proposera finalement la coexistence de trois corps distincts : un corps réel qui

serait l’organisme et resterait inconcevable pour le sujet, un corps symbolique qui

serait l’image du corps, un corps imaginaire qui serait l’image virtuelle de l’image

du corps. Ces trois corps se trouvant représentés dans la théorie lacanienne par la

figure de nœud boréen qui exprime bien l’interconnection entre eux.

Reste à savoir qu’est-ce que la psychanalyse fait de ce corps multiple qui est à la

fois à l’origine de sa réflexion et hors de son propos. D’une façon paradoxale, les

psychanalystes considèrent que l’ensemble des thérapies, techniques et pratiques

corporelles (de la gymnastique jusqu’à la sophrologie ou au cri primal) ont à faire

avec le corps sans être corporelles, c’est-à-dire ne sont que des « pratiques du

signifiant », des revendications hystériques tendant à régler, maîtriser, contenir le

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corps, en ordonner les jouissances, faire entrer le corps dans un ordre incarnant le

signifiant.

Or, si la psychanalyse, d’une façon indirecte, travaille aussi sur le corps, elle ne

vise pas à le mettre au pas. Freud s’occupe ainsi du corps incontrôlé et

immaîtrisable de l’hystérique, un corps possédé, souffrant, dysfonctionnant.

Ce corps, pourtant, qui reste une réalité pour Freud, ne l’est pas comme étant un

donné premier dans l’ordre de la réalité physique mais comme ayant un statut

second. On ne naît pas avec un corps mais on le construit, dans le sens où ce que

l’on nomme « corps », en fait, ne serait pas le corps lui-même mais une

organisation signifiante, fonctionnant dans le langage, s’interposant entre l’humain

et sa réalité sous forme d’une nature seconde indépendante de la nature corporelle

animale et physiologique. Le corps, habité par la structure signifiante, est en soi un

langage, un langage qui préexiste au sujet. Le langage se pose alors en tant que

l’Autre absolu du corps. Le corps sera donc dit habité par l’Autre, possédé

véritablement, le moindre phénomène hystérique témoignant de cette altérité dans

le corps du sujet. Lacan reprendra le terme heideggerien « ex-sistence » pour

qualifier le sujet humain comme présence hors de soi, dépendant de la loi de

l’Autre pour survivre faute d’instinct pour le guider, situé d’emblée dans l’altérité

et l’identification à l’autre.

De la même manière que, pour Heidegger, la vérité est absence au coeur même de

l'être, Lacan conçoit le sujet perdu à travers la fonction symbolique du langage,

dès le moment où il se dit « je », étant pris entre le sujet de l'énoncé qui se présente

dans le discours, et le sujet de l'énonciation qui est désir, sujet de l'inconscient.

D’où la scission du sujet représenté dans son propre discours par un signifiant -le

« je »- qui le barre, le clive et l’éjecte de lui-même. Le désir apparaît dés lors non

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plus comme une tension vers l’autre, une aspiration à l’unité, comme dans

l’interprétation platonicienne du mythe d’Aristophane tel qu’on le trouve dans le

Banquet de Platon, mais bel et bien comme une perte, une amputation. Non

seulement le sujet n’a jamais accès à un corps réel qui serait le sien originaire mais

il n’est en outre jamais en relation avec l’autre réel, seulement avec lui-même

comme Autre.

Ce sujet déconstruit induit, comme chez Heidegger, une critique implicite du

discours rationnel, positiviste et scientifique, seul un discours brisé et hermétique

permettant l’émergence de la différence qui rendra compte d’un sujet absent,

paradoxal et aliéné, étranger à lui-même et à toute raison.

Etablissant une distinction entre le vivant et le corps, Lacan pose finalement

comme prédicat le fait qu’on ne naît pas avec un corps mais avec un organisme, le

vivant ne suffisant pas pour faire un corps.

Alors que le corps sera abordé, avec la théorie du « stade du miroir », par le biais

de l’image, le corps premier –l’organisme- qui est un corps non constitué, un corps

morcelé, étant unifié par l’image spéculaire dans le miroir, le corps étant donc un

organisme plus une image, un organisme prématuré pris par une forme, une image,

comme totalité ; dans un second temps,à partir du discours de Rome en 1953 (29),

Lacan se repérera avec la question du langage et du signifiant pour expliquer la

constitution d’un corps. Alors que dans la première théorie, dite du « stade du

miroir », Lacan à la suite de Wallon se référait à l’observation de l’enfant, dans la

seconde théorie, où le corps morcelé est déjà pensé comme étant l’effet de

l’irruption du langage dans l’organisme, la référence clinique est celle de

29 J. LACAN, Le discours de Rome suivi de l’angoisse, Le Séminaire X, Paris : Editions Champs Social, 2004

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l’hystérie. Lacan considère que l’hystérique est le témoin vivant du fait que le

corps est habité par le langage, le symptôme étant assimilable au signifiant. De

sorte que quand le signifiant se loge dans le corps il crée un effet, il laisse une

trace. La discordance inscrite dans le corps est pensée non plus comme un effet de

la réalité, comme organique, mais comme un effet propre du langage. Le corps de

l’hystérique est dit possédé par le langage.

Contrairement à la théorie du stade du miroir où l’élément premier était le

morcellement, l’élément premier est maintenant cet organisme animal ayant de lui-

même une unité. Cohésion première et originelle du corps perdue du fait du

langage qui lui-même préexiste à la naissance du sujet et dans lequel l’enfant est

tenu de s’insérer pour être reconnu. Cette consistance première de l’organisme ne

suffit pas pourtant à en faire un corps à proprement parlé, à lui conférer une

individualité organique saisit comme unité cohérente. Pour qu’il y ait

individuation organique il faut, en effet, qu’il y ait du signifiant.

Pour « individuer » explique Lacan, il faut qu’il y ait du Un, et le Un n’existerait

que par le signifiant, chaque signifiant étant un, un signifiant se définissant par sa

différence d’avec un autre signifiant. Bien que, dans le même temps, tous les

signifiants soient identiques de par le fait d’être individués, d’être un.

A partir de là, dans l’obligation d’être deux pour s’identifier comme sujet, le petit

enfant ne dit « moi » qu’au moment où il s’identifie de façon aliénante à son image

spéculaire, une image de l’autre. Lacan oppose pourtant le concept de Sujet qui

s’identifie au langage à celui de Moi qui s’identifie à l’image : alors que le Moi

relève du narcissisme, le Sujet est un effet du langage, un « signifiant du

langage ». Ainsi, dans la théorie lacanienne, ce qui nous constitue comme Moi

c’est l’image de l’autre et cela relève de l’Imaginaire ; ce qui nous constitue

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comme Sujet c’est le discours de l’autre et cela relève du Symbolique ; ce qui

constitue notre Désir c’est l’objet de l’autre et cela relève du Réel. Ces trois

sphères –Symbolique, Réel, Imaginaire- Lacan les articulera en 1972 en un « nœud

borroméen » (trilogie de nœuds empruntant sa dénomination à la famille milanaise

des Borromeo dont le blason était orné au XVème siècle de trois anneaux

entrelacés) où il n’y a plus de prépondérance, le langage apparaissant alors comme

« faisant trou » ou « fonction de trou » par où « le langage opère sa prise sur le

Réel » (30).

Dans une réflexion sur le même et l’autre, le caché et le montré, à partir de la

nouvelle « La lettre volée » d’Edgar Allan Poe, Lacan estime que la psychanalyse

ne relève pas de la psychologie des profondeurs mais de l’évidence. La question

est alors de savoir où il faut se tenir pour voir.

De la même manière, en prenant cette fois pour exemple le célèbre tableau de

Hans Holbein « Les Ambassadeurs », exposé à la National Gallery de Londres, et

qui repose sur le principe de l’anamorphose, Lacan explique qu’il n’y a rien de

caché dans la psyché, qu’il s’agit juste de se placer à un certain point de vue pour

voir l’image telle qu’elle est, avoir accès à l’inconscient, à la vérité du sujet. Le

corps est originellement cohérent de par le fait de la cohérence brute du réel mais

le sujet a besoin du langage pour qu’il y ait individuation. Le signifiant vient

couper dans le réel et crée de la sorte un clivage entre ce qui est du vivant et ce qui

est un organisme individué.

Ainsi, le schizophrène qui témoigne que sa tête est au-dessus de son corps garde

un unité organique si ce n’est dans le réel –biologiquement impossible- du moins,

soit au niveau imaginaire, dans le sens où la sensation qu’il éprouve de son corps

30 J. LACAN, Le sinthome, Le Séminaire XXIII, Paris : Editions Champs Social, 2004

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séparé de sa tête indique que l’image qu’il en a est atteinte ; soit au niveau du

signifiant, c’est-à-dire du corps pris dans le signifiant en tant qu’il est dit, du corps

dont on parle, où la tête se balade dans le discours comme le mot, la phrase.

Le corps fondamental, dans la théorie lacanienne, est le corps symbolique. Le

symbolique fonctionne comme un organisme. Ainsi, quand Lacan, à partir de

l’exemple de Joyce trompant sa femme avec l’écriture, se demande si on peut jouir

avec la langue, ce n’est pas métaphorique mais compris comme une

matérialisation de la langue parlée. Alors que jouir avec/de la langue relèverait de

la psychose, la névrose se caractériserait par le jeu de la séduction, le fait de

courtiser, à la façon de Dante qui personnifie la langue italienne classique dans la

figure de Béatrice. La langue est alors idéalisée en un corps désirable.

La thèse de Lacan est que le langage est un corps qui donne corps, qui constitue

l’unité du corps. Le corps symbolique s’incorpore à l’organisme pour constituer un

corps individué. En conséquence de quoi le corps que le sujet dit être le sien c’est

le langage qui le lui décerne. Le corps est une attribution du langage. On

comprend donc que, dans la théorie lacanienne, les animaux par exemple qui sont

hors langage, n’ont pas de corps mais sont des organismes. L’être humain pris

dans le langage n’est pas un corps mais a un corps, il fait de son corps un attribut

du sujet c'est-à-dire que comme sujet il a un corps, c’est d’être sujet qui fonde à

dire « j’ai un corps ». Mais le sujet peut se penser sans corps. Comme sujet du

signifiant nous sommes disjoints de notre corps. Dans la mesure où l’autre nous

précède et nous détermine nécessairement, où l’on est déterminé comme sujet

avant même d’être conçu -le simple désir d’enfant ou le choix d’un nom étant déjà

des déterminations fortes du sujet- on peut dire que le sujet existe avant d’avoir un

corps. Le sujet, selon Lacan, c’est ce dont on parle, ce que l’autre en dit. Et le

signifiant assure autant en amont la prédiction et la préméditation du corps, par le

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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désir d’enfant, le choix du prénom ou la filiation, qu’en aval, par le tombeau ou

l’épitaphe, la pérennisation du corps. On est donc sujet avant même d’avoir un

corps et l’on reste sujet après la disparition du corps.

D’où cette idée, chez Lacan, de seconde mort, la mort symbolique, une mort au-

delà du corps, la mort du souvenir, qui survient quand il n’y a plus de place pour

désigner un corps. Et que ce corps soit vivant ou non, cela n’a aucune importance

au niveau du signifiant, étant donné que la fonction signifiante et le corps réel sont

séparés, que le langage anticipe le corps et le pérennise. Le langage attribue à

chacun un corps et unifie ce corps, il en assure le fonctionnement dans le monde.

En même temps, le principe fondamental du signifiant est d’ordre mortifère : la

transformation de quelque chose en symbole est attachée à une perte, un manque,

dans le sens où tout symbole fait le vide. Si tout objet peut être élevé en symbole,

le passage de l’un à l’autre est un vidage, la valeur d’usage est évacuée par le

passage au signifiant.

Lacan dira que le premier effet du signifiant est une négation du vivant, c’est bien

dire que dès qu’il y a du signifiant il y a mortification, que toute symbolisation est

pétrification. Mais si le symbole a une forme signifiante, le signifiant par contre

est symbole sans forme, symbole pur. Or, selon Lacan, la fonction mortifiante est

une fonction essentielle du signifiant. Tout ce qui est élevé à la valeur signifiante

est meurtri, déchiré. De même que nommer revient à réduire, que signifier c’est

vider de toute vie, le signifiant qui nous représente est réducteur et éjecte le sujet.

De par son indifférence au fait que le sujet soit vivant ou mort, le signifiant

implique déjà d’emblée la mort. De sorte que le langage, en même temps qu’il est

la sépulture du sujet, en assure la pérennité. Le signifiant, dans le même

mouvement, fait arriver à la vie et amène à la mort. Lacan dira du signifiant qu’il

refoule le sujet. Le but de l’analyse serait alors de désidentifier le sujet, dans une

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désillusion subjective, une hystérisation du sujet, une dissolution. L'art de

l'analyste, nous dit Lacan, consiste à :

« Suspendre les certitudes du sujet, jusqu'à ce que s'en consument les

derniers mirages » (31)

Mais surtout, le patient doit être traité comme un objet, car n'étant rien d'autre

qu'un moi réifié, il n'est plus tout à fait humain:

« Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, y compris penser qu'il

n'est qu'un objet, c'est-à-dire qu'il ne sait pas ce qu'il dit » (32)

Par conséquent, pour Lacan, le fou n'est pas le sujet de sa propre folie, vu qu'il

n'est qu'une chose intermédiaire entre l'humain et l'inhumain. Lacan ira jusqu’à

s’inspirer de l'orientalisme et de la pratique zen du « non-agir », comme

illustration de ce que doit faire un bon analyste.

De même que pour Bergson le temps n’est pas perceptible dans son écoulement,

dans sa vivacité, pour Lacan le vivant en tant que tel échappe au signifiant. Ainsi,

le corps de la science, le corps neuronal, est un corps mort. La science comme

dispositif de symbolisation du corps n’a pas de contact avec le corps vivant.

Dans la théorie lacanienne, en effet, le corps vivant est la jouissance, il est de

l’ordre du Réel et, à ce titre, il ne peut être abordé avec l’appareillage des mots, il

excède tout langage.

D’un autre côté, le corps est aussi une surface écrite par le signifiant. Le corps,

comme lieu d’inscription, est ce qui fera que le corps est compris, est compté, avec

31 J. LACAN, Le Séminaire II, Paris : Le Seuil, 1981, p.286.

32 Idem, p.286

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par exemple autant les marquages du troupeau, les tatouages que les excisions,

pratiques qui marquent l’appartenance à une communauté. La circoncision est

ainsi, dans l’optique psychanalytique lacanienne, ce qui donne un usage signifiant

au pénis. Le symbolique est ce qui nous marque, nous attribue, et cette marque de

l’Autre sur le corps a pour premier effet le morcellement. Ainsi, le premier effet du

signifiant sur le corps est d’affecter ce corps dans sa jouissance. La parole a un

effet direct sur le corps dont témoignent tous les phénomènes d’hypnose par

exemple mais aussi de rougissement, d’allergie. Le signifiant pour Lacan nous

affecte donc en tant qu’il nous détermine, le sujet étant effet du signifiant.

Mais, alors que dans le symptôme hystérique l’inconscient affecte le corps

indirectement, les effets du signifiant étant soumis à la loi des signifiants

(métaphore et métonymie), dans les phénomènes psychosomatiques l’inconscient

affecte le corps directement, en déconnection d’avec le reste des associations, hors

le défilé des signifiants, le sujet n’associant pas dessus.

Alors que le symptôme est pris dans la chaîne des signifiants, qu’il est mobile,

articulé, semblable à une phrase, le phénomène psychosomatique est, selon Lacan,

pareil à une signature, une marque, c’est un élément entier, figé, un gel du

signifiant, il n’est articulé à rien. En conséquence de quoi, le symptôme hystérique

qui renvoie au Symbolique, à la chaîne signifiante, à l’histoire du sujet, ne

provoque jamais de lésion physique, alors que le phénomène psychosomatique,

qui renvoie au Réel, peut provoquer des lésions graves. Dans ce dernier cas, le

corps se trouve marqué par le réel, de la même manière que le regard de l’autre a

un effet réel sur le corps quand quelque chose de notre corps (le dos, les yeux…)

échappe toujours à notre propre regard. D’après Lacan, le vivant n’entre dans le

signifiant qu’à ses dépends. Le signifiant a un effet mortifère, un effet de vidage,

le fait de parler affecte la jouissance, la déplace, car dès qu’on est dans le

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signifiant on n’est plus dans le « naturel » ou, pour le dire autrement, tout objet

érigé en symbole perd son utilité d’objet.

Le langage, donc, a pour particularité selon Lacan de morceler le corps, en même

temps que de le spécifier, le mortifier, le vider. Ce qui amène Lacan à associer

langage et plaisir, et à mettre la jouissance plutôt du côté de la douleur, du

dérangement qui contredit le plaisir. Autant le plaisir est une réduction de la

tension, le désir est une prolongation de celle-ci et la jouissance la tension à son

paroxysme. De la même manière Gilles Deleuze (33) voyait l’exemple parfait du

désir dans l’amour courtois où le jeu de la séduction est indéfiniment prolongé

sans jamais être conclu, sans qu’il y ait consommation de l’objet désiré, à travers

tout un agencement d’éléments discursifs et non discursifs. Ce désir maintenu en

suspend trouverait dans la jouissance non une forme de décharge –qui ne serait

rien d’autre que le plaisir réducteur- mais un dangereux paroxysme de tension.

Lacan voit ainsi dans la pulsion de mort, l’au-delà du plaisir de Freud, une

jouissance noire et nocive allant dans le sens contraire de la finalité de

l’homéostasie. Ce qui fait dire à Lacan que la jouissance n’est pas désirable, le

désir est même une barrière, un obstacle à la jouissance, de même que la Loi,

l’interdit, le désir s’alimentant de ce qu’il y a une loi.

Quant à la version positive de la jouissance, elle tiendrait à la jouissance telle

qu’on la rêve : une jouissance animale. Le signifiant vidant la jouissance et

introduisant une dysharmonie dans le vivant, l’homme ne ferait l’expérience que

d’une jouissance toujours inaccomplie ; d’où la fascination de l’homme pour

l’animal qui ne parle pas et la tentation –le fantasme- d’observer chez celui-ci une

jouissance qui ne serait pas prise par la parole, qui serait pure, spontanée. La

33 G. DELEUZE et C. PARNET, Dialogues, Paris : Flammarion, 1977

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jouissance animale serait entière car le corps animal n’est pas morcelé par le

signifiant, au contraire de la jouissance humaine qui serait par bouts.

Il ne resterait que les mystiques et les ascètes qui, par le retrait du corps,

opéreraient une fusion avec l’Autre et approcheraient de la sorte d’une jouissance

pleine, non morcelée, une jouissance féminine. Mais, nous dit Lacan, « de cette

expérience de jouissance rien ne peut être dit », ce qui témoigne d’une jouissance

au-delà du signifiant. Car si le signifiant vide le réel et crée le vide, en retour la

jouissance vide le corps du parlé. Alors que la jouissance masculine –qui serait

plutôt celle du martyr que celle du mystique- se trouve, en opposition, limitée à la

fois par et au signifiant.

L’enfant, de même, avant qu’il ne parle, serait témoin d’un état de jouissance,

d’une béatitude comme après la tétée. De façon analogue, l’autisme serait un point

de séparation entre la jouissance et la parole. Entre jouir et parler, l’autiste serait

celui qui a décidé de jouir, car il y aurait, selon Lacan, un moment où le sujet

choisit de parler, c’est le choix d’appeler l’autre –la mère- pour qu’il comble

quelque chose qui nous manque. Parler reviendrait donc à témoigner d’un manque.

Or, l’autiste est celui qui choisit de ne rien demander, de garder toute la

jouissance. La position de l’autiste est celle d’un sujet qui vit sans l’autre. Aucun

signifiant chez lui ne cadre, ne fixe la jouissance, celle-ci est totale et se vit dans

une sensation d’émiettement, de multiplicité de ce par quoi il se trouve traversé.

Ces figures de l’animal, du bébé et de l’autiste incarnent une jouissance dans

laquelle on ne serait pour rien et à laquelle on n’aurait pas accès. Quelque chose

dans le Réel échappe à la rationalité et ne peut pas se réfléchir. Et la psychanalyse,

selon Lacan, ne peut qu’aller au bord de la réalité pour dresser une barrière qui

évitera l’envahissement du réel.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Reprenant la thèse de Freud qui affirme que ce qui régit le psychisme humain

serait le principe de plaisir, Lacan y adjoint l’idée de la « trace » comme

anticipation de la structure signifiante.

Une première satisfaction en effet, globale et fondatrice, d’origine presque

mythique dans la théorie freudienne, venant d’un corps vierge, non marqué par le

signifiant, jouissant sans entrave, laisserait une trace, celle précisément que la

psychanalyse se donne pour but d’étudier et de suivre ainsi que la multiplicité des

traces qui s’ordonnent par la suite. Toutes les satisfactions partielles qui s’en

suivront pour le sujet, de façon répétitive, ne sauraient être obtenues qu’à partir du

souvenir de cette trace première. Ces expériences de reviviscence d’une première

satisfaction sont appelées des satisfactions hallucinatoires. Freud décrit donc,

selon l’interprétation qu’en donne Lacan, un psychisme coupé de la réalité, ne

jouissant pas directement de la réalité mais seulement de la trace d’une jouissance

première. De sorte que, pour l’individu, l’expérience de jouissance est marquée

d’un indice de déperdition. Toute jouissance est évocation d’une jouissance

mythique.

Lacan verra dans cette théorie freudienne la mise en place d’une logique du

signifiant qui veut que c’est l’inscription d’une trace sur une surface qui en fait

apparaître le fond, la trace se détachant du fond jusque là virtuel. Il faut une trace

seconde pour que le fond apparaisse comme premier. Une feuille de papier ne

devient fond, par exemple, que pour autant qu’on y inscrit une trace. Le psychisme

humain fonctionnerait selon le même principe de la marque sur un fond,

constituant un système d’écriture. D’où la célèbre proposition lacanienne d’un

inconscient structuré comme un langage. Mais si on peut toujours effacer les

traces, le fond par contre est toujours virtuellement présent. C'est-à-dire que le

sujet n’a pas prise sur ce fond. Ce qui permettra à Freud d’élaborer le principe du

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refoulement originel qui veut qu’il n’y ait de noyau du refoulement qu’à partir du

moment où il y a un second refoulement.

Dans « L’éthique de la psychanalyse » (34), Lacan s’interroge ensuite sur la

naissance du signifiant qu’il conçoit structuré comme un vase, le vase étant en fait

le premier signifiant. Le vase fonctionne, en effet, comme une création, une

révélation du vide. L’espace entier se circonscrit autour de ce vase originel opérant

une distinction entre le monde et le vase de la même manière qu’entre un fond et

une trace. Il devient alors concevable de parler. Il y aurait une corrélation entre

cette « création du vide » qu’est le vase et la communication parlée. Créer du vide

serait donc la condition du signifiant.

3. Conclusion :

A partir des approches phénoménologique et psychanalytique du corps, notre

ambition est non pas d’approfondir encore et toujours la connaissance du corps

mais de mettre en place un concept qui permette d’aider à un renouvellement de la

conscience propre du corps qui ne soit pas dans la maîtrise, le savoir, la

scientificité mais dans l’abandon et la désidentification.

Corbin, Courtine et Vigarello, dans leur ouvrage collectif en trois tomes « Histoire

du corps » (35), reconnaissent eux-mêmes n’avoir pas pu faire le tour de cet objet

complexe qu’est le corps. Une histoire générale du corps se révèle être, en effet,

34 J. LACAN , Le Séminaire VII, L’ethique de la psychanalyse, Paris : Le Seuil, 1986

35 A. CORBIN, J.J. COURTELINE, G. VIGARELLO, Histoire du corps, Paris : Seuil, 2005

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une entreprise impossible tant il est vrai que sur le corps tout le monde a son mot à

dire en même temps que personne n’a le dernier mot. Une appréhension

exhaustive du corps nécessiterait de le considérer sous tous les angles possibles,

c'est-à-dire à la fois historique, culturel, anthropologique, sociologique,

psychologique, philosophique, artistique, scientifique, médical…Et ce sans

pouvoir en épuiser toutes les potentialités, la réalité du corps étant certainement

d’abord dans les interconnections, le croisement et l’enrichissement mutuel de

tous ces domaines. Dés lors, loin de tenter de définir ou de délimiter le corps, nous

nous contenterons de proposer un autre point de vue sur le corps à travers le

concept de corps vide qu’introduisent auparavant ceux de corps malade et de corps

politique.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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LE CORPS MALADE

Nous commencerons notre étude par le concept de corps malade tant il est frappant

que, paradoxalement, alors qu’il semblerait qu’il n’y ait rien de plus immédiat

qu’un corps malade et souffrant, on s’aperçoit que le symptôme non seulement est

langage mais se trouve récupéré par un discours médical, de diagnostique et

d’interprétation, plaqué sur le corps, recouvrant celui-ci jusqu’à le cacher.

Mais il faut dans un premier temps distinguer corps malade et corps social.

L’anthropologie médicale, à partir de descriptions de système médicaux dans des

cultures définies, a tenté de conceptualiser la maladie non plus comme un

événement isolé, individuel, mais comme un fait social construit selon les

représentations dominantes. Les auteurs anglo-saxons -notamment Good (36) et

Kleinman (37)- différencient, dans la notion occidentale de maladie, trois niveaux

autonomes se combinant de toutes les façons possibles selon le contexte : la

dimension organique, soit la réalité biomédicale ou disease ; la dimension

subjective, soit la réalité psychologique ou illness ; la dimension culturelle, soit la

réalité sociale ou sickness.

36 B. GOOD , Culture, diagnosis and comorbidity, Cult. Med. Psychiatry, 1993, 16 : 427-446

37 A. KLEINMAN, Patients and Healers in the Context of Culture : An Exploration of the Borderland

between Anthropology, Medecine and Psychiatry, Berkeley :University of California Press, 1980

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Pour un auteur tel que Augé (38), la maladie au même titre que la naissance ou la

mort est une « forme élémentaire de l’événement », c'est-à-dire un événement

biologique individuel dont l’interprétation est d’emblée sociale et culturelle.

Jusqu’aux termes utilisés pour traduire la maladie, ses symptômes, l’état du

malade, qui indiquent déjà la cause attribuée ou le mécanisme pathologique. On

parle de personnes « possédées », « frappées », « touchées », « atteintes »,

« prises »… autant de termes qui se réfèrent aux idées cosmogoniques du système

culturel en question. La maladie du corps ne relève donc plus du sujet et de son

vécu corporel mais de la société. Le corps malade échappe à la subjectivité pour

devenir objet social.

Kleinman (39) a ainsi proposé le concept de « modèles explicatifs de la maladie »

(explanatory models of illness), partagés plus ou moins explicitement et

consciemment par l’ensemble des acteurs du système médical et des malades,

permettant à ceux-ci de parler un langage commun, donnant à la maladie un sens

et ordonnant de façon cohérente les systèmes thérapeutiques accessibles au

malade. Dans le même esprit, Good (40), à travers le concept de « sémantic illness

networks », conçoit toute maladie humaine comme fondamentalement sémantique,

et toute pratique clinique comme interprétative, constituées pareillement de

réseaux de mots, d’interprétations, de symptômes et de représentations qui

donnent un sens à la maladie.

38 M. AUGE, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil, 1994

39 A. KLEINMAN , Patients and Healers in the Context of Culture : An Exploration of the Borderland

between Anthropology, Medecine and Psychiatry, Berkeley :University of California Press, 1980

40 B. GOOD, Culture, diagnosis and comorbidity, Cult. Med. Psychiatry, 1993, 16 : 427-446

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Dans ces multiples manières de parler de la maladie, de son étiologie, de son

traitement, on retrouve bien sûr les observations de Foucault (41) sur les rapports

de pouvoir et l’importance du discours comme pouvoir réglementaire.

S’il est indéniable à la lecture de ces auteurs que la maladie appartient

effectivement à la sphère sociale, la question reste de savoir si cet aspect culturel

de la maladie est premier, si ce n’est antérieur même à la formation de la maladie,

ou second. Second c'est-à-dire de nature réactive, intervenant ultérieurement dans

un mouvement de récupération, une tentative d’explication autant qu’une volonté

de maîtrise trahissant une peur instinctive devant l’incompréhension d’un corps

malade qui échappe à toute rationalité. Car au-delà de la subjectivité du corps vécu

dans la maladie, il y a comme une forme de résistance du corps à travers la

maladie qui se vit et s’exprime indépendamment du sujet. Dans ce phénomène à la

fois individuel et social de la maladie, le corps malade échappe au discours pré-

établi autant qu’à l’auto-analyse. Et c’est dans le sens où il échappe à ce discours

de pouvoir, ce regard diagnostique, qu’il sort de la dimension sociale, en même

temps qu’il sort de la dimension individuelle de par le fait que la douleur et les

symptômes échappent à la rationalité du sujet, à sa volonté de maîtrise comme à sa

capacité imaginative. Certes, de nombreux auteurs dont Françoise Héritier (42) ont

montré combien le corps malade a son propre langage pour exprimer ce que les

mots ne contiennent pas mais ce langage corporel, pour symbolique qu’il puisse

paraître, échappe apparemment à la maîtrise si ce n’est à la conscience du sujet.

41 M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris : Gallimard, 1972

42 F. HERITIER, Stérilité, aridité, sécheresse : quelques invariants de la pensée symbolique,

In:M. AUGE, C. HERZLICH, Le sens du mal, Paris :Archives contemporaines, 1984, 121-154.

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Mais avant même de parler de corps malade, il est remarquable de constater tout

d’abord que dans la Grèce antique il n’existait pas de mot pour désigner le

« corps » tel que nous l’entendons communément : le terme Sôma voulant dire

« cadavre » par opposition à Psukhé (ou Psyché) qui traduit « âme » ; Sôma

manifeste l’absence de vie alors que Psukhé qui a tous les traits du corps,

jusqu’aux vêtements, est une sorte de doublure extérieure et invisible du corps, ce

qui permet de mieux comprendre le jeu de mot de Platon dans « Le Phédon » qui

présente Sôma (le corps-cadavre) comme le tombeau –Sema- de l’âme Psukhé. En

écho à cette vision morbide du corps, héritée de la Grèce antique, on observe que

la compréhension du corps par la médecine contemporaine occidentale est celle

d’un corps disséqué, un cadavre, étant donné que c’est à partir de la possibilité de

disséquer les cadavres que les médecins ont élaboré la médecine moderne.

1. La mécanisation médicale du corps :

Alors qu’à l’origine, la médecine est une discipline qui relève du religieux et du

divinatoire, dès le Vème siècle avant J.C. avec Hippocrate (v.-460 – v.-377), et

plus tard avec Galien (v.131 – v.201), on voit apparaître la volonté de rationaliser

et d’universaliser celle-ci. Tombant ainsi dans le piège dénoncé par Kant :

« Notre connaissance rationnelle a priori ne va qu’aux phénomènes,

laissant en revanche la chose en soi être réelle pour soi, mais inconnue

de nous » (43)

43 E. KANT, Critique de la raison pure, nouvelle éd.: Gallimard, 1980, p.48

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A l’image de la chose en soi, telle que comprise par Kant, l’homme en soi, de

même que le corps en soi, relevant d’une connaissance impossible, la médecine

n’a d’autres possibilités que de se limiter –et limiter l’homme par là même- à

l’expérience phénoménale, objective, qu’elle peut en avoir.

Cette évolution de la médecine, d’une pensée magique et religieuse vers une

approche davantage scientifique supposée objective, accompagne selon Michel

Foucault (35) les mutations profondes de la civilisation européenne.

A noter cependant que la médecine hippocratique se voulait déjà rationnelle,

insistant sur le fait que les maladies ne devaient pas être considérées comme

d’origine divine mais comme ayant une origine naturelle et une cause

déclenchante. C’était une médecine d’observation basée sur la conception d’un

homme inséparable du monde qui l’entoure, de la nature, des éléments.

Ce savoir basé sur l’observation et la contemplation, Francis Bacon, au XVIème

siècle, va proposer de l’articuler à un savoir opératif et pratique qui se structure

par expérimentations successives. Aux spéculations dogmatiques, hypothèses

métaphysiques et argumentations scolastiques d’usage à l’époque, il entreprend le

premier de substituer une démarche scientifique basée sur l’expérience et

l’observation objective permettant une connaissance claire des faits, une

interprétation de la nature par induction qui en révèle les lois ainsi que les causes

des phénomènes en se fondant sur le plus nombre possible de comparaisons et

d’exclusions.

L’expérimentation, objective et reproductible, exige comme condition nécessaire

une visibilité la plus complète possible, tant du corps malade que de l’observateur

qui construit ses hypothèses à partir des symptômes. Cette idée de visibilité, alliée

à un phénomène de spatialisation et de verbalisation du pathologique, le médecin

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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décrivant scrupuleusement le symptôme, serait selon Michel Foucault, dans

« Naissance de la clinique » (44), à l’origine de la médecine moderne.

Ce principe de visibilité, Montaigne, tout en comprenant que cela permettrait de

faire de la médecine une science objective, l’estimait irréalisable. Pour Montaigne,

en effet, le corps est vivant et comme tel inconnaissable, non interprétable en

termes d’objet, au contraire de Descartes qui comparait le corps à un automate.

Cette conception cartésienne d’un corps machine permet non seulement une

objectivation de la médecine mais implique également que le corps est

connaissable ; le corps est perçu alors comme une mécanique séparée de l’âme,

dont les symptômes sont des dysfonctionnements d’ordre machinal et réflexe,

achevant ainsi de dépersonnaliser la maladie.

D’où, bien sûr, l’importance de l’anatomie et de la dissection des cadavres dans

l’essor de cette médecine expérimentale. Celles-ci se développeront dès le milieu

du XVIème siècle avec Vésale qui est reconnu comme étant le véritable initiateur

de la dissection médicale occidentale. Son œuvre majeure, « De corporis humani

fabrica », publiée en 1543 à Padoue, se présente sous la forme d’un exposé de

dissection officielle, long de plus de 600 pages, où sont décrit os, articulations,

muscles, cœur et vaisseaux sanguins, système nerveux, organes de l'abdomen et du

thorax ainsi que le cerveau humain, et amorce en quelque sorte une invention

moderne du corps conçu comme une réalité autonome. Dans la théorie médicale

expérimentale qui commence à apparaître alors, non seulement l’homme est

distinct de lui-même dans le sens où l’âme est séparée du corps, mais il est encore

coupé de son environnement, de cette homologie entre le cosmos et l’homme et de

44 M. FOUCAULT, Naissance de la clinique, Paris : PUF, 1963

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cette globalité propres aux traditions ésotériques et magiques.

Cette tradition médicale de la dissection en vue de maîtriser l’anatomie et la

physiologie se poursuivra avec Boerhave (1668 – 1738) qui entreprend l’étude

systématique des cadavres de médecins décédés pour découvrir la cause de la

maladie et de la mort ; Morgagni (1682 – 1771) qui cherche à établir une relation

de cause à effet entre les lésions constatées chez le cadavre et la sémiologie

clinique ; Bichat (1771 – 1802) qui n’aura de cesse de développer la méthode

anatomo-clinique initiée par Morgagni. Assimilant les travaux de Lavoisier qui

proposait pour comprendre l’être vivant un modèle de machine chimique, Bichat

n’en réduit pas pour autant les tissus vivants à leur composante chimique. Il pose

la variabilité et l’imprévisibilité comme caractéristiques du vivant, déniant de ce

fait à la physiologie toute possibilité d’être une science précise et prévisionnelle.

Dans la continuité de ces chercheurs et physiologistes, Claude Bernard (1813 –

1878) renouvellera toute la physiologie de son époque, entre autres par ses

recherches sur la fonction glycogénique du foie, qui seront la première

démonstration expérimentale d'une fonction d'autorégulation de l'organisme. Elles

établissent de façon précise qu’à partir d'un excès de glucose dans le sang le foie

est capable d'élaborer une substance de réserve, le glycogène, et que, de façon

réversible, si le taux de glucose vient à baisser, le glycogène est reconverti en

glucose pour passer dans la circulation sanguine. Il s’efforcera d’enseigner des

méthodes d’investigations objectives d’inspiration positiviste et son ouvrage

majeur « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale » (45), sera

considéré longtemps comme le livre de référence de la médecine expérimentale.

_________________________

45 C. BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, nouvelle éd. :

Flammarion, 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La médecine scientifique ne pouvant plus être dès lors qu’expérimentale, son objet

d’étude, l’homme malade, sera soumis à toutes sortes d’examens et d’explorations

de plus en plus intrusifs jusqu’à se retrouver pratiquement transparent,

radiographié, scanné, dans un rapport à la thérapeutique où il se doit d’être passif,

chosifié en quelque sorte. On lui appliquera même, à partir des travaux d’Adolphe

Quételet (1796 – 1874), le calcul statistique comme ultime opération de

dépersonnalisation, en comparant et réduisant tout cas individuel à des normes,

des courbes gaussiennes, des écarts-types et des probabilités, pour finir par établir

à partir de constances numériques des moyennes et des généralisations. Cet

homme moyen se présente finalement comme un modèle imposé, la norme

acceptable à laquelle tout individu doit chercher à s’identifier. Sur la base d’études

statistiques on cherchera encore à rationaliser le comportement sanitaire de

l’homme, permettant la naissance au XVIIIème siècle du concept d’assurance vie,

parallèlement au mouvement de réforme morale qui verra dans la prévoyance la

distinction de l’homme social.

L’hypothèse fondamentale du modèle dominant bio-médical est que toute

pathologie peut être expliquée par des déviations par rapport aux normes de

variables biologiques (somatiques) mesurables. A partir du dualisme corps/esprit

qui sépare le mental du somatique, s’est ainsi développé un point de vue

réductionniste qui veut que les phénomènes complexes dérivent d’un principe

élémentaire unique. De sorte qu’ont été écartées du modèle bio-médical toutes les

dimensions sociales, psychologiques et individuelles de la maladie. On entreprend

l’examen de l’homme après l’avoir réduit à des unités causales isolables à partir

desquelles on pourrait comprendre le tout. Opération qui sous-entend que le

médecin adopte une position d’observateur rationnel et isolé dans une approche

mécaniste quantifiable. D’où il s’ensuit que l’homme malade est considéré comme

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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une machine isolée de la nature et des autres hommes. La médecine occidentale est

ainsi passée du corps global de la tradition hyppocratique, reprise par Galien, à un

corps mécanique, machinal, statistique et de ce fait morcelé, la médecine classant

dorénavant les maladies en pathologies d’organes ou de systèmes fonctionnels,

obéissant aux lois de la biomécanique, isolés méthodologiquement les uns des

autres, ce qui aboutit au découpage des hôpitaux en services de soins

hyperspécialisés. Ce corps conçu comme assemblage d’organes disparates, Nélia

Dias, dans une recherche sur les collections médicales (46), en voit une illustration

dans la manière révélatrice dont sont agencés les musées médicaux en général, et

plus précisément à Paris le musée Dupuytren, pour ce qui est de l’anatomie

pathologique, et le musée Orfila, pour ce qui est de l’anatomie descriptive et des

préparations microscopiques. En effet, les collections médicales, constituées de

préparations naturelles, d’écorchés, de modèles en plâtre et en cire, ainsi que de

nombreuses planches anatomiques, voient leurs pièces classées de façon

fragmentaire, d’après un ordre méthodique, selon les divers appareils ou systèmes

de l’organisme humain. Le corps humain n’y est jamais abordé dans son intégralité

ni de façon globale. Ce morcellement anatomique du corps induit une dispersion si

ce n’est un effacement de l’identité du sujet, la perte de conscience de notre corps

conduisant à une perte de conscience de nous-mêmes. Après avoir été coupé de

son environnement par le renoncement à une médecine holistique au profit d’une

médecine mécaniste, coupé des autres par le passage d’une société de type

communautaire à une société individualiste, l’homme se trouve enfin coupé de lui-

même par cette distinction entre l’esprit et le corps jusqu’à cette séparation entre

chaque organe du même corps.

46 N. DIAS, Le corps en vitrine, in Le corps en morceaux, Paris : Terrain n°18, 1992

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Le but final de l’interrogation scientifique médicale est bien une objectivation où

il y aurait distinction absolue entre l’observateur et l’objet observé, c’est-à-dire le

corps humain. Bien sûr, si l’on resitue cette évolution de la médecine dans un

contexte plus général, il apparaît que l’importance grandissante de cette approche

positiviste et technique en médecine n’est que la conséquence des progrès de la

méthode scientifique.

Pour Thomas Mc Keown :

«L’approche technique de la biologie et de la médecine qui s’imposa au XVIIème

siècle était fondée sur un modèle physique. La nature était conçue en termes

mécanistes qui, en biologie, ont conduit à l’idée qu’un organisme vivant pouvait être

considéré comme une machine que l’on pouvait démonter et remonter si l’on en avait

compris la structure et le fonctionnement. Cette même conception a conduit, en

médecine, à croire que la compréhension d’un processus nosologique et de la

réponse du corps, permettrait une intervention thérapeutique, surtout au moyen de

méthodes physiques (chirurgicales), chimiques ou électriques. » (47)

En écho à cette vision mécaniste du corps, s’est développé, avec la psychologie

cognitive, le paradigme computationnel qui conçoit l’esprit fonctionnant sur le

même principe qu’une machine. Renvoyant à la démonstration que fait Jean-

François Lambert dans son article « Gödel et les sciences cognitives » (48), nous

verrons que la naturalisation de l’esprit, c’est-à-dire relevant des sciences de la

nature de type physico-mathématique, telle qu’envisagée par la psychologie

cognitive, aboutit finalement à une impasse logique.

47 T. Mc KEOWN, Medical history and medical care, London : Oxford University Press, 1971

48 J.F. LAMBERT, Gödel et les sciences cognitives, in PhiloScience, n°1, Paris: Université

Interdisciplinaire de Paris, 2005

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En effet, alors qu’elle tend à prolonger le béhaviorisme sur la voie du

réductionnisme, la psychologie cognitive cherche au travers de modèles

connexionnistes à ramener l’explication de l’univers à un système auto-suffisant.

C’est bien cette prétention des sciences cognitives que conteste Jean François

Lambert en remarquant que toute réduction du système cognitif humain à un

système formel échoue logiquement, selon le théorème d’incomplétude de Gödel,

dans sa prétention à la complétude :

« C’est-à-dire que, de toutes les façons, que l’on prétende ou non que l’esprit est

formalisable, quelque chose de cet esprit résiste à l’objectivation. On ne saurait donc

prétendre, même dans le contexte de l’homologie homme-machine, à une

formalisation complète de la pensée dans la mesure où précisément l’activité de

formalisation elle-même n’est pas formalisable. » (49).

Jean François Lambert replace ensuite sa contestation de la prétention de la

psychologie cognitive à une formalisation complète de la pensée humaine, dans le

cadre plus général d’une épistémologie qu’il appelle « apophatique » qui voit dans

le principe d’incomplétude le moteur même de la connaissance. A un idéal de

prévisibilité d’une nature fondamentalement invariante derrière l’apparence

changeante de ses phénomènes, Poincaré, le premier, reconnaissant que les lois de

Newton sont efficientes pour un système composé de deux corps en interaction, a

démontré que celles-ci sont prises en défaut dès que l’on passe à un système à

trois corps et à fortiori pour un système à n corps : « La prévisibilité complète est

donc impossible. » (50)

49 J.F. LAMBERT, Gödel et les sciences cognitives, in PhiloScience, n°1, Paris : Université

Interdisciplinaire de Paris, 2005, p.27 et 30

50 I. EKELAND, Le calcul, l’Imprévu : les figures du temps de Kepler à Thom, Seuil, 1984

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De la même manière, remarque Jean François Lambert, Wittgenstein dans son

livre « Tractatus logico-philosophicus » est amené à conclure que :

«La structure logique du langage ne peut être décrite à l’intérieur du langage lui-

même » (51)

Si la totalité du langage représente la totalité du réel, il reste ce que Wittgenstein

appelle « l’élément mystique » : ce qui ne peut plus être dit. Si la proposition

correspond à la projection d’un état de chose possible, le sens de cette proposition

ne peut être représenté. Cet inexprimable est ce qui limite le langage et à la fois le

rend possible. Parce qu’il y a de l’indicible, il y a du sens.

On retrouve encore cette logique de l’incomplétude, de l’indécidabilité, dans la

théorie psychanalytique lacanienne du « sujet barré ». Le langage étant ce qui est

déjà là, ce qui précède le sujet, celui-ci en effet doit se structurer autour d’un

manque. Dans l’impossibilité où il est de dire quelque chose du signifiant qui le

précède, le sujet se voit contraint d’accepter non seulement de ne pas avoir accès

au tout mais encore de ne jamais obtenir une réponse complètement satisfaisante à

sa demande. Ce manque, cette faille est précisément, selon la théorie lacanienne,

ce qui permettra le passage de l’imaginaire au symbolique et de la jouissance au

désir. Si le désir du sujet, identifié par Lacan comme l’objet (a), trouve à se

projeter de signifiant en signifiant, le long d’une chaîne des signifiants que vient

interrompre seulement la fonction paternelle, faute d’un signifiant qui se

signifierait lui-même et bouclerait la boucle, il reste toujours une insatisfaction,

quelque chose qui échappe au langage, qui demeure irreprésentable.

_______________________

51 J.F. LAMBERT, Gödel et les sciences cognitives, in PhiloScience, n°1, Paris: Université

Interdisciplinaire de Paris, 2005, p.30

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La lecture que Jean François Lambert fait tant de Gödel et d’Heisenberg que de

Wittgenstein ou Lacan, lui permet de dégager, telle une constante, une même

variable d’incomplétude et d’indécidabilité dans l’étude de la logique ou de la

structure de la matière que dans l’étude du langage ou l’étude de l’inconscient,

indicibilité que nous proposerons, dans la troisième partie de cette recherche,

d’approcher ou plutôt de suggérer par le concept de corps vide.

2. Le corps malade :

S’il est bien quelque chose qui échappe au discours de la médecine, c’est peut-être

en effet la réalité du corps malade, tant l’essentiel de la maladie est ce qui ne peut

en être dit, ni par le malade lui-même et encore moins par le discours médical.

A une mécanisation systématique du corps par la médecine moderne, comme

sommairement décrit précédemment, un premier élément de réponse, de

réappropriation par le sujet de son corps, apparaît paradoxalement dans le corps

malade. Reste à savoir s’il s’agit alors d’un corps malade comme effet de

résistance, dans une logique psychosomatique, ou bien d’un corps malade comme

ce qui échappe au sujet comme à l’institution, sur lequel on n’a pas prise, qui reste

irrationnel. La question que l’on peut se poser alors est donc de savoir d’une part

en quoi le discours de la médecine sur le corps malade concerne l’homme vivant et

en quoi l'homme malade est différent de l'homme ?

A partir de quel point de vue tout d’abord définir le corps malade : à partir de celui

du malade lui-même, du médecin, de la société ? Autant de discours qui ne se

recoupent pas nécessairement et peuvent se contredire, le sujet se sentant malade

en dépit de l’avis contraire des institutions médicales ou à l’inverse se sentant en

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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bonne santé malgré le diagnostic de pathologie que pose sur lui le médecin ou la

société. Il faut en effet commencer par définir ce qu’est un corps malade : est-ce

un corps diagnostiqué malade par un discours médical de type performatif ou bien

un corps ressenti malade par le sujet lui-même ?

Une appréhension théorique de la maladie et une classification des maladies en

référence exclusive à des pathologies d’organes ont délibérément ignoré toute

prise en compte existentielle de la maladie. A côté d’une approche scientifique et

objective de la maladie, il faudrait pourtant laisser une place à une approche

subjective de la maladie en tant qu’expérience humaine et pathos éprouvé. Cette

sensation subjective de la maladie est celle qui motive la demande de soin, alors

que les politiques de santé publique qui insistent sur une médecine de prévention,

multipliant les examens et les bilans de santé, posent éventuellement sur le sujet

un diagnostic de pathologie ou de risque de pathologie, qui désignent le sujet

comme malade, et le réduisent à un rôle passif d’objet de soin. Si, le plus souvent,

c’est seulement le fait qu’il soit désigné et nommé qui permet de prendre

conscience d’un organe en bonne santé, un corps malade par contre n’est ressenti

comme tel par le sujet que par la gène ou la douleur qui accompagnent

usuellement l’expérience de la maladie. Le sujet peut donc se retrouver désigné

comme malade par le discours médical sans éprouver, du moins dans un premier

temps, la sensation de l’être. Bien sûr, dans un second temps, peut apparaître un

phénomène de conditionnement, d’auto-persuasion, qui fait que le sujet se

conforme au discours médical plutôt qu’à son ressenti.

Inversement, la sensation d’être malade ne suffit plus à être reconnu comme

malade par l’institution médicale si les examens médicaux prétendument objectifs

qu’elle impose ne valident pas l’expérience subjective du sujet. Reste alors le

statut dévalorisant de malade psychiatrique ou de malade psychosomatique.

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Dans le rapport à la maladie, plus précisément à son corps malade, le sujet peut

aussi éprouver le besoin d’une mise à distance de la maladie, d’une

désidentification à celle-ci, ce qui se fera d’abord de façon symbolique par le biais

du langage, le sujet passant d’une formulation qui implique et engage l’individu

comme « être malade » à une formulation davantage distanciée telle que « se

sentir malade » ou « avoir telle maladie ». Le langage permet alors de reprendre

prise sur le vécu de la maladie, laquelle en désorganisant le fonctionnement du

corps altère la connaissance de soi, et en conséquence la conscience d'être au

monde du malade. De même que par l’intermédiaire de la maladie s’établissent de

nouveaux rapports au corps, par l’intermédiaire du langage se construisent de

nouveaux rapports à la maladie et donc indirectement au corps, un corps qui

apparaît comme manière d’être au monde, vecteur relationnel et en même temps

objet d’identification. C’est donc bien autour du langage que se joue le vécu de la

maladie, que ce soit dans l’attribution du statut de malade que confère le discours

de l’institution médicale ou dans le discours du sujet malade qui se réapproprie

l’expérience de la maladie.

On remarque pourtant une contradiction entre ces deux discours : celui de

l’institution médicale d’une part, revendiquant une objectivité et une rationalité

scientifique, qui tend à dépersonnaliser le sujet, à le réduire à un statut de

biomalade, faisant abstraction de son être au monde, de sa conscience d'être ; et

d’autre part, le discours du sujet qui cherche à se réapproprier l’expérience de la

maladie en revendiquant sa subjectivité, en affirmant sa volonté par exemple par le

refus de soins ou d’examens, par des conduites de résistance ou de non suivi des

prescriptions médicales, en faisant prévaloir des notions de choix, de dignité, de

confort, par rapport à d’autres notions d’efficacité thérapeutique ou de protocole

médical.

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Alors que l’expérience de la maladie laisse indéniablement une trace, une

cicatrice, dans l’histoire du sujet, qu’elle interroge le rapport du sujet à la

souffrance, à la mort, à son image corporelle, l’aspect phénoménologique de la

maladie est pourtant progressivement dénigré au profit de son aspect

exclusivement biologique, de même qu’une connaissance physiologique de

l’homme a remplacé une connaissance pragmatique de soi et que la pratique

sociale de la maladie a pris le pas sur la pratique personnelle. Le malade est

éduqué à ignorer son ressenti, invité à renier ses affects, de sorte que ne soit retenu

comme valide que ce qui est observable, quantifiable, dans un rapport

d’objectivation. Ramenant le concept de maladie dans le champs de la science en

l’excluant de celui de la religion, le nouveau paradigme médical, posé dès le

XIXème siècle entre autres par Broussais et Bichat, veut que l’on recherche

l'étiologie des phénomènes pathologiques à travers l'anatomo-pathologie. C’est le

triomphe de la méthode clinique, conception moderne de la maladie qui privilégie

l’observation au lit du patient des symptômes et des signes objectifs de la maladie

– la maladie réduite à son signifiant- au détriment du ressenti, du vécu, de la

subjectivité du malade qu’on pourrait assimiler au signifié de la maladie.

Au discours de l’individu qui se sent ou ne se sent pas malade en contradiction

avec le diagnostic de l’institution médicale, diagnostic validé par les examens, qui

ne le reconnaît pas malade ou le déclare malade malgré lui, répond une seconde

opposition possible entre le patient qui ne se sent pas guéri et l’institution

médicale qui le déclare guéri.

Au discours de l’institution médicale s’oppose le ressenti du sujet, de la même

manière qu’au discours scientifique s’oppose le discours phénoménologique dans

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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le sens de Merleau-Ponty qui considérait, dans son livre « Phénoménologie de la

Perception » (52), que la phénoménologie pouvait être comprise comme le désaveu

de la science. En contrepoint à l’explication et à l’analyse scientifique, la

phénoménologie propose de décrire et de revenir « aux choses mêmes »,

l'existence humaine ne se réduisant pas aux causalités que peut dégager la science

et étant donc finalement irréductible à toute explication scientifique.

De la même manière, Karl Jaspers constate que la connaissance scientifique de

l’objet n’est pas assimilable connaissance de l’être. On peut dire ainsi que la raison

médicale échoue en fin de compte à trouver son objet quand bien même elle

saurait maintenir en vie le corps malade ou le réanimer, tant la dimension éthique

de l’existence individuelle comme la finalité de la vie ne sauraient être des

catégories de la connaissance scientifique. Dans « Philosophie » (53), Karl Jaspers

développera cette idée selon laquelle la connaissance de l’homme échappe à

l’investigation qui procède par concepts et ne peut s’envisager que par la réflexion

philosophique qui use de signes. L’être-soi de l’homme, qui ne saurait être objet

pour lui-même, ne se révèle que dans la communication avec autrui, affirme sa

liberté dans la décision inconditionnelle et accède à la conscience dans des

situations limites telle que la maladie.

La maladie peut être vue finalement comme l’instauration de nouvelles normes, ou

une forme d’adaptation à des conditions de vie particulières, tant bien même cela

se ferait-il par une réduction des possibilités et des capacités de l’individu malade.

52 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 1945, nouvelle éd. : Gallimard 1990

53 K. JASPERS, Philosophie, Paris: Springer, 1990

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La maladie devient alors un phénomène adaptatif du vivant devant les conditions

changeantes de l’existence, elle se distingue de la question de la santé pour

devenir une nouvelle dimension de la vie.

Ainsi, Canguilhem écrit-il dans « La connaissance de la vie » :

« Nous ne pouvons pas dire que le concept de pathologique soit le contradictoire

logique du concept de normal, car la vie à l’état pathologique n’est pas absence de

normes mais présence d’autres normes. En toute rigueur, pathologique est le

contraire vital de sain et non le contradictoire logique de normal (...) La maladie,

l’état pathologique, ne sont pas perte d’une norme mais allure de la vie réglée par

des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au vivant

la participation active et aisée, génératrice de confiance et d’assurance, à un genre

de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres. » (54)

En même temps que nouveau rapport au corps, la maladie est aussi un nouveau

rapport au monde, un changement d’image sociale, de place et de rôle dans la

société. La maladie peut aussi bien être vécue comme nous rendant étranger à nous

même et au monde extérieur par l’expérience d'un obstacle vécu par un homme

concret ; ou, au contraire, comme nous révélant à nous-même dans la ruine de

toutes les illusions sociales et des ambitions mondaines, donnant par là un sens à

notre action sociale de par la proximité à la mort avec le sentiment d’urgence

qu’elle suscite. A l’appui de sa thèse, Canguilhem, toujours dans « La

connaissance de la vie », se réfère à Bergson qui observait dans « Les Deux

Sources de la Morale et de la Religion » combien la perception de la maladie peut

être dénaturée par des habitudes de pensée inadaptées et illusoires.

__________________

54 G. CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Paris: Vrin, 1965, p.166-167

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« Il est conforme à nos habitudes d’esprit de considérer comme anormal ce qui est

relativement rare et exceptionnel, la maladie par exemple. Mais la maladie est aussi

normale que la santé, laquelle, envisagée d’un certain point de vue, apparaît comme

un effort constant pour prévenir la maladie ou l’écarter » (55)

C’est cet aspect subjectif de la maladie qui est nié par l’institution médicale,

laquelle ne conçoit la maladie que comme donnée mathématique ou statistique et

ne lui concède d’autre valeur qu’une valeur marchande à travers le système de

l’assurance santé. Cette incompréhension, cette absence de prise en considération

du ressenti du patient, revendiquées par le médecin comme conditions à

l’objectivité scientifique, entraîne souvent des phénomènes de résistance de la part

des malades ou une répétition névrotique des symptômes.

La maladie en arrive à susciter l’incompréhension chez le sujet malade qui vit

comme une injustice la diminution physique, la perte de liberté, cette forme

d’exclusion sociale dont il est victime, qui peut se manifester de diverses façons

parmi les membres de son entourage telles que la peur de la contagion, la difficulté

à supporter la vue de la souffrance d’autrui, dans ce qu’elle évoque du tabou de la

mort et de la fragilité de la condition humaine, ou encore le rejet et la

culpabilisation. Devant toutes ces manifestations d’angoisse et

d’incompréhension, l'explication rationnelle de la maladie que le médecin propose

en premier lieu n'est peut-être pas ce qui est attendu par le sujet malade. Celui-ci,

en prise à une désorganisation de sa vie sociale, à une altération de l’image et de la

valeur de soi, ne se reconnaissant plus dans ses possibilités d’être, se confronte à

un réel implacable qui écrase son moi idéal.

___________________

55 H. BERGSON, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, Paris: PUF, 1932, p.26

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Une des stratégies courantes, pour supporter le traumatisme plus ou moins violent

de la maladie, est l’attribution par le sujet malade d’un sens propre à ses

symptômes et ses douleurs, vécus comme des épreuves, des punitions, des

occasions de rédemption, un sens symbolique et émotionnel différent de celui

scientifique et rationnel que propose le médecin. Le fait de réintroduire ainsi du

symbolique dans la maladie permet au sujet de reprendre la maîtrise du cours de sa

vie, de trouver un point d’appui pour se protéger d’une réalité brute et de retrouver

un équilibre, de réorganiser son existence autour de ce nouvel état de fait.

Canguilhem, évoquant les recherches de Goldstein, remarque :

« Une altération dans le contenu symptomatique n’apparaît maladie qu’au moment

où l’existence de l’être jusqu’alors en relation d’équilibre avec son milieu devient

dangereusement troublée. Ce qui était adéquat pour l’organisme normal, dans ses

rapports avec l’environnement, devient pour l’organisme modifié inadéquat ou

périlleux. C’est la totalité de l’organisme qui réagit catastrophiquement au milieu,

étant désormais incapable de réaliser les possibilités d’activité qui lui reviennent.

(…) Or, vivre pour l’animal déjà, et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas

seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher (…)

L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il

est plus que normal. La mesure de la santé c’est une certaine capacité de surmonter

des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de

l’ancien.» (56)

Toute autre est la valeur accordée à la maladie par l’institution médicale, le terme

d’institution étant compris dans le sens précis que lui donne Vincent Descombes

__________________

56 G. CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Paris: Vrin, 1965, p.164-167

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dans son livre auquel nous renvoyons : « Les Institutions du sens » (57). Ainsi, la

maladie, était vue à l’origine sous l’angle moral dans le fonctionnement de

l'Hôpital général tel que décrit par Michel Foucault dans « Histoire de la folie » :

« Phénomène d’importance que cette invention d’un lieu de contrainte où la morale

sévit par voie d’assignation administrative. Pour la première fois, on instaure des

établissements de moralité, où se noue une étonnante synthèse entre obligation

morale et loi civile. » (58)

Elle est perçue aujourd’hui davantage sous un angle mathématique, statistique et

prédictif qui contraint le sujet malade à la responsabilité plutôt qu’à la culpabilité.

Laquelle responsabilité s’exprime d’abord sous la forme économique de

l’assurance vie, le prix de la santé étant fixé entre autres par le biais de

l’indemnisation des journées de travail ou du montant versé en cas de décès et

estimé proportionnellement au salaire mensuel. Comme le démontre Alain

Ehrenberg à partir de l’étude historique de la dépression dans le monde

contemporain occidental :

« La dépression nous instruit sur notre expérience actuelle de la personne, car elle

est la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la

discipline mais sur la responsabilité et l’initiative. » (59)

Face à la pathologie de l’insuffisance, caractéristique de la société post-moderne,

l’individu se réfugie dans l’addiction et la dépendance, comportements compulsifs

telles l’anorexie ou la toxicomanie qui protègent de la dépression en abrasant les

__________________

57 V. DESCOMBES, Les Institutions du sens, Paris: Ed. de Minuit, 1996

58 M. FOUCAULT, Histoire de la folie, Paris: Gallimard, 1972, p.87

59 A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Paris: Odile Jacob, 1998, p.16

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conflits et les angoisses.

Les politiques de santé publique, en réintroduisant le risque d’être malade, ont

reporté la responsabilité de la maladie sur le sujet et ses conduites à risque. Outre

le fait que la maladie handicape, diminue, et expose en même temps à l’exclusion

(une mise en quarantaine) autant professionnelle que familiale, dans une forme de

rationalisation de celle-ci, le sujet se juge responsable de son état. Il y a pourtant

une altérité infranchissable au vécu de la maladie qui fait que le malade se trouve

dans l’impossibilité de communiquer son expérience propre sinon peut-être à

quelqu’un souffrant de la même maladie d’où l’émergence de groupements de

malades (de cancer, de sida…) sous forme associative. La nécessité même qui est

apparue de ces associations de malades, en dehors des questions de lobbying et de

défense à des niveaux législatif ou institutionnel, prouve en soi combien

l’expérience de la maladie, dans la souffrance et la solitude, reste essentiellement

inaccessible aux proches comme aux soignants. Plus qu’un dysfonctionnement,

pour celui qui la vit, la maladie est une transformation de soi par quelque chose

qui fait corps avec soi. Il s’ensuit parfois des manifestations de rejet, de résistance,

d’arrêt des traitements et des soins qui, ne rentrant pas dans la logique médicale,

déconcertent les soignants. C’est une revendication de liberté, une prise de parole

du malade en opposition à l’institution médicale, laquelle n’attend guère du

malade, appelé patient, que passivité et délégation de pouvoir. Ce à quoi,

précisément, certains malades s’opposent, défendant leur liberté de choix, refusant

de suivre le traitement prescrit, de faire les examens indiqués, de prendre les

précautions recommandées, peut-être pas toujours en pleine conscience des risques

et des menaces pour leur survie. Sans doute se mêlent à ce désir d’indépendance et

à cette revendication de choisir sa vie, des sentiments confus d’autodestruction,

des conduites à risques suicidaires ou provocatrices, lourdes de conséquence pour

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ce qu’on appelle la santé publique, avec des possibilités de propagation de

pandémies comme dans le cas des infections VIH ou hépatiques.

Il semble qu’apparaît, dans le rapport vécu du sujet à sa maladie, une dimension

qui échappe à la volonté, un amoindrissement de la raison au profit d’un immédiat

corporel. Il n’est plus question alors de réflexion, d’analyse, de distanciation, mais

de réactions réflexes, de pulsions de survie ou au contraire de pulsions morbides,

d’exaspération, d’épuisement. En réaction à la complète perturbation de l’équilibre

identitaire que peut provoquer la maladie, on observe des sujets qui cherchent à se

réaffirmer en revendiquant des conduites suicidaires, en demandant à choisir les

conditions de leur mort. D’autres encore –par exemple des personnes souffrant

d’un cancer de la gorge ou des poumons, ayant subi une trachéotomie, et qui

recommencent néanmoins à fumer par la canule qui leur sert à respirer- invoquent

l’impossibilité de se contrôler, une irrésistible propension à céder à la tentation

tout en ayant pleinement conscience du danger vital que cela représente pour eux,

comme si, selon l’expression populaire, cette tendance était « plus forte qu’eux »

c’est-à-dire plus forte que leur volonté, que leur raison, que leur esprit. On trouve,

en psychopathologie, de nombreux exemples de comportements qui échappent

pareillement au vouloir conscient du sujet. Le patient atteint du syndrome de

Gilles de la Tourette, par exemple -pathologie décrit en 1885 par le neurologue du

même nom, élève de Charcot- se voit agir comme sous l’emprise d’une

personnalité étrangère à lui-même et dit ne pouvoir réprimer ni contrôler ses tics,

accompagnés d’incoordination motrice, de cris, insultes. De même, en psychologie

sociale, les recherches de Joule et Beauvois (60) démontrent combien la notion de

___________________________

60 R .V. JOULE, J.L. BEAUVOIS, La soumission librement consentie, Paris: PUF, 1998

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libre consentement reste ambiguë et sujette à discussion. Un certain nombre de nos

conduites parmi les plus usuelles semblent se produire à l’insu de notre conscience

explicite, l’intention d’agir n’étant qu’une reconstruction a posteriori permettant

de se réapproprier une action décidée en aval par divers modules cognitifs, comme

décrit par Minsky dans « La Société de l’Esprit » (61) où le concept de moi unifié

se révèle être une fiction, une propriété collective émergeante résultant du

processus interactif de multiples agents internes : des « zombies philosophiques »,

sortes d’homoncules en soi dépourvus de conscience. Les recherches et

expérimentations des neurobiologistes Benjamin Libet et Bertram Ferstein

semblent confirmer cette hypothèse du caractère illusoire de la décision volontaire.

Leur expérimentation, mise au point à l’Université de Californie, consistait à

demander à un sujet de plier un doigt volontairement en indiquant précisément le

moment où était prise la décision d’accomplir ce mouvement, des appareils

enregistrant le temps mis entre l’annonce de la décision et la réponse du

motoneurone et du muscle concerné, soit environ 200 millisecondes. Des

enregistreurs placés sur le crâne du sujet notaient cependant, une demi-seconde

avant l’annonce de cette décision, une activité électrique neuronale dans l’aire du

cerveau chargée de la prise de décision et de son exécution, ce qui fut interprété

par les neurobiologistes comme la preuve que l’action précède la décision

consciente d’un temps non négligeable.

La conclusion que tire Benjamin Libet de ses recherches expérimentales

concernant la question de la conscience et du déterminisme des conduites

humaines, semble être que si nos intentions émergent, en effet, indépendamment

_____________________

61 M. L. MINSKY, La Société de l’Esprit, Paris: Interéditions, 1988

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de notre conscience explicite, il nous reste néanmoins la possibilité d’en bloquer

consciemment la réalisation avant le passage à l’acte, de sorte que notre libre-

arbitre se manifeste dans la liberté de refuser à défaut d’être libre de vouloir.

Dans l’expérience de Libet, si l’on peut admettre que le sujet n’est pas vraiment

libre de lever le doigt ou non, étant donné qu’il a préalablement accepté de se

soumettre à l’expérience, qu’il est donc bien déterminé par des facteurs extérieurs,

il semble, cependant, qu’il dispose du choix de lever le doigt à tel moment plutôt

qu’à un autre. Or, l’expérience de Libet démontre qu’une instance au sein même

du sujet décide du choix du moment avant que sa volonté ne l’ait fait. Pour

réintroduire l’idée du libre-arbitre, Libet suppose alors que dans la demi-seconde

séparant la préparation de la décision consciente et la prise consciente de la

décision, la volonté consciente intervient pour inhiber ou renforcer le jeu des

déterminismes, sans pour autant pouvoir préciser l’origine et la nature de cette

volonté.

Interprétant à son tour les résultats des expérimentations de Libet dans son article

« Conscience et Durée : Perception, Intention, Décision.», Jean-François Lambert

conclut :

« Ces expériences, particulièrement spectaculaires, dont l’interprétation reste

largement ouverte, témoignent pour le moins du fait que la conscience ou

l’expérience subjective ne sont pas réductibles à leurs conditionnements

neurophysiologiques. » (62).

____________________

62 J.F. LAMBERT, Conscience et Durée : Perception, Intention, Décision., in

PhiloScience, n°2, Paris: Université Interdisciplinaire de Paris, 2005, p.76-77

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’intérêt des travaux de Libet, tient davantage selon Lambert au fait qu’il met en

défaut la thèse identitaire et relance le débat sur la subjectivité :

« L’effacement du sujet cartésien, transparent à lui-même, auteur souverain de ses

actes, conduit paradoxalement à postuler l’existence d’un insu radical et primordial,

irréductible à ses propres apparences trompeuses. Bien plus, c’est l’existence même

de cette tromperie qui atteste le mieux de la présence de « ceci » qui résiste à toute

forme d’objectivation (à la formalisation complète, à la réduction au savoir

positif). » (63)

Si on admet que d’une certaine manière la conscience explicite n’est qu’un

phénomène second par rapport à l’intention, que ce l’on désigne de façon usuelle

par le « penseur » est composé de multiples pensées plus ou moins inconscientes,

lesquelles, par identification successives, deviennent le « moi », on en arrive à la

conclusion paradoxale que ce sont les pensées qui produisent le « penseur » et non

l’inverse, de la même manière que ce sont les actions qui produisent l’ « acteur »,

c'est-à-dire que celui qui agit n’est pas l’auteur mais le produit de ses actions. A

partir de ce point de vue original, il sera, nous semble-t-il, intéressant de

reconsidérer le corps malade notamment à travers les addictions, comme par

exemple l’anorexie mentale.

3. Le corps vide de l’anorexique :

Nous nous proposons, dans le cadre de cette recherche, d’aborder l’anorexie pour

le rapport au corps qui y est vécu de façon obsessionnelle, en même temps que

____________________

63 Idem, p.77

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comme premier exemple d’un corps vide, un corps vécu comme vide, du vide à

travers le corps.

Sans développer les considérations psycho-cliniques de l’anorexie, qui

déborderaient le cadre de cette recherche, nous reviendrons brièvement sur la

définition qui en est faite à partir du DSM IV, ouvrage de référence international

des critères diagnostiques en psychopathologie. L’anorexie mentale (anorexia

nervosa) y est considérée comme un trouble des conduites alimentaires se

caractérisant par un certain nombre de symptômes :

- Le refus de maintenir le poids corporel au niveau ou au-dessus d’un

poids minimum normal pour l’âge et pour la taille, jusqu’à une perte

de poids conduisant au maintien du poids à moins de 85% du poids

attendu, ou une incapacité à prendre du poids pendant la période de

croissance conduisant à un poids inférieur à 85% du poids attendu.

- La peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, alors que le

poids est déjà inférieur à la normale.

- Une altération de la perception du poids ou de la forme de son propre

corps, avec une influence excessive du poids ou de la forme

corporelle sur l’estime de soi, ou un déni de la gravité de la maigreur

actuelle.

- Enfin, chez les femmes post-pubères, une aménorrhée caractérisée,

c'est-à-dire une absence d’au moins trois cycles menstruels

consécutifs.

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En même temps qu’un trouble des conduites alimentaires, Philippe Jeammet, dans

son livre «Anorexie, boulimie. Les paradoxes de l’adolescence.» (64), propose une

compréhension des conduites d’anorexie à partir de ce que l’on appelle

couramment les crises d’adolescence, crises normales du développement. C’est à

la fois une manière pour l’adolescente de se différencier, de régresser en refusant

de grandir, de rejeter sa mère en rejetant ce corps qui appartient symboliquement à

la mère, c’est aussi selon la théorie de Freud un dérivé du courant auto-érotique

chez l’hystérique. Un autre intérêt de l’approche de Philippe Jeammet consiste à

interpréter l’anorexie mentale comme une forme de conduite addictive.

L’étymologie latine du mot addiction évoque l’esclave pour dette, l’esclave par le

corps, le fait de donner son corps en gage d’une dette impayée. L’anorexie, liée au

narcissisme, est bien alors une addiction sans prise de produits (bien que puisse se

rajouter au tableau clinique la prise de laxatifs, de diurétiques ou d’excitants) où le

corps est l’objet central.

Paradoxalement alors que l'étymologie du mot "anorexie" désigne l'absence de

faim, les anorexiques sont en fait obsédées par l'envie de manger qu'elles ne

peuvent accepter. Le désir de nourriture, qui renvoie au désir en soi, désir perçu

comme étranger au sujet, est une menace permanente, celle d'être submergé,

débordé, de perdre le contrôle et d'être exclu d'une société basée sur la maîtrise.

Cette angoisse d'abandon prend la forme d'une angoisse de ne pas être vu et

suscite des conduites d'opposition typiques de l'adolescence qui s'expriment chez

l'anorexique par une volonté d'indépendance, un entêtement à ne dépendre de

personne.

____________________

64 P. JEAMMET, Anorexie, Boulimie. Les paradoxes de l’adolescence, Paris: Hachette, 2005

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Afin de ne pas être rejetées, elles rejettent, de même que pour ne pas souffrir du

vide elles construisent leur vie sur le vide.

Dans un article publié par le journal Libération le 29 octobre 2005, le

psychanalyste Philippe Jeammet écrivait :

« La violence de la réaction est à la mesure du besoin ressenti. C'est ce que nous

montre le couple anorexie/boulimie. L'anorexique ne mange pas parce qu'elle croit

que si elle commence, elle ne pourra plus s'arrêter. On se prive de ce dont on a le

plus besoin, parce que ce besoin même est perçu comme une menace. On va alors

essayer de se cramponner à quelque chose qui nous rassure : un comportement, une

croyance, une revendication… Et en disant : c'est mon choix! Derrière tout

agrippement, il y a la peur d'être lâché. » (65)

Le rejet du corps chez l'anorexique peut être compris comme une tentative de fuir

la réalité Refuser son corps, c'est refuser la source de tout besoin et de l'angoisse

d'être au monde; refuser de grandir, c'est refuser d'occuper l'espace; refuser de

devenir femme avec tous les changements que cela entraîne, c'est refuser de

s'inscrire dans le temps. Plus qu'un exil de la société, les jeunes anorexiques visent

un idéal de vide spatio-temporel irréalisable où leur existence se verrait fixer de

façon immuable dans une image unidimensionnelle. Sur fond de dérèglements

hormonaux qui pourraient se comparer à des conduites toxicomaniaques, s'installe

le fantasme d'une pure spiritualité martyrisant le corps. D'une certaine façon,

l'anorexie illustre la limite que constitue le corps, limite à laquelle se sont

confronté tant les mystiques que les ascètes, dans le sens où malgré l'illusion

habituelle d'une indépendance de la pensée et de l'esprit sur le corps et la matière,

nous ne pouvons pourtant sortir du corps pour parler du corps, faire abstraction de

____________________

65 P. JEAMMET, Anorexie, in Rebonds, Libération, 29/10/2005

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la réalité brute du corps pour tenir un discours désincarné sur celui-ci. C'est donc

bien toujours à partir du corps que l'on parle du corps, tant bien même ce serait

pour le rejeter. L’anorexique pourrait reprendre à son compte le point de vue de

Kant qui souligne l’aspect étonnant que revêt, pour un être pensant, le fait d’avoir

un corps. Si l’on se place au seul niveau de la pensée, le corps semble en effet

inutile. Il ne doit influer ni sur la réflexion, ni sur les résultats de l’observation

scientifique. Dépouillé des aspects empiriques, contingents, il produit seulement la

catégorie de l’espace. Elle est encore une catégorie de la conscience. Pour le reste,

ce que produit le corps, c’est tout au plus ce que Kant appelle une disposition à

l’animalité. L’être pensant, selon Kant, demeure comme écartelé entre deux

catégories de corps : d’une part, le corps céleste, créant l’admiration et allant de

pair avec la conscience de l’existence ; d’autre part, le corps terrestre qui rattache

l’homme, en tant que vivant, à l’animalité. On retrouve bien la position de

l’anorexique dans cette définition classique de l’homme comme animal doué de

raison dont il faudrait effacer l’animalité pour retrouver la pureté originelle. A ce

détail prés que Kant y ajoute la dimension de l éthique, la responsabilité

produisant la personnalité. Mais comprise ainsi, sans doute l’éthique éloigne-t-elle

encore l’homme de ses racines animales.

L’anorexique pourrait de même se reconnaître dans la sentence platonicienne qui

veut que le corps soit la prison de l’âme, postulat qui domine toute l’histoire de la

philosophie occidentale jusqu’à Kant pour qui les facultés de l’âme se trouvent

entravées par les obstacles d’une matière grossière, soit en autre le corps et les

contingences matérielles qui y sont liées. On perçoit derrière ce rejet du corps une

inquiétude qui tiendrait autant de la culture que de la nature de notre perception.

La perception, en effet, est productrice de distance. La conscience est

nécessairement conscience de quelque chose. Penser, c’est prendre quelque chose

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pour objet. Penser le corps c’et entretenir l’illusion qu’il y a d’un côté le corps,

l’observé, d’un autre côté la pensée, l’observateur. Quand je pense mon corps, et

même si je me pense comme corps, je suis le corps pensant qui se pense lui-même.

Mais les modalités de ma pensée produisent une apparence de distance. Du coup,

je peux rêver d’une pensée dégagée de la contingence. Ce qui implique deux

conséquences principales : l’oubli ou le déni du corps humain et le mépris de

l’animal.

L’oubli du corps est manifeste dans ce que Derrida appelle le « logocentrisme ».

L’appellation, cependant, occulte peut-être la dimension grecque du logos. Dans

l’univers hellénistique, le logos recouvrait en effet tout ce qui avait trait à la

parole, à la raison, au raisonnement. Il était l’origine de la logique. Il pouvait

pourtant s’exprimer à l’occasion dans l’ivresse ou dans l’extase comme dans la

folie. Bien plus, avant que d’être verbe, il pouvait être le feu créateur et aveugle

qui propulse le monde. Pour finir, le logos apparaissait dans la semence, dans la

puissance de germination. Il était à la fois force de vie et origine de la pensée.

Dans la version qui prédominera ensuite, le logos perdra cet aspect vital et sera

avant tout compris comme une pensée sans contingence. La pensée sera supposée

déconnectée du corps qui l’a vu naître. Je pense mais quand je pense, j’oublie mon

corps. J’enseigne mais quand j’enseigne, je ne suis plus un corps, je deviens une

voix qui parle et qui, comme telle, détient le pouvoir mystérieux d’accéder à la

vérité. L’être qui parle pour exposer la vérité devient pure incarnation de l’esprit.

Saint Paul parlera de l’excellence de certaines révélations qui ont lieu quand lui-

même ne saurait dire s’il était dans son corps ou sans son corps (66). La vérité, en

somme, prend corps en l’absence de corps. Et on passe vite de cet oubli du corps

____________________

66 SAINT PAUL, Seconde Epître aux Corinthiens, 12, 1-9

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au mépris du vivant. Dans la conception théologique chrétienne du monde, on

distingue trois niveaux dans une progression allant du plus matériel au plus

spirituel : le domaine de l’animal, celui de l’homme, celui des anges et des étoiles

que Kant modifiera en univers éthique. Cette conception conduit à reléguer à un

niveau inférieur tout ce qui est perçu comme animal alors que dans l’antiquité

l’animal était fréquemment une figure de la divinité.

Christine Robineau, dans « L’anorexie, un entre-deux-corps » (67), décrit

l’anorexie comme le lieu d’une dichotomie entre le corps et l’esprit, un

empêchement de lier ces deux états de l’être que sont la « nature » et la « culture »

en une économie qui préserverait la part de « nature » nécessaire à l’auto-

conservation tout en introduisant la part de « culture » indispensable à la survie

psychique.

S’interrogeant sur l’anorexie dans le cadre d’une mise en interaction des

problématiques philosophiques et psychanalytiques qui y sont liées, Christine

Robineau écrit :

« Passion du vide ? Exercice de l’impensable ? Echec à sublimer ? Avatar d’une

nostalgie de l’immédiateté du sens d’ordre mythique ? Toutes les interrogations se

rejoignent en la question d’une relation corps-esprit d’ordre dichotomique, et tous

les auteurs, quelles que soient par ailleurs leurs divergences théoriques, s’accordent

pour référer le symptôme à un imaginaire christique de mépris de la chair et de

maîtrise du corps par l’esprit dont l’histoire de la philosophie occidentale offre une

rationalisation avec la dichotomie corps-esprit ». (68)

____________________

67 C. ROBINEAU, L’anorexie, un entre-deux-corps, Paris: L’Harmattan, 2003

68 Idem, p. 5

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Après l’hystérie dont les manifestations les plus spectaculaires s’estompèrent au

début du vingtième siècle, l’anorexie et la boulimie apparaîtraient comme une

même pathologie, symptomatique de l’époque contemporaine dans les sociétés

occidentales. Alors que l’hystérique adressait une plainte non verbale au corps

médical, l’anorexique au contraire non seulement ne se plaint pas mais revendique

sa maigreur cadavérique dans une forme d’exhibitionnisme paradoxale, rationalise

et idéalise son trouble du comportement, sublime sa pathologie et s’en fait la

propagandiste. C’est l’entourage familial et professionnel de l’anorexique qui

porte la plainte et la demande de soins. L’anorexie renvoie donc bien à un

problème d’oralité où la nourriture figure le remplissage toxique d’un vide faute

d’une parole en réponse à une demande d’amour adressée à la mère.

Reconnaissant dans l’insatisfaction l’essence du désir, Lacan explique l’anorexie

comme une exacerbation du désir en tant que manque. A une mère absente ou

envahissante qui gave l’enfant de nourriture plutôt que de répondre à sa demande

d’amour, le désir de l’anorexique ressurgit en négatif par le refus, aucune

nourriture, aucun objet n’étant capable de combler son désir. Mais pour Lacan,

dans l’anorexie, il s’agit toujours de désir lequel est par nature manque, exprimé

en négatif mais impératif, au contraire d’une absence de désir :

« Il s’agit d’entendre l’anorexie mentale par : non pas que l’enfant ne mange pas,

mais qu’il mange rien » (69)

L’anorexique qui fait du rien un objet, qui « mange du rien » et en cela réalise son

désir de manger, exprime en définitif, au même titre que l’hystérique, l’essence

même du désir qui est l’insatisfaction, la faim, le vide.

____________________

69 J. LACAN, La relation d’objet, Le Séminaire IV, Paris : Seuil, 1994

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Non seulement l’anorexie n’est pas une absence de désir mais elle n’est pas non

plus une absence de faim, ce qui amène à dire que l’anorexique a la bouche pleine,

c'est-à-dire qu’elle vit sa pathologie comme une jouissance absolue d’où sa

terrifiante volonté. Véritable maladie de la volonté, en fait, dans laquelle le sujet

engage la totalité de son économie psychique, et qui se manifeste surtout par le

refus de toute dépendance allié à une maîtrise du corps poussée à l’extrême dans la

maigreur et l’évidement.

Selon Christine Robineau :

« L’anorexie se situerait donc sur le versant intellectuel de l’appétit, et se

manifesterait par un refus du concupiscible et de l’irascible ? Pas de compulsion ou

d’impulsion mises en évidence dans le comportement manifeste de l’anorexie, mais

une sourde détermination courant dans le roc des certitudes comme le ruisseau du

doute, ou du désespoir. Maladie de la volonté se transmuant en volonté de la

maladie, comme si celle-ci prenait corps en lieu et place du sujet. » (70)

En fin de compte, la relation paradoxale, basée sur le mécanisme psychologique

d’incorporation, entre la mère et l’anorexique conduit cette dernière à se trouver

dans une impasse relationnelle où si elle se nourrit elle demeure dans une

dépendance mortifère à la mère et sacrifie sa propre existence psychique, mais si

elle ne se nourrit pas elle met en jeu son existence somatique. L’anorexie apparaît

clairement en relation avec la mort dans une fascination en rapport à un fantasme

de viol et d’arrachement à la matrice originelle.

