These Deleuze Et Derrida

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    DELEUZE/DERRIDA

    La doublure de la diffrence

    Eszter Horvth

    2005

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    INTRODUCTION

    Il y a une certaine complicit entre la philosophie et le thtre tout au long de leur histoire: au-

    del des pices de thtre qui ont comme auteur des penseurs de grande porte, les dialogues

    philosophiques en tmoignent depuis leurs origines. Mais depuis quelques dcennies nous

    assistons une sorte dauto-dpassement dans le cadre mme de la philosophie qui aboutit sur la

    scne.

    Grce linfluence nietzschenne, Dionysos et son thtre prend un rle majeur dans la

    philosophie franaise, et avec Gilles Deleuze ce thtre touche au cur de la pense.

    Voici, aprs Zarathoustra, le retour de la philosophie-thtre. Non point rflexion sur le

    thtre ; non point thtre charg de significations. Mais philosophie devenue scne,

    personnages, signes, rptition dun vnement unique et qui ne se reproduit jamais. 1, cette ide

    nigmatique de Michel Foucault lgard de la philosophie deleuzienne remue linterprtation

    de cette uvre, surtout si on y ajoute lautre remarque nigmatique de Foucault, selon laquelle un

    jour le sicle sera deleuzien2, multiple, donc, irrgulier, librement rptitif, sans domination ou

    oppression spiriuelle, inventif, vif, en changement incessant. Dans lexpansion des philosophies

    de la diffrence cette boutade de Foucault devient une vidence incontournable : la diffrence

    construit ses philosophies sur une base dindcidabilit, de mtamorphose, de doublure, de

    ralit virtuelle, cest--dire sur un sol fortement thtral.

    Mais plus encore, la philosophie sintresse de plus en plus au thtre proprement dit : je pense

    aux travaux de mise en scne de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, comme aux jeux

    1 Ariane sest pendue. In: Le Nouvel Observateur, 31.o3.1969., p. 36

    2 Cf. Theatrum Philosophicum. In: Critique. 1970/282

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    thtraux de Jacques Derrida, la mise en scne de ses textes dans Karl Marx Thtre indit de Jean-

    Pierre Vincent en 1997, son spectacle avec Ornette Coleman, la mise en voix de Feu la cendre,

    son apparition au cinma, jouant son propre rle dans Ghost Dance de Ken MacMullen en 1982,

    puis dans Disturbance de Gary Hill en 1987, son auto-performence dans les quasi-documentaires

    de Saafa Fathy, Dailleurs, Derrida, et celui de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman tant

    dexpriences avec la thtralit3.

    Il parat quon ne peut pas arrter une certaine fusion entre philosophie, thtre et thorie du

    thtre. Bien entendu, leur proximit est ancienne et atteste aux premiers jours de la

    philosophie. Mais il est clair aussi quelle prend aujourdhui dautres formes, sappuie sur dautres

    raisons, sexerce selon dautres logiques, obit des ncessits dont la comprhension est encore

    en attente. Nous allons tenter dans les pages qui suivent de trouver les sources internes de ce

    mouvement thtral dans la philosophie post-structuraliste, dans les uvres de Gilles Deleuze et

    Jacques Derrida. Il parat que la thtralit est incontournable dans la pense qui sorganise

    autour de la diffrence, cest--dire autour dune pense indcidable, du mouvement incessant de

    la pense en plein mtamorphose. Les philosophies de la diffrence sont celles de la simulation

    et du virtuel qui atteignent leur ralit ainsi le thtre comme jeu de mtamorphoses leur

    devient indispensable.

    Ces philosophies ont avec insistance mis en avant luvre et la figure dAntonin Artaud. Elles

    ont suggr dy trouver une exprience vitale de premier ordre, exprience psychique en mme

    temps que profondment mtaphysique, dont luvre dAntonin Artaud est le cas exemplaire.

    Sa personne et son personnage est le grand revenant des philosophies de la diffrence, le sujet du

    thtre de la cruaut les hante tout au long de leur trajet, il sera donc notre fil conducteur dans le

    labyrinthe o nous allons pntrer.

    Il existe mme une thorie de la performance labore partir de Derrida (Philippe Auslander: Just be yourself.

    Logocentrism and diffrance in performance theory. In : From acting to performance. Routledge, 1997.)

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    I.

    L o les autres proposent des uvres, je ne prtends pas autre chose que de montrer mon

    esprit , Ombilic des Limbes, premier livre de Antonin Artaud, sannonce comme image de lesprit,

    mais une image qui ne se veut pas uvre. Voire, une image de lEsprit, un livre qui veut en finir

    avec lEsprit comme avec la littrature , et ce littralement. Artaud, semble-t-il nous propose

    une image de lEsprit en disparition. Plus encore : un esprit vivant en disparition la mort ou la

    sublimation de lesprit vivant.

    Cela finira pourtant par se former en uvre, une image disparaissant elle-mme, un ds-

    uvrement en tant quuvre spirituelle : un petit livre en question, portant le titre de Ombilic des

    limbes .

    Il sagit dun problme qui sest pos lesprit dAntonin Artaud, mais Antonin Artaud na pas

    besoin de problme, il est dj assez emmerd par sa propre pense, et entre autres faits de stre

    rencontr en lui-mme, et dcouvert mauvais acteur, par exemple, hier, au cinma, dans Surcouf,

    sans encore que cette larve de Petit Paul vienne manger sa langue en lui.

    Le thtre est bti et pens par lui . Il sagit dun problme dArtaud, dArtaud lui-mme, celui

    qui btit et pense le thtre grce des reprsentants: il btit le thtre en tant que Brunelleschi,

    il le pense en tant que Paolo Uccello. Il pense et btit le thtre dune faon proprement thtrale

    donc : sa conception thorique est un acte et une action purement scnique.

    Le thtre du Paul les Oiseaux ou La place de lamour, le drame mental au centre de Ombilic des

    limbes, est conu comme reprsentation dArtaud qui prtend ne pas concevoir des uvres

    dtaches de la vie, car lEsprit et la vie communiquent tous les degrs . Nous assistons

    donc la reprsentation dArtaud en personne, Artaud auteur et sujet de son uvre concrte en

    action, uvre donc qui est conue contre toute conception gnrale, soi-disant spirituelle, de ce

    quon appelle une uvre . Nous sommes ainsi dans son thtre, son drame mental

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    strictement personnel. Paul les Oiseaux sera une uvre sans ltre. Elle mettra en uvre Artaud

    comme lensemble conflictuel de ses propres personnages4, uvre infinie jamais, une image

    sans contours dun tre en formation, un uvre en suspension.

    Ce livre je le mets en suspension dans la vie, je veux quil soit mordu par les choses extrieures,

    et dabord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi venir. , un peu

    plus loin il crira mon moi comme un abme plein , ou bien cristallisation sourde et

    multiforme de la pense, qui choisit un moment donn sa forme. Il y a une cristallisation

    immdiate et directe du moi au milieu de toutes les formes possibles de tous les modes de la

    pense.

    Ce qui est en jeu ici, cest la personne quon peut appeler Artaud, par exemple, son personnage

    agit, branl, scind et multipli, un abme plein, comme il le dit, infiniment distendu, un moi

    toujours venir.

    Le moi sy prend dune prsence nigmatique, un moi, dont on retrouve les traces dans le corps

    textuel de Paul les Oiseaux, ses petites remarques, explications, ses paroles en apart exprimant

    son point de vue bien distinct sur le drame mental, le sien propre, qui se droule sous ses yeux

    un moi comme un esprit occup sans cesse faire le point dans le ddale de son inconscient, un

    moi qui ressemble normment la figure centrale du chef duvre dArtaud : lacteur-

    hiroglyphe du thtre de la cruaut. Le moi est lacteur principal de tout drame et tout

    thtre digne de ce nom.

    4 Je ne suis pas ftus enfoui au fond de moi-mme et qui viendra, / je suis moi, moi, moi ;/ et cest moi, moi,

    moi, qui suis devant, / et non un autre,/ devant le fond en rbellion de lautre / qui nest pas lautre de mon moi,/

    ni un autre en face de moi,/ et qui na dautre issue, pour vivre, / que de vivre en reflet de moi,/me jouant cette

    entourloupette ensuite, de me dire:/ ces toi le double, et non pas moi. , uvres. Paris, Gallimard, 2oo4.

    Nous avons un grand nombre de tmoignages potiques de cet tat de schizophrnie, le drame mental vcu

    dArtaud. Une des plus fortes est celle de Suppts et supplications, qui runit des textes crits en 1947. Leur analogie

    est choquante, elle donne limpression dun projet de thtre cruel de la schizophrnie commenc avec Pome

    mental, la premire version de Paul les Oiseaux, en 1924 et accompli par la disparition dArtaud en 1948.

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    Ce moi joue son propre rle dans son propre drame qui consiste disparatre dans son ddale

    spirituel. Cest lui le Je qui touche la ligne impalpable en vivant la mort de la femme qui

    lui est venue avec inconscience , figure mythique de la disparition. Cest le Je qui disparat dans

    le drame mental dans la version finale du drame5 il apparat peine, opprim, submerg par

    ses personnages.

    On pourrait mme, avec un peu daudace, interprter les deux versions dramatiques comme les

    deux actes du mme drame Paul les Oiseaux ou La place de lamour, et Pome mental comme leur

    prologue et tout cela comme une des formes possibles du drame de la vie dArtaud.

    ... Et dailleurs cest en lui (AntoninArtaud) quUccello se pense, mais quand il se pense il nest

    vritablement plus en lui, etc., etc.6 et encore Oui, Brunelleschi, cest moi qui pense. Tu parles

    en ce moment en moi-mme. Tu es tel que je te veux bien - cest--dire : corps illusoire. Le moi,

    personnage actif de la deuxime version du drame (acte I), cest lui qui porte toute laction - son

    conflit avec Brunelleschi, constitutif de toute lintrigue dramatique, est celui de lesprit avec le

    corps, de lesprit avec son corps, conflit donc de lesprit avec son autre7.

    Etre-un, uni son corps, ses corps - cest cela la cruaut vitale, le drame dune vie :

    limpossibilit relle autant que mtaphysique de se savoir, de se runir. La cruaut, cest--dire le

    5 Il en existent trois versions, la premire, qui porte le titre de Pome mental, est un conte dramatique inspir de La vie

    imaginaire de Paolo Uccello, de Marcel Schwob; la deuxime, intitul Paul les oiseaux ou La place de lamour, qui se prtend

    un premier essai de drame mental; la troisime version est la plus dramatique, dans tous les sens du mot, elle est

    la forme la plus thtrale et la plus conflictuelle.

