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1 UNIVERSITE PARIS XII VAL-DE-MARNE Avenue du Général de Gaulle 94010 Créteil Cedex UFR DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES Centre d’Etudes Francophones ( C.E.F.) Option : Littérature comparée THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME TRAGIQUE ET NEO – REALISME DANS L’ECONOMIE BALZACIENNE. ESSAI D’HERMENEUTIQUE NIETZSCHEENNE AUTOUR DU PERE GORIOT Travaux présentés et soutenus par : M. Max– Médard EYI OBIANG Sous la direction de : M. Le Professeur Papa SAMBA DIOP

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UNIVERSITE PARIS XII VAL-DE-MARNE Avenue du Général de Gaulle

94010 Créteil Cedex

UFR DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES Centre d’Etudes Francophones ( C.E.F.)

Option : Littérature comparée

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

TRAGIQUE ET NEO – REALISME DANS L’ECONOMIE

BALZACIENNE.

ESSAI D’HERMENEUTIQUE NIETZSCHEENNE AUTOUR

DU PERE GORIOT

Travaux présentés et soutenus par :

M. Max– Médard EYI OBIANG

Sous la direction de :

M. Le Professeur Papa SAMBA DIOP

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Année Universitaire : 2004 - 2005 EYI OBIANG Max-Médard

Thèse : « Tragique et néo- réalisme dans l’économie balzacienne. Essai d’herméneutique

nietzschéenne autour du Père Goriot ».

SOMMAIRE SOMMAIRE---------------------------------------------------------------------------------- 1 INTRODUCTION--------------------------------------------------------------------------- 2 1/ Autour du tragique et du néo-réalisme ---------------------------------------------- 5 2/ Intérêt scientifique du sujet et hypothèse de recherche -------------------------- 16 3/ Eléments de problématisation --------------------------------------------------------- 17 4/ Axe méthodologique --------------------------------------------------------------------- 18 5/ Annonce et justification du plan ------------------------------------------------------ 24 PREMIERE PARTIE : Le Dispositif du déclin de la morale comme inscription du Tragique --------------------------------------------------------------------------------------- 26 Chapitre I : Le Tragique chez BALZAC : nihilisme et refiguration de l’existence--------------------------------------------------------------------------------------------------- 27 1.1.1 : Formulation de la question balzacienne---------------------------------------- 27 1.1.2 : Romantisme et Finitude ----------------------------------------------------------- 40 Chapitre II : Douleurs du monde et maladie de l’Etat moderne ------------------ 53 1.2.1 : L’effondrement de l’homme tragique et l’origine du réalisme------------ 53 1.2.2 : De la vision pessimiste de l’existence-------------------------------------------- 76 DEUXIEME PARTIE : Vers une nouvelle Anthropologie, BALZAC et la création de nouveaux possibles.---------------------------------------------------------------------- 90 Chapitre III : L’alternative fâcheuse---------------------------------------------------- 91 2.3.1 : GORIOT, héritier du mensonge christique ? --------------------------------- 91 2.3.2 : RASTIGNAC : tragique et absurde de l’existence -------------------------- 153 Chapitre IV : L’intuition dionysiaque -------------------------------------------------- 166 2.4.1 : Esquisse d’une lecture surréalo-nihiliste de VAUTRIN -------------------- 166 2.4.2 : Madame de BEAUSEANT : l’impossible appropriation de l’élément féminin ----------------------------------------------------------------------------------------- 224 TROISIEME PARTIE : La Violence de l’Ecriture ---------------------------------- 244 Chapitre V : Extension sémantique du « Style – volonté » ------------------------- 245 3.5.1 : Philosophie de l’Ecriture ---------------------------------------------------------- 245 3.5.2 : La Poétique de l’extension -------------------------------------------------------- 256 3.5.3 : Description et distanciation------------------------------------------------------- 265 POUR NE PAS CONCLURE------------------------------------------------------------- 290 INDEX ----------------------------------------------------------------------------------------- 306 INDEX DES AUTEURS CITES --------------------------------------------------------- 307

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INDEX DES NOTIONS CITEES-------------------------------------------------------- 317 BIBLIOGRAPHIE -------------------------------------------------------------------------- 324

INTRODUCTION

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Honoré de BALZAC a produit en une trentaine d’années, une œuvre gigantesque1

dont la critique commence seulement à mettre en valeur les aspects méconnus. La

Comédie humaine qui constitue la désignation générique de son œuvre est un programme

immense. Car BALZAC veut peindre les deux ou trois mille visages saillants de son

époque et, pour ainsi dire, faire concurrence à l’état-civil : « Deux mille quatre cent

soixante-douze : pas un de moins certainement, et sans doute quelques-uns de plus, c’est

à ce chiffre que, sans ordinateur, Marcel BOUTERON est parvenu lorsqu’il a voulu

calculer le nombre de personnages peuplant La Comédie humaine. Nombre à la fois

énorme et dérisoire : dérisoire si l’on prend au pied de la lettre l’ambition balzacienne de

« faire concurrence à l’état civil », puisque par définition la prolifération démographique,

le coefficient de reproduction de l’espèce (même en la limitant à celle qui occupe le

territoire de la France pendant la première moitié du XIXe siècle) sont évidemment sans

commune mesure avec la population de papier accouchée par l’écriture ; énorme

néanmoins si l’on songe qu’il s’agit là, comme le Facteur Cheval l’a fièrement proclamé

sur son « palais idéal », du « travail d’un seul homme », animant un échantillonnage

caractéristique, un panel, comme on aime hélas à dire aujourd’hui, valant pour beaucoup

plus que lui-même, et que chaque individu-spécimen y représente toute une catégorie

sociale ou morale dont il est donné pour le type. »2

1 « N’oublions pas qu’en vingt ans BALZAC publiera 91 romans et nouvelles, 30 contes, 5 pièces de théâtre, trouvera le moyen de fréquenter les salons, de voyager, sans compter tous les projets qui doivent le conduire immanquablement à la fortune ! ». Cf. Encyclopédie des connaissances actuelles, Paris, Editions Philippe Auzou, Paris, 1989, p 46 2 BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine de BALZAC, Paris, Hachette Littératures, 1998, p 13

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Le « Napoléon des Lettres », surnom que BALZAC s’était lui-même donné,

« (…) convient aussi bien à la puissance créatrice de l’auteur qu’à la passion et aux excès

de sa vie privée. »3

En année de licence4, nos travaux de recherches portaient sur la lecture de la

question de l’angoisse dans Le Père Goriot5. Ici, au regard de l’effroyable tragédie

parisienne que BALZAC décrit dans son livre, nous avons été amené à saisir dans le

corpus, non une tendance à l’optimisme ou au pessimisme, mais un état d’abandon, de

déréliction où prévaut le sentiment absurde.

Pour ainsi dire, cette vision de l’angoisse existentielle instituait une lecture

concordante entre le récit balzacien et l’acte d’invention de soi chez Jean-Paul SARTRE.

En année de Maîtrise6, notre projet s’est prolongé, qui a visé un certain

approfondissement de la question examinée. Aussi avions-nous pointé l’herméneutique

nietzschéenne pour produire cette fois une lecture variabiliste de notre thème. C’est que

cette notion du tragique, que nous avons réactualisée en année de D.E.A. (Diplôme

d’Etudes Approfondies)7, constituait l’autre nom de la littérarité8 chez BALZAC.

3 BRUNEL (P.) et al, Introduction à la littérature française, Paris, Fernand Nathan, 1969, p 132 4 EYI OBIANG (M.-M.) « L’Angoisse existentielle dans Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC. Approche sartrienne », rapport de Licence, département de Lettres Modernes, Université Nationale du Gabon (abrégée U.N.G. tout au long de la dissertation), septembre 1998. 5 BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de F. VAN ROSSUM-GUYON et M. BUTOR, commentaires et notes de N. MOZET), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche classique », 1983 – La plupart de nos citations renverront à cette édition. Néanmoins, nous convoquerons de temps à autre d’autres éditions afin d’exemplifier notre lecture plurielle. Le choix de ce corpus n’est pas fortuit ici car, dans la mosaïque balzacienne, Le Père Goriot surgit comme le centre, le carrefour, la matrice d’où rayonne toute La Comédie humaine. 6 EYI OBIANG (M.-M.), « Lecture nietzschéenne du Tragique existentiel dans Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC », Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., sept. 1999. 7 EYI OBIANG (M.-M.), « La Déréliction dans l’univers balzacien. Lecture nietzschéo-heideggerienne du Père Goriot et de La Peau de chagrin », Mémoire de D.E.A., département de Lettres Modernes, Université Paris XII, juin 2000 8 Dans la mouvance des formalistes russes, la « littérarité » désigne la spécificité voir l’essence de la littérature qu’on décèle dans les « procédés » langagiers et formels de l’écriture. Cf. Textes des Formalistes

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Sans doute, de tous les travaux de la galaxie balzacienne, n’est-il pas sûr que la

question du tragique ait été examinée pour elle-même. On se devait alors, parvenu en

thèse, de refaire le projet de notre travail, et de montrer que le roman de BALZAC

s’inscrit, et se déchiffre sur fond nihiliste. Si le nihilisme est la dévalorisation des

suprêmes valeurs, le lent surgissement de la non-valeur ou de l’anti-valeur dans le

monde, il semble bien que l’univers balzacien comporte avec lui une homologie

structurale.

Dès lors, qu’est-ce donc que le tragique balzacien ? Si l’on devait établir une

filiation, cette notion du tragique déjà grecque, ne reçoit-elle pas avec le nihilisme

nietzschéen une formulation radicale ? En fait, nous voudrions pouvoir établir que cette

conception du tragique qui encore débouche sur le nihilisme, le procès de l’Etat moderne

et la transvaluation des valeurs, constitue la rupture inaugurale insoupçonnée chez le père

de la Comédie humaine. L’intérêt consisterait alors à affilier, en terme généalogique,

tragique balzacien et nihilisme nietzschéen, en montrant que BALZAC commet un

parricide dans les lettres au moins égal à celui de NIETZSCHE dans l’histoire de la

philosophie.

1/ AUTOUR DU TRAGIQUE ET DU NÉO – RÉALISME

Le mot tragique est grammaticalement un adjectif substantivé qui a pour origine

grecque « tragikos », c’est-à-dire ce qui a trait à la tragédie. Or, par la racine « tragôdia »,

on désigne le chant rituel du bouc, animal sacrifié en l’honneur de Dionysos, le Dieu

mythique grec démembré par les titans. Dionysos symboliserait ainsi l’énigme de la vie,

russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan TODOROV−Préface de Roman JAKOBSON, Théorie de la

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puissante et discontinue. Voici résumé l’éclairage que nous en donne Claude PUZIN :

« Etymologiquement, en grec, le mot signifie « chant du bouc ». L’hypothèse la plus

répandue rapproche ce « bouc » des satyres, divinités rustiques, aux pieds de bouc,

associées au culte du dieu Dionysos, ou bien de la victime animale offerte en sacrifice à

ce même dieu lors de la cérémonie d’ouverture des représentations tragiques, ou bien

encore de la récompense – un bouc – attribuée au meilleur dramaturge, vainqueur du

concours auquel donnaient lieu les spectacles dramatiques ; « chant » parce qu’on

chantait en chœur des hymnes en l’honneur de Dionysos. »9

Jules HUMBERT et Henri BERGUIN10 rapportent de la sorte qu’il est à l’origine

de l’art tragique. Celui-ci a pour essence la transformation du dithyrambe, ensemble de

chanteurs et danseurs déguisés en satyres, compagnons de Dionysos ; en chœur tragique à

partir de l’extension des chants religieux au culte des héros. Le chœur tragique module le

drame sur fond musical. Par cela, il transfigure le Pathos de la vérité, c’est-à-dire la

condition humaine articulée comme le jeu de l’apparence de l’être.

La question du tragique trouve son premier modèle de formulation, l’une de ses

plus heureuses expressions chez ESCHYLE11 à qui l’on attribue la paternité du genre.

Clairement formulée, la question du tragique analyse le problème du « mal d’exister »

littérature, Paris, Seuil, collection (abrégée par la suite coll.) « Tel Quel », 1965. 9 PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, Paris, Nathan, coll. « Genres et Mouvements », 2000, p 17 10 HUMBERT (Jules) et al, Histoire illustrée de la littérature grecque, ch. XI, p. 125. 11 ESCHYLE : fondateur de la tragédie grecque (V. 525-426 avant JÉSUS-CHRIST). D’après Claude PUZIN dans La Tragédie et le tragique, « ESCHYLE incarne au mieux l’esprit civique et religieux qui conduit à porter à la scène les grands drames de l’histoire, de la guerre, de la justice et de l’injustice. Rempli d’une horreur sacrée, son théâtre est encore statique, propre à susciter, avec ses amples récits, ses longues déplorations, terreur et pitié. », op. cit., p 6

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dans ses plus obscures profondeurs comme dans ses linéaments les moins suspects. Son

invariant est la mort. Le héros tragique sait qu’il doit mourir, il affronte la mort en cela.