___________________

70 C. ROBINEAU, L’anorexie, un entre-deux-corps, Paris: L’Harmattan, 2003, p.11

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L’anorexie ne pourrait se nourrir du fait de ne pas avoir été elle-même nourrie

dans le ventre maternel, d’où une identification de la nourriture et de

l’enfantement, symbolisée par la grossesse, de la nourriture et de la sexualité,

symbolisée par une confusion bouche-sexe :

« C’est également la confusion contenant-contenu, le corps devenant contenu d’une

volonté qui le vide comme contenant, contenant par conséquent se vidant en tant que

contenu et non de son contenu ; c’est encore la confusion dedans-dehors,

l’anorectique se dédoublant en un corps possédé par son âme, ou volonté, corps

qu’elle se donne pour tâche de maîtriser, et un corps posséder par quelque démon

qu’il faut à la fois faire disparaître et faire parler, pour appeler à l’aide, inscrivant

ainsi le dedans qui souffre, où se mène une lutte diabolique sans doute, au dehors qui

se phallicise en s’amenuisant ; corps trophée et corps poubelle, corps érigé et corps

mangé, contenant et contenu se mêlent dans l’effacement des formes et de leur

symbolique de la valeur. » (71).

Cette mort qui fascine l’anorexique s’exprime dans une tentation pour le vide. Non

pas un vide apophatique qui serait le fruit d’un jeûne mystique, l’anorexique ne se

fondant pas non plus dans un sentiment océanique d’infini, mais un vide comme

état d’énergie minimale.

Dans l’épuisement du besoin, l’anorexique affirme sa volonté d’une façon telle

qu’on peut certes y voir l’expression d’une forme de fantasme de toute puissance.

De même, dans cette obsession de maîtrise de l’esprit sur le corps périssable, elle

trouverait tout à la fois une jouissance hystérique et une confirmation de la

supériorité de l’esprit sur le sensible.

____________________

71 Idem, p.35-36

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La représentation du corps chez l’anorexique se trouve ainsi clivée, de par un

mécanisme projectif, d’une part en un corps idéal, rempli en quelque sorte par un

sentiment de vide qui évacue les représentations gênantes et les affects dépressifs,

un corps idéal qu’on pourrait renvoyer aux Idées platoniciennes et au concept de

perfection cartésienne, corps exhibé et revendiqué ; et d’autre part en un corps

poubelle, jouant le rôle de mauvais objet partiel, que l’anorexique cherche à cacher

et à effacer. Il n’est pas d’autre destin envisagé, pour ce dernier corps, que la mort

et la dégradation, la seule échappatoire étant de se réfugier dans l’abstraction et

l’idéalité.

«A une vie absurde débouchant sur la mort est opposée la mort du besoin qui ne fait

pas sens. Sa maigreur est le signe du sacrifice. Ne revendique-t-elle pas la pureté,

symbolisée par le vide, corps vide représentant la forme pure d’une volonté se

choisissant assez bonne pour rejeter toutes inclinations précipitées dans la supposée

première chronologiquement, la faim?» (72).

Cette absurdité de l’existence, intériorisée par l’anorexique, produit un sentiment

de vide en soi, le refus de nourriture venant dés lors renforcer ce vide, le

matérialiser en quelque sorte, fut-ce en creux par l’évidement du corps. Ce

processus d’amaigrissement et cette dichotomie corps-esprit permettent à

l’anorexique de fétichiser son propre corps jusqu’à le rendre impersonnel, laissant

le sujet entre deux eaux, fantomatique, flottant comme détaché de lui-même.

C’est précisément pour tenter d’enraciner ce corps fluctuant, de travailler sur cette

image corporelle défaillante et déformée qu’ont d’elles-mêmes les anorexiques,

que parmi les diverses expériences thérapeutiques entreprises dans les cliniques

____________________

72 Ibid, p.26

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psychiatriques de traitement de l’anorexie, on remarquera, au Centre des Maladies

Mentales et de l’Encéphale de l’Hôpital Sainte Anne dirigé par le Professeur

Foulon, les recherches faites autour du massage et du tai-chi-chuan, pratique

corporelle extrême orientale s’apparentant à une danse faite au ralenti où l’on

cherche à laisser les mouvements naître spontanément, guidés par une énergie

interne non entravée par la conscience, selon les principes traditionnels de

l’acupuncture et la philosophie taoïste. On cherche un lâcher-prise, une détente

tant interne qu’externe qui procure un sentiment de liberté, de légèreté, expérience

nouvelle pour l’anorexique obsédée par la maîtrise et le contrôle. La supposition

sous-jacente à cette thérapie par le tai-chi-chuan est qu’un travail sur le corps, le

corps comme symptôme de l’anorexique, et un travail d’ouverture du corps

rééquilibrant l’entreprise anorexique de fermeture et de maîtrise du corps par le

mental, aura des répercussions positives sur le psychisme de la patiente

anorexique. L’utilité de recourir à des pratiques corporelles extrêmes orientales

plutôt qu’à d’autres occidentales étant de court-circuiter les références et à priori

de la patiente. La dichotomie entretenue entre corps et psyché, et à laquelle semble

se référer l’anorexique, n’a de sens, en effet, qu’à l’intérieur de l’imagerie propre

à notre culture judéo-chrétienne héritée du dualisme platonicien. La culture

chinoise par contre, dominée qu’elle est par le taoïsme, le confucianisme et le

bouddhisme, prône l’unité entre le corps et l’esprit, soit la psychosynthèse ou

pensée synthétique.

Un lettré confucéen Fan Zhen (450-515 av JC), cité par Anne Cheng, en témoigne

dans un essai intitulé « De la destructabilité de l’esprit » :

« L’esprit c’est le corps, et le corps c’est l’esprit. Si le corps demeure, l’esprit

demeure ; si le corps disparaît, l’esprit est détruit. Le corps est la matière de

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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l’esprit ; l’esprit est la fonction du corps, ce ne saurait être deux choses différentes,

ce sont simplement deux noms distincts pour une seule et même entité » (73).

C’est sur ce modèle de l’unification du corps et de l’esprit que repose le tai-chi-

chuan, art martial chinois de tradition millénaire qui s’appuie sur des principes

respiratoires et prophylactiques taoïstes. Il ne se limite pas à la maîtrise d’une

technique mais vise à la transformation en profondeur du pratiquant. Il fait

référence à un système d’exercices qui insistent sur la libération plus que sur le

contrôle de la respiration, du rythme, du mouvement et de l’équilibre du corps.

Ces exercices sont destinés à améliorer la circulation dans le corps du « Qi » -

souffle vital qui anime tous les êtres et leur communique l’énergie qui dynamise le

cosmos. Cette énergie est en rapport avec la notion chinoise de Yin/Yang,

alternance en toutes choses de positif et de négatif, de masculin et de féminin, et

qui se trouve symbolisée dans la figure désormais célèbre du Taiji, constituée d’un

cercle divisé en deux parties égales, noire et blanche, imbriquées et spiralées. D’où

cette analogie, très présente dans la pensée chinoise classique, entre le

macrocosme qu’est l’univers et le microcosme qu’est le corps humain.

Précisant cette idée, Catherine Despeux, dans son ouvrage « Taiji Quan : art

martial, technique de longue vie », écrit :

« Dans la pratique du tai-chi-chuan (…) le pratiquant s’efforce d’harmoniser le petit

univers qu’est son corps tout en s’accordant à l’harmonie générale de l’univers. »

(74)

__________________________________________________________________

73 A. CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris : Seuil, 1997, p.358

74 C. DESPEUX, Tai Ji Quan : art martial, technique de longue vie, Paris : Guy Trédaniel

Editeur, 1981, p.51

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L’accent n’est donc pas mis sur le travail musculaire, ni sur la recherche de la

vitesse, de la souplesse ou de la performance, mais au contraire sur un travail

intérieur du souffle, de l’énergie (Qi) et de l’esprit.

Si dans un premier temps, le pratiquant de tai-chi-chuan cherche à concentrer le

mental et à fortifier l’esprit, propositions propres à intéresser des patientes

anorexiques, dans un second temps, très rapidement, il vise à libérer les tensions, à

développer un ressenti intuitif du corps et à en vivre, dans la spontanéité, une

expérience immédiate. Le mouvement finit par s’exécuter de façon automatique,

pour ainsi dire de lui-même, sans effort conscient, dans une union des contraires

intérieur/extérieur, mouvement/repos, moi/l’autre.

« Le pratiquant n’exécute plus de lui-même les mouvements, il laisse le Dao agir à

travers lui. Dans cet état, il n’est plus sujet à des pensées désordonnées qui

l’assaillent de toutes parts, ses tensions ont disparu et font place au calme et à la

sérénité. C’est là un effet similaire à celui de la méditation. » (75)

La pratique du tai-chi-chuan tend clairement vers autre chose qu’une simple prise

de conscience du corps ou un travail sur l’image corporelle ; il s’agit bien de

transformer ce corps, de le vider de ses tensions, de ses blocages, de ses

résistances, de l’ouvrir à de nouvelles sensations et possibilités. On y trouve tout

un travail de visualisation et d’induction du souffle intérieur qui se réfère aux

techniques taoïstes dites de longue vie, communes également à la médecine

chinoise traditionnelle, considérées comme une pratique d’alchimie intérieure.

____________________

75 Idem, p.75

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Selon C. Despeux :

« Le Taiji Quan est donc plus qu’une technique corporelle, c’est aussi une pratique

unissant le ciel, la terre et l’homme, conformément à l’idéal du sage tel qu’il est

exprimé dans le « Livre des Mutations » : « Le grand homme unit sa vertu efficiente

à celle du ciel et de la terre, unit sa lumière à celle du soleil et de la lune, rythme sa

vie selon les quatre saisons ». Il est un retour au naturel, à la spontanéité. Les

mouvements doivent refléter le calme des montagnes et des collines, le flot incessant

des fleuves et des rivières. » (76)

Pourtant, bien que d’après certaines théories non étayées le tai-chi-chuan puisse

être rapproché des danses de style chamanique, pratiquées lors de rituels taoïstes

populaires pendant lesquels l’officiant lutte littéralement avec les démons ou les

esprits, le tai-chi-chuan dans sa pratique actuelle ne saurait être assimilé à une

transe, à un état hypnotique, à une expérience extatique ou religieuse, toute

conception transcendante en étant absente. Si on peut parler d’un retour à la

vacuité, il ne s’agit en aucun cas de fusionner ou de s’oublier dans un sentiment

océanique mais au contraire de faire l’expérience d’un vécu intégral et global de

son être à travers la présence au corps. Le corps que l’on expérimente alors est un

corps libéré de ses tensions et blocages, un corps unifié et relié, articulation par

articulation, sans la moindre discontinuité. Chaque partie du corps correspond au

vide ou à la plénitude, qui se complètent et s’harmonisent jusqu’à ce que ce corps

n’obéisse plus à la seule volonté du sujet mais suive une volonté propre et

spontanée, le Dao agissant à travers lui selon le principe de la philosophie taoïste

qui veut que dans l’abandon de l’ego, dans le renoncement aux désirs et aux

vanités mondaines, on retrouve l’état d’être originel.

____________________

76 Ibid. p.56

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Ainsi l’exprime de façon synthétique le « Chant de la véritable signification » de

Song Shuming, cité par Catherine Despeux :

« Ni son ni forme (oubli de son être). Tout le corps est transparent (intérieur et

extérieur ne font qu’un). La réaction aux choses est spontanée (on suit les intentions

de son esprit). (…) Développer complètement sa nature et être maître de son destin

(l’énergie spirituelle est fixée, le souffle est en quantité suffisante). » (77)

Comme le remarque François Jullien (78), la tradition occidentale, à laquelle ici

semble se conformer parfaitement l’anorexique, distingue la nourriture du corps de

celle de l’esprit, dissocie l’activité intellectuelle de la vie organique, et en se

détournant de la fonction générique de nutrition et de croissance, jugée

dégradante, inférieure, impure, oppose la faim animale de celle véritable qui serait

spirituelle.

« Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en

commun même avec les végétaux ; or, ce que nous recherchons, c’est ce qui est

propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et de

croissance. » (79)

A l’inverse, la tradition chinoise avec l’expression usuelle « nourrir sa vie » (yang

sheng) ne conçoit pas un tel clivage entre le matériel et le spirituel. La vie que l’on

se doit de nourrir est saisie globalement comme l’ensemble de son potentiel vital,

libre de tout assujettissement à un ordre transcendant religieux ou rituel.

____________________

77 Ibid. p.123

78 F. JULLIEN, Nourrir sa vie, Paris : Seuil, 2005

79 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 6

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Le concept judéo-chrétien de « Vie éternelle » se traduit pour les taoïstes, selon

François Jullien, en « Longue vie » comprise comme une immortalité matérielle du

corps lui-même :

« Ce recentrement sur la vitalité organique, à l’encontre de la tentation de la

connaissance qu’ont donc bien connue aussi les Chinois, ne s’entendra lui-même

pleinement que si l’on prend en compte que les Chinois de l’Antiquité n’avaient pas

conçu d’immortalité. Leur monde, à la différence de celui du Phédon, étant sans

grand « Là-bas » où pouvoir s’évader, la seule durée envisageable est

nécessairement celle de la vie dans et par le corps de l’être individuel » (80)

Par cette rapide étude sur le tai-chi-chuan nous avons cherché à montrer que cette

technique corporelle traditionnelle, au même titre que la méditation bouddhiste

comme nous le verrons plus tard de manière plus approfondie, peut être une

première façon d’appréhender un corps vide dans le sens d’un corps libre de toute

détermination par le langage.

Il nous faut pourtant encore préciser le support théorique sur lequel repose

l’utilisation d’une pratique corporelle traditionnelle telle que le tai-chi-chuan dans

le cadre d’une institution thérapeutique. Si on peut évoquer les théories psycho-

physiologique et neurologique, par rapport à tout ce qui relève de la conscience du

corps et de l’image corporelle, c’est surtout la théorie psychanalytique qui nous

semble porteuse de sens dans le cadre d’un travail avec des patientes anorexiques

hospitalisées en long et moyen séjour dans un service psychiatrique institutionnel.

La psychanalyse, en effet, avec les études freudiennes sur l’hystérie, peut

apparaître comme une première tentative scientifique pour sortir d’un mode de

____________________

80 F. JULLIEN, Nourrir sa vie, Paris : Seuil, 2005, p.16

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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pensée dualiste en ce qui concerne le rapport corps-esprit. L’hystérie désigne une

classe de névroses où le conflit psychique vient se symboliser dans le corps. Si la

formule freudienne pour définir l’hystérie reste celle d’un saut du psychique au

somatique, ce qui illustre bien la séparation ontologique du corps et de la psyché,

la construction freudienne demeure néanmoins non loin du corps, toute la théorie

psychanalytique reposant sur le concept de pulsion. La pulsion est décrite par

Freud en 1905 comme un concept limite entre le psychique et le somatique, étant

la représentation au niveau du premier de l’activité du second. La pulsion est au

commencement de la vie psychique et renvoie à une charge énergétique, une

poussée tant d’un point de vue quantitatif qu’économique qui est facteur de

motricité. La source corporelle, l’objet et le but sont ses attributs. En d’autres

termes, c’est l’excitation corporelle qui amène un état de tension, le but étant de

supprimer cet état là par le biais d’un objet. Freud a décrit différents destins des

pulsions dont la sublimation. A priori, le concept de sublimation et le tai-chi-

chuan sont donc situés aux antipodes l’un de l’autre. Nous nous proposons,

pourtant, d’illustrer en quoi le tai-chi-chuan peut avoir une action thérapeutique en

s’apparentant au processus psychanalytique de sublimation, une sublimation non

pas symbolique comme dans la psychanalyse mais physiologique dans un

processus de type alchimique.

Pour ce faire, après avoir développé la théorie freudienne de la sublimation, nous

aborderons quelques concepts de la tradition chinoise et tibétaine, qui s’appliquent

autant à la médecine traditionnelle qu’aux arts martiaux internes dont le tai-chi-

chuan. Une fois établies ces bases théoriques, nous discuterons des liens que l’on

peut envisager entre le concept de sublimation et la pratique du tai-chi-chuan.

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A - Introduction à la notion de sublimation

Freud donne sa première définition de la sublimation dans « Trois Essais sur la

théorie sexuelle » :

« Processus dans lequel les excitations excessives provenant de différentes sources

de la sexualité trouvent une dérivation et un emploi dans d’autres domaines » (81).

Les origines du processus de sublimation sont à chercher dans la période de

latence sexuelle chez l’enfant. Freud en fait donc un mécanisme de défense tardif

–post-oedipien- relevant du stade génital. Il situe d’emblée le processus de

sublimation dans « la troisième issue en cas de prédisposition constitutionnelle

anormale », et ce aux côtés de la perversion d’une part, du refoulement d’autre

part.

Le lien que Freud établit entre les composantes perverses de la sexualité et la

sublimation nous montre qu’il associe la sublimation et les pulsions partielles,

c’est à dire les pulsions sexuelles non génitales. Il s’agit essentiellement des

pulsions prégénitales qui ne parviennent pas à s’intégrer dans l’organisation

génitale définitive. Quand Freud introduit le concept de sublimation, il en fait une

formation réactionnelle puisqu’il déclare :

« La répression par formation réactionnelle, qui commence déjà pendant la période

de latence de l’enfance pour se poursuivre dans les cas favorables durant toute

l’existence, est assurément une sous-espèce de sublimation » (82).

____________________

81 S. FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle, nouvelle éd. : Gallimard, 1989, p.190

82 Idem, p.140

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Freud va également accorder une importance particulière à la valeur sociale du

processus impliqué par la sublimation, considérée comme une dérivation des

prédispositions sexuelles fournissant une grande part des oeuvres de la

civilisation.

Sur le modèle de la théorie de l’étayage des pulsions sexuelles sur les pulsions

d’autoconservation, Freud va émettre l’hypothèse que :

« Les mêmes voies par lesquelles des troubles sexuels se répercutent sur les autres

fonctions corporelles devraient aussi servir chez le bien portant à un autre usage

important. C’est par elles que devrait s’opérer l’attraction des forces pulsionnelles

vers d’autres buts que des buts sexuels, autrement dit la sublimation de la sexualité »

(83).

En ce sens, la théorie de la sublimation est en amont du premier dualisme

pulsionnel puisque ce n’est qu’entre 1910 et 1915 que Freud élabore sa théorie des

pulsions selon laquelle les pulsions sexuelles, liées au principe de plaisir, s’étayent

sur les pulsions d’autoconservation, liées au principe de réalité.

C’est là que prend sens le conflit névrotique qui va nécessiter le refoulement des

désirs sexuels. En effet, au départ, les pulsions d’autoconservation et les pulsions

sexuelles se confondent et ce n’est que lors du développement psychique, pendant

l’activité de représentation, quand la pulsion va devenir auto-érotique, que ces

deux grands groupes pulsionnels vont se séparer.

____________________

83 Ibid. p.140

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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B - Le concept de narcissisme et la deuxième Topique freudienne

A partir de 1914, Freud va remanier sa définition de la sublimation puisqu’il remet

implicitement en cause l’analogie faite auparavant entre sublimation et formation

réactionnelle. Freud se propose, en effet, de démontrer que la formation d’idéal –

Idéal du Moi- agit en faveur du refoulement, tandis que la sublimation

représenterait l’issue permettant de satisfaire les exigences de la libido sans

amener le refoulement. Dans une conception défensive de la sublimation, Freud

établit une relation paradoxale entre le mécanisme de refoulement et celui de

sublimation, dans le sens où il considère la sublimation comme un mécanisme de

défense mais qui n’irait pas jusqu’au refoulement.

La sublimation s’avère être, ainsi, un des destins des pulsions sexuelles avec le

renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre et le

refoulement. A la suite de quoi, Freud définit trois types de destins pour la libido :

d’une part l’inhibition névrotique, d’autre part la sexualisation de la pensée –avec

l’obsessionnalisation et la rumination- et enfin la sublimation.

Avec l’apparition de la deuxième topique freudienne, en 1923, où l’appareil

psychique est réorganisé en trois instances : le Ca, le Moi, le Surmoi, Freud va à

nouveau modifier sa définition de la sublimation en soulignant que :

« La transposition de la libido d’objets en libido narcissique (…) comporte

manifestement un abandon des buts sexuels, une désexualisation, donc une espèce de

sublimation » (84).

____________________

84 S. FREUD, Essais de psychanalyse, 1920, Paris : Payot, nouvelle éd. 2001, p.242

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En d’autres termes, la sublimation nécessiterait un temps intermédiaire qui est le

retrait de la libido sur le moi rendant possible la désexualisation. L’énergie du Moi

étant, dans la conception freudienne, de nature narcissique, la sublimation devient

dépendante de la dimension narcissique du Moi. A la satisfaction sexuelle directe,

se substitue la gratification narcissique. Alors que, d’un point de vue économique,

la pulsion conserve sa poussée et sa source corporelle dans le mécanisme de

sublimation, ce même mécanisme modifie le but de la pulsion qui, de sexuel,

devient culturellement créateur.

Le changement de but de la pulsion amène une autre ambiguïté à propos de la

sublimation, notamment sur la différence entre sublimation et « inhibition quant au

but », expression qui qualifie une pulsion qui n’atteint pas son mode direct de

satisfaction et trouve une satisfaction atténuée dans des activités ou des relations

qui peuvent être considérées comme des approximations plus ou moins lointaines

du but premier. Parmi les pulsions sexuelles inhibées quant au but mais non

sublimées, Freud met les pulsions sociales, la tendresse entre parents et enfants,

l’amitié et les liens sentimentaux dans le mariage. Les tendances inhibées quant au

but représentent donc le « courant tendre » de la libido à l’opposé du « courant

sensuel ».

Freud voit dans l’inhibition un commencement de sublimation mais la différence

essentielle entre les deux processus résiderait dans le fait que l’inhibition quant au

but possède un but réel qui se trouve inhibé mais conservé.

C’est suite à l’article « Au-delà du principe de plaisir » (85), paru en 1920, dans

lequel Freud aborde le cas des névroses traumatiques, que le deuxième dualisme

____________________

85 S. FREUD, Au-delà du principe de plaisir, 1920, Paris : Payot, nouvelle éd. 1968

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pulsionnel va voir le jour. Il oppose la pulsion de vie, appelée Eros, à la pulsion de

mort, qu’il appelle Thanatos. L’ensemble des phénomènes humains va alors

pouvoir être étudiés à la lumière de l’intrication ou de la désintrication

pulsionnelle. Freud précisera sa théorie en soulignant que l’agression est

inévitable dans la société. Il montrera qu’il n’existe pas de conduite purement

destructrice ni purement libidinale, mais que toute conduite est une combinaison

entre ces deux groupes de pulsions.

Enfin, avec l’introduction des instincts de mort, Freud évoquera la possibilité

d’une sublimation des pulsions agressives, concept qui nous intéressera

particulièrement dans notre proposition de considérer le taï-chi-chuan comme

processus thérapeutique.

C - Les controverses post-freudiennes

Nous avons vu la difficulté qui fut celle de Freud pour maintenir une même

définition du processus de sublimation tout au long de son œuvre et notamment la

difficulté à distinguer la sublimation d’autres processus limitrophes, tels la

formation réactionnelle et l’inhibition quant au but. Nous pourrions également

discuter ses rapports avec la symbolisation, l’idéalisation, la formation

substitutive, la formation de compromis, l’intellectualisation, la rationalisation, le

déplacement, l’évitement, le clivage…ce qui peut amener à considérer la

sublimation soit comme un processus normal, soit comme un processus défensif.

Anna Freud, en 1937, reprendra la conception de Freud en classant la sublimation

dans sa liste des « méthodes de défense du Moi », tout en la rangeant du côté de la

normalité plutôt que de celui de la névrose. Mélanie Klein verra, elle, dans la

sublimation une tendance à réparer et à restaurer le « bon objet » détruit par les

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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pulsions agressives. Certains auteurs, encore, classeront la sublimation parmi les

mécanismes de défense mais en feront, tel Fénichel, une « défense réussie »; ou,

comme Anzieu, en parleront en termes de « mécanisme de dégagement » ; voire,

pour Le Guen, en terme de « conquête ». Devant la complexité théorique que

recouvre le concept de sublimation, nous avons choisi de discuter tout d’abord de

la notion de conflit, fondamentale en psychanalyse, et de voir en quoi la notion de

conflit pouvait éclairer la notion de sublimation. Nous aborderons ensuite la

question de la supposée valeur sociale de l’activité sublimée et enfin nous nous

interrogerons sur l’aspect thérapeutique de la sublimation.

D - La notion de conflit

La question que soulève Jean Laplanche quand il s’interroge sur la possibilité

d’un destin non sexuel de la pulsion sexuelle est de savoir si la sublimation

est ou non de l’ordre du symptôme (86). Ce à quoi Jean Michel Porret

répondra :

«Le processus de sublimation est antisymptomatique, dans le sens où il fait

l’économie du symptôme. Cette position ne supprime pas du tout la possibilité de la

présence simultanée d’activités sublimatoires et de formations symptomatiques. Mais

la sublimation est en quelque sorte le dépassement ultime du symptôme (…). Elle est

le résultat d’un travail psychique qui va à l’encontre de la formation de symptôme. »

(87).

____________________

86 J. LAPLANCHE, La sublimation, Paris : PUF, 1998, p.119

87 J.M. PORRET, La consignation du sublimable, Paris : PUF, 1994, p.138

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La sublimation est, en effet, souvent représentée comme une issue heureuse pour

les désirs non recevables. Elle implique la résolution du conflit défensif. En

d’autres termes, le processus de sublimation semble mettre en cause le point de

vue dynamique de la théorie psychanalytique.

Or, il n’en est rien car comme le souligne très justement Olivier Flournoy dans un

article publié en 1967 :

« A priori, la sublimation représenterait la sublimation d’un conflit, autrement dit

quelque chose de non conflictuel. Et pourtant, les activités de sublimation les plus

classiques n’apparaissent pratiquement jamais comme telles dans le dialogue

analytique. Il n’est que d’en parler pour que l’analyste y prête la même attention

qu’à tout autre discours plus directement en rapport avec le conflit défensif » (88).

Si la pratique clinique confirme l’existence d’un conflit dans les activités

sublimatoires, l’idée théorique du processus de sublimation comporte également la

notion de conflit.

Jean Michel Porret écrit ainsi :

«L’activité sublimatoire renferme en elle-même, voire engage peu ou prou, une

certaine part de conflictualité. (…) Elle nécessite la mobilisation d’une certaine

quantité d’agressivité issue du narcissisme secondaire » (89).

Allant plus loin dans l’analyse, il interprète finalement toute activité dépourvue

d’aspect conflictuel comme étant de l’ordre de fausses sublimations.

____________________

88 O. FLOURNOY, La sublimation, RFP, n°1, t.XXXI, janvier-février 1967, p.59-60

89 J. M. PORRET, La consignation du sublimable, Paris : PUF, 1994, p.138

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L’activité sublimatoire se caractériserait donc par une tension entre deux pôles

d’énergies contraires, dans une dynamique d’ordre dialectique, qui engage le sujet

dans un processus en perpétuel devenir, jamais stable, jamais inerte, toujours en

recherche d’équilibre.

E - La valeur sociale

A ce niveau, Didier Anzieu fait état de la nécessité freudienne :

« Pour toute science qui se veut matérialiste d’expliquer le supérieur par l’inférieur,

de donner un but socialement plus valorisé à l’activité sublimatoire. (…) La

sublimation rend psychologiquement compte du passage de la pulsion, d’origine

biologique, à la civilisation, à ses activités, à ses produits. Tout ce qui est humain a

une racine sexuelle. La culture est un avatar de la sexualité. » (90).

Sans doute cette hypothèse de Didier Anzieu mériterait-elle de plus amples

développements, mais étant donné que nous nous proposons, dans la partie

suivante de cette recherche, d’étudier les relations entre le corps et la société, par

l’intermédiaire de la sexualité, nous n’y reviendrons pas ici.

Notons juste que Didier Anzieu dénonce aussi le danger de faire intervenir un

critère de valeur sociale, morale, culturelle dans la sublimation, qui ne se

reconnaîtrait alors qu’à « ses productions extra-psychiques » et ne relèverait plus

de la psychanalyse.

____________________

90 D. ANZIEU, La sublimation, les sentiers de la création, Paris : Tchou, 1979, p.98

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Faire référence aux « valences » sociales pour apprécier l’authenticité ou non des

activités sublimatoires, paraît d’ailleurs aujourd’hui, pour la plupart des auteurs,

une conception erronée.

Pour argumenter cette thèse, Jean Michel Porret parle de :

« La situation où le groupe social s’arroge le pouvoir de porter au pinacle des

pseudo valeurs, par exemple par le biais de la survalorisation des activités

sublimatoires qui procurent un pouvoir matériel et financier ou par celui de l’idéal

de destruction qui s’insinue dans certaines activités scientifiques et que supporte la

course aux armements divers. » (91)

F - La valeur thérapeutique

Des techniques psychothérapeutiques, parmi lesquelles par exemple l’Art-thérapie,

la Leibtherapie de Graf Dürckheim, la thérapie jungienne, la Gestalt Thérapie,

ainsi que la psychologie humaniste-existentielle, s’appuient sur le concept de

sublimation pour envisager un processus thérapeutique. De nombreux thérapeutes

s’interrogent, pourtant, sur l’efficience de la sublimation comme processus

thérapeutique propre, et la considèrent davantage comme un simple mécanisme de

défense du moi et de résistance à l’angoisse s’insérant dans une dynamique plus

générale de guérison qui utiliserait une gamme variée de mécanismes.

____________________

91 J. M. PORRET, La consignation du sublimable, Paris : PUF, 1994, p.138

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Guy Laval écrit dans la Revue Française de Psychanalyse :

« Il est troublant de constater que l’on puisse être profondément névrosé, voire

pervers ou même psychotique, et faire preuve de capacités créatrices « sublimes »

dans l’art, ou plus largement la vie sociale, sans pour cela mettre en doute le fait que

la sublimation soit le destin de la pulsion le plus élevé, le plus élaboré, le plus

psychisé en quelque sorte » (92).

La sublimation ne serait donc pas garante, comme le pensait Freud, de l’équilibre

psychique du sujet. Elle ne suffirait pas, à elle seule, à engager un processus

thérapeutique ni à stabiliser l’équilibre psychique du sujet. Elle serait plutôt

comprise, finalement, comme un levier, un accélérateur, de nature neutre quant à

sa finalité, pouvant être utilisée pour le meilleur ou pour le pire.

Concernant les rapports entre la sublimation et les instincts de mort, Claude Janin

souligne le côté paradoxal de la sublimation dans les deux dualismes pulsionnels :

« D’abord au service des progrès de la vie psychique, de l’intelligence et du social,

la sublimation se voit, avec le dernier dualisme pulsionnel, courir le risque d’être le

meilleur serviteur de la pulsion de mort » (93).

Pour illustrer ce mode de fonctionnement psychique ambigu qui est celui de la

sublimation, Christian David use, quant à lui, de la métaphore de « l’aigle à deux

têtes » pour définir la sublimation comme un mode de fonctionnement ambivalent,

mettant en jeu des forces de déliaison autant que de liaison (94).

_______________________

92 G. LAVAL, La sublimation, RFP, n°4, t.LXII, octobre-novembre, Paris : PUF, 1998, p.1185

93 C. JANIN, La sublimation, RFP, n°4, t.LXII, octobre-novembre, Paris : PUF, 1998, p.1073

94 C. DAVID, La sublimation, RFP, n°4, t.LXII, octobre-novembre, Paris : PUF, 1998, p.1121

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G - L’apport winnicottien : le lieu psychique de la sublimation

Faisant référence à un discours qu’il prononça en hommage à James Strachey, à

Londres en 1966 lors du banquet organisé par la Société Britannique de

Psychanalyse, D.W. Winnicott écrivait :

« Freud n’a pas, dans sa topique de l’esprit, fait de place à l’expérience des choses

culturelles. Il a donné une nouvelle valeur à la réalité psychologique intérieure et,

par-là, une nouvelle valeur aux choses qui existent véritablement dans le monde

extérieur. Il a certes utilisé le mot « sublimation » pour indiquer la place où

l’expérience culturelle prend tout son sens, mais sans aller jusqu’à nous désigner le

lieu psychique où réside cette expérience. » (95).

Cet extrait de « Jeu et réalité » nous montre la volonté pour Winnicott de situer

précisément la sublimation. Il fera l’hypothèse que l’expérience créative prend sa

source dans l’aire transitionnelle, aire aconflictuelle qui se définit comme un

champ neutre d’expérience qui ne sera pas contesté et sera ainsi un lieu de repos

précieux pour l’individu. L’enfant, comme l’adulte, pourront retrouver cet espace

potentiel à l’occasion de certaines activités impliquant une non-intégration

momentanée du moi.

C’est, en d’autres termes, l’expérience des limites, puisque l’objet transitionnel

« est » et « n’est pas » en même temps :

« L’utilisation d’un objet symbolise l’union de deux choses désormais séparées, le

bébé et la mère, en ce point, dans le temps et dans l’espace, où s’inaugure leur état

de séparation. » (96).

_________________________

95 D. W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Paris : Gallimard, 1975, p.132

96 Idem, p.134

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Tel est le paradoxe amené par Winnicott. La plupart des auteurs admettront par la

suite que cette aire constitue une des préformes qui apparaissent comme

conditions nécessaires à l’élaboration sublimatoire. Derrière l’objet transitionnel,

ce qui intéresse Winnicott c’est donc bien le phénomène de transitionnalité sous-

jacent, qu’il relie à la théorie du transfert, dans le sens où, plutôt que de faire le

deuil de l’objet transitionnel en le désinvestissant progressivement, l’enfant va au

contraire étendre son investissement libidinal au domaine culturel dans une

dynamique de sublimation, grâce à l’espace de transition, cette surface d’entre-

deux, ouvert par l’entremise de l’objet transitionnel. De la même manière que

l’objet transitionnel, selon Winnicott, première possession non-moi pour l’enfant,

n’étant pas un objet intérieur ni ne faisant partie de la mère, est une sorte de

déplacement du point de vue, qui permet à l’enfant de passer de la subjectivité

absolue -fantasme de toute-puissance ou « illusion d’omnipotence » qui fait croire

à l’enfant que le sein maternel est une partie de lui-même apparaissant

magiquement pour satisfaire son besoin physiologique de se nourrir – à un début

d’objectivité, la sublimation est une transformation de la pulsion sexuelle dans le

but de se défendre de l’angoisse.

On retrouve cette idée de transformation de l’énergie sexuelle dans toute

l’alchimie chinoise, laquelle est à la base des arts martiaux internes dont le tai-chi-

chuan, sauf que le but n’est plus ici de se défendre de l’angoisse mais de nourrir sa

vie dans l’exercice de pratiques de Longue Vie. Encore que, pour le lettré chinois

de l’âge classique, il ne s’agisse pas de vouloir ou de tendre vers, de s’évertuer à

ou de s’entraîner à quoique ce soit mais plutôt de suivre et de s’accorder aux

rythmes naturels.

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La Longue Vie dont parle l’alchimie taoïste, comme cette vertu supérieure parce

qu’elle ne se veut pas vertueuse alors que la vertu inférieure qui ne cesse de

vouloir la vertu est toujours une vertu étriquée, il ne faut surtout pas s’y attacher :

« Car, dès lors qu’on en fait l’objet d’une quête (qu’on le découpe pour en faire un

« objet »), dès lors qu’on se le donne en but, on en est réduit à la captation, qui non

seulement est coûteuse, mais toujours nous déçoit par sa limite : aussi le bonheur

devient-il l’inatteignable, puisque repoussé toujours plus loin ; ou sinon

l’insupportable, du seul fait que, par la prise, se trouve anéantie sa valeur de fin

donnant encore à désirer » (97).

Sans doute, dans le cadre de cette recherche, ne pouvons-nous pas, sans nous

perdre et diluer notre propos, développer de façon approfondie les thèmes et les

principes de l’alchimie chinoise. Qu’il nous suffise de dire que l’ensemble des

méditations taoïstes traditionnelles a pour objectif une forme d’alchimie interne. Il

s’agit de parvenir au raffinement des trois trésors de l’homme qui sont « Jing »,

l’essence sexuelle, « Qi », le souffle, l’énergie des méridiens, « Shen », l’esprit, la

conscience.

De telle façon que l’adepte taoïste sublime sa matière physique en matière

spirituelle et ramène le « Shen » à sa nature primordiale qui est le vide absolu, un

vide compris non pas comme un néant stérile mais comme un arrière-plan neutre et

absolu permettant l’émergence de toutes les possibilités, de toutes les potentialités.

Il s’agit donc bien, écrit François Jullien, à travers une pratique corporelle, de

sublimer l’énergie sexuelle, de la transformer, de la laisser circuler.

_________________

97 F. JULLIEN, Nourrir sa vie, Paris : Seuil, 2005, p.115

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Ce qui est rendu possible par le lâcher-prise, la détente du corps et de l’esprit, la

disponibilité en même temps que la réceptivité :

« Ce relâchement libératoire, , qui est le contraire d’un laisser-aller renonçant tout

autant que d’un raidissement volontaire, mais procède, par-delà les excitations et

stimulations parasites, d’une ouverture au grand flux incitatif qui ne cesse de

renouveler le monde, ne va pas sans conditionnement ni maintien physiques. Il

appelle à s’inscrire dans le comportemental –ou plutôt il en résulte » (98).

Toute transformation psychique comme toute recherche spirituelle, dans une

approche orientale, taoïste et bouddhiste entre autres, passera donc nécessairement

par un travail sur le corps, la pensée chinoise classique ne faisant pas la différence

entre ce que l’Occident depuis Aristote distingue du corps matériel et de l’âme

spirituelle comme nous avons tenté de le démontrer précédemment.

Les métaphores qu’utilise traditionnellement la philosophie chinoise pour penser

le corps sont à cet égard révélatrices. Une première métaphore, classique en

médecine traditionnelle chinoise pour illustrer l’interdépendance entre le

macrocosme et le microcosme, est d’ordre politique et présente le corps à la

ressemblance d’un empire dont le cœur serait l’empereur, le foie le général, le

poumon le ministre, le rein le trésorier et la rate le cuisinier. Une autre métaphore,

cette fois d’ordre végétal, présente le corps comme un arbre, en opposition à la

métaphore mécaniste et cartésienne du corps-machine occidental. Alors que la

métaphore orientale de l’arbre suggère l’unité organique du corps, l’enracinement

du corps dans son environnement naturel, la prépondérance du tout sur les parties,

_________________

98 Idem p.150

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celle du corps-machine présente le corps comme une addition de parties

indépendantes les unes des autres. La métaphore de l’arbre exprime encore

l’équilibre entre le ciel et la terre, la sensibilité aux saisons, l’immobilité et la

verticalité, la circulation de la sève ; alors que la métaphore de la machine évoque

plutôt l’efficacité froide, répétitive et morbide, de la mesure et du calcul, machine

qu’anime la méthode rationnelle articulée à l’expérimentation et qui est de fait le

principe essentiel de la modernité occidentale.

Les sages chinois envisageaient donc l’ensemble corps/esprit plutôt comme une

globalité en interaction constante avec l’environnement, c'est-à-dire pris dans un

jeu de transformations entre les énergies du ciel et de la terre, sous forme, nous

explique François Jullien :

«D’un processus d’animation qui, par épuration et dégagement progressifs, porte à

la pleine vitalité ; autrement dit, plus je m’affine –me décante, me délie, me

désobstrue- plus je m’anime. Aussi nourrir en soi la quintessence (yang jing)

signifiera-t-il seulement, c'est-à-dire sans supplément métaphysique, aiguiser ses

capacités et se maintenir en forme ; de même et parallèlement, nourrir en soi le

spirituel (yang shen) signifiera le plus communément se détendre et se reposer

l’esprit. » (99).

Dans ce travail sur la libération et la transformation des énergies subtiles qu’on

pourrait rapprocher de la sublimation freudienne, le tai-chi-chuan apparaît donc

comme une forme d’espace transitionnel, autant dans la délimitation d’un espace

propre du corps situé entre la sphère privée du ressenti et celle publique de

l’exhibé, ce qui n’est pas sans rappeler les danses chamaniques et les rituels

_________________

99 Ibid p.62-63

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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taoïstes, que dans la prise de conscience du corps investit à son tour comme objet

transitionnel entre soi et l’autre, entre le réel et l’imaginaire, entre le psychique et

le physique. Tout le travail que permet le tai-chi-chuan sur la perception du

schéma corporel et de l’image corporelle, tout le travail aussi de lâcher-prise, de

détente et d’ouverture, permet de transformer les énergies bloquées et de les

remettre en circulation. Mais plus encore le tai-chi-chuan peut se révéler être

l’occasion, pour le sujet qui en entreprend l’étude, d’un réinvestissement libidinal

à travers les processus d’apprentissage et d’initiation. En effet, le tai-chi-chuan, en

tant que pratique corporelle traditionnelle, voie martiale et alchimique à la fois,

s’inscrit à part entière dans la tradition chinoise, laquelle comme toute tradition se

caractérise par la nécessité d’une initiation qui marque le début d’un processus de

transformation et d’épuration. Ce qui nous amène à évoquer brièvement ce que la

tradition chinoise peut avoir à dire du corps malade et comment la médecine

traditionnelle chinoise conçoit tant la santé que l’acte thérapeutique en soi.

Aspects de la tradition chinoise

Au concept de corps malade occidental -un corps-machine- répond en médecine

chinoise traditionnelle, comme nous avons tenté de l’illustrer avec la métaphore de

l’arbre, une conception globale de l’être humain, vivant en interaction avec son

environnement et où la maladie répond non pas à une idée de panne mécanique

mais à celle d’un déséquilibre. Dés l’antiquité, les grecs, écrit François Jullien, ont

songé à définir et conceptualiser la santé :

«Les grecs ont pensé à définir la santé, et ce à partir du Juste : juste mélange et

juste mesure (Aristote) ; ou juste mesure des éléments homogènes du corps, précise

Galien, et juste symétrie de ses parties hétérogènes. Car, comme cela a structuré

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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paradigmatiquement toute la pensée grecque et s’y retrouve homologiquement d’une

disciple à l’autre (…), la santé relève elle aussi, de même que la Cité, d’un rapport

de constitution parties-tout. » (100).

Les chinois, au contraire, ont abordé la question de la santé de façon plus

structurelle, selon le principe « sheng li » qu’on peut traduire par principe de

cohérence interne ou de développement vital :

« Tout se jouant effectivement, du point de vue de la santé comme de la longévité,

dans la capacité à ne pas dévier tant soit peu de la cohérence qui maintient en vie »

(101)

Mais pour comprendre véritablement comment la médecine chinoise traditionnelle

conçoit la maladie, il faut faire le détour par la philosophie chinoise.

L’enchevêtrement du religieux et du médical explique, en effet, l’importance des

concepts philosophiques chinois pour la compréhension de la médecine

traditionnelle chinoise, celle-ci ayant elle-même fortement à voir dans l’apparition

du tai-chi-chuan.

Le Nei Jing –le plus vieux livre de médecine de chine sinon du monde qui relate

les propos tenus par l’empereur mythique Huang Di vers 2800 avant J.C. avec son

conseiller de santé Qi Bo- présente la médecine traditionnelle chinoise comme une

application de la philosophie chinoise appliquée à la cosmologie et à la biologie

dans son sens le plus large.

____________

100 F. JULLIEN, Nourrir sa vie, Paris : Seuil, 2005, p.127

101 Idem p.129

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Cet ouvrage est composé de deux parties : le Su Wen, davantage porté sur l’aspect

philosophique de la médecine chinoise, et le Ling Shu, dont la visée est plus

pratique et concrète.

On y retrouve les concepts fondamentaux de la culture chinoise classique

présentés selon un classement réputé traditionnel, à savoir :

1) Tao : associé à l’Un, à l’origine, le concept de Tao –qui prétend

justement ne pas en être un, être au-delà de toute conceptualisation et de

toute affirmation, proprement inconnaissable et indicible - ne devrait pas

être compris comme un principe créationniste classique mais plutôt

comme la matrice de l’ensemble des possibles, et par extension du réel,

de la matière, des êtres différenciés, mais indépendamment de toute

considération temporelle.

2) Yin/Yang : il ne s’agit ici ni de substances, ni d’éléments

mythiques ou ésotériques, yin/yang, symbolisé par la célèbre figure des

deux demi-cercles noir et blanc spiralant ensemble pour ne plus former

qu’un cercle bicolore, marque plutôt l’apparition de la notion de la

dualité ; mais une dualité complexe composée de deux éléments

complémentaires qui s’interpénètrent, se complètent, naissant l’un de

l’autre et exprimant de façon synthétique l’essence éphémère des

phénomènes, leurs transformations perpétuelles dues aux changements

d’état de l’énergie qui les anime.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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3) Qi : à la base de toute vie, se manifestant sous une forme tour à

tour substantielle ou énergétique, on traduit généralement Qi par l’idée

de souffle primordiale, d’énergie vitale ou encore par l’idée de

dynamisme interne ; de la libre circulation du Qi dans l’organisme de

l’être humain dépend la santé de celui-ci, le but de la médecine chinoise

étant, après avoir diagnostiqué les blocages ou les dispersions de Qi,

d’aider au rétablissement d’une circulation harmonieuse en rapport avec

la saison et l’environnement.

4) Ciel-Terre-Homme : associant phénomènes humains et

phénomènes célestes, la culture chinoise établit comme fondamentale la

triade Ciel (tian) / Terre (di) / Homme (ren), qui représente les trois

entités agissantes de l’univers, étant donné que sans le Ciel rien ne peut

pousser sur la Terre, que c’est la Terre qui soutient l’Homme mais que

c’est l’Homme qui donne un sens à l’univers.

5) Ciel Antérieur/Ciel Postérieur : représentent, dans la théorie

médicale chinoise, la compréhension de l’inné et de l’acquis comme

énergies constitutives du corps humain.

6) Interne-Externe (nei/wai), endroit-doublure (biao/li), vides et

plénitudes, inspiration-expiration, systole-diastole, condensation-

dissipation, coagulation-dissolution…sont autant de rythmes et de

transformations qui sont l’expression des principes antérieurs de

Yin/Yang et de Qi, qui font de l’être humain selon la théorie médicale

chinoise l’élément d’un tout, un corps en union avec son environnement

et les rythmes de l’univers, soumis aux variations du ciel comme de la

terre.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Pour ce qui relève de l’étude des idéogrammes chinois, nous renverrons à

l’ouvrage de référence de Kyril Ryjik, « L’idiot chinois » (102) et à l’ouvrage

« Aperçus de médecine chinoise traditionnelle » de Jean Schatz, Claude Larre et

Elisabeth Rochat de la Vallée (103) pour ce qui est de l’articulation des concepts

évoqués précédemment avec la médecine chinoise traditionnelle. L’idéogramme

du Tao nous montre un Chaman, un être creux, vide, celui qui a renoncé à être le

début, et qui peut donc recevoir le souffle de l’Origine, explique le Su Wen au

chapitre 8. Il est celui qui reconnaît que la logique de l’Etre est dans le Tao,

antérieure à lui, et qui la recueille à travers une modalité qui le dépasse : la transe.

L’action du Tao est donnée comme universelle. Chacun de nous doit la saisir de

l’infiniment grand à l’infiniment petit. L’affirmation que l’action du Tao est

inhérente à toute modification de la vie est fréquente dans les textes anciens.

Quand les textes veulent parler de la santé, des transformations normales, de la

circulation multiple des souffles que nous dénommons l’énergie, ils atteignent la

réalité indicible. Voulant en dire quelque chose, ils l’expriment dans la dialectique

du Tao, du Të (sa Vertu) et des aspects efficaces du Tao : le Yin/Yang. Dans ses

rapports avec la médecine traditionnelle chinoise, comme dans n’importe quel

autre domaine de la vie, le Tao est fondamentalement l’expression même de

l’ordonnancement des mouvements de la vie. C’est pourquoi l’initié ne peut être

guérisseur que dans la mesure où il comprend le Tao, c’est à dire les mouvements

même de la vie, vécus non pas seulement intellectuellement mais avec la totalité

de son être.

_____________________

102 K. RYJIK, L’idiot chinois, Paris : Payot, 1980

103 J. SCHATZ, C. LARRE, E. ROCHAT DE LA VALLEE, Aperçus de médecine chinoise

traditionnelle, Paris : Maisonneuve, 1979

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Les chinois se méfient toujours des discours et donnent la prééminence au vécu. A

l’opposé de l’idée scientiste selon laquelle le réel n’existerait que lorsqu’on lui a

donné un discours. A partir du moment où l’on se vit hors de l’unité du Tao, hors

du Un, qu’il y a un sujet observateur et un objet observé, il y a dualité, donc

ignorance. Pour le chinois de la tradition, il y a au contraire un ordre de préséance

du réel vécu sur le discours. Pour les auteurs des textes anciens de la Chine, aucun

discours ne saurait recouvrir l’ensemble du réel. Claude Larre et Elisabeth Rochat

de la Vallée présentent les idéogrammes comme des noèmes, des images chargées

de sens, fonctionnant comme une structure inconsciente de la pensée traditionnelle

de la Chine antique. C’est pourquoi il est généralement admis comme étant

fondamental d’approfondir l’étymologie des idéogrammes. Avec précaution

cependant, les spécialistes de l’écriture chinoise ancienne eux-mêmes s’accordant

à rappeler que l’étymologie des idéogrammes ne peut être qu’indicative.

Nous ne pouvons pas reproduire ici les minutieuses analyses des concepts de la

philosophie chinoise faites par des sinologues rompus aux subtilités de la pensée

chinoise. Nous renverrons donc aux ouvrages déjà cités de Kyril Ryjik, de Claude

Larre, Elisabeth Rochat de la Vallée et Jean Schatz, ainsi qu’à ceux de Daniel

Laurent (104), pour l’analyse des idéogrammes et des concepts de Tao, de

Yin/Yang, de Tian, Di, Ren (Ciel, Terre, Homme), de Xian Tian (Ciel antérieur) et

Hou Tian (Ciel postérieur), de Qi (les souffles), de Jing (les essences) et de Shen

(les Esprits).

______________________

104 DANIEL LAURENT, Les prodigieuses victoires de la psychologie chinoise, Paris : Guy

Trédaniel, 1994

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Postulats de la tradition chinoise

Nous pouvons distinguer, à la suite de René Guénon (105) et de Jacques Lavier

(106), et en nous basant sur l’œuvre de Marcel Granet (107), les postulats de la

Tradition Chinoise qui permettraient la constitution des concepts mentionnés plus

haut et leur action concrète en médecine traditionnelle chinoise. L’objet de cette

étude n’étant pas précisément la médecine chinoise mais, à travers celle-ci, le

corps malade tel que compris traditionnellement, autant médicalement que

philosophiquement, nous ne rentrerons pas dans les détails complexes de la théorie

médicale traditionnelle chinoise.

Le premier de ces postulats est celui de pré-existence permanente. Contrairement

au discours scientifique qui, de manière systématique, reste dans le domaine du

probable, le discours traditionnel est forcément du domaine de l’absolu non

démontrable. La Tradition pré-existe et elle est permanente, cela entraîne pour

corollaire qu’elle n’a ni à se démontrer, ni à se prouver.

Un tel postulat et son corollaire amènent nécessairement à se demander qui peut

alors prétendre de la tradition chinoise ce qu’elle est et comment elle est ?

Pour répondre à ces questions nous devons introduire un autre postulat qui est

celui de l’initiation. L’initiation (co-naissance à soi-même) s’avère indispensable,

dans le cadre de la tradition chinoise, à une action efficace.

______________

104 R. GUENON, La Grande Triade, Paris : Gallimard, 1947

105 J. LAVIER, Médecine chinoise, médecine totale, Paris : Grasset, 1981

106 M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1968

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Dans l’initiation, ce n’est pas tant ce qui est enseigné et appris, ce qui est dit, qui

est important mais plutôt le rapport qui s’installe de filiation et d’intégration d’un

individu dans la communauté, la reconnaissance de celui-ci, l’acceptation de l’un

par l’autre, une forme de mise au monde. Cette transformation alchimique et cette

transmission se font hors langage et agissent également hors langage. L’initié

témoigne de l’ordre et par sa simple présence se porte garant et restaurateur de

l’unité perdue. Posant à la fois la perte de perfection de l’homme et la nécessité

d’une restauration, il s’agit d’affirmer l’indispensabilité d’une initiation pour

atteindre l’acte efficace (acte magique ou chamanique) de l’homme parfait, dont le

modèle est l’Homme Primordiale de la tradition chinoise, et le guide, l’initié.

Si la tradition chinoise est un contenant révélé, ne relevant pas exclusivement du

rationnel, elle est aussi une expérience spirituelle et communautaire. De ce fait, la

tradition chinoise est opérative : elle forme et transforme les individus, ce qui

suppose l’adhésion à ses postulats et la mise en pratique d’une expérience

individuelle et collective.

Selon son étymologie, l’initiation est une accession aux mystères, à ce qui n’est

pas habituellement connaissable par la seule raison et qui nécessite une

participation de tout l’être. L’initiation, dans la tradition chinoise, a pour vocation

de permettre au novice de retrouver, par une considération non rationnelle et une

expérience concrète, le chemin de la tradition. L’initié a la certitude et la plénitude

d’être. Il comprend par participation et cela lui donne l’aptitude de considération

dans les affaires du Ciel Postérieur, et de non-agir (Wu Wei) dans le Ciel

Antérieur. Il est agissant par simple présence au monde.

La médecine traditionnelle chinoise se propose finalement pour but de réintégrer

les individus, sans dissonance, dans l’ordre cosmique. Ainsi, le praticien de

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

136

médecine chinoise participe d’une « prêtrise » et acquiert la connaissance à la fois

par l’étude des principes, mais aussi par les rites que l’initiation met à sa

disposition. Pour René Guénon (107), l’initié est le médiateur par lequel s’opère

effectivement la communication entre le Ciel et la Terre, celui qui s’assimile les

influences célestes et les ramène en ce monde pour les y conjoindre aux influences

terrestres, à travers sa propre personne et en même temps par participation et

rayonnement dans le milieu cosmique tout entier. L’initié est à l’image du Wang

(le roi pontife) du taoïsme dont la fonction est d’unir et qui a réalisé le but final

des Grands Mystères. Le Wang possède ainsi une fonction sacerdotale. Il procède

du Ciel et de là s’octroie la possibilité d’une action efficace. Par sa simple

présence, son témoignage de l’ordre en lui-même et pour les autres, il transforme

le désordre. Il est celui qui transmet l’influence bénéfique et correctrice du Ciel.

Pour diriger l’influence du Ciel, l’initié –Wang- fait appel à des gestes rituels, des

incantations magiques, des prières, unifiant ce qui a été séparé.

Le Révérend Père Doré (108), de la Compagnie de Jésus, a décrit, selon un point de

vue certes religieux mais néanmoins concret et révélateur, les pratiques magiques

en Chine dans une compilation de seize volumes. Nombre d’entre elles étaient

liées au culte des Ancêtres. De même, Léon Vandermeersch (109) a exposé une

vision exhaustive des rites religieux chinois dans son livre « Wangdao ou la Voie

Royale », auquel le lecteur se référera.

______________

107 R. GUENON, La Grande Triade, Paris : Gallimard, 1947

108 Révérend Père DORE, Rites magiques chinois, Paris : Université de Paris, 1970

109 L. VANDERMEERSCH, Wangdao ou la Voie Royale, Paris : Ecole Française d’Extrême-

Orient, 1980

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

137

Un autre axiome des fondements de la tradition chinoise, est celui de totalité et de

globalité dont le meilleur modèle illustratif est le Yi Jing, modèle chinois

dynamique, de nature mathématique et numérologique, censé rendre compte de la

totalité de l’Univers et de ses mouvements, ce qui en fait bien plus qu’une

technique de divination. Nous renverrons à la présentation qu’en fait Cyrille

Javary (110). L’Univers –le Ciel Postérieur- y est un système clos issu d’une

totalité –le Ciel Antérieur- représenté par le Un (qui contient tous les devenirs),

développé par le Deux (principe matriciel Yin/Yang), aboutissant sur le Trois

(notre univers à trois dimensions). Chaque partie fonctionne comme la totalité

qu’elle reflète et avec laquelle elle est en inter-relation. En d’autres termes ce qui

est en haut est comme ce qui est en bas. Rien ne serait ordonné si l’univers n’était

pas donné comme une unité indissécable, et dont chaque partie n’est que l’écho du

Tout. Ce qui renvoie à un autre axiome de la tradition chinoise qui est celui

d’ordre. Tout est ordonné dans le monde chinois. Le monde ne proviendrait pas

d’un chaos qui se serait ordonné sous l’impulsion d’un hasard ou d’une nécessité.

Tout est ordonné au départ, même le chaos primordial car le chaos n’est pas le

désordre, il est le sans-ordre explicite qui contient l’ordre implicite. Il y a un

commencement et dès le commencement le monde est ordonné. La tradition

chinoise rend compte de cet ordonnancement de l’Univers en s’appuyant sur la

numérologie et l’analogie qui en est un autre fondement et qui peut s’énoncer de la

façon suivante : si l’apparence ou le mouvement de deux ensembles ou de deux

phénomènes se ressemblent (identité foncière, même par des aspects subjectifs),

ils sont régis par les mêmes lois et sont dit en communication l’un avec l’autre.

____________

110 C. JAVARY, Le Yi-Jing, Paris : Cerf, 1989

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Jacques Lavier ramène l’analogie à un simple corollaire du mouvement cyclique :

tout étant cyclique, chaque cycle possédant les mêmes jalons, il est :

«Dès lors possible de comparer et d’identifier des manifestations partielles très

différentes en apparence (…). La loi de toute analogie s’applique rigoureusement

dès qu’on possède le schéma universel que constitue les jalons et les secteurs d’un

cycle » (111).

Pour Jean-Marie Lepeltier (112), le concept d’analogie fait partie intégrante du

processus même de la pensée traditionnelle, qu’il compare au processus de la

pensée moderne. Dans la pensée traditionnelle, la pratique de l’analogie participe

de l’acceptation du « déjà-là », la pensée moderne refusant par principe l’analogie.

Gilbert Durant (113) préfère, quant à lui, le terme de similitude qui porte sur les

qualités tandis que l’analogie porterait sur une relation entre deux rapports

formels.

Dans les textes chinois anciens que nous avons évoqués, les critères qui fondent

les analogies ne sont pas indiqués, les rubriques étant simplement données. Par

contre, dans le cours de médecine chinoise publié en français par les Editions du

Hunan (114), des critères sont donnés, tel que le type morphologique.

______________

111 J. LAVIER, Médecine chinoise, médecine totale, Paris : Grasset, 1981, p.54

112 J.M. LEPELTIER, Les prodigieuses victoires de la psychologie chinoise, Paris : Guy

Trédaniel, 1994, p.290

113 G. DURAND, Sciences de l’homme et tradition, Paris : Berg International, 1974

114 Cours de Médecine Chinoise Traditionnelle, Beijing : Editions Scientifiques du Hunan, 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Selon cette loi d’analogie, à la base de la tradition chinoise, tout ce qui existe dans

nos univers a été classé en 5 rubriques, et dans chacune d’elle nous trouvons en

correspondance analogique :

1) Un mouvement, c’est à dire qu’il existe cinq mouvements analogiques. Par

exemple, le mouvement du bois est unidirectionnel comme la végétation au

printemps. Par analogie, nous dirons que l’enfance présente le même

mouvement.

2) Une saison, c’est à dire qu’il existe cinq saisons analogiques. Par exemple,

l’automne est la saison où les jours déclinent. Par analogie, nous dirons que la

vieillesse est l’automne de la vie.

Et nous trouvons ainsi dans chaque catégorie : un climat, une couleur, une saveur,

une odeur, un type de voix, un sentiment, un type de capacité mentale, un organe

qui thésaurise les souffles (Zang), une entraille qui prépare les souffles (Fu), leurs

trajets spécifiques correspondants (Jing Luo), avec toutes les références

astrologiques et alchimiques qui se surajoutent à ce tableau.

D’un autre point de vue, le dispositif thérapeutique classique lui-même, en

médecine chinoise traditionnelle, obéit au principe d’analogie. L’aiguille que

manie l’acupuncteur peut être compris comme constituée de trois parties : le Ciel

pour la boucle, l’Homme pour le manchon, la Terre pour la pointe. Par la piqûre,

la peau ne sera plus seulement enveloppe limitante, mais participera aux échanges

énergétiques avec le cosmos. Comme dans bien d’autres traditions, l’aiguille peut

aussi être celle du maléfice, celle dont on crible une victime en effigie. Mais pour

détruire le charme maléfique, la même technique sera utilisée. Ailleurs, l’oreille

(ou autres parties du corps) transpercée est rite de guérison, signe d’initiation ou

d’appartenance.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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A propos de la gestuelle de l’acupuncteur, enfin, on peut parler d’un processus

d’union dynamique : la pénétration sécurisante pour le malade qui se sent pris en

charge par le médecin acupuncteur dès qu’il a formulé les grands traits de son

affection. Il va s’opérer en trois phases :

- Le mouvement entrant qui établit une relation du dehors au dedans : le patient se

trouve en liaison avec l’environnement et d’une manière privilégiée avec

l’acupuncteur.

- L’aiguille entrée, c’est le rétablissement d’une homéostasie qui requiert des

réactions et contre-réactions multiples.

- L’aiguille retirée produit une frustration : faire revenir l’aiguille dans la main,

c’est aussi rompre la communication spécifique et revenir à la relation verbale.

L’aiguille peut ainsi être interprétée comme substitut phallique, générateur de

bien-être. Accomplissant un acte d’union, elle a alors un rôle de restitution de la

vie. Il est vrai que les piqûres interviennent dans toutes les zones du corps,

fortement ou faiblement érotisées. L’aiguille qui fait souffrir pourra satisfaire un

besoin d’autopunition ou mobiliser l’agressivité au service de la défense contre la

maladie. La situation vécue par le couple acupuncteur/malade s’entoure alors de

toutes sortes de fantasmes sexualisés, orientés autour de la douleur reçue ou

donnée. Cette situation, non équitable, où l’un est vêtu, debout, opérant, actif –

pour ne pas dire pénétrant- et l’autre couché, déshabillé, en attente, passif –

pénétré- avec l’éventualité d’affleurements, de palpations, peut suggérer pour

l’acupuncteur comme pour le patient un rapport dominant/dominé.

Ainsi, il est dit dans le Ling Shu, texte chinois traditionnel, que l’aiguille est

l’arme de l’acupuncteur. Qu’est-ce qu’une arme sinon tout ce qui sert de

médiateur, de véhicule ou de prétexte à ces phénomènes transférentiels, et de

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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technique de transformation et d’initiation d’autrui ?

Le concept de pathologie en médecine traditionnelle chinoise

Des postulats de la tradition chinoise que nous avons exposé précédemment,

découle une question fondamentale à toute thérapie, à savoir si, dans le cadre de la

tradition chinoise, l’univers est fondamentalement ordonné, peut-il alors exister un

concept de pathologie en médecine traditionnelle chinoise ? La maladie ferait-elle

partie de l’ordre ? Si oui comment l’intégrer à la cosmogonie chinoise ? Comment

définir dans le langage de la tradition chinoise la maladie ? Et si la maladie est

comprise comme partie intégrante de l’ordre cosmique, en définitif pourquoi lutter

contre ?

Autant de questions qui nous interpellent sur la fonction véritable de la médecine

dans le cadre de la tradition chinoise. Nous verrons, suivant en cela les thèses de

Daniel Laurent (115), combien la notion de pathologie, dans le sens où nous

l’entendons habituellement, n’est pas un concept traditionnel mais qu’il nous faut

plutôt chercher, en fonction des axiomes d’ordre, de globalité, de lois cycliques,

un autre concept : nous parlerons de désordre.

En effet, selon la pensée traditionnelle chinoise, si l’Homme est synchronisé, il ne

saurait être en dysharmonie, et peut ainsi s’acheminer, les recettes de « longue

vie » aidant, vers la mort naturelle. Ce qui oblige à distinguer entre cause et

circonstances de désordre, et découvrir comment ces circonstances ont pu être

__________________________________________________________________

115 DANIEL LAURENT, Les prodigieuses victoires de la psychologie chinoise, Paris : Guy

Trédaniel, 1994

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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détournées de ce qu’elles sont en réalité.

Alors que pour la pensée moderne occidentale, la maladie est une entité

spécifique qui existe en dehors du sujet, pour la pensée chinoise traditionnelle, il

existe essentiellement des principes de globalité et d’ordre. Ce que nous appelons

santé et maladie relèvent de la même globalité. Dans la tradition chinoise le monde

manifesté s’exprime selon un mode cyclique. C’est pourquoi on peut parler, pour

tous les mouvements du Qi, de perpétuation, dans le sens de « faire durer

toujours ». Que ce soit au niveau du matériel, du minéral ou du vivant, le Qi est

animé d’un mouvement permanent qui tend à se développer à l’infini, selon des

cycles particuliers.

On parle de « santé » ou « d’harmonie » lorsqu’un individu accomplit au mieux

son cycle vital de perpétuation. Cela s’exprime par le développement optimal des

Shen (Esprits) et par l’expression du Jing (l’Essence) pour la procréation. L’être

humain peut alors mourir à ce cycle et naître comme un ancêtre.

Il est expliqué à ce propos dans le « Su Wen », commenté par Claude Larre et

Elisabeth Rochat De La Vallée :

« Mais l’homme après sa vie ici bas ne deviendra pas un dieu, il peut devenir un

ancêtre. Vie et mort ne sont que deux phases d’un cycle, une alternance analogue à

celle du Yin/Yang » (116).

__________________________________________________________________

116 C. LARRE, E. ROCHAT DE LA VALLEE, Su Wen, Paris : Maisonneuve, 1993, p.35

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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On parle de « désordre » ou « déséquilibre » lorsqu’un individu est dans une

situation telle que son cycle vital de perpétuation est entravé. Les textes chinois

possèdent un vocabulaire spécifique pour évoquer ces désordres : on parle de Bing

ou Jibing lorsque l’activité vitale de l’organisme se trouve perturbée et que l’on

voit apparaître des symptômes (Zheng Zhuang) c’est à dire « des sensations

subjectives anormales » ou des signes (Ti Zheng) c’est à dire des éléments

objectifs observables, comme par exemple un enduit lingual, qui influent sur la

capacité du sujet à mener ses activités (117).

Pour la pensée traditionnelle chinoise, la seule cause des « désordres » provient de

l’ignorance des lois naturelles. L’un des ouvrages de référence de la pensée

chinoise, le Ling Shu, précise au chapitre 42 :

«La compréhension du Yin et du Yang est comme la sortie d’un labyrinthe ou la sortie de

l’ivresse » (118).

Pour le cours de médecine chinoise du Hunan :

«L’être humain vit au sein de la nature, il est soumis à ses lois. S’il se rebelle

contre celles-ci, il doit en manger les fruits amers. » (119).

______________________

117 ZHENG JINSHENG, Lu Chanyan Bencao, Beijing : Académie de Médecine Chinoise

Traditionnelle de Beijing, 1992

118 MING WANG, Ling Shu, Paris : Masson, 1987, p.252

119 Cours de Médecine chinoise traditionnelle Beijing : Editions Scientifiques du Hunan, 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

144

Le Su Wen, au chapitre 1, est tout aussi formel :

« Les adeptes de la Voie sont capables, même vieux, de conserver l’intégrité corporelle » (120).

Comme on le voit, la cause du désordre n’est pas ailleurs que dans un choix

délibéré. Mais le désordre n’apparaît jamais sans circonstances déclenchantes. Si

la cause touche la globalité de l’être, les circonstances sont en relation avec l’un

des cinq mouvements. On distingue les circonstances externes : les Xie Qi qui

représentent tout ce qui, venant de l’extérieur, peut agresser, soit les climats bien

entendu (vent, froid, humidité, sécheresse, chaleur), mais aussi les traumatismes

d’accidents, les agressions psychiques, les aliments avariés, les mauvaises

ambiances affectives, les parasites (vers, virus, bactéries…). Mais lorsque ces

circonstances provoquent un désordre, elles ne sont que l’expression de la cause

pré-éxistente à l’origine d’un abaissement du Zheng Qi. Le développement des

désordres dû à ces circonstances externes s’effectue, paradoxalement, d’une

manière ordonnée.

On distingue, enfin, des circonstances internes de désordre qui sont intrinsèques à

l’être en tant que système ou microcosme. Ce sont les excès émotionnels non

contrôlés, la mauvaise hygiène de vie alimentaire ou sexuelle, de rythme de travail

et de repos. Là encore, il ne s’agit que de circonstances : sans la cause première, le

cycle se déroule sans heurt jusqu’à sa phase finale. Le désordre, correspond donc à

une disparition prématurée du cycle vital, se traduisant par des signes et une

inadaptation croissante à l’échange social.

_______________________

120 C. LARRE, E. ROCHAT DE LA VALLEE, Su Wen, Paris : Maisonneuve, 1993, p.35

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

145

On ne peut parler ni d’anormalité, ni de pathologie, mais d’une autre normalité. En

effet, contrairement à la pensée moderne, la maladie, entité extérieure à l’être

humain, n’existe pas. Par contre, existent des facteurs, dits internes ou externes,

qui vont affecter le cycle vital.

Et puisque la pathologie n’est pas un principe traditionnel, nous allons voir

maintenant pourquoi la médecine traditionnelle chinoise ne consiste pas en

techniques destinées à lutter contre des facteurs externes pathogènes, mais en une

remise de la personne dans l’ordre le plus favorable à la perpétuation des cycles

vitaux.

Daniel Laurent propose d’appeler celui qui pratique l’art, non pas de la guérison

(ce qui reviendrait à donner une réalité au concept de maladie que nous avons

réfuté), mais de la réhabilitation de l’ordre, chaman plutôt que sorcier, guérisseur,

médecin ou thérapeute, le mot sorcier –en chinois : wou- désignant plutôt, dans la

tradition chinoise, un être à la recherche de la sainteté (« longue vie ») pour lui-

même et à travers des pratiques religieuses et magiques, dont certaines empruntées

au chamanisme.

Les textes publiés par les Editions du Hunan expliquent bien comment, même dans

l’antiquité chinoise, avec la mise en place d’écoles officielles, coexistent

l’enseignement académique et l’enseignement dits « de familles » - de maître à

disciple – propre à la transmission de la tradition.

On ne devient pas chaman par un processus d’apprentissage intellectuel ni de

mémorisation de techniques : c’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre le

médecin et le chaman, même si à l’origine les fonctions étaient confondues et que

dans la représentation sociale du médecin, à l’insu de celui-ci, on peut penser qu’il

en reste des traces.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La transmission est nécessairement initiatique. Elle exige des conditions

particulières. La formation du chaman, explique Gilles Andres (121), se fait à la

fois par transmission (mouvement descendant) et par ascèse personnelle du

postulant (mouvement ascendant).

Le chaman ne guérit pas, il est simplement le catalyseur indispensable au pouvoir

d’auto-restauration de chacun, il vient, face à un désordre, témoigner de l’ordre, et

sa simple présence est restauratrice.

En définitif, toute la tradition médicale chinoise traditionnelle propose de voir le

corps malade comme hors langage, hors discours, intégré qu’il est dans une

relation globale avec son environnement, avec toutes les dimensions matérielle,

sociale, spirituelle.

Et nous proposons de voir ce corps malade de la médecine chinoise traditionnelle,

hors langage, en harmonie avec son environnement malgré le désordre apparent de

la maladie, comme une première approche du concept de corps vide que nous

développerons dans la troisième partie de cette étude.

Notons cependant que la médecine traditionnelle tibétaine, synthèse originale

entre la médecine traditionnelle hindoue - l’ayurvéda- et la médecine traditionnelle

chinoise, tout imprégnée de bouddhisme dit tantrique, propose d’emblée de voir le

corps comme vacuité effective. La science anatomique du Tibet résulte, en effet,

de l’examen des cadavres dans les sites où l’on pratiquait les funérailles célestes.

__________________________________________________________________

121 GILLES ANDRES, Principes de la médecine dans la tradition, Paris : Dervy , 1980, p.74

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

147

Les corps étaient disséqués, les os écrasés, pour finir par être offerts aux vautours

et aux autres oiseaux de proie. Les tibétains étaient parfaitement conscients du fait

que la dissection anatomique ne pouvait fournir la description des structures

bioénergiques subtiles et de leurs relations. Les métaphores permettent alors de se

libérer des contraintes du littéralisme. En imaginant le corps comme un palais ou

ses éléments intérieurs comme un mandala, la tradition tibétaine porte un regard

symbolique sur le monde.

D’autre part, dans le bouddhisme ancien, pour briser l’attachement excessif au

corps, les moines méditaient sur celui-ci comme s’il était un « sac d’immondices ».

Dans les tantras par contre on prise le corps comme s’il était un « vaisseau de

matière précieuse ». Ces métaphores amènent le méditant à reconnaître que

l’individu se crée en fonction de ses peurs et idéaux. Ainsi que Thartang Tulku,

cité par Lan A. Baker, le suggère, la solidité du corps est une simple apparence qui

reflète les limites de notre pouvoir d’observation. Pour vous libérer, dit-il,

examinez les structures du corps :

« En vous déplaçant à travers les surfaces qui le délimitent jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait

ouvertes (…). Accordez-leur de rester telles : une éclatante silhouette ! Essayez de voir votre

corps sous n’importe quel angle et à tous les niveaux simultanément. » (122).

D’après la tradition tibétaine, la forme physique visible du corps vient d’un autre

corps d’énergie subtile dont l’origine est le nombril. Les « canaux de formation »

montent pour produire le cerveau, descendent pour produire les organes génitaux

et s’écoulent dans le tube neural pour former le « canal de vie ». Le système

d’énergie éthérée qu’enferme le corps physique, d’après la tradition tibétaine, est

__________________________________________________________________

122 LAN A. BAKER, L’art de guérir au Tibet, Paris : Seuil, 1997, p.48

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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non seulement à l’origine de l’existence physique, mais il est aussi ce « joyau de

tous les désirs » qui réveille le très intérieur « corps de vérité » ou « corps absolu »

qu’on proposera d’appeler « corps vide » dans la troisième partie de cette étude.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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LE CORPS POLITIQUE

Nous avons vu, précédemment, que si la maladie apparaît bien comme une rupture

dans le discours du sujet, une irruption de la réalité –par le corps- dans le

symbolique, dans le cours logique et rationnel de la vie ordinaire, le corps malade

pourtant se trouve rattrapé par le discours médical qui tend à le normaliser. S’il

semble nécessaire pour qu’un sujet puisse se dire malade, et même seulement se

sentir malade, pour que la maladie soit exprimable, qu’une tierce personne

témoigne, cette place, plutôt qu’aux proches ou à la famille, a été réservée au

soignant, à son discours d’expertise et d’analyse qui exclut toute relation affective.

Discours intériorisé par le malade lui-même qui ramène le corps, ce corps qu’il

reconnaît pour être le sien en même temps que lui, sous le joug exclusif de la

raison et cherche par ce biais à donner sens à sa maladie. La psychosomatique

propose ainsi de traduire la maladie et ses symptômes comme une forme de

discours symbolique. De la même manière que les mouvements de libération

sexuelle voulaient contenir la sexualité dans une relation de domination,

l’institution médicale voudrait retenir le corps malade dans les limites du discours

rationnel et de la relation de cause à effet. La seule échappatoire pour le corps

malade reste le point de fuite de la mort. La mort comme un non-événement,

incompréhensible, indicible, étrangère au langage. Ce qu’illustre bien le corps de

l’anorexique, un corps qui ne se dit plus, qui échappe au symbolique, qui tend vers

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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la mort. Un corps sur lequel les mots n’ont plus prise, un corps réellement

dépossédé du langage, comme s’excluant du monde, de l’extérieur, et que

n’arrivent pas à récupérer les discours médical, psychanalytique ou psychologique.

Si l’on accepte de voir dans l’anorexie une forme de résistance à la mécanisation

du corps, au remplissage du corps par le langage normé de la société bio-

technologique telle qu’analysée par Foucault, de même on pourra voir dans

l’exclusion sociale une forme de résistance à la fonctionnalité, à la rentabilité, à

l’utilitarisme du corps voulu par la société capitaliste. A une société qui

conditionne et politise systématiquement le corps en réglant son activité, sa place,

son temps, ses besoins et ses désirs, l’exclu, le « sans domicile fixe », oppose une

résistance passive par un corps inutile, posé là sans désir ni attente autre que

survivre. Il restera alors à théoriser ces résistances, celle de l’anorexique et celle

du sujet exclu socialement, par le concept de corps vide, ce que nous nous

proposerons de faire dans la troisième partie de cette recherche.

Mais la dimension politique de la société elle-même peut être pensée à l’image

d’un corps, métaphore commune depuis Platon jusqu’à Rousseau qui, dans « Du

contrat social » (123), compare l’Etat à un corps organique dont le fonctionnement

tend à sa conservation et offre une représentation verticale de la société où l’Etat

est transcendant par rapport au reste de la société. Or, cette verticalité de la société

se trouve mise à mal autant par les progrès de la démocratie que Platon déjà voyait

comme l’impossible du corps politique, que par la rationalisation des techniques

qui bouleverse le rapport au travail, les modes de déplacement, la vie familiale,

l’habitat, l’ensemble de la vie quotidienne, qui isole les individus et autonomise la

___________________

123 J.J ROUSSEAU, Du Contrat Social,1762, Paris: Flammarion, nouvelle éd. 2001

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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société. Cette rationalisation technoscientifique devient un outil de

conditionnement des corps individuels au service d’une politique de rendement et

de normalisation, en même temps que d’atomisation du corps politique. Analysant

le traitement social de la question de la mort, Habermas remarque combien diffère

la rationalité technique et celle appliquée aux questions pratiques au sens kantien

de la pratique entendue comme dimension éthique d'une règle de conduite :

« Y a-t-il un continuum de rationalité entre le traitement des problèmes techniques et

celui des problèmes pratiques ? » (124).

On assiste ainsi, selon Habermas, à une rationalisation technoscientifique de la

mort et de ses conditions sans que soient prises en compte les questions éthiques.

Cette extension de la décision rationnelle à tous les domaines de la société et de la

vie quotidienne est liée, selon cet auteur, à l'institutionnalisation du progrès

scientifique et technique autant qu’à une forme nouvelle de domination politique :

« La technique c'est d'emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce

qu'une société et les intérêts qui la domine intentionnent de faire des hommes et des

choses. Cette finalité de domination lui est consubstantielle et appartient dans cette

mesure à la forme même de la raison technique » (125).

Habermas souligne, en effet, le caractère de domination d’une raison réduite à un

savoir prévisionnel, qui se veut objective et neutre par rapport aux valeurs comme

au ressenti, jusqu’à en devenir dogmatique, rejetant toute autre connaissance qui

___________________

124 J. HABERMAS, La technique et la science comme idéologie, Paris: Gallimard, 1973, p.26

125 Idem p.26

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ne se plierait pas à la méthode scientifique de démonstration-contradiction et à la

logique linéaire causaliste.

Les croyances traditionnelles ou individuelles, la morale, la subjectivité, se

trouvent dévalorisées devant une rationalité totalitaire qui après avoir formalisée la

nature entend mathématiser de même l’humain.

Diogène Laerce, dans «Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres»

(126), raconte comment, à partir de l'égalité entre la taille de son corps et celle de

son ombre portée, Thalès réussit à évaluer la hauteur des pyramides d'Egypte,

établissant ainsi à partir de son propre corps concret la première abstraction

géométrique. Mais autant, pendant l’antiquité, le corps de l’homme était-il posé

comme mesure de toutes choses, autant il semble aujourd'hui être réduit à ce qu’il

a de formalisable et de mesurable.

Peut-être est-ce avec Kepler qu’a véritablement commencé ce processus de

géométrisation systématique du corps humain, lorsqu’en 1604, dans l'ouvrage

intitulé «Ad Vitellionem paralipomena », renversant le point de vue habituel de la

science, il démontre la vision inversée des images sur la rétine, bouleversant les

théories pythagoricienne et euclidienne qui pensaient que les rayons émis par l'oeil

se dirigeaient vers les objets.

Dans l’idéal du progrès scientifique qui naît à la Renaissance, l’élaboration de la

méthode géométrique, appliquée à tous les domaines de la connaissance, devrait

permettre d’éliminer, progressivement, à la fois les appréhensions subjectives et

_____________________

126 L. DIOGENE, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Paris: Flammarion,

nouvelle éd. 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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les approximations relatives, jusqu’à ce que s’impose à la raison de l’homme un

étant véritable, objectif, excluant tout empirisme, tendant à formaliser,

mathématiser et objectiver la nature autant que l’homme.

La systématisation de la méthode scientifique envahissant le domaine de l’humain,

notamment en médecine où est érigé en dogme le modèle cartésien du corps

machine, a conduit à chosifier l’homme, à le réduire au seul mode de

fonctionnement de ses organes en niant la dimension éthique de la vie humaine,

entre autre dans la relation de l’homme à la mort qui semble au fondement de son

existence dans ce qu’elle le ramène à sa finitude, relation qui échappe à toute

forme de rationalisation. Et si la société finit quand même par récupérer, dans son

discours rationnel et sa pratique technicienne, le traitement des corps morts, au

détriment du discours religieux et du traitement rituel des dépouilles, du moins

l’expérience individuelle de la mort demeure un moment de silence non

partageable et non exprimable. La mort en arrive à devenir, de façon caricaturale,

la seule échappatoire à l’extension dictatoriale d’une rationalisation systématique

de la société qui contamine tous les domaines de la vie quotidienne.

Au-delà du corps, il s’agit de mathématiser l’homme dans sa vie intérieure et sa

relation au monde.

De façon explicite, Spinoza, dans la Préface de la troisième partie de l'Ethique, se

propose ainsi de traiter les affects humains de manière géométrique :

« Je veux revenir à ceux qui préfèrent maudire les affects et actions des hommes, ou

en rire, plutôt que les comprendre. Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant

que j'entreprenne de traiter les vices et inepties des hommes à la manière

Géométrique, et que je veuille démontrer de façon certaine ce qu'ils ne cessent de

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proclamer contraire à la raison, vain, absurde et horrible (…) et je considérerai les

actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de

corps. » (127)

Quelle place sera laissée, dés lors, au corps de l’homme, compris dans son

animalité, son immédiateté, dans une société dominée par la rationalité, la

technique et la productivité ?

Coupant l’homme de sa réalité vécue et de sa vie intérieure, la science médicale

procède à une véritable abstraction de celui-ci qui vise à réduire le corps de

l’homme en formules mathématiques et modèles physiques pour mieux en saisir le

mécanisme, un corps déshumanisé pouvant dés lors être soumis à un savoir

opératif et objectif basé sur l’expérimentation.

Comme l’écrit Hannah ARENDT :

« Cette fois la fameuse reductio ad mathematicam permet de remplacer ce qui est

donné dans la sensation par un système d’équations mathémathiques où toutes les

relations réelles se dissolvent en rapports logiques entre des symboles artificiels »

(128).

La volonté de formalisation en médecine permettra à terme de réduire le

fonctionnement des organes à celui de machines, jusqu’à la production de normes

qui définissent le pathologique comme ce qui est hors normes. L’art de guérir est

alors ramené au calcul de la posologie adaptée. Au corps biologique, habité par le

symbolique, est substitué un corps mathématique, objet d’expérience, régit par les

127 SPINOZA, Ethique, III, Préface, Paris : Seuil, p.201

128 H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, nouvelle éd. 1983,

p.357

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statistiques.