    6La dveloppement analogue dcrit dans Suppts et supplications:

    Quand la conscience dborde un corps, cest aussi un corps qui se dgage delle,

    non,/cest un corps qui dborde le corps do elle sort,/et elle est tout ce nouveau corps (uvres, p.1386)

    Ou bien :

    Entre le corps et le corps il ny a rien,/rien que moi./Ce nest pas un tat, /pas un objet,/pas un esprit,/pas un fait,

    encore moins le vide dun tre,/absolument rien dun esprit ni de lesprit, /pas un corps,/cest lintransplantable

    moi./Mais pas un moi,/Je nen ai pas. uvres, p. 1383.

    7 nous sommes uniquement dans lesprit , Brunelleschi lui mme va perdre son corps : il ne peut pas retenir son

    orgasme, et il sen envole un grand oiseau blanc , le corps senvole en esprit.

    Cest Uccello qui gagne, cest cela qui dsespre Artaud.

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    thtre selon Artaud, est cette tension insupportable de lensemble de figures disparates, la

    ncessit et limpossibilit de la matrise du soi8.

    Le drame se joue sur trois plans, dit Artaud : celui de Brunelleschi, corporel, puis celui dUccello,

    spirituel, enfin celui de Selvaggia, la femme dsire, mourante. Avec elle, enfin, on touche la

    ligne impalpable , la belle figure, le beau mythe de la disparition.

    Le corps se pense dans lesprit, lesprit se pense dans Artaud, Artaud se pense en disparition.

    8 Plus tard, dans Suppts et supplications, il dira:

    Au-dessus de la psychologie dAntonin Artaud il y a la psychologie dun autre

    qui vit, boit, mange, dort, pense et rve dans mon corps.

    Je ne vis pas au milieu dun concile de ttes,

    je ne pense pas dans un cnacle desprits, tous, autour de moi, aux coutes, tous aux coutes dans mon moi, et dieu

    est un de ces esprits-l ;

    chaque esprit a sa tablature, son arc, son rayon, ses clipses, lclipse de ses apparitions ; dieu le mne, et a va trs

    mal ; mal depuis ce pch dorigine que dieu ft en entrant dans ltre , en copulant avec sa cration ; et ainsi le

    cnacle bouge, il se remue ; cest toujours la mme question qui revient, aussi bien entre dieu et ses anges, quentre

    lhomme et la cration:

    Que fais-tu l, Antonin Artaud ?

    Oui, que fais-tu l ? Tu nous gnes.

    Et la fin sors de ton corps, cest nous tenir ta place, voil trop longtemps que tu la tiens. uvres, p. 1381.

    Dans Paul les oiseaux la scne est encore plus aigu et plus dramatique, Paolo Uccello est en train de se dbattre au

    milieu dun vaste tissu mental o il a perdu toutes les routes de son me et jusqu la forme et la suspension de sa

    ralit - cest la version la plus tendue, un drame sanglant entre un moi et ses personnages, surtout celui le plus cher,

    Uccello, lEsprit en personne.

    Quitte ta langue, Paolo Uccello, quitte ta langue, ma langue, merde, qui est-ce qui parle, o es-tu ? Outre, outre,

    Esprit, Esprit, feu, langues de feu, feu, feu, mange ta langue, vieux chien, mange sa langue, lange, etc. Jarrache ma

    langue.

    OUI.

    Pendant ce temps Brunelleschi et Donatello se dchirent comme des damns.

    ... Il y a aussi Antonin Artaud. Mais un Antonin Artaud en gsine, et e lautre ct de tous les verres mentaux, et qui

    fait tous ses efforts pour se penser autre part que l.

    Sarracher la langue, ne plus parler sera la disparition totale de lEsprit et la renaissance dArtaud, le Oui puissant

    de sa nouvelle vie.

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    Tout se joue autour de la femme, autour de la place de lamour, autour dun trou, le nant en

    personne. Cette personne implique la disparition de toute forme spirituelle, cest--dire la

    disparition de tout corps de lEsprit.

    cest sur linconscience de ce dtachement que Paolo Uccello btit tout un difice de spiritualit

    illusoire - il btit son corps, ses corps, sa vie illusoire, il se btit Brunelleschi pour se donner la

    vie tout comme Artaud, moi, se btit Uccello pour se former lesprit. tu nas sculpt que le

    charnier. Tu as donn un visage au mensonge. Tu as stabilis le mensonge, menteur, dans

    lternit du temps tu as dlimit le mensonge, et dautant plus menteur que tu las fait

    princirement. Rien de plus mensonger dans ce drame que le corps, justement parce quil est

    spirituel en tant que construit, structur. Le corps est une uvre, cest--dire spirituel, double en

    soi, il nest pas lui mme, il nest pas pure, purement rel.

    Cest ainsi que le rel rclame la disparition des corps, de Brunelleschi, de Donatello, mme celui

    dUccello, cest ainsi quils ont besoin de la femme, lobjet de leur dsir, qui nest pas faite. La

    femme leur arrive, la seule qui ne soit pas fabrique par les corps et pour les corps, elle arrive en

    disparaissant, en tant que sublimation des corps. Cette sublimation, la vie en suspens annonce les

    retrouvailles de lesprit et du corps, un tat psycho-physique dune totalit virtuelle, mais relle en

    tant que telle, une sorte dunit.

    Le beau mythe, le beau dessein : peindre lvanouissement de la forme, non pas la ligne qui

    enferme toutes les autres mais celle mme qui commence ntre plus , cest cela le dsir

    dArtaudUccello, le beau mythe de la ligne abstraite , de la mort, de la femme.

    toute femme en moi se rsorbe. Je suis glorieux. ; la femme est venue mourir, mais ce

    dtachement, elle-mme ne participe pas , elle ne joue pas, mais le drame se joue autour delle.

    Lamour, le dsir de la femme sublime participe au dtachement gnral de lesprit de Paolo

    Uccello, il lui donne limpulsion natale mme, car il devient petit petit son propre sacrifice,

  • 9

    son sacrifice elle - un homme chtr. Dans Lart et la mort il va jouer le rle dAblard, et

    cest encore lui quArtaud va retrouver dans la figure de van Gogh, le suicid de la socit.

    Je touche la ligne impalpable. POEME MENTAL - le drame mental est de toucher la

    disparition par lamour des toutes les femmes qui se rsorbent en moi, de toucher au beau mythe

    de la disparition. Le drame est de devenir un personnage mythique, une hiroglyphe, un tre

    suspendu dans la vie, immatriel mais profondment rel.

    On peut imaginer Uccello comme on veut (acte I.), mme sans aucune espce dapparence

    et dpourvu de tout corps, tel quil aurait voulu tre. Sans aucune lieu de lespace o marquer la

    place de son esprit , il a une voix imperceptible, une dmarche dinsecte, une robe trop grande

    pour lui une apparence quArtaud retrouvera dans le thtre balinais9. Uccello-Paul les oiseaux

    est un hiroglyphe mtaphysique, personnage principal du thtre de la cruaut.

    Son rle dans le drame dArtaud est de se poser les questions primaires du Quest-ce que Moi-

    mme ? (majuscules et italiques par Artaud), Quest-ce que lamour ? quest-ce que lEsprit ? ,

    et disparatre dans la rponse. la vie est de brler de questions affirme Artaud dans Ombilic des

    limbes.

    Il creuse un problme impensable : se dterminer, comme si ce ntait pas lui-mme qui se

    dterminait, se voir avec les yeux de son esprit sans que ce soient les yeux de son esprit.

    Conserver le bnfice de son jugement personnel, en alinant la personnalit mme de son

    jugement. Se voir et ignorer que cest lui-mme qui se voit. Mais que cette vue sur soi-mme

    stende et sessentialise devant lui, ainsi quun paysage mesurable et synthtis - il se btit le

    personnage et il le multiplie, il joue le drame de la rflexion, ce jeu de miroir profondment

    mtaphysique quon appelle conscience.

    9 Artaud dcrit les danseurs balinais par leurs tranges jeux des mains volantes comme des insectes dans le soir

    vert, se dgage une sorte dhorrible obsession, dinpuisable ratiocination mentale, comme dun esprit occup sans

    cesse faire le point dans le ddale de son inconscient (uvres. Paris, Galimard, 2oo4. p.542)

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    Ainsi, dans sa forme de hiroglyphe, Uccello devient Paul les Oiseaux, actuel pour nous, qui

    sommes pour lui lau-del du temps , il se btit lhistoire, il pose ses questions, et les rponses

    se croisent en lui hors du temps . Cest cela une hiroglyphe : une forme suprieure de ltre qui

    condense les problmes mtaphysiques.

    Jai vu ceci comme un drame de thtre mais qui se passerait uniquement dans lesprit. Cest

    pourquoi la ralit physique de mes personnages me proccupe - logique tonnante la

    premire vue : ils sont spirituels, mes personnages, donc je mintresse leur ralit physique...

    Ces personnages sont des corps de son esprit sortis de la cristallisation sourde et multiforme de

    la pense, d-formation de son moi.

    dailleurs ne cherchez pas bien loin la clef du morceau, jai essay doprer sur moi-mme

    mesure que jcrivais un travail mental analogue celui que jimpose mes personnages. Do

    la confusion apparente de tout le morceau. Ou plutt jai tent la fusion avec le mythe de Paolo

    Uccello.

    Je me cantonne dans le mythe.

    Je suis vraiment Paul les Oiseaux.

    Mon esprit ne peut plus tenter le moindre cart droite, gauche.

    Je suis tel que je me suis vu.

    Cest l lunit du morceau Lunit du morceau est lunit de la rflexion abme, unit du jeu

    de miroir qui constitue lesprit humain, du jeu de la mtamorphose dans le cadre mythique de

    lunit mme.

    Je suis tantt dans la vie , tantt au-dessus de la vie. Je suis comme un personnage de thtre

    qui aurait le pouvoir de se considrer lui-mme et dtre tantt abstraction pure et simple

    cration de lesprit, et tantt inventeur et animateur de cette crature desprit

    ... Cest ma supriorit sur Brunelleschi.

  • 11

    Sa supriorit est dtre son propre acteur, jouer librement la ralit entre virtuel et actuel, se

    former et se dformer le corps et lesprit, faire le point dans le ddale de son inconscient . Sa

    supriorit est donc de se penser soi-mme, dtre une conscience.

    Le drame mental de Paul les oiseaux est la premire apparition du grand dbat interne contre et

    pour lesprit, la conscience, lutte o il faut se perdre pour sy regagner - lutte qui caractrise

    luvre entire dArtaud, mais tout dabord son travail concernant le thtre. Cette lutte est

    manifeste dans la figure du hiroglyphe - automatisme de linconscient dchan, personnage

    spectral, forme dune vie suprieure dicte prsente dans ce premier essai de drame

    mental par le personnage dUccello.

    Cest une lutte pour atteindre sa vrit psychique, une physique premire do lesprit ne sest

    jamais dtach , une archi-forme de tout organisme. Le thtre de la cruaut est une exprience

    vitale la recherche de cette forme suprieure de la vie, ce quArtaud appelle son Double : le rel

    dangereux, inhumain, de principe, lcho, virtualit premire de choses10. Il envisage le thtre,

    cest--dire la vie, comme acte vrai, donc vivant, donc magique 11 de la ralisation du soi, dun

    rel qui ne se matrialise jamais, dun moi qui ne com-porte jamais un corps dfini, ralisation

    dun sujet toujours venir.