Depuis ANAXIMANDRE en effet, l’ontologie, dans sa quête de l’Un, n’a cessé

d’identifier « le Mal »12 au devenir. Par ailleurs, les morales chrétienne et ascétique

vouent l’existence à un châtiment lorsqu’elles placent l’être dans une éternité qui se

déploie hors du temps. Enfin, la science, véritable produit de la décadence, elle consacre

la perte du fondement originel du sacré, du sens, et du rationnel. La notion du tragique

augure le vertige de la pensée questionnante au lendemain de ce déchirement : c’est donc

la perte du sacré et du sens qui conduirait au péril tragique ici.

Le sentiment tragique est présent chez ESCHYLE et SOPHOCLE13. Il connaît

son acmé avec HÉRACLITE d’ÉPHÈSE14, et s’éteint dans le pessimisme

12 Le Mal peut se ramasser ici en trois directions cardinales selon l’acception qu’en donne Grégoire BIYOGO dans sa thèse de Doctorat Nouveau Régime : « L’Ecriture et le mal. Théorie du désenchantement. Contribution aux recherches sur la théorie littéraire », Paris−Sorbonne, 1990 : « …L’analyse s’organise autour de trois directions cardinales de recherche : −La racine historique du problème du mal (telle qu’elle apparaît à travers l’histoire calcinée du XXe siècle, l’histoire littéraire et artistique ; l’histoire des idées ; la philosophie). −La perspective nietzschéenne et bataillienne (mutation de la question du mal). −La racine judéo−chrétienne du problème du mal »., p 106 13 « SOPHOCLE reprend les mêmes légendes qu’ESCHYLE, mais son théâtre, plus dynamique, plus optimiste, exalte de nobles figures héroïques, aux prises avec le destin, et dont les éclatantes vertus forcent l’admiration ». Cf. PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, op. cit., p 6 14 De façon générale, la pensée d’HÉRACLITE peut se résumer en ces termes : « Panta rheï », « tout s’écoule » ou « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». L’écoulement du fleuve suggère l’idée de la permanence et du changement. Il exprime le même qui est toujours déjà changeant, autre. Le monde est en devenir ; il obéit à la loi du mouvement. Cela implique qu’il y a une force, un logos dans la nature qui fait que les choses évoluent vers leur contraire de telle sorte que les choses meurent et se régénèrent afin que la vie soit possible. La philosophie héraclitéenne fait du feu le fondement du monde, le devenir total et infini. Par une baisse de tension interne il y a l’air qui, par la continuation de cette baisse, donne l’eau qui finit par engendrer la terre. Au terme du cycle, le feu reprend ses droits. Dans un incendie, il détruit l’air, l’eau, la terre et ramène le cosmos au point de départ, et le cycle recommence du feu initial au feu final. C’est l’éternel retour du même, de la vie auquel s’est inspiré NIETZSCHE. Finalement l’opposition des contraires est une loi universelle dans la nature. Elle est la condition du devenir des choses. L’état de concorde, de paix et de stabilité est une confusion des choses dans l’embrasement général. La nature vit dans un contexte agonal. Les lois de la nature sont en perpétuel combat car c’est de l’affrontement que naît la vie ; le conflit est le socle de celle-ci. C’est le principe d’harmonie qui rend possible tout équilibre. Et il n’y a d’équilibre que de tension entre des forces contraires qui se compensent dans la nature, d’où ce propos d’HÉRACLITE, rapporté par Jean VOILQUIN: « Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. », in Penseurs grecs avant SOCRATE, de THALÈS de MILLET à PRODICOS, Paris, GF Flammarion, 1964, p 81

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épistémologique de SCHOPENHAUER15 et dans le drame romantique de Richard

WAGNER16, où il est sublimé, transfiguré. Quant à l’esprit tragique, il manifeste la

volonté hellénique dans sa plénitude. Cette volonté se caractérise par l’orgueil et la

lucidité par lesquels les Hellènes avaient réussi là où les modernes échouent : concilier

ces deux entités antagonistes que sont l’instinct de vie et l’instinct de connaissance,

l’optimisme et le pessimisme. Chez les grecs, le tragique c’est le combat contre la

finitude, contre la mort, contre les dieux, la fatalité, le fatum, l’anankè…

Par conséquent, la philosophie tragique nous amène à nous poser la question du

rapport entre la vie et la mort. Elle procède de l’interprétation du mythe dionysiaque et de

la symbolique du chœur tragique. Elle pose dans son contenu le problème de l’existence.

Il s’agit du scandale de l’existence, notamment la présence de la contradiction, de la

souffrance et de la mort en son sein même.

15 « Mais qui est donc SCHOPENHAUER, cet oiseau de mauvais augure, ce prophète de malheur qui, après avoir comparé l’humanité, d’un point de vue intellectuel, à un asile d’aliénés, d’un point de vue moral à un repaire de brigands, et d’un point de vue esthétique à une taverne d’ivrognes, nous invite au carnaval de notre existence, ce bal masqué (…) La balance de l’existence est lestée de trop de tourments pour trop peu de bien. Ce monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu plein de bonté, il est entre les mains d’un tortionnaire convulsif qui n’a créé ses victimes que pour le plaisir de les estropier… A qui voulait l’entendre, SCHOPENHAUER enseignait qu’un homme, en abordant un autre, ne devrait pas lui dire « Monsieur », mais le saluer comme un « compagnon de souffrance » (…) Car, si une partie de l’humanité geint, l’autre ne se trémousse que pour tromper le mal qui le ronge : l’ennui. L’ennui qui, disait-il, a sa représentation sociale dans le dimanche anglais (…) Avec SCHOPENHAUER, nous entrons dans l’ère du soupçon, de la désillusion, de la raison comme ruse, du progrès comme imposture. Avec SCHOPENHAUER, le tumulte des passions et l’aspiration au néant se conjuguent pour notre plus vif plaisir. Il sut faire de la philosophie un art, de la cruauté un exercice quotidien, de l’indifférence un principe de vie, de la procréation un crime, de la paranoïa universelle un éclat de rire cosmique et de la compassion une morale. » Cf. JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, pp 79,83, 84, 86, 87 16 « WAGNER (1813-1883) rêve de ressusciter dans l’époque moderne la ferveur qui entourait les représentations du Théâtre grec. Rassembler tout un peuple dans la célébration d’un mythe, voilà le but du Drame. A cette fin, WAGNER fait construire le théâtre de Bayreuth, où sont toujours représentées ses immenses œuvres lyriques inspirées des mythologies nordiques et des récits de chevalerie : L’Anneau des Nibelungen, Tristan et Isolde, Parsifal… L’opéra wagnérien réalise l’alliance des arts (poésie, musique, peinture…) et invente un nouveau langage musical fondé sur le leitmotiv, retour obsédant de thèmes musicaux symboliques (par exemple, dans Tristan, le thème du désir). En 1861, les représentations de Tannhäuser à Paris soulèvent un tollé dans le public. Seul, ou presque, BAUDELAIRE s’enthousiasme pour cette musique qui suscite en lui, par le jeu des correspondances, des visions splendides. Il proclame la grandeur spirituelle du drame wagnérien. » Cf. ECHELARD (M.), Histoire de la littérature en France au XIXe siècle – Romantisme, Réalisme, Symbolisme, Paris, Hatier, coll. « Profil Formation », 1984, p 164

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La question du tragique pose le problème à la fois philosophique et métaphysique

de la présence du mal dans l’existence. Elle nous invite à méditer sur nos limites et sur

nos rapports souvent conflictuels et au destin multiple qui tissent notre existence, et sur le

mystère de la condition humaine.

A cette question du tragique, nous adjoignons son corollaire immédiat : la

« difficulté d’être ». Ces questions traduisent toutes deux la représentation du malaise

existentiel ; le drame de l’existence manifestant la nécessité de l’urgence éthique dans un

monde en faillite de valeurs.

Il convient de circonscrire le rapport du tragique et du néo-réalisme. Le tragique,

en configurant le malaise de la civilisation (creuset de l’insignifiance), convoque un art

qui, témoignant de l’atrocité du monde, postule un autre monde, une autre manière

d’assumer son quotidien par un usage différent de celui de la convention. Le néo-

réalisme renouvelle le réalisme en présentant un abcès dans la société, mais il en

constitue également l’opération chirurgicale. Le devenir de la vision tragique relie

l’homme à ce nouveau réel qu’est le néo-réalisme : « C’est pourquoi, l’arbre peut croître

et fleurir en dépit du chaos qui l’entoure. Cet arbre, c’est avant tout, le retour au sens des

valeurs, à l’éthique et à la vie. »17

Le réalisme littéraire ( vers 1850 ) est une doctrine qui prône le choix d’histoires

vécues, alimentées d’une documentation précise, présentant des personnages ordinaires,

vraisemblables, dans des milieux minutieusement peints, et offrant un style objectif. « Au

sens strict, le réalisme est une tendance artistique que l’on peut situer au XIXe siècle de

1845 à 1860 environ, et qui se définit dans son désir de saisir une réalité brute. Il est

préparé en littérature par BALZAC, même si son écriture est empreinte de romantisme.

17 RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Editions Dervy, 1996, p 45

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Dès 1831, dans sa préface de La Peau de chagrin, puis dans son Avant-propos de La

Comédie humaine en 1842 (année où il donne à son œuvre romanesque déjà partiellement

écrite un titre d’ensemble), il s’affirme comme un grand théoricien du roman. Il désire

rendre compte de tous les aspects de la société de son temps, notamment des milieux

populaires et de la vie provinciale qu’il est un des premiers à dépeindre. Pour ce faire, il

assigne à la description un rôle essentiel. Minutieuse, elle doit rendre compte du réel, de

façon exhaustive. La description des lieux est particulièrement importante pour BALZAC

qui veut démontrer l’influence du milieu sur l’individu (…) Le réalisme proprement dit

naît de l’échec de la révolution de 1848 qui met fin aux rêves romantiques. Le terme est

utilisé pour la première fois en peinture en 1859 à propos des deux toiles de COURBET,

« Un après-midi à Ornans » et « Un enterrement à Ornans ». Il y brosse un portrait

véridique des villageois, ce qui scandalise l’opinion, les classes défavorisées n’ayant

jamais été considérées antérieurement comme un objet d’esthétique. »18 Francis

CLAUDON précise dans son essai sur les mouvements littéraires que le réalisme est

aussi un mouvement européen : « Il est très bien illustré en Italie par I. NIEVO dont les

Confessions d’un octogénaire (1867) retracent avec nostalgie la vie quotidienne dans le

Frioul, au début du siècle. Il est illustré encore en Allemagne, principalement par l’école

du Jung Deutschland, avec les fictions du Berlinois FONTANES dont Effi Briest semble

transposer le « bovarysme » en terre nordique. L’apport russe est particulièrement notable

avec TOURGUENIEV, TOLSTOÏ, dans une moindre mesure avec DOSTOÏEVSKІ

(Crime et châtiment). Il y aurait encore l’école anglaise avec les sœurs BRONTË,

Georges ELIOT, DICKENS (David COPPERFIELD). Mais on doit indiquer aussi la

18 GARDES-TAMINE (J.), HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1996, p 172

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Pologne (SINKIEWICZ), l’Amérique (MELVILLE, HAWTHORNE), l’Espagne (Fernan

CABALLERO). »19

Cela implique que le réalisme littéraire correspond à une parfaite transparence du

discours, à une tranche de vie scripturale qui nomme le vécu brut. Cette approche conduit

à considérer la littérature réaliste comme « (…) un discours sans règle qui se contente de

transmettre le réel ou son fonctionnement effectif… »20.

Et le Nobel de littérature 2000, Gao XINGJIAN, tient en haleine ce discours en

l’installant de plus en plus comme l’un des domaines les plus féconds du travail de

création de tout écrivain : « L’écrivain doit être, avant toute chose, le témoin de la nature

humaine. Sa responsabilité est d’obéir à l’impératif du réel, en dehors de tout jugement de

valeur. Cette observation et cette quête deviennent l’éthique suprême de l’écrivain.