Sans doute le médicalisme de la vie, dans la continuité du mouvement de

mathématisation de la nature initiée par Newton, Galilée et Kepler, obéit à des

évolutions sociales et économiques, de façon à répondre aux révolutions

industrielles à venir qui nécessiteront des corps contrôlés, formatés, disciplinés. Il

est aisé de suivre comment le concept de maladie a pu évoluer, de punition divine

dans la tradition biblique et de rupture homéostatique chez Hippocrate, à une

expression aujourd’hui du comportement social. Expression qui plus est

mondialisée et uniformisée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMC),

laquelle mobilise les pouvoirs publics, par le biais de campagne d’information et

d’éducation, sur des sujets tels que le tabac et l’obésité.

Dans le but de limiter les dépenses de santé publique, la notion de tabagisme

passif, par exemple, a permis de transformer ce qui relevait d’abord d’une

irresponsabilité individuelle en une culpabilité et en un comportement pénalement

répréhensible dans certaines conditions sociales. De la même manière, les

campagnes de prévention contre l’obésité et les publicités pour tous les produits

qui relèvent de la diététique et des soins amaigrissants, stigmatisent les personnes

en surcharge pondérale comme victimes d’une véritable épidémie. Le poids type,

la silhouette idéale, tous les aspects de la vie quotidienne se trouvent définis de

façon statistique, le moindre écart par rapport à la norme relevant du pathologique.

De façon systématique est ainsi appliquée l’objectivation statistico-probabilitaire,

initiée dès 1828 par Adolphe Quételet, directeur de l’Observatoire de Bruxelles,

qui a fondé les bases de la statistique moderne et introduit le calcul des

probabilités dans l’étude des statistiques, auteur de divers mémoires sur les lois de

la natalité et de la mortalité, la taille et le poids chez l’être humain selon les âges,

ou encore le penchant au crime aux différents âges.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

156

Le projet de Quételet, en appliquant le calcul des probabilités à l’étude de

l’homme, est bien d’en dégager des lois et d’établir un profil type, de définir un

homme moyen qui servira de référence sociale, un homme objectivé.

Commentant les travaux de Quételet, François Ewald écrira :

« Avec la théorie de l'homme moyen, Quételet ne fait rien d'autre que de proposer un

mode d'individualisation des individus, non plus à partir d'eux-mêmes, de ce qui

serait leur nature ou de ce qui devrait être leur idéal, mais à partir du groupe social

auquel ils appartiennent » (129).

A l’appui de cette volonté des pouvoirs publics, à travers l’institution médicale, de

contrôler le comportement sanitaire du citoyen en jouant sur les notions de risque

et de culpabilisation, on voit apparaître dès le XVIII è siècle l’assurance vie :

« La naissance de l'assurance vie au XVIIIè siècle épouse le mouvement de réforme

morale qui va faire de la prévoyance la vertu cardinale de l'homme social » (130).

L’évaluation de plus en plus précise des risques sanitaires transforme, de la sorte,

la médecine d’observation d’Hippocrate en médecine préventive qui répertorie les

facteurs et les comportements à risques. Cette intrusion de la statistique et de la

prévention dans la vie quotidienne, non seulement opère une négation de la

subjectivité de l’individu, mais n’est pas dénuée en même temps d’implications

____________________

129 F. EWALD, L’Etat providence, Paris : Grasset, 1986, p.159

130 Idem p.183

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

157

sociales et politiques insidieuses car sous couvert de science et de santé publique.

Ainsi, à propos de l’épidémie parisienne de choléra de 1832, Vigarello reprennat,

dans son livre « Histoire des pratiques de santé », les publications de l'époque,

écrit :

« Les statistiques obtenues après le choléra de 1832 sont le résultat de nouveaux

instruments dont l'Etat s'est doté, comme elles témoignent du nouveau regard sur la

pauvreté : “Il se trouva que dans les quartiers de la place Vendôme, des Tuileries, de

la Chaussée d'Antin, la mortalité avait été de huit pour cent tandis qu'elle avait été

de cinquante deux à cinquante trois pour cent dans les quartiers de l'Hôtel de Ville et

de la Cité qui sont ceux de la misère” » (131).

Le choléra se trouve ainsi assimilé à une maladie de la misère sociale. Le même

auteur relève plus loin comment une partie de la littérature médicale de la fin du

XIXème siècle s’évertue à établir des relations entre classe sociale et risque

épidémique.

Il remarque un fait révélateur :

« La Revue d’Hygiène souligne, non sans allusions sociales, le nombre de bactéries

relevées par centimètre carré sur le sol des wagons berlinois : 12624 en 4è classe,

5481 en 3è, 4347 en 2è, 2583 en 1ère. Les calculs sont effectués sur des pièces de

monnaie : 3500 bactéries sur chaque louis d’or, mais quelques 11000 sur les billions

de bronze, pièces semblant contenir la proportion la plus élevée de microbes » (132).

_____________________

131 G. VIGARELLO, Histoire des pratiques de santé, Paris : Seuil, 1999, p.199

132 Idem p.256

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158

Je me propose de démontrer, dans la suite de cette recherche, qu’on retrouve

aujourd’hui le même mouvement de stigmatisation de la misère par la

médicalisation, celle-ci prenant maintenant la forme d’une psychologisation

systématique de l’exclusion, la personne qui se retrouve SDF le devant d’abord à

des tendances psychopathologiques plus ou moins latentes, plus ou moins

génétiques, dédouanant ainsi l’Etat de toute responsabilité politique alors même

qu’on assiste depuis plusieurs années à un désengagement progressif de l’Etat

dans la prise en charge de la misère sociale. L’un des dangers que court une

médecine n’obéissant plus qu’à des principes économiques de tendance libérale

serait de se voir contenue par les assurances et les mutuelles, lesquelles fixeraient

les limites de la médecine en évaluant l’ensemble des préjudices subis, des

investissements à faire, des risques encourus, des indemnités éventuelles, tout

individu non productif, mal assuré, marginal ou statistiquement « à risque » sortant

de fait du champ de la médecine. D’où l’obligation où se trouverait l’individu de

se conformer aux politiques de santé publique et aux comportements sanitaires

préconisés.

Dans un entretien accordé à la revue « Vacarme », Isabelle Stengers exprime bien

cette violence et cette contrainte inhérente à la situation non égalitaire que crée la

médecine clinique entre le médecin et le patient :

« En clinique, on met les gens au lit, on les nourrit tous de la même manière, on

fabrique les conditions du laboratoire : ceteris paribus, « toutes les autres conditions

étant égales ». C’est ce qui autorise le savoir des médecins « modernes ». Cela les

conduit à envisager sur un mode phobique tout ce qui, dans ce qu’ils rencontrent,

n’est pas réductible à un échantillon statistique. Il ne s’agit donc pas d’en appeler à

une bonne volonté du médecin qui humaniserait la médecine. On ne peut pas croire

qu’on va réconcilier les choses, qu’on va adoucir un savoir dont le prix est

l’expulsion de tout ce qui, chez le malade, n’est pas réductible à une clinique

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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anonyme, en apportant un supplément d’âme, au prétexte que le médecin est aussi un

homme susceptible de compréhension. On ne fait pas un agencement en additionnant

ce qui a été expulsé et ce qui a été expulsé, le résidu » (133)

Face à cette violence sociale qui s’exerce sur son corps, une des formes de défense

qui s’offre à l’individu est un repli sur ce que le corps a de plus basique, sur les

besoins primaires, dans des formes de dépression ou de suicide larvé, ou encore

dans certaines pathologies autodestructrices comme l’anorexie dont nous avons

parlé précédemment et sur lesquelles le discours médical semble ne pas avoir prise

sinon par un diagnostic imposé mais non entendu par le malade dans le sens où

celui-ci ne se reconnaît pas malade.

L’émergence également du concept de droit à la mort, du droit à l’euthanasie, en

tant que révolte face à la contrainte technologique, au conditionnement et à la

normalisation qui s’exercent sur les corps, apparaît comme une autre forme de

réponse possible.

Les débats éthiques et législatifs actuels autour de l’euthanasie et du droit à la

mort, laissent deviner combien l’approche de la mort laisse le malade seul face à

lui-même, dans une position de sujet absolu, exprimant à travers la demande de le

« laisser mourir en paix » ce que l’on peut traduire comme un rejet implicite de la

science médicale. Celle-ci, de par les institutions médicales ou le concept de santé

publique, cherche à réduire l’individu à un homme social normé et statistiquement

défini. L’approche de la mort, au contraire, tendrait à renvoyer le malade à son

individualité ; d’où l’acharnement de la médecine à confisquer la mort du sujet à

travers la manipulation et l’escamotage de son corps.

___________________

133 I. STENGERS, Une politique de l’hérésie, Paris : Vacarme, janvier 2003

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Autour du corps se joue, d’une certaine façon, la socialisation du sujet, acceptée

ou rejetée, contrainte ou détournée mais toujours centrale :

« Qu'il s'agisse du corps comme part maudite ou comme voie de salut se substituant

à l'âme dans une société laïcisée, la même distinction opère qui met l'homme en

position d'extériorité en face de son propre corps. La version moderne du dualisme

oppose l'homme à son corps, et non plus, comme autrefois, l'âme ou l'esprit à un

corps » (134).

Le corps semble ainsi être devenu l’objet d’un enjeu entre, d’une part, la médecine

moderne qui cherche à se l’approprier pour le chosifier, et qui sous couvert de

santé publique, de lutte antiépidémique et de programmes hygiéniques,

promotionne l’idéologie capitaliste et la société industrielle, et d’autre part le sujet

qui, se sentant dépossédé de son propre corps de façon illégitime, ne peut en

revendiquer la possession que par des conduites extrêmes, des conduites à risque,

le marquage (tatouage ou piercing), l’auto-mutilation, la blessure, la maladie, la

mort. A travers le corps et ses manifestations, on voit comment se disputent, entre

autres phénomènes, en même temps que celui de la socialisation, celui de

l’individuation. Le corps se pose alors comme limite, permettant la différenciation

entre moi et autrui :

« Le corps fonctionne comme une borne frontière, “ facteur d'individuation ”énonce

Emile Durkheim, ‘‘ lieu et temps de la distinction ”. Le corps est ultime vérité en

situation extrême : la logique meurtrière des camps convertit chaque déporté à la

seule réalité de son corps, en supprimant de façon délibérée les autres traits de la

condition humaine » (135).

_________________

134 D. LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF, 1990, p.230

135 Idem p.99

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Le corps est à la fois tout ce qui nous reste quand on a tout perdu, et ce que l’on a

de plus authentique à offrir pour consoler, pour réchauffer, ce par quoi on se

reconnaît comme humain au milieu d’autres humains. De même, la peau qui

constitue le corps en un ensemble distinctif, est à la fois ce qui isole du milieu

externe, potentiellement pathogène, et ce qui permet les échanges par les

muqueuses et les organes des sens. C’est à travers la peau que l’on peut rencontrer

l’autre et c’est le corps qui permet une rencontre au-delà des mots, qui permet

d’exprimer l’indicible, l’inavouable, qui révèle et qui trahit. Le corps marque ainsi

la limite entre ce qui tient du discours et ce qui échappe à toute parole. Tant le

besoin, le désir, que la peur ou la douleur, toutes manifestations instinctives et

immédiates qui s’expriment d’abord par le corps avant d’être récupérées par le

discours et la raison, ou encore l’esthétique. Mais ce qui caractérise encore

davantage le corps est le fait d’être le lieu de la mort, la mort étant ce qui est

inexprimable, hors de propos en quelque sorte, rapprochant la mort de la chose en

soi inconnaissable et indicible, dont on ne peut avoir qu’une intuition à travers les

phénomènes.

Descartes, dans la Seconde Méditation, après avoir nié le corps et en avoir déduit

que la seule certitude était « je suis, j’existe », considère son être comme

semblable à un cadavre :

« Je me considérais premièrement comme ayant un visage, des mains, des bras, et

toute cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre,

laquelle je désignais par le nom de corps » (136).

____________________

136 DESCARTES, Lettres dans Oeuvres, 1633, Paris : Gallimard, nouvelle éd. 1963, p.276

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Ce que commente ainsi David Le Breton :

« Le corps, lieu de la mort en l'homme. N'est-ce pas ce qui échappe à Descartes à la

manière d'un lapsus quand dans ses méditations l'image du cadavre s'impose

spontanément à son raisonnement pour nommer sa condition corporelle » (137).

Si le corps apparaît comme limite du dit et du non-dit, la mort apparaît, elle,

comme le point limite du corps en même temps que son état brut. Comme étant, en

quelque sorte, la quintessence du corps. Car même muet le corps, paradoxalement,

manifeste l’existence et porte l’identification des mécanismes de la psyché.

Rougeur, tremblements, contractions musculaires, accélération du rythme

cardiaque, production d’hormones particulières, autant de signes issus de

fonctions physiologiques qui traduisent des perturbations de la psyché au niveau

émotionnel et sont l’expression d’un espace inconscient projeté sur la surface

corporelle. Le langage du corps est cet ensemble de signes corporels qui manifeste

les conflits émotionnels et intrapsychiques du sujet. C’est seulement réduit à l’état

de cadavre, mort, que le corps atteint au silence, à l’immobilité, à l’indicible, qu’il

ne peut plus être interprété, traduit, trahit. Plutôt que le corps en soi, le corps mort,

le cadavre, est donc la réelle limite au discours.

Dans la seconde partie de cette recherche, je me propose donc de développer cette

conception de la mort comprise comme interruption de tout discours, comme

irruption du réel, de l’être, dans la trame du symbolique et de l’imaginaire.

D’observer également comment, à la volonté sociale de discipliner le corps,

répond, en forme de révolte et d’expression politique spontanée et non structurée,

_________________

137 D. LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF, 1990, p.81

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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un abandon du corps à la mort qui se manifeste par toutes sortes de comportements

suicidaires. A la contrainte exercée par la société sur le corps, une échappatoire

possible, une forme de résistance radicale, serait la mort, laquelle est la

perspective réelle de l’anorexique comme de la personne en situation dite de

grande exclusion sociale. Je me propose enfin de présenter le corps désinvesti de

la personne en situation d’exclusion sociale, le corps décharné de l’anorexique,

comme étant des formes d’expression d’une révolte personnelle autant que

politique en réponse à la marchandisation et à la normalisation des corps pour seul

projet politique et économique.

1 La socialité du corps :

Loin de considérer le corps comme étant le lieu exclusif d’une singularité, une

chose relevant de la propriété privée et du domaine individuel, l’anthropologie a

pu démontrer que la société humaine en général, qu’elle soit traditionnelle ou

moderne, occidentale ou orientale, fabrique le corps, en fait l’objet d’un travail,

d’un processus de normalisation. D’un produit à la naissance semi-fini, la société à

terme fera du corps une œuvre achevée par le biais de rituels, d’initiations,

d’épreuves et de marquages. Autant d’inscriptions sur le corps qui n’auront pas

pour effet, finalement, de clore le corps sur lui-même, de l’imperméabiliser, mais

au contraire de l’ouvrir sur l’extérieur, sur l’autre, de le socialiser, de l’incorporer

à la société, par un processus tenant à la fois de l’identification et de la

différenciation. Le corps apparaît ainsi davantage comme une relation, un

médiateur, une composante dynamique de la société, que comme une chose

anonyme à analyser et objectiver.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’exposition « Qu’est-ce qu’un corps ? » organisée par Stéphane Breton au Musée

du Quai Branly, en juin 2006, a pu illustrer comment le corps est vu recélant une

altérité fondamentale et originaire, une dualité, qui prendra la forme, selon les

cultures, d’une confrontation entre le masculin et le féminin, entre le vivant et le

non-vivant, entre le divin et l’image ou entre l’humain et le non-humain. Ce

double qui lutte pour contrôler le corps, comme un corps étranger dans

l’organisme, fait que le sujet se trouve dépossédé du corps qu’il habite. Le corps

n’est plus perçu comme une possession personnelle, ou comme appartenant aux

pères et mères, mais comme hétérogène, comme étant au monde. Cette relation

avec l’altérité, à travers le corps, prendra la forme dans les sociétés mandé et

voltaïque d’Afrique de l’Ouest, par exemple, d’une filiation entre les vivants et les

ancêtres. En même temps qu’il y a une continuité de substance entre les

générations, les morts du lignage transmettant aux nouveaux-nés certaines de leurs

qualités, les vivants rendent un culte aux ancêtres du village représentés par des

effigies anthropomorphes qui manifestent la filiation généalogique et permettent

l’identification des vivants aux archétypes ancestraux. Une symétrie apparaît entre

la naissance et la mort dans le sens où il est autant nécessaire de suivre une

procédure rituelle pour transformer un mort en ancêtre, qu’il est indispensable de

suivre d’autres rituels (séparation d’avec le placenta conçu comme un jumeau ou

un double qui doit retourner à la terre, cheveux rasés, peau scarifiée,

circoncision…) pour faire d’un nouveau-né un humain intégré dans la société de

ses semblables et effacer les marques des entités invisibles.

De la même manière en Nouvelle-Guinée, cette relation avec l’altérité, à l’œuvre

dans le corps, s’exprime dans l’idée que le nouveau-né est issu du mélange de la

substance sexuelle du père (le sperme) et de la mère (le sang), ce qui revient à dire

que le corps est un composé de masculin et de féminin, une structure osseuse

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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masculine étant contenue dans une enveloppe charnelle féminine. Le corps

masculin se vit ainsi comme un corps contenu qui doit se débarrasser des éléments

féminins par les rituels d’initiation jusqu’à trouver une forme de déséquilibre qui

justifie la recherche d’une épouse afin de perpétuer la lignée paternelle. De la

même manière, dans la société exogamique de Nouvelle-guinée, les hommes

cherchant une femme dans un autre clan que le leur, le nouveau-né est vu comme

objet de rivalité en même temps que d’alliance entre deux clans. Conflictualité qui

se résout, pour l’adolescent mâle qui veut se perpétuer et continuer la lignée de ses

ancêtres, par la réalisation de ses propres capacités maternelles, par la

transformation de son corps contenu (par la mère) en corps contenant, en un corps

fécond. Cette transformation est opérée symboliquement en évidant la forme

masculine : en se dévorant le corps masculin affirme sa féminité, en

s’engloutissant il devient englobant. Dans la société traditionnelle de Nouvelle-

Guinée, le corps est donc un objet instable, partagé entre le clan paternel et le clan

maternel, qui doit évoluer d’un état mélangé à la naissance jusqu’à un corps vide,

débarrassé des éléments maternels pour n’être plus que paternel, mais dont la

matrice maternelle, essentiellement contenant, a fourni le modèle idéal. La forme

ritualisée du corps viril est ainsi passée de l’état de « contenu par la mère » à celui

de « contenant le corps social », c’est-à-dire la communauté masculine.

Initialement contenu dans le féminin, l’initiation l’amène finalement à contenir le

masculin, à l’image des maisons de culte où les hommes du village donnent

naissance à des initiés.

Le christianisme voit dans le corps la même confrontation avec l’altérité mais cette

fois avec une altérité absolue, le corps ayant été créé, selon le dogme chrétien,

dans une conception à la fois imitative et transcendante, à l’image et à la

ressemblance de Dieu.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

166

L’incarnation humaine de Dieu à travers le Christ, ou pour l’Islam à travers le

Coran comme étant la parole même de Dieu, permet au Verbe de se faire chair :

«La réception du Verbe par Marie engendrera le corps et la réception du Verbe par

Mohammed engendrera le Livre. D’une certaine manière, le Livre est donc une

forme d’incarnation. » (138).

Sans doute, dans la société occidentale contemporaine, cette vision traditionnelle

du corps a-t-elle été bousculée par l’évolution des mœurs et des représentations.

Dans un monde post-moderne débarrassé de la croyance en Dieu, se caractérisant

par la critique des métarécits qui garantissent l’ordre social, dans cette démocratie

contemporaine que Benny Lévy appelle « l’empire du rien » (139), un empire

fondé sur les droits de l’homme, né du christianisme et de la philosophie moderne,

et qui, au nom du droit, détruirait les constituants de l’humanité que seraient les

relations homme/femme, parents/enfants, dans ce monde déstructuré,

déshumanisé, le corps occidental n’en demeure pas moins le lieu d’une relation

fondamentale entre le sujet et son principe génératif. Ce principe, cependant, n’est

plus transcendantal mais laïc, intériorisé par le sujet sous la forme d’un idéal de

beauté et de jeunesse, de performance et de maîtrise.

Loin de n’être que naturel, immédiat, pareil à un « en soi », le corps et le rapport

que le sujet a avec son corps apparaissent comme des productions sociales,

culturelles, aux implications politiques et économiques signifiantes.

______________________________________________________________

138 A. MEDDEB, L’islanisme est la maladie de l’Islam, Libération 23/09/06, p.41

139 B. LEVY, Le Meurtre du pasteur, Paris : Grasset, 2002

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

167

C’est donc par le discours, la représentation, que le corps est accessible. Dans

« Les Mots et les Choses » (140), Foucault montre comment l’homme a la capacité

de s’auto-fonder dans les interstices d’un langage, de composer sa propre figure,

d’instituer sa propre relation au monde comme au corps, ce qui constitue en fait la

réalité humaine. Celle-ci s’exprime par un perpétuel mouvement représentatif, de

mise en forme et de mise en relation. De la même manière, l’espace politique,

comme représentation symbolique du pouvoir, agit par substitutions successives

jusqu’à opérer un transfert et une dépossession par le sacré, comme sous l’Ancien

Régime où le Roi incarnait le corps politique de la Nation, recevant sa légitimité

directement de Dieu. Hobbes explicite ainsi cette aliénation volontaire en

constatant, dans « Le corps politique », que :

« Quand on s’oblige par contrat de soumettre sa volonté à la disposition d’un autre,

ce n’est rien autre chose que faire transport de son droit et de ses forces à celui

auquel on promet l’obéissance. » (141).

Le corps politique qui naît en quelque sorte avec le contrat social, tel que

conceptualisé au XVIIème siècle, est bel et bien une unité réelle, instituée par le

pacte de chaque homme avec les autres. Davantage qu’une allégorie, on peut

comprendre qu’il s’agit d’évoquer des phénomènes d’auto-organisation,

d’autorégulation, de rejet et d’intégration qui caractérisent la constitution de tout

groupe homogène et qui sont reconnus dans les sciences de la complexité comme

une catégorie explicative essentielle.

______________________________

140 M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Paris : Gallimard, 1966

141 T. HOBBES, Le corps politique, 1655, Saint Etienne : Université de St Etienne, nouvelle éd.

1977, p.52

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

168

Ce que Hobbes développe dans le « Léviathan » :

« C’est là tout ce que j’ai à dire touchant les organisations et assemblées, qui

peuvent être comparés, comme je l’ai dit, aux parties similaires du corps humain :

celles qui sont licites, aux muscles ; ceux qui sont illicites, aux tumeurs, aux flux de

bile et aux apostèmes engendrés par le conflit, contraire à l’ordre naturel, des

humeurs pernicieuses. » (142).

Tous les mécanismes de la domination politique se devinent sous l’analogie

biologique de Hobbes. Le corps métaphorise le social dans la mesure où le corps,

selon Mary Douglas (143), est le modèle par excellence de tout système fini. La

structure complexe du corps, caractérisée par une interrelation entre ses diverses

parties et une conscience de l’ensemble comme unité, sert de symbole à d’autres

structures complexes. Mais en même temps, le social est constitutif du corps dans

le sens où le corps participe en permanence de son environnement, se trouve

traversé par l’appareil politique et étatique qui le détermine, dépend du système

économique qui l’exploite et dans lequel il doit s’insérer pour survivre. Comme

l’écrit Merleau-Ponty :

« Le corps est le véhicule de l’être au monde et avoir un corps c’est pour un vivant se

joindre à un milieu défini…car s’il est vrai que j’ai conscience de mon corps à

travers le monde, qu’il est, au centre du monde, le terme inaperçu vers lequel tous

les regards tournent leur face, il est vrai pour la même raison que mon corps est le

pivot du monde. » (144).

__________________________________

142 T. HOBBES, Léviathan, 1651, Paris : Sirey, nouvelle éd. 1971, Part. II, Chap. 17

143 M. DOUGLAS, De la souillure, Paris : Maspero, 1971

144 M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1945, p.97

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

169

L’identification du corps et de la politique se trouve être réflexive et

complémentaire car autant le pouvoir politique est fondamentalement incarné,

personnalisé, identifiable, représenté par un visage, autant le corps est politique

dans le sens où il est le lieu d’un investissement collectif à travers tous les signes

de distinction et d’appartenance dont il est le support. A la suite de P. Bourdieu

(145), L. Boltanski a montré dans un article, « Les usages sociaux du corps » (146),

combien le rapport au corps varie non seulement selon l’âge, le sexe et la culture,

mais aussi selon la classe sociale à laquelle appartient le sujet.

Les classes populaires entretiendraient, par exemple, une relation plutôt

instrumentale avec leur corps, tandis que les classes sociales privilégiées

noueraient une relation plus attentive et préventive. Les rapports à la maladie et à

la douleur s’en trouveraient, dés lors, sensiblement modifiés selon que l’on

appartient à une classe sociale ou à une autre. Selon P. Bourdieu, pratiques

sportives, loisirs, habitudes alimentaires, soins de beauté, hygiène et présentation

de soi, tout ce qui relève de la corporéité, répond à des habitus de classe

intériorisés par les sujets et influençant leurs comportements quotidiens, mais qui

restent déterminés par une logique économique qui enferment les acteurs sociaux

dans la reproduction de cet habitus. Plus que comme une simple donnée

biologique objectivable, il apparaît que le corps doit être considéré comme étant le

résultat concret d’une organisation sociale, économique et politique, comme le

produit historique et culturel d’une société particulière. On peut dire que tout ordre

politique va de pair avec un ordre corporel, de même que tout travail sociologique

____________________

145 P. BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit, 1979

146 L. BOLTANSKI, Les usages sociaux du corps, Annales ESC n°1, 1974

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ou psychothérapeutique sur le corps se doit de prendre en compte le cadre social

où évolue ce corps :

« Le facteur révolutionnaire dans la psychanalyse c’est l’idée que le corps est une

organisation (politique), un corps politique. » (147)

L’assujettissement du corps, qui permettra son investissement politique, est rendu

possible par l’essor des techniques disciplinaires des XVIIème et XVIII ème siècle,

décrit par Foucault dans « Surveiller et punir » :

« Le corps est aussi directement plongé dans un champs politique ; les rapports de

pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate ; ils l’investissent, le marquent, le

dressent, le supplicient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à des cérémonies,

exigent de lui des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des

relations complexes et réciproques, à son utilisation économique ; c’est pour une

bonne part comme force de production que le corps est investi de rapports de

pouvoir et de domination ; mais en retour sa constitution comme force de travail

n’est possible que s’il est pris dans un système d’assujettissement (où le besoin est

aussi un instrument politique soigneusement aménagé, calculé, utilisé) ; le corps ne

devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti. » (148).

Ces disciplines qui accablent l’individu depuis l’école, l’armée, l’usine, l’hospice,

visent à rendre le corps docile mais le travaillent encore jusqu’à ce que soit

intériorisé, incorporé un auto-contrôle implacable, de sorte que la domination

politique se trouve finalement dématérialisée, et voudrait l’opposition à cette

domination privée de tout contenu.

________________________________________________________________________________________________________________

147 N. O. BROWN, Corps d’amour, Paris : Denoël, 1967

148 M. FOUCAULT, Surveiller et Punir, Paris : Gallimard, 1975, p.30

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Pourtant, nous persistons à penser que, de la même manière que la société modèle

et travaille le corps des individus, le sujet peut encore agir sur ou par

l’intermédiaire de son corps dans un optique de résistance, de protestation, de

revendication.

Pour citer Foucault, le bio-pouvoir normalisateur et paradoxalement

individualisant s’étant centré sur le corps s’y trouve aussi exposé :

« Et du coup, ce par quoi le pouvoir était fort devient ce par quoi il est attaqué »

(149).

Ainsi, l’anorexique -et comme nous le verrons par la suite l’exclu social- qui

choisissent la mort comme altérité à l’œuvre dans leur propre corps, se placent

hors discours, dans un espace hermétique, non-relationnel, non-rationnel. Les

sujets anorexiques et exclus ne se trouvent plus seuls dans leur corps : dans ce

corps il y a déjà la mort, la mort à la fois comme destin et comme choix. Et dans le

fait même de choisir vivre dans cette confrontation de tous les instants avec la

mort sans céder pour autant à la tentation du suicide, s’exprime une forme de

résistance radicale au bio-pouvoir, étant donné que le corps, de par sa malléabilité

culturelle, si l’on suit la thèse de Michel Foucault, est le lieu d’un investissement

politique massif, le pouvoir tendant au contrôle et à la soumission des corps. Car,

selon Michel Foucault, la véritable dimension du politique anticipe les notions de

pouvoir législatif et de pouvoir exécutif, de contrôle étatique et de contrôle

juridique, jusqu’à recouvrir, aujourd’hui, l’ensemble des relations sociales. Pour

rendre compte du fonctionnement réel du pouvoir, il faut envisager que celui-ci

repose essentiellement dans des relations de pouvoir microphysiques, _____________________________________

149 M. FOUCAULT, Pouvoir et corps, dans Quel Corps?, Paris : Maspero, 1978, p.28

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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interstitielles,davantage infra-étatiques et para-étatiques, de nature diffuse,

instable, impersonnelle :

« Les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives » (150).

Ainsi, d’une certaine façon, en réponse à la dichotomie habituelle entre un corps

biologique qui serait matériel et un corps politique qui serait, lui, immatériel,

Foucault présente le corps comme une construction sociale et culturelle,

historique, s’appliquant autant au corps politique qu’au corps biologique, sans

qu’il y ait primauté de l’un sur l’autre. C’est bien par le langage que se constituent

les corps sans que l’on puisse en distinguer un qui serait plus réel. Soit, pour

reprendre Putnam :

« Le vocabulaire qu’on utilise pour décrire les phénomènes est ce qui découpe les

phénomènes en ce que l’on appelle ensuite des objets. L’objet n’est en aucune façon

une notion ou une réalité qui aurait une quelconque forme d’antériorité ou de

priorité sur le vocabulaire. » (151)

Le pouvoir, selon Foucault, s’exprime donc de plus en plus par la normalisation, la

standardisation, l’intériorisation par chaque individu des règles sociales, des

morales, des censures, ainsi que par la technique et le contrôle fonctionnel, plutôt

que par la répression ou la loi.

__________________________________

150 M. FOUCAULT, La Volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976, p.124

151 H. PUTNAM, Définitions. Pourquoi ne peut-on pas « naturaliser » la raison ?, Paris :

L’Eclat, Combas, 1992, p.57

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’objectivation du corps entreprise par l’institution médicale, dont nous avons

exposé précédemment les grandes lignes, et la rationalisation des rapports au corps

ont permis de contrôler celui-ci de façon beaucoup plus efficace, insinueuse et

globale à la fois, le pouvoir associé au savoir caractérisant l’investissement

politique du corps dans les sociétés contemporaines. En tant que nouvelle forme

de domination et d’intégration à l’ordre social, le pouvoir disciplinaire qui

accompagnera le développement du capitalisme, est un pouvoir essentiellement de

nature relationnelle dont la particularité est d’être intériorisé par le sujet, de façon

constante, où chacun se trouve à la fois dans la position d’être surveillé et

surveillant. Par immersion dans des milieux clos –tels que caserne, usine, atelier,

collège, dortoir, réfectoire, prison, hôpital- on prétend constituer l’individu

moderne. A travers de multiples formes de disciplines, il s’agit tout autant de

situer les individus dans des lieux déterminés, de les répartir selon une logique

spatiale, le rang, où tout un chacun sera facilement repéré, observé et objectivé

d’un seul regard par le surveillant ; de dresser les corps par des techniques –

l’emploi du temps, l’exercice, l’examen- pour les adapter à l’outil de production

qui leur est destiné, et exploiter au mieux le temps de travail capitalisable ; que de

les soumettre, enfin, en les fondant dans un groupe organisé, à une même

injonction –l’ordre du maître, de l’officier, du contremaître. Jusqu’à atteindre une

conformité des corps et une standardisation des comportements, les mécanismes

disciplinaires imposant implicitement une normalisation systématique par le rejet

de toute différence et de toute déviance. Ainsi, la bourgeoisie n’a pu accéder au

statut de classe dominante et imposer sa vision juridique et consensuelle des

rapports sociaux qu’en mettant d’abord en place ces dispositifs disciplinaires qui

visent à soumettre et normaliser les corps. Mais on assiste maintenant, dans nos

sociétés dites post-modernes, à une remise en cause de ce modèle hiérarchique qui

reste vertical même s’il est dilué et éclaté, à une crise de ces milieux

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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d’enfermement décrits par Foucault et des figures d’autorité qui en garantissaient

l’ordre et la pérennité. Divers auteurs, dont Zygmunt Bauman (152), estiment que

les contraintes sociales se sont en quelque sorte fluidifiées, soumises à un

changement continuel, la notion de réseau, instable et réactif, tendant à être

préférée à celle de structure rigide et solide. Les corps disciplinés décrits par

Foucault se trouvent remplacés par des corps fluides ; aux rythmes mécaniques et

disciplinaires qui constituaient l’individu dans la soumission et l’intériorisation de

la norme, se sont substitués des rythmes asthéniques qui affaibliraient le processus

d’individuation. La société se trouverait comme délocalisée au sein de l’individu

lui-même qui en perdrait toute possibilité d’identification à un groupe

professionnel, familial, ou politique. Dans la multiplicité de ses appartenances

possibles, l’individu serait tenu de progresser, de gérer ses émotions au même titre

que son capital, d’être performant, de mener parallèlement son « développement

personnel » et sa carrière professionnelle, dans une société elle-même fragmentée,

caractérisée par la précarité de ses engagements. Cette fluidité des liens sociaux

qui implique un morcellement de l’identité trouve un écho dans le rapport du sujet

à son corps. Ballotté entre une marchandisation du corps aboutissant en autre à un

développement exponentiel de la prostitution, que dénonce Richard Poulin dans

« La mondialisation des industries du sexe » (153), entre l’objectivation du corps

telle qu’instituée dans les pratiques médicales et sa fétichisation exacerbée dans

des phénomènes de mode comme le percing, le tatouage ou la chirurgie esthétique

généralisée, le corps perd son statut de support à l’identification, de fondement de

____________________________________

152 Z. BAUMAN, L’Amour liquide, Paris : Le Rouergue/Chambon, 2004

153 R. POULIN, La mondialisation des industries du sexe, Paris : Imago, 2005

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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la personnalité, pour devenir un objet de consommation comme un autre :

« La profusion des images actuelles du corps n'est pas sans évoquer le corps morcelé

du schizophrène. L'acteur a rarement une image cohérente de son corps, il

transforme celui-ci en un tissu bariolé de références diverses.» (154).

Dans le morcellement anatomique et symbolique du corps l'identité de l'homme et

la conscience de son identité se diluent de façon informelle. Le corps finit par

perdre toute signification jusqu’à ce que se pose la question de savoir comment

sauvegarder une conscience de soi-même :

« Mon corps n'est pas moi, mais je ne suis pas moi sans mon corps, c'est à dire sans

la conscience que j'ai de son unité, abstraction faite des parties qui le composent et

de leur hiérarchie supposée » (155).

Et c’est finalement dans la confrontation avec l’imminence de la mort, comme, de

façon atténuée mais parallèle, avec l’expérience de l’anorexie ou de l’exclusion

sociale, que la réalité du corps apparaît. L’interférence du pouvoir politique dans

le domaine privé de la santé individuelle, interférence apparue en même temps que

l’homme devenait être social et se biologisait, se traduisant par des discours de

prévention et de santé publique, des dispositifs d’assurance et de prévoyance, de

mutuelle et de sécurité sociale, cette interférence politique trouve ses limites dans

l’expérience de l’imminence de la mort car celle-ci, pour le sujet renvoyé à sa

solitude essentielle, le sort de tout cadre social, de tout discours.

_____________________________________

154 D. LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris : PUF, 1990, p.91

155 P. GUERNANCIA, Identité dans notions de philosophie, sous la direction de D.

KAMBOUCHNER, Paris : Gallimard, 1995, tome II, p.594

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En aucun cas le politique et le malade ne partagent un même discours, sauf à

supposer qu’ils changent de rôle, que le politique tombe malade ou que le malade

en vienne à faire de la politique, mais ils changent aussi alors, peut-être, la nature

du discours. On le voit par exemple avec les associations de malade, telle que Act-

Up, association de malades du SIDA qui, au discours politique raisonné, a

longtemps préféré des actions publiques, de type happening, plus immédiates, et

médiatiques, quitte à être violentes. Réfutant le discours des experts mandatés par

le pouvoir politique, Act-Up s’est posé comme association de malades experts de

leur propre maladie, refusant de subir leur maladie comme le corps médical et les

pouvoirs publics le leur dictaient, se posant en réformateurs sociaux, organisant

leur refus en acte politique, historique en ce sens que c’était la première fois, sans

doute, que des malades se constituaient en groupe social revendicatif et prenaient

en charge leur maladie. Dans le fait de rejeter violemment tout conformisme

bourgeois, ce que le malade en fin de vie affirme c’est bien sa mort subjective, sa

liberté d’être comme on parle de dernières volontés. La mort –réelle, imminente,

déjà présente- est le point sur lequel achoppent les rationalisations politiques. Elle

appelle des sentiments extrêmes, des réactions passionnelles, des décisions

irrévocables. Elle confronte le sujet directement au corps, ce corps qui est en

même temps ce qui reste après la mort, et ravive, si l’on peut dire, la question du

rapport entre le corps et la conscience :

«Il s’agit du corps et de sa séparation d’avec l’âme ou d’avec quelque chose d’équivalent

(…). Comment notre corporéité coexiste-t-elle avec le phénomène énigmatique que

représente notre conscience pensante qui, libre de toute attache au corps et au temps, peut

se projeter par la pensée et se perdre toujours plus loin dans l'indéterminé ? » (156).

____________________________________

156 H. G. GADAMER, Philosophie de la santé, Paris : Grasset, 1998, p.83

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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De même que le corps malade ou agonisant, de par l’immédiateté et l’absolu de sa

subjectivité, fait sortir le sujet de la logique médicale positiviste, réductionniste et

objectivante, on peut observer dans les manifestations spontanées, par exemple,

les soulèvements populaires ou les révoltes de quartier, un engagement du corps

passant outre les circuits et rituels politiques convenus, au mépris des partis et

syndicats qui, dans un aveu d’impuissance, se disent alors « débordés par la

base ». La politique ne se réduit pas au logos, à l’articulation d’un discours

rationnel et policé, comme par exemple le mode de scrutin démocratique ou le

débat consensuel entre experts. Il est une autre forme d’engagement politique

exploitant l’expressivité corporelle, la voix, le cri, la colère et la passion, et qui se

trouve autrement plus difficile à canaliser, allant à contre-courant de la tendance

générale à la pacification des mœurs et à l’auto-contrôle à l’œuvre dans les

sociétés occidentales depuis la fin du moyen-âge. Pourtant, même surprenante,

même spontanée, la violence physique comme mode d’engagement politique reste

du domaine du connu, et s’expose de ce fait à être finalement récupérée d’une

façon ou d’une autre par une forme de discours se voulant populaire, en fait

démagogique ou populiste.

En miroir à la violence physique des manifestants, au cri qui, de par son effet

performatif direct, est action propre, il est une forme d’engagement politique

autrement plus insaisissable, irrécupérable, ne donnant pas prise au langage, qui

passe celle-ci par le silence et l’abandon du corps, ce corps qui est tout ce qui nous

reste quand on n’a plus rien, qui s’avère être une forme d’expression passive,

négative, de certaines personnes en situation d’exclusion et de précarité extrême,

comparable à une grève de la faim ou à un suicide par indifférence à la vie.

Nous nous proposons de détailler maintenant comment se présente cette résistance

passive des corps abandonnés à travers l’exemple concret d’une structure sociale

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déterminée accueillant des personnes en situation de réinsertion et en attente de

logement à loyer modéré.

2 Le corps fétichisé :

Avec l’apparition, au XVIIème siècle, d’une politique de santé publique qui

considère « les maladies comme un problème social et économique qui se pose

aux collectivités » (157) et traduit la préoccupation de l’état de santé d’une

population comme objectif général, se développe un véritable marché médical. La

fonction de l’Etat consiste dorénavant à aménager la société comme milieu de

bien-être physique, de santé optimale, de longévité, à la fois pour conserver la

force de travail et contrôler la poussée démographique de la population par rapport

à l'appareil de production. L’ensemble des procédures d’assistance visera alors à

faire du pauvre une main-d’œuvre utile à la communauté :

« Les fondations qui existaient jusqu'alors sont l'objet d'une remise en cause

économique ; les pauvres font l'objet d'une classification qui aboutit à la

décomposition utilitaire de la pauvreté » (158).

De façon perverse, la seule chose qui reste aux personnes en situation d’exclusion

extrême, leur corps, devient un capital à entretenir, un capital corporel pour

reprendre le concept de Pierre Bourdieu des différents capitaux, permettant de

faire face aux exigences sociales.

__________________________________

157 M. FOUCAULT, Dits et écrits, Paris : Gallimard, 1994, Tome III, p.13

158 idem p.16

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Alors que les raisons de l’entrée dans l’exclusion sont le plus souvent, non pas la

maladie ou le handicap, mais d’abord économiques (par la perte d’emploi),

sociales (par la perte de logement), relationnelles (par la séparation ou le décès), le

corps est à la fois ce qui est le plus rapidement marqué et ce qui stigmatise

immédiatement la personne « à la rue ». Le corps se dégrade de façon accélérée

dans une situation de survie, où il est en état de surexploitation, soumis à des

problèmes d’hygiène, d’addiction, de santé et de violence constantes. L’espace

privé se trouve également réduit au strict minimum. Or, pour reprendre les termes

de Pierre Bourdieu :

« Il n’est personne qui ne soit caractérisée par le lieu où il est situé de manière plus

ou moins permanente (être « sans feu ni lieu » ou « sans domicile fixe », c’est être

dépourvu d’existence sociale) » (159).

Et c’est justement par la gestion de l’espace public, par la délimitation des lieux,

l’interdiction de circuler, la création de centres d’hébergement dit d’urgence ou

social, par la multiplication enfin des contraintes d’espace et de temps, que le

pouvoir politique va récupérer les personnes en situation d’exclusion pour éviter

qu’elles ne soient par trop visibles, par trop révélatrices de la réalité impitoyable et

aveugle de la société capitaliste post-moderne. Et ce ne sont plus des individus qui

sont considérés mais des ensembles statistiques, des catégories abstraites qui

ignorent toute subjectivité, toute singularité.

____________________________________

159 P. BOURDIEU, Méditations Pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p.162

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La biopolitique, selon Michel Foucault, s’intéresse à :

« Une masse globale, affectée de processus d'ensembles qui sont propres à la vie et

qui sont des processus comme la naissance, la mort, la maladie » (160)

Ce que Foucault identifie comme un phénomène de massification propre aux

logiques totalitaires. Michel Foucault définit ce concept de biopolitique comme

étant :

« La manière dont on a essayé depuis le XVIIème siècle de rationaliser les problèmes

posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de

vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité. On sait quelle

place croissante ces problèmes ont occupé depuis le XIXème siècle et quels enjeux

politiques et économiques ils ont constitué jusqu'à aujourd'hui » (161).

Cette biopolitique fonctionne comme instance de contrôle social, étendant son

champ d’investigation à tous les domaines de la vie sociale :

« Technologie du pouvoir sur la population en tant qu'être vivant, un pouvoir

continu, savant, qui est le pouvoir de faire vivre » (162).

Par l’administration des corps et la gestion de la vie quotidienne, l’Etat s’approprie

jusqu’à l’intimité des individus, réduits à de simples variables budgétaires. Les

enjeux de pouvoir se sont déplacés pour englober aujourd’hui, outre l’économique

et le politique, les sphères médiatique, médicale et humanitaire.

_____________________________________

160 M. FOUCAULT, Il faut défendre la société, Paris : Gallimard, 1997, p.216

161 Idem p.818

162 D. FOLSCHEID, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris : PUF, 1997, p.215

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Comme l’écrivait Diderot :

« Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme

artificiel ; et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la

vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort, tantôt il est terrassé par l’homme moral

et artificiel ; et dans l’un comme dans l’autre cas, le triste monstre est tiraillé,

tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse gémissant, sans cesse

malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou

qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances

extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité : la misère et la maladie »

(163).

Une des formes prises par ce que Foucault appelait la biopolitique pourrait l’Etat

providence tel qu’expérimenté à partir de la seconde moitié du vingtième siècle

dans de nombreux pays européens, dont la France. Cet Etat providence, s’il

cherche sans doute à appliquer une justice sociale corrigeant les inégalités les plus

choquantes, n’en exerce pas moins d’abord une rigoureuse administration de

l’homme social depuis sa naissance jusqu’à sa mort :

«Singulier avatar de cette biopolitique dont le social est l’une des composantes

essentielles : programmée comme pouvoir sur la vie, afin de la maximiser, voilà que

son programme même la rend souveraine maîtresse de la mort. » (164).

__________________________

163 D. DIDEROT, Supplément aux voyages de Bougainville, 1771, Paris : Flammarion, nouvelle

éd. 1972, p.138

164 F. EWALD, L’Etat providence, Paris : Grasset, 1986, p.546

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Cet Etat providence qui :

« substitue à l’incertitude de la providence religieuse la certitude de la providence

étatique » (165)

Ce qui amène au développement du médicalisme pour lequel la santé publique

devient une fin en soi, une norme obligatoire, réduisant l’homme à une donnée

statistique, exacerbant l’individualisme, poussant en fin de compte insidieusement

la société dans une forme de totalitarisme déguisé.

Ce totalitarisme fait d’individualisme et d’indifférence à l’autre, Tocqueville en

dénonçait déjà le risque quand il écrivait :

« Je veux imaginer sous quel trait nouveau le despotisme pouvait se produire dans le

monde. Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, qui tournent

sans repos sur eux-mêmes, pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils

remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la

destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis forment pour lui toute l’espèce

humaine. » (166).

Longtemps réservées à la sphère de la charité religieuse, basée sur la compassion,

la vocation, le bénévolat, on observe que l’exclusion et la précarité relèvent

aujourd’hui davantage d’un traitement social, de procédures de prises en charge,

de la part soit d’associations humanitaires, soit d’institutions caritatives et

publiques, comme le SAMU Social.

___________________________________

165 P. ROSANVALLON, La crise de l’Etat providence, Paris : Seuil, 1992, p.25

166 A. de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, 1840, Paris : Flammarion, nouvelle

éd. 1981, tome II, p.385

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Ces dernières institutions caritatives ont achevé de faire tomber la pauvreté dans le

domaine médical et psychologique, sous l’emprise d’un rationalisme scientifique

objectivant, escamotant au passage les raisons profondes de la persistance de la

misère dans nos sociétés de consommation. L’Etat providence incitant de façon

paradoxale à une forme d’individualisme radical, pour lequel seules comptent le

bien-être, la santé et la longévité personnelles, en contradiction finalement avec

l’idée même de société, qui plus est étant lui-même au service d’un capitalisme

exponentiel qui transforme en marchandises jusqu’à la pauvreté, la révolte et la

marginalisation, crée ainsi les conditions de l’impossibilité de tout monde

commun.

Ce qui amenait Hannah Arendt à écrire :

« Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il

n’a le droit de se présenter que sous une seule perspective. » (167).

Ce monde commun, comment le faire apparaître de façon au moins symbolique

sinon par un partage passant par ce que l’on a de plus proche, c'est-à-dire le

corps ? Mais c’est en même temps par ce corps qu’on prend conscience de

l’isolement absolu de chaque individualité dans une enveloppe close dont on ne

peut exprimer complètement les sensations propres.

A travers l’exemple d’expérimentations de thérapies corporelles faites dans un

centre social parisien, le Centre d’Action Sociale Protestant, auprès de populations

________________________________

167 H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, 1958, Paris : Calmann-Levy, nouvelle éd.

1983, p.99

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en situation d’exclusion, nous nous proposons d’illustrer une dimension politique

de résistance et de revendication tacite du corps qui nous semble parallèle à

l’exemple du corps malade revendicatif de l’anorexique que nous avons exposé

précédemment.

C’est en effet dans le cadre d’une association caritative -le Centre d’Action

Sociale Protestant ou C.A.S.P.- que nous avons pu observer d’une part l’abandon

et la passivité, le corps abandonné, de la personne en situation d’exclusion, d’autre

part l’utilisation, par l’équipe d’accompagnement, de diverses pratiques

corporelles traditionnelles originaires de Chine, appelés techniques énergétiques,

arts de longue vie ou encore arts martiaux internes, comme outils thérapeutiques

adaptés à une situation transculturelle. A travers des cours de Qi Gong et de Taï-

Chi-Chuan proposés aux personnes hébergées dans un hôtel social géré par le

Centre d’Action Sociale Protestant, notamment des demandeurs d’asile, réfugiés

politiques et « sans-papiers », diagnostiqués par la psychologue de l’association

comme étant en situation de détresse psychologique, nous avons eu l’occasion

d’assister, de la même manière qu’au Centre des Maladies Mentales et de

l’Encéphale de l’Hôpital Sainte Anne avec les patientes souffrant d’anorexie, à

une tentative de rendre conscient et de redonner sens à un corps abandonné, un

corps vide, posé là, au Centre d’Action Sociale Protestant, autant en signe de

protestation que par épuisement et désespoir.

Avant de détailler cette expérimentation, nous pensons utile de revenir au

préalable sur l’historique et les particularités de l’association en question : le 1er

janvier 1956, le Centre d'Action Sociale Protestant naît du jumelage de la

Délégation générale des diaconats et de l'Association de bienfaisance parmi les

protestants de Paris. Celle-ci perdra en 1968 son appellation de "bienfaisance" au

profit de celle "d'entraide". Le Centre d’Action Sociale Protestant affirme être une

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association ayant pour vocation d’accueillir, d’aider, de conseiller,

d’accompagner, de soutenir, sans distinction de religion, de race, d’idéologie ou de

nationalité, ceux et celles qui le consultent en raison de difficultés d’ordre social,

psychologique, relationnel, juridique, matériel, économique, spirituel. Son action

se veut préventive, palliative et curative. Placé dans une position intermédiaire, à

la frontière entre l'Église Protestante et les pouvoirs publics, qui lui versent des

subventions et lui accordent des crédits, à la fois œuvre de sous-traitance palliant

les insuffisances publiques et engagement social de la communauté protestante, se

positionnant également entre le bénévolat et le professionnalisme, entre

l’institution publique et la communauté des exclus, pour autant que cette dernière

représente une quelconque réalité, oscillant encore entre l'efficacité technique et le

respect de la personne, une forme de rendement en terme d’efficacité qui

conditionne l’octroie de subventions publiques, une forme donc de rentabilité

économique, et l’aspect caritatif de l’action sociale, entre l’engagement social et

un idéal religieux compassionnel, le CASP vit une tension permanente entre

l'habitude et la nouveauté, l'obéissance et la transgression, la sécurité et

l’ouverture. Le CASP prétend explicitement suppléer aux lacunes continuant à

perdurer en manière d’actions sociales. Dès 1975, confronté à l’émergence de

nouvelles formes d’exclusion, le CASP est appelé à développer ses activités et à

créer des services pour répondre aux exigences du public auprès duquel il

travaille, de la même façon qu’un prestataire de service s’adapte à la demande. Ses

moyens financiers proviennent de sources variées : des diaconats, des donateurs

individuels, des entreprises privées qui, par le biais du mécénat, profitant en même

temps de l’allégement de taxes, profitent d’une valorisation de leur image ; enfin, à

partir de 1981, des subventions accordées par divers organismes publics, en

contrepartie d’actions spécifiques répondant aux besoins de la société, et en 1985

des mesures votées par le gouvernement pour lutter contre la précarité et la

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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pauvreté, et organiser le financement des actions des associations d’aide aux

exclus. De fait, le CASP est financé à 97% par des fonds publics, essentiellement

l’Etat, la Ville de Paris et la Caisse d’Allocations Familiales. Les 3% restants

proviennent des legs et offrandes de 1600 donateurs réguliers de la communauté

protestante parisienne.

Reconnu d’emblée d’utilité publique, le Centre d’Action Sociale Protestant fut

créé par l’Eglise Réformée de France pour se conformer à la loi de séparation des

Eglises et de l’Etat, qui oblige les Eglises à ne pratiquer aucune autre activité que

cultuelle, et à externaliser les ventes d’ouvrages et les activités de bienfaisance.

Les diaconats réformés s’occupaient alors de quelques œuvres : des maisons de

retraite, des foyers de jeunes filles, un orphelinat, tous destinés à la communauté

protestante. Aujourd’hui, le CASP s’adresse à un public considérablement plus

élargi. Il offre, en une année, plus d’un million et demi de nuitées, par le logement

social et l’hébergement d’urgence qui sont ses principales activités, distribue

80 000 repas, assure plus d’un millier de visites médicales et voit naître dans ses

structures presque deux cents enfants en moyenne.

L’article I des statuts du CASP dispose que son but est d’accueillir, aider,

conseiller, accompagner, soutenir sans distinction de religion, de race, d’idéologie

ou de nationalité ceux qui le consultent en raison de difficultés d’ordre moral,

psychologique, relationnel, juridique, matériel, économique ou spirituel.

Le CASP compte plus de 200 salariés à temps plein, ainsi qu’une centaine de

bénévoles, assurant le fonctionnement de :

� 10 services permanents : pré-accueil-domiciliation, service social d'accueil

d'urgence, Centre d'hébergement et de réadaptation sociale (SARAH),

conseil juridique, service d'aide psychologique, aide à la réinsertion des

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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personnes bénéficiaires du RMI, Appui personnalisé pour l'emploi (APE),

service logement, service communication et diaconie.

� 12 structures : un accueil de jour, 3 centres d'hébergement d'urgence, un

foyer pour les personnes en convalescence posthospitalière, quatre centres

d’hébergement d’insertion (hôtels sociaux et CHRS), deux centres

d’accueil et d’accompagnement social des demandeurs d’asile, un

restaurant social.

� 160 logements destinés à des familles en détresse dont le CASP assure

l'accompagnement social, le CASP se chargeant également de la gestion

locative d'une partie de ces logements.

� 2 services ponctuels : un séjour vacances de 30 personnes très âgées à

Charbonnières, les envois de colis de Noël à des enfants de détenus ou de

familles défavorisées.

Soit plus de 10 000 personnes reçues chaque année par les services du CASP,

services dont certains sont même bénéficiaires, bénéfices réinvestis dans

l’agrandissement, la rénovation et l’acquisition de nouvelles structures d’accueil.

Suivant en cela la morale protestante qui veut que les bénéfices ne peuvent servir à

la seule jouissance matérielle et personnelle mais sont utilisés pour le

développement du capital.

L’une des principales sources de financement provient de l’aide aux associations

logeant à titre temporaire des personnes défavorisées, ou Allocation de Logement

Temporaire (ALT). Sa valeur mensuelle est égale à la somme d’un plafond de

loyer mensuel et d’une majoration forfaitaire au titre des charges, tous deux fixés

par référence aux montants de l’allocation logement. Les plafonds forfaitaires ont

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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été revalorisés de 0,1 % et la majoration forfaitaire pour charges de 1,3%. L’aide

est destinée aux associations conventionnées dont l’objet est l’insertion ou le

logement, pour des durées de séjour limitées et dans l’urgence, de personnes

défavorisées. L’allocation de logement temporaire est une aide forfaitaire. Son

montant est liquidé chaque mois en fonction de la capacité d’hébergement

effective, justifiée par la structure pour la totalité du mois, dans la limite du

montant prévisionnel fixé par la convention. L’aide est versée par les caisses

d’allocations familiales. D’où la nécessité pour les associations de renouveler

rapidement l’ensemble des personnes accueillies, quitte à proposer des solutions

de logement aléatoires ou de renvoyer sur d’autres hôtels. Les autres dispositions à

l’attention des associations sans but lucratif (exonérations légales propres à

chaque impôt : taxe sur la valeur ajoutée, impôt sur les sociétés, imposition

forfaitaire annuelle ou bien encore taxe professionnelle…) sont représentatives,

enfin, du détournement du concept « d’association à but non lucratif ». Les

d’associations à but non lucratif , dont le CASP, n’ont effectivement pas pour

finalité l’enrichissement de personnes, toutefois le réinvestissement de leurs

bénéfices dans l’acquisition d’un patrimoine immobilier correspond bien à une

action de type capitaliste, à un investissement à long terme, et à une action de

promotion d’une communauté –soit, dans le cas du CASP, la communauté

protestante- qu’on pourrait presque qualifier de prosélyte. Cela correspond aussi à

l’éthique protestante, comme explicitée par Max Weber dans « l’Ethique

protestante et l’esprit du capitalisme » (168), qui veut que l’argent gagné ne serve

pas un but hédoniste mais soit réinvestit dans l’appareil productif, et que le devoir

de chacun soit d’augmenter son capital, considéré comme une fin en soi.

__________________________________

168 M. WEBER, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905, Paris : Flammarion,

nouvelle éd. 2000

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La jouissance égoïste des biens matériels étant conçue comme une perversion,

tandis que l’acquisition de bénéfices, pour peu qu’ils soient réinvestit, est perçue

comme l’harmonisation et l’adéquation de l’individu à la volonté divine, la

soumission du sujet à la prédestination qui le caractérise. Au cours de la première

décennie de son activité de réformateur, Luther développe l’idée selon laquelle,

pour se conformer à l’idéal de vie protestante, il ne s’agit pas de dépasser la

morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement

d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence

assigne à l’individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa vocation. Max

Weber démontre que cette éthique est entièrement dépouillée de tout caractère

hédoniste. Il s’agit de gagner toujours plus d’argent en se gardant des jouissances

spontanées de la vie. L’argent capitalisé est ainsi considéré comme une finalité, il

est conçu comme transcendant et irrationnel, sous le rapport du bonheur de

l’individu ou de l’avantage que celui-ci peut éprouver à en posséder. L’individu

n’est censé rien tirer de sa richesse pour lui-même, en dehors du sentiment

irrationnel d’avoir bien fait son travail. S’opposant à la jouissance spontanée des

richesses et freinant la consommation, le protestantisme favorisa par contre le

désir d’acquérir. Que le gain devienne un but en soi et ne se subordonne plus à

l’individu comme moyen de satisfaire ses besoins matériels est également

caractéristique de l’esprit du capitalisme. Max Weber relève une adaptation entre

ce dévouement à la vocation de gagner de l’argent propre au protestantisme et le

système capitaliste qui suppose que l’on développe et investisse constamment dans

les appareils de productions. On retrouve l’idée d’utilitarisme propre au

protestantisme, développée par Max Weber, selon laquelle l’honnêteté est utile

puisqu’elle assure le crédit. De même que la ponctualité, l’application au travail, la

frugalité, qui sont autant de vertus. Le rationalisme économique, considéré comme

le fondement de l’économie moderne, appliqué au domaine de l’action sociale,

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obéit certainement à cette même éthique protestante dans le sens où ce processus

participe d’un développement de la rationalité dans son ensemble. Il ne s’agit plus

alors de lutter contre la pauvreté et l’exclusion avec un esprit compassionnel mais

bien de combattre, dans les phénomènes de marginalisation, l’existence d’espace

de liberté, de chômage, d’oisiveté, contraire à l’éthique protestante. Perdre son

temps relèverait bel et bien dans ce sens du péché. La vie ne dure qu’un bref

moment qu’on doit utiliser à confirmer son élection. Dés lors, objectiver

l’exclusion devient un moyen d’avoir prise dessus, de la ramener dans le cadre

rassurant de la rationalité, de la sociabilité, de lui trouver en somme une utilité.

Tant l’idée de « bonne œuvre » est étrangère au protestantisme, absolument

impropre comme moyen pour obtenir le salut. L’action sociale n’est donc plus une

action intéressée dans le sens où l’on vise à faire le bien pour racheter ses péchés,

mais une action rationnelle dont le but est de rendre le monde conforme à la

logique économique et de permettre aux lois du marché de s’appliquer à tous les

domaines. Il s’agit de sortir l’individu en situation de précarité d’une position

passive pour lui permettre d’adopter une position responsable, quitte à le

culpabiliser. Les professionnels de la lutte contre l’exclusion –assistante sociale,

éducateur spécialisé, directeur de CHRS- qu’ils travaillent dans le secteur public

ou le milieu associatif, dénoncent depuis quelque temps, à travers diverses

enquêtes de terrain publiées notamment dans la revue « A.S.H. » (169), un

désengagement progressif de l’Etat et son effacement derrière le milieu associatif.

On pourrait y voir la volonté de s’adapter à la réalité du terrain, en même temps

que le développement d’une forme de « commerce de la pauvreté » faite par les

associations intermédiaires, ce que semblerait plutôt suggérer le développement

d’une logique libérale appliquée à l’aide sociale.

__________________________________

169 A.S.H. (Actualités Sociales Hebdomadaires) n° 2159, 2147, 2133

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L’échange économique ne porte pas sur un objet défini, ni même sur un service, du

moins pas à la personne qui semble en bénéficier le plus immédiatement. Le

service monnayé, l’objet de la transaction est davantage d’ordre politique : la prise

en charge par les associations de l’action sociale décharge l’Etat de ses

responsabilités, permet de rentabiliser l’exclusion et désamorce une révolte sociale

potentielle en renvoyant la responsabilité de l’exclusion aux individus –

stigmatisés comme étant paresseux, malades, psychologiquement fragilisés,

socialement inadaptés- pour masquer les causes réelles et profondes, structurelles,

politiques, économiques, de l’exclusion. Le service est proposé non pas tant à ceux

qui en ont besoin –les exclus- mais bien davantage à l’Etat, le déchargeant d’une

partie de ses prérogatives dans le domaine de l’action sociale au prix d’un système

de financement sous forme de prêts, de subventions, et en échange d’une

affirmation de l’influence sociale de la communauté protestante. On voit là la

conjonction d’une action capitaliste et d’une action qu’on pourrait qualifier de

politique, déguisée sous la forme d’une action sociale caritative. A cette volonté

politique et économique répond, pour ce qui est de l’association étudiée –le

CASP- d’obédience protestante, une logique culturelle et spirituelle qui veut d’une

part que l’on développe la rationalité et que l’on rentabilise toute action sociale,

d’autre part que l’on permette à chacun de redevenir acteur de sa vie et de

participer à l’appareil de production. Alors que les catholiques, par exemple,

obéissent à une logique expansive, un souci d’évangélisation, un idéal de salut à

travers les « bonnes œuvres », le protestantisme trouve dans l’action sociale en

faveur des populations défavorisées un terrain idéal pour la collusion de la vertu et

du profit. Si cela permet de rendre autonomie et responsabilité à la personne en

situation d’exclusion, le risque par contre est de lui faire porter la culpabilité de

son exclusion. Et de dénier ainsi les responsabilités de l’Etat et les choix

politiques et économiques qui sont à l’origine de l’état d’abandon et de

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déliquescence d’une partie de la société.

A l’ambiguïté de l’action sociale –particulièrement dans le cadre du CASP, où

l’aspect religieux se confond avec l’aspect social, l’économique avec le caritatif,

où surtout une contradiction se fait jour entre la volonté d’aider le public concerné

à se réinsérer et une tendance non avouée à maintenir le même public dans

l’exclusion, ne serait-ce que pour perpétuer le statu quo social, à cette ambiguïté

répond un type de prise en charge participatif comme celui imaginé à « Maison

Blanche », un centre d’accueil ouvert par le CASP en janvier 2006.

La revue de la communauté protestante française, « Réforme » (170), détaille le

fonctionnement de cet hébergement de stabilisation destiné à des femmes touchées

par la précarité et vivant depuis longtemps dans la rue.

Une quarantaine de femmes sont accueillies dans ce centre : des femmes âgées,

malades, souvent sans-papiers, sans domicile fixe mais pas forcément

clochardisées. Les résidentes sont censées rester au centre entre douze et dix-huit

mois, le temps nécessaire pour sortir de la rue et recommencer autre chose.

L’établissement est géré par le CASP mais est financé à 95% par la Direction de

l’action sanitaire et sociale (DASS). Il s’agit d’amener progressivement les

résidentes à se prendre en charge, à assurer les tâches quotidiennes, à entreprendre

les démarches administratives qui doivent leur permettre d’accéder au logement. A

reprendre confiance en elles, finalement, en même temps qu’à reconstruire une

image de soi positive.

_______________________________________

170 REFORME , Un lieu pour se reconstruire, Supplément au n°3193, 5-11 octobre 2006

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Sandrine Bouchetal, psychologue au Centre Maison blanche, explique ainsi :

« Les personnes, ici, présentent des pathologies mentales clairement identifiables et

sont suivies en partenariat avec d’autres professionnels. Mais la plupart connaissent

souvent une dépression réactionnelle, liée à leur passage dans la rue. Cela

s’accompagne d’une très mauvaise image de soi, d’une dévalorisation permanente. »

(171).

Pour ce faire, l’un des outils proposé à Maison Blanche est la découverte de

techniques corporelles extrêmes orientales, sous-tendues par toute la théorie

médicale chinoise traditionnelle, telles que le taï-chi-chuan et le gi gong, de la

même manière qu’à l’hôpital Sainte Anne avec les patientes anorexiques comme

nous l’avons décrit dans le chapitre précédent. Nous ne reviendrons donc pas sur

la description de ces techniques corporelles qui, par les potentialités qu’elles

développent, peuvent être perçues comme interfaces entre le système médical et

psychologique occidental moderne d’une part, et la médecine chinoise

traditionnelle d’autre part, entre le concept de santé du premier et celui d’ordre du

second. Le taï-chi-chuan répond, en effet, à la fois aux principes d’ordre, de

globalité et d’analogie de la médecine traditionnelle chinoise, et peut être en même

temps conçu comme activité sublimatoire, aire transitionnelle et stimulation des

mémoires motrice et sensorielle, pouvant entrer dans le cadre de la

psychosomatologie. Ces techniques permettent de reconstruire une image

corporelle valorisante, de ressusciter une sensibilité, de se réapproprier une forme

de ressenti corporel, chez des personnes que la survie en situation d’exclusion

sociale a obligé à renier le corps. Cela peut être également une façon de dire par le _______________________________________

171 S. BOUCHETAL , Un lieu pour se reconstruire, Revue Réforme, Supplément au n°3193, 5-

11 octobre 2006, p.111

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corps ce qui ne peut être mis en mot, car si ces techniques obéissent certainement

aux lois de la circulation et de la transformation des énergies subtiles, telles

qu’énoncées en médecine chinoise traditionnelle, elles sont aussi l’occasion

d’expérimenter le vécu spontané, immédiat, d’un corps hors langage, non contrôlé,

non discipliné.

De telles expérimentations trouvent un précurseur en la personne du docteur Jon

Kabat-Zinn qui a ouvert la première « clinique de réduction du stress », en 1979, à

l’école de médecine de l’université du Massachusetts. A travers toute une batterie

d’exercices, de méditation, de visualisation, de relaxation et de respiration, puisés

dans le yoga, le bouddhisme et les arts martiaux traditionnels, mais sans référence

à ces sources ni même d’exposé philosophique, le docteur Jon Kabat-Zinn

proposait dans ce cadre universitaire officiel un traitement de l’anxiété et de la

douleur. A partir de cette expérience, il élabora le concept de « pleine

conscience » (en anglais : « mindfulness ») comme étant une façon d’être attentif

délibérément, dans le moment présent et sans jugement, comme un état de

présence consciente à soi-même et à vivre au-delà des mots et de la saisie

rationnelle (172). Certains courants américains alternatifs de la thérapie cognitive

récupéreront le concept de « pleine conscience » du docteur Jon Kabat-Zinn pour

créer la « thérapie cognitive basée sur la pleine conscience » (MBCT), appliquée

au traitement de la rechute dépressive (173). Les patients, dépressifs risquant la

rechute ou désirant arrêter les antidépresseurs, sont réunis en groupe d’une

vingtaine de personnes, deux heures par semaine pendant huit semaines.

__________________________________

172 J. KABAT-ZINN, Où tu vas, tu es, Paris : Editions J’ai lu, 2005

173 Z. SEGAL, J.M.G. WILLIAMS, J. TEASDALE, La Thérapie cognitive basée sur la pleine

conscience pour la dépression, Paris : Editions de Boeck, 2006

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Ils doivent, parallèlement à cela, s’engager à pratiquer individuellement chaque

jour, pendant une heure, guidés par des enregistrement audio. Chacune des séances

collectives à un but précis. La première, par exemple, permet d’identifier et de

commencer à contrôler ce mode de fonctionnement autonome du mental, appelé le

« pilote automatique », qui, en distrayant de la réalité du moment, conduit

naturellement à la rumination. Les divers exercices sont inspirés du yoga et des

pratiques méditatives du bouddhisme. En séances ou à domicile, les patients

apprennent entre autre le « body scan » ou balayage progressif, par la conscience

et la visualisation, de toutes les parties du corps, aidant à la décontraction et la

prise de conscience de l’ensemble du schéma corporel ; le contrôle de la

respiration ; la marche consciente ; l’attention portée lors de toutes les activités

quotidiennes telles que laver la vaisselle, se laver les dents ou manger. Jusqu’à

atteindre un état de lâcher prise, de laisser aller, de totale acceptation, proche de

l’état de samadhi que prône le bouddhisme Tchan ou Zen. L’idée à la base de ce

programme thérapeutique étant que ce sont, en fait, les tentatives continuelles,

répétitives et obsessionnelles, d’échapper ou d’éviter le malheur, ou encore

d’atteindre un bonheur illusoire et fantasmatique, qui font tourner ce que le

bouddhisme appelle les « cycles négatifs » ou la « roue du Karma », soit un

enchaînement aliénant de causes et d’effets. La concordance est parfaite entre la

recherche clinique, qui identifie la rumination mentale comme le mécanisme

majeur de la dépression, et la Seconde Noble Vérité du bouddhisme, selon laquelle

la cause de la souffrance est l’attachement. L’acharnement à réfléchir sur les

raisons de son malheur conduit à la dépression et, inversement, le renoncement à

toute fixation sur sa douleur permettrait à terme de s’en libérer. Or, c’est par

l’intermédiaire du corps que se concrétise la douleur morale. Les personnes en

voie de clochardisation qui subissent une combinaison des exclusions

économiques, sociales, familiales et culturelles, aggravées le plus souvent par des

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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facteurs de pathologies individuelles d’ordre psychiatrique tels que l’alcoolisme,

la toxicomanie ou la psychose, expriment dans leur corps leur vécu d’abandon et

de désespoir. Le corps exclu est passif, posé là sans résistance, privé de langage.

Patrick Declerck dans son livre « Les naufragés », à partir de portraits et de

témoignages de clochards, parle du monde de la rue comme de celui du néant :

«Se suicidant très rarement, ils préfèrent rester là pour rien, jour après jour, année

après année… (…) Le sujet, dépossédé de son passé, est vide. » (174).

Dénonçant une prise en charge calamiteuse de « la grande désocialisation »,

Patrick Declerck observe également comment la plainte du corps exclu déstabilise

les équipes de travailleurs sociaux de par l’impossibilité d’y répondre. Ce corps

exclu qui ne trouve pas sa place, qui proteste et résiste de par sa seule passivité, ce

corps sans projet et sans demande, le travailleur social tente de le recouvrir par un

discours technique et diagnostique, comme une tentative d’effacement du corps

par une mise en mots, de mise en parenthèse du corps pour ne laisser voie qu’au

discours consensuel. On sait que le mutisme peut être l’effet d’un traumatisme

dont le sujet a été l’objet, gardant une méfiance envers la parole, comme si parler

ne servait à rien, ne pouvant rendre compte de la douleur ressentie, et qu’il valait

mieux se taire ou agir dans la répétition de la violence subie. De telle sorte, que le

discours impersonnel du travailleur social ne peut que glisser sur le corps souffrant

de la personne en situation d’exclusion, qui n’est plus qu’un corps encombrant

l’espace publique, que les forces de l’ordre veulent évacuer quand les services

sociaux veulent le dissimuler sous prétexte de le réintégrer.

__________________________________

174 P. DECLERCK, Les naufragés, Paris : Editions Plon, 2001, p.300

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Pour sortir du dilemme entre le corps-objet du physiologiste et le corps-sujet du

pouvoir, une possibilité serait peut-être de prendre en compte tel quel le corps

exclu sans chercher à le changer, à le normaliser. Plutôt que d’aller contre

l’apathie corporelle de la personne en situation d’exclusion, accompagner celle-ci

en proposant de « remplir » ce temps et cet espace oubliés, ce corps mort, de vide,

compris au sens bouddhique de vide plein de présence.

Dans les « Etudes kierkegaardiennes », Jean Wahl parlant de cette qualité de

présence, d’attention à l’ici et maintenant, écrivait :

« L’ici et le maintenant dont la dialectique hégélienne s’efforce de démontrer le vide

et le néant, sont pour Kierkegaard quelque chose d’essentiel. Il n’y a d’existence

qu’ici et là. Il faut que le contingent tout en conservant son caractère, prenne le

caractère opposé, devienne éternel, que l’historique soit non pas l’occasion de

l’éternel mais l’éternel lui-même. » (175).

Dénonçant la réalité d’un quelconque chemin qui conduirait de la pensée, du

cogito, à l’être, au sum, Kierkegaard, selon Jean Wahl, définit l’existence comme

l’être hors de toute pensée, et donc de tout langage. Pour poser ce corps vide, sans

doute faut-il d’abord, en effet, reconnaître l’impossibilité fondamentale de dire

autrui, quel que soit sa position sociale, de façon positive et déterminée.

L’idéalisme transcendantal de Kant a ainsi établi de façon claire la distinction

entre l’idéal et le réel, entre le phénomène et le noumène, c'est-à-dire la différence

entre l’être subjectif et l’être objectif d’une chose, l’être purement subjectif, la

chose en soi, n’étant pas objet de connaissance, la réalité n’étant connaissable que

de façon phénoménale.

_________________________________________

175 J. WAHL, Etudes kierkegaardiennes, Paris : Editions Vrin, 1938, p.329

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Schopenhauer, à la suite de Kant, opposera ainsi la représentation, qui est

l’intuition, et l’être en soi qui est l’existence en soi, distinguant de la sorte la

surface des choses, leur extériorité, et leur être propre. La connaissance objective,

pour ainsi dire positiviste, reste nécessairement une connaissance superficielle, ou

pour le moins de l’extérieur, limitée au monde de la représentation. Si

Schopenhauer, cependant, propose de faire l’expérience de la chose en soi,

d’accéder à l’en soi, ce n’est non pas par le phénomène, ce qui serait illusoire,

mais par soi-même. Et si cette appréhension immédiate est possible, ce n’est pas

en tant que sujet connaissant, lequel appartient toujours au monde des

phénomènes, mais parce que tout sujet est autre chose qu’un sujet connaissant, soit

essentiellement, selon Schopenhauer, un vouloir :

« Nous ne sommes pas simplement le sujet qui connaît, mais d’un autre côté nous

appartenons nous-mêmes aux êtres qui connaissent, nous sommes nous-mêmes la

chose en soi ; en conséquence, si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu’à

l’être propre et intime des choses, une route partant du dedans jusqu’à l’être propre

et intime des choses, nous reste ouverte, comparable à un chemin souterrain.» (176)

Cette appréhension immédiate de soi-même comme voie d’accès à l’en soi, reste

pourtant enclose dans le champ de l’intériorité, sans possibilité d’en partager

l’expérience, de la traduire en discours, de la rationaliser, de sorte qu’elle prend le

risque d’échapper au domaine de la philosophie comme connaissance

communicable, pour tomber dans le domaine du mysticisme, de l’illuminisme. Il

est à remarquer cependant qu’un texte mystique peut détenir une profonde vérité

sous une forme allégorique, autant qu’une philosophie rationaliste (comme celle

de Spinoza ou de Platon par exemple) peut cacher un illuminisme profond.

_________________________________________

176 A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, 1859, Paris : P.U.F.,

nouvelle éd. 1966, p.890

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Cette impossibilité à communiquer la chose en soi, qu’on pourrait tout aussi bien

traduire comme l’impossibilité à dire autrui, s’impose déjà de par le fait, comme le

souligne Lévinas dans « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence », que

l’expérience d’autrui passe par le corps :

« Seul un sujet qui mange peut-être pour-l’autre ou signifier. La signification –l’un-

pour-l’autre- n’a de sens qu’entre êtres de chair et de sang. La sensibilité ne peut

être vulnérabilité ou exposition à l’autre ou Dire que parce qu’elle est jouissance. La

passivité de la blessure –l’hémorragie du pour-l’autre- est l’arrachement de la

bouchée de pain à la bouche qui savoure en pleine jouissance. » (177).

Si la possibilité existe d’une sensibilité à la présence d’autrui c’est par

l’expérience commune de l’incarnation :

« C’est parce que la subjectivité est sensibilité –exposition aux autres, vulnérabilité

et responsabilité dans la proximité des autres, l’un-pour-l’autre c’est-à-dire

signification- et que la matière est le lieu même du pour-l’autre, la façon dont la

signification signifie avant de se montrer comme Dit dans le système linguistique –

que le sujet est de chair et de sang, homme qui a faim et qui mange, entrailles dans

une peau et, ainsi, susceptible de donner le pain de sa bouche ou de donner sa

peau. » (178).

Or, cette subjectivité qui passe par le charnel, qui s’enracine dans la matière, que

Lévinas appelle de chair et de sang, ne permet pas pour autant une quelconque

certitude de soi, car ce corps échappe fondamentalement à toute appropriation

comme à toute objectivation dans la mesure où je ne puis parler de mon corps que

__________________

177 E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris : Le Livre de Poche, 1978, p.119

178 Idem p.124

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par la médiation d’autrui, dans le sens où toute subjectivité est exposition. La

question se pose alors de savoir comment dire le corps, la corporéité qui apparaît

comme irréductible au corps phénoménal, au corps qui se montre, échappant à la

saisie consciente, à la connaissance, à la maîtrise et à la possession, comme à la

représentation par le langage :

« Le corps est une permanente contestation du privilège qu’on attribue à la

conscience de « prêter sens » à toute chose. Il vit en tant que cette contestation. »

(179).

Mais c’est également dans un accueil radical, précédant toute identité, dans une

hospitalité infinie, une passivité absolue, que Lévinas, dans « Autrement qu’être

ou au-delà de l’essence », revendique la possibilité d’une activité authentique car

au-delà de l’opposition activité/passivité. C’est également dans cette passivité que

s’origine, selon Lévinas, la subjectivité du sujet :

« La subjectivité du sujet, c’est la vulnérabilité, exposition à l’affection, sensibilité,

passivité plus passive que toute passivité, temps irrécupérable, dia-chronie in-

assemblable de la patience, exposition toujours à exposer, exposition à exprimer et,

ainsi à Dire, et ainsi à Donner. » (180).

Etant entendu que dans la pensée de Lévinas, si corporéité et langage se trouvent

profondément liés, il s’agit, en fait de langage, non pas d’un « langage qui parle »

ni même d’un outil de communication, mais d’un « dire préoriginel » précédant le

« dit », non réductible aux systèmes linguistiques et aux significations définies et

statiques.

_________________________________

179 E. LEVINAS, Totalité et infini, Paris : Le Livre de Poche, 1971, p.136

180 E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris : Le Livre de Poche, 1978, p.85

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Lévinas entreprend une forme de réduction phénoménologique du dit au dire qui

vise à une interruption de toute intentionnalité, à une déposition du moi, et révèle

combien langage et corps s’interpénètrent. De même, dans son livre « Heidegger

et ``les juifs´´» (181), Jean-François Lyotard évoque le nouveau-né comme

prématuré dans la langue, ce qui renvoie à l’idée d’incomplétude du corps comme

de l’esprit qui nous empêche d’avoir un usage simple, entier et définitif de la

langue et du corps, mais au contraire toujours partiel, indécis, hésitant, nécessitant

une naissance permanente du sujet à lui-même. D’autre part, c’est bien le fait qu’il

parle qui caractérise l’être humain. Lacan ira jusqu’à définir celui-ci comme

« parlêtre ». C’est l’accès au monde symbolique, au langage, qui permet au Sujet

de se constituer en même temps qu’il s’y aliène, se coupant de son vécu et perdant

l’élément fondamental de sa vérité, ce que Lacan appellera la « Spaltung » ou

Fente du Sujet figuré barré, dans le sens où il ne peut y être que représenté, dans

un discours qui lui préexiste –que ce soit la langue maternelle ou le discours de

l’Autre- et auquel il est assujettit. C’est parce que ses parents lui parlent et que la

parole a pour objet le corps habité subjectivement, que l’enfant a accès au langage.

Sans doute, à travers une approche psychanalytique de la question, pourrait-on

parler d’une forme de régression dans le mode d’être flottant et la vacuité, décrite

par Patrick Declerck dans son livre « Les naufragés » (182), de la personne en

situation d’exclusion. Reprenant cette idée de sujet passif, de même que

précédemment avec l’exemple du corps abandonné de l’anorexique que la pratique

des arts internes chinois permet d’habiter de vide en quelque sorte, je me propose

______________________________

181 J.F. LYOTARD, Heidegger et les juifs, Paris : Galilée, 1988

182 P. DECLERCK, Les naufragés, Paris : Editions Plon, 2001

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d’étendre au corps cette passivité, cette réceptivité, pour cerner d’encore un peu

plus prés l’idée d’un corps vide qui, au-delà de la différenciation sexuelle, de

l’opposition entre virilité et féminité, entre intentionnalité et non-intentionnalité,

entre volonté d’agir et non-agir, apparaîtrait comme disponibilité et potentialité,

concept de corps vide que je développerai dans la troisième partie de cette

recherche.

3 Le corps marchandise :

Il faudra d’abord différencier clairement ce concept de corps vide, que nous

essayons de construire, de toute tentative d’objectiver le corps sous des prétextes

matérialistes, de le renier, de l’abstraire, ou encore de le virtualiser. Autant de

tentatives d’amputations du corps, jusqu’à l’effacement total de celui-ci, qui nous

amènent, si l’on reprend la métaphore de l’Etat en tant que corps organique, ce qui

suppose un corps dressé dans la verticalité et dirigé par une entité décisionnelle

centralisée, tous les autres membres de la société n’étant plus considérés que

comme des organes de celui-ci, à diagnostiquer la société post-moderne animée

d’une compulsion automutilatoire. On pourrait même parler de tendance suicidaire

si l’on suit Hannah Arendt quand elle évoque la superfluité des hommes, des

bourreaux comme des victimes, archétype du mal radical, dans le système

totalitaire :

« Les manipulateurs de ce système sont autant convaincus de leur propre superfluité

que de celle des autres, et les meurtriers totalitaires sont d’autant plus dangereux

qu’ils se moquent d’être eux-mêmes vivants ou morts, d’avoir jamais vécu ou de

n’être jamais nés. » (183).

________________________________

183 H. ARENDT, Les origines du totalitarisme, Paris : Seuil, 1972, p.201

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Constatant que le totalitarisme est fondamentalement un matérialisme basé sur une

atomisation du corps social, coupant les individus de leurs traditions comme de

leur communauté, les dépolitisant, les déstructurant jusqu’à les réduire à

l’anonymat, Hannah Arendt, loin de voir dans le totalitarisme un accident

historique, y voit au contraire une donnée essentielle de l’histoire contemporaine.