    Le thtre de la cruaut est conu comme forme dinteraction indfini de la mtaphysique et des

    corps : thtre mtaphysique des corps12. Artaud envisage un thtre qui veut redevenir lui-

    mme, la source et le moyen de lillusion vraie, la virtualit premire des choses.

    II.

    10 cf. uvres, p. 138o

    11 uvres, p. 575.

    12 ou bien thtre : mtaphysique des corps , ou encore : thtre mtaphysique : les corps , voire :

    mtaphysique : thtre des corps , selon le cas...

  • 12

    ... La danse/et par consquent le thtre / nont pas encore commenc exister. Cest ce quon peut

    lire dans lun des derniers crits dAntonin Artaud (le Thtre de la cruaut, in 84, 1948). Or dans le

    mme texte, un peu plus haut, le thtre de la cruaut est dfini laffirmation/dune terrible/ et

    dailleurs inluctable ncessit . Artaud nappelle donc pas une destruction, une nouvelle

    manifestation de la ngativit. Malgr tout ce quil doit saccager sur son passage, le thtre de la

    cruaut/nest pas le symbole dun vide absent . Il affirme, il produit laffirmation elle-mme

    dans sa rigueur pleine et ncessaire. Mais aussi dans son sens le plus cach, le plus souvent

    enfoui, diverti de soi : tout inluctable quelle est, cette affirmation na pas encore

    commenc exister .

    Elle est natre. Or une affirmation ncessaire ne peut natre quen naissant soi. 13

    Notre histoire commence ici ... la veille de la naissance, au bord de ltre, dans lespace et le

    temps de la pure fiction de lorigine. Cest ici que nous commenons penser.

    Ce sera une histoire aux allures mythiques de la pense qui depuis Deleuze et Derrida sappelle

    pense de la diffrence . Histoire qui implique le jeu, la fiction, la cration, cest--dire : le jeu,

    fiction et cration des tres, mais tout dabord celles de soi. Cration avant ltre, cration

    partir du rien, de soi-mme, de quelque chose qui dit Je : laffirmation, lauto-affirmation. Une

    ncessit inluctable, au commencement, avant lhomme mme. Au commencement donc:

    lapparition, lauto-affirmation.

    Ce qui sannonce ainsi est une histoire spectaculaire, une mise en scne, une reprsentation.

    Reprsentation quivoque, car elle ne prsentera rien nouveau, elle ne sera pas la rptition dun

    prsent pass, elle sera rptition de la prsentation en tant que temporisation et espacement,

    naissance soi dans un jeu de prsence, cest--dire un simulacre comme prsence

    recommencement incessant dun jeu didentit. Il ny a rien prsenter sur cette scne

    dite originaire sauf soi-mme en pleine mtamorphose. Reprsentation en tant que re-

    13 Derrida: Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p 341.

  • 13

    commencement, en tant que jeu de forces qui par leur diffrences crent tout ce qui est,

    infiniment. Reprsentation de la diffrence, en fin de compte.

    Notre histoire va donc repenser la reprsentation, celle qui se rpte, ds quil ny a rien rpter.

    Clture de la reprsentation classique mais reconstitution dun espace clos de la reprsentation

    originaire, de larchi-manifestation de la force ou de la vie. Espace clos, cest--dire espace

    produit du dedans de soi et non plus organis depuis un autre lieu absent, une illocalit, un alibi

    ou une utopie invisible. Fin de la reprsentation mais reprsentation originaire, fin de

    linterprtation mais interprtation originaire quaucune parole matresse, quaucun projet de

    matrise naura investie et aplatie par avance. Reprsentation visible, certes, contre la parole qui

    drobe la vue... mais dont la visibilit nest pas un spectacle mont par la parole du matre.

    Reprsentation comme auto-prsentation du visible et mme du sensible purs 14

    Parce quelle a toujours dj commenc, la reprsentation na donc pas de fin. Mais on peut

    penser la clture de ce qui na pas de fin. La clture est la limite circulaire lintrieur de laquelle

    la rptition de la diffrence se rpte indfiniment. Cest--dire son espace de jeu. 15

    Peut-on penser la clture de la mtaphysique comme clture de la reprsentation ainsi

    interprte ? Et, dans ce cas, pourquoi ne pas jouer dans son aire de jeu ? Reprenons...

    Avec Derrida et Deleuze nous sommes aprs la clture de la mtaphysique, la mort de Dieu et

    avec lui de toute certitude suprasensible. Si, comme le dit Derrida, mtaphysique est toute

    interprtation de ltant en tant que tel dans sa totalit qui tenterait de fonder son sens dans un

    principe suprieur ltant lui-mme et qui, partant, lui chappe ; si la mtaphysique est le savoir

    de domination, et dune certaine faon toute forme de volont de vrit ( donc : toute forme de

    la volont de puissance) ;si mtaphysique est ce(lui) qui veut chapper ltant, maintenir ltant

    sous le contrle de la pense alors nous sommes aprs le temps de la mtaphysique en tant que

    14 Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p 349.

    15Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p 367.

  • 14

    domination oppressive, en attente dune pense ouverte et hospitalire (dmocratique donc )

    venir, entre les deux, dans lentre-deux de lhistoire.

    Cest dans ce sens quavec Hegel lesprit occidental sachve, et encore dans tous les sens du mot.

    Son Soi retrouv dans le savoir absolu cest la mort de la mtaphysique, sa clture, et par l sa

    mtamorphose, sa constitution en espace de jeu, en scne mtaphysique16, dsormais ouverte.

    le thtre de la cruaut serait lart de la diffrence et de la dpense sans conomie, sans rserve,

    sans retour, sans histoire. Prsence pure comme diffrence pure. Son acte doit tre oubli,

    activement oubli... 17, cest la mtaphysique en activit qui restera toujours linaccessible

    limite dune reprsentation qui ne soit pas rptition, dune re-prsentation qui soit prsence

    pleine, qui ne porte pas en soi son double comme sa mort, dun prsent qui ne rpte pas, cest-

    -dire un prsent hors du temps, dun non-prsent. Le prsent ne se donne comme tel, ne

    sapparat, ne se prsente, nouvre la scne du temps ou le temps de la scne quen accueillant sa

    propre diffrence intestine, que dans le pli intrieur de sa rptition originaire, dans la

    reprsentation. Dans la dialectique.

    Artaud le savait bien : ...une certaine dialectique... Car si lon pense convenablement lhorizon

    de la dialectique hors dun hglianisme de convention -, on comprend peut-tre quelle est le

    mouvement indfini de la finitude, de lunit de la vie et de la mort, de la diffrence, de la

    rptition originaire, cest--dire lorigine de la tragdie comme absence dorigine simple. En ce

    16 La fin de lhistoire signifie maintenant que lhumanit se prpare sortir du temps historique pour entrer de

    nouveau dans le temps du mythe (cf Klossowski: Un si funeste dsir p194 ) et sil en est ainsi la philosophie doit

    quitter lancien masque quelle portait sous le rgne de la vrit unique et saffubler dun maque paen, polythiste

    (Lyotard : Economie libidinale. Minuit 1974.p54-55) ; revenir du logos au mythos en montrant que le logos ntait

    quun mythos.

    17 Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p.363

  • 15

    sens la dialectique est la tragdie, la seule affirmation possible contre lide philosophique ou

    chrtienne de lorigine pure 18

    La vrit de la dialectique est le sujet comme possibilit de la reprsentation soi de lidentit,

    pour Hegel comme conscience-de-soi, pense partir de la reprsentation, cest--dire partir de

    la thtralit de la mimsis la dialectique comme vrit de lonto-thologie est apparemment

    une interprtation dtermine ou un effet dtermin dune mimtologie plus ancienne et plus

    enfuie que le discours sur ltre... enfin, peut-tre la dialectique nest que lcho ou la raison, dun

    rituel 19... Et si, peut-on suivre, la philosophie post-hglienne, au-del de la rflexion, serait

    inscrite en marge du savoir absolu, dans lespace de jeu qui souvre au fond du tain du miroir

    refltant? dans lespace de jeu qui en appelle la fiction, au mythe au-del du logos, au-del de la

    philosophie ?

    La pense de la diffrence sur la trace des penses de Nietzsche, Freud, Heidegger, Lvinas, en

    marge de lhglianisme, du savoir absolu, de l(auto)rflexion, se dirige vers une pense de ltre

    comme radicalement Autre. Vers une pense paradoxale, ambigu, indcidable, indtermine, qui

    fait appel au mythe et au thtre qui sinstalle dans leur entre-deux, qui occupe lespace qui lui

    revient parmi les tants. Cest le destin incontournable de lontologie : ce qui touche au nant,

    sort de lordre de la connaissance, se dtruit la force de son essence mme, il se dpasse lui-

    mme vers son autre, limpens. Lontologie transgresse ses propres limites.

    Dsormais il faut la ruse pour penser. La clture de la mtaphysique exige la ruse derridienne,

    son double jeu : feindre dobir la rgle tyrannique et en mme temps lui tendre des piges en

    lui proposant des cas o elle ne sait plus trancher, lui faire toucher ses propres limites, la faire

    parler depuis ces limites. Et tout cela est possible seulement parce que le langage philosophique

    est plein de duplicit, dans les deux sens du mot. Il y a une duplicit du texte, cest--dire les

    18 Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p 364.

    19 Cf. Lacoue-Labarthe: Limitation des modernes. Galile, 1986, p. 4o, 214

  • 16

    textes sont a priori doubles : deux en un, le premier comporte des fissures qui font signe vers le

    deuxime, qui pourtant nest pas le contraire du premier, mais le semblable lgrement dcal.

    la diffrance est la condition de possibilit du jeu des diffrenciations tout en tant elle-mme

    distincte de ce jeu ; elle nest pas sans ce jeu, mais elle nest pas ce jeu et nest pas par ce jeu 20 -

    cest la diffrence inhrente chaque pense qui la rend renversable, transgressable,

    renouvelable.

    La pense de la non-prsence avec laquelle la Mtaphysique dbat nest pas pour cette

    dernire une autre pense quelle-mme, comme le seraient une tradition trangre, une sagesse

    orientale, un retour au mythe, etc. Cest elle mme en tant quautre. Toute mtaphysique, tant

    double, est son propre simulacre. Entre le texte de Platon et lui-mme, de Hegel et lui-mme,

    passe un voile peine perceptible qui spare le platonisme de lui-mme, le hglianisme de

    lui-mme. Il suffit alors dun lger dplacement, dun petit jeu dans la lecture du texte pour

    faire basculer le premier dans le second, la sagesse du premier dans la comdie du second 21. Il y a le

    simulacre au fond de la pense, la simulation avant tout, dans lespace de jeu qui souvre dans

    une sorte de non-lieu offert par une flure, un voile interne du discours.