L’homme est homme en dehors de tout « isme », tandis que l’établissement des principes

ne sert qu’à le faire entrer dans la norme. Mieux vaut que l’écrivain revienne à un statut

d’observateur, qu’il considère les mille aspects de la vie humaine d’un regard froid et si,

de la même manière, il peut se livrer à l’introspection, il en retirera une certaine liberté,

quant à l’observation, il y prendra goût et ne cherchera pas à transformer le monde. »21

On s’en voudrait de faire équivaloir ce refus de transformer le monde avec la

longue lignée de réfractaires et des mouvements de désobéissance et de révolte qui ont, à

l’échelle des siècles, « (…) secoué le Céleste Empire. Il explique aussi le succès des

19 CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, Créteil, Editions Association de Liaison Universitaire- Lettres Modernes, 2003-2004, p 147 20 Sous la direction de TODOROV (T.) et GENETTE (G.), Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p 9 21 XINGJIAN (G.), propos recueillis par Jean-Michel DJIAN, in Magazine littéraire n°429 « La Chine de CONFUCIUS à Gao XINGJIAN », mars 2004, p 55

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idées anarchistes dans l’intelligentsia chinoise du XIX e siècle et au début du XX e siècle

(…) »22.

Cette opinion mérite qu’on s’y arrête un moment, car elle reflète l’attitude du «

non agir » qui caractérisait la sensibilité libertaire chinoise. Afin de montrer, sur le plan

de l’action pratique, la marginalité du radicalisme contestataire de la pensée politique

chinoise, Jean LEVY s’appuie sur le cas du poète Hsi K’ANG (223-263), membre

éminent des « sept sages de la forêt de bambous »23.

Pour signifier sa rupture à un ami qui avait eu le front de le proposer à un poste de

haut fonctionnaire dans l’administration, il confie : « Chez moi l’étude des classiques a

été totalement négligée. Je me vautrais dans la paresse tant et si bien que j’avais les

tendons mous et la chair flasque. Je pouvais rester un mois ou plus sans me laver la tête ;

et ce n’est que lorsque les démangeaisons devenaient insupportables que je me résolvais à

prendre une douche. Il fallait que ma vessie soit sur le point d’éclater pour que je me lève

et décide d’aller pisser. Ayant contracté ces habitudes de relâchement depuis mon plus

jeune âge, je n’aime en faire qu’à ma tête. »24

A cette conception restrictive du rôle de l’« écrivain réaliste » qui se contente de

prendre « (…) ses modèles dans la réalité donnée, qui s’attache à les suivre et à les

reproduire avec la plus scrupuleuse exactitude, au point que le triomphe du romancier

réaliste, par exemple, sera de faire croire que c’est arrivé (…) »25, BALZAC oppose une

22 LEVY (J.), « Régime contre régime », in Magazine littéraire n°436 « La pensée libertaire. De DIOGÈNE aux Altermondialistes », novembre 2004, p 37 23 « Cénacle d’excentriques qui défrayèrent en leur temps la chronique, en proclamant haut et fort que les honneurs déshonorent, la fonction abrutit, le pouvoir corrompt. » Cf. LEVY (J.), in Magazine littéraire n°436, op. cit., p 38 24 K’ANG (Hsi), cité par Jean LEVY, in Magazine littéraire n°436, op. cit., p 39 25 CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, Grenoble, B. Arthaud Editeur, seconde édition, 1940, p 134

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autre forme de réalisme qui rompt avec son interprétation classique, et se décline mieux

au creuset d’une nouvelle fusion où les choses réelles et symboliques réapparaissent sous

un nouvel état. Le réduire à un romancier réaliste et objectif serait donc, d’après Jean

d’ORMESSON, une funeste erreur dans le temps où la clé de la compréhension de

BALZAC serait non dans l’observation, mais dans l’imagination : il est moins témoin

qu’un poète26 : « Comment voulez-vous, disait-il lui-même, que j’aie le temps

d’observer ? J’ai à peine celui d’écrire. »27

Dans la compréhension du néo-réalisme balzacien (à distinguer cependant de cette

« forme moderne du réalisme dans la philosophie anglo-saxonne (RUSSEL, 1872-1970 ;

ALEXANDER, 1859-1938, et l’école d’Oxford) selon laquelle la connaissance comme

telle ne modifie pas l’objet connu… »28), de son « nouveau réalisme »29 ou de son

« hyperréalité »30, il faut envisager son lien implicite avec le nihilisme qui sous-tend

« l’esprit romantique du XIX e siècle » : « Il faut noter que le romantisme, tournant le dos

à l’art d’apparat de la royauté, fut sans doute l’art véritablement issu de la Révolution

française ; il n’est pas moins significatif de constater parallèlement que les romantiques

eurent la prescience de ce qu’avait été la grande enquête gothique. Sans doute y

trouvèrent-ils davantage un motif d’évasion qu’une poésie épique d’essence populaire.

Cependant, cette influence fut féconde car elle détruisit les poncifs hérités de la Rome

décadente. »31

26 ORMESSON (J.d’), Une Autre histoire de la littérature française Tome I, Paris, Nil Editions, 1997, p 196 27 BALZAC (H.de), cité par ORMESSON (J.d’), in Une Autre histoire de la littérature française Tome I, op. cit., p 196 28 MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980 ; rééd. 1999, p 237 29 FAUCHEREAU (S.), dans Présentation de La Querelle du Réalisme, (Sous la direction de Serge FAUCHEREAU), Paris, Editions Cercle d’Art, coll. « Diagonales », 1987, p 38 30 idem, p 38 31 GROMAIRE (M.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 65

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En un mot, le nihilisme est partout. Il touche et l’homme et son environnement.

Cela nous plonge dans une étrangeté sans pareil d’où découlera la vision d’un monde

tragique. La littérature, face à la désillusion de la réalité sociale et politique, devient une

révolte positive et un mécontentement face aux médiocrités humaines : « Le réalisme, ici,

consiste à considérer comme dignes enfin d’être regardés et représentés ceux qui ont été

négligés, tenus à l’écart, ceux de la grande masse, du grand fond humain, de la grande

fraternité humaine d’où sont sortis, qu’ils le veuillent ou non, à des dates plus ou moins

récentes, tous ceux qui se croient ou se sont crus d’une essence particulière et d’un sang

original. Ce réalisme-là est un acte de justice (…). »32

Dès lors, le réel devenu incohérent et discontinu, objective dans la littérature une

attitude aristocratique, entendu que pour le peintre Gustave COURBET, « l’aristocratie,

c’est parler autrement que tout le monde »33. Aussi, ce que nous désignons par néo-

réalisme balzacien, établit d’abord que la référence au réel a été la grande affaire de

l’esthétique réaliste du XIX e siècle, mais qu’à ce postulat, BALZAC oppose celui de sa

destruction et de sa transfiguration : « Et sans doute la nature est plus riche que l’art, mais

la vérité de la nature n’est pas la vérité de l’art. On ne peut ni l’épuiser, ni la percevoir.

Le vrai ne semble que rarement vraisemblable. Il manque d’harmonie et d’unité. Le

grand écrivain cherche l’unité de composition. BALZAC se nomme de préférence un

poète, c’est-à-dire un homme qui recrée l’essence des choses (…) L’imaginaire s’appuie

sur le réel, mais en l’ordonnant. Il s’agit à la fois, pour l’artiste, de simplifier, d’incarner

les idées en des êtres, d’engendrer des créatures que le lecteur puisse tenir pour vivantes,

32 GOERG (E.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 71 33 COURBET (G.), cité par ARAGON (L.), in La Querelle du Réalisme, op. cit., p 149

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et de simplifier. Le centre d’un roman de BALZAC est une passion ; le roman est le

crescendo de cette passion qui monte, balaie tout devant elle et déborde jusqu’à tuer. »34

Si le romanesque balzacien configure un monde en décomposition, il le

reconfigure au travers de nouveaux horizons. D’où une poétique de l’extension et du

lointain. L’écriture rompt avec le « fixisme » du réel car, nous avertit SUZUKI, « (…)

tant que la vision comporte quelque chose à voir, elle n’est pas la vraie vision. Quand la

vision est un non-vision c’est-à-dire quand la vision ne consiste pas en l’acte particulier

de voir dans un état de conscience nettement défini, alors seulement il y a vision dans sa

propre nature. »35 En fixant son hétérologie36, BALZAC développe une écriture

résistante. La description n’étale plus le réel, elle ne le répète pas. En effet, ce qui ressort

dans le néo-réalisme balzacien, c’est cette intention massive de déconstruire le réel avec

une logique de décentrement des lieux d’intérêt. La Comédie humaine, éclairée par la

suppléance de ce néo-réalisme, dévoile et localise les pliures des ruses du réel : « Sans

réalité, il n’est pas d’art véritable ; mais où commence et où s’arrête la réalité ? N’est-ce-

pas le rôle de l’artiste que de passer outre à ses limites visuelles et, en peignant les images

nouvelles d’un monde qu’il découvre, de révéler une réalité inaperçue et qui ne cesse pas,

cependant, d’être réellement vivante ? »37

En réalité, voulons-nous dire, BALZAC célèbre les délices de l’étendue

romanesque à travers sa vision poétique, son « réalisme magique »38 ou son « réalisme

34 MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC - Olympio ou la vie de Victor HUGO – Les trois DUMAS, Paris, Robert Laffont, 1993, p 347 35 SUZUKI, cité par RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit., p 44 36 Par hétérologie, nous désignons la « (…) science qu’entend installer toute écriture littéraire ne se satisfaisant plus de la science normative et orthodoxe en cours. A cet âge de la majorité, cette écriture littéraire veut elle-même fonder la science nouvelle, la science elle-même, la science propre : l’hétérologie ». Cf. BIYOGO (G.), « Cours de Poétique : Les Ruses diathétiques du Père », Libreville, séminaire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., 1995-1996 37 LABASQUE (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 147 38 LURÇAT (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 52

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poétique »39 pour le dire avec Jean LURÇAT. Le néo-réalisme, c’est le lieu où les lettres

balzaciennes inventent leur propre univers. Fuyant le piège du réel qui consiste à ramener

à lui celui-là même qui le décrit, l’écriture de BALZAC se déploie sous le mode de

l’imprévu.

De ce fait, le tragique balzacien est semblable à un élan qui s’ouvre sans qu’on

puisse en ordonner le sens : « De même l’œuvre d’art, poursuivant le réel dans sa course

imprévue, base sa structure sur le calcul. Le spectacle de la réalité nous montre qu’à

moins de se détruire elle-même, il n’y a pas de véritable anarchie de la sensation, et qu’à

l’inverse, à moins d’être une effigie morte, l’ordre n’est qu’un mouvement en devenir.

L’ordre, c’est le tremplin qui permet le saut. On peut donc dire que, pour le véritable

réaliste, la beauté est le maximum d’expression dans le maximum d’ordre. C’est dire le

plus possible, le mieux possible. »40

2/ INTÉRÊT SCIENTIFIQUE DU SUJET ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE

Nos investigations portent sur le « Tragique et néo−−−−réalisme dans l’économie

balzacienne. Essai d’herméneutique nietzschéenne autour du Père Goriot ».

Il s’agit d’un projet herméneutique qui entend lire l’œuvre balzacienne sous

l’angle nihiliste nietzschéen. Que les valeurs ici dépérissent et que la Comédie humaine

travaille à les transvaluer, telle est la promesse et l’intérêt de ce travail.

39 LURÇAT (J.), in La Querelle du réalisme, op. cit., p 52 40 GROMAIRE (M.), in La Querelle du réalisme, op. cit., pp 60-61

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Ne nous méprenons pas sur l’ambiguïté du terme « économie » qui énonce la

justesse de notre sujet. Ce mot « économie »41 fait difficulté. Et pour taire des éventuels

malentendus conférés par son allure paradoxale, nous déclinons sa signification : il est à

entendre comme exigence de la pensée littéraire ; ce qui s’impose comme central dans le

romanesque balzacien.

Ici, « nous »42 envisageons une approche de l’anthropologie du maître de la

Comédie humaine. Confronté au vide, l’espace balzacien atteint à une rare lucidité

romanesque, par la plénitude de ses descriptions, la netteté du trait, des tableaux, la

complexité du regard, des focalisations… Sans doute, est-ce ici que se déclare la

« littérarité » balzacienne ; où s’épelle son hétérologie même.

Tenter de nommer le parricide orchestré dans l’œuvre de BALZAC, et de localiser

le « Dieu caché » qui se meut et qui fait déchoir le monde, statuer sur le type de tragique

suscité par cette misère existentielle, et s’essayer à une saisie des enjeux qui commandent

l’économie générale de la pensée de BALZAC, telle est la raison de notre hypothèse de

recherche.

3/ ELÉMENTS DE PROBLÉMATISATION

Quelque considération sur l’intitulé de notre sujet suffit à saisir qu’il dessine sans

ambiguïté les contours de son champ d’investigation.