Paradoxalement, en effet, dans les régimes démocratiques et libéraux les plus

modernes l’individu n’est plus considéré qu’en termes utilitaires et s’avère même

être de plus en plus superflu. Non seulement les travailleurs mais aussi les

chômeurs, les étudiants, les retraités, jusqu’aux personnes en situation d’exclusion,

tous n’existent plus que pour l’usage ou au moins la récupération médiatique

qu’ils permettent d’opérer. Ainsi, alors que les personnes exclues socialement,

d’un côté, refoulent le corps, ce corps martyrisé est pourtant le seul bien qui leur

reste qui soit encore monnayable, sur lequel s’exerce l’exploitation sociale et

qu’ils sont contraints d’investir massivement :

« Dans le monde de la survie, le corps est un objet de travail : il est ce qui s’échange

dans l’interaction –matériellement (la prostitution) ou symboliquement (la manche).

Il est aussi un outil de travail, c’est-à-dire un instrument fortement sollicité, dans les

travaux de force notamment. Ce corps, très stimulé, va donc s’user prématurément.

(…) Dans tous les cas, ce capital corporel se trouve fortement investi (à la quasi-

exclusion de tout autre, bien souvent inexistant) et fortement mis en danger, menacé

d’usures, de violences, de dégradations. » (184)

Le corps, dans le mode de production capitaliste, se trouve investi, ou bien comme

une marchandise qu’on manipule, qu’on échange, dont on se sert ; ou bien comme

un fétiche, pour signifier autre chose que lui-même telles la beauté, la jeunesse, la

richesse.

________________________________

184 G. DAMBUYANT-WARGNY, Quand on n’a plus que son corps, Paris : Armand Colin, 2006, p.107

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Cette marchandisation s’exprime de façon paroxystique dans la prostitution

généralisée comme mode de production.

Alors que Kant faisait une distinction fondamentale entre la marchandise qui a un

prix et la personne qui a une dignité, dotée par là même d’une valeur intérieure

absolue qui ne peut faire l’objet d’un commerce, le processus d’accumulation

capitaliste dans le cadre de la mondialisation libérale tend à désincarner la

marchandisation des corps pour la banaliser et la généraliser, jusqu’à atteindre une

forme d’indifférenciation entre objet et être. Le trafic d’êtres humains et les

industries sexuelles sont ainsi reconnus aujourd’hui comme des secteurs

économiques légitimes du capitalisme mondial que se sont pourtant appropriés les

réseaux du crime organisé, ce que développe Richard Poulin dans « La

Mondialisation des industries du sexe » (185). L’auteur dénonce dans ce livre la

tentative de faire du trafic d’êtres humains à des fins sexuelles un commerce

similaire à tout autre type de trafic soumis aux lois du marché et conditionné par le

jeu de l’offre et de la demande. Il voit, dans la marchandisation du corps, une

caractéristique du mode de production capitaliste constitutive des sociétés

modernes, citant Phil Williams qui affirme :

«Les marchés du commerce sexuel des femmes et des enfants sont semblables dans

leur essence à tout autre marché illicite comme celui des drogues, du matériel

nucléaire, des armes, de la faune et de la flore, ou de l’art et des antiquités » (186)

________________________________

185 R. POULIN, La mondialisation des industries du sexe, Paris : Imago, 2005, p.69-106

186 P. WILLIAMS, Trafficking in women and children. A market perspective. Transnational

Organized Crime, vol. 3, n°4, 1997, p. 145-170, in R. POULIN, La mondialisation des industries

du sexe, Paris : Imago, 2005, p.83

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Ce sur quoi Richard Poulin insiste c’est la transformation de l’être humain en

marchandise consommable qui s’opère à travers cette industrialisation mondialisée

du commerce sexuel et qui est une caractéristique du mode de production

capitaliste. André Gauron le remarque également dans « L’Empire de l’argent » :

« La transformation de l’activité humaine en marchandises est constitutive des

sociétés modernes » (187)

Le processus de marchandisation du corps implique également, au préalable, une

déshumanisation, une chosification de la personne, obtenues par la contrainte et la

violence, de façon à ce qu’elle appartienne intégralement aux possesseurs de la

marchandise que sont le proxénète et le client.

Ainsi, écrit Claudine Legardinier :

«Placées en situation d’objets et donc assujetties à la violence, les femmes

prostituées sont réifiées au service de la sexualité déresponsabilisée des hommes »

(188).

A travers le corps brutalisé, violenté, c’est le sujet qu’on cherche à soumettre, à

faire taire. Davantage qu’exploité, le corps prostitué est instrumentalisé, objectivé,

dépersonnalisé. C’est par la dégradation de l’être humain en tant que sujet, par sa

réification, sa réduction à l’objet d’un marché, que se fabrique la marchandisation

du corps.

_______________________________

187 A. GAURON, L’Empire de l’argent, Paris : Desclée de Brouwer, 2002, p.30

188 C. LEGARDINIER, Prostitution I, in Helena Hirata et al (dir.),Dictionnaire critique du

féminisme, Paris : PUF, 2000, p.162

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Richard Poulin souligne encore combien :

« Caractérisée par la marchandisation, la vénalité sexuelle se concrétise donc dans

l’objectivation, c’est-à-dire dans la perte de l’essence humaine, dans

l’asservissement comme objet et dans la soumission à son moyen d’échange,

l’argent, son appropriation exigeant à la fois aliénation et dessaisissement. La

marchandisation est objectivation et dépersonnalisation. » (189).

Si, donc, la marchandisation du corps à l’œuvre dans le commerce du sexe est une

tentative de chosification du sujet à travers la dégradation du corps, loin du

concept de corps vide que nous entendons dégager de cette recherche, cette

marchandisation trahit une tentative d’effacement de la figure humaine, prémisse à

l’extinction de l’humanité que promet Christian Godin dans son livre : « La fin de

l’humanité ». L’art contemporain est le lieu par excellence de cette tentative

d’effacement de la figure humaine, à travers l’abstraction comme à travers la

technicité :

« La technique ne se contente pas, comme l’art, de mettre en scène la disparition de

l’être humain ; elle la réalise. Avant même d’aboutir à son actuelle utopie, son sens

reste lié à ce geste originaire : il n’y a de technique que là où l’homme, âme, corps

ou esprit, fait défaut. » (190)

Cet effacement de la figure peut, paradoxalement, s’exprimer autant dans le

narcissisme que dans l’évitement du corps. Narcissisme que Gilles Lipovetsky

assimile, dans un article « Narcisse ou la stratégie du vide » (191), à une _______________________________

189 R. POULIN, La mondialisation des industries du sexe, Paris : Imago, 2005, p.185

190 C. GODIN, La fin de l’humanité, Paris : Champ Vallon, 2003, p.118

191 G. LIPOVETSKY, Narcisse ou la stratégie du vide, in Le Débat, n°5, Paris : Gallimard, 1980

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permissivité comme nouvelle forme de contrôle social, idéalisant l’individualisme,

éloignant de toute lutte politique et de toute revendication sociale des individus

isolés dans leur autoséduction et épuisés dans une consommation addictive et

hystérique de drogues et d’excitants. Ce narcissisme va de pair avec une haine de

soi qu’on voit parfaitement à l’œuvre dans le sport de haut niveau où les corps

martyrisés, dopés et poussés à bout sont en même temps encensés et idéalisés

comme autant d’icônes modernes.

La pratique généralisée du sport, qui est le rapport préférentiel de l’homme à son

corps en dehors du cadre du travail, peut être vue, effectivement, comme une

forme de modelage et de conditionnement des corps, visant à terme à une

incorporation des normes sociales, des idéologies dominantes et des contraintes

économiques. Les pratiques répétitives, les entraînements abrutissants, la

discipline, le culte de la performance, de la compétition, de la perfection physique,

le narcissisme sous-jacent, tous ces aspects négatifs qui accompagnent la pratique

de nombreux sports individuels ou collectifs induisent un contrôle et une

instrumentalisation des corps qui opèrent de moins en moins par la répression

autoritariste et davantage par un savoir normatif, une intériorisation des

contraintes socioculturelles. Loin d’être un domaine de liberté et

d’épanouissement, le système sportif est avant tout un système de domination des

individus par l’intermédiaire des corps. On retrouve dans l’idéologie sportive les

principes de hiérarchie et de compétitivité qui préparent les corps aux obligations

de rendement, de productivité et de lutte concurrentielle de la société capitaliste.

Le sport de compétition apparaît donc comme un conditionnement aux rapports de

production.

Le positivisme des corps qu’implique le système sportif se traduit, selon J.P.

Bastardy, par un corps réifié, compartimenté, hiérarchisé à partir de l’évaluation

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objective des performances :

« Le sport transforme le jugement en événement brut, objectif contre lequel il n’y a

rien à dire (…) Les hiérarchies sont précises, rigoureuses, évidentes…L’esprit

satisfait alors son besoin d’ordre qui est son besoin élémentaire. » (192).

Besoin d’ordre et d’équité que l’esprit de compétition et le culte de la performance

pervertissent par le biais de la corruption, des manipulations et du dopage

systématisé.

Dans un article intitulé « Perversion marchande ou rêve de surhumanité ? »,

Vincent Troger analyse le phénomène du dopage :

« Comme le produit de la rencontre entre les progrès de la technologie médicale et

pharmaceutique et la survalorisation de la compétition par les logiques économiques

contemporaines. » (193).

Il a fallu aussi que se conjuguent historiquement des conditions politiques et

économiques particulières avec, d’une part, la systématisation du dopage par les

anciens pays communistes d’Europe de l’Est pour lesquels le sport était un moyen

de propagande, et d’autre part la transformation du sport dans les pays d’économie

de marché où le sport est devenu un support privilégié pour les investissements

publicitaires et une composante majeure du monde des affaires. Mais le dopage

peut être vu également comme la conséquence logique du culte moderne du

dépassement de soi. Faisant référence à la philosophe Isabelle Queval (194),

Vincent Troger analyse le dépassement de soi comme une utopie collective ___________________________________

192 J.P. BASTARDY, Education du corps, Paris : Editions Fleurus, 1956, p.79-81

193 V. TROGER, Perversion marchande ou rêve de surhumanité ?, in Sciences Humaines n°180, 2007, p.19

194 I. QUEVAL, S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain. Paris : Gallimard, 2004

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caractéristique de la nouvelle civilisation qui s’est progressivement imposée au

sortir de la Renaissance, en rapport avec le mythe d’un progrès infini et d’une

surhumanité à venir dont le sportif contemporain de haut niveau, soumis à un

entraînement empruntant à la société industrielle ses valeurs de rationalité et de

rendement, surexploité et dopé, ne serait qu’une métaphore.

Le système sportif cache également une fonction politique précise qui est

d’entretenir l’illusion démocratique d’une promotion sociale possible par le sport

et d’une égalité des chances dans la compétition. A la hiérarchie sociale imposée,

le sport offrirait une compensation, un débouché, un monde où ne s’exerceraient

que des contraintes volontairement acceptées par chacun et où la valeur de

l’individu serait reconnue de façon objective, indépendamment de sa race, de ses

origines ou de sa classe sociale. Alors que les travaux de Pierre Bourdieu ont

montré combien le sport est un enjeu de luttes entre classes sociales, chacune se

distinguant par un rapport au corps particulier et un sport de référence, de

distinction, les sports populaires (football, rugby, boxe) consacrant la force,

l’esprit de sacrifice et l’utilité, les sports des classes supérieures (golf, yachting,

équitation, escrime) privilégiant l’esthétisme, l’ampleur, la distance, l’idéologie

libérale continue de promulguer le sport comme une pratique démocratique et un

moyen de cohésion sociale, tandis que les médias l’encensent comme quelque

chose de purement apolitique, relevant du loisir, du spectacle ou de l’art.

De nombreux auteurs dont Jean-Marie Brohm (195) ou Norbert Elias (196) ont _________________________________

195 J M..BROHM, Sociologie politique du sport, Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1992

J M..BROHM, La machinerie sportive. Essai d’analyse institutionnelle, Paris : Economica, 2002

196 N. ELIAS et E. DUNNING, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris :Pocket, coll.

« Agora », 1999

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développé une sociologie du sport qui en recouvre tous les aspects, dont ceux

politiques et économiques ; leurs analyses convergent pour décrire l’idéologie

sportive comme une entreprise de transformation du corps humain en corps objet,

animé par l’obsession de la performance, comme une volonté politique et

économique de métamorphose du corps vivant en force de production brute, en

capacité de record, d’audience télévisuelle, bref visant à une mécanisation du

corps. L’objectif final est bien de rendre obéissant et docile le corps adolescent

considéré comme trop imprévisible et chaotique, animé de désirs et de passions

improductifs et ingérables.

Le modelage des corps par la discipline sportive aurait alors pour objectif de

préparer à l’ordre social et de garantir la tranquillité publique. Relayant les

pratiques guerrières d’antan, le sport inculquerait aux masses les valeurs de

discipline, d’ordre et de dépassement de soi.

Selon la thèse qu’Alain Ehrenberg développe dans un article intitulé « Des jardins

de bravoure et des piscines roboratrices. Le sport parcours de pouvoirs » (197), la

sportivisation des corps, au même titre que leur sexualisation, serait l’une des

formes de normalisation, de dressage, de modelage des corps individuels par le

bio-pouvoir, en vue d’une exploitation et d’une domination massives, sous la

forme à la fois d’un individualisme narcissique, gouverné par le culte de la

performance, de la compétition et de l’hygiénisme, et sous celle d’une

mobilisation de foules transformées en masses cohérentes. Cette exacerbation du

corps par la pratique sportive, loin de libérer le corps, d’en permettre un vécu

global, épanoui et spontané, vise donc plutôt à le mécaniser, l’automatiser, le ________________________________

197 A. EHRENBERG, Des jardins de bravoure et des piscines roboratrices. Le sport parcours

de pouvoirs, in Les temps modernes, vol. 35, n°399,1979, p. 676-719

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discipliner. On retrouve la même volonté de robotiser le corps dans les théories

militaires modernes. Alors que le sport survalorise de façon narcissique un corps

idéal, l’art de la guerre moderne tendrait davantage à escamoter le corps dans une

idéologie de la virtualité où la réalité morbide et brutale de la guerre est travestie.

Dans les deux cas cependant l’ambivalence par rapport au corps reste identique.

On peut, en effet, constater la tentation qui travaille aujourd’hui tant la presse que

les états-majors d’évacuer du champ d’activité de la guerre moderne toute

référence au corps.

Hervé Coutau-Bégarie, Président de l’Institut de Stratégie Comparée, analysait

dans un article l’évolution récente de la guerre :

« L’arrivée des robots militaires (…) amplifie à l’extrême des tendances qui se

manifestent depuis une vingtaine d’années et que les experts américains ont baptisés

« revolution in military affairs » (RMA). Il s’agit d’une tendance technique qui vise à

exploiter toutes les potentialités des matériels afin de réduire l’incertitude sur le

champ de bataille. Pour les théoriciens, c’est une sortie de ce que Carl von

Clausewitz appelait la « friction de la guerre », le fait que durant la bataille les

choses ne se passent pas toujours comme prévu. Avec la RMA, la bataille devient un

procédé purement technique. Celui qui le maîtrise gagne. » (198).

Il ne s’agit plus tant de robotiser le corps du soldat que de le remplacer

effectivement par un robot, une mécanique qui permettrait d’évacuer du champ de

bataille toutes les manifestations de doute, d’hésitation, d’incertitude, de rébellion,

en un mot toutes les manifestations d’humanisme perçues comme contre-

productives. Dans la continuité du mécanisme social décrit par l’Ecole de _________________________________

198 H .COUTAU-BEGARIE La disparition de la bataille telle qu’on l’entendait autrefois, in

Libération, 06/02/ 2005.

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Francfort, en autre par Adorno et Horkheimer, qui associe le principe de

domination avec l’activité rationnelle, jusqu’à ce qu’elle produise les barbaries du

XXème siècle, l’humanité, dans sa tentative de rationalisation systématique du

monde réel, chercherait finalement à rendre la guerre logique et prévisible et pour

ce faire en éliminerait l’élément humain, fragile dans sa corporéité, source

d’incohérence et d’imprévisibilité. Cette entreprise de rationalisation de la guerre

ne se ferait plus, de façon on pourrait dire traditionnelle, par un contrôle des corps

et une mise en ordre des corps en mouvement, mais en excluant le corps de

l’activité de guerre au profit de robots, drones et autres armes télécommandées.

La récente guerre d’Irak et la gestion de la victoire par les armées d’occupation

américaines laissent cependant réapparaître le corps de l’Autre dans la guerre de

façon détournée, presque clandestine, sous la forme du corps torturé, humilié.

Dans un article intitulé « Pornographie de la guerre », Jean Baudrillard écrit

ainsi :

« Il y a dans tout cela, et tout particulièrement dans le dernier épisode irakien, une

justice immanente à l’image : celui qui mise sur le spectacle périra par le spectacle.

Vous voulez le pouvoir par l’image ? Alors vous périrez par le retour-image ! »

(199).

Retenant la leçon de la guerre du Vietnam, une guerre d’abord perdue vis-à-vis de

l’opinion publique, entre autres à cause de photos devenues symboliques, avant

d’être perdue sur le terrain, l’armée américaine voulait contrôler le plus

complètement possible la couverture médiatique de la guerre d’Irak en supervisant

et encadrant les équipes de journalistes.

_______________________________

199 J. BAUDRILLARD, Pornographie de la guerre, in Libération, 19/05/ 2004.

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Ce sont pourtant des photos dérobées, d’amateurs et non de journalistes

professionnels, des photos de prisonniers de guerre maltraités, de cercueils

rapatriés en Amérique presque clandestinement, qui ont commencées à contredire

le discours officiel.

Michel Grandaty, dans un article intitulé « Guerre et plaies », remarque à ce

propos :

« Le sens qui est véhiculé par ce réel de l’image va pourtant bien au-delà : il

superpose l’image pornographique à l’image de la guerre. (…) La guerre est ainsi

redéfinie par ces images du réel comme un spectacle où le corps est fouillé, exhibé,

découplé de l’action volontaire ; un corps instrumentalisé à l’instar de celui de

l’acteur pornographique, mise en scène » (200).

.

Dans les discours des Etats Majors par contre, si l’on parle encore de corps en ce

qui concerne la guerre, c’est pour parler de « corps expéditionnaire », de « corps

d’élite» ou de « corps d’armée » davantage que pour parler du corps vécu, celui

charnel et phénoménologique, expérience propre à chaque individu au-delà de son

état de soldat ou de civil. Le corps du soldat est réduit au concept de friction selon

la théorie de Clausewitz, ou de « chair à canon »selon l’expression populaire.

Autant d’images qui témoignent de la place ambiguë laissée au corps dans l’art de

la guerre tel qu’exercé par les armées occidentales modernes. A ce titre, la guerre

menée par les Etats-Unis contre l’Irak est un des derniers exemples représentatifs

de cette nouvelle tendance dans l’histoire stratégique où l’utilisation de nouveaux

armements -tels que les drones antiaériens et antichars, les bombardements de

__________________

200 M. GRANDATY, Guerre et plaies, in Libération, 13/05/2004

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parcelles métalliques brouillant les circuits électriques ou électroniques- donne

l’illusion d’une maîtrise du temps court de la destruction et de l’élimination des

aléas liés aux facteurs humains qui déforment les plans les mieux raisonnés - au

moins au niveau opérationnel. Il met en scène la maîtrise d’un espace-temps

ponctuel quadrillé par le ciblage précis, l’observation satellitaire, la sélection et le

traitement des cibles en temps réel. Des erreurs appelées « dommages

collatéraux » contribuent à l’effet de chaos, qui semble recherché comme moment

de l’effet de choc.

Dans ce chaos généralisé d’autres guerres éclatent qui tiennent davantage de la

guérilla ou de la guerre civile et qui visiblement n’ont ni les mêmes enjeux et

visées, ni les mêmes moyens. Ainsi, les soldats tueurs de la Sierra Léone ou du

Libéria se cherchent pas tant à défendre un territoire, un rapport au pouvoir ou à

l’État, qu’à supprimer la vie de l’ennemi, à le transformer en autre chose, en un

corps sans réponse, à un corps démembré, à une chose. L’ennemi n’est plus, au-

delà de sa mort, un partenaire possible pour l’identification. Il n’est pas un ancêtre

capable de dialoguer avec d’autres ancêtres. Il s’agit bien de supprimer

physiquement l’ennemi mais plus encore de le retrancher systématiquement de son

appartenance à l’humanité, de le chosifier même, plus que l’animaliser. A ce titre,

les enfants enrôlés de force comme soldats en Afrique de l’Ouest, déracinés,

déstructurés, ayant perdu tous repères, témoignent peut-être davantage du véritable

visage de la guerre moderne que les armements robotisés censés permettre une

guerre sans pertes. La guerre moderne semble se jouer dorénavant dans

l’anéantissement du corps de l’autre, en même temps que dans la réduction de

l’autre à cette chair anéantie, dans la destruction symbolique autant que physique

des filiations, des généalogies et des appartenances, enjeux de la violence actuelle.

La guerre est comme dépourvue de limites, elle crée des déterritorialisations

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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massives, des pertes du lien à la référence et à l’ancestralité. Alors que, par

exemple pour les sociétés Yanomami ou Guayaki analysées par Pierre Clastres

(201), ethnologue spécialiste des tribus amazoniennes, la guerre est un moyen de

façonner des alliances qui seront certes aussitôt remise en question, chaque société

guerrière parvenant ainsi à mettre en scène, dans l’alliance, la tentation de la

fusion entre groupes et entre clans, pour parvenir ensuite à affirmer l’absolue

valeur de sa radicale singularité en brisant ces alliances opportunistes. Il n’en reste

pas moins que la pensée politique "sauvage" ne viserait en rien l'extension et

l'annexion mais au contraire la clôture de chaque société sur elle-même, son

identification à un territoire sacralisé, les alliances ne pouvant être pérennisées, la

fusion de deux clans en un seul étant en effet ressentie comme une menace. Elle

sous-entend néanmoins la reconnaissance de l’autre comme semblable, ce que la

guerre moderne remet en question non pas tant dans son aspect technologique que

dans sa destruction de toute altérité, cette culture de la haine totale de l’ennemi qui

bafoue la loi de l’assujettissement à la parole humaine et opère une déconstruction

identitaire. Ces enfants soldats qui tuent, pillent et violent dans un état

d’inconscience et de vide effrayant, les psychologues cliniciens, qui sont amenés à

les prendre en charge au sein d’ONG, ne parviennent à les confronter à l’effroi qui

les possède en silence qu’à partir du moment où ces enfants s’intéressent à l’effet

de leurs paroles sur autrui, puis sur eux-mêmes. Reprenant contact avec les forces

d’évocation de la parole, ils reprennent pied dans le réel, ce qui permet aux

cliniciens de traiter le traumatisme de guerre. La parole est l’intermédiaire par

lequel ces enfants tueurs peuvent sortir de cet état paradoxal où ils ne sont ni

vivants ni morts, de cet entre-deux indéfinissable qui fait écho à ce sujet défini par

________________________________

201 P. CLASTRES, La société contre l’Etat, Paris : Minuit, 1974

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Winnicott comme celui qui est et n'est pas, cet objet qui est et n'est pas. Ce corps

absent de l’enfant tueur, en état d'éternisation, ni vivant, ni mort, apte à traverser

l'écran des apparences pour survivre dans un monde d'au-delà tout principe de

plaisir, c’est dans la mesure où il retrouve le contact avec la parole qu’il laisse

espérer une élaboration expressive et curative.

Ce corps absent, emplit d’effroi et de chaos sous une carapace de silence, n’a sans

doute rien à voir avec ce que nous nous proposons, dans la suite de cette

recherche, de conceptualiser comme corps vide et qui, au contraire, atteindrait la

réalité en se dépossédant du langage.

4 Le corps virtuel et l’esthétique du vide :

Après l’avoir distingué du corps absent des enfants-soldats d’Afrique de l’Ouest,

traumatisés par une guerre d’effroi où ils se trouvent instrumentalisés, nous allons

nous efforcer, avant de le définir dans la troisième partie de cette recherche, de

différencier le concept de corps vide de l’idée de corps virtuel que l’on trouve à

l’œuvre dans les nouvelles technologies de l’informatique.

Pour autant que l’art participe de la politique, entendue au sens large de pratique et

de fonctionnement d’une société, on peut parler de corps politique dans cette

tendance de l’art contemporain à développer une ère communicationnelle où le

corps n’est plus que virtualité ce qui entraîne des conséquences sociales à tous les

niveaux.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

217

Philippe Breton notait déjà en 1990 que :

« L’informatique exalte l’acte créateur, et plus particulièrement cette forme de

création qui ne fait pas appel au corps, mais à l’esprit. La création sans corps est

aussi une autre valeur de l’informatique » (202).

Parmi les valeurs qui accompagnent l’essor de l’informatique, on retiendra surtout

celles d’interactivité et de temps réel, qui remettent en question l’idée même de

représentation pour y substituer des formes de déréalisation et de dématérialisation

et qui induisent une nouvelle esthétique basée sur la simulation.

Certains auteurs, parmi lesquels Fred Forest (203), voient dans les nouvelles

technologies de l’information et du multimédia une occasion de promouvoir une

esthétique différente en ce qu’elle tente de se rapprocher du concept de vide,

fondamental à la pensée chinoise. Croyant trouver dans les nouvelles technologies

une possibilité de transcendance, qui permettra de révéler la nature illusoire de la

réalité sensible, ils voudraient faire, en quelque sorte, de cette esthétique du virtuel

et de l’immédiateté, une voie de libération à l’image de celle propre au

bouddhisme tchan ou au taoïsme.

Or, autant la notion de vide est fondamentale dans la pensée chinoise, dans sa

radicalité, autant celle de virtualité, tant bien même marquerait-elle une rupture

épistémologique, s’inscrit dans la continuité historique de l’art occidental qui peut

être vu comme une suite de ruptures plus ou moins violentes.

__________________________________

202 P. BRETON, La tribu informatique, Paris : Métailié, 1990, p.52

203 F. FOREST, Pour un art actuel, Paris : L’Harmattan, 1991

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Aussi novatrice qu’elle puisse paraître –encore qu’il soit nécessaire de s’interroger

sur la profondeur du changement apporté- l’image numérique n’en reste pas moins

la suite logique et la conclusion ultime d’un mouvement qui va de la découverte de

la perspective à l’abstraction, de la représentation à la reproduction mécanique de

l’art, du point de vue distancé des peintres de la Renaissance aux happenings et

aux performances du body art moderne. Il s’agit davantage dans cette suite logique

d’une entreprise d’effacement de la figure humaine que de vide du corps, comme

l’écrit Christian Godin :

« L’art, et singulièrement l’art pictural, a littéralement donné à voir l’effacement de

l’humain que l’histoire globale n’allait pas tarder à réaliser. Depuis un siècle, l’art

contemporain a expressément mis en scène cette disparition. Lorsque le corps n’est

pas simplement absent (tel est le cas de toutes les abstractions ou de l’art de l’objet,

les deux grandes tendances de l’art contemporain), il est disloqué (Picasso), déformé

(Francis Bacon, Lucien Freud) ou mutilé (happening, body art, actionnisme). (…)

Or, si cette histoire a commencé avec un certain spiritualisme (Mondrian,

Malevitch), elle s’est rapidement comprise comme une expression de nihilisme.»

(204)

L’art fractal, l’art en réseau, la virtualité, l’immatérialité, ces tendances artistiques

nées avec les nouvelles technologies pourraient être perçues, en somme, comme

les derniers avatars d’un art tendant à déshumaniser le monde, sans cesse en quête

de sensations nouvelles, reflet en cela d'une société de consommation plus que de

communication.

Reconnaissons, toutefois, qu’au delà de l’aspect artificiellement novateur, les

nouvelles technologies, par le changement de point de vue qu’elles permettent et _______________________________

204 C. GODIN, La fin de l’humanité, Paris : Champ Vallon, 2003, p.115-116

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l’immersion du spectateur dans l’œuvre, posent la question du statut du réel, de la

place et de la pertinence du concept de sujet. Cela en écho aux interrogations de

philosophes post-modernes tels que Lyotard, Deleuze, Foucault ou Derrida.

Mais si le concept de vide s’avère intrinsèque à la pensée chinoise classique et

celui de virtualité au monde post-moderne informationnel, jusqu’où est-il légitime

de les rapprocher ou de les comparer ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un glissement de

sens, d’une incompréhension de la part des théoriciens de l’art quant à la véritable

nature du vide qu’a développé la pensée chinoise et qui s’illustre dans la peinture

chinoise classique?

On est en droit de se demander si le vide que revendiquent les tenants de

l’esthétique des nouvelles technologies, ne tient pas davantage du nihilisme,

participant du fantasme et de l’imagination plus que de la spiritualité. Car si l’on

dénonce l’aspect illusoire de la réalité, c’est toujours par rapport à un sujet

implicite, un témoin stable pourvu d’une identité normative, fut-il complexifié

dans des réseaux ou immergé dans l’œuvre produite. Il n’y a de rupture

qu’apparente, n’entraînant d’autres conséquences qu’un vertige euphorisant. Ce

qui n’est en rien comparable à l’abandon de soi que propose l’ascèse artistique

chinoise. Celle-ci est bel et bien une initiation qui mène à la dissolution de soi

dans le Tao. Autant la virtualité relève du désir qui exprime l’individualité et

l’identité du sujet en tant que sujet, autant le vide qui s’exprime par le geste parfait

et s’incarne dans le corps, tient du plaisir impersonnel qui désubjectivise et dissout

l’identité dans le continuum sensoriel du corps. Le plaisir permet la participation

totale de l’être et son intégration dans la globalité du monde, permettant

d’atteindre à un au delà des apparences, au vide essentiel. Tandis que la

mécanique du désir est celle du manque et de l’absence, du contrôle, des limites et

de la frustration, le plaisir échappe à la volonté, à la raison, à l’individu et son

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histoire.

Si le principe de vide, d’un point de vue anthropologique et politique, dans le

contexte de la société chinoise traditionnelle, justifie une priorité des solidarités

familiales au détriment de l’individu, par contre le nihilisme occidental témoigne,

lui, de la dévaluation de l’individu au profit de systèmes économiques

autosuffisants. Le vide dont témoigne la pensée chinoise classique semble

irréductible aux vertiges de la technique. Les horizons nouveaux qu’ouvrent les

nouvelles technologies nous questionnent peut-être différemment, non pas tant sur

la réalité et la place du sujet, que sur le sens, la finalité et l’utilité de recherches,

qu’elles soient d’ailleurs scientifiques, techniques ou artistiques, qui n’auraient

plus à offrir que des vertiges faciles et n’aboutiraient qu’à un nihilisme

désespérant. Ce qui, encore une fois, n’a rien à voir avec le Vide et l’abandon de

soi propre au taoïsme, idéal jamais atteint de la philosophie chinoise, dans un

univers perçu comme global et unifié.

Dans une thèse soutenue en 1997 à l’Université Paris VIII- «Pygmalion ou la

question de la création dans la pensée contemporaine des nouvelles

technologies » (205) - Muriel Shum-King illustre le rapport nouveau de l’homme

avec l’œuvre virtuelle par le mythe de Pygmalion, roi légendaire de l’île de Chypre

qui créa une statue de Galatée si parfaite qu’il en devint follement amoureux, à tel

point qu’Aphrodite l’anima et la lui donna pour épouse. Toutefois, après être

tombé sous le charme de sa création, puis sous sa fascination, Pygmalion se trouve

en fin de compte sous la domination de son œuvre rendue vivante par les dieux. Le

même destin, prédit Shum-King en Cassandre moderne, attend l’homme dans ses ________________________________

205 M. SHUM KING, Pygmalion ou la question de la création dans la pensée contemporaine

des nouvelles technologies, Thèse de doctorat sous la direction de René Schérer, ParisVIII, 1997

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rapports avec les nouvelles technologies. A la reproductibilité mécanique de

l’œuvre d’art – que Walter Benjamin retrace comme une épopée dans son livre :

« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique» (206)- qui trouvait dans le

Bauhaus son institution représentative, succède depuis à peine plus d’une ou deux

décennies une ère communicationnelle. Les médias ont forgé pour l’occasion le

terme de « société mondiale de l’information ». Dans un essai intitulé « World

Philosophie » (207), le philosophe Pierre Levy va encore plus loin, voyant dans le

monde virtuel et le cyberespace le stade ultime de l’évolution. Utopie d’une

société de l’information qui aurait pour valeurs centrales la transparence et

l’information et ne serait menacée que par la censure, les frontières, la clôture, la

loi, la centralité. Le culte naissant d’Internet n’annoncerait pas autre chose que le

basculement des activités humaines dans le virtuel et donc l’avènement d’un lien

social tout entier spirituel. Dans cette ère nouvelle primeraient l’interactivité, la

simulation et la transmission en temps réel. L’artiste par exemple, au lieu d’un

contact direct avec la matière –peinture, sculpture ou installation- ne manipule

plus que des programmes informatiques et ne produit que des symboles sous des

formes numériques codées. L’œuvre elle-même n’obéit plus aux logiques

marchandes traditionnelles : il ne s’agit plus d’un objet fini, matérialisé, qu’on

peut vendre, échanger, acheter, mais davantage d’un concept délocalisé, d’une

information qui circule en temps réel dans un système de réseau, remettant en

question les principes de la propriété intellectuelle et des droits d’auteur. La

circulation même des œuvres a changé : aux musées, galeries, foires et expositions

succèdent des réseaux et des autoroutes informationnelles. ______________________________

206 W. BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, in L'homme, le

langage et la culture: essais, Paris : Denoël, 1971

207 P. LEVY, World Philosophie, Paris : Odile Jacob, 2000

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Les mondes virtuels, le cyberespace, les arts fractals, reconstituent leurs propres

modes d’échanges et leur environnement, artificiel et autonome. Tandis que la

numérisation permet une reproductibilité à l’infini, la matérialité même du concept

d’œuvre, tel qu’il était entendu dans la tradition des arts plastiques en Occident,

est remise en question, en même temps que sa diffusion et son mode

d’appréhension. Dans une certaine confusion des genres où artistes, scientifiques

et techniciens collaborent à la production d’œuvres interactives et rétroactives au

sein de communautés internationales et informelles plus ou moins éphémères, les

notions même d’auteur, de propriété, comme celles de spectateur ou de public, se

trouvent vidées de leur signification convenue et doivent être repensées,

redéfinies. L’holographie, la réalité virtuelle, les arts dits de télécommunication, la

robotique, l’intelligence artificielle, sont autant de domaines qui interrogent la

pensée esthétique et illustrent les tendances comportementales de l’homme dans

les nouveaux milieux artificiels qu’il se crée.

Si l’on reprend la présentation qu’en fait Pierre Musso dans un article intitulé

« L’art de l’ordinanthrope », on peut distinguer deux domaines principaux qui

bouleversent aujourd’hui le champ de la production artistique: la numérisation et

la virtualité :

« La numérisation, explique Pierre Muso, c’est la possibilité technique –grâce à

l’informatique (en amont, pour la production et le stockage) et aux

télécommunications (en aval, pour la transmission et la diffusion)- de traiter

indifféremment l’image, le son et le texte, dans la mesure où leur matérialité est une

matrice de nombres capable « d’informer » ou de « moduler » n’importe quel type de

support : la numérisation permet la transversalité. « Etant algorithmique, l’image

entretient avec d’autres manifestations esthétiques, tels le son et la musique, mais

aussi avec le langage, une relation immédiate nouvelle » (F. Popper). Un algorithme

peut servir à créer un graphisme vidéo ou une structure musicale, ou encore à usiner

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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des matériaux. Cette transversalité horizontale, au niveau de la conception et de la

création, entre les diverses disciplines artistiques est renforcée par une

transversalité verticale, de la conception à la diffusion, en passant par le stockage,

entre les divers supports d’une œuvre. La numérisation binaire –en bits- devient une

symbolique universelle, puisque tous les symboles peuvent être transformés en une

suite de 0 et de 1, et que réciproquement cette suite peut devenir, après traitement,

parole, son, musique, tableau, dessin, écriture ou bruit. La virtualité : c’est-à-dire

que l’œuvre issue d’un processus technologique est auto-référente, voire autonome :

l’image de synthèse, par exemple, ne fait pas référence aux objets de la perception

« réelle ». Ce qui importe, c’est le programme qui fait surgir l’objet, soit le jeu de

nombres et de codes, les combinaisons et les matrices qui se matérialisent et

« donnent vie ». Le projet esthétique n’existe pas pour l’informaticien devant son

computer graphics. L’image est un modèle logico-mathématique. « L’image

numérique de synthèse n’est plus la projection optique d’un objet préexistant, mais

la visualisation d’un modèle numérique qui simule l’objet. » (F. Popper). L’image se

dégage des problèmes de représentation et d’interprétation du réel, elle simule un

monde propre. L’espace de la création se déplace et s’élargit : situé

traditionnellement entre le réel et l’imaginaire, il se positionne toujours plus entre

trois dimensions qui sont le réel, l’imaginaire et le virtuel.» (208)

Il découle de ces deux innovations majeures, et grâce à la puissance de calcul des

ordinateurs, une série de modifications essentielles pour la production artistique :

la transformation par les réseaux de télécommunications de l’espace de création en

espace d’ubiquité et d’instantanéité, une interactivité désormais possible qui

permet la participation du public à la formation de l’œuvre, le développement de

réseaux d’échanges rassemblant ingénieurs, industriels, scientifiques, artistes, ______________________________

208 P. MUSSO, L’art de l’ordinanthrope, in Nouvelles technologies : un art sans modèle ?, Art Press

Spécial, n°12, 1991, p.104

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critiques et théoriciens de l’esthétique autour de l’œuvre proprement dite, enfin

l’apparition de mondes virtuels permettant toutes formes de communautarismes,

de transgressions, de permutations. L’idée même d’artiste tomberait en désuétude.

Il n’est plus possible, affirme Roy Ascott (209), de croire que l’artiste est encore

celui qui peut ajouter un plus à notre perception. Cette croyance perd de sa

crédibilité dans un moment où, précisément, la perception humaine

« s’artificialise » sans cesse davantage en recourant à des prothèses technologiques

toujours plus performantes et sophistiquées. Le sujet n’est pas seulement

appareillé à une mécanique matérielle, il l’est aussi à des langages

programmatiques. Cette relation aux nouveaux modes de « télé-perception » met

le sujet en demeure de se redéfinir et consacre, pour ainsi dire, l’éclatement de

l’individu dans le cadre d’une nouvelle anthropologie où l’homme se trouve

débordé par la complexité et l’abondance des flux de données.

Les notions même d’auteur et de propriété intellectuelle ont été bouleversées.

Avec le passage de ces œuvres que sont le poème, la musique ou la peinture, à ces

nouvelles créations que sont logiciels, bases de données, multimédia, pages Web

ou liens hypertextes, ce n’est pas à un simple élargissement du champ de la

matière que l’on assiste mais à une redéfinition de celui-ci. On parle maintenant de

« biens informationnels », « d’œuvres informationnelles ».

Alors que, légalement, le droit d’auteur fait référence à la mise en forme d’une

œuvre et non à son contenu, ni au message que l’œuvre véhicule, des œuvres qui

ne sont que des « ensembles informationnels », comme le sont les bases de

données, obligent à repenser l’application du droit d’auteur. Celui-ci est mis à mal

également par les multiples possibilités de piratage offertes au grand public sur le

_________________________________

209 R. ASCOTT, Rencontres chaotiques, Italie: Editions Universitaires de Salerne, 1993

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réseau Internet. En écho à cette remise en question de la propriété intellectuelle, un

autre mouvement tend à se généraliser sur le réseau Internet, celui de la

multiplication des pseudonymes. Dissimuler son identité officielle derrière un nom

d’emprunt devient, en effet, une pratique courante sur le réseau. Dans un sens,

cette pratique ne fait que refléter la complexité et la labilité de toute personnalité,

faite d’une pluralité d’identités, d’autant plus dans cet environnement instable

qu’est la société moderne occidentale où l’individu est sollicité de façon

permanente. Alain Bensoussan, coauteur d’un «Livre blanc des droits de l’homme

numérique », porté devant le Parlement en décembre 2000 par le député André

Santini, et d’un livre sur « Les arrêts-tendances de l’Internet » (210), défend

l’usage d’identités multiples sur l’Internet. Cette multiplicité d’identités amène à

une certaine dilution du sujet, une mise en suspend qui permet une distanciation

avec le réel. Une légèreté qui est, d’après Calvino dans « Leçons américaines »

(211), une qualité nécessaire pour le siècle à venir et qui ne peut venir, justement,

que de la multiplicité. Cette légèreté permet de changer de point de vue, de se

décaler de la situation subjectale. La pensée en quelque sorte se met de biais et

aborde la réalité par la marge, de manière indirecte, comme une façon d’esquiver

l’affrontement frontal, de détourner, désamorcer le conflit, de se mettre à distance.

Revendiquer une identité fluctuante et changeante, l’exprimer par le moyen des

pseudonymes, se rapproche finalement de la véritable nature du moi, telle que la

psychanalyse la voit du moins, c’est-à-dire labile. Lacan comparaît ainsi le moi à

un oignon que l’on pèle. Un fourre-tout d’images, d’identifications, d’usurpations.

_________________________________

210 A. BENSOUSSAN, Les arrêts-tendances de l’Internet, Paris :PUF, 2000

211 I. CALVINO, Leçons américaines, Paris : Seuil, 1988

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Ce que nous croyons être ou ce que nous voudrions être, au fil du temps et des

rencontres. Reconnaître et s’harmoniser à cette absence de cohérence, de solidité

du moi, permettrait d’éviter identifications et fixations névrotiques à un moi figé

autant que réducteur. Toutes ces expériences et aventures artistiques, que Gilberto

Prado a recensé dans sa thèse : « Expériences artistiques d’échanges d’images

dans les réseaux télématiques » (212), s’articulent autour de notions clés définies

par Roy Ascott (213) : celle « d’auteur distribué », opposée à la conception

classique d’auteur individué, et celle de « conscience planétaire » ou « télénoïa ».

Dans une culture télénoïaque qui rompt avec la culture paranoïaque centrée sur

l’exacerbation du moi, l’artiste n’est plus une individualité séparée du reste du

monde et préoccupée à affirmer sa seule personnalité, il devient un système

complexe et largement distribué. Cette dilution identitaire permet à l’individu de

réaliser ses rêves, virtuellement et sans risque, dans un fantasme enfantin de toute

puissance, en niant les limites du Réel auquel il se heurte au quotidien.

Ces jeux de masques et d’identités variables conduisent à relativiser le corps

comme le remarque le sociologue David Le Breton :

« La cybersexualité réalise pleinement cet imaginaire de la disparition du corps, et

même de l’autre. Le texte se substitue au sexe, l’écran à la chair. » (214)

__________________________________

212 G. PRADO, Expériences artistiques d’échanges d’images dans les réseaux, Thèse de

doctorat, sous la direction de Anne Marie Duguet, Université Paris I, 1994

213 R. ASCOTT, Rencontres chaotiques, Italie: Editions Universitaires de Salerne, 1993

214 D. LE BRETON, Une humanité hors corps, in Libération, 18/02/ 2000.

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Ce corps qui apparaît comme un obstacle et se rappelle au sujet par ses besoins, est

le reflet du Réel qui s’oppose à l’Imaginaire, qui contraint et castre le sujet pour

reprendre une terminologie psychanalytique.

L’immersion dans le monde virtuel du Net et des réseaux devient alors une fuite

de la réalité :

« Le corps devient clairement surnuméraire pour certains courants de la

cyberculture. Transformé en artefact, voire même en viande, beaucoup rêvent tout

haut de s’en débarrasser pour accéder enfin à une humanité glorieuse. La navigation

sur le Net ou l’immersion dans la réalité virtuelle donnent aux internautes le

sentiment d’être rivé à un corps encombrant et inutile, qu’il faut nourrir, soigner,

entretenir, etc., alors que la vie serait si heureuse sans ces tracas. La communication

sans corps et sans visage du réseau favorise les identités multiples, la fragmentation

du sujet engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à

chaque fois un nom différent, voire même un âge, un sexe, une profession choisie

selon les circonstances. Le corps est une donnée facultative. » (215)

En dehors de cette quête névrotique d’une humanité débarrassée des contingences

du corps, on trouve aussi des artistes qui cherchent à établir de nouveaux

paradigmes artistiques en renversant le plus complètement possible les règles

autant d’émission que de réception d’une œuvre d’art. Ainsi, l’art dit de réseau

travaille à la fois en amont, c’est à dire à la hauteur de l’émission (à la conception

et à la programmation des dispositifs), et en aval à la hauteur de la réception (de

l’interfaçage et de la multimodalité perceptive), mais en même temps encore sur

les processus de transmission et les nouveaux modes de liaison que permettent les

réseaux numériques.

_______________________

215 D. LE BRETON, Une humanité hors corps, in Libération, 18/02/ 2000.

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Roy Ascott, après avoir créé des œuvres cybernétiques, a entrepris d’explorer les

possibilités de cet art des réseaux, utilisant diverses technologies de

communication interactive. En 1983, dans le cadre de l’exposition Electra au

Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, il réalise une œuvre –« La plissure du

texte »- qui lui donne déjà l’occasion d’exprimer certains concepts à la base de

l’art naissant des réseaux, notamment ceux d’espace interactif et d’instantanéité.

Dans les arts en réseaux, voués à l’interactivité, Roy Ascott considère que les

divisions traditionnelles entre « celui qui fait » et « celui qui consomme », entre

l’artiste et le spectateur passif, tendent à s’estomper. Le sens est produit au cours

d’un processus que Jean-Louis Weissberg, dans sa thèse « Le simulacre

interactif » (216), à partir d’un point de vue assez proche de celui de Roy Ascott,

qualifie de dialogique et qui est engagé autant par les acteurs que par les

partenaires télématiques en présence. Un autre sociologue spécialiste de

l’intelligence en réseau, Derrick de Kerckhove, va même jusqu’à penser qu’en

passant de l’âge de la télévision à celui de l’Internet, on est passé, en fait, de

l’intelligence collective à l’intelligence connective :

« Le corps continue à être le meilleur instrument sensoriel, c’est l’interface de choix.

De son côté, l’Internet propose un mode cognitif que la Toile met en commun. A côté

de l’espace mental et de l’espace physique, il existe désormais un espace

intermédiaire qui est le cyberespace. » (217).

Il s’agit donc bien, selon cet auteur, d’un changement de paradigme qui amène à

une transformation de la nature même de l’intelligence humaine à travers une

action physique des réseaux dans nos corps. __________________________________

216 J.L..WEISSBERG, Le simulacre interactif, Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, sous la

direction de Guy Berger, Université Paris VIII, 1985

217 D. DE KERCKHOVE, L’être connectif va remplacer le petit moi, in Libération, 30/09/ 2001.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

229

Ainsi, écrit encore Derrick de Kerckhove :

« Il s’agit de comprendre pourquoi l’écriture nous produit tels que nous sommes.

Avec l’apprentissage de l’alphabet nous avons échangé les sens pour le sens,

l’information sensorielle pour la signification intellectuelle, la praxis pour la

semiosis. (…) Aujourd’hui, on assiste au retour du logos antique, mais sous forme

électronique, la reconstitution de la sensorialité dans le discours et dans l’échange,

mais sur le mode digital du multimédia et du virtuel. La numérisation est une

métaphore technique de la manière dont l’électricité dans nos corps organise nos

sens. » (218).

On assiste, à travers les nouvelles technologies communicationnelles, en même

temps qu’à un déni du corps, à un retour direct au corps dans l’art et à sa mise en

question sous tous les aspects. Ainsi, lors de l’exposition de 1992 « Machines à

communiquer », dans un projet de musée virtuel à la Cité des Sciences et de

l’Industrie, l’artiste Jeffrey Shaw a installé une œuvre, non plus en réseau mais

interactive qui demandait la participation active du public. Celui ci était

responsable du bon déroulement de l’œuvre et partie prenante de sa réussite, ce qui

s’avère être une des caractéristiques de l’art numérique d’associer ainsi

l’utilisateur au fonctionnement de la machine en établissant entre eux une boucle

rétroactive. L’utilisateur de la machine n’est donc plus un simple récepteur mais

partage la même logique communicationnelle, la même volonté de croisement, de

responsabilité revendiquée dans l’élaboration et la circulation de l’information, le

même espace sensible (celui des interfaces) et la même temporalité. Il s’opère une

identification entre l’artiste et le public. On peut considérer que, pour cette œuvre,

l’auteur n’est pas plus Jeffrey Shaw que l’ingénieur qui a créé le logiciel ou

l’utilisateur qui permet à l’œuvre d’être de façon unique, les interactions avec la

machine étant chaque fois originales. ______________________________

218 D. DE KERCKHOVE, L’être connectif va remplacer le petit moi, in Libération, 30/09/ 2001.

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230

Pour Jeffrey Shaw, il ne fait pas de doute, pourtant, qu’il s’agit bien d’une œuvre,

réalisée dans un lieu entièrement imaginaire, une œuvre faite d’images de synthèse

tridimensionnelles. On peut trouver là un écho à la conception esthétique

d’Abhinavagupta –philosophe indien du Xème-XIème siècle de tradition

tantrique- pour qui le sentiment esthétique est autant du côté du spectateur que du

créateur de l’œuvre. Le créateur qui émet (bhava) ayant besoin d’un spectateur qui

reçoit (rasa) pour que l’œuvre d’art soit, mais plus encore pour qu’il y ait

reconnaissance de l’essence suggérée. La différence introduite par l’image

numérique et l’interactivité réside, plus encore qu’entre l’auteur et le spectateur,

dans le rapport nouveau entre l’image, l’objet et le sujet. L’image numérique n’est

plus une projection optique de l’objet s’interposant entre celui ci et le sujet, elle

n’entretient plus aucun lien avec le réel, elle est l’expression d’un langage

spécifique –celui des programmes informatiques- tandis que l’interactivité la rend

dépendante des réactions du spectateur. Le lieu et l’objet de l’art deviennent un

univers purement immatériel où le spectateur, selon ses ordres et manipulations,

est entraîné dans un imaginaire commandé par ordinateur.

L’exposition « Les Immatériaux » (219), en 1985, au Centre Georges Pompidou,

permettait également de prendre conscience de l’introduction systématique du

hasard et de l’aléatoire dans l’art ; du passage de l’image comme produit fini, à un

processus en devenir, évolutif, dépersonnalisé; du déplacement progressif d’une

société de consommation de l’objet vers une société de communication et

d’immatérialité. Les réseaux de communication, en permettant à chaque utilisateur

d’établir un contact convivial avec d’autres utilisateurs, mais aussi d’organiser ses

propres textes, images, sons, en hypertexte, augurent une nouvelle créativité. _______________________________

219 J.F. LYOTARD, Catalogue de l’exposition « Les Immatériaux », Paris : Centre Georges Pompidou,

1985

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

231

Il ne s’agit plus seulement de s’approprier le champ de l’information, d’en

détourner le fonctionnement, de renverser le sens de la communication mass-

médiatique, mais, nous dit Edmond Couchot dans son livre « La technologie dans

l’art » :

« De se brancher, de s’immerger dans le réseau, d’y naviguer, d’en explorer l’espace

et le temps, tout en participant à sa construction et en en tissant la toile. » (220).

C’est le rapport même du sujet au monde qui est transformé. Des fragments de vie

sont restitués sur écran, en temps réel et à distance, avec lesquels nous pouvons

entrer en communication et agir sur eux en créant une relation interactive. Ce

repositionnement radical de notre rapport à l’espace, à la présence des autres à

distance, développe une ouverture nouvelle sur l’extérieur et une culture nomade

ne reposant plus sur l’accumulation de biens fixes et déterminés mais sur la

communication, l’information, sur un échange d’éléments immatériels,

insaisissables, sur de l’éphémère, du transitoire. La structure dissipative du réseau

demeure en état permanent de flux, sa nature étant précisément d’être flexible,

malléable, et de faire en sorte que tous les membres connectés en soit le centre.

On constate une rupture fondamentale avec la manière traditionnelle de concevoir

le temps et l’espace. On passe d’un monde régi par une continuité linéaire à un

autre monde régi, lui, par la simultanéité de données fragmentaires, consacrant un

art non narratif ; on passe du domaine de la représentation à la celui de la

présentation, de l’apparence à celui de l’apparition. Ce n’est plus l’image, l’objet

qui sont présentés, mais le processus même de transformation. L’artiste est lui-

même partie intégrante d’un contexte, d’un processus, d’un système dont il est un

des agents producteurs d’interactions. _______________________________

220 E. COUCHOT, La technologie dans l’art, Paris : Jacqueline Chambon, 1998, p.204

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

232

La saisie du monde se fait désormais en mouvement, en tenant compte de

l’interrelation de tous les éléments en présence.Il est tentant, ici, de se référer à la

philosophie deleuzienne comme herméneutique de l’Internet, rhizome effectif par

excellence et concrétisation du concept de multiplicité et de pli comme explicités

par Deleuze, entre autres dans son livre « Mille plateaux » (221), qui insistait

précisément sur leur élaboration en vue d’une mise en œuvre pratique. Matérialisé

sous la forme d’une toile aux mailles serrées, constituée de nœuds et de liens qui

forment un espace multidirectionnel à structure sérielle ou rhizomatique, Internet

se développe par ses extrémités, celles-ci étant partout à la fois, de telle sorte que

le réseau s’étend de manière anarchique. On retrouve là les principes de connexion

et d’hétérogénéité du rhizome ou de la série, comme celui de rupture asignifiante :

n’importe quel point du réseau peut être connecté à n’importe quel autre, et peut

s’en extraire sans porter préjudice à l’ensemble. Ni gestion centralisée, ni censure

réellement possible, Internet n’est la propriété d’aucun organisme, d’aucune

société commerciale, et n’est soumis à aucune loi uniforme, c’est un espace

adirectionnel à l’image du concept d’espace lisse de Deleuze, vectoriel, projectif

ou topologique, en opposition à un espace strié qui serait métrique. Les points de

connexion et de communication n’y sont pas prédéterminés. Deleuze, toujours

dans son livre «Mille plateaux », parle d’un « espace ouvert » où les « choses-

flux » se distribuent, contrairement à un espace fermé où se figent des choses

linéaires et solides. Ainsi vue comme une multiplicité, un rhizome, un agrégat de

singularités mouvantes déterminé par l’agencement et les relations entre ses

éléments, Internet peut être définie dans les termes deleuziens de structure plate et

sérielle. Chaque élément qui se connecte est tour à tour actif et passif, émetteur et

récepteur, sans fonction prédéterminée et par extension sans identité propre. _________________________________

221 G. DELEUZE, Mille plateaux, Paris : Edition de Minuit, 1980

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

233

Par le jeu des pseudonymes, au gré d’errances sur le réseau, on assiste à une

dissolution du moi par un effacement du visage au profit d’identités provisoires et

multiples, contradictoires en même temps que parallèles. Il ne s’agit donc pas de

changer de moi, de se présenter comme un autre, de changer son visage naturel par

un visage artificiel, ni d’accumuler les contraintes et déterminations –ce qui

revient à rester dans le domaine de la métamorphose, de la variation de forme-

mais plutôt de se libérer de tout moi assignable, de dissoudre toute image de soi

fixe et reconnaissable, de dépasser la forme pour atteindre à l’informel – c’est à

dire de s’approcher du domaine de l’anamorphose. A un premier empilement

systématique des masques d’un moi jouissant de lui-même, Internet propose

finalement un moi éclaté en quête de dissolution. Cette vision du moi correspond

bien à l’époque postmoderne décrite par Jean François Lyotard, une époque

caractérisée par l’épuisement des grands récits de légitimation religieux comme

politique. L'absence de repère, d’idéal, de topologie, qu’entérine le développement

exponentiel d’Internet, espace que nous avons précédemment défini comme lisse,

loin de tendre à l’individualisme, amène le sujet à se redéfinir, à se repositionner,

si ce n’est en quelque sorte à se renier au profit d’une identité multiple et instable,

au risque de l’incohérence. Cette transformation en profondeur des repères de la

condition subjective amène, en tout état de cause, le sujet à découvrir l’altérité

comme interne à lui-même. On assiste de la sorte, par le biais du réseau Internet, à

un processus de dépossession subjective.

En écho à cette forme de destitution du sujet, l’œuvre d’art numérique tend à

perdre toute subjectivité, toute originalité. Le rapport de l’œuvre d’art numérique

avec son auteur se distend jusqu’à devenir secondaire, tandis que dans le même

temps le destinataire de l’œuvre, partageant les mêmes références et automatismes,

se voit de plus en plus intimement associé au projet jusqu’à en devenir le coauteur.

D’autant plus que l’œuvre d’art numérique, poussant, en accord avec la pensée de

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Walter Benjamin, l’automatisation de la production et de la diffusion à son

extrême, conduit à la disparition de toute unicité de l’œuvre.

Edmond Couchot écrit ainsi :

« Le numérique ne pourrait, par principe, donner existence, dans cette logique, à

aucune œuvre d’art, non pas parce qu’il évacue le corps et son énigmatique

sensibilité, mais parce qu’il prive l’œuvre de cette aura sacrée dont la mécanisation

des techniques de reproduction l’aurait déjà dépouillée. » (222).

Le passage de l’image analogique à l’image numérique marque une rupture

épistémologique qui ne peut qu’affecter la relation que l’homme entretient avec

son environnement. C’est une nouvelle expérience du « réel » que permet le

virtuel, remettant en cause la notion même de réalité, tant il est vrai que les réalités

virtuelles, loin d’être des illusions visuelles, peuvent être à loisir visitées et

explorées bien plus commodément que les réalités sensorielles dites naturelles.

Ces mondes virtuels ont même une vie propre, réagissant et se développant de

façon autonome, dans un espace-temps décalé de celui où nous vivons au

quotidien, dans une sorte d’entre-deux, de parenthèse.

La question que pose alors Philippe Quéau, dans son ouvrage « Metaxu : Théorie

de l’art intermédiaire » (223), est celle du statut exact de cette réalité intermédiaire.

En quoi remet-elle fondamentalement en cause les idées acquises sur la

représentation ?

_______________________________

222 E. COUCHOT, La technologie dans l’art, Paris : Jacqueline Chambon, 1998, p.248

223 P. QUEAU, Metaxu : Théorie de l’art intermédiaire, Paris : Champ Vallon, 1989

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Contrairement à la notion de représentation, caractérisant le tableau perspectiviste

ou la photographie, l’art intermédiaire qu’évoque Philippe Quéau se différencierait

par l’idée de métamorphose constante qui serait à son fondement, en opposition à

l’idée de métaphore comme transport de la forme du modèle en son image qui

définirait l’art analogique.

Issue de modèles logico-mathématiques, la réalité virtuelle ne relève plus, à

proprement parlé, de représentations mais plutôt de simulations. Les images

tridimensionnelles virtuelles, en effet, ne sont pas des représentations analogiques

d’une réalité déjà existante, reproduite ou restituée, ce sont des simulations

numériques de réalités nouvelles, inédites.

Dans le catalogue du 18ème Festival du Manca, qui s’est tenu à Nice en 1996,

l’artiste français Eric Wenger qui programme lui-même ses ordinateurs et crée ses

propres logiciels déclarait :

« L’informatique nous permet de créer un simulacre de l’univers, un faux double qui

deviendrait un objet d’étude au même titre que le vrai » (224).

Tandis que William Latham écrivait dans le même catalogue :

« Au-delà de l’imaginaire, je suis prêt à reconstituer des mondes plus vrais que

nature, dans lesquels les végétaux ou les animaux seront programmés en fonction

d’un environnement idéal » (225).

D’ordre purement symbolique, ces opérations de simulation ne visent pas à

représenter une véritable réalité mais à donner une forme d’accès à un monde

intermédiaire, le monde intelligible des formes archétypiques au sens de Platon, en ________________________________

224 E. WENGER, Catalogue du 18ème Festival du Manca, Nice, 1996

225 W. LATHAM , Catalogue du 18ème Festival du Manca, Nice, 1996

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opposition au monde sensible qui n’en est que le reflet, ou bien encore un univers

d’être de raison, au sens d’Aristote. Ces systèmes de visualisation virtuelle, qui

permettent une presque totale immersion dans l’image, présentent surtout le risque

d’une relativisation de la réalité. Philippe Quéau parle, face à ces divers niveaux

de « réalité », d’un danger bien réel de déréalisation, de divertissement au sens où

l’entend Pascal, d’une sorte même de schizophrénie, de déchirement entre une

« réalité réelle » et une « réalité simulée ». Il est vrai que cette « réalité simulée »

fonctionne non seulement selon le registre du sensible mais aussi selon celui de

l’intelligible dans une totale réciprocité et complémentarité qui accentue le risque

de confusion.

Le virtuel établit d’une certaine manière un rapport nouveau entre le gestuel et le

conceptuel, une hybridation entre le corps et l’image. L’écriture même du virtuel

structure autrement notre rapport au réel et établit des passerelles entre les

phénomènes perceptibles et les modèles intelligibles. Dans l’image numérique,

enfin, le sujet n’occupe plus la place centrale que lui attribuaient les peintres

perspectivistes de la Renaissance. L’image s’incarne dans une suite de

fragmentations, de mouvements, de bits et de pixels, offrant une infinité de points

de vue possibles. Ces « mondes en soi », que l’on nomme les espaces virtuels,

bouleversent les règles classiques de la représentation et soulèvent de nombreuses

autres questions, notamment en ce qui concerne l’espace et le lieu. Remettant en

cause la conception de l’espace, élaborée par Kant, comme représentation

nécessaire à priori, conditionnant la possibilité des phénomènes et celle,

subjective, de notre sensibilité, les mondes virtuels proposent un espace qui n’est

plus une forme à priori. L’espace y devient une image à formaliser et modéliser.

D’où une recomposition et une redéfinition des relations spatiales entre les objets.

Les objets, plutôt que d’habiter l’espace, le constituent en fait autant qu’ils sont

constitués par lui. Découlant de cette redéfinition de l’espace, le lieu lui-même

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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perd de son évidence « naturelle ». Les lieux imaginaires à parcourir et les espaces

symboliques à explorer, que proposent les technologies numériques, ne sont ni

localisables puisqu’on peut les simuler n’importe où -pourvu que l’on ait la

technologie adéquate- s’y retrouver à plusieurs, interagir avec ; ni même

cohérents, c’est à dire qu’ils ne correspondent pas à l’idée intuitive que l’on se fait

d’un lieu réel, défini par sa cohérence spatiale, sa stabilité temporelle, son

invariance dans toute transformation. La différence entre un lieu virtuel et un lieu

réel pourrait tenir à ce que ce dernier nous donne une base, nous assure une

position. Cette base et cette position sont des conditions à la fois d’existence et de

conscience, la position dans l’espace réel n’étant pas un simple attribut de la

conscience mais une condition préalable de la conscience. Le lieu réel est, par

définition, lié au corps, à l’inverse des espaces virtuels où le rapport au corps est

mis entre parenthèse. L’illusion que proposent les mondes virtuels est de nous

faire croire, en fait, que le contraire de la position, c’est la liberté totale et formelle

qu’ils permettent : s’affranchir des contraintes du réel. Mais la densité du corps,

son obstination, par sa seule présence, ses besoins, ses souffrances, finira toujours

par nous ramener à la position qu’il nous assigne dans le monde réel. Cette

présence du corps, on voudrait l’effacer dans les mondes virtuels, alors qu’elle est

transcendée dans la peinture classique, différence qui s’illustre particulièrement

dans la notion de répétition. L’artiste traditionnel qui s’exprime à travers son

corps, par sa main, ne peut jamais se répéter tout à fait. L’expression artistique qui

passe par la main –peinture, sculpture, danse, musique- tient donc forcément de

l’événement, c’est à dire qu’elle est à la fois unique, liée au moment présent, non

reproductible. A la différence des mondes virtuels, des arts numériques, qui

relèvent de la reproduction machinale et de la répétition. Laquelle répétition est

pénurie de l’être, manque, ce que nous éprouvons dans l’ennui et la monotonie. La

parole, dit Platon, est plus ancienne que l’écriture qui ne fait que la répéter, et à ce

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titre l’écriture serait une chose morte, dans le sens d’une mort de la parole, de la

mémoire, de la pensée, de la vérité. La répétition –mimesis- est conçue par Platon

comme non-vie alors que la vie est d’abord présence originaire –anamnesis. La

production machinale des arts numériques se caractérise donc à la fois par leur

reproductibilité, leur répétition à l’identique, mais aussi par leur distance avec le

corps. Alors que de nombreux artistes numériques se réfèrent à des philosophies

orientales traditionnelles pour tenter de justifier la création de ces mondes virtuels

en les présentant comme des reflets de la réalité, une réalité jugée illusoire et sans

essence, à travers le rapport au corps qui en découle on peut mieux saisir la

différence fondamentale qui existe entre la virtualité dans les nouvelles

technologies et le concept de vide dans la culture orientale, notamment dans la

peinture classique chinoise. Tant bien même retrouverait-on de part et d’autre une

remise en question de la réalité du sujet et de l’objet, on devine dans l’art

numérique une forme de déni du corps, de sa pesanteur et de ses besoins, alors

qu’au contraire la culture extrême-orientale favoriserait une liberté du corps dans

la recherche d’une totale spontanéité, d’un retour à la nature, d’une absence de

maîtrise qu’on appelle dans le bouddhisme tchan comme dans le taoïsme le « non-

agir ».

On peut dire, pour conclure, que si la convergence des technologies a permis

l’émergence de nouvelles formes d’art (art en réseau, art numérique, art fractal,

mondes virtuels), ces mouvements artistiques, qui interrogent jusqu’au concept

même de représentation, s’inscrivent dans la continuité de la société postmoderne

annoncée par Lyotard et deviennent un sujet d’étude pour de nombreux

philosophes tels que, par exemple, Deleuze et Guattari, lesquels traquent les effets

de « déterritorialisation » induits par les technologies de communication,

l’abolition de l’espace et du temps liée à la vitesse acquise par les échanges

d’informations, la multiplication des simulacres que les techniques de

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numérisation permettent. Derrida lui-même est parfois annexé à une pensée

critique de la technique : la déconstruction de la subjectivité et la « différance »

sont à présent mises au service d’une description du processus sans sujet que

traduit la technicisation régnante et dans lequel Heidegger voyait le dernier visage

de la métaphysique.

Dans « La Condition postmoderne » (226), Lyotard décrit comment l’homme

postmoderne doit désormais vivre sans « métarécits », c’est à dire sans les mythes,

les idéologies politiques ou religieuses, ni même la doctrine du progrès dont les

sociétés se sont alimentées jusqu’à l’ère moderne. L’homme postmoderne doit

s’accommoder de la domination des techniques et des sciences sur son existence,

sans toutefois pouvoir leur faire confiance pour ce qui est de son bien-être.

L’essor des réseaux, des mondes virtuels, que les auteurs précédemment cités –

Philippe Quéau ou Fred Forest par exemple- décrivent de façon idyllique comme

un nouvel âge d’or pour l’humanité, apparaît alors plutôt comme la confirmation

de la tendance générale, dénoncée par Max Horkheimer et Théodor Adorno dès la

fin des années 30, d’une extension de la domination dans le monde occidental. Si

Théodor Adorno n’avait pas hésité à affirmer, en son temps, que la radio était au

fascisme ce que l’imprimerie fut à la Réforme, on peut en déduire ce qu’il aurait

dit des nouvelles technologies de communication.

Wiggershaus (227), montre bien comment la critique de l’emprise croissante de la

raison techno-instrumentale –appelée aussi technicisme- selon laquelle domination

absolue et raison seraient étroitement entremêlées, ainsi que la critique de la _______________________________

226 J.F.LYOTARD, La condition postmoderne, Paris : Editions de Minuit, 1979

227 WIGGERSHAUS, L’Ecole de Francfort, Paris : PUF, 1993

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culture de masse vue comme appareil de contrôle idéologique, n’ont rien perdu de

leur actualité. Et par bien des aspects, Internet, les mythes qui se propagent autour,

et surtout l’idéologie communicationnelle véhiculée avec, apparaît comme une

tentative d’expérimentation totale du monde par la communication. Par le

développement exponentiel des réseaux planétaires, on assiste à la mise en œuvre

pratique, concrète et généralisée, de l’idéologie consensuelle où la vérité comme le

sujet ne sont plus que des actes de parole et perdent toute réalité propre.

L’information devient la valeur de référence, la pratique communicationnelle la

seule activité reconnue, à un point tel que l’on ne reconnaît plus le récepteur de

l’émetteur du message. Les divisions traditionnelles entre « celui qui fait » et

« celui qui consomme », entre l’artiste et le spectateur, tendent à s’estomper,

diluant le propos, aseptisant la parole, exacerbant les sentiments narcissiques et les

fantasmes de toute puissance. D’autre part, un survol rapide de la littérature

consacrée aux technologies de l’information et de la communication permet de

saisir l’influence de chercheurs tel que Tim Berners-Lee, l’inventeur du Web,

professeur au laboratoire d’information du MIT, pour qui Internet est une force

puissante de changement social et de créativité individuelle. Ces propos

contribuent à l’établissement de « l’utopie de la communication », vision forgée

progressivement à partir de la création de l’informatique et de la métaphore du

village global de Marshall Mac Luhan, au début des années 60, et qui s’est

amplifiée depuis l’essor d’Internet. Dans son ouvrage « Y a-t-il vraiment des

technologies de l’information ? » (228), Yves Jeannneret en fait l’analyse critique.

Selon lui, pour les utopistes de la communication transparente et globale, une ère

d’échange immatériel des informations aurait succédé à l’ère de la production des _________________________________

228 Y. JEANNERET, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Paris : Presse

Universitaire du Septentrion, 2001

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objets industriels. Grâce aux réseaux et à l’intégration numérique, ce serait

instaurée une économie qu’on pourrait appeler d’information où tout ce qui relève

de l’information serait la matière première de la société et de l’industrie. Cette

vision utopiste d’une société vouée à la communication et à l’information, de

nombreux chercheurs tels que Herman et Swiss (229), ou Philippe Breton (230), la

combattent, soutenant que les discours sur les réseaux télématiques et leurs

possibilités de créer des communautés virtuelles, une intelligence collective, une

communication universelle, une cyberdémocratie, doivent être considérés comme

une tentative de réenchantement du monde qui cache une nouvelle volonté de

domination sociale de la part de groupes politiques et médiatiques. Si on ne peut

que reconnaître, dans les mondes virtuels, une tendance à la dilution du sujet, à la

déréalisation du monde et à la perte d’évidence de l’objet, on s’aperçoit en effet

que ce mouvement accompagne une idéologie de la communication bien éloignée,

par exemple, de l’ascèse silencieuse des artistes de la Chine classique qui avaient

développé dans leur peinture une conception toute autre du vide fondamental et de

l’illusion profonde de la réalité phénoménale. Si le sujet postmoderne est

effectivement dépris de lui-même et si cette interrogation sur la réalité du Moi et

du Monde n’est pas sans rappeler les réflexions bouddhistes et taoïstes sur le vide,

sur l’impermanence des choses et l’absence de substance des êtres, la perte

d’identité et de certitudes du sujet postmoderne s’inscrit par contre dans une

histoire étrangère à celle de la peinture chinoise classique.

On peut dire finalement, de la réalité virtuelle, qu’elle est le résultat d’une

___________________

229 A. HERMAN et T. SWISS, The World Wide Web and Contemporary Cultural Theory, New

York : Routledge, 2000

230 P. BRETON, Le culte de l’Internet, Paris : La Découverte, 2000

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technologie qui permet au spectateur de pénétrer de façon efficace dans

l’imaginaire sensible d’un artiste. L’enjeu esthétique de la notion de goût s’y voit

amplement valorisé et, dans la mesure où le goût permet de distinguer et de

hiérarchiser des valeurs, il engage au sens large une dimension éthique. Même si

les critères en sont essentiellement subjectifs, le goût autorise à porter des

jugements qualificatifs sur l’œuvre d’art et le rôle qu’elle peut jouer dans les

rapports que les individus entretiennent avec eux-mêmes, avec leur image, la

société, l’environnement. Kant estime que la hiérarchie des valeurs esthétiques et

le « sublime » n’ont pas de définition objective et se résolvent dans le fondement

d’une disposition de notre esprit. Quant au jugement de goût, il ne justifie pas la

réalité objective d’un concept, mais la présomption de l’universalité des conditions

subjectives de la faculté de juger. Dans «La philosophie critique de Kant » (231),

Gilles Deleuze réduit le sens commun esthétique à une simple harmonie subjective

où l’imagination et l’entendement s’exerceraient de façon spontanée. De la même

manière, on pourrait comprendre l’univers de la réalité virtuelle comme un outil ou

une voie d’accès à l’intuition sensible qui ne pourrait être définie par un concept,

ni analysée par le raisonnement. Elle pourrait être considérée comme la technique

adéquate pour la mise en pratique de la conception kantienne de l’art, concernant

le jugement esthétique, selon laquelle le discernement des valeurs artistiques ne

saurait être identifié à un jugement logique. La réalité virtuelle, en effet, en nous

faisant ressentir fortement les sensations procurées par l’expérience immersive,

nous permet d’avancer, dans une perspective kantienne, que le motif déterminant

de l’art, du moins dans sa phase techno-scientifique, peut dépasser la notion de la

« perfection conceptuelle de l’idée », au moins en ce qui concerne l’utilisateur.

231 G. DELEUZE, La philosophie critique de Kant, Paris : PUF, 1963

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Le beau artistique, comme finalité subjective, peut se voir tout à fait détaché de la

finalité objective et du concept de perfection morale. Pour justifier son point de

vue spiritualiste sur l’activité artistique, Kant se heurtait au problème du caractère

intrinsèquement matériel de l’objet d’art. Il tentera de résoudre ce problème par sa

« théorie du génie », le génie étant la disposition innée de l’esprit par laquelle la

nature donne ses règles à l’art, idée d’inspiration radicalement opposée à l’idée de

production, l’artiste n’étant que le médium d’une production que la nature fait en

se servant de lui comme de son instrument. Cette définition du rôle de l’artiste,

présentant celui-ci comme simple exécuteur des règles naturelles, me paraît être

une limite de l’idéologie kantienne de l’art. Elle réduit la tâche de l’artiste à celle,

plus modeste, de porte-parole de la nature, ceci étant déduit par Kant de

l’existence matérielle de l’objet d’art. Pour Kant, le « plaisir supérieur » ne peut

être procuré à travers les sensations qu’au moyen de ce que l’imagination réfléchit

d’un objet, par opposition à l’élément matériel des sensations que cet objet

provoque en tant qu’il existe et agit sur nous. Il y a, certes, des formes d’art qui

représentent la « beauté libre », c’est à dire qui n’ont pas besoin d’être évoqués par

des objets matériels. Parmi elles, on peut notamment citer la poésie et la musique.

Non seulement la musique submerge l’individu par ses ondes, mais elle le fait sans

s’appuyer sur un objet extérieur. Si on a besoin d’instruments pour exécuter de la

musique, pour l’entendre et la ressentir aucun objet extérieur aux sens n’est

nécessaire. Ce qui se présente à nous ou ce qui est éprouvé par l’intuition, ce n’est

pas tant l’objet tel qu’il apparaît mais le phénomène en tant que variété sensible.

On ne discerne pas la « chose elle-même » mais, en quelque sorte, son résultat

émotif. Et c’est là que la réalité virtuelle peut être vue comme se rapprochant de la

musique en ce sens qu’elle ne nous met pas en présence d’un objet réel. Il s’ensuit

que, dès lors qu’ils sont réduits à des données numériques, le sujet, l’objet et

l’image n’obéissent plus à l’ordre du réel mais à celui du virtuel imposé par le

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calcul. L’image ne s’interpose plus entre le sujet et l’objet, et l’objet n’est plus ce

qui est placé devant le sujet, ce qui lui fait obstacle, le sujet étant immergé dans

l’objet même. Dans la procédure de transmission des sensations entre l’artiste et le

récepteur, deux principes décisifs sont en jeu : l’espace et le temps. Mais pour

atteindre une réceptivité directe et sans intermédiaire, il faudrait que l’espace soit

un « espace mental » et subjectif, c’est à dire en somme un espace virtuel. Espace

virtuel qui a pour particularité de ne pas marquer la distance entre l’œuvre et le

récepteur mais au contraire de l’accueillir et de l’englober comme à l’intérieur de

son propre espace. Si la musique nous confronte depuis toujours à un tel espace

mental, c’est la première fois qu’un média visuel, avec la réalité virtuelle, offre au

spectateur cette possibilité d’accession directe. Cette espace a au moins deux

caractères spécifiques. Tout d’abord, il nous englobe dans un environnement

artificiel : on n’a plus besoin de faire l’effort d’imagination de se projeter dans

l’image –comme on essayerait devant une peinture- puisqu’on a la sensation

physique d’y être déjà. Ensuite, on utilise un code numérique, c’est à dire dont le

support matériel ne dit rien sur la structure et le contenu, immatérialité qui n’est

sans doute pas sans rapport avec l’écriture, et qui distingue le monde numérique

des arts plastiques traditionnels. L’environnement virtuel ainsi défini est à

rapprocher du concept de monade de Leibniz. Il semble remarquable de constater

combien le développement technologique –qu’on aurait tendance à penser

matérialiste- semble paradoxalement aller de pair avec une dématérialisation

progressive de l’art, dématérialisation du support d’un côté, immersion sensorielle

de l’autre. Même si, bien évidemment, demeure toujours la nécessité de disposer

d’ordinateur et de capteur, l’univers de la réalité virtuelle nous ouvre un espace

inédit, d’illusions et de jeux, où l’on peut imaginer que viendraient à s’exprimer

des identités multiples.

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L’étonnement que l’on ressent devant la fulgurance de certaines peintures

chinoises n’a, sans doute, plus grand chose à voir avec la surprise que peuvent

susciter les virtuosités techniques des arts numériques. De même que les arts

numériques sont indissociables de la société de communication et d’information

contemporaine, l’art pictural chinois est profondément en interdépendance avec le

contexte culturel qui l’a vu naître. Néanmoins, le concept éthique de vacuité

bouddhiste, utilisant l’esthétisme comme vecteur de propagation, a migré de l’Inde

à la Chine, de la Chine au Japon, du Japon à l’Occident, mutant et prenant

certaines caractéristiques de la culture d’adoption pour mieux s’intégrer à son

environnement. On peut poser la question de la fidélité et de la relation entre le

concept éthique de vacuité et sa traduction esthétique, telle qu’exprimée dans la

peinture chinoise de paysage, appelée Montagne et Eau (shan shui) en référence

d’une part à l’importance de ces deux éléments dans la conception chinoise du

monde et d’autre part, à un niveau symbolique, à la dualité et la complémentarité

entre le Yin et le Yang, le plein et le vide, jusqu’à la virtualité développée par les

arts numériques qui serait le dernier avatar de cette même vacuité. Même si l’on

considère que tout processus de réplication nécessite des ratés, des mutations, qui

participent de la stratégie de propagation et d’évolution, on est en droit de se

demander si l’on parle encore de la même chose entre, d’un côté, la vacuité comme

le conçoit la pensée bouddhiste et comme exprimée dans la peinture chinoise

classique dite de Montagne et Eau, et d’un autre côté, la perception idéalisée du

bouddhisme par les artistes occidentaux du vingtième siècle et la virtualité dans

les nouvelles technologies. Jusqu’à quel point les mutations successives peuvent-

elles être apparentées au concept de base ? En faisant ressortir l’hétérogénéité

culturelle qui caractérise ces concepts, on ne peut que dénoncer, d’une part, la

récupération de la philosophie chinoise en Occident, où elle est déformée par les

théoriciens de ces arts nés des nouvelles technologies de communication ; d’autre

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part, s’interroger sur l’idéologie à l’œuvre derrière l’essor des nouvelles

technologies et que les formes d’art qui les accompagnent veulent faire passer

pour révolutionnaires et libératrices. Notre critique des nouvelles technologies de

communication porte, en effet, sur leur prétention à se poser comme touchant à la

vacuité et se posant comme voie de libération prétendument authentique. On

pourrait réduire l’apparition des arts virtuel, fractal, interactif et en réseau, à autant

de réponses de l’art contemporain à l’injonction qui lui est faite de réinventer

indéfiniment les conditions de sa propre liberté. Pour répondre à la logique de

marché qui domine désormais la production artistique, les artistes sont, en effet,

sommés de créer sans cesse de nouveaux styles, de nouveaux supports, de

nouvelles formes d’art. Le principe de la transgression systématique des normes

antérieures, au fondement de la production artistique contemporaine, produit ainsi

une création incessante de nouvelles chapelles, chacune de ces nouvelles

tendances ne pouvant se comprendre qu’en référence à la tendance précédente

qu’elle transgresse. L’art virtuel, l’art en réseau, l’art interactif se posent ainsi en

rupture avec l’art vidéo, l’op-art ou l’art cinétique. La confrontation des arts des

nouvelles technologies de communication avec la peinture chinoise, laquelle obéit

au contraire à une filiation millénaire de maître à disciple, loin de faire apparaître

une quelconque relation –que ce soit au niveau de la nature illusoire du monde ou

de l’absence de réalité du sujet- fait ressortir au contraire, et presque en contraste,

l’irréconciliable différence entre ces deux univers, aux contextes culturels et aux

références philosophiques et spirituels diamétralement opposés. La question

essentielle qui ressort, alors, à travers la confrontation du vide dans la peinture

chinoise et du concept de virtualité à l’œuvre dans les arts des nouvelles

technologies, outre le fait qu’ils ne sont en aucun point assimilables ni même

comparables, tient davantage au rapport avec le corps que l’une ou l’autre pratique

induit, et à travers ce rapport au corps, au rapport à l’autre, rapport à l’autre qui ne

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peut être que politique. Le nouveau rapport au corps et à l’autre, qui est induit par

les nouvelles technologies de communication, me paraît ainsi éminemment

politique dans le sens où c’est à travers celui-ci que s’opère la sociabilité et que se

définit l’identité postmoderne, caractérisée par son côté factice, éphémère, relevant

de la mode et de la sphère marchande. Autant le principe de vide est inscrit dans la

culture et la tradition chinoise et ne peut réellement se comprendre sans se référer

à la cosmologie chinoise, autant les arts virtuels et interactifs des nouvelles

technologies de communication, la remise en question de la position du sujet que

ces arts opèrent, l’interrogation qu’ils posent sur la nature de la réalité perçue, tout

cela se situe dans la continuité de l’art contemporain et des philosophies de la

postmodernité, et est issu d’une culture fondamentalement déculturante,

productiviste et rationalisatrice, mue par le culte de l’excès, du « toujours plus »

qui cherche à s’autolimiter et réintroduit la question des finalités alors même que

les utopies de la régénération, au niveau de la société globale, ont perdu leur

puissance de mobilisation. Les progrès de la technologie numérique n’ont rien

d’autre à offrir à l’homme qu’une promesse d’assouvissement du fantasme

archaïque de toute puissance en lui permettant d’immerger son esprit dans un

univers presque aussi réaliste que le monde réel. L’expérience virtuelle se présente

alors comme un moment de vie « réellement » vécu. Reste, néanmoins, le débat

entre d’un côté les apôtres d’un cyberespace considéré comme le nouveau paradis

de la communication sans frontières, et de l’autre côté les prophètes d’une

apocalypse des rapports humains charnels, en danger de dilution dans cet univers

immatériel, l’homme risquant de se perdre dans les pièges du temps réel, de la

compression de l’espace et du mythe du village planétaire où le lointain l’emporte

sur le prochain. On ne peut, en effet, que dénoncer l’utopie d’une communication

qui se transforme en un échange de messages de plus en plus abstrait et déréalisé,

annonçant une société fortement communicante mais faiblement rencontrante. Ce

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reniement du corps, un corps faible et faillible, que caractérisent l’irrationnel et le

manque, la pulsion et le désir, trahit peut-être une résurgence de la peur primaire

de l’autre en même temps que le fantasme enfantin d’un désir tout puissant qui

s’exprime par la volonté de prendre totalement possession du réel. On pourrait

parler presque d’une obscénité du virtuel dans cette tendance à imiter le réel le

plus parfaitement possible jusqu’à vouloir le remplacer, le nettoyer de toutes ses

aspérités –hasard, imprévu et laideur- le combler par le discours jusqu’à le rendre

aseptisé, en faire quelque chose de secondaire. Très loin, là encore, de la peinture

chinoise classique qui, en affirmant la primauté du Souffle et du Vide, en prônant

l’inachevé comme forme suprême de l’accomplissement, n’accorde de valeur

qu’aux œuvres qui, continuant à se parfaire d’elles-mêmes, dépassent leur propre

représentation visuelle et se prolongent indéfiniment dans le temps.