    Cest ce voile peine perceptible lintrieur de la pense qui permet Deleuze aussi de rcrire

    lhistoire de la philosophie, quil pense son Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Platon, Foucault. La

    limite entre la pense deleuzienne et celles de ses anctres choisies restera jamais imperceptible.

    La Diffrence exige une com-portement , un geste encore (re)constructif du penseur.

    Penser la reprsentation en tant que clture sera penser la diffrentiation, luvre de la

    diffrence.

    Penser la clture de la reprsentation, cest donc penser la puissance cruelle de mort et de jeu

    qui permet la prsence de natre soi, de jouir de soi par la reprsentation o elle se drobe

    20 Frank, Manfred: Quest-ce que le no-structuralisme. Les Editions du Cerf, 1989. p 2oo.

    21 Descombes, Vincent: Le Mme et lautre. Quarante cinq ans de la philosophie franaise (1933-1978). Paris, Editions de

    Minuit, p. 177

  • 17

    dans sa diffrance. Penser la clture de la reprsentation, cest penser le tragique : non pas

    comme reprsentation du destin, mais comme destin de la reprsentation. Sa ncessit gratuite et

    sans fond.22

    Nous entrons dans un espace de jeu donc, et comme tout jeu, le ntre aussi a lieu en marge

    dexistence : hors du srieux de la vie, hors question, hors philosophie peut-tre, dans une

    existence suspendue, pure et idale. Et dabord parce que tout jeu implique une auto-conception

    fictive, o lon reprsente une conduite irrelle par une conduite relle et o lon prouve

    plaisir et bonheur se sentir transport dans le royaume de l apparence 23 ; que donc en

    jouant lhomme ne demeure pas en lui-mme, dans son intrieur, quil sort extatiquement hors

    de lui-mme cela nous indique que le jeu, qui en dernire instance implique donc la fiction,

    serait la limite de la pense, de ltre mme. Ainsi le jeu serait le dehors du monde, dans le

    monde.

    En suivant ce fil on peut penser le jeu la limite de ltre, en tant que rapport de ltre son

    autre, de lintime son dehors. Cela ouvre un champ pr- et post-philosophique de la pense,

    juste ses limites, un champ dlibr de certitudes sdentaires, qui serait luvre dans toute la

    philosophie24 - chez Derrida et Deleuze par lide du jeu idal, jeu avant ltre, le coup de ds qui

    lance, qui affirme le jeu du monde, son thtre.

    Il y a la mtamorphose de la sagesse du monde en une ontologie thologique , celle du

    mythos en logos, qui ne se termine pourtant pas avec la fondation de la mtaphysique par

    Platon et par Aristote ; mtamorphose de la pense qui, en tant que tension souterraine et que

    conflit entre ouverture et fermeture au monde de la pense occidentale 25, ouverture et

    22 Lcriture et la diffrence. Seuil, 1967. p 368.

    23 Eugen Fink: Le jeu comme symbole du monde. Ed. De Minuit, 1966. p. 82.

    24 Cf. Entre autres Lacoue-Labarthe: Le sujet de la philosophie, o il reprend le problme de la fiction philosophique

    chez Nietzsche et ses consquences qu regard de la psychanalyse; et Daniel Giovannangeli: La Fiction de ltre qui

    poursuit le chemin de la fiction tout au long de la philosophie moderne, chez Descartes, Spinoza, Kant,Hegel,

    Heidegger, Sartre.

    25 Fink 14o.

  • 18

    fermeture opre par le jeu, remarque Eugen Fink, qui sillonne le cours de la philosophie jusqu

    nos jours. Cela nous donne penser le jeu comme lien intempestif entre le monde du logos et

    celui du mythos et Fink trouve que le thtre est la forme la plus claire des jeux...

    La reprsentation a le caractre dun enchantement ; lacteur est saisi par la puissance quil

    reprsente. Lirralit de limage scnique est comme lespace o fait son entre une

    surpuissance triomphante. Cest comme si le tout des puissances agissantes imposait un petit

    espace limit, partie de ce tout, la charge de le reprsenter scniquement. Le tout qui nest jamais

    visible comme tout apparat dans un champ intrieur lui-mme. Il se rflchit en lui-mme. Le

    totum retourne dans une partie de lui-mme et lve ce fragment intramondain au-dessus dune

    chose intramondaine en se rflchissant en lui. Cest en cela que tout se passe ici autrement que

    dans lapprhension du jeu comme copie du rel dans le mdium de l irralit . Ici, l

    irralit est le trait fondamental dune reprsentation symbolique du tout du monde par un

    tant intramondain. 26 Le jeu ainsi conu fait signe vers la reprsentation des forces

    nietzschennes tout au long de la pense, dans le culte, dans lart, au thtre, dans la philosophie.

    Fink les comprend tous comme comportements drivs de lespace humain, de la relation au

    monde, au dehors. De ce point de vue le culte, la transe, et mme le vide quil implique

    apparaissent comme doubles de la pense.

    Ce que le thtre nous reprsente, traditionnellement, cest ntre relation profane au culte.

    Pierre Brunel la dmontr prcisment li au thtre de la cruaut27. Dionysos mis en scne est

    un Dionysos profan et lacteur qui le reprsente est une sorte de prtre profan mais mme

    profan, il garde son caractre mythique: il porte, en vertu de son propre mode dtre, par une

    rupture de niveau ontologique, une force de nature incertaine. Limitation rituelle ne sait pas

    26 Fink 123.

    27 Brunel, Pierre: Thtre et Cruaut ou Dionysos profan.Librairie des Mridiens, Paris, 1982.

  • 19

    exactement ce quelle imite, elle est un acte que lhomme accomplit mais qui est soumis la

    pression des puissances plus fortes28, sa reprsentation le sait encore moins. Le sacrifice,

    lessence du culte, na mme pas besoin dtre accompli sur la scne, le personnage tragique sur

    lequel sabat la main dAnank suffit le thtre a pour victime celui qui le subit : lacteur, le

    spectateur, sujets aux forces qui les pntrent en dclenchant ainsi leur spectacle qui permet de

    se rendre compte de ces forces inconscientes.

    Le lien essentiel du thtre avec une force cruelle rside dans cette conscience paradoxale

    mme, la conscience-de-linconscient pas de cruaut, cest--dire du vrai thtre sans

    conscience, dira Artaud. Et ajoutons : cest la Cruaut qui utilise le thtre, non linverse, la

    cruaut selon Artaud tant lessence de la vie de la destine humaine. La reprsentation prend

    son lan depuis la cruaut, non depuis lidentit de la conscience humaine, le thtre est lauto-

    reprsentation de la cruaut. Le thtre est le jeu didentification de la cruaut mme, cest ainsi

    donc que le thtre de la cruaut est conu comme thtre de la conscience.

    Ce ct divin du culte chappe au jugement que prononce lhumaine sagesse finie de la

    philosophie. Il ne nous reste ici que le silence. Mais nous pouvons diriger notre regard vers le

    phnomne humain de la conscience de soi du prtre. Le prtre se comprend lui-mme comme

    mdiateur entre les hommes et dieux, comme mandataire, comme organe de dieu, comme son

    hrault et son annonciateur... il faut dans une telle conception se reprsenter le divin en quelque

    sorte comme quelque chose dabsent et de lointain29.

    Ma proposition est de reconstituer la conscience du joueur au-del de la dtermination, au-del

    de ltre mme, si on peut le dire, joueur comme mdiateur et reprsentant qui sinstalle dans la

    diffrence ontologique. Et encore plus : la pense de la diffrence ontologique, de ltre qui nest

    28 Girard, Ren: La Violence et le Sacr. Ed. Grasset, 1972. p 149.

    29 Fink 132.

  • 20

    pas, exige de nous penser une instance active initiatrice du jeu du monde, au-del mme de la

    diffrence ontologique.

    Il faut ici prendre un risque. Car la question qui agit ? par laquelle se fait la diffrence de tout ce

    quun il y a nonce dans tout il y a diffrance , question premire de la pense de la

    diffrence, cette question est la question qui annonce la limite de cette pense, elle porte

    certainement la menace de la mtaphysique. Cest la question qui ouvre et ferme en mme temps

    la mtaphysique, la question-limite entre la diffrance et la mtaphysique. En pensant une

    instance active dans/par la diffrance, on risque de la personnaliser, et de lui accorder tout le

    pouvoir de la pense (les textes de Derrida sur le ton de la thologie ngative ou la pense du

    temps personnalis, la Diffrence qui porte une majuscule, donc un nom propre chez Deleuze

    tout cela fait signe vers la mtaphysique qui restera la limite indpassable de la philosophie). La

    diffrance risque de prendre la forme dun dieu dplac , d- et rterritorialis. Cest la

    diffrence mme qui est lenjeu ici. Une instance quon ne pourrait pas aborder en se demandant

    qui ou quoi est-ce ? , qui restera cache, intouchable jamais, qui ne se laissera jamais

    matriser, ni mme aborder par le savoir - et pourtant ce questionnement est notre seul

    possibilit de la-border, de louvrir par et pour la pense.

    La conscience du joueur, de lacteur nous aidera penser une conscience libre, multiple,

    indtermine, la limite de linconscient une conscience qui ne sera plus omniprsente et

    omnipotente, qui va dlibrer donc la conscience classique, qui aura lieu sur la scne ouverte par

    la clture de la mtaphysique. Cest de ce point de vue que Artaud nous est indispensable. Il

    sagit chez lui dune prise de conscience de linconscient, tout paradoxal que cela puisse paratre, un

    suspens de la domination de linconscient, sa libration dune certaine faon, et cela grce la

    fiction impose par la scne. Il nous offre donc un modle de thtre, cest--dire de lacteur qui

    rpond aux exigences de la diffrence - car cest elle, la diffrance, qui (s)exige un thtre. Il ny a

    pas dactivit pure qui ne se ddouble pas en son acteur, qui ne se prsente pas comme quelquun

    qui agit, quelquun qui donc (se) mtamorphose.

  • 21

    Cela nous conduit faire lhypothse et lexprience dune thtralit fondamentale de la

    pense, thtralit enfouie par la prdominance du logos, mme dans les philosophies de la

    diffrence ou luvre de la thtralit nous semble mise en vidence sans pour autant tre

    accompagne de sa rflexion philosophique, sans quelle soit value en tant que telle.