Il est question de porter un regard sur Le Père Goriot. Le regard que nous lui

41 Une maxime de LA ROCHEFOUCAULT illustre l’étendue des connotations que se peut prendre le mot « économie » : « Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités il en faut avoir l’économie ». Ici, le mot « économie » signifie : sage emploi d’une chose, mise en ordre. 42 Le « nous » s’entend ici à la façon royale : c’est le nous de majesté dont l’obligation tempérée ne trouve rigueur qu’au singulier.

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portons se déploie sur « fond nihiliste » : dévalorisation et effondrement des

valeurs suprêmes qui garantissaient encore l’unité et la régulation du monde bourgeois /

décadence de la vie et de la foi chrétienne / fragmentation de l’espace et du

temps…autant de lieux et d’horizons justifient l’usage nietzschéen de la lecture que nous

envisageons ici.

Y aurait-il donc un nihilisme balzacien ? Quelle en est la caractérologie ? Le

procès de l’Etat moderne et de la facticité de l’existence s’accompagne-t-il d’une utopie ?

D’une alternative ? D’une transvaluation des valeurs moribondes du XIXe siècle ? Quelle

est donc l’utopie balzacienne ? Aucune de ces questions ne sera privilégiée. Toutes seront

saisies dans leur « bruissement » selon le registre de Roland BARTHES.

4/ AXE MÉTHODOLOGIQUE

La pensée est le mouvement réflexif de la conscience, de la méditation. Pour

saisir, par séquence, le flux mouvant de l’expérience du vivant et en dégager une

interprétation qui se donne à la science, la pensée se doit de requérir la méthode qui, dans

ce cas, devient son mentor.

Ainsi, depuis l’âge socratique, la question de la méthode a toujours été au centre

de l’épistémologie. Lorsque SOCRATE fonde la « maïeutique », la maïeutique est une

méthode qui désillusionne le vulgaire pour qui, le monde perçu par les sens est le monde

réel. Au contraire, au-delà de l’apparence des choses et des phénomènes, il faut encore

interroger leur essence.

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PLATON, élève de SOCRATE, fonde la « dialectique » comme méthode nous

permettant de nous faire re-souvenir (allusion ici à la théorie de la réminiscence). C’est

pour rompre d’avec la tranquille certitude d’apparaître qu’il opéra la distinction entre le

monde intelligible et le monde sensible. Le souci étant de parvenir à la vérité, « il faut

être instruit pour se préparer à la dialectique. »43 Cet héritage est repris par ARISTOTE

pour qui, « il n’ait de vérité accessible si l’on enjoignit de commander la méthode. »44 Sa

méthode à lui est la « logique ».

La question de la méthode sera au centre de la philosophie de DESCARTES.

Dans un ouvrage profond, Le Discours de la méthode, DESCARTES explique : « par

méthode, j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les

observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se

fatiguer en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la

connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre ». (Règles pour la direction de

l’esprit, règle IV)45 .

Ainsi, l’homme, grâce à une méthode, à des règles certaines et faciles, est en

mesure de conquérir lui-même le vrai, par ses propres forces et par un bon usage de la

raison : par son appel au doute méthodique et par sa mise à distance de l’autorité,

DESCARTES fonde le rationalisme moderne46. Sans faire la genèse de la question

méthodologique, il est observable qu’en matière de critique littéraire, « (…)

comment retrouver la structure, sans le recours d’un modèle méthodologique ? »47

43 FOULQUIÉ (P.), PLATON. La République LivreVII, Paris, Editions de L’Ecole, 1963, p 52 44 BIYOGO (G.), « Introduction à la Poétique », Séminaire de Maîtrise, op. cit., 1993-1994. 45 DESCARTES (René), cité par RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, Paris, Larousse-Bordas 1996, pp 120-121 46 RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, op. cit., pp 120-121 47 BARTHES (R.), Critique et Vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966, p 19

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La méthode est un ensemble de règles, de principes normatifs qui oriente l’esprit à

la vérité dans les sciences. En d’autres termes, la méthode rectifie les errements de la

pensée, permet un fonctionnement adéquat de la connaissance, soumet cette dernière à

l’ordre de la raison. Elle ordonne nos présupposés et nos postulats pour les conduire à la

vérité scientifique. « La méthode est au contraire l’acte de doute par lequel on s’interroge

sur le hasard ou la nature »48.

Finalement, « toute l’objectivité du critique tiendra donc, non au choix du code,

mais à la rigueur avec laquelle il appliquera à l’œuvre le modèle qu’il aura choisi »49.

La méthode qui commande et autorise la saisie rationnelle de notre sujet est

travaillée par un discours ayant pour sol la relativité ou la variation dans la nomination du

vrai : l’Herméneutique.

Par herméneutique, on entend une théorie générale de l’interprétation. Elle oscille

entre deux tendances. La tendance « déconstructiviste » et la tendance

« phénoménologique » conservatrice de l’unité du sujet. Il y a une difficulté à asseoir une

définition adéquate de l’herméneutique. Elle provient de son usage traditionnel qui révèle

un art de l’interprétation des textes sacrés. Cette difficulté est que, sortie de l’exégèse

biblique, les herméneutes modernes ne s’accordent pas sur les notions de sens, de vérité

et de signification. Nous en retiendrons trois éléments : le premier est que

l’herméneutique scientifique est née suivant le mot de Paul RICŒUR du conflit des

interprétations50. Ce conflit oppose les différentes théories du soupçon : NIETZSCHE−

FREUD à la tendance réductionniste de HUSSERL, HEIDEGGER ; leur incapacité

commune à formuler un discours scientifique de cette discipline.

48BARTHES (R.), Critique et Vérité, op. cit., p 15 49 idem p 17 50 RICŒUR (P.), Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969

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Le deuxième élément relève de la diversité des méthodologies interprétatives.

Cette diversité tient compte du conflit entre explications causales des sciences de la

nature et la compréhension en sciences sociales ou « sciences de l’esprit » suivant le

registre de DILTHEY. Ce que souligne Louis ARMENTIER en ces

termes : « L’herméneutique moderne est née dans le sillage de DILTHEY et de Edmund

HUSSERL. Elle a trait à la pluralité et à la divergence des théories du sens c’est-à-dire, la

situation historique des interprétations et la difficulté qu’il y a à surmonter ce conflit des

significations. »51

Le troisième élément s’éclaire mieux par la pratique de la philosophie et de la

littérature. Après avoir établit l’étymologie et l’origine théorique de l’herméneutique,

elles en précisent son usage. De celui-ci, elles soulignent que l’herméneutique est une

théorie générale de la signification. Le point qui nous intéresse le plus est ramassé dans

ces deux acceptions : « Les sciences herméneutiques sont celles qui, non seulement

établissent les faits, mais interprètent le sens des intentions ou des actions.

L’herméneutique relativise une approche de la vérité conçue sur un sens trop stricte des

sciences positives. »52 ; - « L’herméneutique engage un travail d’interprétation ; elle

suppose que les signes et les discours ne sont pas transparents, et que derrière un sens

patent reste à découvrir un sens latent, plus profond ou plus élevé, c’est-à-dire, dans notre

culture, de plus grande valeur… »53.

C’est donc par une sorte de nécessité du questionnement qui nous conduit à

investir la pensée de BALZAC dans ses horizons épistémologiques. En clair, c’est parce

51 ARMENTIER (L.), Dictionnaire de la théorie et de l’histoire littéraire du XIXe siècle à nos jours, Paris, Retz, 1986, p 138 52 (sous la direction de E. CLÉMENT), Pratique de la philosophie, de A à Z, Paris, Hatier, 1994, pp 153-154 53 ARON (P.) et al, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002, p 260

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que l’impensé de la Comédie humaine ne relève pas du discours « apophantique »54 que

son étude requiert une science herméneutique. En effet, à l’univocité et au caractère

étriqué de la lecture des œuvres littéraires, l’herméneutique substitue la lecture plurielle

aux méthodes diverses. Cette diversification des grilles de lecture a le double bénéfice

d’éloigner l’herméneute de l’absolutisme interprétatif de type systémique, en même

temps qu’elle lui évite une simple approximation dans la dicibilité du sens. De la sorte,

l’œuvre se retrouve « ouverte » au sens d’Umberto ECO55.

Le Balzacisme56, dans cette perspective, s’érige comme une pensée complexe qui

embrasse des champs épistémologiques aussi divers que l’histoire, l’archéologie, la

linguistique, la psychanalyse et/ou la sociologie. Dans La Comédie humaine, il y a le

théâtre, le poème, l’essai. Ceci nous autorise donc à aborder BALZAC sous un œil

plurivoque. Aussi, avons-nous convoqué dans notre dissertation les théoriciens de la

sociologie de la littérature afin de faire avouer au texte de BALZAC les contradictions

sociales. Il en résulte qu’il ne se peut plus élaborer de pensée ferme sans intégrer la loi du

Marché car les mêmes rapports de force régissent et la socialité et le sens du texte.

Notre regard s’est prolongé car l’herméneutique littéraire nous a appris qu’elle ne

se laisse pas partager sur le mode de la saisie, de la totalité ; d’où le motif herméneutique

du « retrait » constant du sens mis en relief par HEIDEGGER. Nous avons donc indexé

le romanesque balzacien comme un romanesque assumant le lieu d’un trauma et le

caractère subversif de l’homme. Cette « lecture symptômale »57 qui soupçonne une envie

de rature de l’origine, ne se rend mieux que sous le prisme de la psychologie littéraire.

54 adj. et subst. (gr. Apophantikos, qui affirme, de apophainein, faire connaître, montrer). Qui déclare par une assertion pouvant être soit affirmative, soit négative : « La première espèce de discours apophantique, c’est l’affirmation ; la seconde , c’est la négation » (ARISTOTE). Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1999, p 22 55 ECO (U.), L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, rééd. 1979 56 GENETTE (G.), Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p 85

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Elle repose sur l’hypothèse freudienne d’un inconscient qui déterminerait tous nos actes,

et partant le sens du texte littéraire. Dans cette optique, on s’est demandé si la clef de la

compréhension du texte de BALZAC n’était pas à chercher dans les régions de

l’inconscient.

Finalement, le carburant de notre travail est constitué par la formulation d’une

critique du « soupçon »58 au sens de Nathalie SARRAUTE : l’herméneutique

d’inspiration nietzschéenne.

Elle s’arc-boute sur l’idée qu’il y aurait des connecteurs de violence qui traversent

souterrainement l’agir humain et façonne notre langage. Ces symptômes de violence

pousseraient ainsi le sujet à toujours chercher à commettre un « parricide »59, qui s’avère

nécessaire pour libérer l’écriture en l’affranchissant de la tutelle du « Père »60 et de

l’autre. Dès lors, les rapports de violence, tels le « meurtre symbolique » et le

« parricide », détermineraient nos actes ainsi que le sens du texte littéraire. Une telle

entreprise est configurée dans les écrits des auteurs tels que GIRARD61 avec sa théorie du

désir triangulaire, BLANCHOT62 dans son étude sur Le Marquis de SADE, RICŒUR63

57 GOLDSCHMIT (M.), Jacques DERRIDA, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003, p 167 58 SARRAUTE (N.), L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard (abrégé Gall. Tout au long de la dissertation) , coll. « Folio / Essai », 1956 59 Le père, c’est pas le géniteur, mais la loi, le langage usuel, le son, la tradition, l’autorité, c’est toutes les idéologies constituées. 60 « Ce que ne cesse d’articuler la psychanalyse, c’est que le sujet est pris dans un rapport constitutif à l’interdit – ce qu’incarne la fonction – inconsciente – du père. C’est autour du « meurtre du père » que se structure le sujet en rapport à son désir propre et c’est de là qu’il négocie sa posture face à la puissance. L’accent mis par FREUD sur l’angoisse de castration confirme que la puissance est une métaphore – massive – de la castration. Qu’est-ce à dire, sinon que le sujet ne définit sa « volonté de puissance » que comme expression du rapport à cette épreuve de la castration – qui le renvoie au père. (…) C’est alors que vient à notre rencontre ce constat que NIETZSCHE a fait de la mort de son père, dans ses plus précoces autobiographies, l’événement majeur qui a destiné de son être et de son destin de vie ». Cf. ASSOUN (P.-L.), « Préface » de FREUD et NIETZSCHE, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1998, p 32 61 GIRARD (R.), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 62 BLANCHOT (M.), LAUTRÉAMONT et SADE, Paris, Minuit, 1963 63 RICŒUR (P.), Les Métaphores de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991

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et son herméneutique du mal, ou FEHER64 dans son introduction à la lecture de Georges

BATAILLE avec sa théorie de l’érotisme.