Les nouvelles technologies de communication, d’une certaine façon, ouvrent la

voie à une identification –qui relève de la réduction- de chacun au rapport verbal,

producteur d’un lien social factice. L’institutionnalisation de la communication

compense alors la perte de légitimité des systèmes juridiques, moraux et

politiques, dans la société postmoderne telle que décrite par Lyotard, et amène les

individus à chercher, dans la communication, un système de régulation sociale qui

puisse dispenser du droit et de la morale, ainsi que de la régulation sauvage par

des rapports de force politique qui échappent à tous. Internet et les autres réseaux

de communication apparaissent alors comme les structures où cherchent à se

renforcer l’idéologie d’un capitalisme déshumanisé. Les arts en réseau et

interactifs, étant en fin de compte autant de tentatives d’institutionnalisation de la

communication, lesquelles demeurent définitivement bien éloignée de la peinture

chinoise, de sa retenue, de son économie de geste et de parole. La référence de

certains théoriciens de ces arts numériques au vide de la peinture chinoise,

l’assimilation du concept de virtualité au principe de vacuité, semble dés lors être

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davantage une façon d’habiller de mysticisme à bon compte l’absence de

spiritualité de ces arts nouveaux et, on peut le soupçonner, le conformisme et le

conditionnement de masse qui en sont le projet implicite.

Les arts numériques des nouvelles technologies, derrière leur débauche visuelle et

technique, derrière surtout la fascination et le fantasme de toute-puissance qu’ils

peuvent susciter, reposent sur un tout autre contexte culturel et philosophique que

la peinture chinoise, laquelle est régie par le Vide, conçu paradoxalement comme

un Espace-Temps plein d’une infinité de potentialités.

François Cheng explique, dans son livre « Souffle-Esprit », comment la peinture

chinoise de paysage est liée à l’écriture idéographique et à la cosmologie

chinoise :

« Plongeant ses racines dans une écriture idéographique (qui a favorisé, d’une part,

l’usage du pinceau et l’art calligraphique et, d’autre part, la tendance à transformer les

éléments de la nature en signes), se référant à une cosmologie définie (qui a mis en avant l’idée

du Souffle primordial dérivé du Vide originel et celle des Souffles vitaux Yin et Yang qui, par

leur interaction sans cesse activée par le souffle du Vide médian, régissent la relation ternaire

entre Ciel, Terre et Homme), cet art a d’emblée possédé ses conditions d’épanouissement, même

si certaines « virtualités » ne se sont révélées ou réalisées que progressivement. En simplifiant

beaucoup, on peut dire que la pensée esthétique chinoise, fondée sur une conception organiciste

de l’univers, propose un art qui tend depuis toujours à recréer un espace médiumnique où prime

l’action unificatrice du souffle-esprit, où le Vide même, loin d’être synonyme de flou ou

d’arbitraire, est le lieu interne où s’établit le réseau de transformations du monde créé. » (232).

____________________________

232 F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.12

Par l’équilibre des traits, des contrastes, des vides et des pleins, l’artiste crée une

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œuvre qui s’apparente à un monde en soi. Par un curieux retournement des choses,

la peinture chinoise, dans la conception taoïste du « microcosme-macrocosme »,

projette sur le papier un monde virtuel autrement plus vaste que celui, visualisé sur

l’écran des ordinateurs, des nouvelles technologie de communication.

Le peintre chinois du XVIIIème siècle Cheng Hsieh, cité par François Cheng,

écrivait :

« Le tableau se trouve certes à l’intérieur du cadre de papier, mais en même temps il le

déborde infiniment. Ainsi, dans ce tableau de bambous où sont montrées surtout les tiges et à

peine les feuilles, comme on devine pourtant, au-delà du papier, la présence plus durable de ces

feuilles invisibles, frémissantes de vent et de pluie, ou lourdes de brume et de rosée ! » (233).

Il s’agit bien, au fond, d’interroger la nature de la réalité et la possibilité qui nous

est donnée de saisir celle-ci, à savoir si l’on postule une origine absolue fondant

l’ordre de la connaissance ou bien si l’on dénie une antécédence fondamentale sur

la base de laquelle doit nécessairement s’édifier toute construction rationnelle.

Alors que, dans le premier cas, qui serait la position de Hegel, rien ne reste

étranger à la sphère du logos, le réel étant déjà comme imbibé du sens que la

pensée cherche à en extraire, qu’il n’y a donc aucune extériorité de l’Etre vis-à-vis

de la conscience qui le pense et s’y pense, le langage habitant déjà le sensible et y

opérant à la manière d’un « inconscient rationnel », selon l’expression de J.F.

Lyotard.

233 Idem p.88

L’autre position, qui serait celle de Husserl et que développe Lyotard dans son

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livre « La Phénoménologie » (234), ne conçoit le langage, à tout prendre, que

comme une couche superficielle de sens dont l’homme revêt la réalité pour son

usage. Cette réalité, loin de donner prise au discours, est juste là, passivement

donnée, comme ce sur quoi butent les mots et les intentions humaines, s’affirmant

antérieurement à toute espèce de rationalité constituée, telle « une certitude

première, celle qu’il y a de l’être », pour reprendre l’expression de Lyotard.

Là où Hegel voit dans la raison un pouvoir herméneutique infaillible capable, à

terme, de déchiffrer intégralement le monde à la façon d’un texte intelligible,

Husserl conçoit, lui, ce qu’il appelle le monde de la vie comme une énigme

indéchiffrable autant qu’inexprimable, et qu’on ne saurait aborder autrement que

par le silence de la foi. La vie ne saurait être que vécue, non conçue. Tout

discours, au sujet de la vie, la manque, la rate. On ne peut rien en dire. Elle se

passe de nos explications même si elle ne cesse, de par son caractère muet, de les

provoquer. La phénoménologie est donc vouée à l’impossible tâche –qui est aussi

sa défaite- de dire l’indicible.

Ce paradoxe de la phénoménologie est aussi celui, d’une certaine façon, de la

peinture chinoise qui se caractérise par l’inscription d’un poème dans l’espace

blanc du tableau. Loin d’être un simple commentaire ajouté, le poème participe au

flux du tableau, les signes calligraphiés et les éléments peints étant du même

pinceau, presque du même geste, y introduisant une dimension vivante, celle du

Temps, tout en révélant la pensée du peintre à l’origine de l’œuvre.

234 J. F. LYOTARD, La Phénoménologie, Paris : PUF, 1954

Peut-être retrouve-t-on ce même mouvement dans le refus de Lyotard de réduire le

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sens à sa dimension linguistique, tentant de tirer le langage vers ce qui n’est pas

signifiable par lui, d’essayer de faire résonner en lui les « voix du silence ». Ce

silence élémentaire a pour vocation d’être signifié, ou mieux encore figuré. Cette

figuration, selon Lyotard, peut s’accomplir au moins suivant deux voies. La

première, dans l’ordre du langage lui-même, en particulier celui de la poésie, au

moyen de la « figure-forme ». La seconde, dans le champ pictural, par

l’intervention de la « figure-image ». Dans les deux cas, l’alternative à la

rationalité discursive vient de l’art. Par le biais de la philosophie lyotardienne, on

peut donc tenter de réconcilier la pensée post-moderne et la peinture chinoise.

Lyotard, en effet, dans son livre « Discours, figure » (235), dénonce le

« logocentrisme pictural », cette illusion inhérente à la peinture occidentale et

selon laquelle toute trace visible est virtuellement un trait dicible. Lyotard rend

justice au sensible en entreprenant une réhabilitation qui sache faire vibrer les

images et les formes au diapason de l’indicible, leur restituer leur silence d’origine

et mettre entre parenthèses la « violence initiale » par quoi le voir se laisse

contraindre par le dire. Bien sûr ce serait un leurre de croire que le visible existe à

l’état pur et qu’il nous est accessible comme tel. Son origine est toujours déjà là.

De là le désir qui nous lie à cette perte d’origine, ce « non-lieu initial » dont le

vide nous pousse à le combler et, par là, à le manquer. En ce qu’elle veille à

empêcher les images de devenir des substituts de mots, la peinture se rapproche de

l’activité transcendantale, comme force de disjonction plutôt que de synthèse.

Lyotard voit, dans l’œuvre picturale, un objet absolu, un objet interdisant tout

__________________

235 J.F. LYOTARD, Discours, figure, Paris : Klincksieck, 1971

transfert symbolique, ne renvoyant à rien d’autre qu’à lui-même, agissant dans

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l’ordre énergétique, dans le silence du corps. On retrouve là un rappel au corps,

par le silence, par l’énergie, qui n’est pas sans évoquer l’approche du monde par la

peinture chinoise. A travers l’idée d’une œuvre dictée par le silence du corps,

conçue comme masse libidinale critique, bloc d’inconscient ou émanation

spirituelle, on retrouve chez Lyotard une sorte d’énergétisme généralisé. Qu’elle

soit une concrétion du désir, une parcelle solidifiée de l’inconscient dont les effets

nous arrivent sans que l’on sache ni d’où, ni comment, vient du fait que le corps

n’est pas l’autre de la pensée, comme le concevait Descartes, mais bien sa matrice.

La pensée se développe selon un processus de complexification par lequel la

matière se spiritualise progressivement. L’âme et le corps ne forment pas deux

substances exclusives l’une de l’autre mais deux états d’un même flux

énergétique. D’après Lyotard, s’il y a une ligne de continuité entre l’esprit et la

matière, l’un résultant d’une transformation de l’autre, cela signifie, d’une part,

que l’esprit ne peut prendre entièrement conscience de ses propres origines, que

celles-ci sont en lui comme son enfance perdue, et, d’autre part, que la matière

étant contiguë à la pensée, se résorbant en elle, est en quelque sorte une matière

immatérielle, dans un paradoxe comme les aime la philosophie taoïste. Mémoire

de la transmutation de la force matérielle en force spirituelle, l’œuvre participe

d’un « matérialisme immatérialiste ». L’œuvre est donc tout à la fois le

condensateur et le transformateur, la reprise créatrice de la force vitale qui l’anime

et anime toute chose, force vitale que les chinois appelleraient « Qi ». Mais plus

encore, cette présence non-présente de l’artiste, Lyotard pense que l’esprit ne

parvient à l’accueillir qu’en faisant le vide en soi, dans une totale impréparation,

dans une sorte de « mise à blanc ». Cette abnégation ou ce dénuement de l’esprit

qui se dépossède de ses certitudes, n’est-ce pas, au fond, le même état méditatif

que celui de l’artiste chinois ?

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L’artiste chinois Wang Yü, qui vécut vers la fin du XVIIème siècle et le début du

XVIIIème siècle , cité par François Cheng dans son livre « Souffle-Esprit »,

écrivait :

« La pure vacuité, voilà l’état suprême de la peinture. Seul le peintre qui

l’appréhende en son cœur peut se dégager du carcan des règles ordinaires. Comme

dans l’expérience d’illumination du Ch’an (Zen), sous l’effet d’un coup de bâton, il

s’abîme soudain dans le Vide éclaté » (236).

Cette saisie de la pensée par ce qu’elle ne peut saisir est la traduction d’un sublime

en deçà des mots, un sentiment de l’esprit par lequel celui-ci « se sait », d’un

savoir non rationnel et ne supposant pas de subjectivité constituée, un silence qui

laisse sans voix et que Lyotard rapproche de la notion d’ « affect inconscient »

freudien. Ce silence est peut-être ce qu’il y a de plus universel en chacun, et fait

qu’un occidental peut se trouver ému par une peinture chinoise, de même qu’un

chinois se trouver touché par un tableau de Cézanne.

Le sens esthétique participe donc bien d’une éthique qui introduit au concept de

corps vide. L’artiste chinois, dans la conception de la peinture chinoise classique,

s’appuie sur la vacuité qui réside en lui pour exprimer le Vide qui est en toute

chose. Pourtant, certaines œuvres d’inspiration bouddhiste, tels que les mandalas,

loin d’être dépouillées et suggestives, se caractérisent par une surcharge visuelle

qui veut exprimer le côté illusoire et éphémère des apparences.

236 F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, collection Points, 1989, p.59

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Après avoir clairement différencié la virtualité, à la base des arts numériques et

des arts en réseaux, du vide fondamental de la peinture chinoise classique, nous

nous proposerons de déterminer les concepts éthiques (bouddhistes en même

temps que taoïstes) dont cette peinture est l’expression. Plus précisément encore,

de chercher à comprendre comment ces concepts éthiques, qui ont été posés dès le

début du bouddhisme, se sont traduits en principes esthétiques –d’abord à travers

les mandalas et plus tard dans la peinture chinoise sur rouleaux- l’esthétisme

apparaissant alors clairement comme une voie d’accès à l’éthique de la vacuité. A

cette analyse des processus en œuvre dans la perception et la conception de la

vacuité, inhérente aux être comme aux phénomènes, sans doute faudrait-il ajouter

une description de la séquence de production des concepts philosophiques

bouddhistes et voir comment « anatman », le non-atman, qu’on pourrait traduire

par non-soi ou absence de soi, et qui est peut-être le concept clef du bouddhisme,

est apparu en réaction à l’étouffement par l’atman du Brahmanisme. Le succès du

Bouddha, contrairement à d’autres philosophes matérialistes de la même époque

affirmant l’inexistence de l’atman, est d’avoir su trouver la formule

pragmatiquement juste, c’est à dire celle qui libérait du destin implacable des

réincarnations, tout en gardant l’essentiel de la tradition indienne. C’est ainsi que,

reprenant tout naturellement la tradition hindoue, l’art bouddhique s’exprima

d’abord à travers la sculpture et les bas-reliefs. La conversion au bouddhisme du

roi Ashoka (269-232 avant J.C.) permit l’essor d’un art bouddhique d’abord

influencé par les styles grec et iranien, caractérisé ensuite par les multiples

représentations du Bouddha et l’élévation de stupas, ces foyers du rituel tenant à

l’origine du tertre, évoquant un peu les dolmens, devenant par la suite des édifices

symboliquement chargés dans lesquels on déposait des reliques du Bouddha ou de

moines vénérés.

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Parmi les disciplines artistiques de l’art bouddhique, ce sont pourtant le mandala et

le tangka qui apparaissent comme les plus raffinés : représentations sur papier ou

sur tissu, des déités, des protecteurs ou des gourous, dans des couleurs

flamboyantes. Elles sont autant supports de méditation que sources

d’enseignement et nous permettront d’aborder la philosophie bouddhiste pour

introduire le concept de corps vide.

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LE CORPS VIDE

Acceptant l’image comme l’un des moyens de parvenir à la vérité, contrairement à

d’autres religions, le bouddhisme utilisa largement l’art non seulement dans un but

de prosélytisme mais aussi d’enseignement, d’évolution et de méditation. L’une

des formes artistiques que le bouddhisme, passant par le Tibet, amena d’Inde en

Chine est le mandala, peinture sur étoffe ou sur mur, à vocation pédagogique et

initiatique. Pédagogique dans le sens où le mandala sert à expliquer au passant ou

au jeune moine l’approche progressive de la doctrine bouddhiste ; initiatique dans

le sens où, à mesure que l’adepte se pose des questions, il découvre des niveaux de

compréhension du mandala de plus en plus subtils.

Se basant sur le séminaire d’anthropologie du professeur Jean-Luc Chevannes, de

l’université Paris 8, intitulé : « La Question tibétaine : culture, religion et

identifications », de 2000/2001, consacré à l’art, la religion et la culture tibétaines,

il sera sans doute intéressant d’exposer l’étymologie et l’historique du Mandala.

« Mandala » est un mot sanskrit signifiant littéralement « cercle » et désignant

aussi bien le « disque » du soleil ou de la lune, un cercle magique, une des

divisions du Rig Veda qu’un territoire ou district. Les chinois ont rendu ce mot,

pour ce qui est de la forme, par le caractère « tan » qui signifie « plateforme,

terrasse ». Au point de vue pratique, ils l’ont traduit par « tan tchang » qui signifie

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« endroit pour le culte », et au point de vue du sens par l’expression « touen yuan

kiu tsou » qu’on peut traduire par «ensemble formé lorsque toutes les parties sont

au complet », par exemple une roue quand sont réunis le noyau, les rayons et le

moyeu circulaire. Dans un texte du bouddhisme ésotérique japonais – le

« Mahâvairocana-Sutra » - on trouve même une définition du mandala où le terme

est décomposé en son radical « manda » signifiant « cercle », « essence » et par

extension, dans le contexte du bouddhisme, « le Cœur d’Eveil » et le suffixe « la »

qui signifie ici « obtenir », « posséder », « achever ». Le mandala, dans ce sutra du

bouddhisme ésotérique japonais, est donc conçu comme la réalisation de l’essence

ou la possession du Dharma (la loi). Comme symbole graphique, le mandala

apparaît déjà dans les textes indiens anciens et joue un rôle mystique et rituel dans

l’ensemble des religions indiennes, c'est-à-dire l’hindouisme, le bouddhisme et le

lamaïsme. Il s’agit d’une représentation du cosmos, sous forme de peinture,

gravure ou sculpture selon les concepts des différentes croyances, utilisée soit

comme support de méditation, soit comme un diagramme magique destiné à

maîtriser les forces divines et les éléments, et dans laquelle les divinités, leurs

forces ou énergies sont disposées selon leur puissance ou leurs attributs. En fait,

on appelle mandala toutes les figures (généralement géométriques et symétriques)

composées d’une divinité centrale et principale, entourée par d’autres divinités

annexes. Dans le bouddhisme tantrique tibétain, la divinité centrale peut être

remplacée elle-même par une ou plusieurs figures géométriques –souvent des

triangles imbriqués. Les textes bouddhiques sur lesquels sont basés les mandalas

sino-japonais et tibétains indiquent très précisément comment représenter les

divinités. C’est pourquoi les détails des mandalas japonais et tibétains sont si

différents, ce qui montre le développement théorique du bouddhisme ésotérique

indien. En Inde, le bouddhisme ésotérique comporte trois périodes. La première

période fut élaborée vers le IV siècle.

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Les spécialistes de l’art bouddhiste et tibétain s’accordent à penser que les

mandalas commencèrent à être peints vers le Vème siècle. La structure

fondamentale du mandala fut expliquée pour la première fois dans le « Mouni-

Mandala-Dhârani-Sûtra », rédigé à l’époque où fut établie la coutume de

construire un autel sur le sol, de le colorer et d’y offrir de la nourriture aux

divinités, avant de peindre le mandala sur une toile. Cet ouvrage indiquerait donc

que l’origine du mandala est en rapport avec l’autel dessiné sur le sol dans le

brahmanisme indien et pourrait remonter aussi loin que la période védique.

La seconde période du bouddhisme ésotérique se fonde sur le « Vairocana-Sûtra »

et sur le « Sarvatathagatattatvasamgraha-Sûtra ». Le premier texte est supposé

avoir été rédigé au Nalanda, en Inde centrale, vers la moitié du VIIème siècle, et le

second à Nagpur, au sud de l’Inde, vers la fin du VIIème siècle. Tandis que le

« Mouni-Mandala-Dhârani-Sûtra » décrit un mandala composé des quatre

Bouddhas et du Deva, les deux autres textes décrivent des mandalas consistant en

une structure quinaire –cinq Bouddhas- et où les divinités bouddhiques et

hindoues représentées, comme les Bodhisattvas, les rois de la sagesses et les

Devas, sont tous unifiés au nom de l’incarnation du Bouddha Mahâvairocana qui

se tient au centre. Le bouddhisme ésotérique de la dernière période s’élabora sous

la forte influence de l’hindouisme vers le VIIIème siècle, se propageant vers le

Tibet, le Népal et Java. A cette époque, les mandalas présentent des Bouddhas unis

à leurs partenaires « Shakti » - une série de quatre déesses associées avec les cinq

Bouddhas de sagesse et souvent représentées nues, surtout au Tibet et au Népal-

leur corps ornés de bijoux, farouches plutôt que paisibles et avec des visages, des

mains et des pieds multiples, la divinité étant à la fois toute puissante et

omniprésente. Le mandala lui-même est entouré par trois ou quatre cercles

concentriques, appelés « cercles de protection ». Un premier cercle, peint sous la

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forme d’une ligne ininterrompue d’arabesques, est une « montagne de feu »

représentant la connaissance qui doit brûler l’ignorance ; un autre cercle de vajra

(foudre-diamant), dans ce contexte symbole de l’Eveil, forme une ceinture de

diamant ; un cercle de « pétales de lotus » fait allusion à la naissance spirituelle ;

enfin, les mandalas des divinités à l’aspect farouche possèdent un cercle

supplémentaire représentant les huit charniers mythiques de la tradition tantrique.

A l’intérieur de ces cercles de protection est dessiné le mandala proprement dit qui

est aussi appelé le « palais », constitué d’une ou plusieurs enceintes carrées ornées

de quatre portes s’ouvrant vers les quatre points cardinaux. Au milieu de chacun

des quatre côtés s’ouvre une porte, flanquée de cinq bandes de cinq couleurs qui se

prolongent le long des quatre côtés, joignant ainsi les portes et constituant les murs

de cette cité sacrée. Sur ces portes s’élève un torana, une sorte d’arc triomphal,

reposant sur deux piliers latéraux ou plus, et qui est composé de onze petits toits,

posés l’un sur l’autre. Au sommet de cet arc se trouvent souvent deux gazelles

agenouillées, de chaque côté de la Roue de la Loi, symbole du premier sermon du

Bouddha Shakyamuni. Au-dessus de l’entrée proprement dite se trouvent des

rideaux écartés ou le masque grimaçant d’un Kirtimukha. Des makara, monstres

aquatiques de la tradition indienne crachant des guirlandes, garnissent souvent

chaque côté du portail. Une ou plusieurs enceintes carrées et portes (torana) sont

représentées à la fois en plan et en élévation. Chaque mur est formé de cinq

couches superposées, elles sont dénommées base, bord, poutre, collier, demi-

collier. Le faîte du mur fortifié de la dernière enceinte est souvent décoré de

hampes de parasols et supporte de petites divinités dansantes, jouant de la musique

ou répandant des fleurs ou des joyaux. Les proportions du mandala, appelé le

palais, sont déterminées par une unité de mesure qui correspond, généralement, à

huit brahmarekhâ, lignes coupant le mandala du nord au sud, et qui symbolise

l’axis mundi. L’unité de mesure pour les figures mineures est le quart de ce

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segment. Au centre, dans le « sanctuaire » (Kutagara) réside le dieu souverain du

mandala, au cœur d’un lotus épanoui ou au cœur de la croix inscrite dans un cercle

central. Tout autour, dans les pétales écartés, se tiennent des divinités secondaires,

souvent considérées comme des aspects du dieu principal. Chacune correspond à

la région de l’espace qui lui est propre, c’est pourquoi leur nombre est souvent de

quatre (les quatre points cardinaux) ou de huit ou de dix (les points cardinaux

auxquels on ajoute les points collatéraux, sud-est, sud-ouest, nord-ouest, nord-est,

et parfois le zénith et le nadir). L’est, de couleur bleue, région faste, est toujours

cité en premier dans les textes, suivant en cela la course du soleil. Il se trouve face

au spectateur, c’est à dire en bas de la peinture. Les autres directions se trouvent

réparties autour du point central en tournant dans le sens faste, c’est à dire en

laissant l’objet sacré à main droite. Cet ancien rite de circumambulation est

traditionnel en Inde. Il était en autre pratiqué autour des « tumuli-reliquaires »

(stupa) du bouddhisme ancien. Lorsque la divinité souveraine du mandala est

d’aspect farouche, le sens de rotation et l’énumération des points cardinaux peut se

faire en sens inverse, en tournant par le nord.

Chaque mandala, finalement, constitue un microcosme en soi, reprenant ainsi cette

conception de l’être humain comme un monde en soi, avec ses montagnes, ses

plaines, ses fleuves, ses mers et ses ravins. En effet, prenant à rebours l’idée reçue

qui veut que le mot ne soit pas la chose, que le plan ne soit pas la réalité, le

mandala au contraire, qui est une image plane, instaurant une historicité circulaire

différente de l’historicité linéaire occidentale, veut que le plan, la représentation,

soit la seule réalité, non dans l’absolu bien sûr mais dans le cadre étroit du

mandala.

Ce qui pose la question de savoir de quelle réalité il s’agit ?

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Il ne s’agit certainement pas d’une réalité phénoménale, ni d’une représentation

symbolique de puissances occultes mais bien davantage d’une sorte de

cosmogramme. Si le mandala, avant tout, vise à délimiter une surface sacrée et à la

préserver de l’invasion des forces de désagrégation, symbolisées par des cycles

démoniaques, c’est en même temps beaucoup plus qu’une simple aire consacrée,

dont il faudrait veiller à sauvegarder la pureté à des fins rituelles et liturgiques :

c’est, en fait, l’univers entier dans son schéma essentiel, dans son processus

d’émanation et de résorption. L’univers non seulement en tant qu’étendue spatiale

inerte, mais aussi en tant que révolution temporelle, l’une et l’autre considérées

comme un processus vital se déroulant à partir d’un principe essentiel, tournant

autour d’un axe central –l’axis mundi- sur lequel repose le ciel et dont les

fondements plongent dans la terre.

De façon plus descriptive, on peut dire que le mandala constitue une projection

géométrique du monde : le monde réduit à son schéma essentiel. En s’identifiant

avec le centre du monde, le mandala transformerait réellement l’adepte, à la fois

physiquement et psychiquement, et déterminerait en lui les conditions premières

pour l’efficacité de l’œuvre à accomplir. De telle sorte que le mandala reste

fondamental dans le processus d’évolution et d’involution cosmiques.

Le pratiquant bouddhiste qui l’utilise, en tant que support de méditation, cherche

moins, cependant, un retour au centre de l’univers qu’à se défaire des expériences

de la psyché, à se détacher des identifications psychologiques, à faire le vide en

soi, jusqu’à parvenir à un état de concentration supérieur qui lui permettra de

retrouver l’unité de la conscience, une conscience recueillie et attentive, restaurant

en soi-même le principe idéal des choses. Le mandala alors n’est plus un

cosmogramme mais le schéma même de la désintégration de l’Un dans le multiple

et de la réintégration du multiple à l’Un, à la Conscience absolue, la « nature de

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Bouddha », première approche du concept de vacuité, vacuité vécue dans le corps

qui se remplit en quelque sorte de vide à mesure que l’esprit se vide de ses pensées

et ses croyances. Selon la prédication du Bouddha, au sein même du corps, tout

alourdi qu’il soit de sensations et de pensées, sont le monde et l’origine du monde.

Il définit le monde à travers le processus qui va de la perception à la conception du

monde. Le corps correspond à ce que les tibétains appellent dans la terminologie

du mandala « rten » (en sanskrit adhara), le soutien physique de la fulguration

divine. Il est comme un réceptacle, créé par l’action même des forces divines qui

l’habitent et déterminent, par leurs manifestations, l’expansion spatiale et la

succession temporelle. Le corps est un instrument sacré grâce auquel l’homme qui

sait s’en servir trouve le salut. Pour la transformation du plan samsarique au plan

nirvanique, le mandala extérieur se transfère dans la mandala intérieur, c’est à dire

dans le corps où chacun des symboles du mandala trouve des correspondances

similaires. Le centre idéal du mandala est le sommet de la tête –la « cavité de

Brahma »- où s’ouvre le canal central qui, suivant la colonne vertébrale, traverse

le corps humain du périnée au sinciput. Dans l’homologie cosmique, cette colonne

est le « Sumeru », la montagne centrale de l’univers, aux flancs de laquelle sont

disposés les différents plans célestes, de même que dans le corps humain se

différencient les divers centres en forme de roues (chakra).

D’une manière générale, donc, le mandala est le Tout, macrocosmique et

microcosmique, composé des cinq secteurs traditionnels : les quatre points

cardinaux et le centre, en rapport avec les cinq sens, les cinq éléments mais aussi

les cinq Bouddhas essentiels dans un jeu de correspondance typique à la culture

chinoise. Mais le deux, lui aussi, est présent car le mandala, en tant qu’inducteur

d’harmonie, ne peut qu’être symétrique. Ce deux, c’est le Dieu et sa Shakti,

l’Absolu incréé et la manifestation, ou sur le plan microcosmique, la conscience et

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la perception. Cette polarité peut aussi bien s’équilibrer que s’opposer en

apparence, comme dans les dualités lumière et ténèbres ou réalité et illusion. A

chaque adepte de dégager lutte ou union de cette dualité, selon son propre

cheminement intérieur et le niveau du mandala qu’il étudie. Quoiqu’il en soit,

l’accomplissement que propose le mandala, l’ultime réalité, reste le Un, le centre.

Ce centre peut être représenté par un point, par l’extrême lumière, ou par un

simple vide, moyeu invisible de toutes les formes géométriques composant le

mandala, mais plus fréquemment encore par un OM ou, surtout au Tibet, par une

divinité ou un couple de divinités. Chaque Dieu a d’ailleurs son mandala

spécifique.

Evidemment, le moindre détail (posture du dieu, grimace ou sourire, vêtements,

ornements et attributs, couleurs…) a son importance et une signification précise et

codée. La manière même de contempler, de « lire » en quelque sorte, un mandala

obéit à des règles strictes. L’adepte en contemplation doit ainsi toujours pénétrer

le mandala par l’est, qui est le point cardinal par où le soleil se lève au moment de

l’éveil après le sommeil. Il tourne ensuite vers l’ouest en passant par le sud pour

sortir par le nord, ce qui correspond symboliquement à la journée type du

bouddhiste et rappelle le parcours même du Bouddha :

- L’est correspond à la Porte Orientale : la naissance du Bouddha.

- Le sud correspond à la Porte Méridionale : l’illumination du Bouddha.

- L’ouest correspond à la Porte Occidentale : la proclamation de la Doctrine.

- Le nord correspond à la Porte Septentrionale : la mort du Bouddha, la

libération finale.

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Ainsi, la remontée de l’Esprit se fait toujours, en suivant un canal le long de la

colonne vertébrale, par un point supérieur au sommet de la tête, c’est à dire, si l’on

représente l’homme sur un plan, par le nord.

Les cercles extérieurs du mandala, point de départ du cheminement, ont aussi pour

mission de purifier progressivement l’adepte, le faisant passer de l’enfer au

purgatoire avant d’atteindre le paradis du centre. Mais, en même temps, ces cercles

purificateurs représentent certains aspects de la divinité centrale, différents degrés

de manifestation et, en tant que tel, protègent cette divinité centrale de toute

activité démoniaque, autrement dit de toute agression intempestive du mental, de

toute souillure de l’ego.

Les cohortes de démons ou de divinités irrités qui habitent généralement ces

cercles sont autant de représentations des vices, des symptômes qui encombrent

l’ego. Au fur et à mesure que l’adepte évolue de l’un à l’autre, ces démons se

dissolvent mais ils auront servi de fil conducteur pour prendre conscience des

nœuds qui, précisément, retardaient l’évolution spirituelle. Lesquels nœuds sont

liés à de mauvaises distributions de l’énergie (Qi). Il peut donc être indiqué

d’accompagner la méditation sur le mandala d’une méditation sur l’énergie. Dans

ce cas, on utilise un mandala en forme de lotus, lotus qui, enraciné dans la boue,

trouve néanmoins le chemin de l’énergie en ouvrant ses pétales au soleil. Dans le

mandala, chaque pétale spécifie un aspect de cette énergie, en partant de la plus

dense pour en arriver à la plus subtile, la plus spirituelle.

Bien que très souvent utilisé comme charme pour repousser les démons d’un lieu,

le mandala reste donc, avant tout, un support de concentration, de méditation. En

apaisant le regard, il est censé apaiser la conscience, l’extérieur du mandala

induisant un état de relaxation, et l’intérieur un état de méditation. Dans tous les

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cas, ce qu’il induit ne doit receler aucune influence personnaliste.

D’une certaine manière, le mandala représente un œil. Cet œil est celui que l’on ne

peut voir, c’est-à-dire le sien. De même que la conscience égocentrée ne peut

observer ce qui, en elle, est précisément en train d’observer. Le mandala, en tant

que symbole de l’œil de la conscience, aide l’adepte à intégrer sa vision à ce qui

est vu, l’observateur à l’observation. Ainsi, grâce au mandala, que l’on peut alors

considérer comme un miroir, l’œil se regarde. Cette auto-réflexivité symbolise

l’état méditatif qui conduit à faire se confondre l’esprit avec la vacuité. Mais

autant cette vacuité s’exprime dans le mandala par une surcharge visuelle et

symbolique, traduisant la multiplicité des apparences et des phénomènes qui se

révèlent illusoires et dénués d’essence, autant dans la peinture chinoise classique,

(influencée par le bouddhisme en même temps que par le taoïsme, ce qui en fait

toute l’originalité) cette même vacuité se trouve suggérée par l’économie de

moyens, de couleurs et de formes. On y décèle de façon flagrante les grandes

préoccupations des traditions bouddhiste et taoïste –absence de sujet, de scène

historique, épuration dans la représentation de l’objet. Cette peinture vise

cependant un autre objectif que celui d’une simple représentation ou d’une

illustration de principes éthiques, de considérations philosophiques ou religieux.

La peinture chinoise classique, en effet, n’a pas pour but de distraire ni de fasciner,

ni même de représenter, mais d’amener à l’apaisement (samatha), au discernement

(vipasyana), au détachement. Dans la contemplation et l’absorption de l’œuvre

d’art, se dissout le moi et la perception erronée de la réalité comme étant continue.

Lilian Silburn décrit la pratique mystique (bhavana), selon la tradition bouddhiste,

comme une intelligence vide de désir, d’attachement, de notions, se faisant

intuition pénétrante, c’est à dire prajna, compréhension globale, efficiente, que le

Buddha qualifie souvent de vive (tikkha) et de perçante (nibbedhika), coupant les

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racines des doutes et percevant les choses telles qu’elles sont, c’est à dire isolées

les unes des autres parce que baignant dans la vacuité :

« Aux yeux des Bouddhistes toutes les choses telles qu’elles nous sont données sont

transitoires, dépourvues de Soi, de permanence, il n’y a de continuités que celles que

construit notre pensée et parmi ces continuités factices la plus novice est la

permanence du moi » (237).

C’est cette vacuité qu’exprime la peinture chinoise et à ce détachement qu’elle

veut amener le spectateur, absorbée en elle, de la même manière que par d’autres

objets de méditation tels que les mandalas, les mantras ou les mudras, les moines

bouddhistes cherchent à réaliser la vacuité en eux en vidant leur esprit de toute

pensée comme le corps de toute tension. Suivant l’analyse qu’en fait Henri

Maldiney en première partie de son ouvrage « Ouvrir le rien, l’art nu » (238), la

peinture chinoise classique est, en effet, fondamentalement axée autour de la

notion de vide. Loin de n’être qu’absence, le vide, étudié par Maldiney à travers

diverses œuvres, y est condition de la présence. C’est par le vide, tel que compris

dans la tradition chinoise, que se révèle le « Li » : essence immanente et

impalpable de toute chose et de toute entité, qui lui est propre. Par le vide

s’organisent, non seulement la présence, mais aussi la respiration, le mouvement et

l’échange par lesquels les choses font, chaque fois, le monde. Pour comprendre la

tradition picturale chinoise, celle-ci étant d’abord le fait de lettrés avant d’être un

authentique exercice spirituel pour les moines bouddhistes, il faut sans doute, au

___________________

237 L. SILBURN, Instant et cause : le discontinu dans la pensée philosophique de l’Indes,

Paris : Editions De Broccard, 1989, p.154

238 H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001

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préalable, se référer à la philosophie chinoise, essentiellement à ses composantes

bouddhiste et taoïste.L’une des œuvres clef de la philosophie chinoise est sans

contexte le le Yi King –considéré comme un Classique de l’antiquité chinoise. Le

concept essentiel que développe le Yi King, à travers les transformations des

polarités essentielles et complémentaires Yin/Yang, est celui de Tao, vacuité ou

conscience pure, universelle, considérée comme cause efficiente et finale de la

nature. Le Tao y a une valeur métaphysique : il désigne un principe supérieur

englobant et régissant les alternances du Yin/Yang, un principe d’ordre autant

naturel que moral ou politique. Comme principe de l’ordre naturel, il se manifeste

dans les grands rythmes de l’univers, dans l’alternance des saisons chaudes et

froides, comme dans celle des jours et des nuits.

Lao-Tseu –l’auteur légendaire du Tao Te King, autre Classique de l’antiquité

chinoise - dit du Tao que c’est une entité primordiale et éternelle, antérieure à

toutes choses visibles, antérieure même aux divinités supérieures. Le Tao serait

inaccessible aux sens, n’étant rien (wu) de perceptible ou d’exprimable. Mais de

ce rien naît le monde visible (yu) au sein duquel naissent enfin les êtres

particuliers. Les notions de « wu » (l’imperceptible, par extension le non-être) et

de « yu » (le perceptible, par extension l’être) sont essentielles dans la pensée

métaphysique de Lao-Tseu en ce sens qu’elles déterminent ce qui relève du Tao et

ce qui relève du phénoménal :

« Toutes choses sous le Ciel naissent dans l’Etre. L’Etre naît dans le Non-être»

(239).

________________________________

239 LAO TSEU, Tao Te King, traduction de R. WILHELM, E. PERROT, Paris : Médicis,

nouvelle éd. 1974, p.93

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Cette opposition complémentaire de deux domaines sensible et suprasensible

implique celle du nommable et du non-nommable :

« Le Sens que l’on peut exprimer n’est pas le sens éternel. Le nom que l’on peut

proférer n’est pas le Nom éternel » (240).

Le Tao, donc, se caractérisant par son absence de forme et de limite, ne peut avoir

de nom. Il est comparé à un morceau de bois brut, non encore travaillé, qui n’est

pas encore devenu un ustensile définissable. Traditionnellement, dans l’ancienne

chine, le nom ne se distinguait pas de l’essence de l’être nommé. De sorte que le

Tao étant par nature transcendant, le nom véritable du Tao se devait d’être lui-

même transcendant et éternel, donc inconnaissable.

L’œuvre d’art, dans la conception artistique chinoise classique, si elle suppose

bien au départ le Vide comme condition de sa réalisation, peut néanmoins prêter à

discussion sur la nature de ce Vide initial et créatif. Le philosophe néo-

confucianiste, Zhang Zai (1020–1078) s’est ainsi proposé de réaffirmer la réalité

du monde et l’effectivité de l’action humaine face au « tout est illusion »

bouddhique. Loin de concevoir ce Vide comme néant, comme absence ou illusion,

c’est en terme d’énergie vitale (qi), de présence pleine, que Zhang Zai rend compte

de la réalité tout entière, c’est à dire du Tao. Pour lui, le principe unifiant qui

ordonne l’infinie multiplicité c’est le Qi : celui-ci est le fond indifférencié (wu),

vide (xu), qui rend possible l’émergence de toutes choses mais en même temps il

est tout « ce qu’il y a ». Toute réalité phénoménale est perçue sous son aspect

énergétique, comme combinaison des polarités Yin/Yang. Ce qui rend légitime la

240 Idem p. 51

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tentative du peintre d’en restituer l’équilibre à un moment donné. Définissant le Qi

comme étant la totalité du Tao, Zhang Zai se range définitivement du côté des

taoïstes en opposition aux bouddhistes, même si le bouddhisme chinois, à terme,

évacuera toutes ces contradictions et oppositions dans le mouvement Tch’an,

précurseur du Zen japonais.

Citant le Zhang Zai Ji (« Œuvres de Zhang Zai » publié en 1978 à Pékin, aux

éditions Zhonghua Shujo), Anne Cheng dans « Histoire de la pensée chinoise »

précise la conception du Vide de celui-ci :

«Le Qi a son origine dans le Vide ; il est pur, un et sans formes ; sous l’effet de la

stimulation, il donne naissance au Yin/Yang, et ce faisant se condense en figures visibles. Le Qi

fluctuant s’agite et se déplace en tous sens, en se concentrant il se constitue en matière et

engendre ainsi la multiplicité différenciée des hommes et des choses. Dans leur cycle sans fin, les

deux fondements du Yin et du Yang établissent la grande norme du Ciel-Terre » (241).

D’après Anne Cheng, l’intention première de Zhang Zai était précisément de faire

pièce à la notion d’il-n’y-a-pas de Lao-Tseu en même temps qu’à la vacuité

bouddhique sur leur propre terrain. Alors que ces notions tendent à montrer la

nature relative ou illusoire de toutes choses, Zhang Zai insuffle du Qi pour

affirmer au contraire que la réalité est bien réelle :

« Le Tao du Ciel-Terre n’est autre que de faire du plein à partir du Vide extrême. Au fil du

temps, même l’or et les métaux se désagrègent, les plus hautes montagnes s’érodent, toute chose

qui a forme se détruit facilement. Seul le Vide suprême, étant inébranlable, est le comble du

plein. » (242).

241 A. CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris : Seuil, 1991, p.427

242 Idem, p.427-428

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271

Le Qi est ainsi à l’origine de toute réalité, matérielle ou spirituelle, et de ses

infinies transformations. Pour Zhang Zai, la réalité est animée dans son entier par

un double processus fondamental, une sorte de respiration vitale en deux temps :

inspiration/expiration, expansion/contraction, dispersion/condensation. Selon ce

rythme binaire propre à la bipolarité complémentaire du Yin/Yang, le Qi

indifférencié se cristallise dans les formes visibles, puis se dissout de nouveau,

« comme l’eau qui se solidifie en gelant puis se répand en fondant » (243).

Le Vide suprême, dit Zhang Zai, n’a pas de formes : c’est la constitution originelle

du Qi. La condensation et la dissolution du Qi sont des formes temporaires dues

aux changements et aux transformations. Le Qi est une chose qui se dissout pour

revenir au sans-forme en se maintenant dans sa constitution, et qui se condense

pour donner des figures sans s’écarter de sa constante.

Zhang Zai, cité toujours par Anne Cheng, écrit :

« Le Vide suprême ne peut être que Qi, le Qi ne peut que se condenser pour donner les dix

mille êtres, les dix mille êtres ne peuvent que se dissoudre pour revenir au Vide suprême.

Avènement et résorption alternent en un cycle universellement nécessaire. Le Vide suprême est

pur, étant pur il est sans obstruction, étant sans obstruction il est spirituel (shen). Le contraire

du pur est le trouble ; le trouble est obstruction, et l’obstruction donne les formes. » (244).

243 Ibid. p.428

244 Ibid., p.428

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Le Qi, selon Zhang Zai, qui est donc la totalité du Tao dans son aspect invisible

aussi bien que visible, doit se comprendre comme dualité dans l’unité :

« Le Qi du Vide suprême est Yin/Yang en une seule chose, et pourtant il y a dualité qui

revient à celle de puissance et docilité. Une seule chose avec une double constitution, tel est le

Qi. Cette constitution double est vide et plein, mouvement et repos, condensation et dispersion,

clair et trouble, mais foncièrement elle est une. Une seule chose avec une double constitution, tel

est le Qi. En ce qu’il est un, il est spirituel (shen) ; en ce qu’il est deux, il est transformation

(hua) » (245).

L’espace vide n’est qu’une composition de Qi, d’où il découle que le latent et le

manifeste ne forment plus qu’un et non pas deux :

« Comprendre que le Vide suprême, c’est le Qi, c’est comprendre qu’il n’y a pas d’il-n’y-

a-pas. » (246).

On retrouve, exprimée différemment, l’idée de l’unité fondamentale de l’énergie.

Si les choses peuvent entrer en interaction, c’est qu’elles sont habitées par la

même énergie. Il y a, dans la pensée de Zhang Zai, une non-dualité des

phénomènes et de l’absolu, qui l’amène à la même conclusion que le Mahâyâna

chinois : tout être possède la « nature-de-Bouddha ». On comprend mieux, dès

lors, comment la peinture chinoise, à travers ce concept de Qi, peut permettre au

peintre, comme à celui qui médite à son propos, de communier avec l’absolu et de

lâcher prise dans le néant, le sujet se vidant de sa forme propre.

245 Ibid. p.429

246 Ibid., p.430

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Ceci explique le rôle, à la fois sacré et magique, que la civilisation chinoise

accorde à la peinture. On peut comprendre cette primauté de la peinture dans le

sens où, loin d’être une représentation ou une illustration, elle relève davantage de

l’expression et de la manifestation de ce Qi, immanent à toute chose, de même

nature que l’absolu, et procède donc d’une alchimie interne.

François Cheng précise dans la préface de « Vide et plein » :

« La pensée esthétique chinoise fondée sur une conception organiciste de l’univers, propose

un art qui tend depuis toujours à recréer un microcosme total où prime l’action unificatrice de

l’Esprit, où le Vide même, loin d’être synonyme de flou ou d’arbitraire, est le lieu interne où

s’établit le réseau des souffles vitaux. » (247).

Le concept de Qi, qui relie toute chose et conduit à une incessante transformation,

permet de comprendre combien la peinture chinoise diverge, dans ses buts et ses

moyens, de l’art occidental et notamment de l’art né des nouvelles technologies.

Autant ce dernier se complaît dans le vertige et la fascination à travers un

nihilisme sans rapport avec la réalité quotidienne jugée sans intérêt, autant la

peinture chinoise classique vise à dissiper les illusions et ramener à la réalité –

laquelle est toute imprégnée de la nature-de-Bouddha- avec une économie de

moyens, par le geste juste, sans excès ni bavardage. Ce qui se joue finalement dans

la peinture chinoise classique, au-delà de l’esthétique ou au contraire par son

entremise, tient à l’ontologique. L’harmonie des souffles vitaux, du Qi, qui est

rendue sur la toile, par le geste du peintre, est du domaine de l’être et non de

l’étant. Cet exercice est en soi un absolu et non une représentation, pour autant que

le représentable relève de l’exprimable et ce qui ne l’est pas du « montrable », tel

247 F. CHENG, Vide et plein, Paris : Seuil, 1991, p.5

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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que Ludwig Wittgenstein l’exposait de façon synthétique dans son œuvre majeure

« Tractatus logico-philosophicus » :

« Mais sa forme de représentation, l’image ne peut la représenter ; elle la montre » (248).

Ce que commente Paul Audi, dans « Supériorité de l’Ethique », de la manière

suivante :

« Par cette double proposition où Wittgenstein s’applique apparemment à montrer le fond

des choses tout en se gardant bien de le dire expressément, puisque ce fond justement, s’il n’a

rien de caché, n’en demeure pas moins ineffable, indescriptible, non figurable, nous apprenons

au moins une chose essentielle et profondément éclairante –à savoir que c’est le sentiment (das

Gefühl) du monde comme totalité bornée qui définit le Mystique » (249).

De même, le peintre, en tant que celui qui s’absorbe dans la contemplation de

l’œuvre, vise, par une expérience négative de soi-même, à saisir rien de moins que

l’origine de l’être, à revenir et s’oublier dans le Vide originel. Devant la poterie et

la céramique chinoise de style Sung, Maldiney, dans son livre « Ouvrir le rien,

l’art nu » (250), exprime son expérience du vide comme une épreuve extrême

relevant, plutôt que d’un évidement, d’un principe rythmique, rythme et limite

étant antinomiques.

248 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 2.172, Paris : Gallimard, 1922,

p.39

249 P.AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.172

250 H. MALDINEY, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris : Encre Marine, 2001

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Le vide, ainsi, n’a pas sa contenance dans le vase. Le rapport dedans-dehors s’est

inversé : du vide dans le vase, d’un vide intérieur au vase, on glisse au vide

suggéré par l’aspect extérieur du vase, par la plénitude de ses formes. C’est le vide

qui assure la mutation contenu-contenant, au sens du Classique chinois le Yi-King

–le « Livre des Mutations »- c'est-à-dire transformation du yin en yang, en même

temps qu’identification du vide intérieur au vide extérieur.

Selon Pierre Ryckmans :

« En Chine, , le concept central de la critique est, en peinture, le « xu », le vide, c’est-à-dire

ces plages blanches laissées à l’imagination. La partie peinte, moins importante que les parties

vides, tend à n’être en quelque sorte que le support de celles-ci, l’auxiliaire qui guide l’œil et

l’amène jusqu’à ce seuil essentiel du vide, où c’est l’esprit qui prend le relais de l’œil (…).

L’idéal pictural est dans la litote, l’ellipse, le fragmentaire : l’objet est délibérément coupé de

son contexte pour mieux dépouiller sa matérialité vulgaire : la montagne n’est entrevue qu’entre

deux bancs de brume, la fleur ou le fruit a été arraché de sa branche et jeté, insolite, dans le vide

de la plage blanche où, libre de toute anecdote, il devient un signe abstrait. » (251).

Sans doute Ryckmans veut-il suggérer par là cette sensation d’irruption que

procurent la fleur ou le fruit dans un tableau de Chao Meng-chien ou de Mu chi

(moine chan du XIIème siècle). Mais la fleur ou le fruit que peint l’artiste chinois,

s’ils sont habités d’une grande liberté d’expression qui laisse deviner le geste sûr

du maître, sont en même temps, écrit Marcel Granet justifié d’être par

l’immanence en eux du Tao qui y signale un principe vide de toute préformation

d’où procède pour chaque chose, avec une absolue singularité, une entière

indépendance. (252).

251 P. RYCKMANS, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris : Hermann, 1984,

p.109

252 M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.277

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Récusant l’idée de « signe abstrait », que Ryckmans voit dans la fleur ou le fruit

arraché de sa branche et jeté dans le vide de la plage blanche, Maldiney trouve

l’opposition concret/abstrait non pertinente pour comprendre l’esthétique et la

pensée chinoise en général, de même qu’on pourrait qualifier d’inopérante la

distinction signifiant/signifié dans le contexte de l’écriture chinoise :

« Le mot, en chinois, est bien autre chose qu’un signe servant à noter un concept. Il ne

correspond pas à une notion dont on tient à fixer, de façon aussi définie que possible, le degré

d’abstraction et de généralité. Il n’est pas un signe abstrait auquel on ne donne vie qu’à l’aide

d’artifices grammaticaux ou syntaxiques. Dans sa forme immuable de monosyllabe il retient

toute l’énergie impérative de l’acte dont il est le correspondant vocal (ou graphique) –dont il est

l’emblème. » (253).

Chaque caractère de la langue chinoise, selon Marcel Granet, exprime une essence

individuelle et suscite une suite d’images, ce flot d’évocations finissant par

embrasser l’ensemble des aspects d’une situation. Production d’évocations et

principe de suggestion qui rapproche la calligraphie chinoise de la peinture. Les

pédoncules noirs des kakis de Mu Chi, par exemple, s’apparentent aux caractères

de l’écriture, on y retrouve la même liberté, la même spontanéité, contenues dans

une totale maîtrise. François Cheng cite, dans son livre « Souffle-Esprit », le

peintre Cheng Yao Tien analysant la genèse motrice :

« La voie de la calligraphie est fondée sur la maîtrise du Vide : elle n’est autre que la voie

même du Ciel. C’est bien par le Vide que se meuvent soleil et lune, que se succèdent les saisons,

c’est de lui que procèdent les dix mille êtres. Toutefois, le Vide ne se manifeste et n’opère que

par le Plein. » (254)

253 M. GRANET, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 1934, p.37

254 F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, 1989, p.41-42

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Prenant appui sur du plein, les caractères s’ouvrent sur un vide qui possède son

propre plein lequel est, à son tour, habité par le vide. Ce jeu de vide et de plein –de

yin/yang- qui se répondent et se complètent en harmonie, est lui-même le reflet du

Ciel (yang) et de la Terre (yin), du monde dans son ensemble.

Cheng Yao Tien, cité par François Cheng, écrit encore :

« C’est dans les doigts, , que le vide atteint son extrême. Cependant, le vide qui s’y loge ne

saurait tourner « à vide » ; il faut qu’il devienne à son tour plein. Car les doigts, ne l’oublions

pas, sont prolongés par le pinceau. Or, le vrai pinceau, selon l’expression heureuse des Anciens,

doit être comme un « tube crevé », dans la mesure où le vide des doigts doit entièrement passer

en lui au risque même de le faire éclater. (…)Par son plein, le pinceau imprime l’encre sur le

papier si fortement qu’il semble le traverser ; par son vide, il glisse sur le papier, aérien tel un

pur esprit qui sur son passage remplit l’espace de sa présence sans laisser de traces palpables. »

(255).

Cette correspondance entre l’écriture, le langage, et plus précisément la poésie, et

la peinture, procède du vide. Le maître mot de la critique poétique chinoise n’est-il

pas le plein, la densité, la plénitude de réalité matérielle, le fonds concret dont

parviennent à se charger les mots du poème. François Cheng, dans son livre

« L’écriture poétique chinoise » (256), montre comment le vide, à travers le

rythme, est le premier principe de la poésie chinoise. La poésie, selon lui, appelle

le souffle et le souffle exige le vide, le rythme en tant qu’articulation du souffle

ayant les mêmes fonctions que remplit ailleurs la syntaxe.

255 F. CHENG, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, 1989, p.42-43

256 F. CHENG, L’Ecriture poétique chinoise, Paris : Seuil, 1977

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Sur le plan lexical et syntaxique le fait le plus important qui préoccupe les poètes

est l’opposition entre les mots pleins (les substantifs et les deux types de verbe) et

les mots vides (l’ensemble des mots outils : pronoms personnels, adverbes,

prépositions, conjonctions, particules). L’opposition se fait sur deux niveaux. Au

niveau superficiel il s’agit d’alterner judicieusement mots pleins et mots vides,

pour rendre les vers plus vivants. La même alternance entre vide et plein se

retrouve, naturellement, dans la peinture chinoise, régissant l’équilibre général de

l’œuvre comme les plus petits détails. L’opposition du clair et de l’obscur, du

dehors et du dedans, du lointain et du proche, du manifesté et du virtuel, de

l’ascension et de la descente, s’apparente à celle de l’ouverture et de la fermeture,

donc du Vide et du Plein. Les variations rythmiques de l’encre noire avec les

plages blanches permettent également de distinguer le Yin du Yang. Mais les deux

pôles respectifs du Yin et du Yang que sont, dans la peinture chinoise classique,

l’Eau et la Montagne, en écho au Terre et Ciel de la tradition taoïste, resteraient

statiques, figés dans une relation d’opposition stérile, sans l’intervention du

principe de Vide. Le vide est la condition nécessaire à toute transformation. Un

vide qui est vide de forme. Du fait que rien n’est pré-formé en lui, ce vide rend

possible toutes les mutations. Et parce qu’il est capable de vide, l’homme est

l’intermédiaire privilégié qui permet la transformation du Yin en Yang. De par sa

capacité d’acquérir, grâce à son esprit, les vertus de la Terre et du Ciel tout en

communiant avec le Vide, l’homme véritable (ren), habité par l’idéal de totalité de

l’homme et de l’univers auquel tend la peinture chinoise, cet homme cherche en

fait à retrouver son unité, tout en prenant en charge le réel.

La pratique de la peinture chinoise de paysage, Montagne et Eau, se présente donc

bien comme l’une des voies d’accès à la réalisation de cette nature, au même titre

que la méditation ou les arts martiaux internes, dits arts de longue vie, tels que le

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tai-chi-chuan ou le Qi gong. Bien que cette peinture peut être dite profane dans le

sens où elle ne représente pas de scènes religieuses (quoique ce sont souvent des

moines qui la produisent, bouddhistes tchan en l’occurrence mais aussi taoïstes ou

confucianistes), elle est néanmoins fondamentalement spirituelle. De même que

l’ascète taoïste apprend à se nourrir de souffle, à le conduire dans tout son corps

pour le ramener au centre de la tête, dans le palais du Ni-wan, siège de la

méditation mystique, une véritable œuvre d’art, selon la tradition chinoise, est

censé naître et se nourrir au centre du cerveau. L’artiste voit l’image dans son

cerveau, comme l’ascète voit les dieux à l’intérieur de son corps. D’après les

croyances taoïstes, les dieux sont nés du Chaos originel et se sont formés par le

souffle primordial. Ils sont un peu comme du souffle coagulé. L’œuvre d’art qui se

constitue dans le cerveau, est née, comme les dieux, du Chaos, c’est à dire du

Vide, du Spontané.

D’autre part, l’artiste perdu dans un état contemplatif, la main et l’esprit vides,

l’œuvre jaillissant de façon impersonnelle, on a pu parler à propos de la peinture

de paysage chinoise d’art sans art. Ainsi, Li Tcheng, qui « dans ses peintures,

atteignait à un degré merveilleux l’accent du samâdhi », perdait conscience de sa

propre existence quand il peignait. Oppressé par la vision qu’il portait en lui, il ne

voyait plus que les montagnes et se déchargeait sur la soie de l’extraordinaire

paysage qui lui gonflait le cœur. Peindre devient alors une activité purement

spirituelle. Loin de tendre vers la facilité ou de n’être que la simple acquisition

d’une technique, il s’agit d’emprunter d’abord une voie négative qu’il faut, à peine

atteinte, dépasser aussitôt en l’oubliant, jusqu’à ce que l’activité devienne non

voulue, spontanée, sans intention ni réflexion, sans effort et naturelle. La peinture,

comme la calligraphie, cesse alors d’être un exercice conscient, un art, pour ne

plus être que libération.

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On retrouve toujours cette idée d’un passage du plein au vide, de l’agitation et de

l’encombrement psychique à l’oubli de soi, et pour son mode d’expression,

passage de l’insuffisance à la plénitude créatrice née de la vacuité. On pourrait

dire de la première phase d’entraînement intérieur qu’elle correspond à une ascèse,

un dépouillement total : pauvreté ou détachement des biens matériels, indifférence

à l’égard de l’infortune, oubli de soi, suppression de la pensée dualisante jusqu’à

un état d’inconnaissance et d’inconscience, lâché prise ou « lâcher tout appui »,

vide du temps qui fait vivre ou penser d’instant en instant dans le discontinu. Le

peintre ne sait plus rien, en effet, de la technique ni du paysage quand il peint. Il

atteint à la perfection parce qu’il est vide. Sur ce point, les conceptions

bouddhistes rejoignent celles du taoïsme. Pour accéder à l’essence indifférenciée,

il faut retourner la vision vers la source de l’esprit, la pensée étant alors

parfaitement détachée de l’objet, allant et venant en toute spontanéité. Dans

l’esprit du peintre se dissout toute distinction entre le sujet observant et l’objet

observé.

Peut-être est-il intéressant de rappeler, ici, comment le concept de vide propre au

bouddhisme fut rapporté des Indes par les Arabes. Ceux-ci le firent connaître dans

le bassin méditerranéen sous le nom de « Sifr » qui signifie vide en arabe. « Sifr »

devint, en français, « cifre », puis « chiffre », en italien « zefiro », puis « zéro »,

pour être représenté sous forme d’un cercle ou d’un point en arabe. Ce nombre qui

représente un ensemble vide, fut le point de départ de l’algèbre, des

mathématiques et du développement des sciences. Or, effectivement, le concept de

vacuité que les bouddhistes indiens sont parvenu à imaginer, non comme néant

mais en tant que point se situant à la conjonction du plus et du moins, du oui et du

non, du rien et du plus, loin d’être stérile, est en fait des plus créatifs. Dans le

classique sutra-prajna de la tradition bouddhique, l’idée de vacuité implique la

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négation épistémologique selon laquelle les choses n’existent que par rapport à

d’autres choses, en niant les deux pôles de l’existence et de la non-existence.

D’après les philosophes bouddhistes, les mots de la langue quotidienne

n’expriment en rien les faits de l’expérience véritable. Ils nient l’idée qui voudrait

que les propos que l’on tient prennent un sens du seul fait que la langue

désignerait quelque chose en dehors du système linguistique. Les philosophes

bouddhistes suggèrent, par contre, que l’Absolu peut se connaître par une

expérimentation directe, mais qu’elle ne peut pas se transmettre par le langage.

D’où l’idée qu’on ne peut expérimenter l’Absolu que par la négation, d’une

manière indirecte. Ainsi, les koan zen – énigmes absurdes que le maître zen pose

rituellement au disciple- font un usage intentionnel du non-sens dans le but de

libérer l’intelligence du disciple. Les adeptes zen refusèrent l’art symbolique et

conventionnel du premier bouddhisme, en défendant l’idée que la réalité du vide

peut être une expérience directe, au lieu d’être le fait de symboles par lesquels on

cherche à exprimer la vacuité du monde phénoménal. On comprend alors la

prédilection des artistes bouddhistes, notamment de la secte japonaise zen, pour

l’abstraction et la peinture monochrome, ainsi que la haute estime qu’ils avaient

pour les qualités de spontanéité, d’innocence, d’intuition. Soutenant que la vérité

ultime doit s’éprouver dans les activités de la vie quotidienne, ils refusaient de

copier les thèmes conventionnels bouddhiques et peignaient directement des

motifs en rapport avec leur expérience personnelle : les actions comiques des

moines, des animaux, des fleurs, des fruits, des objets de la vie quotidienne des

moines, bol ou instrument de musique, ainsi que des images humaines de

Sakyamuni plutôt que du Bouddha triomphant, sacré et transcendantal. Le Satori

–perception intérieure qui a lieu dans la partie la plus intime de la conscience,

éveil instantané qui peut s’exprimer par une action immédiate à travers l’absence

momentanée d’intention- trouve alors à se manifester dans la façon d’exécuter une

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peinture ou une calligraphie. Mais pour ce faire, il fut nécessaire d’inventer un

style nouveau, hérétique par rapport à la peinture académique chinoise, se posant

en réaction à la tendance méthodique et sclérosante de cette dernière. C’est

pourquoi les artistes de la secte bouddhiste zen –héritière de la secte bouddhiste

chinoise tchan- s’ils utilisèrent toujours les pinceaux chinois et l’encre noire,

peignirent néanmoins très différemment des artistes chinois. Alors que ceux-ci

étaient attachés à rendre minutieusement tous les détails, conformément à la bonne

méthode, afin de construire la totalité, les artistes japonais cherchèrent à rendre

leur perception de celle-ci par un seul geste. La peinture monochrome à l’encre de

chine (en japonais : sumi) est celle qui s’accorde le mieux à cet esprit zen, pour

lequel l’encre monochrome inclut réellement toutes les couleurs –elle possède cinq

nuances. Cette encre noire tend à renforcer la qualité esthétique de la spontanéité

et du style calligraphique. Comme la vie, la peinture sumi doit donc s’exécuter

d’un seul coup, sans hésitation, sans intervention de la réflexion ou de la raison,

sans intention ni correction possible. Dans un engagement total du corps et de

l’esprit, l’artiste zen vise à l’authenticité, pour laquelle les techniques « d’encre

brisée » et « d’encre éclaboussée » sont les plus adaptées. L’art doit jaillir de lui-

même, en toute innocence, l’artiste n’ayant pas besoin de l’enseignement de l’art

en tant que discipline formelle dispensée dans les écoles pour faire de bonnes

œuvres d’art, une trop grande sophistication et un désir trop fort de produire de

l’art pouvant même devenir un obstacle à la créativité. Cette idée qui voudrait que

l’éducation artistique ne soit pas nécessaire pour créer un chef d’œuvre, est liée à

l’idée, fondamentale dans le zen, que l’on n’a pas besoin de pratiquer une

technique quelconque pour atteindre l’illumination, puisque tout un chacun est

déjà en possession de la nature de Bouddha. Quand l’innocence est présente, la

spontanéité se manifeste et, à travers elle, l’inspiration se produit malgré soi.

Ainsi, un des traits frappants de la peinture zen, c’est que le tout est d’abord peint

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en un seul coup de pinceau, d’un seul geste, dans un même souffle, sans attention

aux détails. Au lieu que ce soit la multitude qui se construise pour former l’Un,

c’est l’Un qui se forme en premier, la multitude y apparaissant ensuite, à

l’intérieur, comme en déduction. Plutôt que ce soit la multitude ou la forme qui

aspire vers l’unité ou le vide, c’est le vide qui s’exprime lui-même comme sujet

créatif dans la multitude ou la forme. Et ce en concordance parfaite avec la

méthode zen pour obtenir l’éveil immédiat appelé satori. L’éveil, dans le zen, n’est

pas conçu, en effet, comme une aspiration vers l’unité ou le vide mais plutôt

comme le vide qui s’éveillerait de lui-même, spontanément, chez celui ou celle

disponible à sa manifestation.

1. Historicité du concept de vide :

Si l’on suit le cheminement, à travers l’espace géographique et le temps historique,

du concept de vide, on s’aperçoit que, migrant d’abord de l’Inde vers la Chine,

puis de la Chine vers le Japon, du Japon vers l’Occident, il s’est à chaque fois

enrichi des apports de la culture locale et a trouvé un mode d’expression toujours

original dans l’art. En Occident, même si la peinture orientale, notamment chinoise

et japonaise, a eu une influence effective sur la peinture occidentale dès le début

de la colonisation à la fin du XIXème siècle, on peut faire remonter à Kandinsky

(1866-1944) l’influence du concept de vide sur la peinture occidentale. C’est

Kandinsky, en effet, qui, le premier, en tant que peintre, s’est intéressé à la

philosophie bouddhiste, comme Hermann Hesse à la même époque, en tant

qu’écrivain. Sans doute peut-on parler d’une conception européenne du néant

préexistante, se manifestant notamment à l’époque des romantiques, puis chez des

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symbolistes tel que Mallarmé. Pourtant, il faut souligner combien la conception

orientale du Vide –une vacuité comprise comme plénitude- n’a rien à voir avec

l’idée occidentale du néant qui donnera le courant philosophique appelé nihilisme.

Encore qu’il faut bien remarquer que le terme de nihilisme renvoie à des positions

philosophiques les plus diverses, depuis l’athéisme, le solipsisme jusqu’au

scepticisme et au matérialisme. Il est, dés lors, légitime de se demander en quoi

ces positions hétéroclites, qu’on rassemble de manière un peu cavalière sous le

seul terme de nihilisme, répondraient à un même principe, celui de vide ou de

néant dont nous nous proposons de démontrer qu’ils ne sont pas synonymes.

Il nous faudra pour cela remonter brièvement à l’antiquité philosophique grecque.

La sophistique grecque des VIème et Vème siècles avant Jésus-Christ et la

philosophie cynique d’Antisthène et Diogène, peuvent en effet être présentées

comme précurseurs du nihilisme. Refusant les valeurs apolliniennes, harmonieuses

et ordonnées, de la civilisation grecque, dénigrant toutes conventions et

mondanités, les nihilistes cyniques prônent un retour à la nature et à la spontanéité

en multipliant sacrilèges et provocations. Les stoïciens des origines, avec entre

autres Zénon de Citium contemporain de Cratès le cynique, reprendront ce combat

contre l’ordre moral, mais ce sont surtout les sophistes et les sceptiques qu’on

peut, par certains aspects, qualifier de nihilistes, dans le sens d’un nihilisme

ontologique radical et non plus seulement d’un nihilisme éthique. Parmi ces

sophistes, caricaturés par Platon, Gorgias en particulier s’oppose à la conception

parménidienne de l’être, en enseignant que « le non-être est », que « si quelque

être était, il serait inconnaissable » et que « s’il était et s’il était connaissable, sa

connaissance serait impossible à communiquer ». Réfutant de la sorte toute

possibilité d’une pensée de l’être et réduisant le réel aux phénomènes qui le

composent, Gorgias propose une appréhension de la réalité comme contingente,

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relative au contexte et aux circonstances, au sujet percevant et aux conditions de

perception. Les sophistes seront amenés, conséquemment et en toute logique, à

développer la rhétorique comme véhicule du nihilisme, véhicule adapté à une

réalité instable et paradoxale. Ainsi, Protagoras, concevant avec Gorgias la réalité

comme mouvante et insaisissable, dépendante du sujet qui l’observe, en déduit

l’impossibilité de produire des énoncés de vérité, si ce n’est dans la pluralité des

points de vue et la multiplication des contradictions, tout jugement pouvant se

retourner en son contraire au prix d’une habilité rhétorique.

Dans le même esprit, à la suite d’Anaxarque qui tenait la science pour incertaine,

si ce n’est impossible, l’école sceptique fondée par Pyrrhon d’Elis recommandait,

devant la multiplicité des possibles et des points de vue, de s’en tenir au doute, à

l’expectative, de renoncer à toute forme de décision quant au vrai et au faux, de

préférer la suspension du jugement à quelque affirmation nécessairement

inadéquate par rapport à une réalité aléatoire, changeante et relative. Bien qu’il

faille préciser que ce soit sur les choses obscures, sur les raisons profondes ou les

causes cachées, que porte le doute du sceptique et non sur les apparences et les

phénomènes. Pyrrhon opère donc une forme de distinction entre les apparences et

la réalité, entre le subjectif et l’objectif. L’évidence des sensations n’est pas niée,

seul ce qui ne relève pas de la perception est ignoré car inconstant et contingent.

S’en tenant aux apparences, aux phénomènes, refusant de définir, de choisir ceci

plutôt que cela, n’affirmant même pas qu’il n’affirme rien, le sceptique, selon

l’enseignement de Pyrrhon, n’en a pas pour pourtant peur d’agir, et c’est dans une

ouverture, une confiance à la vie, telle qu’elle se révèle spontanément à chacun,

qu’il agit, c’est-à-dire dans l’instant, mû par la recherche d’une vérité qu’il sait ne

jamais devoir trouver. D’où le qualificatif de « zététiques » que se donneront les

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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disciples de Pyrrhon, ainsi que « éphectiques », parce qu’ils suspendent toujours

leur jugement, et « aporétiques » parce qu'ils sont toujours incertains, faute

d’avoir trouvé la vérité.

Quoi qu’il en soit, de nature éthique, ontologique ou rhétorique, le nihilisme grec,

en niant l’être et en promulguant le non-être, vise paradoxalement davantage à une

réconciliation avec la nature qu’à un enfermement solipciste, à une philosophie de

l’action qu’à une philosophie théorique. Les philosophes grecs, cyniques,

sophistes comme sceptiques, s’ils ont incontestablement, pour points communs,

une réhabilitation du corps, vécu dans l’instant, de la chair et de ses plaisirs dans

un sens dyonisiaque, une révolte contre l’ordre établi et une remise en question de

l’évidence parménidienne de l’être, ne se définissaient et ne se reconnaissaient pas

pour autant comme nihilistes.

La paternité du terme de nihilisme, bien que déjà utilisé par Saint Augustin, sera

revendiquée par Tourgueniev dans son roman « Père et fils », paru en 1862, où il

décrit les vues de l’intelligentsia russe d’avant la révolution communiste. D’autres

auteurs, à la même époque, creuseront le filon de ce nihilisme russe, exalté et

radical. Parmi ceux là, Pisarev (1840-1866) qui proposait, dans un article intitulé

« Les Réalistes », que la science se donne pour mission de produire des hommes

utiles, débarrassés de tout romantisme. Ivan Gontcharov également, dans le roman

« Oblomov », qu’il publia en 1856, critiqua violemment la société féodale de la

Russie tsariste à travers l’histoire d’un rentier immoral et profiteur, représentatif

des propriétaires fonciers qui profitaient alors du système du servage. Enfin,

Tchernychevski (1828-1899), par sa critique de l’oppression, de l’injustice et du

système économique de son époque, dans son roman « Que faire ? », où il

proposait de nouvelles formes de vie communautaires et collectivistes, s’attira les

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foudres du Tsar et fut exilé plus de vingt cinq ans en Sibérie. On pourrait encore

rattacher à la tradition du nihilisme russe, non seulement Bakounine, le prince

Kropotkine ou encore Léon Tolstoï, mais aussi d’autres héros méconnus tels que

Netchaïev, auteur du « Catéchisme révolutionnaire », Nestor Makhno, qui avait

rassemblé en Ukraine, en 1917, une véritable armée anarchiste forte de plus de

quarante mille hommes, ou du poète Volochine.

De même, en Allemagne, la critique radicale de la religion par Ludwig Feuerbach

(257) tout autant que l’individualisme absolu de Max Stirner seront-ils considérés

comme des positions philosophiques nihilistes. S’il récuse pour lui-même le

qualificatif de nihiliste, Max Stirner n’en est pas moins reconnu comme le

fondateur de l’individualisme anarchiste. Rejetant tout ensemble l’universalisme

de Hegel, le matérialisme de Feuerbach, le communisme de Weitling comme

l’anarchisme de Proudhon, Max Stirner, dans son œuvre maîtresse « L’Unique et

sa propriété », ne reconnaît que le Moi pour véritable :

« Je suis le Rien créateur, le Rien dont je tire tout (…) Rien n’est pour Moi au-dessus

de Moi. » (258)

Tout le reste, c’est-à-dire la société, l’Etat, les doctrines, qu’elles soient

religieuses, philosophiques ou politiques, mais plus fondamentalement le Juste, le

Bien, le Vrai, le Beau, tous ces vains idéaux ne sont pour Stirner qu’illusions et

exploitations, conditionnements et aliénations.

_____________________

257 L. FEUERBACH, L’essence du christianisme, 1841, Paris : Gallimard, nouvelle éd. 1992

258 M. STIRNER, L’Unique et sa propriété, 1899, Paris : Stock, nouvelle éd.1960, p.9

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La pensée de Stirner tient en fait à un nihilisme onto-sociologique qui nie la réalité

d’instances sociales supérieures, et nominaliste en ce sens qu’il considère les

universaux sociaux comme n’étant rien d’autre que des mots vides de réalité.

En conséquence de quoi, l’individu ne saurait avoir d’autres buts que

l’épanouissement du Moi. Alors que Stirner se considérait comme un pur négateur,

un révolté davantage qu’un révolutionnaire, certains virent, dans son

individualisme radical, une forme de bourgeoisie égoïste qui ne rechercherait que

son bien-être, son plaisir, sa satisfaction, au détriment de ses semblables. Cet

égoïsme stirnien mal compris n’est pourtant pas exclusif, il prétend au contraire

pouvoir s’arranger des autres dans une relation égoïste d’intérêt mutuel, sans qu’il

y ait de dominés ou de dominants.

On peut retrouver un écho de cet individualisme anarchiste dans la pensée de

Georges Palante, qui fera la promotion d’un nihilisme social tout au long de son

œuvre, s’opposant au dogmatisme social de sociologues tels que Durkheim ou

Bouglé en refusant de considérer de quelque façon que ce soit la société, ses

structures et ses instances comme supérieures à l’individu :

« L’existence et le droit de la société ne sont plus affirmés comme supérieurs à

l’existence et au droit des individus. Au contraire, cette existence et ce droit de la

société sont ici mis en doute ou même positivement niés. » (259).

Notons bien qu’il ne s’agit pas ici, c’est-à-dire aussi bien chez Stirner que chez

Palante, de nier la réalité, ni la réalité des autres ni celle du monde ou de la société,

dans une attitude mortifère, autiste, qui serait proche d’une forme de solipsisme.

_____________________

259 G. PALANTE, Combat pour l’individu, Paris : Folle Avoine, 1904, p.217

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Il ne s’agit que de démythifier les illusions et les nouvelles idoles qui empêchent

l’épanouissement de l’individu et l’aliènent au quotidien, les idéaux politiques,

religieux ou moraux, les obligations sociales, les reconnaissances

communautaires, tout ce fatras d’idées et de croyances qui n’ont rien de réel.

L’incompréhension, trahissant sans doute une peur ou un vertige devant une

pensée originale et dérangeante, qui a accueilli l’œuvre d’Arthur Schopenhauer

(260), tient peut-être à cette même énergie destructrice qui la travaille.

Schopenhauer, en effet, à défaut de faire l’apologie de l’individu, n’en dénonce

pas moins les mêmes illusions aliénantes, qu’elles soient morales ou sociales, que

les philosophes nihilistes précédemment cités. Dans son rejet de toute finalité, sa

dénonciation de tous les sens que le sujet, désemparé devant la vie, tend à donner à

l’existence, que ce soit la recherche d’un bonheur, jamais exprimable ni

expérimentable, la satisfaction matérielle ou les faux-semblants spirituels, dans la

volonté de Schopenhauer d’exposer de façon logique l’évidence de l’aliénation

dans laquelle à la fois la société nous maintient et chacun se réfugie, dans sa

tentative philosophique de promouvoir la désillusion, on a cru pouvoir déceler des

influences bouddhistes. Si Schopenhauer a revendiqué son intérêt pour le

bouddhisme, il ne faut voir à l’origine de sa philosophie critique, cataloguée de

nihiliste, que lucidité et pessimisme. Tant bien même voudrait-on rapprocher le

principe de négation à l’œuvre dans la pensée de Schopenhauer de la vacuité

bouddhiste, le pessimisme viscéral de Schopenhauer l’en distingue de façon claire.

Selon Schopenhauer, en effet, l’insatisfaction intrinsèque à la nature humaine

condamne l’individu à toujours chercher sans jamais trouver car à peine éprouve-t-

il un début de satisfaction que déjà meurt son désir.

_______________________

260 A. SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, Paris :

PUF, nouvelle éd.1966

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Ce désir qui nous anime, selon Schopenhauer, est privation et en même temps

condition de la jouissance. L’inaptitude à s’éprouver serait la caractéristique du

bonheur humain au contraire de la souffrance qui s’expérimente directement, ce

qui conduit l’être humain à balancer de la souffrance à l’ennui sans jamais

éprouver de plaisir en compensation. Le non-être du plaisir, l’être de la souffrance,

l’omniprésence de l’ennui, empêchent toute justification du monde par lui-même,

monde dont l'homme se fait une représentation illusoire à travers les phénomènes,

interprétés par ses sens et ses croyances, tandis que le noumène, la "chose en soi"

est inaccessible à la connaissance. L’existence est alors vue comme succession de

désirs, incapables d’épuiser ou satisfaire la force vitale qu'est la volonté, et se

résume de la sorte en une accumulation de souffrances que rien ne vient équilibrer.

A cette vie absurde et douloureuse, la seule réponse que peut apporter l’homme

tiendrait dans un renoncement volontaire à tout désir, grâce à l’art qui permettrait

de transcender les limites de la vie, comme la morale celles de l’égoïsme, dans une

tension passive jusqu’à atteindre une forme de quiétude, de repos de la volonté.

Les artistes du XIXème et du XXème siècle se feront effectivement les

propagateurs de ce nihilisme. Depuis Mallarmé qui écrivait : « C’est le Rien qui

est la vérité » (261). Jusqu’à Wagner dont l’œuvre maîtresse, « Le Crépuscule des

dieux », s’achève par la mort des dieux, le palais de Wotan disparaissant dans les

flammes, la mort des amants, Siegfried et Brünnhilde, et la perte de l’Or qui

retourne au fond du Rhin.

___________________

261 S. MALLARME, Lettre à Cazalis in Correspondance, 1866, Paris : Gallimard, nouvelle éd.

1965, p.208

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Flaubert, admirateur déclaré de Schopenhauer, écrivait dans une lettre à Louise

Colet, datée du septembre 1853 :

« Jamais nous ne sommes mieux convaincus de l'étroitesse de notre âme que lorsque

notre corps se répand. On se dit :"il y a dix ans j'étais là", et on est là. Et on pense

les mêmes choses et tout l'intervalle est oublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle,

comme un immense précipice où le néant tournoie. Quelque chose d'indéfini vous

sépare de votre propre personne et vous rive au non-être. » (262)

Sensiblement à la même époque que les artistes précédemment cités, Nietzsche,

dans un premier temps influencé par la philosophie de Schopenhauer, fera la gloire

du terme de nihilisme en élaborant une synthèse de ses acceptations courantes.

Loin de toute référence au romantisme de l’époque, il distinguera entre un

nihilisme des faibles qui subissent l’absurdité de la vie et l’inutilité de l’action, et

un nihilisme des forts dont les croyances s’effondrent du fait de les avoir dépassé,

dans une affirmation de la vie, une volonté de puissance envisagée comme énergie

conquérante, comme faculté créatrice et plénitude de l'âme.

Non seulement Nietzsche fera du nihilisme une véritable catégorie ontologique

mais il en fera même l’essence, le destin de la civilisation occidentale, caractérisée

par la mort de Dieu, la dénaturation de tout jugement éthique, la dévalorisation des

valeurs morales.

___________________

262 G. FLAUBERT, Lettres à Louise Colet , 1853, Paris : Magnard, nouvelle éd. 2003

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Comme l’analysait Heidegger, dans « Chemins qui ne mènent nulle part » :

« Il n’y a plus qu’à prendre la définition nietzschéenne du nihilisme au pied de la

lettre, à savoir comme dévalorisation des valeurs les plus élevées, pour en arriver à

la conception courante de l’essence du nihilisme (…) suivant laquelle la

dévalorisation des valeurs suprêmes, c’est manifestement la décadence générale.

Cependant, pour Nietzsche, le nihilisme n’est nullement un pur phénomène de

décadence : il est en même temps et surtout, en tant que processus fondamental de

l’histoire occidentale, la loi même de cette histoire. Voilà pourquoi, dans ses

considérations sur le nihilisme, Nietzsche s’attache moins à décrire historiquement

le processus de dévalorisation des valeurs suprêmes pour finalement établir le bilan

du déclin de l’Occident, qu’à penser le nihilisme comme la « logique interne » de

l’histoire occidentale. » (263)

De telle sorte que Nietzsche en viendra à prédire et à souhaiter l’avènement du

nihilisme, avènement qui seul permettra de transformer radicalement un nihilisme

intrinsèque à la logique de l’histoire et de la culture occidentales, depuis Socrate,

satisfait de boire la ciguë pour se délivrer de la vie comme d’une longue maladie,

jusqu’au martyre du Christ qui meurt en croix comme pour signifier aux chrétiens

de devoir se détacher de la vie. Cette mort constamment présente en l’homme, à

quoi répond une volonté de mort, est comme un vide en lui qui l’appelle. Ce vide

en l’homme, « le néant en notre propre être », selon Pascal, tient autant au fait

qu’en s’égalant à Dieu l’homme fait de son être un néant, que, comme le professait

Descartes, n’étant pas Dieu l’homme renferme en lui une part, ou plutôt une

pointe, une perspective de néant. D’annoncer la mort de Dieu, Nietzsche ne

____________________

263 M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris : Gallimard, 1949, p.269

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fait en somme que davantage ressortir ce vide inhérent à la nature humaine.

Poussant plus loin encore l’acceptation du nihilisme, Nietzsche en arrive à définir

un état normal du nihilisme qui serait la négation de l’être, dans le rejet

catégorique de tout idéalisme et de ses conséquences, dans un monde dépourvu de

sens, une transmutation des valeurs comme manière divine de penser.