    Depuis Lacan le thtre a un valeur de modle ou mme de matrice pour la psychanalyse ( la

    psychanalyse, cest--dire de notre mythologie, ajoute Lacoue-Labarthe30), notamment en tant

    que modle reprsentatif aristotlicien. Ce qui est en jeu dans ce thtre analytique est de

    reconnatre le refoul, qui fonctionne comme une sorte de catharsis. Pourtant cette analogie ne

    va pas de soi. Les analyses de Philippe Lacoue-Labarthe sont trs suggestives cet gard lorsquil

    nous montre lambigut du jeu psychanalytique en tant quil implique le mimtisme actif du

    patient, mimtisme de lacteur plutt que celui du spectateur : il ny a plus de distance avec le

    reprsent, il est intrioris, le patient sy identifie. Cest ici que sarrte le rapprochement

    aristotlicien. Lanalyse va au-del de la reprsentation comprise comme mise en vidence du

    refoul, justement grce au mimtisme actif du patient31.

    La psychanalyse et son sujet se conoivent depuis la mort. Depuis le a qui chez Lacan devient

    vide. Le sujet vritable , cest--dire linconscient, sera celui qui renonce soi-mme au profit

    de quelque chose dautre, cest--dire son moi symbolique, et qui dune certaine faon survit a

    son acte dauto-suppression grce cette fiction de soi-mme comme autre.

    Le point nodal de la psychanalyse tant le concept didentification, cest la tragdie, et tout

    dabord celle ddipe qui peut lui servir de modle. Cest la pulsion de mort qui rend tragique

    lidentification : on sidentifie aux hommes qui savent mourir, dans la fiction on retrouve la

    multiplicit des vies dont on a besoin, on meurt et survit - cest ainsi que, dans les termes de

    Lacoue-Labarthe, la mort devient ob-scne. Car ce jeu suppose, la diffrence de la participation

    30 Le sujet de la philosophie. P. 227.

    31 modle par ailleurs contest par Lyotard aussi, comme tant substitutif, artificiel, une scne de dralisation,

    clture et alination, distanciation du refoul - mthode qui donc dment la psychanalyse mme

  • 22

    spectaculaire, une vise indirecte du plaisir ; la perte, le risque sont constitutifs de ce jeu : il faut

    y perdre pour (s)y (re)gagner. Cest lacteur, qui lui sert de modle, paradoxale comme il est,

    comme nous le connaissons depuis Le Paradoxe du comdien de Diderot.

    Si on poursuit sur le chemin dipien, on retrouvera le thtre tragique au fond de la

    philosophie. Ce nest pas un hasard si dipe apparat dans la philosophie dans son moment

    critique (cest--dire : aprs Kant) , quil en finit avec lnigme de ltre, et que sa rponse

    dfinitive en sera le sujet, lhomme, la conscience humaine. Cest la rponse dterminante,

    finale de la philosophie.

    Au commencement le hros tragique tait muet, nous rappelle Lacoue-Labarthe dipe par

    contre a conquis la parole... le hros tragique par excellence tait mur dans lnigme de sa

    propre douleur. Cest son silence et ses plaintes que la philosophie, sur une autre scne, a

    transform en langage, en logos, pour y reconnatre son propre langage, le logos. Cela aura dur

    vingt-deux sicles, lOccident se dcouvre dipien et tient le discours qudipe ne pouvait pas

    tenir. La philosophie occidentale dans son moment idaliste achve la pense dipienne et

    lnonce. La rponse lnigme du sphinx est celle du savoir absolu. dipe apparat donc sur

    cette scne philosophique comme le premier et le dernier philosophe, victime de son dsir

    meurtrier de savoir, sa passion de savoir 32. Sa tragdie serait le drame de lnonciation qui

    spuise en se ralisant. Et son histoire ne serait rien dautre que la rptition de la translation

    nature/culture cest--dire celle du mythos/logos. dipe (et la philosophie avec lui) serait la

    figure et la reprsentation de la tekhn, du surcrot de la nature.

    Et si on entre avec Lacoue-Labarthe dans lhistoire du couple nature/culture, histoire de la

    tekhn destine suppler le manque de la nature, on y retrouvera encore le thtre. Car cest le

    mimsis qui se ddouble ici : nous avons la mimsis comme copie (fidle ou non) de la nature,

    mais aussi une mimsis gnrale qui supple un dfaut de la nature, la mimsis productive,

    32 Lacoue-Labarthe: Limitation des modernes. Galile, 1986, p. 218

  • 23

    imitation de la physis comme force, poisis, tekhn. A travers la problmatique du thtre chez

    Rousseau, Lacoue-Labarthe pense un thtre originaire, ou une scne primitive de lorigine de la

    pense (du mta-physique comme tel) en tant que reprsentation, mais une reprsentation

    cratrice, cration (technique, supplmentaire) de la pense en tant que telle, reprsentation de la

    pense elle-mme.

    le ciel, le plein air, lclat du soleil, lexaltation (pour ne pas dire : le culte ) de la libert, lagn

    gnralis... tout cela cest la tragdie grecque, mais la tragdie moins la scne, cest---dire moins

    les divisions germinales de ce qui deviendra thtre - o opra : scne-orchestre, spectacle-

    spectateurs. Je dis en effet la scne au sens moderne (italien) du terme, la fois pour

    simplifier ou par commodit, et pour ne pas dire la reprsentation ; car il y a bel et bien, dans

    la Fte ou le Spectacle (Rousseau ne maintient pas le mot par tourderie ou faute de mieux),

    reprsentation, serait-ce dans la forme de lauto-reprsentation : reprsentation de rien, dit Rousseau,

    sinon des spectateurs eux-mmes. La mimsis de rien, (ou de personne, si ce nest du meilleur de soi,

    et dans soi), cest le jeu. 33

    Rousseau reprsente ainsi le tournant de la pense occidentale, son origine comme mta-

    physique, sa naissance soi grce une procdure de auto-reprsentation, naissance partir du

    rien. Quant son espoir de reconduire le thtre son tat dit naturel, il serait la Fte en tant que

    auto-reprsentation du peuple, spectacle o les spectateurs seront acteurs, eux-mmes, deux-

    mmes. La Fte serait le temps, hors du temps, suspendu, extatique, de la jouissance de soi : de

    se-regarder-faire et de lexister pur, en diffrence ou dfaillance interne, en extimit comme le

    dit Lacan, dans le hors-de soi le plus intrieur34. Le peuple, et chaque individu son tour, sera

    acteur de lui-mme, il va jouer lui-mme, rien et personne de pralable. Il sera cette personne en

    reprsentation.

    33 Lacoue-Labarthe, Philippe: Potique de lhistoire. Ed. Galile, 2oo2, p. 129.

    34 Cf. Potique de lhistoire. Ed. Galile, 2oo2, p. 133.

  • 24

    Ce qui, par ailleurs, est le sort de tout acteur digne de ce nom cest justement sur cette

    mystrieuse personne que Lacoue-Labarthe, sur les traces de Diderot, nous attire lattention dans le

    paradoxe du comdien. le paradoxe nonce une loi dimproprit, qui est la loi mme de la

    mimsis : seul lhomme sans qualits , ltre sans proprit ni spcificit, le sujet sans sujet

    (absent lui-mme, distrait de lui-mme, priv de soi) est mme de prsenter ou de produire en

    gnral ... cest la nature , tait-il dit au dpart, de donner les qualits de la personne ; cest

    lart perfectionner le don de la nature . Or que trouve-t-on larrive ? Ceci : ce don de la

    nature est le don de limproprit, le don de ntre rien, voire, la limite, le don de rien... Cest

    pourquoi lartiste, le sujet de ce don nest pas vraiment un sujet : sujet non-sujet ou sans sujet,

    cest--dire aussi bien sujet multipli, infiniment pluriel, puisque le don de rien est identiquement

    le don de tout, le don de limproprit est le don de lappropriation gnrale et de la

    prsentation35. Ou encore : rien ne diffre plus de la mimsis que la possession. Cest que la

    mimsis, en ce quelle suppose justement un sujet sans sujet, une pure personne, est par dfinition

    active.... La possession suppose un sujet ; cest la forme monstrueuse, dangereuse, dune mimsis

    passive, incontrle et immatrisable. Cest le mauvais thtre. Cest--dire le thtre de la vie, la

    comdie du monde . 36

    Cest cette personne que nous supposons tre luvre dans la philosophie de Deleuze et de

    Derrida. Apparemment cest elle qui pense la diffrence. Cest la diffrance en personne, une

    conscience vide, ouverte, un peu schizophrne, qui prend la forme de la pense. Notre histoire

    sera donc invitablement une biographie de cette personne, histoire en tant que gnalogie de la

    diffrence quelle fonde : gnalogie rhizomatique des multiplicits selon Deleuze, gnalogie

    suspendue, endeuille selon Derrida.

    35 Limitation des Modernes. Ed. Galile, 1986. p. 27-29.

    36 Limitation des Modernes. Ed. Galile, 1986. p. 33.

  • 25

    Cette personne nous la connaissons fort bien, elle est le personnage principale du thtre du XX.e

    sicle. Depuis la Sur-marionnette dEdward Gordon Craig, la biomcanique de Meyerhold, le

    personnage pique de Brecht, le hiroglyphe dArtaud, et de ses successeurs, Grotowski, Barba,

    Brook, Tadeusz Kantor et son thtre de la mort, Bob Wilson et son monde suspendu dans les

    images floues... et partout les aspirations orientales, du n japonais, le kathakali indien, la danse

    balinaise, chacun oprant traditionnellement avec des personnages dpourvus des qualits

    propres ; puis les pices de thtre dAlfred Jarry Heiner Mller en passant par les absurdes,

    bien sr... partout le thtre sorganise autour de cette personne et de son monde suspendu,

    onirique, au-del de la ralit, dans une fiction fondamentale de la ralit, ralit envisage dans

    sa tension entre visible et invisible, entre vie et mort, incarne et dsincarne, une prsence

    fantomale. Le thtre sinscrit dans le mouvement de leidos et de leidlon, du fantme qui se

    montre, de limage apparaissant dau-del de ltre37, la prsence dune puissance de lordre de

    linvisible dans le visible.

    On est souvent mfiant, mme ironique lgard de lide de Foucault que le sicle, le XXime,

    sera deleuzien38, cest--dire :thtral mais, dune certaine faon, le XXime sicle a t

    deleuzien, dans le sens quil a t fort marqu par des recherches thtrales dans des diffrents

    domaines du savoir. Au-del des recherches concernant le thtre lui-mme ( incessantes

    recherches autour de l essence du thtre, du vrai thtre, de faon exprimentale,

    toujours en marge du thtre institutionnel, en essayant de le reformer, de le purifier - un

    mouvement dauto-dfinition, dauto-dpassement par la thorie de soi-mme, pense toujours

    la limite de la philosophie), par les travaux de Helmut Plessner, Erving Goffmann, Richard

    Schechner, et tant dautres, lanthropologie et la sociologie deviennent les nouveaux domaines de

    37 Cf. Borie, Monique : Le fantme ou le thtre qui doute. Paris, Actes du Sud, 1997.; et galement Vernant, Jean-Pierre:

    Figures, idoles, masques. Paris, Julliard, 199o

    38 Cf. Theatrum Philosophicum. In: Critique. 1970/282. et Ariane sest pendue. In: Le Nouvel Observateur. 1969/mars.

    36-37.