C’est pourquoi, la proposition centrale de l’herméneutique nietzschéenne se

décline comme suit : tout agir dissimule un meurtre. L’induction littéraire de cette

approche s’entend comme ceci : tout langage (toute littérature) orchestre silencieusement

un parricide. De cette hypothèse centrale, nos recherches nous conduiront à l’implication

épistémologique suivante : « (…) la connaissance s’authentifie dès qu’elle déchiffre un

parricide fondateur. »65

5/ ANNONCE ET JUSTIFICATION DU PLAN

Afin de mieux rendre compte de notre sujet, nous exposerons les résultats de nos

recherches en trois parties.

La partie première, intitulée « Le dispositif du déclin de la morale comme

inscription du tragique », est une relecture de NIETZSCHE et de BALZAC dans le sens

du réquisit qu’ils dressent contre la civilisation moderne. Etant entendu que la critique de

la morale est aussi bien l’examen de la société dans ses productions matérielles que dans

ses assises spirituelles, cette partie mettra à jour l’articulation du déclin de la morale

occidentale au type de société qui en résulte. Elle sera dans ce sens une partie analytico-

démonstrative des éléments autour desquels s’élabore la critique nietzschéo-balzacienne

de la société moderne ; elle exposera de façon suivie les valeurs que NIETZSCHE récuse

dans la fondation d’une société capable d’épanouir authentiquement l’homme. En outre,

64 FEHER (H.), Configuration de la violence : introduction à la lecture de Georges BATAILLE, Paris, P.U.F., coll. « Croisées », 1981

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dans le souci de mieux ressortir la critique de la société moderne, cette partie met l’accent

sur Jean-Jacques ROUSSEAU (lui qui s’est tant employé à vouloir nous rendre bêtes

selon les mots de VOLTAIRE66), d’autant plus que NIETZSCHE s’y réfère

constamment.

La deuxième partie, que nous intitulons « Vers une nouvelle Anthropologie.

BALZAC et la création de nouveaux possibles », nous aidera à lire le nihilisme qui sous-

tend l’œuvre de BALZAC. Il s’agit d’une exposition théorique des paradigmes, suivie

d’une applicabilité qui met à découvert en l’occurrence, la critique chez BALZAC de

l’humanisme bourgeois.

Enfin, la troisième partie portera sur l’écriture balzacienne. Elle s’intitule « La

Violence de l’écriture ». Elle montrera que la tentative chez BALZAC, pour traduire

l’insensé, et pour arraisonner la culture bourgeoise, est inséparable à la dénonciation

d’une tricherie cyclique dans la société, l’écriture s’écrie et se rebelle contre les

évidences. Tentative prométhéenne, BALZAC se propose de revisiter les dogmes de

l’écriture et, par delà même, les essoucher virtuellement.

65 BIYOGO (G.), « Cours de Théorie littéraire », Libreville, Deug II, département de Lettres Modernes, U.N.G., 1995-1996. 66 Pour remercier ROUSSEAU de lui avoir envoyé le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, VOLTAIRE publie le 30 août 1755 une lettre dont la tonalité pouvait se résumer ainsi : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Cf. Commentaires, introduction et notes explicatives par LECERCLE (J.-L.), in ROUSSEAU(J.-J.), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Editions sociales, coll. « Les classiques du peuple », 1971, p 30

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PREMIÈRE PARTIE :

LE DISPOSITIF DU DÉCLIN DE LA MORALE

COMME INSCRIPTION DU TRAGIQUE

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CHAPITRE I : LE TRAGIQUE CHEZ BALZAC : NIHILISME ET

REFIGURATION DE L’EXISTENCE

1. 1. 1 : Formulation de la question balzacienne

« BALZAC est tragique. Il s’explique comme artiste, non comme écrivain, par

cela qu’il est tragique jusqu’à l’horreur. Son procédé, si c’est un procédé, consiste à nous

endormir par la peinture de la vie ordinaire, parmi des meubles familiers ; nous nous

fatiguons de ces remarques, nous dormons comme si vraiment nous vivions aussi de cette

vie tranquille, entre un baromètre et une table à ouvrage. Et cela se prolonge, et vous

vous étonnez, car vos doigts sentent les dernières pages. Et en effet c’est fini. En deux

lignes ou en dix lignes, la catastrophe vous est jetée dans les jambes, et l’auteur s’en va.

Mais alors vous comprenez tout le reste. Tous les détails que vous jugiez inutiles

s’éclairent et annoncent la catastrophe (…) Quand on relit ces choses, on prévoit

l’événement terrible, et on le démêle dans les choses accroupies, et cela ajoute encore au

tragique ; car on s’attend juste assez au choc pour sentir plus vivement »67.

On entrevoit à travers ces propos d’ALAIN ce que nous déclinons sous

l’appellation des « territoires épistémologiques du romanesque balzacien ». Il s’agit pour

nous de tenter de déterminer les traits cognitifs invariants de la pensée balzacienne. En

67 ALAIN, BALZAC, Paris, Gall. coll. « Tel », 1999, p. 217

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effet, un effort de démonstration s’avère nécessaire pour caractériser l’espace littéraire de

BALZAC qui, à première vue, est enveloppé par les prémisses d’une catastrophe.

Il est question de circonvenir la question qui traverse et accrédite l’oeuvre

balzacienne avec ses postulats subséquents : est-ce que le réalisme, c’est ce qui rend la

réalité, la détermine finalement, ou bien la Comédie humaine n’est-elle pas cet autre

tableau qui, sans être confiné à la réalité dont on parle, nous détermine cependant dans

notre être profond en tant qu’épiphanie de la décadence et de la destruction ? L’enjeu

d’une telle question s’ouvre aux confins du visage de la modernité68 en son inflexion

littéraire et philosophique. Car, en retournant le problème dans sa déclinaison moderne,

on entend déjà résonner les querelles du déterminisme et de l’indéterminisme, du

réalisme et du néo-réalisme tel que nous allons le voir tout au long de cette recherche.

Irrémédiablement, de telles questions sont préfigurées chez des théoriciens comme Albert

CAMUS, Jean-Paul SARTRE et Sigmund FREUD.

L’intensité de cette querelle du réalisme et du néo-réalisme chez BALZAC

appelle ensuite d’autres questions, de sorte qu’une perspective forte expose le

romanesque comme un lieu de tension et de connaissance. Comment comprendre en effet

que la figuration de la limite, la délimitation, la conscience de la mort, le rapport à la

68 Le « Nouveau » apparaît incontestablement comme le critère de légitimation de la modernité sous ses premiers aspects. Elle est liée, selon Jean BAUDRILLARD, « à une crise de la structure, mais n’en est pourtant que le symptôme. Elle exprime cette crise de façon ambiguë. Elle joue comme une idée-force, elle fait de la crise une valeur, une morale contradictoire ». Cité dans Encyclopédie Universalis. Corpus 12, p 424. C’est dans ce sens qu’Octavio PAZ énonce que « la modernité est une tradition polémique et qui écarte la tradition régnante quelle que soit celle-ci ; mais elle ne l’écarte que pour céder un instant après, la place à une autre tradition qui, à son tour, est une autre manifestation momentanée de l’actualité. », in Points de convergence, Paris, Gall., 1976, p 14 - Dans sa version critique et esthétique transitant par la consécration de la figure de BAUDELAIRE, la modernité est révélatrice des nouvelles formes d’esclavage, de la dissolution des valeurs en vigueur. On lui adjoint les thèmes de l’indifférence à Dieu, de la désintégration de l’ « ego-cogitans » psychologique et cartésien, du relativisme moral et des nouvelles formes de rédemption. C’est pourquoi la modernité esthétique et/ou critique transite par l’émergence de

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mort, structurent à ce point le récit balzacien qu’on a pu parler « d’œuvres de la

mort »69 ? Le rapport tragique chez BALZAC, dépassant le « froid théorique »70, serait-il

travaillé par la reconfiguration d’une société en crise appelant son « autre-là » :

l’extension du lointain.

Puisque BALZAC nous dit le réel débordant et infini, comment peut-il penser sa

ruse, sa grammaire, ses itinérances et l’impossible tentative du père de la Comédie

humaine pour aller au-delà de cette continuelle dérobade ? En d’autres termes, quel est

donc le tragique balzacien ?

A tout considérer, le rapport entretenu par BALZAC avec le réel déplace et

interprète le réalisme littéraire sous le mode de la négation, de la rupture. Dans son

« illusion réaliste »71, le réalisme balzacien se rapporte essentiellement à une thématique

de la résistance.

Une façon d’aborder la question balzacienne serait de cerner son projet au travers

de sa description du réel. Mais l’enjeu véritable de cette question requiert de s’arracher

aux systèmes ou étiquettes officiels qui ont définitivement caractérisé BALZAC comme

écrivain exclusivement réaliste. Disons que le débat est d’importance, avec le souci

insistant que nous avons de nuancer les croyances académiques péremptoires et

inamovibles pour établir que le tragique romanesque balzacien est tout autre chose et

renvoie à une vision plutôt esthétique, artistique…

nouvelles formes artistiques telles l’expansionnisme, le cubisme, et des courants littéraires comme le surréalisme, le Nouveau roman et le Nouveau théâtre. 69 NESCI (C.), in BALZAC ou la tentation de l’impossible, (Etudes réunies et présentées par Raymon MAHIEU et Franc SCHUEREWEGEN), Paris, Sedes, 1998, p 143 70 OSTER (D.), « Présentation » de Splendeurs et misère des courtisanes d’Honoré de BALZAC, Paris, Presse de la Renaissance, coll. « L’Univers du Livre, Presse de la Renaissance, 1976, p XII 71 MITTERRAND (H.), L’Illusion réaliste : de BALZAC à ARAGON, Paris, P.U.F., coll. « Ecritures « », 1994

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Il importe, de bonne heure, de consulter les travaux de Lawrence SCHEHR de

l’Université de l’Etat de Caroline du Nord pour corroborer notre hypothèse de recherche.

Pour traverser la version unilinéaire d’un BALZAC résolument réaliste et emprunter les

territoires de la lettre de l’auteur de La Fille aux yeux d’or72.

Relisons cette phrase : « BALZAC peut nous avoir joué un tour. Prenons les

choses par un autre biais, précisément celui de l’inversion »73. Il est vrai que SCHEHR, à

première vue, ironisait dans ses propos sur la problématique de l’homosexualité dans la

Comédie humaine, au lieu où Philippe BERTHIER voyait « BALZAC du côté de

Sodome »74. Pourtant, il n’est pas jusqu’à la tonalité de tous les textes balzaciens qui ne

fassent entendre pareille inflexion. Nous éclairant plus avant, Lawrence SCHEHR

ajoute : « Balzac nous offre un panneau – j’utilise le mot anglais – queer. En anglais,

quand une ligne de sonde ou un fil de plomb n’est pas droit, on les dit queer. »75

En effet, comment prétendre réduire cette réalité qui apparaît sous cette écriture

sans y voir un au-delà du réel? C’est ici que s’ouvre clairement la part inaccessible

exposant la figure d’énigme du réalisme balzacien. Dans ce contour sans limite, il ressort

qu’en soi, le réalisme s’est voulu un savoir se mesurant à la préhension qu’il a sur le réel.

Or, nous avertit Jacques CHEVALIER, « le réel n’est pas épuisé par les genres et par les

lois : l’individuel y a une place. L’individuel doit donc être objet de savoir : en interdire

l’accès à notre science serait condamner notre science à n’atteindre jamais qu’un aspect

du réel, et celui qui nous touche de moins près, en ignorant délibérément tout le reste. »76

72 BALZAC (H. de), Histoire des Treize – Ferragus - La Duchesse de Langeais – La Fille aux yeux d’or. Paris, Pocket, 1992. 73 SCHEHR (L.) in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit. p. 139 74 BERTHIER (P.), « BALZAC du côté de Sodome », in L’Année balzacienne, 1979, pp 147-177 75 SCHEHR (L.), in La Tentation de l’impossible, op. cit., p 138 76 CHEVALIER (J.), L’Idée et le réel, op. cit., p 51

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Ne prétendons pas interdire de lecture de BALZAC sous le mode de l’accord

entre d’une part la pensée avec son projet, et d’autre part entre la raison et le réel, nous

souhaiterions insister sur ceci : « (…) Pour comprendre le réel, il faut généralement

l’appréhender dans son mouvement interne, dans sa direction et dans son rythme

propres ».77 Mais ce n’est pas tout. Si toute représentation offerte par BALZAC « tombe

dans l’incertitude du queer »78, force est de constater que « (…) la structure du monde

balzacien, qui dépend d’une économie de reproduction, est toujours et déjà faussée,

traduite et travestie dans son altérité. Et que chaque signe, parole ou vêtement, pourrait en

être le témoignage ».79 Mais il y a plus : si BALZAC s’est toujours joué de ses lecteurs,

c’est parce que son intelligence, son réalisme « (…) regarde le réel moderne avec les

yeux douloureux d’HOMÈRE »80, alors que nous le lisons sous l’étiquette du « réaliste-

informateur qui veut que l’intérêt se porte exclusivement sur le message à

communiquer »81.