A la suite de quoi, Martin Heidegger, ramenant l’ensemble de la métaphysique

depuis Platon à un oubli systématique de l’être, caractérise l’Occident comme

nihiliste et dominé par la représentation techno-scientifique. Le Dasein, tel que

décrit par Heidegger, apparaît comme un état de suspens entre l’étant en son

ensemble et le néant, radicalement autre, l’autre de l’étant, expérimenté comme

une sorte de plénitude de l’être. De même que le bouddhiste atteint au nirvana par

la vacuité, Heidegger, par le « néantir du néant », propose d’atteindre au principe

de notre être, de s’abîmer dans le fond originel du Dasein. La condition qui est la

notre d’être humain, d’être charnel, nous reliant au monde sensible, nous

condamne à n’avoir prise qu’avec des étants. C’est alors dans ce que Heidegger

appelle la glissade de l’étant, dans la faille du néant, le néant de toute forme, le

vide, que l’être peut être approché. La mort comme synonyme du néant est

comprise dans le sens d’un vide de tout concept, de toute sensation, de toute

dialectique, permettant de s’élever jusqu’au-delà de toute temporalité, au-delà de

toute essence.

Plus récemment, de façon différente mais non moins radicale, des philosophes, tels

que Gianni Vattimo (264), se réclament également du nihilisme, qu’ils définissent

___________________

264 G. VATTIMO, La fin de la modernité, Paris : Seuil, 1987

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comme une pensée faible capable de développer une forme de rationalité non

fondationnelle, opposée aux structures fortes, seule adaptée à un monde post-

moderne caractérisé par la dissolution des fondements sur le plan métaphysique

autant que sur le plan des autorités politiques. En opposition à une pensée forte, ou

métaphysique, qui serait une pensée de la vérité, de l’unité, de l’universalité et de

la totalité, la pensée faible, selon Gianni Vattimo, serait celle qui renonce à toute

légitimation totalisante et prend acte de la destruction de toute ontologie par

Heidegger et Nietzsche. Cette pensée faible, pour laquelle Gianni Vattimo

revendique le qualificatif de nihiliste, permettrait seule au sujet post-moderne de

cohabiter avec le rien, de vivre à fond l’expérience nietzschéenne de dissolution de

l’être. Loin d’être vécu sur le mode tragique ou nostalgique, ou de promouvoir la

volonté de puissance de l’homme en lieu et place de la volonté créatrice d’un

Dieu, le nihilisme que préconise Gianni Vattimo est celui d’un sujet qui n’a plus

besoin de la réassurance fournie par l’idée de Dieu, un sujet qui a appris à vivre

« sans névrose » dans un monde chaotique, celui relatif de la demi-vérité, le

monde de la multiplicité.

La technicité de ce monde, critiquée par Adorno et l’Ecole de Francfort, comme

par Heidegger, Vattimo en fait au contraire une source de pluralité, au point

d’identifier la société post-moderne avec la société des médias. La multiplication,

le développement et l’importance des médias, participent d’une perte de poids du

discours officiel au bénéfice de discours multiples, d’une perte de centre et d’une

érosion du principe de réalité au bénéfice de réalités plurielles et de mondes

virtuels, qui nous ramènent au néant de toute forme, au vide fondamental, tapi

derrière la réalité apparente, que révèle la pensée faible. Dans ce monde instable,

l’individu post-moderne, assumant sa pensée faible, est celui qui a apprit à

cohabiter avec lui-même et sa finitude, dans un monde caractérisé par le manque

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de fondements, un monde transparent, sans nostalgie pour l’ontologie ou

l’immanence de la métaphysique traditionnelle.

On voit combien le nihilisme qui travaille sourdement la philosophie occidentale,

et qui prend ses racines au plus profond de la tradition grecque, s’il cherche à

désillusionner, à désaliéner, à trahir les faux semblants, se différencie

fondamentalement de la vacuité orientale conçue comme pleine et originelle,

comme efficiente et fertile :

« La définition de la vacuité comme infinie possibilité ne constitue qu’une

description élémentaire d’une réalité complexe. A un niveau subtil qui a échappé aux

premiers traducteurs occidentaux, la vacuité implique que tout ce qui surgit de ce

potentiel infini, qu’il s’agisse de pensées, de mots, de planètes ou de tables, n’existe

pas réellement en soi, mais résulte d’un grand nombre de causes et de conditions. Si

une seule de ces causes et conditions vient à manquer, il se produira un phénomène

différent. (…) Le deuxième cycle d’enseignement du Bouddha ne décrit pas ce que

nous percevons sous forme d’un enchaînement d’événements qui est le seul possible

et qui aboutit à un résultat unique, mais plutôt en termes de probabilités

d’événements et de phénomènes. » (265)

Nous développerons dans le chapitre suivant cette vacuité orientale, plus

précisément selon la tradition bouddhiste. Mais il nous faut insister plus

particulièrement sur un aspect de la philosophie de Wittgenstein, à savoir sa

conception originale de l’éthique, qui n’est pas sans se rapprocher, à notre sens, et

toutes proportions gardées, du concept de vacuité bouddhique.

___________________

265 Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007, p.104

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Et ce, même si, bien évidemment, Wittgenstein est à replacer dans le contexte

d’une époque, « Vienne fin de siècle », époque des plus créatives qui, à la suite de

Nietzsche, dans une remise en cause de l’adéquation des mots à la réalité, verra

Freud publier son «Interprétation des rêves » comme tentative de dégagement du

refoulé de la culture occidentale.

Wittgenstein terminait le « Tractacus logico-philosophicus » par le célèbre

aphorisme :

« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (266)

Cet aphorisme n’est pas sans évoquer, (mais sans aucune volonté de notre part de

les rapprocher ou de les comparer) le non moins célèbre aphorisme par lequel Lao

Tseu commençait le Tao Te King :

« Le sens que l’on peut exprimer n’est pas le Sens éternel. Le nom que l’on peut

proférer n’est pas le Nom éternel. » (267)

Ces aphorismes tendent à dénier au langage, par nature figuratif, comme d’ailleurs

à la pensée, par essence projective, toute prise sur la réalité dont elle n’offre

qu’une image, une représentation. Mais, dans le même temps, le langage permet

d’établir les frontières de ce monde en expérimentant les limites de la

signification, frontières inobjectives et indicibles que le langage ne signifie qu’en

tant qu’il y a langage.

_________________________

266 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 7, Paris : Gallimard, 1922,

p.112

267 LAO TSEU, Tao Te King, traduction de R. WILHELM, E. PERROT, Paris : Médicis,

nouvelle éd. 1974, p.51

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C’est par le sentiment que l’on pourrait avoir accès à la totalité bornée du monde

et surmonter l’ineffabilité de cette totalité, non en l’exprimant, mais en la

montrant, comme l’écrit Paul Audi dans « Supériorité de l’éthique » :

« Si indicibles soient-elles, les limites de notre monde ne se « montrent » pas moins

dans le « sentiment » que nous avons de lui en tant que totalité bornée ; ce qui veut

dire que leur inexprimabilité ne les empêche pas d’être « senties ». Au point qu’il y

aurait, d’une part, mon langage qui, par sa capacité de signification, instaurerait ces

limites, et de l’autre mon sentiment qui les manifesterait (ou qui les montrerait),

voire qui les modifierait. » (268)

Ce sentiment par lequel on peut avoir accès à la totalité bornée du monde,

Wittgenstein dans l’aphorisme 6.45 du « Tractacus logico-philosophicus »

l’appelle le Mystique :

«La saisie du monde sub specie oeterni est sa saisie comme totalité bornée. Le

sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique » (269).

La conception mystique de Wittgenstein ne se rapporte pas à un en-soi du monde

ni ne se réfère à quelque cause externe ou interne de son existence. Le phénomène,

de par le fait de sa seule manifestation, tant bien même n’en avons-nous qu’une

représentation partielle et conditionnée, recèle déjà une possibilité d’expérience

mystique.

_________________________

268 P. AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.175

269 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 6.45, Paris : Gallimard,

1922, p.111

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Paul Audi explique ainsi :

« Plus généralement encore ledit Mystique ne résulte pas de l’appréhension d’un

étant déterminé en sa totalité ; pas plus qu’il ne renvoie à la considération de sa

substance, c’est-à-dire de son essence. Tout indique au contraire que le Mystique

renvoie exclusivement au mode d’apparaître du monde lui-même et comme tel –un

mode d’apparaître du monde dont nous verrons qu’il est susceptible d’en

conditionner le mode d’être- puisque ce qu’il caractérise n’est autre que la

monstration du monde en son « Quoi ». Pour le dire autrement, le Mystique se

rapporte à la manifestation du fait qu’il y ait quelque chose et non pas plutôt rien. »

(270)

L’expérience mystique, pour autant qu’on puisse la définir comme expérience, ce

serait faire l’expérience de notre finitude, de cette totalité bornée que nous

sommes, et reconnaître que ces frontières du monde comme totalité bornée que

nous sommes en tant que sujet sont susceptibles d’être modifiées mais non

franchies, du fait qu’au-delà de ces limites il n’y a plus rien à dire, plus rien à

figurer ou se représenter.

Si l’on suit encore Paul Audi dans son livre « Supériorité de l’éthique », on

comprend alors que le sentiment du monde comme totalité bornée, qui est ce que

Wittgenstein appelle le Mystique, relève du vivant, s’exprime dans l’action et dans

la vie, sans référence à quelque transcendance.

_________________________

270 P. AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.169

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Paul Audi remarque, dans ce sens, que :

« C’est donc bien de la vie que dépend, en fin de compte, la modification des

frontières du monde par le sentiment que nous pouvons en avoir en tant que totalité

bornée. Et c’est là du reste la raison pour laquelle, aux yeux de Wittgenstein, il

appartient en priorité à l’éthique –en tant que l’éthique s’applique d’une part aux

« problèmes de la vie » (T. 6.52), c’est-à-dire aux problèmes inhérents à la source de

modification possible des frontières du monde- de déterminer la modification selon

l’expansion ou le resserrement, selon la « diminution » ou l’ « accroissement », du

monde « dans son ensemble » (T. 6.43). Chez Wittgenstein, du Mystique à l’éthique

la conséquence est bonne. » (271).

Pour autant qu’il existerait deux modes fondamentaux de manifestation des

phénomènes qui serait le dire (ou le penser) et le montrer, l’éthique au sens de

Wittgenstein relèverait du montré, montré en silence, toute proposition éthique

étant impensable :

« C’est pourquoi il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne

peuvent rien exprimer de Supérieur. » (272)

Wittgenstein pose même comme caractéristiques à l’éthique de suspendre la

parole, de ne pas être de l’ordre de la théorie ni du phénomène ou de l’événement,

de ne pas être davantage une expérience, mais de s’identifier à l’action et au

vouloir, un vouloir qui n’est pas celui conscient de l’acte phénoménal dépendant

de la psychologie, mais un vouloir qui est agir.

_____________________

271 Idem p.182

272 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 6.42, Paris : Gallimard,

1922, p.110

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Assimilant éthique et esthétique dans l’aphorisme 6.421 du « Tractacus logico-

philosophicus », Wittgenstein écrit :

« Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale.

(Ethique et esthétique sont une seule et même chose) » (273)

Par là, Wittgenstein donne également à la pratique philosophique une conception

éthique dans le sens où la philosophie, de la même manière que l’éthique, ne serait

pas une théorie mais une activité, activité non pas régie par une volonté qui lui

préexisterait mais activité qui est volonté même. Suivant toujours l’interprétation

et le développement de la pensée de Wittgenstein que fait Paul Audi dans son livre

précédemment cité « Supériorité de l’éthique », il apparaît que :

« L’agir éthique consiste à bien faire et ne rien dire » (274)

Or, bien faire revient à un « bon vouloir » étant donné que l’on ne peut établir,

selon Wittgenstein (en cela très proche de Schopenhauer), de différence entre

vouloir et agir. Ce « bon vouloir » lui-même se réfère, non pas à quelque bonne

volonté, mais à une volonté heureuse. Il ne s’agit pas de « faire avec bonté » mais

bien de « vouloir par bonheur », d’une façon spontanée, de laisser faire le

bonheur, dans une action qui ne vise pas à modifier le monde et son contenu mais

à en modifier les frontières, dans un mode d’accroissement ou de diminution qui

_____________________

273 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, aphorisme 6.421, Paris : Gallimard,

1922, p.110

274 P.AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.206

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offre en soi la possibilité d’un changement de monde. On observe un glissement

de la bonté au bonheur, de la morale (en tant que devoir de faire le bien) à

l’éthique (en tant qu’exigence de bien faire) qui « ne s’applique pas seulement aux

causes de l’agir, il en affecte aussi les conséquences » (275) dans le sens où c’est

l’acte même qui est la récompense.

La vacuité, telle que nous la comprenons, c’est-à-dire se situant dans un « au-delà

du langage signifiant », pourrait donc se rapprocher de l’éthique de Wittgenstein,

dans le sens où celui-ci parle de l’éthique comme d’un domaine hors du langage,

hors du phénoménal. Bien loin d’une compréhension pessimiste et négative,

comme l’a longtemps été le bouddhisme qualifié à tort de nihiliste par les premiers

chercheurs qui s’y sont intéressés, la vacuité serait alors action, une action non

pensée mais pleine, spontanée, se faisant comme d’elle-même, sans recherche de

résultat ou d’efficacité.

2. La propagation du concept de vacuité

Si nous avons désormais, à disposition, de nombreuses traductions des textes

canoniques et classiques du bouddhisme, cela n’est vrai que depuis la fin du 19ème

siècle. Longtemps, le bouddhisme fut objet de fascination, d’exotisme mais

interprété de façon à répondre aux problèmes philosophiques occidentaux de

_____________________

275 Idem p.208

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l’époque et non avec une volonté d’exactitude ni de compréhension profonde.

La première approche du bouddhisme, par les missionnaires jésuites du 16ème au

18ème siècle, est pleine de déformations et d’a priori. Elle est d’abord décrite

comme adogmatique et athée, avant que Hegel y voit l’illustration d’une étape

typiquement nihiliste dans la vie de l’esprit, une conception de l’Etre pur comme

abstraction qui, en soi, est pure négativité.

Cette compréhension nihiliste du bouddhisme fut entretenue par Ernest Renan qui

s’est inspiré, en le trahissant, du livre d’Eugène Burnouf « Introduction à

l’histoire du Buddhisme indien » (276), publié à Paris en 1844, écrit à partir des

manuscrits en sanskrit envoyés en 1836 par B.H. Hodgson depuis le Népal.

Eugène Burnouf interprète avec beaucoup de précaution le concept de Nirvana,

propre au bouddhisme, comme anéantissement complet du principe pensant. Mais

les disciples et successeurs d’Eugène Burnouf furent nettement moins nuancés que

lui et firent du néant, de l’anéantissement, la caractéristique première du

bouddhisme. Par la suite, Nietzsche et surtout Schopenhauer prêteront au

bouddhisme, en plus de cette valeur de négation, un athéisme, une absence de

transcendance et un pessimisme qui ont davantage à voir avec l’esprit

philosophique du 19ème siècle qu’avec le bouddhisme historique. Schopenhauer

voulut voir dans le bouddhisme une aspiration à nier la volonté en brisant le désir,

une négation du vouloir-vivre, un nihilisme fondamental mais de nature pratique

plutôt qu’ontologique dans le sens où Schopenhauer avait très bien compris qu’en

______________________

276 E. BURNOUF, Introduction à l’Histoire du Bouddhisme indien, Traduction Maurice de

Gandillac, Paris : Gallimard, 1844

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ce qui concerne l’au-delà de la représentation, on ne peut rien dire sauf à décrire

l’inconnu avec des termes inappropriés car se référant au connu. Le Nirvana

bouddhiste se présente ainsi comme un néant de notre point de vue sans que nous

puissions rien conclure sur ce qu’il est ou n’est pas en soi.

Toutefois, de même qu’il semble improbable que le bouddhisme ait eu une

influence véritable sur le nihilisme philosophique occidental, on ne peut dire du

bouddhisme qu’il est nihiliste que pour autant qu’il se trouve utilisé et réapproprié

par des philosophies occidentales désireuses de justifier à peu de frais leur propre

nihilisme. La vacuité à la base du bouddhisme s’avère, en fait, très différent du

nihilisme occidental dont nous avons, précédemment, retracé très brièvement le

parcours historique. Au-delà –ou en deçà- du nihilisme, le concept de vacuité

reste, en définitif, à définir. Loin du pessimisme, de la négativité et de l’appétit de

destruction du nihilisme occidental, la vacuité bouddhiste relève de l’acte éthique,

elle est créative, pleine et infinie. La vacuité bouddhiste ne peut être dite nihiliste

que dans le sens où elle reconnaît une forme de réalité relative qui serait illusoire,

tandis que la réalité ultime serait vacuité. Elle nie toute ontologie et toute valeur

existentielle à ce réel, sans pour autant nier la nécessité pratique de cette réalité

dite relative qui est celle quotidienne, évidente, des phénomènes. Elle n’a recours,

elle dénonce même, autant le concept d’essence que celui de sens. Les caractères

attribués traditionnellement à l’être, depuis Platon, à savoir l’identité à soi et la

permanence, la continuité physique et psychique qui constitue l’individualité, sont

considérés par le bouddhisme comme illusoires, sources d’attachement et de

souffrances. Elle n’en est pas pour autant destructrice ni même pessimiste. La

vacuité bouddhiste est davantage silence que cri ou plainte, immobilité

qu’agitation ou tension. De se taire fait qu’il ne reste plus rien que le réel,

débarrassé des projections de l’esprit, des représentations et des conditionnements

limitatifs. Mais ce qui reste n’est pas le néant. Le silence laisse entier le réel dans

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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sa dimension globale, dans son inconnu, son infinité.

Comme l’explique Yongey Mingyour Rinpotché, évoquant la vacuité au sens

bouddhiste :

« Les premières traductions occidentales de textes sanskrits ou tibétains attribuaient

indûment à ce mot (vacuité) le sens de vide absolu ou de néant. Rien ne peut être plus

éloigné de la vérité que le Bouddha cherchait à décrire. Le Bouddha enseigna

effectivement que l’esprit et tous les phénomènes sont, par nature, vacuité, mais il ne

voulait pas dire qu’ils sont vides au sens qu’ils ne sont rien. Le mot tibétain

signifiant vacuité est composé de deux parties : tongpa et nyi. La première signifie

vide, mais dans le sens de au-delà de notre capacité de percevoir ou de concevoir

avec nos sens et notre intellect. Inconcevable ou indicible serait peut-être une

meilleure traduction. Quant au terme nyi, il n’a pas de sens particulier en tibétain

courant, mais lorsqu’on l’affixe à un mot comme tongpa, on lui attribue alors le sens

de possibilité que tout puisse surgir ou advenir. Quand le bouddhisme parle de

vacuité, il ne parle donc pas de néant mais de potentiel illimité permettant à

n’importe quoi d’apparaître, de se transformer ou de disparaître. (…) C’est parce

que l’esprit est par nature vide que nous pouvons avoir une variété potentiellement

infinie de pensées, d’émotions et de sensations. » (277)

Sans doute, l’introduction du zen en occident, au début du 20ème siècle, du fait

d’être considéré comme une philosophie et non comme une religion, de ne pas

rencontrer par conséquent de résistance de la part des églises officielles, permit de

populariser le bouddhisme en occident comme une philosophie à la fois libertaire

et mystique.

___________________

277 Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007, p.86-87

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De fait, le bouddhisme zen qui insiste sur la pratique plus que sur la théorie, une

pratique ascétique d’assise immobile et silencieuse, et qui se propagea en occident

dans une version épurée, est certainement une façon efficace de délimiter un

concept qui se caractérise par l’impossibilité de l’exprimer verbalement.

Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966) fut incontestablement la source la plus

importante d’information sur le bouddhisme zen, en Amérique comme en Europe,

au tout début du 20ème siècle. Dans sa présentation du zen, il insiste sur sa

dimension philosophique, en particulier son aspect empirique, non-conceptuel,

accordant une place moindre aux rituels et aux aspects dévotionnels, ce qui a pour

résultat de détacher le zen de son contexte culturel. Dans ses livres, notamment

« Essais sur le Bouddhisme Zen » (278), paru en 1944, il présente le zen comme la

tradition qui a structuré historiquement la civilisation japonaise. Le zen apparaît

comme une discipline de l’être tout entier, une présence à chaque action, de la plus

triviale à la plus exceptionnelle, qui se manifeste dans la concentration en même

temps que dans la spontanéité, dans la maîtrise des énergies du corps et le

dépassement des cadres mentaux étriqués qui empêchent de vivre pleinement

l’instant présent. Daisetz Teitaro Suzuki fait également la démonstration du lien

entre le zen et l’art, décrivant comment l’accent mis sur l’action, l’aspect concret

de la philosophie zen, a créé des liens étroits avec les arts par le moyen de la

calligraphie, comme de l’arrangement floral, appelé Ikebana, du tir à l’arc, de la

cérémonie du thé ou d’autres activités traditionnelles ritualisées. Dans le livre de

Daisetz Teitaro Suzuki, l’activité créatrice est prise comme un paradigme de

l’approche zen de la vie. L’adepte du zen est considéré comme un artiste dans le

sens où il transforme sa propre vie pour qu’elle devienne une création en soi.

_______________________

278 D.T. SUZUKI, Essais sur le Bouddhisme Zen, Paris : Albin Michel, 1944

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La conception de l’art propre à la tradition zen, faite par Daisetz Teitaro Suzuki,

privilégiant la liberté du travail et l’intuition au lieu du seul intellect, le geste pur

au lieu du geste appris, l’authenticité plutôt que l’esthétisme, entrait en résonance

avec les recherches artistiques d’expressionnistes abstraits tels que Barnett

Newmann ou Mark Rothko.

L’acte créatif dans le cadre du zen nécessite la liberté. La liberté d’esprit autant

que celle du geste, du corps, du poignet comme dans la calligraphie. Cette liberté

intuitive, spontanée, ne peut qu’émaner immédiatement des choses telles qu’elles

sont, sans l’entrave des sens ou de l’intellect.

Or, le processus de création décrit par Suzuki s’avère avoir des similitudes

certaines avec les méthodes employées par plusieurs peintres américains. Mais la

rencontre des artistes américains du début du 20ème siècle avec Daisetz Teitaro

Suzuki ne se fit pas seulement par le biais de ses livres. Les interactions directes

furent également importantes. Pendant la deuxième moitié de sa vie, Daisetz

Teitaro Suzuki, en effet, a passé de nombreuses années aux Etats-Unis, à propager

la tradition zen à travers le pays en même temps qu’il étudiait la culture

occidentale. Il fut conférencier à l’Université Colombia, après s’être installé à New

York en 1951, et c’est pendant cette période qu’il fréquenta de nombreux artistes

de l’avant-garde américaine. Sans doute, davantage que l’exotisme, l’aspect anti-

dogmatique du zen, tel que présenté par Daisetz Teitaro Suzuki, est ce qui l’a

rendu si populaire et séduisant pour les artistes américains individualistes des

années d’après-guerre. La place importante accordée, dans le zen, à l’expérience

personnelle au détriment de l’autorité, ne pouvait qu’attirer les artistes d’avant-

garde, eux-mêmes engagés à retourner les idées reçues.

A l’image de nombreux autres artistes de l’époque, l’américain Lassaw, cité par

Rick Fields, évoquait, lors d’une interview accordée à Irving Sandler en août

1968, sa rencontre avec la philosophie de Daisetz Teitaro Suzuki comme un

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élément fondateur de sa créativité :

« Je suis allé aux conférences de Suzuki pendant trois semestres et j’ai lu tous ses

livres. Je me rappelle beaucoup de choses qu’il a dites qu’on ne trouve pas dans ses

livres, certaines phrases mémorables. L’une d’elles était que si, dans ta vie actuelle,

tu as l’expérience de certaines vérités et si tous les Bouddhas, tous les Patriarches et

tous les sutras te disent que tu as tort, alors tu dois ignorer les Bouddhas, les

Patriarches et les sutras. Et cela était juste. Je veux dire que cela correspondait

exactement à mon expérience de la vie jusqu’à ce moment » (279).

Sans doute, le zen, tel que présenté par Daisetz Teitaro Suzuki, caractérisé comme

« empirisme radical », comme n’ayant pas de prétentions religieuses ou

transcendantales dans le sens ordinaire et accentuant plutôt l’expérience de la

réalité ultime dans la vie quotidienne, ne pouvait-il que fasciner les jeunes artistes

américains de l’époque en quête de liberté et de renouveau. Le zen semble alors

devenir un sujet d’intérêt général, entre peintres, sculpteurs et écrivains, dans le

monde de l’art new-yorkais. Au Club des Artistes de 8Th Street à New York, dans

les années 1940 et jusqu’au début des années 1960, tout ce qui set spontané et

anti-intellectuel étant alors dans l’air du temps, les discussions tournaient toutes

autour du zen. En plus de ces discussions générales et informelles, il y avait des

conférences spécifiques sur le zen. L’une d’elles fut faite par Lassaw, toujours au

Club des Artistes de 8Th Street à New York, le 17 décembre 1954, dans laquelle il

citait largement Suzuki. Cage fit également une conférence en 1949, intitulée

« Conférence sur quelque chose », dans ce même Club des Artistes de 8Th Street

et une autre la même année intitulée « Conférence sur Rien » au Studio 35. Cage

participa par la suite à une table ronde sur le zen avec Lassaw.

_________________________

279 R. FIELDS, A History of Buddhism in America, New York : Editions Shahala, 1981

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Dans les années 1950/1960, cette spontanéité revendiquée par le zen est entendue

comme force de vie. La technique de la calligraphie zen, fondée sur un geste

immédiat, gouvernée par une intuition irrationnelle plutôt que sur la conscience

rationnelle, fait valoir les qualités du hasard. Dans cette optique, le rôle de l’art

change de nature : il devient objet de méditation, vecteur de transformation,

moyen de se libérer.

Par l’intermédiaire de l’art, le spectateur comme l’artiste cherchent à appréhender

la réalité directement et non à travers des symboles ou des représentations. Cette

voie nouvelle et stimulante sera suivie par des artistes aussi différents que Pollock,

Graves, Reinhardt ou Kline, en concordance avec leur volonté d’éclater les cadres

et de renouveler les moyens d’expressions artistiques.

On peut dire que c’est autant par le fond –la spontanéité, l’intuition libérée, le

non-agir et le non-mental, la libération de toute objectivité matérialiste et

représentative- que par la forme –l’instantané du geste, l’épure, la suggestion du

motif- que le zen a pu inspirer les expressionnistes abstraits des années d’après-

guerre.

Le détachement de la forme que prône le zen était, en fait, une réponse

parfaitement adaptée aux préoccupations des avant-gardes artistiques américaines

qui cherchaient alors à renouveler complètement l’art dans toutes ses expressions,

à le détacher de toutes références aux écoles traditionnelles européennes, de toutes

limites représentatives ou symboliques, mais plus encore à libérer le geste créatif

en libérant l’esprit de l’artiste de tous les conditionnements, de tous les

enseignements académiques, de toutes les habitudes de penser et de voir qui

empêchent d’accéder à l’inconnu.

Ainsi, citant un texte de Hui-Neng, le sixième patriarche de l’école tchan, école

qui s’est implantée avec succès au Japon sous le nom de zen, Daisetz Teitaro

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Suzuki fait bien comprendre la volonté du zen de se libérer de toutes chaînes

mentales :

« Dhyana (tso-ch’an), c’est ne pas s’attacher au mental, c’est ne pas s’attacher à la

pureté, ni se préoccuper d’être immobile... Qu’est-ce donc que Dhyana ? C’est ne

pas être embarrassé par toutes les choses. (…) Lorsque, extérieurement, un homme

est attaché à la forme, son mental intérieur est troublé. Mais quand extérieurement il

n’est pas attaché à la forme, son mental n’est pas troublé. Sa nature originelle est

pure et calme telle qu’elle est en elle-même. Ce n’est que lorsqu’elle reconnaît un

monde objectif et pense à lui comme s’il était quelque chose, qu’elle est

troublée. Ceux qui reconnaissent un monde objectif, et dont le mental reste pourtant

non troublé, ceux-là sont dans le véritable Dhyana.» (280).

On imagine combien, après des années de domination, en Occident, du

positivisme, du scientisme et de la rationalité, la conception paradoxale et

mystique de la réalité par le zen pouvaient ouvrir de perspectives nouvelles à de

jeunes artistes ambitieux et enthousiasme. Alors que l’art occidental s’est

développé à partir d’un idéal de représentation et d’imitation de la nature, la

Chine, et le Japon par la suite, assignent comme fonction à la peinture de faire

ressentir à celui qui l’admire l’harmonie et la beauté intérieure qui habitent tant le

peintre que le paysage peint. Comme l’expose très clairement Chang-Ming Peng

dans son livre « Echos : l’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture

occidental » (281), si l’occident, dès les grecs de l’âge classique, place

l’architecture et la sculpture au fondement des arts, jusqu’à la découverte de la

perspective qui confère à la peinture une capacité de représentation géométrique,

_________________________

280 D.T. SUZUKI, Le non-mental selon la pensée Zen, Paris : Le Courrier du Livre, 1970, p.50

281 CHANG-MING PENG, Echos – L’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture

occidentale, Paris : Editions You-Feng, 2004

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l’art pictural chinois, au contraire, part de la poésie et de la calligraphie pour faire

de la peinture un prolongement de l’écriture. Ainsi, si la philosophie et l’art zen

ont influencé l’expressionnisme abstrait contemporain et occidental, on peut dire,

sans risque de se tromper, que la peinture traditionnelle chinoise, tout autant que

japonaise, a été, elle, fortement influencée par l’art traditionnel de la calligraphie.

La calligraphie et la peinture ont même fondamentalement une origine commune,

les caractères calligraphiés pouvant être considérés comme une réalisation

picturale et figurative de la langue. Véritable ascèse, étroitement liée aux souffles

organiques et aux mouvements cosmiques, la calligraphie bien exercée doit

permettre au pratiquant de revivre « microcosmiquement », pourrait-on dire,

l’origine et le souffle du corps et du monde. Par l’intermédiaire du poignet, du

pinceau et de l’encre, elle suit la moindre impulsion de l’artiste, la plus légère

comme la plus violente. Elle permet au calligraphe de donner libre cours aux flux

qui animent son propre être. La peinture et la calligraphie chinoises et japonaises

se distinguent pareillement par l’art du trait. La formation même des idéogrammes

chinois a habitué les chinois à saisir les choses concrètes par les traits essentiels

qui les caractérisent. La calligraphie est venue ensuite en exploiter la beauté

plastique. Cet art est fondé, d’une part, sur la structure harmonieuse ou contrastive

des traits, d’autre part sur l’aspect sensible et varié des traits faits de pleins et de

déliés. Parvenant au style cursif et rapide, la calligraphie a introduit enfin la notion

de rythme et de souffle. Le trait du pinceau n’est donc pas une simple ligne : dans

l’art chinois, une ligne tracée à l’encre peut connaître toutes les variations, toutes

les nuances, tous les changements subtils de l’univers et de l’homme intérieur. Par

son plein et son délié, il représente forme et volume ; par son « attaque » et sa

« poussée », il exprime rythme et mouvement ; par le jeu de l’encre, il suggère

l’ombre et la lumière ; enfin, par le fait que l’exécution en est instantanée et sans

retouches possible, il introduit la notion des souffles vitaux. Plus que la

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ressemblance extérieure, ce que le trait cherche à capter, c’est la ligne interne des

choses. L’artiste chinois, en peignant, maintient le rythme des gestes pour ne pas

casser leur élan. L’œuvre doit être faite d’un seul trait. Selon la théorie picturale

chinoise classique, suivre de prés les rythmes du corps revient à se relier avec le

Tao, étant donné que le microcosme du corps est toujours en correspondance avec

le macrocosme. Le pinceau de l’artiste devient alors le vecteur, le lien avec le Tao

ou plus exactement ce qui permet la vacuité dans laquelle le Tao peut éclore.

L’artiste n’a donc plus rien à faire, plus rien à maîtriser, à réaliser ou produire,

sinon suivre le « rythme de son cœur ». Et si la peinture chinoise, à son apogée, a

privilégié l’encre de chine au détriment des couleurs, c’est que l’encre noire, d’une

part par ses contrastes internes, semble suffisamment riche pour rendre les nuances

infinies de la nature, d’autre part, se combinant avec l’art du trait, elle seule peut

offrir cette unité qui résout la contradiction entre dessin et couleur, entre

représentation des volumes et rythmes du souffles. Par cette double qualité, à la

fois une et multiple, l’encre comme le pinceau sont considérés comme des

manifestations directe du Tao, seules capable de capter l’essence de la nature et de

parachever son oeuvre.

Outre les expressionnistes abstraits américains, on retrouve encore l’influence de

l’art pictural chinois sur des artistes contemporains européens tels que Pierre

Soulages, qui décline un noir intense comme l’encre tout au long de son œuvre,

Lucio Fontana qui troue ses toiles, cherchant derrière un au-delà du mental, ou

encore Henri Michaux dont la méthode picturale est ouvertement influencée par la

philosophie chinoise. Ainsi, comme les artistes chinois, il se vide les mains avant

l’exécution de l’œuvre et laisse à l’espace blanc une place importante. La

blancheur de la page permet une libre circulation du tracé noir. Certains dessins,

en outre, sont encadrés d’une ligne fine de contour qui ménage, dans le tracé noir

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même, un espace du vide. Le vide de la page et le vide au sein du tracé se

répondent l’un à l’autre et s’échangent mutuellement signes, rythmes et souffles.

Ces signes sont, selon l’affirmation de l’auteur, des idéogrammes, des caractères,

c’est à dire des signes linguistiques qui se veulent picturaux, visuels et universels.

Ils se situent entre la peinture et le langage.

Dans la série de dessins « Saisir », Henri Michaux accompagne les dessins de

courts textes, tout comme les artistes chinois qui introduisaient des poèmes dans

leurs tableaux. Les deux systèmes se complètent, les dessins soutiennent les textes

qui, à leur tour, illustrent les dessins, les éclairent et les prolongent. Les signes-

mouvements de Henri Michaux occupent ainsi un espace pictural en même temps

qu’un espace linguistique. La page est à la fois peinte et écrite. C’est en cela que

Michaux est profondément oriental, et revendique l’influence sur son œuvre, tant

poétique que picturale, de l’art chinois de la calligraphie.

Au-delà de cet art extrême-oriental, pour fascinant et stimulant qu’il puisse être,

c’est pourtant sans doute l’appel à la liberté, à la spontanéité, à vivre pleinement

l’instant présent, tout ce que recèle virtuellement la vacuité bouddhiste, qui

interpellent les artistes occidentaux. Plus riche et plus profond que le concept

occidental d’inspiration, Daisetz Teitaro Suzuki parle de « nature-propre », ou

« nature-de-Bouddha » que chaque porte en soi, qui est à la fois, dans la

terminologie du Prajnaparamita, la Réalité (tathata) et la Vacuité (sunyata) :

« La Réalité veut dire l’Absolu, quelque chose qui n’est pas soumis aux lois de la

relativité et qui par conséquent ne peut être saisi au moyen de la forme. La Réalité

est ainsi absence-de-formes. Dans le Bouddhisme, forme (rupa) s’oppose au sans-

forme (arupa), qui est l’inconditionné. Cet inconditionné, sans formes, et par

conséquent impossible à atteindre, est Vacuité (sunyata). Vacuité n’est pas une idée

négative et ne désigne pas une simple privation ; comme cela n’est pas du domaine

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des noms et des formes, on l’appelle Vacuité, ou Nullité, ou le Vide. La Vacuité est

donc impossible à atteindre. « Impossible à atteindre » veut dire au-delà de toute

perception, au-delà de toute prise, car la vacuité est au-delà de l’être et du non-

être. » (282).

On peut comprendre, dés lors, que le concept de vacuité bouddhiste ait

profondément influencé la culture occidentale contemporaine, tant cette vacuité,

loin d’être nihiliste, semble riche de potentialités en résonances multiples avec les

préoccupations artistiques et scientifiques sur la nature de la réalité, de nos

perceptions et le fondement de nos certitudes.

Notamment à la suite des contacts qui s’établirent entre les USA et l’Extrême-

Orient durant la Seconde Guerre Mondiale, et ensuite durant les guerres de Corée

et du Vietnam, la transmission des notions mystiques et philosophiques extrême-

orientales s’est faite à travers certains des peintres les plus novateurs de l’époque,

dont quelques uns cités plus haut, en même temps que par des écrivains tels que

Kérouac, des philosophes tels que François Cheng ou des scientifiques comme

Fritjof Capra qui publia, en 1975, son œuvre la plus connue « Le Tao de la

physique » où il écrivait :

« Selon Tchouang-tseu : "La relation avec le corps et ses élément disparaît. Les

organes des sens sont laissés de côté. Ainsi, quittant la forme matérielle et disant

adieu à mon savoir, je deviens uni à l'omniprésent. Cela je l'appelle s'asseoir pour

oublier tout." Bien entendu, la physique moderne fonctionne dans un cadre très

différent, elle ne peut aller aussi loin dans l'expérience de l'unité de toutes choses.

Mais, avec la théorie atomique, elle a accompli un grand pas vers la vision du

monde des mystiques orientaux. Ainsi, la théorie quantique a aboli la notion d'objets

________________________

282 D.T. SUZUKI, Le non-mental selon la pensée Zen, Paris : Le Courrier du Livre, 1970, p.87

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séparés et introduit la notion de participant pour remplacer celle d'observateur ; il

est désormais nécessaire d'inclure la conscience humaine dans sa description du

monde. On en est venu à percevoir le monde comme un tissu de relations mentales et

physiques, dont les éléments sont définissables seulement dans leur rapport à

l'ensemble. » (283).

David Hockney expliquait que sa prise de conscience de nouveaux concepts

d’espace –comme vide actif- a d’abord été possible et mise en valeur par des

écrits sur la pensée orientale, puis par le regard qu’il a porté sur l’art chinois et

japonais. Selon lui, les textes de vulgarisation de la physique moderne, qui

circulaient dans les années 1970, ont fasciné les artistes dès lors qu’ils ont semblé

confirmer ce qu’eux-mêmes avaient pu comprendre dans les textes zen ou taoïstes.

Hockney indique que la raison pour laquelle ces artistes ont recherché ces sources

est qu’elles ont confirmé leurs intuitions. Les artistes en question, en effet, que ce

soit Hockney, Lassaw ou Cage, ont trouvé dans les idées de réciprocité et de

vacuité de la mystique orientale, qu’ils ont comparées aux concepts novateurs

développés par la physique moderne, et surtout par la physique quantique, de quoi

enrichir leur créativité en se libérant d’une vision des choses trop linéaire et

stéréotypée.

Quelques décennies plus tard, à peine, l’art dit des nouvelles technologies, dans la

continuité de la vidéo et du multimédia, matérialisera en quelque sorte –et

paradoxalement- par les mondes virtuels, cette conception nouvelle de l’art comme

libéré de la représentation, libéré aussi du rapport sujet/objet, un art autonome en

soi jusqu’à devenir indépendant dans le sens où l’ordinateur, certes toujours déjà

_________________________

283 F. CAPRA , Le Tao de la physique, Paris : Sand, 1974, p.145

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programmé à la base par un « artiste », artiste qui tient davantage alors de

l’ingénieur ou du programmateur, cet ordinateur permet à une œuvre, un monde,

de se développer sans autre intervention humaine que celle originelle de la

création du logiciel. On peut penser, dés lors, pour reprendre ce que nous avions

dit au chapitre précédent, que ce monde virtuel, s’il n’est pas à confondre avec le

concept de vacuité, n’en est pas moins une première dénonciation de l’évidence de

la réalité, une remise en question de l’ordre des choses.

Si l’art contemporain ne cesse de tendre vers la virtualité et l’éphémère, c’est aussi

en réaction à un marché de l’art mondialisé qui prévaut sur l’esthétique et

phagocyte toute production artistique. L’art cherche à se dématérialiser, à se

déréaliser, à vouloir échapper en fait au statut de marchandise, dont la qualité

première est d’être monnayable, l’art cherche à se dépersonnaliser dans le but de

déjouer les règles et les conditions du marché, de dénaturer les modes de

valorisations habituelles pour retrouver une liberté et une gratuité créatrices.

Cette volonté de sortir l’art des rapports marchands, le concept de vacuité, tel que

nous allons le présenter par la suite, y répond certainement davantage que la

virtualité. Bien que n’entretenant plus que de lointain rapports avec la philosophie

bouddhiste, comme nous l’avons déjà remarqué, de nombreux artistes

contemporains continuent néanmoins de se réclamer de la vacuité bouddhiste et du

mysticisme extrême-oriental dans une démarche presque davantage incantatoire

que réellement vécue, mais qui témoigne, nous semble-t-il, d’une volonté sincère

de sortir d’un rapport sujet/objet qui empêche toute nouvelle approche de la

réalité.

Le concept de vacuité, s’il peut être un modèle pour répondre à ce besoin de

renouvellement de l’art, doit cependant être adapté à l’époque contemporaine et à

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ses problèmes propres.

Nous allons pourtant commencer par aborder la vacuité en faisant référence au

bouddhisme, notamment par le biais de la philosophie de Nagarjuna, pour

circonscrire le concept de vacuité qui est d’évidence essentiellement insaisissable.

3. La vacuité dans la tradition bouddhiste

Lors d’un discours prononcé à l’invitation d’Edgar Faure à l’Assemblée Nationale,

en décembre 1976, par rapport à trois propositions de loi sur les libertés, Claude

Lévi-Strauss (284), récusant violemment l’idée que l’homme soit avant tout un être

moral, déterminait pour seul critère valable de la liberté de l’homme sa qualité

d’être vivant dépendant de son environnement. Loin de reconnaître un droit de

l’homme sur l’environnement, Lévi-Strauss parle alors d’un droit de

l’environnement sur l’homme. Dans la suite de son discours, à l’appui de sa

démonstration, il évoque entre autre une civilisation, qui définit l’homme comme

être vivant participant d’un Tout, et qui celle du bloc de « l’Orient et de

l’Extrême-Orient » mais sous condition de comprendre que l’Orient n’est ni arabe

ni musulman : il est indien, et l’Extrême-Orient va du Tibet à la Chine. La

tradition médicale d’Orient et d’Extrême-Orient, que nous avons déjà abordé au

chapitre III, reprend en effet cette conception d’un être humain ayant pour qualité

_______________________

284 C. CLEMENT, Claude Lévi-Strauss, Paris : PUF, 2002, p.89-90

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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première d’ « être vivant global », dépendant de son environnement, un

environnement compris au sens large et à tous les niveaux : naturel, social,

familial, culturel…

Si l’on admet donc une unité théorique de la tradition médicale d’Orient et

d’Extrême-Orient, d’autant plus vrai pour la médecine tibétaine fondée sur le

concept bouddhique holistique et qui se présente comme une synthèse dynamique

des médecines traditionnelles chinoise et ayurvédique, on comprend que le corps,

à travers les souffles et énergies qui l’habitent, et que diverses techniques d’arts

internes se proposent de maîtriser, se pose comme vecteur de transformation

privilégié pour atteindre soit à la santé, soit à la sagesse comme conduite éthique,

soit encore à une forme de libération spirituelle. Mais le postulat de base qui

ordonne la tradition médicale orientale semble bien être celui de vide, de vacuité,

ce qui semble paradoxal quand on en connaît la richesse théorique et empirique.

Pour tenter de cerner la notion de vide, nous ferons le détour par la pensée d’un

philosophe indien classique, Nagarjuna, considéré par de nombreux exégètes

comme le pilier de la philosophie bouddhiste classique, révéré encore de nos jours

dans l’ensemble du monde bouddhiste, reconnu comme maître à penser aussi bien

à Ceylan, en Chine et au Tibet qu’au Japon.

Nagarjuna et Asanga sont considérés comme les deux grands maîtres de la

tradition du Grand Véhicule (Mahayana). Nagarjuna, le premier, révolutionna la

tradition conceptuelle du Grand Véhicule (Mahayana) en établissant, au 1er ou 2ème

siècle, une voie médiane, le Système du Milieu ou Voie du Milieu (Mâdhyamika),

comme un enseignement équilibré se situant entre celui du Grand Véhicule

(Mahayana) et celui du Petit Véhicule (Hinayana). Asanga, le second, fonda, au

4ème ou 5ème siècle, le Système Idéaliste ou de la Seule Pensée (Chittamatra,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Vijnanavada) qui vise à supprimer l’objet et à ne garder comme réel que le sujet.

La tradition chinoise présente Nagarjuna comme étant né au 1er siècle après J.C.,

dans l’Andhapradesh - une région du Sud de l’Inde- d’une famille de Brâhmanes.

Le nom de Nagarjuna viendrait de Naga (serpent) et Arjuna (une variété d’arbre).

D’après la légende, Nagarjuna serait né sous un arbre et aurait été instruit dans les

sciences occultes par les Naga dans leur palais sous-marin.

Nagarjuna aurait vécu une soixantaine d’années. A sept ans il se serait rendu à la

célèbre Université de Nâlanda où il opta pour une vie monastique. Dans

l’Himalaya, il reçut le premier sûtra du Mahâyâna et, selon la légende, c’est grâce

au Roi Des Serpents qu’il eut connaissance des textes sacrés du Prajnaparamita.

Après quoi il propagea sa doctrine et rédigea en sanskrit de nombreux ouvrages.

Dans la tradition tibétaine, on lui attribut même près d’une centaine d’œuvres.

Parmi celles-ci, les principales que l’on puisse citer sont :

• Mâdhyamakakarika : « Journal de la Doctrine du Milieu » ou

Mâdhyamakasastra : « Traité du Milieu »

• Mahâprajnaparamitasastra : « Traité de la Grande Vertu de Sagesse » - traduction par E. Lamotte en 5 volumes (2500pages).

• Mâhayanavimsaka : « Vingt Chants sur le Mâhayana »

L’œuvre de Nagarjuna consiste surtout en l’examen exhaustif des théories de son

temps. Nagarjuna passe au crible de la logique les notions les plus courantes et les

plus discutées des différentes écoles bouddhiques d’alors. Il montre ainsi

l’absence de fondements des concepts tels que celui de raison d’être ou de nature

propre.

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La Voie du Milieu ou Madhyamika, établie par Nagarjuna, est une philosophie

basée, d’une part sur la théorie qui veut qu’il ne puisse y avoir de nature propre et

donc de chose en soi, effective dans la réalité de l’existence, et d’autre part sur la

théorie qui veut que cette réalité soit le fait d’une production dépendante générale

qui provoquerait et coordonnerait l’effectivité des phénomènes.

On pourrait qualifier la Voie du Milieu de conséquentialiste de la vacuité dans le

sens où elle propose une voie médiane entre le substantialisme et le nihilisme ; elle

ne conçoit la mort, ni comme un anéantissement à venir, ni comme la promesse

d’une immortalité, mais comme une illusion au même titre que la naissance ; elle

réfute les thèses extrêmes de permanence et d’annihilation en vue de la révélation

de la Perfection de la Sagesse délivrée par le Buddha.

La pensée de Nagarjuna pourrait être présentée comme une démonstration par

l’absurde de toute tentative de penser en fixant son objet, laquelle démonstration

débouche sur la vacuité de la pensée. Ce qui, finalement, est une façon –sinon la

seule- de penser la vacuité, entreprise relevant du paradoxe apparent.

Penser la vacuité, en effet, si l’on suit la démonstration de Nagarjuna, tient à

penser l’absence d’objet autant que l’absence de sujet. Cela est en contradiction

totale avec notre expérience quotidienne, avec l’évidence spontanée de la réalité

des choses, ce que Husserl appelait l’attitude naturelle ou la thèse naturelle du

monde qu’il proposait de suspendre et de réduire par la méthode

phénoménologique.

La méthode de Nagarjuna est toute autre, elle s’inscrit dans un contexte culturel

diamétralement différent et à une époque fort éloignée mais, si cela nous

condamne peut-être à rester dans une certaine extériorité de la pensée de

Nagarjuna, du moins peut-on espérer pouvoir s’en approcher assez pour tenter

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d’en saisir la portée et la modernité.

Loin de vouloir réinterpréter la pensée de Nagarjuna à partir d’une problématique

occidentale, ou même de prouver la possibilité d’une telle pensée, il s’agit

davantage de se confronter à une pensée négative qui évacue tous les concepts, se

présente sans point d’appui, défiant la compréhension et se méfiant

continuellement de ses propres positions, et met à nu la futilité des constructions

intellectuelles tant qu’elles aboutissent à une fixation de la réalité qui, par essence,

est changeante et contingente nous dit Nagarjuna.

Pour ce faire, plutôt que d’embrasser la pensée de Nagarjuna dans sa totalité, nous

l’aborderons par le biais du concept du sujet qui nous semble être on ne peut plus

d’actualité dans le sens où il concentre les recherches les plus actuelles tant en

sciences cognitives, en psychologie, en intelligence artificielle qu’en biologie et

philosophie de la conscience. Nous n’entreprendrons donc pas une étude

exhaustive du Mâdhyamika mais, à travers le thème du sujet, nous suivrons au

plus près une pensée qui cherche à se glisser entre les limites du concevable et

dénonce sans cesse cette tendance à s’installer confortablement dans l’être.

Nous tâcherons, enfin, de démontrer que la philosophie de Nagarjuna est moins

un procédé critique dévastateur ou un règlement de compte entre écoles

bouddhiques qu’une méthode précise, basée sur la réfutation logique poussée à

son terme, et qui, éliminant l’erreur, fait paraître nue et vide la réalité. La

philosophie de Nagarjuna n’aboutit pas, cependant, à la fin de tout savoir mais

suggère la possibilité d’un entendement qui se glisse entre les bornes du nihilisme

et de l’idéalisme et se dégage de toute finitude.

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Si la nature de la réalité s’avère relative à la façon dont elle est regardée, cette

relativité elle-même n’est rien en soi. L’intérêt de Nagarjuna réside justement, à

nos yeux, dans sa détermination à voir sans s’attacher à l’horizon de la vision et à

laisser ainsi transparaître la vérité au delà de toutes les apparences.

Le Traité du Milieu (Mâdhyamakakarika), l’œuvre maîtresse de Nagarjuna –que

nous suivrons à partir de la traduction effectuée par Georges Driessens, sous la

direction de Yonten Gyatso (285)- Nagarjuna procède à pas moins de 27 réfutations

qui sont autant d’approches analytiques qui permettent d’articuler une

déconstruction rationnelle des différentes dimensions de la réalité de l’être, afin

d’établir la nécessité logique et la complétude des deux aspects de la réalité qui

sont l’absence de nature propre effective et la relativité de la constitution du sujet,

comme de toute existence en général, qui tient à l’interdépendance des

phénomènes et à leur production également dépendante.

Chacun des vingt-sept chapitres du Traité du Milieu revient sur un aspect de cette

réalité dépendante et relative, en ce qui constitue un véritable tour d’horizon de

l’édifice doctrinal bouddhiste. C’est donc bien d’un texte polémique qu’il s’agit,

visant à rectifier les notions fausses propres à la scolastique bouddhique.

L’enchaînement des vingt-sept chapitres du Traité du Milieu obéit à une logique

didactique en même temps qu’empirique qui permet à Nagarjuna d’approfondir sa

pensée et de l’appliquer à l’ensemble des phénomènes et des sensations de la vie

quotidienne.

_____________________

285 G. DRIESSENS, Nagarjuna : Traité du Milieu, Paris : Seuil, 1993

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L’ordre des chapitres du Traité du Milieu est le suivant :

1 - Analyse des conditions

2 - Analyse du mouvement

3 - Analyse des facultés

4 - Analyse des agrégats

5 - Analyse des éléments

6 - Analyse du désir et de son objet

7 - Analyse des composés

8 - Analyse de l’action et de son agent

9 - Analyse du préexistant

10 - Analyse du feu et du combustible

11 - Analyse d’une extrémité antérieure et d’une extrémité postérieure

12 - Analyse de la souffrance

13 - Analyse des formations

14 - Analyse du contact

15 - Analyse de la nature propre

16 - Analyse de l’asservissement et de la libération

17 - Analyse de l’acte

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18 - Analyse du je et des phénomènes

19 - Analyse du temps

20 - Analyse de l’assemblage

21 - Analyse de la production et de la destruction

22 - Analyse de Celui-ainsi-allé

23 - Analyse des méprises

24 - Analyse des vérités supérieures

25 - Analyse de l’au-delà des peines

26 - Analyse des douze facteurs de l’existence

27 - Analyse des vues

Tout au long de ces investigations philosophiques, Nagarjuna utilise la même

méthode didactique qui consiste en une dialectique de démonstration par l’absurde

et de réduction logique (au sens d’une forme proche de l’épochè husserlien comme

réduction phénoménologique en même temps que suspension du jugement) qui

permet, au terme de la démonstration, de faire ressortir l’aberration que constitue

l’idée de l’effectivité de natures propres. Il démantèle et prive de la sorte de toute

assisse les points de vue jugés extrémistes des autres courants bouddhistes qui

s’attachent à démontrer soit l’idée d’une substance et d’une permanence des

choses en elles-mêmes, soit au contraire leur négation absolue. Par le Traité du

Milieu, Nagarjuna cherche donc à établir entre toutes extrêmes une voie médiane

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appelée la Voie du Milieu (Madhyamika).

Pourtant, si la pensée de Nagarjuna paraît essentiellement critique, semblant

s’adresser à des scolastiques, elle garde en même temps ses distances par rapport

à elle même. C’est une pensée en prise directe avec l’inexprimable. A ce titre, elle

se permet de manier le paradoxe et la contradiction. C’est une pensée qui se meut

en même temps au sein des limites du langage et des problématiques culturelles de

son époque, cherchant à travers tout cela le sens ultime. Chaque critique de

Nagarjuna, chacune de ses réfutations logiques et démonstrations par l’absurde

mettent en évidence la futilité des constructions conceptuelles de l’entendement,

tant bien même se voudraient-elles au service de la Voie enseignée par le

Bouddha. La tentative de critique trébuche, elle-même, à chaque pas avec

l’inexprimable tant il s’avère que tout change au moment même où on le pense. Il

semble impossible de reconstituer le mouvement intégral d’une telle philosophie

qui se base sur la critique et l’interdépendance entre les contraires et qui semble

issue d’une crise de l’intelligibilité.

Cette pensée se caractérise aussi par l’abandon de toute ontologie. Cela paraîtra

illogique à un esprit occidental, le discours sur l’être n’étant possible que quand il

y a quelque chose qui puisse être affirmé. Il n’y aurait pas de parole sans être, pas

de mots sans chose. La philosophie de Nagarjuna restera inaccessible à un esprit

trop imprégné d’aristotélisme. Elle n’aboutit pas, pourtant, à la fin de tout savoir

mais cherche comment la pensée peut se penser dans l’absence de l’être. La

négation de la pensée de l’être, de l’ontologie signe ainsi, de manière radicale,

l’effort pour se dégager de toute finitude. Cette pensée entraîne sa propre

extinction, jusqu’au silence, le sujet connaissant se sachant plongé dans les

illusions d'un monde sans consistance.

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L’action vécue est le moteur de cette dialectique négative qui refuse toute

adhésion au concept. L’expérience de la fugacité des choses nourrit cette

négativité.

En même temps, la vacuité des choses est le seul véritable moyen pour déjouer

cette négativité. Vider les phénomènes de tout en-soi est, pour Nagarjuna, l’unique

façon valide de traverser les apparences. La négation du concept tient à la

précaution de ne pas faire un absolu de l’étant, lequel est impossible car le fait en

lui-même est déjà en train de se dissoudre, pour ainsi dire, au moment même où il

apparaît. Le seul sens possible ne peut se chercher que dans le dépassement du

sens.

Le chemin -ou voie- que propose Nagarjuna ne peut, dés lors, qu’échapper

fondamentalement à toute description comme à toute inscription dans une pensée

dualiste, rationnelle ou qui plus est positiviste. Sa philosophie semble, par nature,

si l’on peut dire, se nier elle-même dans une extinction continuelle de ses propres

positions.

Nous allons, néanmoins, reprendre plus en détail les concepts clés de la pensée de

Nagarjuna qui sont « la théorie de l’absence de nature propre » et « la théorie de

production dépendante » qui permettent de saisir comment peut se penser et se

vivre la vacuité.

Il nous faut pour cela revenir préalablement, et de façon plus générale, sur la

philosophie bouddhiste dans laquelle a pris racine la pensée de Nagarjuna.

Encore faut-il remarquer que persiste une interrogation sur l’existence possible

d’une « pensée indienne », pour ne pas dire d’une « philosophie indienne »,

laquelle n’est absolument pas abordée dans le système éducatif classique français,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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si ce n’est même occidental, comme le remarque Roger-Pol Droit :

« A l’égard de l’Inde, en effet, l’institution philosophique, considérée dans son

ensemble, cultive, au mieux, le silence –au pire le sarcasme. La remarque vaut pour

les lycées comme pour Normal Sup. (…) On enseigne, à des centaines de milliers de

jeunes français chaque année, qu’il n’y a pas de philosophie en Inde. » (286)

En cantonnant la pensée indienne à un mysticisme exotique, en l’estimant

indissociable de la religion, on l’oppose de façon caricaturale à la philosophie

occidentale qui serait rationnelle et critique, tandis que la pensée indienne serait

aliénée par la foi et les mythes.

Dans un article intitulé « Qu’est-ce que la philosophie bouddhique ? » (287),

Matthew T. Kapstein met en évidence la problématique de l’expression

« philosophie bouddhique », en interrogeant aussi bien la notion de

« philosophie » que le terme « bouddhique ». Il n’hésite pas à ramener la

problématique, non dans le champ de la spéculation, mais dans celui d’une éthique

active, pragmatique, et, citant Pierre Hadot, dans l’esprit des exercices spirituels

des écoles philosophiques de l’antiquité grecque. Peut-on, d’ailleurs, légitimement

comparer l’enseignement du Bouddha aux constructions philosophiques tels

qu’élaborés par Hegel, Kant ou Husserl ?

______________________

286 R.P. DROIT, L’oubli de l’Inde, Paris :PUF, 1989, p.28

287 M..T. KAPSTEIN, Qu’est-ce que la philosophie bouddhique, in Le Nouvel Observateur,

Hors série n°50, avril/juin 2003

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Les systèmes théoriques bâtis par la philosophie occidentale vise à une cohérence

et une complétude, alors que la pensée bouddhique vise non la réfutation

systématique mais le discernement, se nourrissant des apports de l’intelligence

conceptuelle pour mieux les dépasser dans l’expérience de l’intelligence

immédiate.

On peut dire de l’approche bouddhique qu’elle est avant tout thérapeutique dans le

sens où son objectif est de transformer l’homme en profondeur, en guérissant ses

blessures et soulageant ses souffrances, fruits de l’inconnaissance, c’est-à-dire du

fait que nous ignorions la véritable nature des phénomènes. Cette inconnaissance

se traduit par l’attribution d’un moi stable au flux incessant de notre conscience et

par le fait que nous imaginons, dans le monde des phénomènes, des entités

permanentes et séparées, des essences, des en-soi. Le deuxième type de blessure

est produit par les émotions négatives et destructrices, telles que la colère, la

jalousie, l’envie, qui engendrent des états douloureux. Le bouddhisme considère,

cependant, de façon classique, que l’inconnaissance a des conséquences plus

profondes que les émotions négatives car elle est plus fondamentale. Et si l’on

peut se débarrasser assez facilement des émotions négatives qui minent notre

quotidien, au prix d’une vigilance de tous les instants, il faut la compréhension

réelle du non-moi pour dissiper l’inconnaissance. L’une des principales

caractéristiques du bouddhisme serait certainement cette intelligence à utiliser des

aspects épistémologiques et logiques sans jamais fonder dessus la pratique. C’est,

en effet, à partir de l’expérience intérieure du Bouddha qu’a été conçue la pratique

bouddhiste et non à partir de connaissance discursive ou d’intuition intellectuelle.

D’où la légitimité de cette vision du bouddhisme, comme un art de vivre ou un

mode de vie comprenant une panoplie d’analyses sur la nature de la réalité et de la

conscience, mêlée à une extrême diversité d’exercices spirituels visant à libérer le

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pratiquant de l’enchaînement aux illusions :

« Les pratiques bouddhistes nous permettent de renoncer peu à peu à nos

présupposés et de faire l’expérience de points de vue différents. (…) Si vous observez

les choses plus attentivement, vous vous rendez compte qu’il est difficile de mettre le

doigt sur leur réalité absolue. Vous commencez à comprendre que la permanence et

l’existence propre que vous attribuez aux choses sont dues au contexte dans lequel

vous les envisagez. » (288)

On envisage traditionnellement la pratique bouddhiste selon trois phases

dépendantes les unes des autres : l’écoute ou l’étude du Dharma (terme sanskrit

qui désigne l’ensemble des préceptes ou lois énoncés par le Bouddha), la réflexion

sur le sens de l’enseignement, la pratique de la méditation afin d’en expérimenter

le sens et d’en acquérir la compréhension directe. Seules les deux premières

phases font appel à l’intelligence conceptuelle, la dernière faisant appel à

l’intelligence immédiate. L’écoute, l’étude et la réflexion sollicitent la capacité

d’analyse et le discernement. Les opérations d’analyse reposent elles-mêmes sur la

logique, permettant de mener une investigation rigoureuse sur le sentiment

d’individualité, la perception d’une entité personnelle comme indépendante et

permanente, le soi, appelé en sanskrit « atman » dans la tradition hindouiste au

milieu de laquelle est né le bouddhisme. Grâce à l’analyse logique, le soi

apparaîtra comme un phénomène dénué de fondement et reposant exclusivement

sur les mécanismes d’imputation de l’esprit.

___________________

288 Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007, p.113-115

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La Voie du Milieu (Madhyamika), établie par Nagarjuna, considère que l’intérêt

de la logique est d’épuiser l’illusion dualiste et de permettre à la pensée de réaliser

ses propres limites. L’emploi du tétralemme (« catuskoti » en sanskrit) par

Nagarjuna, que nous étudierons plus loin, est l’illustration de cette façon d’épuiser

toute conception dualiste et linéairement rationnelle, avec pour but, à terme, la

suspension du jugement et de la conceptualisation, l’opération d’analyse devant

aboutir au repos de l’activité intellectuelle, permettant ainsi le passage du signe au

sans signe, du concept au silence. Ce silence de l’esprit, seul, permet que se vive

l’état de non-soi. D’où la valeur primordiale que le bouddhisme accorde à la

pratique méditative, qu’on appelle aussi expérience yoguique, comme permettant

la compréhension directe et immédiate de notre véritable nature.

L’enseignement du Bouddha se ramène à quatre sentences, considérées comme

principes fondamentaux, autour desquels se reconnaissent les diverses écoles

bouddhiques :

1) Tous les composés sont impermanents

2) Toute saisie est dysharmonie

3) Tous les phénomènes sont vacuité et dépourvus de soi

4) Au-delà de la dysharmonie est un état de paix

A propos de ce phénomène de saisie, il est qualifié de dysharmonique car selon le

lama tibétain Yongey Mingyour Rinpotché :

« A l’origine, l’esprit s’engage à plusieurs niveaux et de bien des manières dans un

processus que le bouddhisme appelle saisie, et qui consiste à prendre les choses

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comme ayant une réalité en soi. Cette saisie nous pousse à percevoir la vie comme

une survie essentiellement fondée sur la peur. Dans le bouddhisme, l’entraînement de

l’esprit permet de remplacer cette perception par une expérience différente dans

laquelle la vie devient une succession de phénomènes singuliers et fascinants. » (289)

Yongey Mingyour Rinpotché propose, pour mieux comprendre cette idée

bouddhiste de saisie, de le rapprocher du concept de « synchronie neuronale »

développé par les chercheurs en neurosciences. La « synchronie neuronale », en

effet, est un processus hypothétique propre aux neurosciences selon lequel des

neurones situés dans des zones du cerveau très éloignées les unes des autres

communiquent entre eux spontanément et instantanément dans le cadre de

mécanismes de reconnaissance de schémas de formes ou de couleurs.

Selon Yongey Mingyour Rinpotché :

« Cette tendance à identifier des schémas ou des objets est l’équivalent le plus clair,

sur le plan biologique, du concept de saisie. (…) Les études cliniques montrent que

la pratique de la méditation élargit le mécanisme de la synchronie neuronale, au

point que le sujet commence à percevoir consciemment l’identité de son esprit et de

l’objet que son esprit perçoit. En d’autres termes, la pratique prolongée de la

méditation fait disparaître la sensation artificielle de séparation entre sujet et objet,

ce qui donne au sujet la liberté de déterminer la qualité de ce qu’il vit, ainsi que de

distinguer entre ce qui est réel et ce qui n’est qu’apparence. » (290)

___________________

289 Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007, p.110

290 Idem p.111

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Pour ce qui est de la troisième sentence du Bouddha qui stipule que tous les

phénomènes sont vacuité et dépourvus de soi, si toutes les écoles bouddhistes

considèrent que le soi de la personne est une convention illusoire établie sur la

base des cinq agrégats transitoires et composites, les positions varient par contre

en ce qui concerne le non-soi des phénomènes.

La Voie du Milieu (Madhyamika) considère, quant à elle, que la vacuité est la

nature ultime des phénomènes, le non-soi (anatman) étant synonyme de vacuité :

« Que l’on analyse ainsi les objets matériels, le temps, notre corps ou l’esprit, on

parvient immanquablement à un point où il est inutile d’essayer de poursuivre. La

quête d’une entité irréductible s’effondre d’elle-même. A l’instant où l’on renonce à

trouver quelque chose qui existerait dans l’absolu, on ressent un avant-goût de ce

qu’est la vacuité, l’essence infinie et indéfinissable de la réalité telle qu’elle est. »

(291)

Mais, à défaut de pouvoir définir directement la vacuité, comment définir le soi,

comme existant en soi, que l’on appelle couramment « je » ou « moi » ? Au-delà

de ses usages courants, « je » désigne implicitement la notion d’entité. La

définition bouddhiste de la notion d’entité est d’être ce qui vit d’une façon

indépendante ou unitaire et ce qui vit d’une façon autonome. Le soi, en tant

qu’entité, se suffit donc à lui-même. Cette auto-suffisance permet d’attribuer à

l’entité une qualité de permanence et d’existence absolue. L’individu conçoit donc

l’image d’un substrat fixe et immuable à partir de l’expérience qu’il a des cinq

agrégats et de leur combinaison transitoire.

___________________

291 Ibid. p.122

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

332

Nous imaginons une durée en contrepoint de l’impermanence et nous la percevons

dans l’individualité empirique à laquelle nous nous attachons :

« On nous a appris à appeler je ou moi un flux de perceptions qui nous confortent

dans notre impression que ce moi existe. Il nous semble bien que nous sommes une

entité unique qui traverse le temps, inchangée. Nous sommes porté à croire

qu’aujourd’hui nous sommes le même qu’hier. (…) Pourtant, devant un miroir, nous

pouvons nous rendre compte que ce moi a changé. (…) Si nous analysons le

sentiment de moi que nous éprouvons en pensant à notre esprit et à notre corps (…),

nous constaterons que notre moi physique, par exemple, est lui aussi constitué de

différentes parties : les jambes, la tête, les bras, les pieds, les organes, etc. Est-ce

que l’une de ces parties est véritablement identifiable au moi ? (…) Quand nous

prenons conscience de la formidable multiplicité de facteurs qui doivent être réunis

pour produire le sentiment d’un moi particulier, notre attachement à ce moi, que

nous croyons être, commence à se relâcher. » (292)

Citant un extrait de l’ « Anattalakkhanasutta », Kamaleswar Bhattacharya

remarque que le Bouddha ne dit pas qu’il n’y a pas d’atman mais simplement, en

parlant des agrégats (skandhas) éphémères et douloureux, qui constituent la

dimension psycho-physique de l’homme :

« Ceci n’est pas mien, je ne suis pas ceci, ceci n’est pas mon atman. » (293)

___________________

292 Ibid. p.121-122

293 K. BHATTACHARYA, L’Atman-Brahman dans le bouddhisme ancien, Paris : Ecole

Française d’Extrême Orient , 1973, p.12

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’enseignement sur le non-soi (anatman) vise, au bout du compte, à permettre de

se défaire d’une erreur qui fausse la perception de la véritable nature des

phénomènes. Celui qui croit au soi (atman) ou plus largement à la réalité comme

étant permanente, solide, faite d’entités autonomes, celui-là donne forme et

consistance au voile de la dualité puis à celui des émotions aliénantes qui sont la

cause de la souffrance et du mal-être. De sorte que la compréhension profonde de

la nature véritable des choses, à savoir que les phénomènes sont vides d’existence

propre, permet de trouver le remède aux émotions perturbatrices et à leur cause,

qui est l’ignorance de la nature de nos expériences. Précisons, toutefois, que le

bouddhisme ne vise absolument pas à nier l’existence du sujet, ni ne tend à la

négation de la réalité de la personne ou à la dévalorisation de soi, mais conteste

simplement la réalité d’une entité auto-suffisante, indépendante et permanente,

même si peut paraître paradoxale, effectivement, une réfutation du soi conjointe à

l’affirmation que la libération est possible parce qu’il existe un non-né, un non-

conditionné.

Des questions annexes de linguistique et de traduction ajoutent certainement à

l’ambiguïté des notions de non-soi et de vacuité, comme l’explique Khenpo

Tsultrim Gyamtso Rinpotché :

« Les meilleurs spécialistes européens du Mahayana font remarquer à juste titre

qu’il vaudrait mieux employer l’adjectif « vide » que le substantif « vacuité » ; mais

comme l’adjectif « vide » peut être substantivé (le vide), on n’est pas plus avancé.

« Vacuité » semble préférable, car « le vide » évoque trop « le néant », voire « le

nihilisme » que tant de bons esprits attribuent systématiquement au bouddhisme. On

peut proposer de faire un garde-fou en utilisant les mots « vides » et « vacuité »

seulement comme prédicats et jamais comme sujets d’une proposition : on dénonce

le « vide de », mais on n’énonce pas le vide ! (…) S’interroger sur la nature du vide

n’a pas de sens, puisqu’il est vide. (…) Conformément à ce qui a été écrit plus haut,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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il vaudrait mieux écrire « vacuité de soi », mais l’expression est ambiguë en français,

comme celle de « absence de soi ». Dans tout ce texte, « vacuité du soi » doit

s’entendre « vacuité d’un soi qui serait doué de nature propre » (294)

De la même manière, en tibétain, les méditations sur la vacuité ou perspectives

philosophiques sont appelées « droup ta ». « Droup » a le sens de réalisation et

« ta » peut se comprendre au sens d’expressions ou de déterminations. On traduira

donc « droup ta » par « points de vue du Dharma » ou « différentes visions du

Dharma » qui sont autant de moyens de libérations. Ces différentes visions, en

effet, n’ont pas pour fonction d’établir une vérité dans un énoncé, de façon

théorique ou abstraite, mais de s’inscrire au contraire dans une perspective

thérapeutique de délivrance. Point commun à toutes les écoles bouddhistes, du

Hinayana jusqu’aux développements les plus subtils du Mahayana, la réflexion se

déploie toujours autour du thème central qu’est le non-soi ou vacuité, vacuité tant

des phénomènes que de l’esprit.

L’un des premiers et des plus célèbres commentateurs indien du bouddhisme,

Dharmakirti, proposa au 5ème siècle, dans son ouvrage de référence

« Commentaire des moyens de connaissance valides » (295), d’aborder l’analyse de

l’esprit, sur laquelle porte l’enseignement traditionnel du Bouddha, dans une

perspective épistémologique. L’interrogation originelle de Dharmakirti, dans sa

________________________

294 K..T. GYAMTSO RINPOTCHE, Méditation sur la vacuité, Paris :Editions Dzambala, 1994,

p.16-17

295 D.T. SUZUKI, Commentaire des moyens de connaissance valides, Tokyo : Ed. Otani

University, nouvelle éd.1962

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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critique des conditions de la connaissance, était de déterminer ce qui est impliqué

dans la perception.

Pour l’étude des arguments de Dharmakirti, qui sortent quelque peu du sujet de

notre recherche, nous renverrons essentiellement, d’une part à l’enseignement de

Tarab Tulku Rinpotché transmis par l’Institut Tarab France (296), d’autre part aux

traductions de textes, commentaires et analyses, proposés par des spécialistes

universitaires du bouddhisme en même temps que par des pratiquants reconnus de

la voie bouddhique, dans la collection Dharma (297).

Dans le cadre de cette recherche sur la perception de la vacuité du sujet selon la

tradition bouddhiste, nous devons préalablement revenir sur les « douze éléments

de la production interdépendante » que le Bouddha, selon la légende, perçut

directement lors de la nuit de son illumination. Même si, d’après certaines

interprétations savantes admises, la formulation de ces douze éléments serait une

compilation tardive, il n’en reste pas moins qu’elle constitue un enchaînement

logique éclairant sur la véritable nature des phénomènes selon le bouddhisme. Le

Bouddha parle d’habitude davantage de combinaisons de plusieurs de ces

éléments. Une fois seulement, dans un passage, il mentionne huit d’entre eux. Les

spécialistes s’accordent toutefois à reconnaître que, même si la formulation en

douze éléments est une élaboration postérieure, et sous cette forme ne peut être

directement attribuée au Bouddha, elle représente pourtant la compilation de

quelque chose d’essentiel dans son enseignement et son expérience d’éveil.

_________________________

296 TARAB TULKU RINPOTCHE, Unité dans la dualité, psychologie tibétaine, Paris : Institut

Tarab France, 2001

297 Collection Dharma, la voie du Bouddha, numéros 1 à 34, Saint Hugon : Institut Karma Ling

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Les douze éléments de la production interdépendante, fixés par la tradition

bouddhiste, se déclinent selon l’ordre suivant :

1) L’ignorance

2) Les formations karmiques

3) La conscience

4) Le nom et la forme

5) Les six champs sensoriels

6) Le contact

7) Les sensations

8) La soif, le désir

9) L’appropriation, la préhension

10) Le devenir

11) La naissance

12) La vieillesse et la mort

Ces douze éléments représentent les divers aspects de l’être humain conjoint à son

environnement, et ne peuvent se comprendre que si on les voit comme un

complexe d’interconnections. C’est la raison pour laquelle ils sont souvent figurés

sur la jante d’une roue, la jante circulaire symbolisant leur interconnexion sans

commencement. Bien qu’ils soient élaborés séparément et identifiables comme

« premier élément », « second élément », ainsi de suite, on ne peut les comprendre

correctement si on les voit comme des entités séparées. Les éléments désignent

certains traits d’un champ complet, mais le champ ou ses traits n’ont réellement de

sens que vus comme un tout dynamique. On enseigne que ces douze éléments

naissent en dépendance les uns des autres.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Une façon traditionnelle de commencer la description de ces douze éléments est de

commencer par le quatrième, identifié comme « le nom et la forme », terme

technique bouddhiste pour désigner l’entité psychophysique que nous appelons

ordinairement une personne. « Le nom » désigne la conscience, « la forme » la

matière. Sont inclus dans « le nom » les agrégats (skandha) de la sensation, de la

perception, des formations karmiques et de la conscience, c’est à dire tous les

aspects immatériels d’un être. Le cinquième élément est identifié comme « les six

champs sensoriels », c’est à dire les six domaines dans lesquels la conscience

opère : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le sens tactile (le corps) et le champs du

mental, ce dernier étant considéré comme un organe dont les objets sont des

concepts, des images mentales et autres consciences sensorielles –par exemple le

concept « moi ». Le sixième élément s’appelle « le contact », soit la rencontre

d’un objet de perception, d’un organe des sens et d’une conscience –par exemple

un œil, une forme matérielle et une conscience visuelle. Le septième élément se

nomme « les sensations », qui sont soit agréables, soit douloureuses, soit ni

agréables ni douloureuses. Il y a six classes de sensations, selon l’organe des sens

dont elles dépendent.

Le point important à comprendre, semble-t-il, est que le schème des douze

éléments n’est pas un enchaînement causal strict au sens où on l’entend en science

moderne par exemple. Ainsi, on ne peut pas dire que « le nom et la forme »

causent « les six champs sensoriels ». Il serait plus juste, dans l’optique

bouddhiste, de dire que l’existence de la matière est une condition nécessaire pour

l’existence d’un organe des sens, tel qu’un œil, qui est lui-même une condition

nécessaire pour l’existence d’un champ visuel. De même, l’occurrence d’un

contact entre un œil, une forme matérielle et une conscience visuelle est une

condition nécessaire pour l’occurrence d’une sensation de plaisir face à un

spectacle agréable. On dit alors que le phénomène de la sensation se produit en

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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dépendance du phénomène du contact, que le phénomène du contact se produit en

dépendance d’un phénomène de champ sensoriel, et que le phénomène de champ

sensoriel se produit en dépendance du phénomène du nom et de la forme.

En continuant de parcourir les douze éléments, il apparaît que « la soif » naît en

dépendance du « contact », et « l’appropriation » en dépendance de « la soif ».

C’est à dire que nous avons soif d’expériences sensorielles agréables et nous

voulons nous approprier leur prolongation, tandis que nous avons soif de la

cessation des expériences sensorielles douloureuses et nous voulons nous

approprier leur cessation. Mais plus encore, nous avons soif que l’agréable dure et

nous nous agrippons à ce désir même si l’agréable commence à cesser, et nous

avons soif que le désagréable cesse et nous nous agrippons à ce désir, bien que le

désagréable puisse durer plus longtemps que nous ne le souhaitons. Cette volonté

de saisir le transitoire est la nature de l’existence, c’est l’élément du « devenir »

qui dépend de notre soif d’objets sensoriels et de plaisirs ou souffrances associés à

eux.

On peut maintenant revenir au quatrième élément – « le nom et la forme »- qui se

produit en dépendance du troisième élément – « la conscience »- aucun corps (ou

forme) ne pouvant exister sans conscience, car alors il serait mort. On ne considère

pas le sommeil comme une exception dans le bouddhisme, car le sommeil est

conçu comme une inconscience totale des objets sensoriels, c’est à dire conscience

de rien et non pas non-existence de la conscience ; aussi dit-on que la continuité

de la conscience persiste même pendant le sommeil sans rêve. D’un autre point de

vue, une personne ordinaire ne fait jamais l’expérience de la conscience exempte

d’influences de l’expérience antérieure. Ces expériences antérieures laissent dans

la mémoire des traces qui modèlent la conscience. Ainsi, la conscience dépend-elle

du second élément – « les dispositions » ou « formations karmiques ». Ici le terme

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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« formations » est important, car les traces laissées par les actions antérieures

(karma) forment la conscience et l’orientent dans certaines directions : celle-ci

n’est jamais « conscience brute », non-influencée par les actions passées. Les

formations karmiques elles-mêmes naissent en dépendance du premier élément,

« l’ignorance ». Ici, ignorance signifie une non-connaissance de la nature réelle ou

du statut existentiel des phénomènes, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs. Les

êtres humains interprètent donc les choses et y réagissent dans un contexte de

désirs et d’aversions, surestimant ainsi les aspects attirants et repoussants des

phénomènes. Ils ne voient pas les choses pour ce qu’elles sont mais d’une manière

déformée. Cette perception et cette conception faussées sont habituelles, ainsi la

« conscience » qui naît en dépendance des « formations karmiques » est-elle

fondamentalement faussée par « l’ignorance ». Cette ignorance est si profonde

qu’elle ne pourrait dépendre des expériences d’une seule vie mais bien plutôt de

celles d’une multiplicité de vies ; ainsi « l’ignorance » dépend-elle des éléments

précédents, « la naissance » et « la mort ». Et ce sont surtout les plaisirs et les

souffrances des vies qui laissent ces traces qui faussent la conscience : ce sont la

crainte du désagréable et la poursuite de l’agréable, la souffrance de la naissance

et la terreur de la mort, la frustration de vieillir, qui laissent sur la conscience des

empreintes indélébiles.

Les douze éléments de la production interdépendante décrivent donc de manière

dynamique le déploiement de l’existence des êtres vivants. Ceux-ci sont soumis à

la tendance profondément ignorante qui les pousse à s’approprier des satisfactions

transitoires. C’est cette appropriation qui précipite les êtres dans le flux des

renaissances, elle-même dépendant en dernier ressort de « l’ignorance », qui est à

la fois une compréhension incorrecte de la nature réelle des phénomènes et

l’attraction ou répulsion qui en résulte. Ainsi, les douze éléments sont-ils souvent

dépeints dans une roue, les éléments eux-mêmes cerclant la jante et les trois

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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poisons que sont l’illusion stupide, le désir et la haine, formant le moyeu de la

roue.

Les êtres sont vus tournant sans fin dans le cycle de cette existence dont les douze

éléments décrivent la nature, mettant en mouvement à chaque instant le moyeu

des trois poisons, état de choses appelé « samsara ».

L’une des façons de sortir de la roue, de trouver une issue à ce cycle, d’après le

Bouddha, serait, considérant que chacun des douze éléments est une condition

dont dépendent les onze autres, de détruire l’une quelconque de ces conditions

pour que le cycle tout entier cesse. Cette cessation du cycle est appelée « nirvana »

et ne peut se produire que parce que chacune des douze conditions apparaît en

dépendance des autres : si l’un des éléments venait à cesser, toute la chaîne

interdépendante se romprait. C’est ce que le Bouddha désigna sous le terme

générique des « quatre nobles vérités ». A savoir que, étant donné que le caractère

désagréable de l’existence (première vérité) dépend de la préhension ignorante

(seconde vérité), à la cessation de cette préhension ignorante l’aspect désagréable

cesserait donc aussi (troisième vérité), la voie bouddhiste (quatrième vérité) étant

la méthode pour parvenir à cette cessation, cette extinction appelée « nirvana »,

qui revient à briser la chaîne des douze éléments de la production interdépendante.

Lors de son illumination, le Bouddha n’a pas seulement perçu l’action des douze

éléments et des « quatre nobles vérités », mais aussi l’inexistence du soi. Bien que

la formulation des douze éléments constitue une description dynamique des

relations entre motivations, habitudes, actions et conséquences, nulle part il n’est

fait mention d’une personne à qui il arriverait ces conséquences. Le quatrième

élément, « le nom et la forme », est celui qui se rapproche le plus de l’idée de

personne. La forme signifie la matière, qui est composée des quatre éléments :

terre, air, feu et eau. Quand nous percevons quelque chose, c’est cette forme qu’à

la base nous percevons effectivement. Elle est aussi la base du corps humain, le

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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composant des divers organes qui constituent le substrat physique d’une personne.

« Le nom » est la conscience qui opère la perception des formes, c’est à elle qu’on

se réfère communément par le terme d’esprit. De même que le corps, elle n’est pas

une unité, mais plutôt un assemblage de divers facteurs que l’on regroupe

généralement en quatre classes :

- Les sensations, qui sont soit agréables, soit désagréables, soit ni l’un ni l’autre.

- Les perceptions, au nombre de six, selon l’organe des sens sur lequel elles se

fondent.

- Les formations karmiques, classées en nombreuses catégories destinées à

inclure toutes les traces d’expériences antérieures.

- La conscience brute elle même, pure intelligence non modelée par les

formations karmiques ni par les perceptions.

Ces classes qui regroupent les composants de la conscience percevant les formes

sont aussi appelées agrégats (skandhas). Elles se confondent avec quatre des douze

éléments de la production interdépendante. A ceci près que le skandha de la

perception diffère légèrement de l’élément « six champs sensoriels » : ce dernier

désigne les organes de perception, tandis que le skandha se rapporte à la

perception des objets.