  • 26

    la pense thtrale. Et noublions pas la psychanalyse qui envahit le monde occidental avec son

    thtre...

    Tout cela nous est arriv avec la crise de lidentit, de lipsit de lEurope moderne le thtre

    tant le lieu par excellence de lidentification, qui se constitue par la mise en jeu de toute identit

    (du rle, de lacteur, du spectateur), il est videmment au centre du remue-mnage autour de

    lIdentique. La philosophie en suit le mouvement tout au long du vingtime sicle, jouant elle

    aussi autour de ce Sujet central, mais problmatique, ananti mme39.

    Penser aprs la clture de la mtaphysique sera, selon nous, cration autour et partir de cette

    personne. la pense constitue une simple possibilit de penser, sans dfinir encore un penseur

    qui en serait capable et pourrait dire Je : quelle violence doit sexercer sur la pense pour que

    nous devenions capables de penser, violence dun mouvement infini qui nous dessaisit en mme

    temps du pouvoir de dire Je 40dira Deleuze. On est mis en mouvement en suivant le

    mouvement de la diffrence, on perd son identit en entrant dans son jeu. On se divise, on se

    multiplie, on devient son propre acteur. On parle avec la bouche des autres. Etat dme trange

    dont on trouve les marques chez Derrida et chez Deleuze aussi. En fait la mthode , la ruse

    dconstructive lexige, il faut entrer dans le discours de ce quon dconstruit, il faut en parler la

    langue, il faut parler avec sa langue mme. Et la dmarche rptitive, un peu ventriloque, de

    39 Cest ainsi que penser avec Deleuze et Derrida exige quon pense avec les thories du thtre ainsi quavec la

    psychanalyse et les diffrentes thories philosophiques du sujet - car le sujet occupe la scne philosophique du

    XXime sicle tout travers les diffrents mouvements de la phnomnologie, existentialisme, hermneutique, et

    mme du structuralisme. En parcourant son chemin le sujet dcentr va aboutir aux non-philosophies comme celle

    de Franois Laruelle, o il se prsentera comme Ego radicalement antrieur au sujet de la pense, dont la ralit est

    tisse dirralit, ni pensable, ni impensable, de lui-mme sans rapport la pense qui, elle, nest pas sans rapport

    lEgo, lultime instance que Laruelle appelle force (de) pense (cf. Principes de la non-philosophie. PUF, 1996.).

    Et pourtant nous allons suivre notre sujet, notre personne, en lui-mme, sans le confronter avec ses proches

    historiques, ni celles psychanalytiques, ni celles philosophiques. Ici nous nous limiterons suivre la thtralit de

    son mouvement propre, sa constitution par et dans les uvres Deleuze/Derrida, car le sujet, le ntre, est trop vaste

    et trop incertain, indtermin et indterminable jamais, le parcourir dans sa totalit, restera une tche impossible.

    40 Quest-ce que la philosophie?. p. 55.

  • 27

    linterprtation deleuzienne de lhistoire de la philosophie elle aussi est une forme de cette

    impossibilit de dire Je. Car cest impossible de dire et crire Je aprs tre entr dans le jeu post-

    mtaphysique, en pensant la diffrence, lindcidable, le problmatique, en me pensant lAutre.

    Moi, qui signe ce texte, je ne suis pas son auteur. Je ne suis pas son autor, cest--dire celui qui

    est son origine. Je ne suis pas sa premire cause. Je ne suis pas la rserve, la garanti de son

    autorit. Jen suis lacteur, plutt. Et son dramaturge, et son metteur en scne. Un de ses acteurs

    possibles. Un de ceux qui ont la possibilit de lactiviser, le mettre en mouvement un

    successeur parmi dautres. Je minscris dans la srie de ses animateurs.

    Jaurais raconter le livre de Deleuze, voici peu prs la fable que jessaierais dinventer.

    Lasse dattendre que Thse remonte du labyrinthe, lasse de guetter son pas gal et de retrouver

    son visage parmi toutes les ombres qui passent, Ariane vient de se pendre. Au fil

    amoureusement tresse didentit, de la mmoire et de la reconnaissance, son corps pensif

    tourne sur soi. Cependant, Thse, amarre rompue, ne revient pas. Corridors, tunnels, caves et

    cavernes, fourches, abmes, clairs sombres, tonnerres den- dessous : il savance, boite, danse,

    bondit.

    Dans la savante gomtrie du labyrinthe habilement centr ? non pas, mais tout au long du

    dissymtrique, du tortueux, de lirrgulier, du montagneux et de l- pic. Du moins vers le terme

    de son preuve, vers la victoire qui lui promet le retour ? Non plus ; il va joyeusement vers le

    monstre sans identit, vers le disparate sans espce, vers celui qui nappartient aucun ordre

    animal, qui est homme et bte, qui juxtapose en soi le temps vide, rptitif du juge infernal et la

    violence gnitale, instantane du taureau. Et il va vers lui, non pour effacer de la terre cette

    forme insupportable, mais pour se perdre avec elle dans son extrme distorsion. Et cest l, peut-

    tre (non pas Naxos), que le dieu bachique est aux aguets : Dionysos masqu, Dionysos

    dguis, indfiniment rpt. Le fil clbre a t rompu, lui, quon pensait si solide ; Ariane a t

  • 28

    abandonne un temps plutt quon ne le croyait : et toute lhistoire de la pense occidentale est

    rcrire.

    Mais, je men rends compte, ma fable ne rend pas justice au livre de Deleuze. Il est bien autre

    chose que le nime rcit du commencement et de la fin de la mtaphysique. Il est le thtre, la

    scne, la rptition dune philosophie nouvelle : sur le plateau nu de chaque page, Ariane est

    trangle, Thse danse, le Minotaure rugit et le cortge du dieu multiple clate de rire. Il y a eu

    (Hegel, Sartre) la philosophie-roman ; il y a eu la philosophie-mditation (Descartes, Heidegger).

    Voici, aprs Zarathoustra, le retour de la philosophie-thtre. Non point rflexion sur le thtre ;

    non point thtre charg de significations. Mais philosophie devenue scne, personnages, signes,

    rptition dun vnement unique et qui ne se reproduit jamais.

    Michel Foucault sur Diffrence et Rptition.(Le Nouvel Observateur, 31.o3.1969., p. 36)

    Si nous nous permettrons un style plutt littraire, ce ne sera pas par caprice. Cest le sujet mme

    qui nous lexige. Car il se dplace la limite de ltre, il sinstalle dans la diffrence ontologique.

    Les affirmations de genre scientifique perdent ici leur poids, leur validit mme car il ne sagit

    plus ici de ce qui est, mais de ce qui devient. Nous serons obligs dentrer sur la terre fabuleuse de

    lego pour suivre son auto-affirmation, sa cration partir de rien, sa fiction. Mythos et logos

    sont bien la mme chose ici, lun et lautre racontent la mme fable, notamment celle de lternel

    retour. Nous sommes dans la ligne nietzschenne.

    Fictif est ce qui nest pas, ce qui donne penser la diffrence ontologique, en occurrence la

    diffrance (Diffrence) autour de laquelle sinstallent et Deleuze et Derrida, diffrence dont le

    concept est dfini chez tous les deux penseurs par le jeu nietzschen de forces et puissances

    cratrices qui lance le fil embrouill de la fiction et qui organisera leur rapport mme, leur

    commune aire de jeu marque par multiplicits, doublures et plissements, lindcid, le

    simulacre, la cration, lespacement, une sorte de gnalogie interrompue, suspendue, une sorte

  • 29

    de (pr)individualisation avant toute rflexion, un cogito bris, feint, machinal et reprsentatif ...

    lAutre... et le temps avant tout - nous pourrions continuer encore la liste...

    Je vous propose de suivre le courant de nos auteurs et le dcouvrir : nous serons spectateurs de

    leur thtre et comme acteur et spectateur deviennent de plus en plus indiscernables : nous

    allons entrer dans leur jeu et dcouvrir la thtralit de leur uvre qui nous offrira la possibilit

    de reconstituer la scne originaire, la thtralit fondatrice de la pense comme telle. Nous

    doublerons donc leur jeu par le ntre, conformment aux lois du thtre mme.

    Nous allons suivre la diffrent/ciation de la diffrance selon les deux facettes insparablement

    d-lies de luvre Deleuze/Derrida.

    Depuis le dbut, tous ses livres (mais dabord le Nietzsche, Diffrence et Rptition, Logique du sens)

    ont t pour moi non seulement des fortes provocations penser, bien sr, mais chaque fois

    lexprience troublante, si troublante, dune proximit ou dune affinit presque totale dans les

    thses , si on peut dire, travers les distances trop videntes dans ce que je nommerais faute

    de mieux le geste , la stratgie , la manire : dcrire, de parler, de lire peut-tre. ...

    Deleuze reste sans doute, malgr tant de dissemblances, celui dont je me suis toujours jug le

    plus proche parmi tous ceux de cette gnration . Je nai jamais senti la moindre objection

    sannoncer en moi, ft-ce virtuellement, contre aucun de ses discours, ... Je sais seulement que

    ces diffrences nont jamais laiss place, entre nous, qu de lamiti 41. Cest une confession

    unique, impose par la disparition de Deleuze, nous navons presque pas de traces crites de leur

    relation, que des livres traitant des sujets les plus proches possibles, effectivement sans

    rfrences de lun lautre. Et aprs tout, Derrida avoue la mort de Deleuze quil y a eu

    lexprience troublante, si troublante dune proximit presque totale entre eux, ils sont les

    plus proches dune mme gnration, ils sont tout fait diffrents dans leurs gestes, stratgies,

    manires de lire et dcrire, diffrences qui nont laisse place que de lamiti - est-il fortuit de

    41 Derrida: Chaque fois unique, la fin du monde. Ed. Galile, 2oo3, p. 236.

  • 30

    dire que cest un drame qui sy joue ? le drame incontournable des plus proches, de la mme

    gnration, prcisment ? de la proximit et de laltrit radicale du frre et, au del et en de du

    frre, lami ... Lhistoire des proches, tenant compte de la diffrence, distance et disparition

    invitable de lautre, lautre du soi, ne peut tre que tragique : elle est impossible.

    Car lhistoire des proches se droule la charnire de lidentit et de laltrit, autour du temps

    qui passe. Lhistoire des proches est profondment marque de la menace de la disparition. Car il

    sagit du dsir du Temps, horreur de sa disparition, dsir de le maintenir, de le conserver en tant

    que tel, comme Prsent, vivant donc en tant que tel, cest--dire : identique soi. Cest ainsi que

    lhistoire des proches, histoire du temps donc, devient une gnalogie, cest--dire histoire de

    lIdentit. Et dans le cas de Deleuze et Derrida cest une gnalogie tragique, puisque impossible

    comme telle.