Peut-être conviendrait-il dès lors d’aborder le texte balzacien à la lumière de ces

propos énigmatiques de Friedrich NIETZSCHE : « Mes vérités sont fines et pour des

doigts fins : on ne les doit saisir avec des sabots de mouton. A toute gueule ne convient

toute parole – soit à l’usage de tous les malades de la gueule et sabots. »82

La question de l’indicible limite et l’indescriptible qui exprime une réalité

évoquant un au-delà des choses vues… telle est la perspective que nous envisageons pour

77 CHEVALIER (J.), L’Idée et le réel, op. cit., p. 76 78 SCHEHR (L.), in La Tentation de l’impossible op. cit., p 139 79 idem, p 141 80 OSTER(D.), « Présentation » de Splendeurs et misère des courtisanes d’Honoré de BALZAC, op. cit., p.XV 81 idem p XV 82 NIETZSCHE (F.), La Généalogie de la morale, notes et commentaires de J. DESCHAMPS, Paris, Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1981, p 15

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aborder les paradoxes dont fourmillent les textes dits réalistes de BALZAC. Car, au degré

de l’exigence où la porte BALZAC, « (…) l’écriture est révolte autant que sacrifice :

supplice intellectuel par lequel le sujet, nostalgique de cette gloire qui imposait

l’Individu, affirme sa souveraineté face à l’autorité qui soumet les autres, et, dans le

même geste, contraint à limiter sa pratique dans l’exercice du langage qui seul répond au

déchaînement et à l’excès de sa passion, paie la culpabilité d’une révolte où il manifestait

son désir d’être Tout, d’être Dieu lui-même. »83

Il y a effectivement chez BALZAC le souci constant de fonder un « hyper – réel »

en le dotant d’une authenticité entendue ici sous le prisme heideggerien, faisant par là le

travail de l’extension du regard jusqu’aux dernières limites. Cette ambition se résumerait

dans cette phrase de BALZAC lui-même : « Ce que je veux faire, c’est ce que personne

ne fera, personne ! »84. Ce que personne ne fera et que BALZAC pense bien faire, c’est

tenir tête au réel. Ce n’est plus la concurrence à l’état civil, mais plutôt une concurrence

au réel, cet « affreux néant qui plane sur nos têtes »85 comme il le dit dans Sténie ou les

erreurs philosophiques86. Arrêtons-nous un instant sur cette phrase de BALZAC, tant elle

est significative du rapport entre le nihilisme87 et le réel décapant du XIX e siècle.

83 HEIMONET (J.-M.), De la Révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain, Paris, Editions du Félin, 1991 p 18 84 Cité par BENJAMIN (R.), La Prodigieuse vie d’Honoré de BALZAC, Paris, Plon, coll. « Le Roman des grandes existences », 1925, p 35 85 Cité par LORANT (A.), in BALZAC (H. de), Premiers romans – 1822 /1825, Paris, Robert Laffont, 1999, introduction, p VIII 86 BALZAC (H. de), Sténie ou les erreurs philosophiques, in (sous la présentation de LORANT (A.), BALZAC (H. de), Premiers romans – 1822 /1825, op. cit., p VIII 87 « Le terme de « nihilisme », que l’on trouve déjà chez Jacobi, Jean-Paul, TOURGUENIEFF, DOSTOÏEWSKI, les anarchistes russes, et que NIETZSCHE lui-même emprunte à Paul BOURGET, sert à designer, chez NIETZSCHE, l’essence de la crise mortelle dont le monde moderne est frappé : la dévaluation universelle des valeurs, qui plonge l’humanité dans l’angoisse de l’absurde en lui imposant la certitude désespérante que plus rien n’a de sens ». Cf. GRANIER (J.), NIETZSCHE, Paris, P.U.F, coll. « Que sais-je ? », 1982, p 25

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Mais le nihilisme – ce mot qui indexe l’anti-théisme nietzschéen – est

insurpassable pour saisir, tant que faire se peut, le parcours tragique de BALZAC marqué

par cet état radical du rien au terme duquel, tel « Prométhée »88, il se révoltera contre le

réel décadent, et son désir de réconcilier les hommes avec eux-mêmes, avec la vérité.

Aussi, la figure de certains personnages romanesques de BALZAC reflètera-elle non

seulement l’athéisme d’un Zarathoustra, mais symétriquement la force d’un CHRIST ou

l’émergence d’une humanité autre, musicale et dionysienne, faisant éclore l’homme libre,

l’homme supérieur…

Dire que BALZAC dépeint exclusivement la réalité brute dans ses romans, serait

une affirmation téméraire. En effet, une telle affirmation réduirait sa littérature au

mensonge du réel, la vicierait en en faisant la copie et la travestirait. Ce serait faire de la

Comédie humaine le lieu du mensonge en ce que celle-ci détournerait le regard de la

réalité telle qu’elle est. A NIETZSCHE de nous éclairer plus avant : « (…) J’appelle

mensonge : ne pas vouloir voir une chose que l’on voit, ne pas vouloir voir une chose

telle qu’on la voit (…) Le mensonge le plus commun est celui avec lequel on se dupe soi-

même ; duper les autres est relativement l’exception. Or ce ne-pas-vouloir-voir ce qu’on

voit, ce ne-pas-vouloir-le-voir-tel-qu’on le voit, c’est pratiquement la condition première

88 Prométhée est un Titan, fils de Japet et de Thémis. Son nom même (« celui qui réfléchit avant d’agir ») fait de lui un personnage rusé et l’oppose à son frère Epiméthée (« celui qui réfléchit après »). Contrairement à ce dernier, qui causa la ruine des hommes (→Pandore), Promothée est honoré comme bienfaiteur de l’humanité ; il passe même pour avoir créé les hommes, en façonnant des statuettes d’argile qu’Athéna dotait de vie. Il se heurta cependant à la cruelle colère de Zeus – qu’il avait pourtant soutenu durant la guerre contre les Titans – car Prométhée préférait les hommes aux dieux, et il ne supporta pas que Zeus les privât du feu, qui leur permettait de se chauffer et de cuire leurs aliments. Il monta donc sur l’Olympe, déroba une étincelle qu’il cacha dans le creux d’une tige et rendit le feu aux hommes. Zeus, furieux, envoya alors Héphaïstos enchaîner Prométhée sur le Caucase, où un aigle venait dévorer son foie ; et comme celui-ci repoussait chaque nuit, le supplice de Prométhée n’avait pas de fin. Zeus consentit néanmoins, longtemps après, à le libérer, quand Prométhée lui dévoila un secret : que celui qui épouserait Thétis (fille de Nérée et d’une immortelle, Thétis, par sa grande beauté faisait l’objet des avances insistantes de Zeus), serait chassé du pouvoir par son fils (→Thétis). Cf. VAN-HEEMS (G.), Dieux et Héros de la mythologie grecque, Paris, Flammarion – Librio, coll. « Repères », 2003, p 76

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pour tous ceux qui sont partis pris, dans quelques sens que ce soit : l’homme de parti

devient nécessairement menteur. »89

Le Mal. Mot inconvenant qui pourtant résume si bien la littérature du XIX siècle,

et partant, celle de BALZAC. Comment ne pas tenter de partager cette inquiétude du

« mal du siècle » ? D’où vient que le Mal s’origine et se rend aux raisons du réel ? A

propos, de quel Mal s’agit-il ? Sommes-nous tenté de nous demander. En fait, il s’agit du

Mal que prophétisait Charles BAUDELAIRE pour les grands écrivains : « Il voyait venir,

en fait, des temps de grand malheur où, la littérature ayant définitivement tourné à la

martyrologie, les écrivains seraient des prêtres d’un nouveau genre chargés de délivrer

aux hommes le brûlant message des origines ».90

Il est prudent de procéder en deux étapes. Nous allons d’abord chercher un signe

dans la vie d’écrivain de BALZAC afin de la mettre en équivalence avec le sens profond

de notre hypothèse de lecture. Ensuite, il nous reviendra de voir si le langage dans le tissu

textuel balzacien, élabore des conditions de lisibilité et d’interprétation de la question

examinée. En effet, « (…) si l’existence humaine est constituée par le temps, elle est

également faite de langage. Le langage pour HEIDEGGER n’est pas un simple

instrument de communication, un moyen secondaire pour exprimer des « idées » : il

s’agit plutôt de la dimension véritable où se meut la vie humaine, celle qui conduit

l’humanité à la première place. Ce n’est que là où il y a du langage qu’il y a « humanité »

(…) Le langage préexiste toujours au sujet individuel, car il est le domaine où le sujet se

89 NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, trad. Dominique TASSEL, Paris, Christian Bourgeois Editeur, coll. « 10/18 », 1990, p. 92 90 BAUDELAIRE (C.), cité par LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, Paris, Bernard Grasset et Fasquelle, 1988, p 279

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déploie et, si le langage porte la « vérité », c’est au sens où il occupe le lieu où la réalité

se dévoile et s’offre à notre compréhension. »91

Nous remarquons d’abord que BALZAC, dès son enfance portait ce que Jacques

BREL appelait le chagrin des départs.92 En effet, les éléments marquants de sa vie

personnelle sont teintés d’insuccès constants et d’une enfance barrée par l’absence

d’affection maternelle : « En 1825, l’édition ; en 1826, l’imprimerie ; en 1827, une

société pour l’exploitation d’une fonderie de caractères d’imprimerie. C’est l’échec ; ce

sont, déjà, les dettes. Après le retour à la littérature, les années 1829-1833 sont des années

d’intense activité journalistique. Des ambitions électorales se manifestent en 1831. En

1836, c’est l’entreprise malheureuse de la Chronique de Paris, revue éphémère. En 1838,

désireux d’exploiter une mine argentifère, BALZAC part pour la Sardaigne, mais, quand

il arrive, la place est déjà prise. En 1840, il lance la Revue parisienne : c’est un échec. En

1848, il se porte candidat à la députation. Quant à ses candidatures à l’Académie

française, elles sont toujours restées sans succès ».93

Il est juste d’ajouter que ces difficultés existentielles entrouvertes portent, nous

semble-t-il, la marque d’une adolescence ravagée : De huit à quatorze ans, BALZAC est

« assigné » au Collège des Oratoriens à Vendôme, « (…) célèbre collège de trois cents

élèves, sur les bords du Loir, formait une cité bien close avec ses bâtiments, sa chapelle,

son théâtre, son imprimerie. La règle n’admettait point de vacances hors de

l’établissement, et les élèves n’en sortaient que leurs études terminées »94. Il est

91 EAGLETON (T.), Critique et théorie littéraires, trad. de l’anglais par Maryse SOUCHARD avec la collaboration de Jean-François LABOUVERIE, Paris, P.U.F., coll. « Formes sémiotiques », 1994 p 64 92 BREL (J.), « La quête », extrait de « L’homme de la Mancha », 1968. 93 Encyclopaedia Universalis, Version 7 – 2003 (CD –Rom Universalis ) 94 BELLESSORT (A.), BALZAC et son œuvre, dix-huitième Edition, Paris, Librairie Académique Perrin Editeur, 1924, rééd. 1946, pp 14 - 15

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intéressant d’entendre BALZAC lui-même participer à la description de ce tableau

dévitalisant et dévitalisé : « Je suis vieux de souffrances ; rien ne peut vous donner une

idée de ma vie jusqu’à vingt –deux ans. »95

« Le brûlant message des origines » est localisable dans les romans balzaciens

dont le « tissu apparaît comme déchiqueté par la clôture de l’horizon du possible »96. Ici

encore, les confidences abondent. André BELLESORT dit de lui qu’il est le Vandenesse

du Lys dans la Vallée97, et le Raphaël de La Peau de Chagrin. L’un nous dit : « Malgré

mes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, mon père continua le système

qui m’avait envoyé jadis à l’école sans provisions de bouche, au collège sans menus

plaisirs. J’eus peu d’argent à ma disposition. Une jeune fille aurait été gardée avec moins

de précautions (…). »98 L’autre nous instruit : « Jusqu’à l’âge de vingt ans, mon père ne

laissa pas dix francs à ma disposition… J’ai été courbé sous un despotisme aussi froid

que celui d’une règle monacale. »99

Malgré tout, Balzac ne sombrera pas dans la déliquescence …Violenté par une

extériorité mécanisée sur le modèle de l’exclusion, BALZAC se devait de proposer un

espoir dans son « infirmerie littéraire ». Il se le devait d’autant plus que l’oeuvre était

alors la seule chance, l’ultime chance pour le surgissement du « sens » dans sa vie. Et