La philosophie bouddhiste considère donc deux systèmes de description qui se

recoupent. Le système des skandhas est statique et analytique, il décrit les

composants qui constituent une personne au sens ordinaire du terme. Le système

des douze éléments, quant à lui, est dynamique, il décrit la manière dont les

skandhas interagissent au cours du déroulement de l’existence humaine et dont ils

s’affectent les uns les autres dans le temps. Mais, là encore, nulle part dans le

système des skandhas on ne fait référence à une personne. On pourrait y identifier

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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une pensée subjective, un « je », comme souvenir ou attachement à un nom,

auquel cas elle relèverait du skandha des formations karmiques ; on pourrait aussi

identifier cette pensée « je » comme un objet de perception de l’organe sensoriel

esprit, relevant alors du skandha de la perception. Mais en aucun cas on ne

trouvera d’organe ou d’entité qui soit un « moi » ou « ego ». Ce que l’on appelle,

ordinairement, une personne n’est donc, en fin de compte, que les cinq skandhas

apparaissant et cessant tout au long d’une continuité d’existences. D’où la

conclusion énoncée par le Bouddha qui stipule que les êtres sont dénués de soi.

Ce qui est à comprendre dans le sens, non d’une négation d’un « moi » subjectif,

mais plutôt d’une négation de toute personne réelle qui puisse servir de référent

au concept de « moi », étant admis que nous faisons tous l’expérience d’un « moi »

comme sujet apparent de nos expériences. Le bouddhisme, pourtant, se soucie de

démontrer qu’après analyse on ne peut trouver aucune entité réelle, aucun « soi »

propre qui corresponde à cette expérience de « moi » inséparable du vécu subjectif

commun. S’il y avait un soi, ou une personne, ou un être réel qui corresponde au

sentiment subjectif de « moi », on devrait pouvoir le trouver en analysant l’être

humain. Comme on peut trouver tout l’être humain dans le système de

classification des cinq skandhas, on devrait donc y trouver aussi un soi réel. Mais

si l’on ôte le skandha de la forme ou celui de la conscience, on ne trouve pas de

soi. On ne trouve rien non plus qui se rapporte à un être humain en dehors des cinq

skandhas. D’où l’enseignement bouddhiste traditionnel qui veut que l’idée d’un

moi apparaît en dépendance des cinq skandhas et cesse quand ils cessent, mais

que, si on devait séparer les cinq skandhas, on ne pourrait trouver aucun soi réel,

ni dans la limite de l’un d’entre eux, ni comme résidu laissé par le processus de

leur séparation. D’où l’affirmation qu’aucun soi n’existe réellement, qu’il n’y a

qu’une étiquette « moi » se référant à un soi non-existant et que l’on attribue de

façon erronée aux cinq skandhas.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

343

La question se pose alors, s’il n’y a pas de personne réelle, pas de soi, pas

d’essence propre, ni âme, ni « atman », de savoir qu’est-ce qui renaît et qu’est-ce

qui se libère dans le nirvana ?

Pour répondre à cette question, le bouddhisme considère le skandha de la

conscience comme un continuum d’instants de conscience, lequel bien que

changeant constamment à mesure que la perception change et que les formations

karmiques diverses modèlent la conscience, s’avère lui-même sans

commencement ni fin. Ainsi, le fait de prendre renaissance n’est-il que la

connexion d’un nouveau corps avec le continuum d’instants de conscience

changeants qui préexistait, mais jusqu’alors relié à un ancien corps. Lors de la

connexion à un nouveau corps, l’idée de « je » resurgit, et les expériences du

nouveau corps sont attribuées à ce « moi » qui, en fait, n’a pas pour référent un soi

réel, mais ne fait qu’apparaître au continuum d’instants de conscience à la manière

dont n’importe quelle idée ou objet apparaîtrait.

Pour en revenir au problème de la perception, dans le cadre de la philosophie

bouddhiste, et plus exactement dans la perspective de Dharmakirti, on peut donc

déjà la qualifier à la fois comme l’un des skandhas et comme l’un des douze

éléments : celui des six champs sensoriels.

Du point de vue de l’organisme psychophysique fondamental (le nom et la forme),

qui est à la fois l’acteur de la perception et la base de la désignation « une

personne », le skandha de la perception et l’élément des six champs sensoriels

peuvent se combiner de diverses manières, de façon qu’à chaque champ objectif

corresponde un organe sensoriel et un type de conscience. Ainsi, aux formes

correspondent l’œil et la conscience visuelle ; aux sons, l’oreille et la conscience

auditive ; aux odeurs, le nez et la conscience olfactive ; aux goûts, la langue et la

conscience gustative ; aux objets tactiles, le corps et la conscience tactile ; aux

concepts, l’esprit et la conscience mentale.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

344

Ce système de correspondance indique les bornes de la cognition humaine selon la

tradition bouddhiste : c’est à dire que toutes les cognitions sont limitées par nos

sens. Il y a donc cinq types de cognitions sensorielles matérielles et un seul type de

cognition sensorielle mentale non matérielle, la conscience mentale. La perception

effective se produit quand il y a contact (le sixième élément) entre un organe

sensoriel, un objet dans le champ de celui-ci et une conscience. Il est dit que tous

trois apparaissent et cessent ensemble d’un bout à l’autre d’une séquence

d’instants.

Dans le système bouddhiste ainsi décrit, la conscience naît et cesse en tant qu’une

série d’instants, et tout phénomène qui naît le fait en dépendance de certaines

causes et conditions nécessaires, dans le cadre de la production interdépendante.

La conscience visuelle, par exemple, naît en dépendance de trois conditions : une

condition dominante, l’organe de l’œil, qui en fait une conscience visuelle ; une

condition d’objet, une forme, qui est le type d’objet qu’un œil peut recevoir ; une

condition immédiate, la cause immédiate, qui est l’instant de conscience

immédiatement précédent. Ces trois conditions sont nécessaires pour que naisse un

instant de conscience visuelle. La condition immédiate est une nécessité parce que

la conscience ne se produit pas dans un vide. Chaque instant de conscience fait

partie d’un courant d’instants de conscience qui s’étend dans le passé et l’avenir.

La conscience est conçue comme une continuité. Ce qui est appelé « esprit »,

organe ou condition dominante dont dépend la conscience mentale, est en fait

l’instant de conscience précédant l’instant présent. Ainsi, l’esprit (organe

sensoriel) est-il à la fois une condition dominante et une condition immédiate de la

conscience mentale. C’est à ce titre que l’esprit, considéré comme organe, est

immatériel et n’est pas une chose ou organe, à proprement parler, tel qu’un œil.

On peut alors se demander qu’est-ce qui constitue la condition d’objet pour que

surgisse un instant de conscience mentale ?

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

345

Tandis que les cinq premières consciences (sens matériels) sont avant tout

réceptives, recevant passivement des impressions d’objets matériels, la sixième

conscience, la conscience mentale, est dite réagissante et réflexive. Les cinq

consciences des sens matériels appréhendent leurs objets par la force des objets

qui leur apparaissent. La sixième, la conscience mentale, appréhende les siens

principalement grâce à l’influence de dispositions subjectives, les facteurs

mentaux secondaires. Les objets de la conscience mentale pourraient être des

concepts, des souvenirs, des états émotionnels ou des perceptions, c’est à dire

l’une ou plusieurs d’entre les cinq consciences des sens matériels. Dans le cas où

des perceptions sont les objets de la conscience mentale, la perception s’avère

n’être en fait qu’un instant de conscience perceptuelle, elle est l’instant de

conscience qui précède immédiatement l’apparition d’un instant de conscience

mentale conceptuelle prenant pour objet cette perception. Ainsi, pour une

conscience mentale dont l’objet est une perception, par exemple une conscience

visuelle, la condition dominante, la condition d’objet et la condition immédiate

sont identiques : l’instant d'une conscience précédant immédiatement, telle qu’une

conscience visuelle.

Les cinq perceptions sensorielles matérielles et la perception mentale fonctionnent

ensemble, surgissant et cessant d’instant en instant, créant ainsi notre image du

monde. Toutefois, nous avons tendance à ne pas être conscients de « l’image

brute » qui se crée dans la conscience perceptuelle, parce que la conscience

mentale enregistre aussi des concepts, des souvenirs, des émotions, du côté de

l’observateur, et ceux-ci entrent dans la représentation du champ perceptuel global

qui constitue nos cognitions. Pour comprendre le fonctionnement de ce processus,

il est nécessaire d’examiner de plus près les trois conditions dont dépend une

conscience mentale. Quand il y a contact entre, par exemple, une forme, un œil et

une conscience visuelle, une perception visuelle a lieu. Elle ne dure qu’un seul

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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instant, bien qu’elle puisse revenir en tant que série d’instants. Ce premier instant

de pure conscience visuelle ne serait rien de plus que la cognition d’une forme

d’une certaine couleur. Cependant, ce premier instant de conscience visuelle peut

servir de condition pour la naissance d’un instant de conscience mentale. On aurait

alors, lors du deuxième instant, une perception mentale d’une conscience visuelle.

En raison des facteurs mentaux subjectifs secondaires –tels que les dérivés de

souvenirs, d’émotions et de concepts passés- c’est à dire en raison du skandha des

formations karmiques, une image mentale naîtra en même temps que la conscience

mentale et se mélangera à elle pendant tous les instants d’apparition de la

conscience visuelle. En somme, à l’exception de l’instant initial de la naissance

d’une conscience visuelle d’un objet donné, tous les instants suivants de cette

conscience visuelle qui servent d’objets à une conscience mentale se mélangeront

à des images mentales, des souvenirs et des réponses émotionnelles. L’ensemble

servira de condition pour la naissance d’une conscience mentale. Pendant ces

instants, dits subséquents, les consciences mentales successives n’auront pas la

capacité de percevoir la conscience visuelle exempte des images mentales et des

dispositions subjectives mélangées à elle. C’est ainsi que la conscience mentale

ordinaire ne peut percevoir directement les consciences des sens matériels ni les

objets qui leur apparaissent.

A l’instant initial d’une cognition d’un objet donné, les cinq consciences des sens

matériels perçoivent, effectivement, directement leurs objets respectifs de manière

correcte, et ce parce que les consciences perceptuelles ne sont mélangées à aucune

image mentale. Mais, pendant les instants subséquents de l’apparition des

consciences sensorielles qui prennent connaissance d’un objet donné, ces

dernières se mélangent à des images mentales et ce complexe, dans son ensemble,

sert de condition d’objet, de condition dominante et de condition précédant

immédiatement, selon la terminologie bouddhiste classique, pour que naisse la

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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conscience mentale. Une telle conscience mentale, qui est appelé d’ordinaire

« pensée » ou notre « esprit pensant», est donc incapable de séparer les images

mentales des perceptions brutes. Ainsi, est-elle donc toujours erronée et distordue

en ce sens qu’elle prend ce mélange d’image mentale et de conscience perceptuelle

pour l’objet lui-même. Cette conscience mentale qui a pour objet ce genre de

mélange d’image mentale et de conscience perceptuelle s’appelle un type de

cognition conceptuelle, tandis qu’une conscience perceptuelle nue à laquelle ne se

mêle aucune image mentale s’appelle un type de cognition perceptuelle.

L’enseignement bouddhiste traditionnel ayant pour finalité de montrer comment

les êtres sont astreints, par l’appropriation ignorante, à une existence douloureuse,

et puisque l’ignorance est définie comme une compréhension erronée de la nature

des phénomènes, l’analyse de ce qui rend la cognition conceptuelle

fondamentalement erronée devient alors le sujet essentiel pour déterminer

comment développer des cognitions non-erronées, c’est à dire valides.

Le problème que pose la cognition conceptuelle est, donc, le fait que les images

mentales se mélangent aux perceptions, produisant la cognition conceptuelle

erronée. A quoi s’ajoute la croyance innée erronée en un soi ou une substantialité

des phénomènes, ce qui est la source de l’ignorance, le premier des douze

éléments. Corriger cette manière de voir erronée et suspendre ce processus,

permettrait de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’ignorance (premier élément) pour

servir de condition à la naissance des formations karmiques (deuxième élément)

qui faussent la conscience (troisième élément), et ainsi de suite. Le complexe des

douze éléments s’en trouverait démantelé et l’on obtiendrait le nirvana.

Ces images mentales ne sont pas nécessairement des répliques visuelles

subjectives d’un objet externe, bien qu’elles puissent aussi l’être naturellement.

Une image mentale est considérée comme un complexe d’images, d’idées, d’a

priori, de croyances et d’émotions interconnectés en un seul motif qui fait l’effet

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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d’une image. Un des exemples traditionnels que l’on donne pour comprendre cette

notion d’image mentale est l’expérience que l’on peut avoir d’une ville où l’on ne

s’est jamais rendu mais dont on a entendu parler, ou sur laquelle on a lu des livres

d’histoire. Tout le complexe d’informations sur ce lieu que l’on n’a jamais visité

forme notre image mentale de la ville. Chaque fois qu’on entend le nom de la ville

en question, cette image, après le premier instant de conscience auditive, se mêle

immédiatement à tous les instants subséquents de conscience conceptuelle mentale

qui dépendent de l’instant initial non-conceptuel de conscience auditive. Ce type

d’image mentale s’appelle une image mentale nominale, étant fondée sur des mots.

Mais si, après que l’on ait visité la ville en question, quelqu’un nous interroge sur

celle ci, on en aurait une image mentale fondée sur notre expérience directe. Ce

serait alors une image mentale empirique. Les deux types d’image mentale

peuvent également se mêler et se combiner.

De telles images mentales sont appelées des conceptions parce que, surtout dans le

cas des images mentales nominales, la conception n’est pas une réplique exacte de

l’objet qui est son référent. On distingue deux types de cognitions conceptuelles,

selon qu’elles se bornent à donner un nom à un objet ou qu’elles lui prêtent

certaines qualités. Pour reprendre l’exemple de la ville, on peut, en voyant une

photographie de celle-ci, penser que voilà bien telle ville que l’on a visité ; c’est ce

qu’on appelle une conscience dénominative parce que la conscience conceptuelle

a appréhendé son objet au moyen de l’utilisation du nom de la ville. Mais si, en

voyant l’image de la ville, on pense que cette ville est une grande ville, ce serait

alors une conception qualificative, la conscience conceptuelle ayant appréhendé

son objet en lui assignant certaines caractéristiques.

L’épistémologie de Dharmakirti enseigne que toutes les cognitions conceptuelles

se trompent quant à leurs objets parce qu’elles les appréhendent par

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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l’intermédiaire d’une conception, c’est à dire soit d’une image mentale nominale,

soit d’une image mentale empirique, soit d’une conception qualificative, soit d’une

conception dénominative, ou bien par le biais d’une combinaison de celles-ci.

Cette erreur a nécessairement lieu parce qu’au premier instant d’une cognition

conceptuelle (qui est donc aussi le deuxième instant d’une cognition perceptuelle)

la conception et la conscience perceptuelle vont commencer à se mélanger, et vont

continuer à le faire pendant tous les instants subséquents de cette cognition.

Puisque la conscience mentale de la cognition conceptuelle n’a pas la capacité de

séparer la conception de la perception, on dit qu’elle se trompe sur le mode

d’apparition de l’objet aussi bien que sur le mode d’existence de l’objet. Le mode

d’apparition d’un objet se réfère à la manière dont l’objet apparaît dans la

conscience, c’est à dire que le mode d’apparition est le mélange de l’image

mentale avec la perception nue ; le mode d’existence de l’objet désigne la manière

dont l’objet existe réellement en lui-même et de lui-même. Par exemple, dans le

cas d’une rose rouge, on dira que notre cognition de la rose est induite en erreur

parce que nous sommes incapables de séparer nos conceptions concernant la rose

de la pure apparence d’une forme rouge, qui est tout ce que connaît réellement une

conscience visuelle.

D’autre part, comme nous ne percevons jamais directement l’impermanence de la

rose, mais au contraire voyons une rose comme si elle était là en permanence, nous

sommes induits en erreur quant au mode d’existence de la rose qui, après tout, est

impermanente. Mais si, en prenant connaissance d’une rose rouge, nous venions à

penser : « cette rose est impermanente », nous ne serions pas induits en erreur sur

le mode d’existence de la rose, mais nous le serions tout de même sur son mode

d’apparition, car nous mêlerions toujours la forme rouge à la conception « rose »,

et connaîtrions donc une rose impermanente.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

350

Ainsi, selon les enseignements bouddhistes, les cognitions erronées sont la source

de tous les malheurs des êtres humains. C’est à cause d’elles que toutes nos

activités dans le monde produisent de la souffrance plutôt que de la paix.

L’inverse, toutefois, reste possible : l’être humain peut développer des cognitions

justes qui conduisent à des actes amenant la paix plutôt que la souffrance. On les

appelle cognitions ou états de consciences idéaux, parfaits ou valides. Les

opinions sur les cognitions parfaites diffèrent selon les écoles de pensée

bouddhistes. Dans le système Sautantrika, par exemple, seul le premier instant de

cognition perceptuelle d’un objet peut être une cognition parfaite, tous les instants

suivants du courant d’instants de cette cognition particulière n’étant pas

considérés comme parfaits car induits par la force du premier instant. Dans le

système de la Voie du Milieu ou Madhyamika, par contre, aussi bien le premier

instant d’une cognition que tous ceux suivants qui naissent en dépendance de ce

premier instant peuvent être des cognitions parfaites s’ils ont certaines

caractéristiques. D’autre part, si l’on suit le raisonnement de Nagarjuna, puisque

les phénomènes sont en réalité impermanents et changent d’instant en instant, on

peut soutenir que chaque instant de cognition perceptuelle d’un objet particulier

est le premier, l’objet ayant changé au cours des instants et étant à chaque instant

nouveau un objet différent. A cet égard, finalement, il n’y a pas de différence

réelle entre les points de vue de l’école Sautantrika et de l’école Madhyamika

fondée par Nagarjuna, en opposition à l’école Vaibhashika.

Les écoles Vaibhashika (dite réaliste) et Sautrantika (dite idéaliste) sont deux

écoles philosophiques issues du Hinayana ou « Véhicule des Auditeurs », connues

grâce à l’ « Abhidharmakoçaçastra », qu’on peut traduire par « le Fourreau de la

métaphysique », œuvre composée au Cachemire vers le 5ème siècle par

Vasubandhu. Ce texte se présente comme une sorte de classification des doctrines

et des positions philosophiques du bouddhisme initial. Il est montré dans ce texte

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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que l’école des Vaibhashika tire son origine d’une des plus anciennes sectes du

bouddhisme, celle des Sarvastivadin ou « réalistes intégraux », se caractérisant

par un réalisme proclamant l’objectivité concrète des phénomènes, pour ainsi dire

de façon positiviste. L’école Sautantrika, fondée par Kumaralabdha environ vers le

2ème siècle, est, de son côté, en complète opposition avec l’école Vaibhashika, se

distinguant par sa volonté de rester fidèle à la lettre même des sutra du Bouddha.

Pour les Sauntantrika, le monde est une pure illusion, de par l’inconsistance même

des états de conscience. Les phénomènes apparaissant et disparaissant

simultanément, c’est donc que, non contents d’apparaître à l’existence pour une

très courte durée, ils ne sont en réalité qu’inexistants. La série phénoménale ne

peut plus être considérée, dès lors, comme dérivée et issue d’une cause unique,

d’une cause dite première, mais bien au contraire de causes successives. Ainsi, le

moi n’est que la série successive des phénomènes qui, par leur simultanéité, créent

l’illusion de la permanence. Mais si cette permanence n’est, en réalité, qu’une

illusion, c’est que ce qui va s’anéantissant pendant un temps est, tout de suite, dans

ce même temps, déjà non existant.

Entre les positions antagonistes des écoles Sautantrika et Vaibhashika, l’école

Madhyamika de Nagarjuna propose une Voie du Milieu visant au dépassement de

toutes les opinions parcellaires et vues contradictoires fragmentaires.

Nagarjuna, en effet, met en lumière, dans son œuvre, la loi directrice de

l’interdépendance universelle des phénomènes, lesquels, étant vides de substance

propre et apparaissant en une succession continuelle de morts et d’existences, ne

peuvent être qualifiés ni d’existants, ni de non-existants, mais vide

fondamentalement de toute substance ou en-soi, de toute nature propre.

La théorie de l’absence de nature propre des choses et des dimensions

constitutives de la réalité, que Nagarjuna décline sous différents points de vue à

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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chacun des vingt-sept chapitres du Traité du Milieu, se ramène finalement à une

formulation générale et synthétique qu’on pourrait présenter ainsi :

Ni être, ni non-être

Ni à la fois être et non-être

Ni à la fois ni être, ni non-être

La réfutation radicale des théories de l’être et du non-être, considérées comme

simples positionnements contraires, positif ou négatif, d’une même notion fausse

qui serait celle de l’être en soi, n’autorise celle-ci que comme commodité

langagière. Quelque soit la dimension de l’être considérée, abstraite ou concrète,

corporelle ou spirituelle, qu’il s’agisse du temps ou du désir, Nagarjuna affirme

qu’il ne saurait y avoir de nature propre effective dans la réalité de l’existence, du

fait que chaque chose comme chaque entité ne peut exister en elle-même car elle

devrait alors toujours être identique, être même, là où elle est censée être

différente, et être différente là où elle est censée être même, les choses n’étant

jamais produites à partir d’elles-mêmes, d’autres, des deux ou sans cause.

De là découle, selon Nagarjuna, la théorie de la production dépendante. Objectant

toute validité à l’idée d’une nature propre des choses et des phénomènes, qui ne

seraient que des vues de l’esprit discursif, et par là même réfutant la conception de

la réalité de l’identité des êtres considérés en eux-mêmes, Nagarjuna dénie la

possibilité de production, de succession et de destruction de ces choses et

phénomènes. Ce que Nagarjuna résume en une formule lapidaire, caractéristique

de son style, selon laquelle, les choses n’existant pas, la production et la

destruction n’existent pas, la production et la destruction n’existant pas, les choses

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ne sauraient exister. Dès lors, le cours de l’existence se ramènerait à l’articulation

d’interdépendances sans objet ni sujet, sans identité ni altérité en tant que telle,

soumises à une production dépendante générale et indifférenciée, intransitive, dont

aucune chose, aucun phénomène ni sensation ne résulterait en soi. Ce qui revient à

dire que l’existence serait bien une production mais de rien, rien ne

s’appartiendrait dans l’existence, rien n’aurait d’identité, rien ne serait ni le sujet

ni l’objet de cette production. Cette conception de la vacuité ne peut toutefois pas

être assimilée à un simple nihilisme purement négatif, dans le sens où Nagarjuna

reconnaît une forme d’existence aux choses et aux phénomènes mais relativement,

dans un système d’interdépendance, sans qu’il y ait essence ni existence propre ou

indépendante en quelque façon que ce soit. Nagarjuna appelle vacuité ce qui

n’existe que sous forme conditionnée, ce qui apparaît en dépendance. Et puisqu’il

n’existe aucun phénomène qui ne soit une production dépendante, il n’existe

aucun phénomène qui ne soit vide. En effet, selon Nagarjuna, ce qui dépend de

conditions ne peut exister en lui-même, et donc s’il y avait quelque chose qui

puisse avoir une existence intrinsèque, celle-ci ne dépendrait pas de conditions

pour exister et existerait de par elle-même. Du fait de dépendre de conditions pour

exister, on peut dire que les choses et les phénomènes sont vides en ce sens qu’ils

n’ont qu’une existence relative n’étant rien d’autre que la combinaison d’autres

phénomènes interdépendants. De la même manière que les phénomènes, l’individu

est dénué d’existence propre. Pour peu qu’on identifie l’individu à ce qui le

compose –le corps, les sensations, les perceptions, les pensées, la volonté, la

conscience- c’est-à-dire à ce que le bouddhisme appelle ses agrégats, on reconnaît

que l’individu est un composé, donc dépourvu de toute existence intrinsèque, il

n’existe donc que relativement, en interdépendance. Mais si on prétend que

l’individu est autre que les agrégats qui le composent, il n’aurait pas leur caractère

d’impermanence. Or, on constate que ce n’est pas le cas et qu’il n’y a pas

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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d’individus indépendamment des agrégats qui le composent On ne peut donc

trouver un soi ayant une existence propre, indépendante de conditions.

Remettant en question la réalité même et la possibilité de toute production et de

toute destruction, de toute naissance et de toute mort, du fait qu’il n’y aurait rien à

naître ou à mourir, Nagarjuna semble considérer le plan de l’existence, pour

illusoire qu’il soit, celui de la production dépendante générale et indifférenciée,

comme un lieu sans topologie ni géométrie de transformations incessantes et de

recombinaisons à l’infini, sans perte ni création. En opposition totale à la

philosophie classique européenne qui conçoit l’être-en-soi soit sous l’angle de la

transcendance divine, soit sous celui de l’immanence vitaliste, la vision de la

réalité de Nagarjuna, reposant sur la vacuité absolue des choses et des

phénomènes, leur absence de naissance comme de mort, ne laisse de place ni à un

au-delà, ni à l’idée de rédemption ou de dévotion.

Rien n’est plus important, pour Nagarjuna, que la clarification la plus exacte

possible quant à la nature de l’être des choses, l’extinction (nirvana) n’étant rien

d’autre, finalement, que l’absence de vue fausse, l’éradication de

l’incompréhension au sujet de la nature des choses, la véritable perception de la

nature de ce qui est.

L’élimination des vues fausses, selon le bouddhisme, permet de se détacher des

illusions et de se défaire des mauvaises attitudes et conduites de vie qui font notre

malheur au quotidien. Il ne s’agit donc pas d’entretenir des réflexions logiques

pour le seul goût du travail intellectuel, il ne s’agit pas non plus de jeux langages

abstraits ou stériles mais d’une compréhension fine de la nature de la réalité qui

permet une application thérapeutique ou éthique concrète, immédiate, qui consiste

en ce que le bouddhisme appelle l’étude de soi. Cette étude de soi n’est jamais

psychologique mais au contraire elle se résume toute entière en une observation de

soi passive et méditative. Il s’agit de laisser passer ses pensées, ses sentiments,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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sensations et souvenirs, d’observer les manifestations du corps, avec vigilance,

mais sans jamais s’y identifier, ni s’y reconnaître. Il ne s’agit pas davantage

d’apporter des réponses, des certitudes sur soi ou sur la vie, mais au contraire de

laisser se dissoudre toutes questions, toutes interrogations, toue angoisse, de par

elles-mêmes, car privées de réalité, de laisser toute problématique se défaire de

soi-même sans manifester ni rejet ni attachement.

On pourrait ici évoquer Wittgenstein pour qui, selon l’interprétation qu’en fait

Paul Audi :

«Le sens de la vie n’est un problème que pour celui qui est amené à considérer qu’il

y a là une question. Or, ce qui fonde en dernière analyse le caractère problématique

de la vie, c’est le fait que l’on persiste à se poser la question du sens de la vie sans

jamais parvenir –et pour cause !- à lui trouver une réponse satisfaisante. Non

seulement la question ne saurait être posée, mais elle ne peut non plus être dûment

formulée. Car si, d’une part, « les propositions ne peuvent rien dire de Supérieur »

(Tractatus, 6.42), il faut reconnaître, d’autre part, que la vie en tant que telle ne

soulève aucune « énigme » et qu’elle ne peut donc, en conséquence, recevoir un sens

qui soit autre que le fait même qu’elle soit. » (298)

De même que Wittgenstein avait une vision du langage comme divisé en une

multiplicité d’usages, donnant lieu à des énoncés spécifiques, chacun de ces « jeux

de langage » étant régi par des règles propres, incommensurables avec celles des

autres jeux, le bouddhisme considère le langage et les cognitions qui le suscitent

comme étant à l’origine de nos souffrances et de nos aveuglements.

________________________

298 P.AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.275

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Selon le point de vue de l’école bouddhiste Sautantrika une cognition parfaite doit

être « fraîche et infaillible ». Fraîche signifie qu’il s’agit du premier instant d’une

série d’instants de cognitions d’un objet donné, même si l’on peut dire que ce n’est

pas une condition nécessaire, puisque tous les moments subséquents des séries

cognitives peuvent être considérés comme des moments initiaux.

Le second aspect d’une cognition parfaite est son infaillibilité. Cela veut dire

qu’elle s’assure avec justesse de son objet et qu’elle élimine les idées fausses le

concernant. Les cognitions perceptuelles aussi bien que les cognitions

conceptuelles peuvent être des cognitions parfaites, bien qu’une cognition

perceptuelle, pour cela, doit être non-conceptuelle tandis qu’une cognition

conceptuelle doit, pour être valide, être fondée sur la base d’un raisonnement ou

d’une inférence parfaite.

Dharmakirti donne comme exemples, dans son oeuvre « Commentaire des moyens

de connaissance valides », la perception d’une rose qui crée une impression

suffisante sur la conscience pour induire une cognition sûre de son objet,

permettant de la sorte une perception valide. D’autre part, une conception fondée

sur un raisonnement valide, telle que : « le son est impermanent », est une

cognition conceptuelle valide car l’impermanence est le mode d’existence du son.

Dans ces deux exemples, la cognition perceptuelle de la rose et la cognition

conceptuelle de l’impermanence du son, les cognitions sont infaillibles parce

qu’elles induisent la certitude quant à leurs objets : on est certain de ce que l’on

voit, ou bien on a la certitude que tous les sons sont impermanents car, sur la base

d’un raisonnement valide, on s’est assuré que tous les sons doivent finalement

cesser.

Sans doute, ce point est-il des plus importants, parce que s’il n’était pas possible

d’avoir des cognitions perceptuelles valides, il serait impossible de percevoir le

monde extérieur de manière juste. De même, s’il n’était pas possible d’avoir des

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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cognitions conceptuelles valides, il serait impossible d’éradiquer l’ignorance, c’est

à dire de remplacer les conceptions erronées par des conceptions valides. On

pourrait penser que toutes les cognitions perceptuelles sont infaillibles, induisant

toutes une certitude vis à vis de leurs objets, mais nombre d’entre elles sont, par

exemple, inattentives. En fait, pour les personnes ordinaires (c’est à dire non

éveillées) le premier instant de perception est toujours inattentif, c’est pourquoi

elles ne voient pas les choses pour ce qu’elles sont, pures, on pourrait dire comme

suspendues, mais davantage encore mélangées à des images mentales. Perception

inattentive signifie ici qu’on ne prête pas attention à elle, tantôt parce que cette

perception est si brève qu’elle ne s’enregistre pas dans la conscience qui observe,

tantôt parce que cette conscience qui observe est si absorbée à quelque autre objet

qu’elle n’enregistre pas de perceptions en dehors de lui. Ce pourrait être le cas

d’un conducteur si concentré sur la circulation qu’il ne remarque pas les nuages à

l’horizon bien qu’ils se trouvent dans son champs visuel. Une perception aussi

inattentive des nuages ne pourrait induire de certitude à leur sujet car, si l’on

demandait au conducteur si les nuages étaient blancs ou gris, il serait incapable de

répondre. De manière similaire, il y a des perceptions sensorielles fausses, tels les

mirages, le fait de voir le monde en jaune sous l’influence d’une jaunisse, ou de

façon déformée sous l’emprise d’une drogue hallucinatoire. Ces cognitions

perceptuelles sont invalides, non parce qu’elles sont incapables d’induire une

certitude quant à leurs objets, mais parce qu’elles sont abusées à cause d’un défaut

de l’organe des sens concerné ou en raison de certains facteurs de la situation

perceptuelle globale.

Tout comme il y a des cognitions sensorielles fausses, il y a aussi des cognitions

conceptuelles fausses. Le vrai problème se pose pour les conceptions fausses

quant aux aspects subtils des phénomènes. Par exemple, la conception que le son

est impermanent peut devenir évidente pour quiconque y réfléchit. Mais il est plus

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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difficile de penser à notre propre impermanence et d’arriver à une certitude à son

sujet, étant donné que l’on pense naturellement à soi-même comme à un être

permanent. Cette cognition de permanence quant à soi-même n’est tout

simplement, du point de vue bouddhiste, qu’une cognition erronée. Pourtant, nous

pouvons raisonner sur la situation et développer une impression juste, à savoir

qu’en vérité nous sommes impermanents. Mais ce type d’impression juste n’est

pas considérée alors comme une cognition valide car elle n’induit pas de certitude

quant à l’impermanence de soi-même.

On peut présenter l’exemple ci-dessus sous forme d’un syllogisme classique, sous-

jacent au développement de l’impression juste : tous les êtres humains sont

impermanents, je suis un être humain, donc je suis impermanent. Ce syllogisme

est correct à ceci près que le référent un être humain, comme existant réellement,

n’a pas de véritable statut ou fondement existentiel. Ceci parce qu’on ne pourra

jamais trouver la personne ou soi qui est l’objet de la conception de

l’impermanence, n’existant pas réellement en tant qu’objet, mais seulement en tant

que nom ou désignation. De sorte qu’on pourrait, un peu à la manière de

Nagarjuna, substituer le syllogisme suivant au précédent sans qu’il soit possible de

le qualifier de différent en essence : tous les êtres humains sont impermanents, le

fils d’une femme stérile est un être humain, donc le fils d’une femme stérile est

impermanent. Le problème étant, naturellement, qu’il n’y a pas de référent

existentiel réel pour « le fils d’une femme stérile », donc permanence et

impermanence sont pareillement hors sujet.

La finalité du discours de Nagarjuna est bien de transformer, une à une, les

conceptions erronées en impressions justes et, finalement, en cognitions valides.

On peut le faire au moyen d’une exposition logique, c’est la méthode que l’on

appelle « Prasanga ». D’où le nom complet de l’école, fondée par Nagarjuna :

Madhyamika Prasangika.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’un des aspects d’une cognition valide est, donc, sa capacité à induire la certitude

quant à son référent. Une impression juste peut contribuer à engendrer cette

cognition conceptuelle valide. Mais cette dernière même ne suffit pas pour obtenir

la libération, car le problème des cognitions conceptuelles valides est qu’elles sont

conceptuelles justement, c’est à dire qu’elles s’assurent de leurs objets en utilisant

une image mentale, ou conception, et même les cognitions conceptuelles valides

sont incapables de séparer l’image mentale de la perception nue qui s’y trouve

mêlée, de façon à connaître l’objet directement et de manière non-conceptuelle, ce

qui est indispensable pour briser le cycle samsarique des douze éléments.

Les cognitions conceptuelles confondent donc toujours l’objet apparent et l’objet

de référence de la simple cognition perceptuelle non-conceptuelle. Ainsi, même si

l’on avait une impression juste ou une cognition conceptuelle valide -par exemple

« le son est impermanent »- connaître la conception « le son est impermanent » ne

serait pas identique au fait de connaître directement l’impermanence. Par ailleurs,

à moins de commencer par déduire correctement que le son est impermanent, on

ne pourra pas en arriver à connaître directement et de façon non-conceptuelle

l'impermanence. Dans un certain sens, une impression juste ou une cognition

conceptuelle valide montre à l’adepte bouddhiste où regarder, mais elle doit

ensuite disparaître sous peine d’obscurcir sa vue.

Par exemple, pour ce qui est l’inexistence fondamentale du soi des personnes, il

faudra d’abord, à l’adepte, définir par le raisonnement ce que signifie inexistence

du soi, jusqu’à en arriver à comprendre comment la conception d’un soi est une

chose qu’on ne fait qu’imputer ou superposer aux cinq skandhas. Avoir développé

une impression juste quant à l’inexistence du soi de la personne apparente ne

signifie pas que l’adepte en sera absolument sûr, car il continuera d’agir comme

s’il avait réellement un soi identifié par un certain nom. Il lui faudra alors utiliser

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cette impression juste, qui est une image mentale, pour développer une cognition

conceptuelle valide et prendre cette dernière pour thème de méditation. Jusqu’à

parvenir, finalement, à voir comment se mélangent, en réalité, la conception de

l’inexistence du soi et la perception d’un être bien précis. Mais ce n’est encore

qu’une combinaison d’image mentale et de perception, et non la perception non-

conceptuelle directe elle-même. Continuant sa pratique, l’adepte finira par écarter

l’image mentale, de sorte qu’il ne reste que la simple cognition perceptuelle

directe d’un être dépourvu de soi. Il est dit qu’en obtenant cette cognition directe,

l’adepte devient un « ârya » ayant atteint à la « Voie de la Vision ».

La cognition de l’inexistence d’un soi dans un être était induite au début par la

cognition conceptuelle valide, qui montrait où diriger l’attention pendant la

méditation, mais, une fois l’inexistence du soi d’un être connue directement, la

cognition non-conceptuelle directe, dite fraîche et infaillible, induit la certitude

quant à l’inexistence du soi des êtres : l’adepte en fait l’expérience. C’est une

cognition perceptuelle valide qui dissipera les fausses compréhensions du soi

accumulées au long d’un cycle d’innombrables vies. Puisque ces cognitions

valides détruisent l’ignorance, elles sont libératrices : elles brisent le cycle des

douze éléments qui constitue le samsara.

L’application pratique de l’épistémologie de Dharmakirti recouvre donc deux

opérations décisives : développer des cognitions conceptuelles valides et séparer

les images mentales des perceptions. Tout le propos de Nagarjuna vise à

déterminer les cognitions valides concernant à la fois les personnes et les

phénomènes ou choses. L’un des points les plus importants qu’il établit est que les

objets de perception sont différents des conceptions ou images mentales que nous

nous faisons d’eux. Le raisonnement de Nagarjuna, dans son « Traité du Milieu »

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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comme dans « Les Soixante-dix Versets », cherche à démontrer, de façon logique,

que ce que nous prenons pour des objets de perception pourvus de certaines

qualités ou caractéristiques, est en réalité imprégné de conceptions illusionnées

concernant ces objets. Les qualités ou caractéristiques, que la personne ordinaire

croit inhérentes aux objets, leur sont seulement attribuées, ou bien projetées sur

eux, par l’observateur. Nagarjuna veut montrer que ces conceptions qui se mêlent

aux perceptions sont erronées et déformées, en prouvant qu’elles sont logiquement

mal fondées en ce sens qu’elles consistent en un réseau de définitions, d’a priori et

ainsi de suite. En tant que telles, elles ne dépendent pas seulement de l’objet perçu

mais principalement les unes des autres. Elles sont donc autres que l’objet de

perception et doivent, en conséquence, être écartées du processus cognitif, de

façon à pouvoir développer une cognition directe des objets, débarrassée des a

priori les concernant.

Cette absence de fondements de la réalité caractérise véritablement l’enseignement

de Nagarjuna tout en se plaçant dans la continuité directe de l’enseignement du

Bouddha.

Pourtant, si ce que l’on peut appeler les enseignements du non-soi (qui

rassembleraient les points de vue sur les cinq agrégats, une certaine forme

d’analyse des facteurs mentaux, ainsi que le karma et la loi de production en

dépendance baptisée aussi de l’avènement co-dépendant) sont communs à toutes

les principales traditions bouddhiques, l’enseignement de l’absence de fondements

(sunyata), bien que présente dès l’origine, ne fut particulièrement développé

qu’environ cinq cents ans après la mort du Bouddha, époque à laquelle la

Prajnaparamita et d’autres textes exposant cette doctrine commencèrent à fleurir.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Pendant ces cinq cents ans, la tradition de l’Abhidharma (le terme Abhidharma se

référant à un recueil de textes qui forme l’une des trois parties du canon

bouddhique, les deux autres étant le Vinaya, qui contient des préceptes éthiques, et

les Sutras, qui se composent des discours du Bouddha) s’était élaborée en dix-huit

écoles différentes qui débattaient entre elles de plusieurs points subtils et

questionnaient les nombreuses écoles non bouddhiques de l’hindouisme et du

jaïnisme. Loin de constituer un tout unifié, la tradition bouddhique, peut-être de

par l’injonction du Bouddha de ne rien accepter pour vrai dont on n’ait fait

l’expérience, se présente alors sous l’aspect d’une diversité d’écoles et de courants

n’ayant de cesse de se disputer. Ceux qui adoptèrent les nouveaux enseignements

se désignèrent eux-mêmes sous le nom de Grand Véhicule (Mahayana) et

attribuèrent à ceux qui continuaient à adhérer aux enseignements antérieurs

l’appellation de Petit Véhicule (Hinayana). L’une de ces dix-huit écoles

originelles, le Theravada, ce qui signifie « la parole des anciens », a survécu, dans

le monde moderne, en Asie du Sud-Est. Le Theravada, que l’on pourrait qualifier

de dogmatique, fige en quelque sorte le sunyata et ne le développe pas. Ce n’est

pas une école philosophique, au contraire du Mâdhyamika ou même du premier

bouddhisme. Le sunyata –l’absence de fondements- est un concept de base du

bouddhisme qui sera particulièrement développé et débattu dans l’école

mahayaniste (forme qui s’étendit à la Chine, à la Corée et au Japon) et du

Vajrayana, le bouddhisme du Tibet.

Les enseignements de la Prajnaparamita furent exposés sous la forme d’une

discussion philosophique par Nagarjuna. Sa méthode devait fonctionner

uniquement au moyen de la réfutation logique des positions et des assertions des

autres. Ses successeurs se divisèrent rapidement entre ceux qui poursuivirent cette

méthode exigeante pour l’auditeur comme pour le locuteur (Prasangikas), et ceux

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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qui formulèrent des arguments positifs en faveur de l’absence de fondements

(Svatantrikas).

Quoiqu’elle se régale de débats et d’argumentation logique, la tradition

Madhyamika ne doit cependant pas être considérée comme une philosophie

abstraite au sens moderne. D’une part, le débat était tellement significatif dans les

universités indiennes anciennes, que l’on attendait de la partie perdante dans une

discussion qu’elle se convertît. Fait plus important, la philosophie ne devait jamais

être séparée de la pratique de la méditation ou des activités quotidienne de la vie.

L’objectif était que l’individu réalise l’absence de moi dans sa propre expérience

concrète et qu’il la manifeste dans ses actions envers les autres. Les textes traitant

de philosophie comprenaient aussi des manuels de méditation concernant la

manière de contempler et de méditer.

A partir des textes de l’Abhidharma, sur lesquels s’appuie l’élaboration logique

ultérieure de Nagarjuna, s’est développée une tradition d’investigation analytique

de la nature de l’expérience. L’Abhidharma contient plusieurs ensembles de

catégories visant à examiner la formation du sentiment de soi. Il ne s’agit pas de

catégories ontologiques au sens de celles que l’on trouve, par exemple, dans la

Métaphysique d’Aristote. Ces catégories servent plutôt, d’une part, comme

simples descriptions de l’expérience et, d’autre part, comme repères destinés à

guider la recherche. L’ensemble le plus répandu de ces catégories, commun à

toutes les écoles bouddhiques, est connu sous l’expression des cinq agrégats.

Comme nous l’avons signalé plus haut, le terme sanscrit traduit habituellement par

agrégat est skandha, qui signifie littéralement « tas ».

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Selon l’anecdote, quand le Bouddha exposa pour la première fois ce cadre

d’examen de l’expérience, il utilisa des amas de grains pour désigner chaque

agrégat.

Lesquels sont au nombre de cinq :

1. Les formes

2. Les sentiments ou sensations

3. Les perceptions

4. Les formations du caractère

5. Les consciences

On considère que le premier agrégat s’appuie sur le physique ou le matériel ; les

quatre autres sont mentaux. Pris ensemble, les cinq agrégats forment le complexe

psychophysique qui constitue une personne et qui compose chaque moment de son

expérience. La question posée est de savoir si l’on peut trouver dans les agrégats

quelque chose qui réponde à la conviction émotionnelle et réactionnelle de la

réalité du soi. En d’autres termes, on recherche un moi pleinement développé,

réellement existant, un soi durable qui puisse servir d’objet à la conviction qu’il

existe un fondement sous la personnalité quotidienne dépendante et non

permanente.

• Les formes - rupa

Cette catégorie se réfère au corps et à l’environnement physique. Elle le fait

toutefois strictement dans les termes des sens, à savoir les six organes des sens et

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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les objets correspondant à ces organes. Ce sont l’œil et les objets visibles, l’oreille

et les sons, le nez et les odeurs, la langue et les goûts, le corps et les objets tactiles,

l’esprit (manas) et les pensées. Les organes des sens ne renvoient pas simplement

aux organes extérieurs mais aux mécanismes physiques de la perception. L’organe

de l’esprit (manas) et les pensées sont traités comme un sens avec ses objets parce

que telle est la manière dont ils apparaissent dans l’expérience : nous avons le

sentiment que nous percevons nos pensées avec notre esprit exactement comme

nous percevons un objet visible avec les yeux.

La question se pose alors de savoir si l’on pense au corps comme s’il était la

même chose que le soi. Malgré tout l’investissement émotionnel que l’individu

met dans son intégrité physique, et aussi bouleversé qu’il puisse être par la perte

d’un doigt (ou de toute autre partir de son corps), il n’en aura pas pour autant

l’impression d’avoir par là perdu son identité propre.

• Les sentiments ou sensations - vedana

Toutes les expériences ont un type de tonalité sensible, que l’on peut classer en

agréable, désagréable ou neutre, et que l’on peut considérer soit comme sentiment

corporel, soit comme sentiment mental. L’individu est très préoccupé par ses

sentiments. Il s’efforce sans cesse de chercher le plaisir et d’éviter la douleur. Ses

sentiments ont sûrement une pertinence par rapport au soi, et, dans les moments de

sentiment violent, l’individu se prend lui-même pour ses sentiments. Mais cela est-

il le soi ? Les sentiments changent d’un moment à l’autre. Bien qu’ils affectent le

soi, on ne peut pas dire que ces sentiments sont le soi. Mais qui affectent-ils dès

lors ?

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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• Les perceptions ( ou discernements) - samjna

Cet agrégat se réfère au premier moment de reconnaissance, d’identification ou de

discernement lors du surgissement d’un objet distinct. Ce moment s’accompagne

de l’activation d’une impulsion fondamentale à l’action envers l’objet discerné.

Trois perceptions sont dites essentielles :

- la passion ou désir envers les objets désirables

- l’agression ou peur à l’égard des objets indésirables

- l’illusion ou ignorance à propos des objets neutres

Dans la mesure où les êtres sont captifs de l’habitude de s’agripper au moi, les

objets physiques ou mentaux sont discernés dès le premier instant en relation avec

le moi, soit comme désirables, soit comme indésirables, soit encore comme non

pertinents pour le moi. C’est dans ce discernement même que réside l’impulsion

automatique d’agir de la manière opportune.

Ces trois impulsions de base sont appelées les trois poisons parce qu’elles

marquent le début d’actions qui conduiront à une nouvelle fixation au moi. Reste

à savoir quel est ce moi auquel on se fixe ?

- Les formations du caractère - samskara

Cet agrégat se réfère aux automatismes habituels de pensée tels que la confiance,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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l’avarice, la paresse, le souci…

Il est certain que nous nous investissons dans nos habitudes et traits de caractère.

Ainsi, si quelqu’un critique notre comportement ou commente favorablement notre

personnalité, nous avons le sentiment qu’il se réfère à notre soi. Comme dans le

cas de chacun des autres agrégats, notre réponse émotionnelle indique que nous

tenons cet agrégat pour notre soi. Mais à nouveau, quand nous examinons l’objet

de cette réponse, notre conviction tombe en morceaux. Nous n’identifions pas,

normalement, nos habitudes avec notre soi. Nos habitudes, nos motivations et

tendances émotionnelles peuvent changer au cours du temps mais nous conservons

un sentiment de continuité, comme s’il existait un soi distinct de ces changements

de personnalité. D’où pourrait venir ce sentiment de continuité, sinon d’un soi qui

serait la base de notre personnalité actuelle ?

- Les consciences - vijnana

La conscience est le dernier des agrégats, et elle contient tous les autres. La

conscience est l’expérience mentale qui accompagne les quatre autres agrégats.

Elle consiste dans l’expérience qui provient du contact de chaque organe sensoriel

avec son objet propre. La conscience (vijnana) se réfère toujours au sens dualiste

de l’expérience selon lequel il y a un sujet de l’expérience, un objet de

l’expérience et une ou plusieurs relations qui les lient entre eux.

Les facteurs mentaux apparaissent comme des relations liant la conscience à son

objet. A chaque instant, une conscience dépend de ses facteurs mentaux

momentanés comme, donne-t-on pour exemple traditionnellement, la main de ses

doigts.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Notons que le deuxième, le troisième et le quatrième agrégats sont inclus ici en

tant que facteurs mentaux. Cinq des facteurs mentaux sont omniprésents : c’est à

dire qu’à chaque moment de conscience l’esprit (manas) est lié à son objet par

l’ensemble de ces cinq facteurs. Il y a donc un contact entre l’esprit et son objet ;

une certaine tonalité de sentiment agréable, désagréable ou neutre ; un

discernement de l’objet ; une intention dirigée vers l’objet ; une attention à l’objet.

La combinaison des facteurs mentaux façonne le caractère d’un moment

particulier de conscience.

D’une façon générale, la loi de production en dépendance exprime l’essence du

monde selon la perspective traditionnelle du bouddhisme, un monde phénoménal

qui n’est soumis ni au devenir, ni à la disparition, ni au changement, ni à l’éternité,

et n’a donc pas d’essence véritable.

La question qui se pose alors, nécessairement, à l’école Mahâyaniste est celle de

l’existence des choses et de la réalité de l’Etre. Il s’agit de savoir comment définir

cette existence relative, dépendante et non-substantielle autrement que par une

suite de négations et de réfutations.

Que la vacuité bouddhiste soit une expérience ineffable, dont on ne peut rien dire,

explique le refus des grands maîtres bouddhistes, à l’image du Bouddha lui-même,

de disserter à l’infini sur le sujet.

Traditionnellement, même si sont nombreuses et récurrentes les disputes entre les

diverses écoles sur des points particuliers de la doctrine, le bouddhisme, plutôt que

d’entretenir la spéculation, préfère toujours inviter l’adepte à la pratique de la

méditation comme voie d’accès privilégiée à la compréhension vécue de la nature

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ultime de la réalité :

« La logique du Madhyamika –que l’on peut, à bon droit, considérer comme la

doctrine centrale du bouddhisme- affirme que la vérité réside entre les deux

postulats : quelque chose est et quelque chose n’est pas. Mais qui peut les

embrasser ? Il est impossible d’en rien dire…Eckhart parle d’une überwesende

Nichtheit (que l’on a pu traduire par « sur-essentiel non-Etre »). Le bouddhisme,

pour lequel l’expérience prime tout, préfère ne pas forger d’expression. Il s’en tient à

Shûnyâ (vide) ou Tatâgatha, c’est-à-dire : « ainsité » ou, sous une forme plus

pédante, mais qui traduit bien le mot sanskrit : siccéité » (299).

De la même manière, comme nous l’avons vu précédemment, Nagarjuna rejette la

réponse affirmative et celle négative, estimant que l’on ne peut poser cette

alternative en terme de raisonnement binaire. Nagarjuna va cependant élaborer et

développer une logique non binaire pour répondre à la nécessité d’une exposition

logique de la vacuité, telle que comprise par le Madhyamika, permettant de réfuter

de façon non ambiguë toutes les opinions fausses des autres écoles, et ce sans pour

autant dénier la priorité accordée à la pratique méditative.

La forme classique du dilemme, qui pose A ou bien non-A comme prémisses, la

conclusion ne pouvant être que l’une ou l’autre, c’est à dire présupposant que les

choses existent ou bien qu’elles n’existent pas, est inadaptée, d’après Nagarjuna, à

la compréhension de la nature ultime de la réalité qui est vacuité selon

l’enseignement du Bouddha. Pour résoudre cette difficulté logique, Nagarjuna va

reprendre une tournure d’esprit adoptée dés l’origine par le Bouddha lui-même, en

certaines occasions et sur certains points de sa doctrine.

________________________

299 HERMES, Le vide. Expérience spirituelle en occident et en orient, collection Hermès, sous

la direction de L. SILBURN, Paris : Editions des Deux Océans, 1981, p.10

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Celui-ci, en effet, lorsqu’on l’interrogeait sur des problèmes métaphysiques, soit

refusait de répondre, soit pratiquait le tétralemme, un raisonnement à quatre termes

ou propositions, systématisé ultérieurement par Nagarjuna, du type :

- Ni A

- Ni non-A

- Ni A et non-A

- Ni A ni non-A

Soit, si on applique la même logique à l’Etre :

- Ni Etre

- Ni non-Etre

- Ni Etre et non-Etre

- Ni Etre ni non-Etre

L’emploi systématique de cette logique de réfutation, qui se présente comme

conséquence directe du principe de vacuité, établit une forme d’ontologie

négative, appelée également « négation non-implicative », qui permet à Nagarjuna

de réfuter, sinon évacuer, toute attitude intellectuelle contraire aux vues du

Madhyamika. En vertu du principe de vacuité (sunyata), Nagarjuna démontre ainsi

qu’il est tout aussi faux d’affirmer l’existence des choses, leur non-existence, les

deux à la fois comme aucune des deux, car dans tous les cas, en dernière analyse,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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on se réfère directement ou indirectement à un en-soi. Or, la loi de production en

dépendance démontre l’absence d’essence comme de substance, et comprend la

nature de la réalité comme intermédiaire entre les conceptions éternaliste et

nihiliste.

Si, traditionnellement, le bouddhisme reconnaît une réalité conventionnelle et une

réalité ultime (laquelle serait vacuité), le Madhyamika, de par la logique non-

binaire de Nagarjuna, se refuse à dégager une strate réelle sous une strate fictive et

se propose de rassembler ces deux réalités en considérant qu’elles sont à la fois

opposées (l’apparence n’est pas la réalité), qu’elles sont inséparables (les

phénomènes sont bel et bien perçus et pourtant bel et bien vides d’existence) et

qu’elles sont de même essence (la nature ultime des phénomènes conventionnels

étant leur vacuité).

La disparition du cadre et du système de référence rend, en quelque sorte, caduque

la question de départ. La vérité proposée par Nagarjuna doit se chercher dans

l’entre-deux, dans la faille entre ces deux hypothèses. La vacuité du monde se

démontre donc par la relativité des contraires, qui n’existent que les uns par

rapport aux autres, comme construction illusoire de l’esprit. De cela, il découle

que l’on ne peut conclure ni à l’existence réelle ni à l’inexistence réelle des

choses.

Ce que Nagarjuna énonce dans huit négations fondamentales : ni abolition, ni

création, ni anéantissement, ni éternité, ni unité, ni multiplicité, ni arrivée, ni

départ.

L’utilisation de la négation opère comme le dépassement continuel du donné

tandis que l’usage systématique du principe de contradiction permet l’articulation

de la critique.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Pourtant, si elle peut sembler être une philosophie nihiliste, comme pourraient

nous y inviter sa méthode de réduction à l’absurde alliée à une démarche négative

de la critique, la philosophie de Nagarjuna ouvre en fait sur de toutes autres

perspectives.

Si l’on revient sur le tétralemme, on s’apercevra qu’il s’agit bien d’un procédé

dialectique mais dont la finalité est au-delà. Les lemmes forment une série

ascendante dans laquelle –sauf pour le premier- chaque lemme agit en opposition

avec le précédent qu’il nie et annule. Toute l’argumentation s’acheminant, de la

sorte, vers la négation du quatrième lemme qui est supposée évacuer toutes les

positions.

Opération Désignation

Affirmation A est

Négation A n’est pas

Conjonction A est et n’est pas

Exclusion Ni A est ni A n’est pas

Dans cette articulation logique, la dialectique progresse de négation en négation.

Le terme de lemme peut cependant paraître abusif car il n’existe, au fond, aucune

proposition tangible. Nagarjuna ne propose jamais rien. La négation est poussée

jusqu’à se dissoudre elle-même. On assiste à la dissolution des quatre rapports qui

peuvent être posés par la pensée. Nagarjuna refuse obstinément toutes les

alternatives et toutes les implications ontologiques du verbe être. En fait, il

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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n’utilise pas les quatre alternatives comme instrument logique mais seulement

comme un moyen de réfuter, de façon inconditionnelle, toutes les implications qui

naissent des idées d’être et de non-être.

L’enjeu de la négation, pour Nagarjuna, tient à l’abandon d’une pensée assertive,

considérant que toute affirmation conceptuelle reste par nature enfermée dans un

champs de signification trop étroit.

Comme l’écrit Paul Audi, citant et commentant Wittgenstein :

« Or, si « les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision

du sens de la vie (…) n’ont pas pu dire en quoi ce sens consistait » (Tractatus,

6.521), c’est parce qu’il n’y a pas d’expression possible de ce sens, et s’il ne saurait

y en avoir aucune, c’est non seulement parce qu’aucune proposition ne peut dire

quelque chose de « Supérieur », mais aussi parce que le sens de la vie a ceci d

spécifique qu’il ne se laisse guère penser, c’est-à-dire représenter, voire figurer, en

sa pure intelligibilité. A ce titre, le sens de la vie ne peut se dire. Mais qu’il ne puisse

se dire alors même qu’il peut être montré, c’est là surtout la conséquence du fait

qu’il ne relève d’aucun « état de choses » possible et, donc, qu’il ne correspond –

dans le monde- à rien » (300)

On se trouve confronté à une résistance du langage à exprimer l’intégralité de la

vie, de la réalité, à une impossibilité de l’exprimé de renvoyer à des signifiés

exprimant ce qui est au-delà du langage. De fait, en toute circonstance, l’énoncé

n’est jamais toute la chose. Le signifié n’épuise pas le sens. Seule la négation peut

rendre compte de cette instabilité, de cette absence de fixation, du mouvement du

devenir, et permet de faire éclater le cadre conventionnel de la pensée naïve.

________________________

300 P. AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.276

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Comment, en effet, peut-on affirmer quelque chose ou le nier, tenir une position

ferme sur la nature des choses, si celles-ci changent à chaque instant et ne

demeurent jamais fixes en aucune façon ?

Dans la tradition du Madhyamika, toute représentation est déjà en décalage par

rapport à la présence de la chose; ce décalage est l’intervalle existant entre le

temps de présence et le temps de la représentation. Nous voyons la chose

autrement de ce qu’elle est mais cet autrement lui-même ne peut pas être

complètement quelque chose d’autre. Il n’y a ni transformation radicale des

choses, ni abolition pure et simple de la continuité.

La négation chez Nagarjuna peut être vue comme une mise en parenthèse de toutes

nos opinions, de chaque thèse que nous élaborons à chaque instant, notre

expérience des choses s’accomplissant dans le temps. Le sens profond de la

négation consiste alors en un rejet du réalisme habituel, naturel, qui postule que

les choses sont ce qu’elles paraissent être, qu’elles demeurent ce qu’elles sont,

pourvues d’une nature propre, d’un substrat caractérisé par les concepts de

permanence et de consistance. Telle serait la position des Sarvâstivadin qui

considéraient que chaque Dharma existait en lui-même et était pourvu d’un

caractère propre, constitutif de son essence.

Nagarjuna, au contraire, considérant que la pensée demeure fondamentalement

soumise à l’illusion d’une réalité qui subsisterait inchangée dans l’espace et le

temps, remet en question le postulat de la convenance de la pensée, de son

adéquation à la réalité, et critique l’idée même de la possibilité d’une pensée

réaliste. La dialectique de Nagarjuna vise à rompre avec les habitudes mentales de

la pensée en en faisant éclater les conventions et s’effondrer les pré-suppositions.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Constatant que toute expression verbale est incomplète, inapte à saisir le flux

continu du devenir, que tout discours est fragmentaire et marque un point d’arrêt

dans la pensée, en décalage par rapport au mouvement de la vie, Nagarjuna

propose la négation comme moyen de se détourner du simple domaine du perçu et

de se dégager des données illusoires de la pensée. Le sens de la négation propre au

discours de la tradition Madhyamika est, en somme, de nous détourner de ce qui a

été perçu pour essayer de voir ce qu’il est advenu. Ce qui nous amène à la

conclusion implicite qu’aucune essence véritable ne peut être perçue et que toute

apparition d’un fait, d’un objet, d’un sujet ou d’un caractère est éphémère autant

que partielle. Ce faisant, la négation opère une ouverture dans l’esprit, esprit qui

cesse de chercher à saisir, à se fixer et à déterminer. Or, si rien de reconnu comme

réel ne peut être saisi par l’esprit, on ne peut pas davantage parler d’affirmation ou

de négation. La négation est pourtant, comme nous avons essayé de le démontrer,

le moteur de la dialectique de Nagarjuna. Si nous interprétons cette notion à l’aide

de concepts occidentaux, le sens de cet apparent non-sens ne peut que nous

échapper. La négation est d’abord l’énoncé du non-sens. Le terme A nié

explicitement par l’énoncé « il n’y a pas de A », veut dire que cet A n’a pas eu

lieu, que nous ne trouvons pas de A ici et maintenant, cet A ne pouvant être rien

de défini. Mais non-A également est nié. En même temps qu’est posé « ni A et

non-A » et « ni A ni non-A ».

Ce qui est en contradiction totale avec la logique aristotélicienne qui a établi les

valeurs de vérité de la logique binaire comme étant vrai et faux, dans le but de

distinguer les raisonnements corrects des raisonnements incorrects. Pour éviter

qu’une assertion puisse avoir une autre valeur logique que vrai ou faux, Aristote a

érigé en principe l’exclusion d’un troisième terme, en même temps que la non-

contradiction pour éviter qu’une assertion puisse être à la fois vraie et fausse. Pour

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Aristote, dés lors, raisonner revient, à partir d’une proposition (dans le cas de

l’inférence immédiate) ou de plusieurs propositions (dans le cas de l’inférence dite

médiate comme par exemple le syllogisme), ces propositions étant appelées

prémisses, qui sont données et connues comme vraies ou fausses, à inférer une ou

plusieurs propositions nouvelles considérées comme vraies ou fausses en fonction

de la relation logique que l’on a pu établir entre elles et les prémisses.

Cette logique sera remise en question, notamment par les sophistes de la Grèce

antique qui considéraient que le langage est régit par la logique, indépendamment

de la réalité. Dans son « Traité du non-être », à partir de trois propositions, à

savoir que rien n’existe, que même s’il existe quelque chose l’homme ne peut

l’appréhender, et que même s’il peut l’appréhender, l’homme ne peut le formuler

ou l’expliquer aux autres, Gorgias démontre qu’il n’y a pas d’ontologie possible.

On retrouve là des accents proches de ceux de Nagarjuna. La logique

aristotélicienne restera, cependant, dominante en Occident à compter du Moyen-

âge et condamnera le raisonnement philosophique à rester cloisonné dans une

compréhension binaire du monde, en termes de vrai et de faux, de bien et de mal,

de juste et d’injuste, de beau et de laid. Il faudra attendre le XIXème siècle pour que

l’essor des mathématiques, la philosophie analytique et le développement des

sciences de l’informatique, de l’intelligence artificielle et de la robotique, en

essayant d’automatiser les raisonnements et de les formaliser, remettent en

question la domination du raisonnement binaire. Parmi ces approches modernes

qui tendent à généraliser les logiques polyvalentes on peut en évoquer quelques-

unes : celle de Stephen Cole Kleene, Jan Lukasiewicz et Bochvar qui proposeront

de considérer des logiques trivalentes en ajoutant une valeur indéterminée ; la

logique intuitionniste, se fondant sur des modèles de Kripke dans lesquels le

concept de base est celui de monde possible, qui reconnaît outre les propositions

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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démontrables, des propositions réfutables, dont la négation est démontrable, et des

propositions au statut incertain, ni démontrable, ni réfutable ; la logique floue

(fuzzy logic) de Lotfi Zadeh qui considère une proposition vraie selon un certain

degré de probabilité ; la logique modale qui considère les propositions comme

possibles ou nécessaires ; ou encore la logique du tiers-inclus de Nicolescu

Basarab où le principe de non-contradiction comporte a, non-a, mais aussi T, le

tiers-inclus (301).

Il apparaît, désormais, qu’utiliser plus de deux valeurs de vérité s’avère

raisonnable dans de nombreux cas. Par exemple, pour combler les manques des

valeurs de vérité, soit en ce qui concerne des assertions basées sur des

présuppositions fausses, lesquelles nécessitent d’utiliser une troisième valeur de

vérité signifiant « ni vrai, ni faux », soit en ce qui concerne des assertions relatives

à des futurs contingents pour lesquels Aristote lui-même admettait la possibilité

qu’elles ne soient ni vraies, ni fausses, au moment présent de leur énoncé. Il peut

s’agir également de clarifier les valeurs de vérité. Par exemple, dans les cas où

certaines assertions sont à la fois vraies et fausses, comme dans le célèbre

paradoxe du Crétois, imaginé par Euclide, qui obligent à répondre en ajoutant une

nouvelle valeur de vérité signifiant « à la fois vrai et faux ».

De nombreux concepts, et particulièrement celui de vacuité, ne sauraient être

envisagés avec les seules valeurs de vérité « vrai » et « faux ». Et même les

formulations scientifiques et philosophiques, élaborées à partir de prémisses

basées sur une logique binaire, ne peuvent être jugées de caractère apodictique,

dans le sens de nécessairement vrai, étant donné qu’elles peuvent toujours être

________________________

301 N. BASARAB, Nous, la particule et le monde, Paris : Le Mail, 1985

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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remises en question si l’on introduit de nouvelles valeurs de vérité, dépassant ainsi

les limites habituelles des formes de communication informative et enrichissant la

gamme des possibles.

Ces diverses approches de la logique polyvalente se réfèrent expressément à des

domaines scientifiques et mathématiques, plutôt qu’à une application éthique, au

contraire du système logique appliqué par Nagarjuna. Pour ce dernier, en effet, il

ne s’agit pas tant de nier une proposition affirmative pour lui en substituer une

autre, fut-ce de manière détournée, sous-entendue ou implicite, mais bien plutôt de

transcender la notion même d’affirmation, de rejeter tout attachement aux mots,

aux opinions, aux croyances, qui sont autant d’obstacles à une compréhension

vécue de la réalité. Le but final de cette démarche exigeante n’est pas nihiliste ou

négative, comme cela a souvent été mal compris par les occidentaux qui se sont

intéressés au XIXème siècle à la philosophie bouddhiste, il ne s’agit pas davantage

d’un jeu intellectuel stérile, d’une démonstration d’éloquence de type sophistique

ou d’un exercice de logique abstraite, mais d’une véritable façon de vivre et de

voir la vie, d’une pragmatique et d’une éthique de chaque instant qui permet de

pénétrer la nature ultime de la réalité et donc de se libérer des fausses croyances,

des attachements et des illusions de la vie quotidienne.

La négation, telle que la pratique Nagarjuna, ne vise pas non plus à une simple

abolition du sens, elle oblige au contraire à un questionnement constant sur la

production de sens, en même temps qu’à porter une attention entière à la chose qui

se présente aux sens.

Il ne s’agit donc pas de se fermer au monde, dans une attitude nihiliste et négative,

mais au bout du compte, après avoir mis en évidence, par la logique tétravalente,

les erreurs conceptuelles et éviter les impasses logiques, après avoir, par la

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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méditation, pris conscience des illusions de l’existence et de la non-existence, il

s’agit plutôt d’adopter le silence dans une attitude méditative et contemplative face

à la vie. On peut reconnaître l’inadéquation et la non-équivalence du langage et du

monde, l’absence d’identité entre le langage d’une part et le monde d’autre part,

l’incapacité des propositions langagières à atteindre les choses en soi, on peut

considérer qu’il n’y a rien au-delà de l’ordre symbolique du langage, que celui-ci

en tout état de cause ne saurait exprimer de vérité essentielle, et préserver

néanmoins la fonction instrumentale et communicationnelle du langage. On peut

utiliser, pour communiquer dans le monde phénoménal, le monde profane, une

logique classique alliée au principe de cause à effet, et pour ce qui est de la nature

ultime de la réalité, soit se taire, soit refuser le principe de non-contradiction, ce

qui permet d’épuiser les possibilités du langage et de suggérer ce qu’il peut y avoir

au-delà. Alors que la logique classique aristotélicienne est régie par le principe de

non-contradiction, qui veut qu’il soit impossible que le même attribut appartienne

et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport, ainsi

que par le principe d’identité, qui veut que ce qui est est et ce qui n’est pas n’est

pas, Platon dans le Théétète préconise déjà l’emploi du tétralemme, donc du tiers

inclus, quand il s’agit de parler des choses en mouvement, au nom de la doctrine

de l’universelle mobilité pour laquelle toute réponse est pareillement juste. Au

nom de l’impermanence phénoménale et de son flux constant, on remarque ainsi

que Platon et Bouddha, et à sa suite Nagarjuna, utilisent en fin de compte le même

outil logique, le tétralemme, pour exprimer l’inexprimable.

D’ailleurs, avant même le Bouddha, Platon ou Nagarjuna, le philosophe sceptique

hindouiste Sanjaya utilisait déjà le tétralemme comme biais pour dépasser la raison

discursive.

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Jusqu’à l’école néo-platonicienne qui, avec Damascius, utilisant lui aussi le

tétralemme, poussera la logique dans ses derniers retranchements, comme exercice

méditatif, comme préparation au silence radical de la contemplation :

« L’âme se fait successivement un et non-un, plusieurs et non-plusieurs, tout et non-

tout, parties et non-parties, le même et l’autre, et ni le même ni l’autre, et ainsi de

tous les contraires. » (302).

Si dans le domaine empirique, matérialiste et positiviste, la logique classique est

efficiente, supposant manipuler des objets clairement définis, occupant une place

stable, unique et mesurable, en un temps précis, dès que l’on prend en compte

l’écoulement du temps, ou que l’on aborde d’autres domaines -psychologique,

spirituel, métaphysique ou microcosmique- la logique classique s’avère

insuffisante. La logique bouddhique, par contre, qui repose sur une conception de

la réalité comme non substantielle et impermanente, constituée de phénomènes

interdépendants, est beaucoup plus apte à permettre l’abandon des vues relatives et

des attachements qui les nourrissent. Comme il est écrit dans le « Lankâvatâra

Sûtra » commenté par D.T. SUZUKI :

« Le Nirvana se trouve là où il n’y a pas d’attachement aux objets, existants ou non-

existants ; où, se libérant des 4 propositions extrêmes, l’on voit la réalité telle qu’elle

est ; où l’on ne chérit plus la discrimination dualiste ; où toutes les règles logiques

ne sont plus saisies car l’on réalise qu’elles ne peuvent jamais se fonder elles-

mêmes. » (303).

________________________

302 J. COMBES, Etudes néo-platoniciennes, Grenoble : Million, 1989, p.76

303 D.T. SUZUKI, The Lankavatara Sutra, London : Routledge and Kegan Paul, 1973, p.160

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La sagesse bouddhique, du fait qu’elle refuse de s’enfermer dans l’univers du

discours et de la logique formelle, comme dans la dualité du sujet connaissant et

de l’objet connu, se permet de la sorte de transcender les paradoxes de l’être et du

non-être.

Considérée comme ajout à la logique classique, la logique bouddhique, selon

Tillemans (304), constitue davantage une forme non-classique que déviante,

permettant le dépassement des oppositions et des propositions partielles de la

pensée dualiste pour ouvrir l’esprit à une saisie de la réalité intuitive, immédiate et

contemplative. La quadruple formulation logique de Nagarjuna, à savoir les quatre

propositions « il y a, il n’y a pas, il y a et il n’y a pas, ni il y a ni il n’y a pas »,

qu’on retrouve également dans la canon pâli, propositions qui correspondent aux

quatre modes possibles d’exposition d’un fait, entretenant entre elles des rapports

de contingence et non de contradiction logique, cette formulation logique, on peut

ainsi encore la retrouver dans l’analyse faite par Freud des mécanismes logiques et

des relations de causalité dans le rêve. Selon Freud, en effet, le travestissement du

rêve est le résultat de mécanismes psychologiques complexes et combinés (la

condensation, le déplacement, la figuration, la symbolisation et l'élaboration

secondaire) qui font que le rêve permet de réunir les contraires en une seule

représentation, une situation onirique pouvant exposer toutes les possibilités, qui

s’excluent mutuellement, car elle n’obéit pas au principe de non-contradiction. De

même, le but du Madhyamika est de ne rien proposer. Le monde phénoménal, dit

profane, dont nous avons conscience dans l’état de veille, régit par une causalité

linéaire, n’est pas plus réel que le monde onirique.

________________________

304 J.F. TILLEMANS, La logique bouddhique est-elle une logique non-classique ou déviante ?

Remarques sur le tétralemme, Paris : Les Cahiers de Philosophie, 1992, n°14, p.183-198

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Identifiant l’état de veille et l’état onirique comme pareillement illusoires, par la

méditation et le rêve lucide certaines écoles bouddhistes proposent d’en prendre

pleinement conscience et de découvrir ainsi la nature ultime de la réalité qui est

pure vacuité. Cependant, sauf à la caricaturer, on ne peut réduire cette école

bouddhiste à un phénoménisme.

Le Madhyamika enseigne que l’homme, n’étant qu’une composition inconsistante,

doit s’effacer lui-même devant les signes pour que ceux-ci fassent sens, et se

propose finalement rien de moins qu’à atteindre le contenu ontologique véritable

de la réalité, au-delà d’une réalité de surface contingente et dépendante.

Mais ceci de la même manière que Lyotard qui considère les questions

ontologiques comme indécidables, tout métalangage ne pouvant prétendre reposer

sur un fondement ontologique absolu et sûr, toute métaposition ne pouvant

justifier d’une position dominante par rapport aux positions qu’elle veut expliquer,

faute de vérité universelle.

Nagarjuna entreprend donc ce que l’on pourrait appeler, en fait, une

déontologisation de la pensée, qui ne vise pas à la maîtrise du monde, au contraire

d’une philosophie occidentale pratiquant une forme revendiquée de logo-

centrisme, mais qui vise plutôt à se déposséder de l’idée même de saisie, et toucher

par là à une libération personnelle débarrassée de toute subjectivation, jusqu’à

atteindre une condition de conscience sans contenu. Le système de Nagarjuna, par

oppositions de paires qui se neutralisent mutuellement, chacun des termes étant

dénué de nature propre puisqu’il se fonde sur l’autre, laisse le penseur sans rien de

solide à saisir, dans un état de vide radical, témoignant de la difficulté à penser

l’arrêt de la pensée, à sortir de la pensée par la pensée comme à s’évader du

langage par lui-même.

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Le langage s’avère inadapté pour exprimer l’absence de fondement ontologique

auquel conduit la logique de Nagarjuna.

Dans « L’inhumain », Lyotard exprime cette impossibilité d’exprimer

l’irreprésentable, de penser l’impensable :

«Je ne suis pas sûr que l’Occident ait réussi à penser cela, du fait même de sa

vocation techno-logique, -l’Occident philosophique. Platon peut-être quand il essaie

de penser l’Agathon au-delà de l’essence. Freud peut-être quand il essaie de penser

le refoulement originaire. Mais toujours menacés, l’un comme l’autre, d’une rechute

dans le tekhnologos. Parce qu’ils essaient de trouver « le mot qui débarrasse »,

comme écrit Dôgen. Et au dernier Heidegger lui-même, il manque peut-être la

violence du bris, il y a peut-être trop d’aisance à nommer « clairière » l’effet du

miroir clair de l’être sur le miroir de l’étant » (305)

Il s’agit de questionner le penseur, et changeant de point de vue, de perspective,

renversant l’ordre de valeur, sortant d’une pensée binaire sujet/objet, il s’agit de

permettre à la pensée de toucher à ses limites et se réduire au silence.

Lyotard propose de sortir d’une pensée formalisée sur le modèle informatique,

d’une pensée déterminante au profit d’une pensée réfléchissante, qui reconnaîtrait

l’importance des données intuitives et perceptives, quitte à remettre en question la

prépondérance du penseur, à l’inquiéter, la pensée étant souffrance du fait même

de l’impossibilité de penser le tout ou de le dire, ce qui ne peut être exprimer étant

imprésentable.

_______________________

305 J.F. LYOTARD, L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris : Galilée, 1988, p.66

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Lyotard en arrive ainsi à la conclusion :

« L’imprésentable est ce qui est objet d’Idée, et donc on ne peut montrer (présenter)

d’exemple, de cas, de symbole même. L’univers est imprésentable, l’humanité l’est

aussi, la fin de l’histoire, l’instant, l’espace, le bien, etc. Kant dit : l’absolu en

général. Car présenter, c’est relativiser, placer dans des contextes et dans des

conditions de présentation, plastique en l’occurrence. Donc on ne peut pas présenter

l’absolu. Mais on peut présenter qu’il y a de l’absolu. C’est une « présentation

négative », Kant dit « abstraite ». C’est dans cette exigence d’allusion indirecte,

presque insaisissable, à l’invisible dans le visible que prend source le courant de la

peinture « abstraite » dès 1912. Le sublime est le sentiment qui est appelé par ces

œuvres, et non le beau. » (306)

Cette suspension de toute conceptibilité n’est pas suspension dans le vide ou en

dehors du sens, ni une sorte de mystique de la transcendance, plutôt un glissement

incessant de la conscience aux prises avec l’immanence des étants.

La démarche de Nagarjuna n’est pas un processus vide de sens, aboutissant à

l’abandon de toute pensée mais une voie par laquelle l’esprit peut se purifier des

postulats inhérents à son propre réalisme naturel et naïf. La connaissance consiste

en quelque sorte à nuancer et équilibrer une réalité apparente qui est

interdépendante et une réalité ultime qui est vacuité, un état d’être où les frontières

du sujet et de l’objet se déplacent continuellement. Il n’y a aucune borne, aucun

point d’appui solide. Le langage ne pouvant refléter fidèlement la nature de la

réalité mouvante et inconsistante. Cette connaissance ne pourra donc s’approcher

que dans un processus graduel.

_______________________

306 Idem p.138

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Le Mâdhyamika apporte avant tout une assise, basée sur la pratique, et cependant

ne se complaît nullement dans le temporel. Le Mâdhyamika cherche constamment

à déjouer la finitude de la pensée en obligeant à mettre fin à toute pensée

affirmative et à laisser l’esprit s’ouvrir à l’indécis, à l’ambiguë, à l’incertain.

Ce que Lyotard exprime d’une autre façon, toujours dans « L’inhumain », en

évoquant le calligraphe japonais et le comédien :

« Quand on croit décrire la pensée sous la forme d’une sélection de données et de

leur articulation, on tait la vérité : les données ne sont pas données, mais donnables,

et la sélection n’est pas un choix. Penser comme écrire ou peindre n’est presque que

laisser venir du donnable. Dans la discussion que nous avons eu à Siegen l’an passé

sur ces sujets, l’accent a été mis sur la sorte de vide que l’artiste-guerrier japonais

quand il calligraphie, le comédien quand il joue, doit obtenir de son corps et de son

esprit, une sorte de suspension des intentions coutumières de l’esprit qui sont

associées à des habitus, à des dispositions du corps. C’est à ce prix (…) que le

pinceau rencontrera les formes qu’ « il faut », que la voix et le geste scéniques se

verront dotés des tons et des allures « justes ». Cette mise sous vide, cette

évacuation, tout le contraire d’une activité identificatoire, sélective, conquérante, ne

va pas sans souffrance. Je ne dirais pas que la grâce, dont parlait Kleist, la grâce du

trait, du timbre, du volume, se mérite, ce serait présomptueux, mais elle s’appelle. Il

faut désencombrer le corps et l’esprit pour qu’elle puisse les toucher. Cela ne va pas

sans souffrance. On perd la jouissance de l’acquis. » (307)

Pourtant, ce désencombrement du corps et de l’esprit ne va pas sans une attention

extrêmement précise portée aux mécanismes de la perception et de la réflexion.

_______________________

307 Ibid p.26-27

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Nous avons vu que pour la tradition de l’Abhidharma chaque moment de

l’expérience prend la forme d’une conscience particulière ayant un objet

particulier auquel elle est attachée par des relations particulières.

Par exemple, un moment de conscience visuelle est composé d’un être voyant

(sujet) qui voit (relation) une image (objet) ; un moment de conscience auditive est

composé d’un auditeur (sujet) qui entend (relation) un son (objet) ; dans un

moment de conscience caractérisé par la colère, celui qui est fâché (sujet) fait

l’expérience (relation) de la colère (objet), et ainsi de suite. La question qui se

pose, dès lors, si l’on ne trouve pas de sujet véritablement existant qui persiste de

manière inchangée à travers une série de moments, est de savoir ce qu’il en est des

objets de conscience et des relations.

Les écoles Abhidharma avaient supposé qu’il existait des propriétés matérielles

que cinq des sens –vue, ouïe, odorat, goût et toucher- adoptaient comme objets et

qu’il y avait des pensées que la conscience mentale prenait pour objets. Cette

analyse était encore partiellement subjectiviste/objectiviste parce que de

nombreuses écoles voyaient dans les moments de conscience des réalités ultimes.

La tradition Mahayana évoque non seulement un sens du moi, comme attachement

à un fondement intérieur, source de l’avidité habituelle à l’égard d’un soi, mais

également un attachement à une sorte de fondement extérieur du monde

(dharmas). Les mahayanistes affirment que les traditions antérieures critiquèrent

seulement ce premier sens du soi, mais ne mirent pas en question l’appui sur un

monde existant indépendamment ou sur les relations (momentanées) à ce monde,

alors que Nagarjuna, de façon radicale, critique l’existence indépendante des trois

termes –le sujet, la relation et l’objet. Ainsi, quand il affirme que celui qui entend

existe indépendamment de ce qui est entendu, Nagarjuna veut signifier que celui

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qui entend existe même quand il n’entend pas le son. Il existe avant et/ou après

l’avoir entendu. De la même manière, le son existe avant et/ou après avoir été

entendu par l’auditeur. En d’autres termes, si je suis l’auditeur d’un son et si

j’existe véritablement, cela signifie que je peux m’en aller et ne pas entendre ce

son. Et si le son existe réellement, il devrait pouvoir rester là même quand je ne

l’entends pas. Un examen plus détaillé –fait remarquer Nagarjuna- montre que cela

n’a pas de sens. Comment peut-on parler d’un auditeur qui n’entend pas ?

Inversement, il n’y a pas de sens non plus à parler d’un son qui ne serait pas

entendu par un auditeur. Et il serait encore moins sensé de parler d’une audition

qui se déroulerait quelque part sans auditeur et sans son. L’idée même d’un

auditeur ne peut être séparée des sons qu’il entend. Et comment le son entendu

peut-il être séparé de l’auditeur qui l’entend ?

Nous pourrions tenter une riposte négative et répliquer que ceci est vrai et que

l’auditeur n’existe pas avant le son et son audition. Mais alors, comment un

auditeur inexistant peut-il donner lieu à une audition existante et à un son

existant ? Ou, si l’on raisonne inversement, et si nous disons que le son n’existe

pas avant que l’auditeur l’entende, la question demeure de savoir comment un son

inexistant peut-il être entendu par un auditeur ?

Un autre argument voudrait que l’auditeur et le son émergent simultanément. Dans

ce cas, ils sont soit une seule et même chose, soit des choses différentes. S’ils sont

une seule et même chose, alors cela ne peut être un cas d’audition, puisque

entendre exige qu’il y ait un auditeur, une audition et un son. Nous ne disons pas

que l’oreille s’entend elle-même. Ils doivent donc être deux choses séparées,

indépendantes, chacun existant de plein droit indépendamment des relations dans

lesquels il se manifeste. Il pourrait y avoir entre eux de nombreuses relations

autres que l’audition. Mais il n’y a pas de sens à dire qu’un auditeur voit un son.

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Seul un être voyant voit une image.