    Les uvres de Derrida et de Deleuze se refltent, rsonnent, se touchent sans jamais

    sapproprier. Il y a une limite jamais franchissable entre les deux, une limite peine sensible - il

    y a l diffrance, dirait Derrida ... qui pourtant maintient leur dialogue suspendu, mais

    ininterrompu, gard en silence, une certaine communication cache entre leurs lignes. Cela nous

    fait signe vers une bataille profonde entre les deux uvres, et par l entre les forces qui les

    animent, limmanence et la transcendance voques.

    Ce que nous allons tenter est de donner lieu leur dialogue, le rendre visible, jusqu lvidence,

    malgr toute diffrence leur offrir une scne commune, leur donner la parole et capter le

    thtre entre les deux interlocuteurs, lentre-deux qui se donne thtre, ouverture, espacement,

    naissance, venue au monde de quelque chose partir et en vue de quelque chose dAutre, dans

    la croise de limmanence et de la transcendance et grce leur jeu.

  • 31

    Cest le sujet de la philosophie qui est en jeu : le Cogito mis en question et perdu dans la bataille

    sans fin avec la mtaphysique42. Notre but sera de rendre visible le Cogito sur la scne de la

    philosophie ouverte par la clture de la mtaphysique, de dmontrer quil y joue de plein droit.

    Cest la diffrance mme qui sexige un espace de jeu, et lespace vide, ainsi ouvert se rclame un

    thtre, il y a tout un appareil scnique quil mobilise. Nous allons en faire le tour. Nous allons

    suivre son mouvement, celui prcisment de la clture autour de la diffrence. Ce qui nous

    investit ici, cest ltre-acteur, lespace o lacteur se ddouble en philosophe, et le philosophe se

    rvle acteur. Le thtre de la diffrance est la conception du Sujet en tant quActeur.

    Lanalyse du thtre luvre dans les philosophies de la diffrence nous permettra dlaborer la

    conception de la thtralit de toute pense, une thtralit fondamentale, la dramaturgie du sujet

    pensant comme acteur dune conscience vide, ouverte, accueillante et par l desquisser le projet

    du Sujet de la Diffrence, un Cogito diffrantiel.

    42 Cette personne, personnage nul qui est la diffrence en soi impose une instance finale la pense. Peut-il mener la

    rsurrection du sujet philosophique ? Les travaux de Manfred Frank et Rodolphe Gasch, Paul Ricoeur ou ceux de

    Vincent Descombes, Franois Laruelle tiennent sa possibilit, et nous ici, nous nous dplaons dans cette ligne.

  • 32

    LACTEUR EN DEVENIR

    ou

    La reprsentation refoule

  • 33

    I. LE SOI EN TERNEL RETOUR

    a spcule sur le retour, a se complte en revenant :le plus grand plaisir... cest le

    Wiederkommen, le re-venir (Jacques Derrida :La Carte Postale, p. 335.)

    il reste alors parler, faire rsonner la voix dans les couloirs pour suppler lclat de la

    prsence. Le phonme, lakoumne est le phnomne du labyrinthe. Tel est le cas de la phon.

    Slevant vers le soleil de la prsence, elle est la voie dIcare. (Jacques Derrida : Marges de

    la philosophie,p. 117)

    Le temps approche o il ne sera gure possible dcrire un livre de philosophie comme on en

    fait depuis si longtemps : Ah ! le vieux style ... La recherche de nouveaux moyens

    dexpression philosophiques fut inaugure par Nietzsche et doit tre aujourdhui poursuivie en

    rapport avec le renouvellement de certains autres arts, par exemple le thtre ou le cinma 43,

    affirme Diffrence et Rptition.

    Cette recherche envisage, celle de lexpression philosophique, pousse la philosophie vers ses

    propres limites, ce qui exige la mise en question des limites, exigence que Deleuze retrouve chez

    Nietzsche, mais aussi chez Kierkegaard ils sont ses prcurseurs reconnus dans Diffrence et

    Rptition. Prcurseurs en tant que philosophes de lavenir et du mouvement, les premiers qui

    sortent du rgne du Mme, celui de lhglianisme, travers la mtamorphose, le changement

    incessant dans leur pense mme. Ce qui se passe : cest le mouvement, avec Nietzsche et

    Kierkegaard on passe de la contemplation laction dans la philosophie mme. Ils veulent la

    faire passer lacte, et aux actes immdiats. Il ne leur suffit donc pas de proposer une nouvelle

    reprsentation du mouvement ; la reprsentation est dj mdiation. Il sagit au contraire de

    produire dans luvre un mouvement capable dmouvoir lesprit hors de toute reprsentation ;

    il sagit de faire du mouvement lui-mme une uvre, sans interposition ; de substituer des signes

    directs des reprsentations mdiates ; dinventer des vibrations, des rotations, des

    43 DR 4.

  • 34

    tournoiements, des gravitations, des danses ou des sauts qui atteignent directement lesprit. Cela

    cest une ide dhomme de thtre, une ide de metteur en scne en avance sur son temps.

    Cest en ce sens que quelque chose de tout fait nouveau commence avec Kierkegaard et

    Nietzsche. Ils ne rflchissent plus sur le thtre la manire hglienne. Ils ne font pas

    davantage un thtre philosophique. Ils inventent, dans la philosophie, un incroyable quivalent

    de thtre, et par l fondent le thtre de lavenir en mme temps quune philosophie

    nouvelle. 44. Ils veulent mettre la mtaphysique en mouvement, en activit.

    Dpasser la philosophie dans la philosophie, ou engendrer lacte de la pense dans la pense

    mme45, qui est lunique tche de la pense digne de ce nom : cela se fait, cest une action, et

    encore action sans cesse, action renouvelante. Cest ainsi, par le mouvement, quon arrive au

    thtre dans la philosophie. Cest le saut de Kierkegaard, et surtout la danse de Nietzsche qui met

    en mouvement la rptition de Deleuze. Cela donnera la structure de lternel retour : on y

    revient sans cesse. Deleuze le rpte lui aussi. La rptition deleuzienne sera la pense de lternel

    retour : en tant que philosophie en acte, mouvement fondateur, refondement incessant de ltre.

    Cela est une Ide de metteur en scne, relve Deleuze ajoutons : le metteur en scne est acteur

    son tour, acteur, cest--dire celui qui actionne, qui met en acte : penseur qui circule entre

    thtre et philosophie. Le mouvement rel, l essence et l intriorit du mouvement46 nat

    dans cet entre-deux infranchissable mais incontournable de la philosophie et du thtre en tant

    que structures ontologiques. Nous sommes l dans un thtre et une philosophie quon ne

    pourra plus sparer lun de lautre. Ils se touchent leur limite, dans lacte. Ils dbordent, tous les

    deux, en se touchant. Ils sabordent et sa-bordent dans leur rencontre. Cest le dbordement,

    cruel et joyeux la fois, comme tout auto-dpassement, toute renaissance. Cest ainsi que la

    pense touche au corps et que le corps touche la pense. Ce qui est en jeu dans cet acte/pense

    44 DR 16.

    45 DR 15o.

    46 DR 18.

  • 35

    cest la possibilit mme de la relation de la pense avec le corps, de lesprit avec la matire. Cette

    rencontre est le garant de limmanence de la pense.

    Cest leur limite, lentre-deux mme entre les deux qui les lie et les spare, qui les met en

    mouvement ensemble par la tension qui sinstalle dans la distance/diffrence des deux. Cest

    labme infranchissable, mais originaire, diffrence qui se trouve tre lorigine de tout

    mouvement, origine elle aussi en mouvement, non localisable jamais : origine diffrente, un

    chaosmos qui rsulte en cosmos par sa diffrenciation delle-mme, en elle-mme .

    lternel retour na pas dautre sens que celui-ci : labsence dorigine assignable, cest--dire

    lassignation de lorigine comme tant la diffrence, qui rapporte le diffrent au diffrent pour le

    (ou les) faire revenir en tant que tel. En ce sens, lternel retour est bien la consquence dune

    diffrence originaire, pure synthtique, en soi (ce que Nietzsche appelait la volont de puissance).

    [...] Le sujet de lternel retour nest pas le mme, mais le diffrent, ni le semblable, mais le

    dissimilaire, ni lUn, mais le multiple, ni la ncessit, mais le hasard. Bien plus la rptition dans

    lternel retour implique la destruction de toutes les formes qui en empchent le fonctionnement,

    catgorie de la reprsentation incarnes dans le pralable du Mme, de lUn, de lIdentique et du

    Pareil. Ou bien le mme et le semblable sont seulement un effet du fonctionnement des

    systmes soumis lternel retour. Cest ainsi quune identit se trouve ncessairement projete,

    ou plutt rtrojete sur la diffrence originaire, et quune ressemblance se trouve intriorise

    dans les sries divergentes. De cette identit, de cette ressemblance, nous devons dire quelles

    sont simules : elles sont produites dans le systme qui rapporte le diffrent au diffrent par

    la diffrence (ce pourquoi un tel systme est lui-mme un simulacre). Le mme, le semblable

    sont des fictions engendres par lternel retour. Il y a l une illusion : illusion invitable qui est

    la source de lerreur, mais qui peut en tre spare. Ou bien le mme et le semblable ne se

    distinguent pas de lternel retour lui-mme. Ils ne prexistent pas lternel retour : ce nest pas

    le mme ni le semblable qui reviennent, mais lternel retour est le seul mme, est la seule

  • 36

    ressemblance de ce qui revient. Pas davantage ils ne se laissent abstraire de lternel retour pour

    ragir sur la cause. Le mme se dit de ce qui diffre et reste diffrent. Lternel retour est le

    mme du diffrent, lun du multiple, le ressemblant du dissemblable. Source de lillusion

    prcdente, il ne lengendre et ne la conserve que pour sen rjouir, et sy mirer comme dans

    leffet de sa propre optique, sans jamais tomber dans lerreur attenante.

    [...] Lternel retour ne concerne et ne fait revenir que les simulacres, les phantasmes47

    Nous sommes dans le monde de lternel retour, donc, le monde des simulacres, autrement dit

    dans le monde de fictions de ltre, de fictions engendrs par lternel retour de ltre. Nous

    sommes dans le monde de lirrel et de sa ralisation o il ny a plus dopposition rel/irrel,

    rel/fictif, vrai/faux.. Deleuze nous introduit dans lternel retour de lambigu .