Yves BONNEFOY a eu raison de croire que l’espoir est l’orient absolu d’une littérature

intemporelle : « Il faut, autrement dit, réinventer un espoir. Dans l’espace secret de notre

95 Lettre à la duchesse d’Abrantès, 1828. Cité par ZWEIG (S.), BALZAC le roman de sa vie, Paris, Albin Michel, 1950, p 31 96 BIYOGO (G.), « Le Samba Diallo de KANE et le Fama de KOUROUMA : essai sur la question de l’aporie des héritages et du sens… », Séminaire de Maîtrise, Libreville, département de Lettres Modernes, U.N.G., 1999, p 3 97 BALZAC (H. de), Le Lys dans la Vallée, Paris, Editions Garnier Frères, 1966. 98 Cité par BELLESORT (A.), BALZAC et son œuvre, op. cit., p 22 99 idem, p 22

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approche de l’être, je ne crois pas que ce soit de poésie vraie qui ne cherche aujourd’hui,

et ne veuille chercher jusqu’au dernier souffle, à fonder un espoir. »100

Jean GUITTON101 avait précisé qu’à chaque fois que l’on analyse la genèse d’une

certitude, on se voit hanté par l’image du cercle. Cercle vicieux que nous avons éprouvé

au moment d’embrasser le combat entre BALZAC et le réel débordant, entre le non-sens

et le sens. Et pour le mieux débrouiller, nous voudrions faire usage de la distinction

féconde entre réalisme et néo-réalisme. Nous pensons qu’à partir de cette élucidation,

apparaîtra clairement la nouvelle forme de liberté de l’écrivain BALZAC qui ne « (…)

s’est approché du saint des saints, n’a touché le fond des fonds de l’irreprésentable que

pour s’en relever, plus fort, plus énergique, plus puissant »102.

Dans son ouvrage, De KAFKA à KAFKA103, Maurice BLANCHOT détermine le

critère d’identification de la littérature en son âge de majorité, la grande littérature. La

littérature serait à l’âge de l’adolescence avant de se poser et de s’éprouver entièrement

comme question. Lorsque la littérature devient de part en part question, saisie par la

question de la mort qui sourd en elle, elle s’émancipe de cette enfance et devient un

renversement de certitudes, et donc, une interrogation sur le langage, la communauté, et

sur sa propre possibilité.

Or, Le Père Goriot formule une question – qu’il nous faut trouver – dans le choc

entre deux gestations opposées, le réel tel qu’il est et le réel réinventé. Car le réel n’est

jamais à la hauteur de l’imagination de BALZAC et surtout de ce qu’il voudrait vivre. En

effet, le point crucial de la question balzacienne et sa vision de créateur rendent possible

100 BONNEFOY (Y.), L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1959 p. 170 101 GUITTON (J.), Le Problème de JESUS. Divinité et Résurrection, Paris, Aubier Montaigne, 1955, p. 239 102 LAROSE (J.) in Ville, Texte, Pensée : le XIX e siècle, de Montréal à Paris, Publications du Département d’Etudes Françaises de l’Université de Montréal, 1991, p. 25 103 BLANCHOT (M.) De KAFKA à KAFKA, Paris, Gall., 1981

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la césure qui ruine tout « fidéisme »104 à l’idée réaliste ; ce qu’il perçoit sera toujours plus

réel, autrement plus réel que ce qui est. C’est peut-être là que s’est éveillée la conscience

du sens chez BALZAC. C’est peut-être aussi pour cela qu’il n’y a pas de transition entre

son réalisme noir qui se referme sur le vide (allusion ici à la lutte pour la vie et la mort),

et l’autre réalisme fondu dans les promesses de lumière. BALZAC s’est voulu peut-être

aussi « (…) un dévoreur de vie, un anarchiste en quête de lui-même et un religieux au

sens étymologique du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui veut être en osmose, qui veut être

relié à quelque chose qui le dépasse… Mais qui restera jusqu’à sa mort un mystère.

Guetteur ironique et lyrique de l’apocalypse, entre bavardage narcissique et silence infini,

il a conquis son Moi et réuni ce qui était épars en lui à force de déboires, d’égarements,

de voluptés et d’illuminations. »105

Le monde, la nature, l’univers et le réel semblent aveugles et déprimants.

Constructions non rationnelles, ils nous vouent à la mort qui est le secret caché de

l’existence. Et précisément, l’expérience balzacienne localisera un étouffement dans le

monde. Se fondant sur l’idée commune des romantiques – l’art devant chevaucher hors

des limites du legs, du théâtre social – BALZAC a tôt fait de prendre conscience du

désenchantement du monde106. Il n y aurait donc plus de doute, des romans balzaciens,

devrait nécessairement émerger, la caverne obscure, le deuil inéluctable, le vertige de la

104 Doctrine selon laquelle la foi dépend du sentiment et non de la raison. « Doctrine qui admet des vérités de foi indépendantes de toute justification rationnelle ; − doctrine d’après laquelle les vérités fondamentales de l’ordre spéculatif ou pratique ne peuvent être établies et justifiées par la raison, mais seulement admises à titre de pure croyance ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., pp 126-127 105 VREBOS (P.), Henry MILLER, l’initié malgré lui, Tournai, La Renaissance du Livre, coll. « Paroles d’Aube », 2001, pp 45-46 106 GAUCHET (M.), Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gall. coll. « Bibliothèque des sciences Humaines », 1985.

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mort avec une verve, une verdeur, une candeur qui se répond cependant avec l’angoisse,

la célébration du néant et l’éternité.

Au demeurant, le rapport antithétique entre le réalisme et le néo-réalisme se

décline là, dans cette sorte de « syncope du sens » qui est aussi la seule chance d’un

surgissement du sens. Entre une écriture apocalyptique107 ayant « l’effet d’une plaie

dégoûtante »108 et les rêves d’envol vers le soleil, BALZAC s’est proposé de revivifier le

réel et d’inventer l’avenir à travers une subversion plus créatrice.

D’un point de vue plus général, toute la littérature romantique sera écartelée entre

la loi qu’elle voulait dépasser et celle qu’elle établissait. Le Mal romantique se consume

dans un rapport de recherche éperdue de l’absolu : portes closes, tabous, lois, contraintes,

dérèglements rimbaldiens de tous les sens, sur les valeurs et le rêve d’un monde rénové,

témoin de l’accomplissement et de l’acceptation que l’univers tout entier est livré à la

mort. Et que l’homme n’est qu’insuffisance :

« C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;

C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir

Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,

Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ;

A travers la tempête, et la neige, et le givre,

C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ;

C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,

107 Nous empruntons ce terme au vocabulaire religieux pour caractériser l’idée d’une fin du monde dans ce qu’elle a de plus effrayant. L’appropriation littéraire de ce genre s’est faite depuis Agrippa d’AUBIGNÉ jusqu’à Paul CLAUDEL. Nous l’appliquons aux romans de BALZAC pour traduire la dimension catastrophique et chaotique que comporte ses romans et qui suggère la « fin du monde », l’Eschatologie. 108 Lettre à Madame Hanska, datée du 22 novembre 1834.

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Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir ; »109

1.1.2 : Romantisme et Finitude

Commençons par un coup de cymbales en entrant dans le grand mouvement du

XIXe siècle qu’est le romantisme. Pour information, les manuels scolaires

s’accommodent à lui donner une histoire fort agitée à laquelle nous n’allons ni rajouter ni

enlever l’écume du catastrophisme. Il y a quand même que, le vaste mouvement de

sensibilité et d’idées appelé « romantisme » qui a embrassé tant de domaines (histoire,

politique, réforme sociale, philosophie, littérature, musique et arts plastiques), dépasse

toutes les tentatives entreprises pour le saisir dans sa totalité : « Il convient donc de

retenir que le romantisme est comme une vaste nébuleuse ; il existe bel et bien, mais ses

contours demeurent, presque par nature, indéfinissables. »110

L’adjectif substantivé « romantique » façonnera un chemin par lequel naîtra le

maître mot du « romantisme ». Toutefois, il n’en reste pas moins que ( « l’adjectif

« romantique », qui apparut le premier dans plusieurs langues de l’Europe (romantic,

romantisch, romàntico), et le substantif qui en fut tiré sont mal choisis et paraissent

obscurs. Il en est de même au demeurant pour « baroque », « classique », « réaliste »,

« symboliste » et pour presque tous les termes qui désignent une période ou un

mouvement en littérature et en art (…). L’adjectif, tiré du bas latin romanticus, apparaît

timidement à la fin du XVII e siècle. Il a eu quelque peine à se distinguer en français d’un

autre adjectif « romanesque », de l’italien romanzesco. L’origine est dans le

109 BAUDELAIRE (C.), « La Mort des pauvres », in Les Fleurs du mal, Paris, Bibliothèque Marabout, 1995, p. 106 110 CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 126

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mot « roman », issu lui-même de romano ou « romain », et qui primitivement va

s’appliquer à un récit d’un genre nouveau (novel, en anglais) écrit non en latin, mais en

langue vulgaire ou « romane » et non soumis à des règles. La langue anglaise employa

l’adjectif, tiré du français « romaunt » emprunter au XVI e, en 1659 (Journal d’EVELYN)

et en 1666 (Journal de PEPSY). On l’associa vite, à cette époque où le raisonnable et le

rationnel plaisaient en littérature, à quelque chose d’étrange, de fantaisiste voire de faux.

Une centaine d’années plus tard, le goût ayant changé, l’adjectif, d’abord en anglais et en

allemand, deviendra un terme d’éloge. Il désignait le pittoresque dans un paysage

(ROUSSEAU l’emploie en ce sens dans sa fameuse cinquième Rêverie d’un promeneur

solitaire) ou une naïveté spirituelle et piquante dans la musique du compositeur

GRÉTRY en 1784.)111

Il n’entre ni dans notre objet, ni dans nos intentions de perdurer ici dans l’élan

donné par le romantisme à l’histoire, à la philosophie et / ou à l’élargissement de

l’homme. Il nous importe davantage de souligner comment à peine esquissé, « le Mal du

siècle romantique » irrigue une vaste littérature de la plainte, de la déréliction, du manque

et…de la fascination de « moi ». Le sentiment romantique général, « c’est l’insatisfaction

qui engendre deux attitudes contrastées : l’enthousiasme, si l’individu s’élance avec

passion vers un idéal ; la déception, s’il [y échoue et] se laisse aller à la mélancolie. Dans

tous les cas, les romantiques sont très attentifs à leurs tourments intérieurs et développent

un véritable culte du moi. »112

111 Encyclopaedia Universalis, version 7, op. cit. 112 ECHELARD (M.), Histoire de la littérature française - XIXe siècle, op. cit., p 16

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Ainsi le désaveu frontal, l’ampleur et l’âpreté du désaccord entre la société et les

écrivains romantiques se déclinent mieux dans « Le Mal du siècle ». « Il est le synonyme

du spleen, de mélancolie, d’inadaptation, d’attente angoissée, de conséquence d’une sorte

de vacuité en l’homme. »113 Forces romantiques ont ressenti et exprimé une dysharmonie

entre le moi et le monde, entre leurs aspirations et la réalité environnante. Aussi noyé

d’ombres qu’il se voulût, le concept de « Mal du siècle » apparaît après 1830 lorsque

NAPOLÉON prend le pouvoir. Ceux qui ne possèdent ni nom ni fortune espèrent en la

possibilité d’un avenir brillant. Mais l’épopée napoléonienne connaît une fin tragique. Le

Nouvel ordre social n’apporte qu’amertume et chagrin à tous ceux qui attendent de

l’histoire la réalisation de leurs espérances. CHATEAUBRIAND, pour parler de cet

ennui maladif, évoquera − « Le vague-à-l’âme » ou « vague-des-passions » − sorte de

contraste entre l’essor de l’imagination et la précarité de l’existence concrète : « Nos

auteurs rapportent tout à leur mal, ils le dénoncent ; en tout cas, la conduite, ou l’œuvre,

s’expliquent par cet accident : manie suicidaire de ceux que l’on a longtemps appelé les