Nous pourrions convenir qu’il n’y a pas réellement d’auditeur, de son et d’audition

existant indépendamment, mais affirmer que tous les trois pris ensemble forment

un moment de conscience existant indépendamment et que telle est la réalité

ultime. Mais si l’on ajoute une chose inexistante à une autre chose inexistante,

comment peut-on dire que cela produit une chose existant réellement ? Comment

peut-on soutenir qu’un moment du temps est une chose véritablement existante

alors que, pour exister vraiment, il devrait exister indépendamment d’autres

moments dans le passé et l’avenir ? En outre, puisqu’un moment n’est qu’un

aspect du temps lui-même, ce moment devrait exister indépendamment du temps et

celui-ci devrait exister indépendamment de ce moment précis. Si l’on peut dire

qu’il n’y a pas de temps dans le passé, puisque celui-ci n’est plus, et pas de temps

dans le futur puisque celui-ci n’est pas encore, alors il n’y en a pas davantage dans

le présent qui n’existe qu’en référence, en dépendance avec le passé et le futur. Or,

si le cours du temps n’existe pas, le principe de causalité linéaire qui en dépend

n’existe pas davantage.

Si l’on peut être tenté de dire alors que ces choses n’existent pas, il y a encore

moins de sens à dire qu’un individu voyant non existant ou bien voit, ou bien ne

voit pas une vue non existante à un moment non existant.

L’intention de Nagarjuna n’est pas plus de dire que les choses sont inexistantes

dans un sens absolu que d’affirmer qu’elles sont existantes. Il ne s’agit pas non

plus de nier l’expérience individuelle ou la réalité du vécu. Mais de comprendre

celles-ci comme autant de perspectives, de points de vue partiels qui ne permettent

pas de toucher aux choses en elles-mêmes. Les choses, selon le point de vue

de Nagarjuna, sont créées de manière dépendante et sont complètement dénuées de

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fondements. Par le procédé de réduction logique qui lui est propre, qui consiste en

paires d’opposés qu’il réfute en les disqualifiant l’un par rapport à l’autre,

Nagarjuna entreprend de déconsidérer ontologiquement toute réalité, tout concept.

Les arguments de Nagarjuna en faveur de la complète co-dépendance sont

appliqués à trois classes principales de thèmes : les sujets et leurs objets, les

choses et leurs attributs, les causes et leurs effets. Par ce moyen, il se débarrasse de

l’idée d’une existence indépendante pour quasiment tout –le sujet et l’objet pour

chacun des sens ; les objets matériels ; les éléments primitifs (la terre, l’eau, le feu,

l’air et l’espace) ; la passion, l’agression et l’ignorance ; l’espace, le temps et le

mouvement ; l’agent, son action et ce qu’il fait ; les conditions et les résultats ; le

soi en tant que sujet percevant, agissant ou toute autre chose ; la souffrance, les

causes de la souffrance, la cessation de la souffrance et la voie vers l’arrêt de celle

ci –connues sous le nom des Quatre Nobles Vérités- qui sont à la base du

bouddhisme et de sa pratique visant à la libération.

Finalement, Nagarjuna conclut en affirmant que rien ne peut être trouvé qui n’ait

émergé de manière dépendante, ce qui implique que rien ne peut être découvert

qui ne soit dénué de fondements.

A la suite de Nagarjuna, la tradition de l’Abhidharma enseigne que l’absence de

fondements est une découverte naturelle, mais choquante. Non seulement il n’y a

pas de soi, mais il n’y a pas non plus d’esprit qui s’étudierait lui-même, pas même

sous forme transitoire. Il n’y a pas d’esprit du tout. Pas d’esprit séparé du monde,

occupant une de ces métapositions considérées par Lyotard comme illégitimes, et

qui surplomberait le monde. D’ailleurs, toujours selon Nagarjuna,

fondamentalement nous n’avons pas de monde. Il n’y a ni pôle objectif, ni pôle

subjectif. Il n’y a pas non plus d’acte de connaissance, parce que rien n’est caché.

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La connaissance du monde en tant que vacuité (sunyata) n’est sûrement pas un

acte intentionnel, elle serait plutôt une sorte de réflexion dans un miroir –pour

reprendre la métaphore traditionnelle du bouddhisme.

Ceci nous éclaire, peut-être, sur le fait qu’on qualifie le Madhyamika de voie

moyenne. Comme nous l’avons vu précédemment, cette école bouddhiste évite

systématiquement les extrêmes, tant de l’objectivisme que du subjectivisme, de

l’absolutisme que du nihilisme. Selon les commentateurs tibétains, en se rendant à

l’évidence que tous les phénomènes sont des émergences dépendantes, on évite

l’écueil du nihilisme et on prend conscience de l’émergence co-dépendante des

causes et des effets. En s’inclinant devant le fait que tous les phénomènes sont

dépourvus d’existence intrinsèque, on évite l’écueil de l’absolutisme et on prend

conscience de l’inanité de tous les phénomènes.

L’analyse de l’esprit développée par la tradition de l’Abhidharma contenait déjà en

elle-même la distinction entre deux sortes de vérité : la vérité ultime qui consistait

en les éléments primitifs de l’existence dans lesquels l’expérience pouvait être

analysée, et la vérité relative ou conventionnelle qui constituait notre vécu

ordinaire.

Nagarjuna, faisant référence à cette distinction, insista sur son importance dans le

chapitre 24 (stance 8 et 9) du Traité du Milieu :

« L’enseignement de la Doctrine par les Eveillés s’appuie parfaitement sur les deux

vérités : la vérité relative du monde et la vérité ultime. Ceux qui ne comprennent pas

la différence entre ces deux vérités, ne comprennent pas la profonde ainsité de la

Doctrine de l’Eveillé » (308)

________________________

308 NAGARJUNA, Traité du Milieu, Paris : Seuil, 1995, p.222

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La vérité relative (samvrti –ce qui peut se traduire par « couvert » ou « caché »)

s’entend comme étant le monde phénoménal tel qu’il apparaît, composé d’objets

distincts et persistant au cours du temps.

La vérité ultime (paramartha) est l’absence de fondements de ce même monde de

la vérité relative. Autrement dit, on pourrait dire de la vérité relative qu’elle est en

fait la vérité ultime masquée ou déguisée par les couleurs du monde phénoménal.

Toutefois, cette distinction entre les deux vérités, tout comme l’analyse de la

tradition Abhidharma, n’est pas comprise au sens d’une simple théorie

métaphysique de plus de la vérité : elle consiste d’abord en une description du

vécu du pratiquant qui observe et fait l’expérience de son esprit, de ses objets et de

leur relation en tant qu’ils sont produits de manière co-dépendante et sont donc

dénués de toute existence réelle, indépendante ou contraignante.

A l’origine de l’oeuvre de Nagarjuna on trouve donc une interrogation sur la

démarche que l’on pourrait qualifier de naturelle de la pensée. Faute d’une

investigation critique sur la nature de la pensée et sur le statut de la connaissance,

la compréhension que la voie moyenne du Madhyamika offre de la réalité, du sujet

et de l’objet, nous échappera complètement. Compréhension qui tient plutôt de la

déconstruction des illusions et aboutit –ou débouche- à penser la vacuité.

Nagarjuna propose en effet une analyse fine de l’attitude naturelle de notre

conscience qui croit apercevoir les choses suspendues en quelque sorte à notre

regard comme des points d’appui objectifs de notre connaissance. L’attitude

spontanée de l’entendement consisterait, selon Nagarjuna, dans la croyance naïve

de la réalité du perçu. La pensée s’établit alors dans la certitude que l’être est

appréhendé directement.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

392

La voie moyenne du Madhyamika propose de sortir de cette confusion entre être et

pensée. C’est pourquoi elle se présente comme une critique systématique des

données de l’expérience.

C’est, en fait, de la part de Nagarjuna, une réflexion sur le processus d’apparition

de sa propre pensée. La pensée reconnaît ce qu’elle est dès lors qu’elle découvre

que le monde ne présente aucun point d’appui solide et stable, que toute chose est

le produit conventionnel des phénomènes, et que cette absence de fondements

relève de l’indicible, ne pouvant être expérimentée que directement, au-delà de la

pensée comme du langage.

De même que pour Kant les mots ne sauraient parvenir aux choses en elles-mêmes

et restent toujours au niveau de l’objet comme construction mentale, pour

Nagarjuna les mots sont le reflet d’une pensée nécessairement limitée par des

concepts arbitraires et des croyances erronées qui l’éloignent de la nature ultime

de la réalité. Ainsi, est-ce l’esprit qui relie des instants indépendants les uns des

autres pour constituer une chaîne, un temps linéaire qui lui permet de poser de

façon illusoire la permanence du sujet, l’absence de nature propre, l’impermanence

fondamentale et le changement constant ne laissant pas de place à un sujet stable

et défini. Il s’agit donc de sortir du cadre de la parole, jusqu’à atteindre une

certaine dépossession de soi progressive, tant il est vrai que le sujet est parole

affirmative, que c’est l’affirmation de soi par la parole qui crée le sujet.

On peut dire que la logique développée par Nagarjuna est non-affirmative et tend,

finalement, à une suspension de la parole. Mais si la vacuité est indicible elle est

aussi impensable, et c’est là tout le défi de l’entreprise de Nagarjuna que de

pousser la pensée dans ses derniers retranchements, de la déconstruire, jusqu’à ce

qu’elle se retrouve au bord du vide, à la limite du néant, du non-pensé.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

393

L’insuffisance du langage fait écho, dés lors, à l’impuissance de la pensée à

concevoir la vacuité et sortir d’un rapport clivé sujet/objet. Pourtant, l’unité

originelle, et en quelque sorte indifférenciée, que propose le bouddhisme dans son

effort de dépasser les oppositions qui se présentent en paires complémentaires

(bien/mal, sujet/objet, masculin/féminin etc.), aboutit à une réalité en quelque sorte

détricotée, qui échappe, qui s’évanouit, et non à quelque chose de plein, de

tangible et de sûr.

Du fait que les dénominations des choses et des concepts sont artificielles, qu’il

n’y a pas de référent nominatif qui ne soit lui-même établi en tant qu’existant de

manière purement conventionnelle, que toutes choses, en somme, sont de simples

désignations nominales bien qu’il y ait un support phénoménal à l’utilisation des

noms, Nagarjuna estime que ce n’est pas en se reniant, ni en déniant à l’autre sa

subjectivité, que l’on atteint à la vérité, mais au contraire que c’est dans la prise de

conscience de l’absence de fondement qui nous caractérise, comme cela

caractérise toute réalité phénoménale, que l’on touche à la réalité.

Ce qui fait écho aux propos de Osamu Nishitani parlant du philosophe japonais

contemporain Nishida Kitarô :

« A l’instar d’Hegel, Nishida conçoit la philosophie comme Conscience de Soi.

Mais alors que le philosophe allemand proclame l’achèvement de la philosophie

par le Savoir absolu, conçu comme auto-réalisation de l’Esprit (c’est-à-dire la

Conscience de Soi) à travers le processus dialectique du développement du sujet,

Nishida, inspiré par la tradition du zen, conçoit cet aboutissement comme

anéantissement du Moi-sujet ; selon lui, la Conscience de Soi ne se constitue pas

dans un acte subjectif ; bien au contraire le Moi atteint à sa vérité en

s’anéantissant. Il s’agit aussi d’un processus d’auto-réalisation, mais ce qui s’y

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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réalise n’est pas le Savoir absolu qui totalise le Moi et le Monde dans sa

positivité, mais plutôt le Néant absolu qui ouvre les Lieux d’où surgissent tous les

rapports entre sujet et objet. » (309)

Le refus de formuler des assertions définitives et affirmatives, toute position

conceptuelle pouvant devenir un fondement, un point d’appui, participe de cette

volonté d’anéantissement et d’évacuation de toute certitude. Même si une

distinction est faite entre le sujet et l’objet dans le registre de la vérité dite

conventionnelle, cela permet juste une compréhension relative mais ne tient pas

lieu de concept véritable.

Cette distinction sujet/objet marque les limites de la conceptualité que veut

dépasser justement le Madhyamika.

________________________

309 O. NISHITANI, La formation du sujet au Japon, Cahiers Intersignes, Sujet et citoyenneté,

n°8-9, Paris : Université Paris X, 1994, p.72

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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On peut, ici, pour conclure ce chapitre, reprendre brièvement l’analyse

traditionnelle du Madhyamika qui s’articule en trois étapes :

• la critique de la notion d’objet

• la critique du caractère

• la critique du sujet

1. Critique de la notion d’objet :

Nous considérons d’ordinaire qu’un objet est ce qui est devant

nos yeux comme support de l’expérience. Lequel objet possède

par lui-même une stabilité dans le temps et une nature propre.

Pour pouvoir la conceptualiser, l’entendement conventionnel

tient à l’écart cette chose, l’isole, la met entre parenthèses.

Or, justement, pour Nagarjuna, l’être est ce qui apparaît

effectivement, la chose elle-même, telle qu’elle se manifeste.

Mais l’essence de l’apparaître ne diffère pourtant pas de

l’existant lui-même qui apparaît, car l’existant n’est que ce qui

devient manifeste. L’être n’est pas le support déterminé de ce

qui se manifeste, étant donné que le devenir n’a pas de support

propre car il cesse continuellement d’être. Aucune chose n’est

supportée par une autre qui le préfigure. Le devenir ne se

détermine pas par la donation de forme. Ce qui se manifeste,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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c’est la façon d’être donnée à travers une sorte de dévoilement

des illusions d’espace et de temps.

Les images que nous nous faisons du monde sont

nécessairement incomplètes car nous nous représentons les

choses comme des ensembles qui permettraient de fixer notre

regard.

La pensée attribue aux choses une réalité qu’elles n’ont pas.

Nous ne pouvons pas les représenter faute d’un substrat.

A ce propos, Nagarjuna explique :

« Les choses n’ont pas de nature propre parce qu’on

perçoit leur changement. L’absence de nature propre des

choses n’existe pas puisqu’elles ont la vacuité pour

nature. S’il n’y a pas de nature propre, qu’est-ce qui se

transforme ? » (310)

Les choses n’existent, en définitif, que d’une façon

conventionnelle et provisoire et nous ne pouvons constater que

la façon par laquelle les choses nous sont données.

L’absence d’objets tient, au fond, à la nature même des choses

en tant qu’elles sont un produit de la pensée et dénuées de

nature propre.

________________________

310 NAGARJUNA, Traité du Milieu, Paris : Seuil, 1995, p.127

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

397

2. Critique du caractère :

La connaissance conventionnelle repose essentiellement sur la

croyance selon laquelle tout ce qui se montre, ou se dévoile,

comporte de fait un caractère spécifique qui le distingue des

autres objets. Ce caractère spécifique étant finalement ce qui

permet de le reconnaître, ce qui fait qu’il se détache du fond

commun, de l’arrière-plan du monde. La pratique mondaine

suppose ainsi l’existence de signes discernables qui servent de

base à la communication intersubjective.

Selon Nagarjuna :

« Il n’existe nulle part aucune chose dépourvue de

caractères ; si une chose sans caractères n’existe pas, à quoi

s’appliqueront les caractères ? Des caractères ne sont

attribués ni à une chose sans caractères, ni à une chose qui

en possède ; ils ne peuvent non plus être attribués à une autre

que celles possédant ou ne possédant pas de caractères. En

l’absence de caractères, une base caractérisée est

irrationnelle ; si une base caractérisée est irrationnelle, les

caractères n’existent pas non plus. Par conséquent, si la base

caractérisée n’existe pas, les caractères n’existent pas non

plus ; et aucune chose n’existe hormis bases caractérisées et

caractères. Si une chose n’existe pas, comment une non-chose

sera-t-elle ? Qui connaîtra une chose et une non-chose

distinctes des phénomènes contraires chose et non-chose ? »

(311)

__________________

311 Idem p.70-72

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Pour Nagarjuna, ne pas admettre le monde des signes comme

représentatif de l’être est la seule position censée, étant donné

que les signes ne sont que des éléments d’un système de

communication et non pas quelque chose qui existe en soi et

par soi.

Le caractère d’une chose n’est pas considérée par Nagarjuna

comme une essence subsistant par elle-même, elle serait

davantage le produit d’un jeu conjugué de facteurs qui

s’entretiennent les uns les autres.

Bien que chaque moment soit unique, chaque chose

particulière, pour faciliter la communication, nous lui donnons

un nom commun. Nous définissons une chose à partir d’une

caractéristique commune.

La définition des choses repose sur la croyance au catégorique,

au définitif, sur la volonté d’établir un ensemble cohérent

auquel on pourrait appliquer des bornes, que l’on pourrait

délimiter dans l’espace et le temps. Définir un objet, un

concept, un sujet ou un objet, reviendrait de la sorte à retenir

certains caractères en les isolant et les déterminant, à fixer leurs

propriétés. Pour Nagarjuna, définir n’est pas dévoiler l’essence

d’une chose mais davantage la soustraire au devenir et la

limiter. La définition est, selon lui, un procédé conventionnel,

qui n’est en rien définitif, elle sépare, réduit, contient en

quelque sorte la réalité de la chose définie. La définition est un

postulat du sujet qui applique un terme à ce qui est en devenir.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

399

Or, nous dit Nagarjuna, rien ne peut être défini car il n’y a pas

de nature propre inhérente à aucune chose que ce soit. Tout le

projet de Nagarjuna tient dans cette réfutation sans appel de

l’existence d’une chose qui soit par elle-même, isolée du

monde, et plus précisément dans la réfutation d’un être-en-soi

c’est à dire d’un être existant par soi-même, demeurant en

dehors du devenir temporel, sans rapport avec le monde

environnant. La seule nature propre des choses en devenir serait

une non-nature dans le sens où il n’y aurait rien d’inné, où il

n’y aurait pas d’essence éternelle.

Or, faute d’étant en soi, d’objet stable et permanent, comment

peut-on définir quoique ce soit, comment peut-on savoir ou

établir quelque chose ?

3. Critique du sujet :

Pourquoi la simple hypothèse qui consiste à mettre en doute

l’idée selon laquelle le monde a des propriétés prédonnées,

semble-t-elle remettre en question la réalité de soi et fait que

nous nous sentions menacés ?

Sans doute, si le monde est conçu comme dénué d’objet, la

conclusion qui s’impose est qu’il n’y a pas de sujet, pour peu

que l’on veuille bien concevoir le sujet comme ce qui se pose

en opposition à ce qui se passe en dehors de lui, à ce qui lui fait

obstacle –c’est-à-dire le réel, le matériel, l’objet- et comme

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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l’étant sous-jacent qui soutient le déroulement des

phénomènes.

Nous nous faisons l’idée d’un devenir qui comporterait un

substrat, bien que les choses existant dans le monde extérieur

n’existent pas en elles-mêmes. Ce substrat que nous attribuons

au devenir s’explique par le fait que, pour que nous puissions

nous représenter le changement, il nous est nécessaire qu’il y ait

quelque chose qui change.

Ce que Nagarjuna illustre, de façon parallèle, en prenant pour

exemple le problème du mouvement:

« La conséquence de deux mouvements entraîne celle de

deux agents de mouvement, car en l’absence d’agent le

mouvement est irrationnel. Si, en l’absence d’un agent de

mouvement, le mouvement est irrationnel, sans

mouvement, comment un agent existerait-il ? Tout

d’abord, l’agent de mouvement ne se meut pas, le non-

agent ne se meut pas ; quel tiers autre que l’agent et le

non-agent pourrait-il se mouvoir ? » (312)

Dans leur commentaire du « Traité du Milieu », Tsonkhapa

Lonsang Drakpa et Choné Drakpa Chédroup nous expliquent

que, par ce verset et les suivants, Nagarjuna entend répondre

aux objections des tenants d’autres écoles bouddhiques qui

prétendent que l’activité motrice existe en soi.

__________________

312 Ibid. p.45-47

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Lonsang Drakpa et Choné Drakpa Chédroup expliquent, dans

leur commentaire, que pour Nagarjuna cela est inacceptable car

il s’ensuit, si l’on prend pour exemple pratique un voyageur

suivant un chemin, qu’on aura une activité motrice de même

nature que le chemin et une activité motrice de nature distincte

du chemin :

« Celle –de même nature que le trajet- par laquelle le

chemin est parcouru et qui reçoit la désignation

« mouvement actuel » et la seconde –de la nature du

marcheur- au sens du terme « marcher sur le chemin », et

qui ne participe pas de la nature du trajet. » (313)

Si l’on admet une nature propre distincte des deux actions, il est

inadmissible, selon Nagarjuna, qu’en deux bases distinctes

existe une nature unique, sinon le marcheur s’avérerait posséder

deux natures distinctes. En l’absence du marcheur, il ne saurait

y avoir, en toute logique, d’activité motrice qui en serait

dépendante.

Nous trouvons ainsi, dans le « Traité du Milieu » de Nagarjuna,

l’idée que le marcheur et l’activité motrice, comme la vision et

le sujet voyant, ou encore le feu et le combustible, par exemple

le bois, sont autant de notions corrélatives, codépendantes l’une

de l’autre mais non assimilables.

__________________

313 Ibid. p.46

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Il n’y a pas de substrat, finalement, qui soit différent du

changement, de l’impermanence et de la transformation.

De la même manière, on peut dire, selon la logique développée

par Nagarjuna, que la faculté visuelle n’est pas une chose en

soi, dans le sens où elle ne voit rien intrinsèquement, ni soi-

même ni autre chose, et qu’elle n’est finalement que le lien

entre le sujet voyant et l’objet visible.

Les notions de sujet et d’objet sont, ainsi, toujours corrélatives

et propres à notre manière de connaître par distinction

(vikalpa), ce que Nagarjuna illustre en ces termes :

« Un sujet se manifeste par un objet, un objet se manifeste

par un sujet. Comment un sujet existerait-il sans objet ?

Comment un objet existerait-il sans sujet ? » (314)

Par extension, à partir de la notion d’un sujet inexistant au

même titre que l’objet, Nagarjuna établit que, si le Moi n’est

pas seulement quelque chose d’illusoire, mais aussi quelque

chose de passager, de contingent, d’éphémère, on ne peut pas

dire, pour autant, qu’il est quelque chose de permanent et de

stable. Pour Nagarjuna, le Je ne peut avoir d’autre existence

qu’à un niveau conventionnel, mondain et relatif. N’étant ni

identique, ni différent des agrégats, on ne peut postuler de sujet

qui existe en soi.

__________________

314 Ibid. p.114

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Un Je identique aux agrégats se verrait attribuer plusieurs

natures distinctes simultanément, ce qui est illogique. Le Je,

pourtant, est considéré comme étant doté des caractères des

agrégats puisqu’il est désigné en dépendance d’eux.

Ainsi, un sujet non soumis au devenir n’existe pas en lui-même,

ni par lui-même, car il n’aurait pas de rapport au monde.

Tsonkhapa Lonsang Drakpa et Choné Drakpa Chédroup dans

leur commentaire du « Traité du Milieu » expliquent :

« Si le Je était distinct en soi des agrégats, telle la

connaissance qui est appréhendée séparément de la forme,

on percevrait le Je comme une entité particulière autre

qu’eux ; or ce n’est pas le cas. » (315).

L’idée de substance individuelle est une notion basée

essentiellement sur la présomption de permanence du sujet, le

substrat demeurant inchangé dans le temps. Le Moi se pose

comme le centre originaire de toute action, le noyau qui articule

toute manifestation de l’être, alors qu’en réalité le Moi se

trouve dans l’impossibilité logique d’être son propre support

étant donné que le Moi demeure, au même titre que toutes les

choses et tous les phénomènes, soumis au devenir, c’est à dire

impermanent et éphémère.

__________________

315 Ibid.p.165

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Faute de trouver un tel soutien en lui-même, le sujet ne peut

plus être considéré comme un simple dépôt, un réceptacle de

sensations et d’émotions, mais il devient quelque chose de

positif, d’actif. Le principe de la production conditionnée

montre que tout ce qui a été confectionné procède du jeu

conjugué des facteurs, et que chacun est conditionné en même

temps que conditionnant.

La source de l’illusion est de croire que le sujet préexiste aux

opérations qu’il effectue, sans doute parce qu’il nous paraît

nécessaire que ce qui se déploie le fasse à partir de ce qui est

déjà constitué.

Nagarjuna nous fait remarquer que si le sujet était préexistant à

ses opérations, il n’y aurait pas de place pour la liberté ni pour

le développement.

Nagarjuna pose, d’une certaine façon, le problème en ces

termes : est-ce qu’il existe quelque chose ou une entité qui

s’approprie –c’est à dire qui effectue l’acte d’appropriation- et

qui demeure toujours ce qu’elle est, identique à elle-même,

tandis que l’appropriation, elle, varie dans le temps ? Ou bien

existe-t-il une chose qui puisse être appropriée sans que

l’appropriation ait eu lieu ?

Nagarjuna nous présente, en somme, les dilemmes auxquels est

vite confronté toute conception substantialiste de la réalité face

aux données de sa temporalité.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

405

L’idée d’une substance séparée est propre, également, au

dualisme de l’école bouddhiste dite du Samkhya pour qui le Je,

le sujet, a une existence en soi, indépendante du devenir. Alors

que pour Nagarjuna le Je n’a d’autre réalité qu’au niveau

conventionnel, son incarnation n’étant que temporelle et

nullement substantielle. Nagarjuna ne conçoit pas de substance

qui serait hors du temps, renfermée en soi-même et sans

communication avec autrui. Pour lui, toutes les choses sont

interdépendantes, prises dans une chaîne causale circulaire sans

commencement ni fin.

La réfutation par Nagarjuna de cette notion de substrat peut

prendre la forme d’une sorte de dénonciation de notre

expérience quotidienne immédiate et du sens commun qui

veulent que le Moi possède une certaine cohérence, qu’il

subsiste dans le temps et recèle une nature propre. S’il en était

ainsi, le Moi tournerait à vide, isolé, enfermé en lui-même

comme une idée fixe, selon Nagarjuna. Le mouvement et les

variations du monde échapperaient à notre entendement.

La notion de Moi relève en fait d’une erreur de logique

attributive. Si nous pensons que ce que nous voulons énoncer

ne peut être prononcé que par rapport à quelque chose –de réel

ou d’imaginaire- dans le sens où un signe fait toujours appel à

un signifiant, alors nous avons besoin d’un point d’appui, d’un

support, de repères, pour nos énoncés, tant pour l’émission de

ceux-ci que pour leur réception.

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406

Or, pour Nagarjuna, c’est cette idée même de support qui est

illusoire. Cette formation mentale ou cette croyance serait

comme un arrêt, une photographie qui figerait le mouvement

même de la vie, qui immobiliserait ce qui coule sans répit.

Dans la conception Mahayaniste de la réalité, il n’y a pas de

place pour les notions statiques de sujet et d’objet parce que

rien n’est fixe dans la réalité. Les phénomènes sont vus comme

un flux incessant qui défile à l’intérieur de la réalité mouvante,

en même temps que tout progresse dans le temps et change

continuellement. Le sujet connaissant se débat au sein de cette

temporalité mouvante et instable. La perception et la pensée

humaine ne dévoilent aucune essence et pourtant, grâce à elles,

nous croyons saisir tout ce qui entre dans le champ de notre

conscience.

La vérité conventionnelle est ce qui est à la portée de

l’entendement de l’homme ordinaire nous dit Nagarjuna. Cette

vérité conventionnelle c’est celle du discours, de l’énoncé, de

ce qui peut être prononcé et partagé. Et ce qui caractérise ce

discours, c’est la discontinuité. Le cours du devenir se distend

quand nous cherchons à le définir, à le préciser, quand nous

nous y agrippons en voulant prononcer un mot. Tout concept

retient la marque distinctive (laksana) de la chose pour nous

permettre de la reconnaître en l’instant du devenir. Le nom

comme essence du discours permet de nous référer à quelque

chose de stable et comme pourvue d’une réalité au moins

conventionnelle.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Les notions de sujet et d’objet ne correspondent, en définitive, à

aucune réalité pour Nagarjuna. Ce ne sont que des points de

repère, ou des points de vue, des positions qui ne cessent d’être

dépassées et jouent un rôle uniquement à l’intérieur de la

manifestation illusoire des phénomènes, du Samsara. Le seul

point de vision possible s’articule ainsi à partir de ces notions

mais, malgré cela, il ne constitue qu’un simple point

d’enveloppement.

La perception habituelle n’extrait que les traits saillants, les

traits distinctifs de l’arrière-plan du monde ; elle laisse

échapper l’enchaînement inexprimable des phénomènes. L’acte

de percevoir n’est donc jamais plus qu’une expérience éclatée

et ne représente en aucune manière la vérité ultime.

De même, les notions de sujet et d’objet ne sont que des

simplifications accommodatrices qu’opère l’entendement pour

tenter de saisir une réalité qui lui échappe fondamentalement.

La voie moyenne ne peut pourtant être réduite à une critique de

la raison. Nagarjuna a davantage voulu en souligner les limites

et rendre évidente de ce fait la nécessité d’une réforme de

l’entendement comme voie de salut. Le problème que pose

Nagarjuna est de savoir comment peut exister une pensée qui

soit capable de penser en l’absence d’objet et sans référence à

un sujet.

Le projet de Nagarjuna vise à nous apprendre à « dé-penser »,

non pas dans le sens de nous amener à renoncer à la pensée

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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mais plutôt de concevoir celle ci comme un moyen pratique de

passer à travers l’aspect illusoire des phénomènes.

La pensée du néant que propose Nagarjuna n’est pas le néant de

la pensée mais la tentative de penser l’impensable et, dans cette

contradiction, d’ouvrir à une nouvelle vision qui ne soit plus

discursive et d’observer le jaillissement de la vacuité à

l’intérieur même de ce processus. C’est une invitation à voir les

choses autrement, non plus comme de simples étants mais

comme les moments d’un spectacle qui se joue sans acteurs ni

spectateurs, faisant état de la dissolution du sujet comme de

l’évacuation de l’objet. Ce détachement de la vue habituelle des

choses comme des étants a pour finalité de nous libérer de

l’attachement que nous portons naturellement aux choses.

Paradoxalement, à l’exemple de Nagarjuna qui n’a de cesse de

développer un raisonnement logique et cohérent, c’est par la

connaissance objective et la logique, par l’exercice rigoureux

du discernement, par l’observation et l’attention constante, que

l’on peut se persuader de s’affranchir des mondanités, des

croyances et des attachements illusoires qui sont pourtant les

fruits de la faculté de raisonner quand celle-ci est mal utilisée

ou utilisée pour fuir la réalité. On peut donc en déduire, qu’au-

delà de la logique et des processus discursifs, en plus de la

connaissance exhaustive, il faut certainement un élan, une

intuition autre, une appréhension globale, instantanée,

intemporelle pour pouvoir dissiper tous les voiles, traverser les

apparences.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

409

CONCLUSION : PRATIQUE DE LA VACUITE

A partir du concept de vide tel que nous avons pu l’aborder avec la philosophie de

Nagarjuna, nous nous proposons, en guise de conclusion, de déterminer en quoi et

de quelle manière nous pouvons appliquer la vacuité comme principe de conduite,

comme principe éthique dans le sens d’un souci de soi, un souci de soi formulé

théoriquement par Platon, dans l’Alcibiade, comme règle de vie. Ce souci de soi se

manifeste d’abord par un retour à soi-même, une attention à soi-même, ce que Paul

Audi appelle, lui, « se réjouir de soi » :

« C’est par amour de soi que la tâche éthique est menée, cette tâche qui vise à

transformer la souffrance causée par la butée sur soi en un « se réjouir » de soi »

(316)

Dans l’idée platonicienne, ce souci de soi se traduit par un savoir à la fois

théorique et pratique, un système de pratiques qui visent à un épanouissement du

corps en harmonie avec l’esprit, tout à fait opposé à l’idéal ascétique chrétien d’un

renoncement à soi basé sur un déni du corps.

______________________

316 P. AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.289

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

410

Le retour à soi que peut nous amener à suivre la vacuité aurait pour première

particularité de se différencier autant de cet idéal ascétique de la mystique

chrétienne, qui a pour finalité de contraindre le moi à se perdre et se diluer en

Dieu, que de la conduite de soi envisagée par l’Antiquité hellénistique et romaine

comme contrôle du corps, éducation des passions, maîtrise et équilibre des désirs

et des pensées. Il ne s’agit pas davantage, comme chez Schopenhauer, d’un refus

systématique du soi. Qu’est-ce donc alors une éthique qui aurait la vacuité pour

principe ? Mais plus encore, une éthique véritablement moderne, c’est-à-dire

adaptée au monde tel qu’il est, peut-elle être autre chose que vacuité ?

Face à la fatigue d’être soi qui semble être le mode d’existence typique de notre

société post-moderne, analysée par Alain Ehrenberg (317) comme la réponse de

l’individu à l’autonomie de plus en plus insupportable exigée de lui, suite au

passage d’une discipline sociale extérieure à l'injonction de se produire soi-même,

face à cet état dépressif généralisé, la vacuité peut-elle tenir lieu d’éthique, dans le

sens thérapeutique d’un travail de soi sur soi sans qu’il s’agisse pour autant d’un

simple passage de la gouvernementalité des corps par le bio-politique au

gouvernement de soi-même?

Pour les philosophes de l’Antiquité, le propre de l’éthique tenait d’abord dans la

liberté donnée au sujet de choisir la façon de conduire sa vie au lieu de subir la loi

des événements et des circonstances. Si l’éthique était ainsi prise de conscience de

sa liberté de sujet, elle s’inscrivait également dans une forme de régulation

collective des comportements mais sans que ce soit l’extériorité sociale qui initie

le mouvement d’un travail sur soi.

_______________________

317 A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Paris : Odile Jacob, 1998

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’éthique se manifestait alors à la fois comme travail spirituel et exercice corporel

par diverses techniques de soi telles que l’ascèse, la chasteté, l’abstinence, les

épreuves, les mortifications et autres méditations sur la mort.

Dans l’introduction de « L’Usage des plaisirs », Michel Foucault définit ainsi ces

techniques de soi comme arts de l’existence :

« Par là il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les

hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se

transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie

une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de

styles. Ces « arts d’existence », ces « techniques de soi » ont sans doute perdu une

certaine part de leur importance et de leur autonomie, lorsqu’ils ont été intégrés,

avec le christianisme, dans l’exercice d’un pouvoir pastoral puis plus tard dans les

pratiques de type éducatif, médical ou psychologique. Il n’en demeure pas moins

qu’il y aurait sans doute à reprendre la longue histoire de ces esthétiques de

l’existence et de ces technologies de soi » (318)

Il s’agit donc bien toujours d’une prise de contrôle du corps, d’un système de

domination. Le gouvernement des corps s’exerce, par la société, à travers la

morale et les techniques disciplinaires. Tandis que, par le bio-politique, le

gouvernement des corps s’exerce au contraire à travers l’éthique, telle que

pratiquée par les philosophes de l’antiquité, ensuite par le christianisme, avant de

l’être aujourd’hui par tout un chacun sous couvert de psychologisme, d’évolution

de soi, de gestion du stress, depuis en fait les mouvements revendicatifs de

libération du corps des années 50.

_______________________

318 M. FOUCAULT, L’Usage des plaisirs, T. II ; L’Histoire de la sexualité, p.16-17, Paris :

Gallimard, 1984, p.16-17

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La gouvernementalité du corps est dorénavant produite à partir de soi-même. Le

mouvement qui contraint le corps vient de l’intérieur du sujet et non de l’extérieur.

On aura compris que l’éthique que nous proposons à travers la vacuité, une

éthique qui passe par le corps mais n’est pas pour autant une éthique seulement

corporelle, en cherchant à laisser être un corps naturel, se distingue d’une éthique

comme travail sur soi, contrôle de soi. S’il s’agit bien d’être sujet de son corps, il

ne s’agit plus d’être maître de soi. A partir du corps comme matière première, il ne

s’agit plus d’atteindre à une forme seconde mais de revenir à un état antérieur, non

numéraire, hors discours.

Michel Foucault expliquait, en parlant des pratiques éthiques païennes et du

premier christianisme :

« Les techniques de soi, qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide

d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées,

leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état

de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. » (319)

Il apparaît que l’éthique de la vacuité ne vise, quant à elle, à rien de tout cela, ni

bonheur, ni pureté, ni sagesse ou perfection, sinon se libérer justement de ces

mots, de ces concepts, de ces illusions si l’on suit la pensée de Nagarjuna.

L’éthique de la vacuité serait alors un travail de libération du corps, tendant à

retrouver l’usage d’un corps naturel, libre et vivant, permettant au sujet de

se libérer de mots et d’idées qui obscurcissent l’esprit.

________________________

319 M. FOUCAULT, Les techniques de soi, T. IV ; Dits et écrits, Paris : Gallimard, 1982, p.785

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Comme l’écrivait encore Paul Audi, citant Wittgenstein :

« Le seul impératif éthique serait-il de n’en dicter aucun ? Et dans ce cas le seul

impératif serait-il celui-ci : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »

(Wittgenstein, Tractacus Logico-philosophicus, n°7) ? Peut-être est-ce là en effet le

seul « il faut » qu’il nous faut. Tout le reste, s’il y a reste, demeure facultatif,

supérieurement facultatif » (320)

Le corps vide, comme corps silencieux, dépossédé du langage, va cependant à

l’encontre –ou bien au-delà- de ce que l’homme est fondamentalement, à savoir un

être de langage :

« Sans langage, l’être humain ne peut être désir, il ne peut s’identifier à une

représentation ; sans langage, il ne peut s’identifier à une sensation en s’y fixant et

en se reconnaissant percevoir ce qu’il perçoit, pas plus qu’il ne peut se fixer à

l’intention d’exécuter une action physique quelconque. Avant de chercher à se rendre

indépendant de ses désirs et de ses besoins privés, avant de désirer se rendre libre à

l’égard de ses représentations mentales, des interactions sociales et de ses pulsions,

il est celui qui les produit par le langage en se reconnaissant en eux : en les

produisant, et en s’y identifiant pour pouvoir les produire. » (321)

Selon la théorie anthropobiologique d’Arnold Gehlen évoquée par Jacques

Poulain (322), contrairement aux théories béhavioriste ou innéiste qui réduisent

plus ou moins la vie communicationnelle à ses conditions biologiques de

production, c’est la survie même de l’être humain qui est dépendante de la

________________________

320 P. AUDI, Supériorité de l’Ethique, Paris : Champs Flammarion, 2007, p.283

321 J. POULAIN, De l’homme, Paris : Editions Du Cerf, 2001, p.42

322 A. GEHLEN, Anthropologie et psychologie sociale, Paris : P.U.F., 1990

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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possibilité de production des processus de communication.

L’être humain se caractériserait par l’obligation qui lui est faite d’user de la parole,

non seulement pour organiser le monde où il vit mais encore pour coordonner ses

propres données sensorielles et ses actions motrices. Davantage qu’une

interprétation langagière de ces sensations, le langage est à l’être humain la

condition même de la sensation comme de l’action et du désir. L’être humain est

celui qui a besoin de se communiquer à lui-même ses perceptions, son action, son

désir, pour que ceux-ci lui soient possibles.

La question « qu’est-ce que l’homme ? » reçoit ainsi :

« sa réponse de la pragmatique anthropobiologique. L’homme est ce vivant qui se

fait lui-même par le langage et qui ne peut vivre qu’en recourant à la parole » (323)

Evoquant l’expérience de la compréhension, elle-même dépendante de

l’expérience de la suffisance de l’expérience de parole comme rapport au réel,

Jacques Poulain remarque que cette expérience peut être amenée à se dérégler,

notamment dans le cas de l’autisme par exemple. Pour l’autiste, en effet, la réalité

se réduit au seul sentiment d’agir par la parole, parole toute-puissante mais dans

un sens négatif puisque toute énonciation reproduit systématiquement l’événement

traumatisant originel. La stratégie d’évitement de l’angoisse et du traumatisme

passe donc, chez l’autiste, par l’interdiction de parler quitte à en mourir.

A remarquer que le silence de l’autiste, un silence d’évitement et d’interdit, n’est

absolument pas comparable au silence qui découle de la vacuité, comprise dans

son acception bouddhiste, un silence de pleine conscience, d’ouverture au monde.

________________________

323 J. POULAIN, De l’homme, Paris : Editions Du Cerf, 2001, p.10

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Par l’expérience du corps vide que nous déduisons de cette vacuité, il ne s’agit pas

de s’interdire de parler pour éviter la répétition du traumatisme mais de s’ouvrir au

monde sans passer par la médiation du langage, laquelle médiation, réinterprétant

le traumatisme, le répète par la même occasion.

Il est à noter également que si certains autistes présentent parfois, en plus des

symptômes d’aphasie, d’agnosie, d’apraxie et d’ataraxie, un symptôme d’anorexie,

il n’en reste pas moins que l’autisme est clairement à différencier de l’anorexie.

L’autisme est essentiellement non-verbal et l’anorexie corporelle, l’un basé sur la

parole, l’autre sur l’image de soi et le schéma corporel.

L’autiste exprime, en quelque sorte, sa pathologie par une fixation sur la

communication qui bloque l’enfant dans son développement cognitif, alors que

l’anorexique exprime sa pathologie à travers le corps, s’emploie à remplir celui-ci

de vide jusqu’à vouloir le rendre transparent, au risque de bloquer son

développement physique.

Pourtant, l’anorexie comme l’autisme, s’ils sont bien à distinguer, se caractérisent

par une même angoisse par rapport à l’autre, que ce soit dans la communication ou

l’apparence, dans la perception auditive ou visuelle, par un même retrait du

monde, radical dans le cas de l’autiste, déguisé sous un semblant de maîtrise, de

réussite sociale et d’intégration dans le cas de l’anorexique.

Dans une postmodernité désenchantée qui, avec la fin des assurances

idéologiques, laisse l’individu sans repères, la diversité des nouveaux symptômes

psychopathologiques, dont l’anorexie, l’autisme, la dépression, traduit une forme

d’insensibilité au monde, une insensibilité esthétique et éthique induite par une

parole perçue comme insignifiante.

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Jacques Poulain retrouve chez Arnold Gehlen une critique des sociétés

industrielles avancées dont les institutions seraient soumises à la même dynamique

de désintégration :

« L’homme de la société industrielle s’expérimenterait donc comme être de langage

à la fois nécessaire et impossible en même temps qu’il fait l’expérience de la perte

progressive des institutions et qu’il tente de reconstruire leurs régulations dans ses

rapports de parole. » (324)

Arnold Gehlen précise cependant que, si l’homme est biologiquement un être sans

assurance, expérimentant une grande partie de sa croissance hors de l’utérus

maternel, dans ce que Pascal Picq appelle un « utérus culturel » (325), c’est

justement ce manque, ce déficit biologique qui l’oblige à une ouverture au monde,

laquelle doit être régularisée par la culture et les institutions, elles-mêmes fondées

par le langage. La survie de l’homme dépend donc de sa capacité langagière.

Remettre celle-ci en question, c’est menacer l’homme. Remettre en question

l’homme comme sujet du langage, pour proposer un corps vide dépossédé du

langage, c’est en même temps remettre en question la légitimité du sujet. Sujet,

d’ailleurs, déjà largement remis en question et démobilisé, à commencer par le

structuralisme et la psychanalyse, sans que pour autant la philosophie puisse s’en

passer. Ce qui a amené à concevoir le sujet comme n’existant pas en soi mais

comme processus d’identifications multiples et d’assujettissement.

________________________

324 J. POULAIN, De l’homme, Paris : Editions Du Cerf, 2001, p.59

325 G. DEHAENE, C. LASTIENNE, L. SAGART, P. PICQ, La Plus Belle Histoire du langage,

Paris : Seuil, 2008

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Dans la société post-moderne, si on ne parle plus de corps soumis à la discipline

des familles, des écoles, des casernes, des prisons, des fabriques, des ateliers ou

des usines, on parle de sujets autonomes, ayant intériorisés les contraintes sociales

comme morales, condamnés à la production de soi, et objet de tout travail sur soi.

Reprenant à notre compte la démonstration par l’absurde de Nagarjuna, que nous

avons développé dans la partie précédente de cette recherche, nous pensons que

cette production de soi reste une quête sans fin et surtout sans objet, car tout

travail sur soi vise à la maîtrise de quelque chose inexistant en soi. Cette

continuelle production de soi repose entièrement sur le modèle corporel occidental

dominant qui se base, selon Michel Bernard, sur le fonctionnement de la cellule-

microcosme-du-corps et :

« reste tributaire de l’explication mécaniste et causale de Descartes, ce qui l’oppose

au modèle corporel de la médecine orientale (…) qui postule, elle, un modèle

énergétique et qualitatif du corps » (326)

Le corps, vu comme un automate régi par un esprit compris selon un modèle

cognitif informatique, dans une logique mécaniste et positiviste, n’a d’autre

destinée que la productivité et la performance ; au contraire du corps, tel que

compris par la médecine traditionnelle asiatique, qui aspire à l’harmonie avec son

environnement naturel, à retrouver un rythme spontané et à ne satisfaire que ses

besoins strictement nécessaires.

________________________

326 M. BERNARD, Le corps, Paris : Editions Universitaires, 1976, p.135

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Autant la parole entretient l’agitation du monde :

« Vécue par l’enfant et le primitif comme animisme, comme animation du monde

par une âme de parole, la leur : elle y est prosopopée verbale, elle fait parler

toutes choses pour pouvoir tout simplement se percevoir et jouir d’elle-même »

(327)

Autant par le silence, qu’induit la vacuité et l’immobilité du corps, il s’agit rien de

moins que d’arrêter le monde phénoménal, de toucher non le sujet social, le sujet

mondain, l’ego, mais bien la conscience de soi par une vigilance constante. Cette

vigilance est nécessairement conscience d’un sujet, de ce que l’on appelle

communément le moi ou l’ego, qui s’affirme dans le sentiment d’appartenance et

se reconnaît dans une image de soi valorisante. Cette permanence du moi, liée à la

mémoire, on a vu que le bouddhisme la considère comme illusoire, comme

constituée exclusivement d’identifications successives à des objets de désir, sans

qu’il y ait derrière rien de stable, de tangible, de réel. L’expérience sensible et

empirique du moi est une suite de sensations sans lien véritable entre elles, sinon

une construction à posteriori de l’esprit, sans unité constituée autre qu’apparente,

sans substance propre ni constante à quoi la référer. Mais, au-delà d’une

conception phénoméniste du moi et de la réalité comme flux continuel

d’impressions, s’appuyant sur la relativité des objets de la conscience, il n’en

demeure pas moins un sentiment d’identité, pareil au moyeu vide d’une roue, ce

point immobile au centre de la roue qui permet le mouvement de rotation, ce que

Kant nomme une aperception transcendantale de soi-même nécessaire à toute

représentation portée par la conscience.

_______________________

327 J. POULAIN, De l’homme, Paris : Editions Du Cerf, 2001, p.31

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Cette aperception transcendantale de soi-même, pure, sans contenu particulier, est

à distinguer de l’aperception empirique du moi qui repose sur la mémoire et les

identifications à des objets, des images, des idées, des croyances. Le sentiment

d’identité comme conscience de soi intuitive est ce qui permet d’unifier

l’éparpillement et la diversité des représentations autour d’un facteur constant

dans le changement, d’un point fixe, ce que Kant appelle aussi le « Je pur ». Il

s’agit de la simple conscience d’être et non de ce que l’on est ou de ce que l’on

croit être, d’une conscience transcendantale et non d’une connaissance de soi

empirique. Sans doute cette conscience de soi impersonnelle est-elle liée au corps,

sans que l’on puisse pour autant s’identifier au corps qui est mien sans être moi.

Pour toucher cette conscience de soi, il apparut nécessaire aux traditions d’éveil

taoïste et bouddhiste de passer par l’intermédiaire du corps, de pacifier,

immobiliser celui-ci pour ne plus être que présence à soi. Ce corps pacifié qui

n’est plus que présence à soi, que conscience de soi transcendantale, c’est ce que

nous avons appelé « corps vide » et qui peut être vu comme une projection du « Je

pur » de Kant, hors langage, hors représentation, mais comme étant ce qui les

permet. Cette pratique du vide, dans un sens éthique, nous pensons qu’elle peut

trouver à s’incarner via les pratiques corporelles traditionnelles chinoises telles

que le tai-chi-chuan ou le Qi Gong. Ces techniques de santé, dites de longue vie,

peuvent être vues comme une méditation en mouvement, un travail sur les

énergies subtiles, un corps vide en mouvement.

A partir de l’observation de sujets anorexiques et de SDF, nous avons

précédemment identifié une attitude commune de corps abandonné, dénié, comme

ultime réponse à l’angoisse, au traumatisme et à l’exclusion. Alors que le corps

malade comme le corps politique sont saturés de discours, diagnostics et

statistiques, qui sont toujours discours de l’autre, de l’institution, des médias, des

experts, l’anorexique et le SDF peuvent s’échapper de ces discours, conditionnant

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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et enfermant, de ces procédures thérapeutiques, de ces protocoles de réinsertion

sociale, par ce que nous avons appelé le corps vide. Ce corps vide, comme

exorcisme à la possession du corps par le langage, du fait d’être exempt de

langage, défaisant le langage, se présente comme restitution d’un corps propre.

Nous avons tenté de démontrer dans les deux premières parties de cette recherche

comment le corps est à la fois ce qui produit le langage et ce qui échappe

fondamentalement au langage et à la rationalité de par son immédiateté ; ce sur

quoi le discours, que ce soit le discours médical, juridique, humanitaire ou autre,

n’a pas prise ; ce qui, en même temps, n’a pas de discours propre si ce n’est l’acte,

le geste, le mouvement. En effet, même si le corps est à l’origine du langage, le

discours que l’on pose sur le corps n’est pas propre au corps. L’institution colle

sur le corps des discours qui lui sont étrangers, l’habille de diagnostics et

d’expertises qui lui sont extérieurs comme si l’on voulait l’extirper de la réalité,

recouvrir sa nudité, sa naturalité en même temps que son animalité et sa vitalité.

Car on peut dire que le langage, dans le moment même où il attribue à chacun un

corps et unifie celui-ci en assurant son fonctionnement, le mortifie. Le principe

fondamental du signifiant est mortifiant selon Lacan, pour qui le mot est « le

meurtre de la chose ». Le sujet médiatisé par le langage est irrémédiablement

divisé en étant exclu de la chaîne signifiante où il se trouve en même temps

représenté, de sorte qu’est impossible tout rapport au signifié.

Ainsi que l’écrit Anika Lemaire :

« Le signifié final n'est jamais perçu car il relève d'une dimension

incommensurable : le réel ! » (328)

________________________

328 A. LEMAIRE, Lacan, Bruxelles : Editions Margada, 1977, p.86

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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La transformation du corps en symbole, par l’intermédiaire du signifiant, relève

ainsi d’une opération de vidage. Si tout objet peut-être élevé en symbole, en retour

tout symbole fait le vide, la fonction d’usage étant évacuée par le passage par le

signifiant.

De même que Lacan, en transformant le pénis, qui est un organe, en Phallus, qui

n’est pas considéré en tant que forme mais en tant que signifiant tout en étant le

symbole du désir, vide celui-ci de sa fonction d’usage, le corps vide que nous

envisageons dans cette recherche se trouve-t-il privé de toute fonction, de toute

utilité, sans pour autant devenir insignifiant ? Le concept de corps vide que nous

proposons en réaction à ce déni du corps libre, un déni par saturation des discours

socialisant sur le corps, la question se pose de savoir si on peut le penser ou si l’on

ne peut que l’évoquer, l’observer, l’imaginer ? S’il peut être le fruit d’une pratique

concrète qui viserait non à accumuler mais au contraire à défaire, à enlever, à

gommer, tendant toujours davantage vers le vide, ou s’il ne peut être que spontané

et intuitif ?

Le corps formatant toute information, toute connaissance, il semble, dans tous les

cas, qu’il soit impossible d’appréhender le vide autrement que par le corps, par

une expérimentation physique. Plus précisément, le corps vide, tel que nous

l’entendons, est une tentative d’installer la vacuité dans le corps en s’appuyant sur

les techniques méditatives orientales. En effet, quand le corps vivant peut-il

s’exprimer tel qu’il est, en dehors de la répétition mécanique des gestes habituels

et traditionnels, des mouvements imités et appris ? Peut-être, justement, de façon

en apparence paradoxale, dans l’immobilité telle que pratiquée dans la méditation

bouddhiste et dans le Qi Gong.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Ce corps délaissé de l’anorexique et du SDF, comme réaction de vie paradoxale, il

s’agirait dés lors de le ré-habiter, de le remplir de vide, un vide plein de

conscience et de vigilance, plein d’une présence et d’une attention non discursive.

Il s’agit en somme, par le vide, de redonner sens au corps, un sens non déterminé

par le vouloir, un vouloir dépendant de l’ego, mais déterminé plutôt par une forme

de non-vouloir, de non-agir, tels que professés en Asie par le bouddhisme et le

taoïsme. Une vacuité comprise comme pleine et créatrice, tout le contraire d’un

nihilisme négatif. D’où la tentative qui a été faite, à travers l’esthétique classique

chinoise et la tradition philosophique bouddhiste, de dégager un concept de

vacuité qui permette le corps vide. Cette approche de la vacuité peut, d’autre part,

être dite éthique dans le sens où Foucault parlait d’une éthique faite de réflexivité,

d’intériorisation et de distanciation, d’une production du sujet, d’une articulation

du pouvoir qui ne nous est pas extérieure mais nous donne forme dans un

gouvernement de soi. Le gouvernement de soi que propose le bouddhisme de

Nagarjuna tient paradoxalement à un lâcher prise absolu.

Nous retrouvons là les expérimentations, faites en hôpital psychiatrique et en

centre social, que nous avons présenté précédemment, d’un corps non plus

abandonné par révolte ou démissionné par désespoir, mais profondément relâché

par la pratique de techniques corporelles traditionnelles, jusqu’à atteindre une

forme de vide. La pratique du vide serait alors une formalisation de la réponse

apportée tant par l’anorexique que par le SDF, visant à mettre en forme le rien,

l’absence, le cri muet, le corps mort, pour en faire un corps de révolte. Le corps

vide serait ainsi conçu comme un concept actif, intégré à la vie sociale, et non

dans une idée de retrait ascétique du monde, bien que restant hors langage,

dépossédé du langage, indépendant de toute influence langagière.

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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L’intérêt d’aborder le concept de corps vide par le détour de la tradition orientale –

bouddhiste et taoïste- est que celle-ci considère le corps non comme un obstacle à

l’illumination mais comme le véhicule pour atteindre celle-ci. On peut même dire

que l’éthique orientale s’est concrétisée toute entière dans une pratique corporelle

originale qui est celle de la méditation. La méditation est ici comprise très

différemment des expériences mystiques et extatiques propres aux spiritualités

occidentales où elles se vivent toujours en référence à une divinité transcendante.

Si l’absolutisme de la conception bouddhiste de la vacuité, telle qu’exprimée par

Nagarjuna, s’exprime pleinement dans la pratique dépouillée et pure de la

méditation assise, où l’on recherche le vide de l’esprit « wou sin », dans la

pratique du tai-chi-chuan et du Qi Gong, où l’on recherche le vide de l’esprit à

travers le vide du corps, la vacuité en acte se trouve quelque peu rééquilibrée,

tempérée, par une vision énergétique du corps, d’inspiration plutôt taoïste et en

rapport avec les théories de la médecine chinoise traditionnelle. Le tai-chi-chuan

en tant que pratique thérapeutique chinoise traditionnelle visant à la

transformation en même temps qu’à l’harmonisation des énergies, nous paraît être

l’expression la plus adaptable au monde contemporain occidentale de la

conception de vacuité vécue, ce que nous avons appelé corps vide. Et ce, d’une

part parce que le tai-chi-chuan nous semble particulièrement adapté à

l’accompagnement et à l’étayage de patients dépressifs; d’autre part, parce que

considéré dans un sens d’activité sublimatoire et d’aire transitionnelle, le tai-chi-

chuan paraît être l’intermédiaire possible entre le concept d’ordre en médecine

traditionnelle chinoise et le concept de santé en médecine moderne occidentale. En

effet, alors que la psychologie occidentale est basée sur une causalité

intrapsychique de la souffrance psychologique, les systèmes thérapeutiques

traditionnels –entre autres chinois- conçoivent le désordre de façon globale,

impliquant non seulement le sujet en question, mais aussi la famille, les ancêtres,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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les invisibles, l’ensemble des équilibres qui constituent la réalité. Au lieu de se

focaliser sur une cause, on appréhende l’ensemble de la situation.

Dans ce contexte traditionnel, le rite crée un monde au sein duquel acteurs et

spectateurs tentent de maîtriser l’expérience quotidienne pour retarder la mort et

engendrer plus de vie. Le tai-chi-chuan, en tant que technique thérapeutique,

fonctionne comme un rituel, mais d’une certaine façon un rituel ayant le vide pour

pivot, pour objet central, et qui vise, par la répétition d’un ensemble déterminé de

mouvements qui forment un enchaînement, à vider le corps de toute tension, de

tout blocage.

Ainsi que l’écrit Didier Leboucher, professeur de tai-chi-chuan :

« Le tai-chi-chuan est un art de souplesse. Les mouvements de la forme utilisent de

nombreux noms d’animaux : c’est ce type de souplesse qui nous intéresse : la fluidité

du vivant, tout le corps mobile et alerte. La tradition taoïste parle de « retrouver les

qualités d’un petit enfant ». On s’en rapproche en relâchant les tensions qui

« tiennent » la posture (dans le même sens que l’injonction : « tiens-toi bien »).

L’image du petit enfant indique qu’il s’agit de retrouver une qualité : encore une

fois, faire confiance au corps, à ses merveilleuses qualités. La répétition des

mouvements, animée par le souffle, est comme une eau courante qui dilue tensions et

blocages. » (329)

Reposant sur une combinaison particulière entre actes et intentions, le tai-chi-

chuan réintroduit l’ordre et l’équilibre, créant par là même des effets réels et

opérants, pour le moins déterminants.

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329 D. LEBOUCHER, Tai Ji Quan, Paris : Association Corps et Mouvement, 2008, p.7

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Présentés le plus souvent, en Occident, comme gymnastiques préventives ou

d’entretien, le tai-chi-chuan autant que le Qi Gong sont considérés en Chine

comme d’authentiques techniques de soin et des outils de santé performants,

s’inscrivant dans une hygiène de vie au quotidien et régulant de multiples

fonctions neuro-physiologiques, ce qui leur permet de trouver leur place au sein

des hôpitaux d’Etat chinois dans des procédures médicales adaptées. L’accord

sans cesse à trouver, dans la pratique du tai-chi-chuan, entre souplesse et fermeté,

entre la lenteur dans l’exécution des mouvements et le jaillissement de

l’application martiale, favorise la régulation du tonus, amène à une respiration

ample et à une concentration naturelle, sans tension ni focalisation. La pratique du

tai-chi-chuan réactive également des circuits neuro-musculaires peu sollicités dans

la vie moderne, comme par exemple les fascias ou les muscles profonds mis en jeu

dans les réflexes posturaux, de façon à coordonner le système musculo-

squelettique, à faciliter la circulation des fluides et le transfert nerveux, tout

dérèglement des plans profonds et des fascias pouvant provoquer une congestion

veineuse et lymphatique, perturber les réflexes et diminuer la mobilité.

Didier Leboucher écrit encore :

« Pour atteindre la plus grande efficacité, il faut vider le geste de toute sa rigidité –

c’est à ce moment de presque vide, qu’il pourra transmettre une énergie fulgurante.

Le tai-chi-chuan permet de faire l’expérience de ces principes taoïstes : on est dans

les travaux pratiques, plus que dans l’étude formelle. » (330)

Dans la tradition taoïste, le tai-chi-chuan et le Qi Gong appartiennent aux

techniques dites de longue vie ayant pour but principal d’entretenir le principe

vital. Comme dans l’alchimie taoïste, il s’agit de transformer l’essence « Jing » en

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330 D. LEBOUCHER, Tai Ji Quan, Paris : Association Corps et Mouvement, 2008, p.6

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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souffle « Qi », puis de transformer le souffle « Qi » en conscience-esprit « Shen »,

de transformer enfin la conscience-esprit « Shen » en vide « Xu », avant le retour

du vide « Xu » au Tao originel.

La pratique du Qi Gong aborde ainsi l’homme dans sa totalité, en tant que

microcosme et à l’image du macrocosme. Cette approche globale de l’être humain

permet de réconcilier l’ensemble des aspects de l’homme, à savoir son corps

physique et physiologique, son mental mais aussi sa dimension spirituelle. Chaque

posture permet de mieux faire circuler l’énergie dans les méridiens, d’assouplir les

articulations, de renforcer les muscles tout en développant la capacité d’écoute, de

concentration et de présence à soi, l’attention permettant d’apaiser le mental,

d’accéder à une forme de lâcher prise, de s’ouvrir enfin à la transcendance de soi.

Ce que Didier Leboucher développe :

« Les Qi Gong sont probablement l’exercice le plus important dans la pratique. C’est

aussi un très bon exemple de notre difficulté à entrer dans l’exercice sans

« préjugés ». Extérieurement, un homme se tient debout, dans une posture assez

sobre, il ne bouge pas et semble ne rien faire. Intérieurement, le corps fait un intense

travail de lâcher prise, de rééquilibrage, de centre et d’axe. Pendant les Qi Gong, le

corps est soumis à un effort inhabituel, lié à la pesanteur. Au bout de 5 ou 10

minutes, des tensions s’accumulent dans les maillons les plus serrés de la chaîne.

Ces maillons vont progressivement « lâcher » pour permettre une posture plus

économique. Le mental fait le même travail, et l’on peut percevoir qu’au bout de 15

ou 20 minutes, un changement important s’est produit aussi dans la respiration,

l’attention, la qualité générale de notre présence corporelle. » (331)

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331 D. LEBOUCHER, Tai Ji Quan, Paris : Association Corps et Mouvement, 2008, p.5

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Le but final de la pratique du Qi Gong semble donc bien être de retrouver cette

libre circulation d’énergie qui pousse vers l’équilibre, le développement de la

conscience et de la présence au monde.

Il est à noter, cependant, que le tai-chi-chuan, à la différence du Qi Gong, est

également considéré comme un art martial de l’école interne, au sens où il repose

essentiellement sur le Qi, plutôt que sur la force, la souplesse ou la rapidité

propres aux écoles externes.

L’entretien du principe vital, du souffle, du Qi, ouvre donc sur une dimension

martiale qui est fondamentale, le combat permettant une application concrète, sans

tricherie possible, de l’efficience de la vacuité dans la relation avec autrui.

La confrontation à l’autre dans le combat est ainsi davantage l’occasion d’une

recherche d’harmonie, d’accord, de complémentarité et d’interdépendance, plus

que d’opposition. C’est aussi l’occasion de rechercher, dans la relation avec autrui,

une unité en perpétuelle transformation, se modulant en fonction des circonstances

et des impondérables du combat, plutôt qu’une dualité dont les deux termes

demeurent en conflit.

Chaque rencontre avec un partenaire devient ainsi, idéalement, un temps d’écoute

profonde de soi-même comme de l’autre et de ses intentions, dans un ajustement

de chaque instant à la situation, de façon spontanée, intuitive et non discursive, un

moment d’abandon le corps faisant silence.

Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de prise à l’enjeu du combat, le combattant, dans un

déploiement et une ouverture où centre et périphérie ne font plus qu’un, étant

devenu lui-même un espace de vacuité.

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428

Pour citer, encore une fois, Didier Leboucher :

« C’est en fait l’esprit qui est visé – la fonction « méditation » étant finalement

prioritaire. En vidant le corps de ses serrages et de ses restrictions, on libère

l’esprit, pour retrouver sa clarté originelle. Cette association n’est d’ailleurs pas

surprenante : toutes les écoles de méditation mettent l’accent sur la posture comme

premier support d’attention (avec, pour certaines, une pratique corporelle très

intense). Toutes les écoles d’arts martiaux traditionnels insistent particulièrement

sur l’aspect mental de la pratique : concentration, détermination, présence et

spontanéité. L’image utilisée pour décrire cette démarche est celle de l’archer

(particulièrement pour le Kyudo) : le corps, l’arc et la cible sont reliés, dans l’esprit

de l’archer –la flèche symbolise la clarté de son attention. La précision du tir n’est

pas primordiale : le tir est l’occasion de faire jaillir une qualité d’attention

particulière, comme la flèche jaillit dans l’espace vide. » (332)

Si la tradition chinoise évoque le lieu symbolique du « Ming Tang », résidence de

l’empereur de Chine, lieu central de l’empire où, en la personne de l’empereur, fils

du Ciel et de la Terre, se déterminait le point de rencontre de l’Axe du Monde avec

le domaine des possibilités humaines, à l’échelle de l’homme nous pourrions

parler, à propos du tai-chi-chuan, d’axe de présence, qui en réfère aussi bien à

l’image de la croix d’équilibre dans la tradition chrétienne qu’à celle de la roue

dans d’autres cultures.

Dans son ouvrage de référence « Le corps taoïste », Kristofer Schipper, évoquant

les concepts taoïstes de vision intérieure et de corps paysage, écrit que :

« Le corps de l’homme est l’image d’un pays » (333)

______________________

332 D. LEBOUCHER, Tai Ji Quan, Paris : Association Corps et Mouvement, 2008, p.9

333 K. SCHIPPER, Le corps taoïste, Paris : Fayard, 1982, p.142-159

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Il exprime, par là, non seulement une double relation territoire-habitant et

souverain-royaume, mais surtout la vision intérieure et la pratique psycho-

somatique de l’initié taoïste. En écho à cette vision du corps comme un pays

symbolique, lié au système cosmologique chinois et à la théorie des souffles, ainsi

bien sûr qu’à une mythologie ancestrale, la conception du corps taoïste est celle

d’un contenant de l’histoire familiale du sujet, comme un chaudron où

bouillonnent les esprits des morts. Agir en profondeur sur le corps par le biais du

tai-chi-chuan – considéré comme pratique d’alchimie intérieure, comme

manipulation des énergies, en même temps que comme application d’un des

concepts clés du taoïsme, le « pin hua », à savoir le changement, la mutation, la

transformation, le flux – c’est donc agir sur la famille et convoquer les morts, un

peu comme rendre le culte aux Ancêtres, rituel fondamental du taoïsme, c’est aussi

ressusciter le nourrisson dans l’adulte :

« La tradition taoïste conseille de redevenir comme un enfant. Le tai-chi-chuan vise

en fait une transformation énergétique du corps et pas seulement l’apprentissage

d’une technique. L’union du corps en mouvement, du souffle, de l’action et de

l’intention est au cœur de cette progression. » (334).

Une des hagiographies de Lao-Tseu, « Le livre des Mutations infinies de Lao-

Kiun », fait dire au Vieux Maître :

« Je transforme mon corps, passant à travers la mort pour vivre à nouveau, je meurs

et renais, et à chaque fois je suis corps » (335)

______________________

334 D. LEBOUCHER, Tai Ji Quan, Paris : Association Corps et Mouvement, 2008, p.9

335 Lao Tseu pien-houa King, ouvrage anonyme du IIIème siècle conservé dans le Canon

Taoïste

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

430

Dans un mouvement de retour perpétuel, le corps de Lao-Tseu mort se transforme

en paysage, paysage que chacun de nous peut retrouver à l’intérieur de soi,

domaine de l’Autre, de l’étranger, du petit enfant que l’on porte, de cette

inquiétante étrangeté dont parlait Freud, de cette union des éléments qui, selon

Kristofer Schipper, constituent le paysage taoïste.

On peut dire, enfin, de ces arts internes –que ce soit le tai-chi-chuan ou le Qi

Gong- bien que puisant à diverses sources telles que le bouddhisme ou le taoïsme,

qu’ils se réfèrent tous, peu ou prou, à la médecine traditionnelle chinoise.

La médecine traditionnelle d’Orient et d’Extrême-Orient est une médecine globale,

prenant en compte tous les aspects de l’être, sans établir de séparation entre ses

divers plans. Etudiant les rythmes cosmiques en l’homme, « produit du Ciel et de

la Terre », elle replace celui-ci au sein de l’univers dont il est le reflet. Le

corollaire en est qu’elle est une médecine individualisée : chaque individu crée un

désordre qui lui est particulier, il n’est pas question de traitement standardisé.

C’est une médecine dynamique, référant sans cesse à travers le Yin/Yang au

mouvement et à la transformation des souffles, des énergies, des esprits. En cela

ses moyens diagnostiques originaux lui sont parfaitement adaptés, cherchant non à

objectiver une détérioration anatomique mais à suivre avant tout un mouvement

interne perturbé. Ce diagnostic nécessite la participation de tous les sens du

praticien et de toute son intuition, elle oblige à une qualité de présence totale au

patient, et requiert, en même temps, de voir le patient dans son unité et d’inviter à

un retour au Centre, à la Source, à l’Origine.

Le corps vide produit par les techniques corporelles traditionnelles telles que le

tai-chi-chuan ou le Qi Gong, reposerait donc en définitive sur la théorie médicale

chinoise de l’acupuncture, sur le taoïsme et le bouddhisme. Cependant, loin de se

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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présenter comme une religion, même si on peut l’apparenter au bouddhisme à

travers la référence que nous avons faite au philosophe bouddhiste Nagarjuna, la

vacuité contribue au contraire à la fin de la religion comme fondation sociale et

nécessite de ce fait de trouver une éthique nouvelle. Non seulement est interrogée

la place du sujet dans la société mais le concept même de sujet. Le concept de

sujet autonome et responsable, en effet, n’existe pas en Chine –du moins pas sous

la même forme qu’en Occident. C’est-à-dire que le sujet n’existe pas

indépendamment de ses rapports familiaux et sociaux, gouvernés par le devoir du

fils envers le père, comme du père envers les ancêtres. Les troubles mentaux et

comportementaux sont toujours plus ou moins une perturbation de cette filiation

fondamentale, constitutive de la société comme de l’individu. Ainsi,

traditionnellement, c’est le père qui donne un nom à l’enfant lorsque celui-ci

atteint l’âge de trois mois. Nommer se dit Ming Ming (destinée-appeler) : appeler

à une destinée. C’est pourquoi nommer quelqu’un, c’est lui attribuer un rang, un

sort, en quelque sorte provoquer son destin. Dans la tradition chinoise le langage a

une origine sacrée, liée aux rites divinatoires. Les mots contiennent l’essence des

choses et peuvent servir de guide pour retrouver un sens originel, la communion

entre l’homme et sa réalité transcendantale, que les bouddhistes appellent sa nature

de Bouddha. La présentation de l’enfant au père est ainsi l’objet, en Chine, d’une

cérémonie solennelle, ritualisée, au cours de laquelle le père saisit la main de

l’enfant et lui donne un nom secret.

Envisager le corps vide dans une optique éthique ou thérapeutique, en référence à

l’anorexie ou à l’exclusion sociale évoquée dans les deux premières parties de

cette recherche, oblige à comprendre combien la position du thérapeute occidental

est différente de celle du thérapeute oriental traditionnel et que ce changement de

place induit un changement d’esprit, si ce n’est un changement d’identité. On voit

se confronter deux mondes et deux conceptions du sujet, deux conduites

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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thérapeutiques différentes à partir de formes de connaissance diamétralement

autre : loi de cause à effet et analyse rationnelle pour les thérapeutes occidentaux,

principe de globalité, d’ordre et d’analogie pour les thérapeutes orientaux, les

deux se côtoyant, en somme, sans se rencontrer.

Le concept de corps vide, que nous construisons donc à partir de pratiques

corporelles traditionnelles asiatiques, oblige à remettre en question non seulement

notre rapport au corps mais aussi les notions de sujet et de rapport social.

L’ethnologie nous apprend que l’économique, le politique, le juridique, le

religieux, le médical, sont des découpages propres à nos seules sociétés

occidentales : leurs frontières se dissolvent ou se recouvrent d’une culture à une

autre. De la même manière, on peut dire que nos notions de psychothérapie, de

troubles mentaux individuels, éclatent quand l’action thérapeutique devient

collective comme lors de la célébration d’un rite.

Certains anthropologues voient les thérapies rituelles des sorciers ou des chamans

comme traitements des mauvaises relations sociales autant que des patients, par

mobilisation du support social autour du malade.

Il serait faux, pourtant, de réduire le système de santé oriental à son seul aspect

social. Le social d’une certaine façon, selon la logique traditionnelle, obéit lui-

même à la circulation des esprits et des énergies. Si l’on y considère le corps de

l’homme à l’image d’un pays, à l’inverse le cosmos est aussi considéré comme un

vaste corps humain. Chaque objet, chaque forme, chaque être est une somme

d’énergies que tient ensemble un principe appelé « Li ». Ce concept de « Li »,

particulier pour chaque objet, peut-être apparenté à l’esprit propre de la chose,

qu’elle soit animée ou inanimée. Ainsi, la pharmacopée ne fait-elle pas appel à des

composants symboliques mais manipule les énergies spécifiques des plantes,

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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minéraux et autres. Ce sera le cas des « souillures magiques » : cheveux, phanères,

sang menstruel, urine, fèces, qui sont chargées des énergies perverses, quelquefois

paradoxalement curatives, et transportent avec elles les esprits à l’origine des

désordres. A Hong Kong, par exemple, le traitement des terreurs infantiles dans la

pharmacopée traditionnelle fait appel à un mélange de farine et de salive de

personnes ayant pu effrayer des enfants : la potion est donnée à boire à l’enfant

après avoir été chauffée. Et si cette thérapie n’est pas employée, l’enfant risquerait,

selon les préceptes traditionnels, de perdre son âme, son « Hun », l’esprit dont le

foie est la demeure naturelle.

On constate donc comment, dans chacune de ses procédures, la médecine

traditionnelle orientale obéit à ces principes, posés comme originaires, de

globalité, d’unité, d’ordre, d’analogie et d’initiation.

Pour en revenir au concept de corps vide, en opposition à une dichotomie corps-

esprit, à une antinomie de l’esprit et du corps induisant une « décorporation » de

l’expérience et finalement une distanciation du vécu quotidien, nous pensons que

l’expérimentation d’un corps vide, c'est-à-dire libre, à travers par exemple la

pratique des arts internes traditionnels que sont le tai-chi-chuan ou le Qi Gong,

permet une « réincorporation », au sens d’intégration de l’esprit à l’expérience. De

sorte que, pour reprendre les termes de René Guénon :

« Le monde corporel procède tout entier de l’ordre subtil, dans lequel il a, peut-on

dire, son principe immédiat, et par l’intermédiaire duquel il se rattache, de proche

en proche, à la manifestation informelle, puis au non-manifesté » (336)

_________________

336 R. GUENON, Le règne de la quantité et les signes des temps, Paris : Gallimard, 1945,

p.239-240

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TABLE DES MATIERES

I INTRODUCTION ................................................................. p. 4

II CADRE THEORIQUE ................................................................ p. 26

III LE CORPS MALADE .............................................................. p. 70

III-1 La mécanisation médicale du corps ............................... p. 73

III-2 Le corps malade ............................................................. p. 82

III-3 Le corps vide de l’anorexique............................................ p. 95

IV LE CORPS POLITIQUE ........................................................... p. 149

IV-1 La socialité du corps .......................................................... p. 163

IV-2 Le corps fétichisé ............................................................... p. 178

IV-3 Le corps marchandise ........................................................ p. 202

IV-4 Le corps virtuel et l’esthétique du vide ............................ p. 216

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V LE CORPS VIDE .......................................................................... p. 256

V-1 Historicité du concept de vide ........................................... p. 283

V-2 La propagation du concept de vacuité ............................... p. 301

V-3 La vacuité dans la tradition bouddhiste ............................ p. 316

VI CONCLUSION : PRATIQUE DE LA VACUITE .................... p. 409

TABLE DES MATIERES ............................................................ p. 434

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................ p. 436

ANNEXES...................................................................................... p. 446

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

436

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• J. LAVIER, Bio-énergétique chinoise, Paris : Maloine, 1983

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• L. LA VALLEE POUSSIN, L’Abhidharmakosa de Vasubandhu, Louvain :

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• L. LA VALLEE POUSSIN, La théorie des douze causes, Paris : Editions Table

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• P. LEVY, World Philosophie, Paris : Odile Jacob, 2000

• J.F. LYOTARD, Catalogue de l’exposition Les Immatériaux, Paris : Centre

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• J.F. LYOTARD, La Condition postmoderne, Paris : Ed. De Minuit, 1979

• M. MAUSS, Les techniques du corps, In Sociologie et anthropologie Paris :

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• J. MAY, La philosophie bouddhique de la Vacuité, Paris : Ed. Maisonneuve,

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• J. MAY, Candrakirti Prasannapadâ, Paris : Ed. Maisonneuve, 1959

• Y. MINGYOUR RINPOTCHE, Bonheur de la méditation, Paris : Fayard, 2007

• NAGARJUNA, Traité du Milieu, trad. G. Driessens, Paris : Seuil, 1995

• M.T. NARADA, A Manual of Abhidharma, Kandy Sri Lanka : Buddhist

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• T. NATHAN, Psychanalyse Païenne, Paris : Odile Jacob, 1995

• T. NATHAN, L’influence qui guérit, Paris : Odile Jacob, 1994

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• L. POISSANT, Esthétique des arts médiatiques, Canada : Presses Universitaires

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• F. POPPER, Les images artistiques et la technoscience, in Les Cahiers de Paris

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• J. POULAIN, Les Possédés du vrai, Paris : Ed. Du Cerf, 1998

• J. POULAIN, De l’Homme, Paris : Ed. Du Cerf, 2001

• P. QUEAU, Le Virtuel, Paris : Ed. Champ Vallon, 1993

• P. QUEAU, Les vertus et les vertiges du virtuel, in Art Press : Nouvelles

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• K.V. RAMANAN, Nagarjuna’s Philosophy, Delhi : Motilal Press, 1975

• I. ROBINET, Nature et rôle du maître spirituel dans le Taoïsme non liturgique,

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• I. ROBINET, C. LARRE, E. ROCHAT DE LA VALLEE, Les grands traités du

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• K. RYJYK, L’idiot chinois, Paris : Payot, 1980

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• K. SCHIPPER, Le corps taoïste, Paris : Fayard, 1982

• K. SCHIPPER, R. NEUBERGER, Psychiatrie chinoise et métaphore

bureaucratique, Paris : Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie 13 : 29-40, 1989

• F. SCOTT BILLMANN, Quand la danse guérit, Paris : La Recherche en danse,

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• SHITAO, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, trad. Pierre

Ryckmans, Paris : Hermann, 1984

• L. SILBURN, Instant et cause : Le discontinu dans la pensée philosophique de

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• S. SUZUKI, Esprit Zen, Esprit neuf, Paris : Gallimard, 1977

• SWAMI SHRADDHANANDA GIRI, Shamkhya Karika, Paris : Ed. Du

Trigramme, 1990

• R.A.F. THURMAN, Tsong Khapa’s Speech of Gold in the Essence of True

Eloquence : Reason and Enlightenment in the Central Philosophy of Tibet,

Princeton : Princeton University Press, 1984

• J.F. TILLEMANS, La logique bouddhique est-elle une logique non-classique

ou déviante ? Remarques sur le tétralemme, Paris : Les Cahiers de Philosophie,

n°14, 1992

• C. TRUNGPA, Au-delà du matérialisme spirituel, Paris : Seuil, 1976

• C. TRUNGPA, Le Mythe de la liberté et la Voie de la méditation, Paris : Seuil,

1979

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• C. TRUNGPA, Regards sur l’Abhidharma, Paris : Imprimerie de l’Auxerrois,

1981

• L. VANDERMEERSCH, Wangdao ou la Voie Royale, Paris : Ecole Française

d’Extrême-Orient, 1980

• D.W. WINNICOTT, Jeu et réalité, Paris : Gallimard, 1975

• D.W. WINNICOTT, Conversations ordinaires, Paris: Gallimard, 1988

• K. YAMADA, La formation du Huang-ti Nei-ching, Paris : Acta Asiatica, 1979

• ZHENG LIHUA, Les Chinois de Paris et leurs jeux de face, Paris :

L’Harmattan, 1995

• F. VARELA, E. THOMPSON, E. ELEANOR ROSCH, L’inscription corporelle

de l’esprit, Paris : Seuil, 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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ANNEXES

CATEGORIES DES EVENEMENTS EXPERIENTIELS UTILISES DANS

LA PRATIQUE DE L’ATTENTION DANS LA TRADITION DE

L’ABHIDHARMA (1)

Les cinq agrégats (skandhas)

1. Les formes (rupa)

2. Les sentiments/sensations (vedana)

3. Les perceptions (discernements)/impulsions (samjna)

4. Les formations du caractère (samskara)

5. Les consciences (vijnana)

(1) Liste établie à partir de l’ouvrage collectif : F. VARELA, E. THOMPSON, E.

ELEANOR ROSCH, L’inscription corporelle de l’esprit, Paris : Seuil, 1993

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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Le cycle à douze temps de l’origination codépendante

(pratityasamutpada)

1. L’ignorance (avidya)

2. Les formations du caractère (quatrième agrégat)

3. La conscience (cinquième agrégat)

4. Le complexe psychophysique (nama-rupa)

5. Les six sens (sad-ayatana)

6. Le contact (sparsa)

7. Le sentiment (second agrégat)

8. Le manque (trsna)

9. L’avidité (upadana)

10. Le devenir (bhava)

11. La naissance (jati)

12. Le déclin et la mort (jara-marana)

Les processus de l’esprit (citta)

A . La conscience (cinquième agrégat)

1. La conscience visuelle

2. La conscience auditive

3. La conscience olfactive

4. La conscience gustative

5. La conscience tactile

6. La conscience mentale

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B. Les facteurs mentaux (quatrième agrégat, traité ici en tant

qu’il inclut le second et le troisième agrégats)

Les cinq facteurs mentaux omniprésents :

1. Le contact (sixième motif dans la structuration situationnelle)

2. Le sentiment (deuxième agrégat)

3. La perception/ le discernement (troisième agrégat)

4. L’intention (cetana)

5. L’attention (manas)

Les cinq facteurs établissant les objets :

1. L’intérêt (chandra)

2. L’intérêt intensifié (adhimoksa)

3. L’inspection/l’attention (smrti)

4. La concentration intense (samadhi)

5. La compréhension/la sagesse discriminative (prajna)

Les onze facteurs mentaux positifs :

1. La confiance (sraddha)

2. Le respect de soi (hri)

3. La considération envers autrui (apatrapya)

4. Le détachement (alobha)

5. L’absence de haine (advesa)

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ROLAND REDON - THESE DE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE – 2003/2009 -

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6. Le non-leurre (amoha)

7. La diligence (virya)

8. La vigilance (prasrabdhi)

9. La préoccupation (apramada)

10. L’impartialité (apeksa)

11. La non-violence (ahimsa)

Les six émotions malsaines de base :

1. L’attachement (raga)

2. La colère (pratigha)

3. L’arrogance (mana)

4. L’ignorance (premier motif de la structuration situationnelle)

5. L’indécision (vicikitsa)

6. Le dogmatisme (drsti)

Les vingt facteurs malsains dérivés :

1. L’indignation (krodha)

2. Le ressentiment (upanaha)

3. La dissimulation rusée (mraksa)

4. Le dépit (pradasa)

5. La jalousie (irsya)

6. L’avarice (matsarya)

7. La tromperie (maya)

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8. La malhonnêteté (sathya)

9. L’inflation mentale (mada)

10. La méchanceté (vihimsa)

11. L’impudeur (ahri)

12. L’absence de considération pour autrui (anapatrapya)

13. La tristesse/la lourdeur d ‘esprit (styana)

14. L’agitation (auddhatya)

15. Le manque de confiance (asraddhya)

16. La paresse (kausiddhya)

17. L’indifférence (pramada)

18. L’étourderie (musitasmritita)

19. L’inattention (viksepa)

20. Le non-discernement (asampraja)

Les quatre facteurs variables ou indéterminés :

1. L’assoupissement (middha)

2. Le souci (kauktrya)

3. La réflexion (vitarka)

4. L’investigation/l’analyse (vicara)