    Nous allons le voir, Diffrence et Rptition est luvre de lambigu: lambigut flotte autour du

    concept de la reprsentation. En y faisant lloge de la diffrence et de la rptition, Deleuze

    dclare la guerre la reprsentation : il cherche aborder le mouvement pur, direct, et la

    reprsentation y reste conue comme mdiation. Deleuze la pense en opposition avec la

    diffrence et la rptition. La reprsentation restera pour lui au service du Mme , du Semblable,

    de lIdentique qui suppriment toute diffrence pure. Deleuze tente de penser le simulacre qui

    porte la diffrence en soi, en dnonant la reprsentation. Mais le simulacre, est-il pensable sans

    sa reprsentation, cest--dire sans le jeu de la prsence, le jeu du temps mme qui est constitutif

    de toute rptition et toute diffrence ? comment le simulacre est-il , sil ne se reprsente pas ?

    comment peut-il (se) rpter sans reprsentation ? nest-il pas possible que la re-prsentation

    soit rptition de droit ? et si on la pensait enfin comme reprsentation du simulacre ? si on la

    dlivrait du rgne du Mme ...?

    Il nous semble que Deleuze na pas men jusquau bout sa guerre contre le Mme: il lui a laiss

    le pouvoir de la reprsentation en privant en mme temps le simulacre de son pouvoir de

    rptition reprsentative - il a libr le simulacre, mais il en a limit lespace de jeu. Il appartient

    47 DR 165.

  • 37

    essentiellement au fonctionnement du simulacre de simuler lidentique, et le semblable et le

    ngatif , dit-il48 - comment lui nier alors le droit de reprsenter ?

    Il parat pourtant que le simulacre rclame la reprsentation : en tant que devenir-autre, en tant

    que mtamorphose, en tant que thtre avant toute ipsit, ressemblance, ou copie du Mme, de

    lIdentique.

    Cest cela que nous allons tenter : penser la reprsentation comme jeu de prsence, mouvement

    purement temporel. Penser lambigut de la reprsentation, ambigut luvre chez Deleuze

    mme. Pour cela nous allons doubler Deleuze, cest--dire : avancer avec Deleuze contre lui-

    mme selon les rgles que cette ambigut nous impose.

    Ce sont le masque, le dguis, le travesti qui se trouvent tre la vrit du nu, dira Deleuze, car

    cest le masque en tant que vraiment feint qui dcouvre linconnu en tant que tel, en le couvrant,

    justement.

    Ce qui fait sauter Kierkegaard, ce qui fait danser Nietzsche, cest un certain vide intrieur : le vide

    intrieur qui est le propre du masque, le rien qui nous regarde au fond de ses yeux, une bance

    obscure propre Dionysos qui pntre le monde dApollon, le nant au fond de ltre. Cest

    lentre-deux ontologique qui chez Deleuze portera le nom de Diffrence. Cest le dsquilibre qui

    met en mouvement, qui donne lnergie interne, lintensit de tout systme, du systme du

    monde. Ce sera le chaos informel, lnergie pure qui organisera la structure du cosmos.

    Deleuze tient (d)couvrir linstance structurante, inconnue derrire la structure connaissable

    lactivit mme, linstance active de ltre qui fait appel notre pense, et par l mme, par notre

    pense, cette activit originaire prend forme, elle se dguise pour et par notre pense : elle se

    rclame en personne, en tant que personne. La pense lui donne, lui prte sa personnalit, son

    personnage. Les questions comme quest-ce quil y a? , qui est-ce ? , qui agit ? , auxquelles

    reviennent les recherches de la diffrence, de la rptition, de laction pure, de lvnement,

    48 DR 385

  • 38

    recherches finales de Deleuze, toutes font appel une rponse en personne, incontournablement.

    Cela sera la cration de la rponse dans la forme dune personne, dun personnage, la naissance

    de la fiction philosophique, de la philosophie en tant que fiction autour dune personne jamais

    abordable.

    Le questionnement de lternel retour (qui se dit de lambigu, du problmatique) reviendra la

    conscience. La tche dengendrer lacte de la pense dans la pense mme reviendra au penseur,

    linstance pensante et cela une conscience - chez Deleuze : conscience feinte, simule, un

    reprsentant reprsent qui sannonce dans le double gnitif du mme du diffrent, lun du

    multiple, le ressemblant du dissemblable.

    Nous, notre tour, penserons lternel retour comme ternel retour de la conscience-simulacre,

    lternel retour de la reprsentation, avec Deleuze contre Deleuze : penser la reprsentation libre

    contre la reprsentation du Mme, (re)prsentation de linconscient contre celle du conscient.

    On reviendra du ct du Cogito. a sera sa rptition : rptition du Cogito en tant que

    fondement-abme de la pense, en tant que entre-deux de ltre et de la pense, du chaos et

    cosmos.

    Nous penserons avec Deleuze la prsentation de linconscient de la pense (et non pas la

    reprsentation du conscient - cest--dire comme lment du savoir qui seffectue dans la

    rcollection de lobjet pens et sa rcognition par un sujet qui pense), sa tentative dindiquer le

    derrire de la reprsentation (comprise traditionnellement sous lIdentique et le semblable), de

    prsenter celui qui agit derrire le masque de la reprsentation qui reviendra prsenter la

    feinte du Cogito, prsenter donc, dune certaine faon, la reprsentation. Cest--dire : mettre

    jour ce re- initial de la rptition et de la reprsentation, la vibration avant tout qui fait jaillir

    tout commencement et qui se cache dans toute (re)prsentation, ainsi que dans toute (r)ptition.

    Nous allons voir que le problme de la conscience se prsente comme le problme du thtre

    mme : lactivit thtrale est justement de mettre entre parenthses lidentit, de (se) mettre

  • 39

    entre parenthses ... pour donner lieu la fiction pure, au personnage virtuel, pour actualiser son

    monde. Cest cela, cette liaison interne entre la conscience et le thtre que nous tentons de

    mettre en vidence .

    Nous allons rpter avec Deleuze la question : qui agit ? qui bouge en-dedans ? La rponse sera

    un peu confuse : comme si elle tait prononce par plusieurs bouches la fois ; une conscience

    multiple et scelle con/science, dirions nous, la limite de linconscient mme.

    La diffrence, de la rptition, de laction pure, de lvnement feront leurs retours incessants

    autour de quelquUn, garant indterminable de lunivocit de lEtre, et nous serons

    invitablement pris dans leur vertige.

    Dans Diffrence et Rptition Deleuze choisit le personnage de Zarathoustra comme prototype du

    penseur, le penseur solitaire, lindividu par excellence. Lui, luniversel individu sera le penseur de

    lternel retour49.

    Deleuze nous prsente Zarathoustra de Nietzsche comme un drame, et le mot drame va dsigner

    le mouvement trois temps, qui, nous le verrons, sera le mouvement propre ltre, le

    mouvement pur de la pense mouvement qui aboutit forcment la mort de Zarathoustra, sa

    disparition en tant quincarnation du penseur, en tant que conscience tablie, sa dissolution en

    tant que Moi, la disparition de son personnage. Zarathoustra sera le prcurseur sombre de

    lternel retour, lui mme. Avec sa mort il retournera chez son sombre prcurseur lui,

    Dionysos, le pro-fond de tout drame.

    Lui-mme, lternel retour, est lIdentique, le semblable et lgal. Mais, justement, il ne

    prsuppose rien de ce quil est dans ce dont il se dit. Il se dit de ce qui na pas didentit, de

    ressemblance et dgalit. Il est lidentique qui se dit du diffrent, la ressemblance qui se dit du

    49 DR 327. ajoutons: Zarathoustra, qui est conu tout entier dans la philosophie, mais aussi tout entier pour la

    scne (DR 18)

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    pur dispars, lgal qui se dit seulement de lingal, la proximit, de toutes les distances. Il faut que

    les choses soient carteles dans la diffrence, et leur identit dissoute, pour quelles deviennent

    la proie de lternel retour, et de lidentit dans lternel retour.50

    Et encore : Lternel retour affirme la diffrence, il affirme la dissemblance et le dispars, le

    hasard, le multiple et le devenir. Zarathoustra, cest le prcurseur sombre de lternel retour 51,

    ...et Nietzsche le prcurseur sombre de la philosophie en tant que thtre : thtre du

    mouvement comme Physis - dj un thtre de la cruaut, ajoute Deleuze52- car il fonde sa

    rptition sur la mort de Dieu et la dissolution du Moi. Il y a l tout un appareil de la rptition

    comme puissance terrible . Zarathoustra, cest la tragdie de la pense.

    Il faut que Zarathoustra se perde, il faut quil perde son identit, il faut quil meure cest ainsi

    quil devient penseur, cest--dire acteur de lternel retour, lui, Dionysos, qui selon Nietzsche est

    le seul personnage de la tragdie grecque, tragique et comique la fois, porteur et affirmation de

    la joie surhumaine.... Il porte lternel retour, puisquil ne lest pas encore, il faut quil se libre de

    Zarathoustra afin quil puisse ltre. Cest ainsi quil sera le Mme diffrant. Il le com-porte53, dira-t-

    on, il le porte-avec lui, il (se) rpte avec le Mme aux visages innombrables de lternel retour.

    Cest ainsi que la pense sachve. Elle finira en perdant la tte. Elle se dissoudra dans la folie

    dionysiaque, dans le chaos machinal.

    Cest le vertige de la pense qui sannonce dans Diffrence et Rptition. Cela avance en boucles, on

    est mis en mouvement justement par le a qui est luvre dans ce livre marqu par Dionysos et

    50 DR 311.

    51 DR 383.

    52 DR 2o.

    53 Com-porter, tre-avec, rpter avec est la mthode dapprentissage classique, cest le chemin de la connaissance

    hrit de Platon. Deleuze nous le rappelle : celui qui prtend au savoir, rpte avec le matre, chez Platon cest la

    seule mthode daborder le savoir prtendu mais aussi :de le dborder en mme temps. Se com-porter (comme il

    faut) sera ainsi le comportement du simulacre, de lapprenti qui va trahir son matre en restant le plus fidle possible

    mais en le dpassant force de limiter, de lui succder. Cest la loi mme de la mimsis.

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    son ternel oui . Cest un livre daffirmation, de la r-affirmation, de la rptition incessante du

    mme, mais un mme toujours autre.

    Affirmation et Etre forment un couple insparable, laffirmation tant le mouvement le plus pur,

    qui ne concerne rien dautre que soi-mme elle est affirmation de soi et rien dautre, action

    pure de soi -, elle est comme telle propre lEtre mme. Ltre nest quen saffirmant, soi-mme,

    mais aussi en diffrant de soi-mme.

    Lternel retour de laffirmation exige une sorte de doublure en soi du mme et sa

    diffrentiation : lauto-affirmation est auto-diffrentiation, auto-ddoublement incessant.

    Laffirmation primaire est la mtamorphose. Il y faut la double affirmation de Dionysos, celle de

    Dionysos lui-mme mais aussi celle dAriane, il faut que laffirmation de Dionysos pouse celle

    dAriane : il faut que laffirmation saffirme mais il faut aussi affirmer laffirmation, du dedans et

    du dehors, cest laffirmation de ltre et celle de ltant54 - rptition en soi et celle de lautre,

    double mouvement du ddoublement pur sans union possible. Diffrence et Rptition se joue ici,

    dans lentre-deu