Préromantiques (WERTHER. Jacopo Ortis, du roman de FOSCOLO ; OBERMAN, de

SENANCOUR), mal du siècle, mal de vivre, spleen, Weltschmerz (chez HEINE, chez

LENAU), Khandra (chez POUCHKINE, LERMONTOV), les termes ne manquent pas

qui, par-delà de réelles nuances sémantiques, attestent que plusieurs générations se

sentent depuis 1750 et pour plus d’un siècle, authentiquement malades. Artistes parce que

débiles, c’est là la grande rupture avec les âges antérieurs (…) Il y a les différences de

comportements, les variations de carrières en zigzags : la politique pour

CHATEAUBRIAND, Madame de STAËL et HUGO ; l’autodestruction dans les paradis

artificiels pour MUSSET, BAUDELAIRE ou LENAU ; tout bonnement le voyage, ou le

113 NGOU (H.), « Cours magistral sur le XIXème siècle », Libreville, Deug I, département de Lettres

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dandysme pour les Anglais ou les Russes. Tous cherchent de la sorte à s’éprouver,

littéralement, c’est-à-dire à se flatter et/ou à se faire mal. »114

Abattement profond, sentiment du néant, pessimisme et lassitude, le romantisme

littéraire est animé par un sentiment d’échec et d’impuissance. L’art qui est toujours aux

avant-postes des sensibilités, des perceptions, des évolutions, vibrera et réagira à tous les

signaux du romantisme en mouvement. Entre les soupirs d’Alphonse LAMARTINE et

les rugissements de Victor HUGO, le romantisme inaugure en grand la mélancolie

moderne et instaure le Mal en littérature selon les mots de « la meilleure tête pensante

française »115 : «…Cette connaissance qui ne lie pas seulement l’amour à la clarté, mais à

la violence et à la mort− parce que la mort est apparemment la vérité de l’amour. Comme

aussi bien l’amour est la vérité de la mort. »116

Du Romantisme, il y a l’image du Prométhée moderne, « drame de l’opposition

entre le monde de l’esprit a priori et le monde des faits »117 pour le dire avec Victor

CRASTRE. Comme si l’écho de la vie leur faisait peur118, et que le Diable semblait

avoir de beaux yeux au point de lui donner le monde119, les romantiques s’attelleront à

exhumer l’intrigue de la perte voulue et fomentée, tout comme ils magnifieront

l’évidence de la débâcle.

Modernes, U.N.G., 1995-1996 114 CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 129 115 Il s’agit d’une phrase de HEIDEGGER (M.) à l’encontre de BATAILLE (G.) cité par ANTELME (M.), in Magazine littéraire n°424 octobre 2003, p 32 116 BATAILLE (G.), La littérature et le mal, Paris, Gall. Coll. « Folio/ Essais », 1957, p 12 117 CRASTRE (V.), cité par HEIMONET (J.-.M.), De la révolte à l’exercice, op.cit., p 58 118 HALLYDAY (D.), SAGAN (F.), « Quelques cris » extrait de « Sang pour sang » de HALLYDAY (J.), Laura Eyes Music/ Maritza music, 1999. 119 IGLÉSIAS (J.), « Le Monde est fou le monde est beau », extrait de « El Amor », Sony Music,1978

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Déplions cette vérité avec Jean d’ORMESSON : « Le siècle des Lumières

s’établit en réaction contre l’absolutisme du Roi - Soleil. Le romantisme s’installe parce

que l’aventure a pris fin dans la plaine de Waterloo. L’Empereur est tombé. Que faire ?

On s’ennuie à périr. Personne ne raconte mieux ce qui se passa alors dans les cœurs

qu’un auteur souvent décrié : Alfred de MUSSET, dans les premières pages d’un livre

ardent et enchanteur, La Confession d’un enfant du siècle. On s’ennuie. On est triste. On

a plus rien à faire. On presse les pieds des femmes sous la table chez MUSSET, on prend

la main d’une femme pour passer le temps chez STENDHAL, et pour montrer qu’on est

un homme.

L’amour a cessé pour longtemps d’être un plaisir. C’est une croix. Et ça ne

marche jamais. L’amour romantique est taciturne et toujours menacé.

CHATEAUBRIAND aime Lucile − mais Lucile est sa sœur. Et puis il aime Charlotte −

mais il oublie qu’il est marié. Tout va bien avec Pauline mais elle est en train de mourir ;

Elvire est déjà morte quand le pauvre LAMARTINE l’attend en vain au bord du lac.

MUSSET et George SAND poussent des cris de bêtes blessées sur les bords du Grand

Canal. Le XVIIe siècle était le siècle des plaisirs de l’amour. Le romantisme sera le siècle

de la passion malheureuse ; de Pauline de Beaumont à la Dame aux camélias, la

tuberculose fait des ravages. Né dans les cœurs, avec les souffrances du jeune

WERTHER, le règne du romantisme coïncide, dans les corps, avec les souffrances des

poitrinaires. L’extrême fin du romantisme, déjà en train de se changer en autre chose,

c’est quand VERLAINE, à Bruxelles, tire deux balles sur RIMBAUD. Tout cela sort de

René qui est triste à mourir et qui porte son cœur en écharpe. Au point que

CHATEAUBRIAND, qui était si intelligent, finit par s’en agacer et change son prénom

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en Auguste120. Ce n’est pas l’amour seulement qui prend des teintes sinistres. Il y a un

destin des hommes et ce destin est malheureux. La gloire domine le XVIIe siècle et le

plaisir le XVIIIe. Le XIXe est chagrin et douleur (…). Le romantique a moins de pudeur :

il passe son temps à crier et à montrer ses plaies. Il est la proie des forces qui semblent le

dépasser et qui lui font perdre ses esprits. »121

Conspiration d’une génération de poètes? Déchirure complexe entre nature

« instinctive » et une autre relativement rationnelle ? Le romantisme, cette « insociable

sociabilité »122 pointe dans ses chagrins quelque chose de véritablement terrible.

Cette « terribilité »123 s’autorise du spectacle des ruines et de la mort, de

l’imminence de la fin…et de la vanité du monde. Or, une telle élection, englobant une

humanité brisée, va se faire valoir également au plan intellectuel : le deuil est avant tout

arrachement, mais a paradoxalement créé le renouveau romantique. Et là-bas, là-bas,

dans le romantisme désolé - désolant et se mourant d’impatience - les pleurs ruissellent

dans le roman, la poésie, le théâtre, etc.- et l’inconsolation et la solitude pèsent sur les

120 « En France, écrit la comtesse de BOIGNE, il suffit de changer un nom pour changer l’image. Et de citer l’exemple fameux de CHATEAUBRIAND, qui, en qualifiant par antiphrase les partisans de la Révolution de « libéraux », leur a fait un immense cadeau : les nostalgiques de ROBESPIERRE annexèrent bien vite ce qualificatif qui faisait oublier la Terreur. C’est un tour de prestidigitation idéologique de cette nature que tente aujourd’hui la nébuleuse des antimondialistes, qui préfèrent le qualificatif moins péjoratif d’altermondialistes. » Cf. VALENCE (G.), « L’illusion alter », in L’Expansion n°681, décembre 2003, p 5 121 ORMESSON (J. d’), Une Autre histoire de la littérature française Tome I, op. cit., pp 152-153 122 Expression utilisée par KANT (E.) pour désigner le caractère paradoxal de la nature sociale de l’homme. En effet, condamné à vivre en société, l’homme est en même temps l’être dont les élans « anti-sociaux » résistent aux idéaux de la communauté. Ecartelé entre sociabilité et a-sociabilité, l’homme est prisonnier de cette antinomie (que ROUSSEAU résoudra), cité par MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme et la condition naturelle de l’homme : les Limites de l’Optimisme », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., juin 1998, p 25 123 Par Terribilité, nous désignons l’indicible d’où s’origine un sentiment d’angoisse ; la terreur de l’horreur révèle ici une inquiétude profonde porteuse de menace. Dans l’acception de Grégoire BIYOGO : « La pensée du terrible », le terrible, c’est « le sens du langage qui se tient derrière le langage. Dans l’Ayät : l’au-delà des mots et des choses dites. Telle est la découverte fulgurante des Anciens, qui ont inventé un mode de pensée où le sens se donne dans le temps même où il annonce sa rétraction. Et se rétracte parallèlement dans le temps où il est supposé être donné. Cela, nous le désignons sous l’appellation de la parole du terrible ou encore la terribilité de la parole et de la pensée du Mvett. Le terrible est la faculté de

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songes. On entrevoit sans peine la portée in nucleo de ses vertiges de mort à travers les

phrases du René de CHATEAUBRIAND, cet épicurien qui avait l’imagination

catholique selon la formule de SAINTE-BEUVE. On peut lire ainsi : « On m’accuse de

passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! Je cherche seulement un bien

inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes,

si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? [ …] La solitude absolue, le spectacle

de la nature me plongèrent bientôt dans un état impossible à décrire. Sans parents,

sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé

d’une surabondance de vie. […] Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme

de mon existence. »124

La question, la grande, celle qui plonge les romantiques dans l’indescriptible et

devient « effectuation »125, pour reprendre le mot de Michel HAAR, ne se rend mieux que

sous le prisme de l’angoisse. Cela recommence toujours, sans se lasser, sans épuiser ni le

mystère de son étrangeté ni le mystère de son advenance. S’il en est ainsi, comment

nommer ce sentiment d’Unheimlichkeit (inquiétante étrangeté) heideggerien ? Faut-il se

satisfaire de décrire l’impossibilité de sa traduction ? D’où vient que l’ennui communique

avec l’angoisse ? L’irréconciliation d’avec le monde serait-elle prononcée face à cette

surdétermination des ruines ?

produire intentionnellement l’effet contraire de ce que l’on escompte et annonce… », in Encyclopédie du Mvett, Paris, Editions Menaibuc, 2002, p 193-194, 124 CHATEAUBRIAND (R.de), cité par QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, Paris, Armand Colin, coll. « U. »,2000, pp 165-166 125 HAAR (M.), La Fracture de l’histoire -Douze essais sur HEIDEGGER, Grenoble, Jérôme Million, coll. « Krisis », 1994, p 13

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Le geste fondamental pour l’âme romantique, c’est d’accueillir le sentiment

eschatologique126 comme l’habitation première de l’homme. S’affirme ainsi un «

sentiment désespérant si parfaitement décrit par KIERKEGAARD « de ne pouvoir

mourir ». L’effroyable monotonie d’un temps qui traîne avec irrégularité son propre

vieillissement, l’impression de stagnation et de régression… »127. S’écrivent ainsi la

longueur des « boiteuses journées »128, l’impossibilité Mallarméenne d’atteindre

« l’insensibilité de l’azur et des pierres »129, la précarité de nos amours sur « cette terre où

les morts ont passé »130, l’exaltation mériméenne de ramener le monde au mal : « il n’y a

rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire »131 ; l’ironie plaisante

de FLAUBERT d’écrire une œuvre « arrangée de telle manière que le lecteur ne sache

pas si on se fout de lui, oui ou non »132 ; l’urgence lamartinienne d’une réappropriation

du temps face au souvenir de Mme Charles Julie rencontrée en 1816 à Aix-Les-Bains et

qui a inspiré ces vers sublimes : « Ô temps ! suspend ton vol ! »133 ; des mots hugoliens

traversant les choses avec inquiétude, entr’ouvrant une béance glacée à la poésie où

126 « Théol. Doctrine concernant les fins dernières soit de l’individu après la mort ( ce qui implique la croyance à la vie future), soit de l’humanité ou de la nature ( fin du monde, « jugement dernier », etc. ). Phil. Anal. Toute conception concernant les fins à venir de l’humanité et de l’univers ( sens et fin de l’histoire) ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit. ,pp 105-106 − « L’Eschatologie, notion religieuse par excellence, est la doctrine relative aux fins dernières de l’homme ( eschatologie individuelle) et à la transformation ultime du monde ( eschatologie collective). Cf. Encyclopédia Universalis, corpus7, Paris, 1985, p 154 127HAAR (M.), La Fracture de l’histoire -Douze essais sur HEIDEGGER, op.cit., p 119 128 BAUDELAIRE (C.), Les Fleurs du mal, « Spleen », poème LX, op.cit., p 62 129 MALLARMÉ (S.), « Tristesse d’été », cité par HAAR (M.), op.cit., p 120 130 VIGNY (A.) « La Maison du Berger », cité par QUILLIOT (R.), Qu’est- ce que la mort ?, op.cit., p 167 131 MÉRIMÉE (P.), cité par D’ORMESSON (J.), Une Autre histoire de la littérature française, op. cit., p 201 132 FLAUBERT (G.), cité par D’ORMESSON (J.), op. cit., p 220 133 LAMARTINE (A.), Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques, « Le lac », Paris, Gall., coll. « Poésie », revue et complétée, 1981, pp 64-65-66

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l’homme, abrégé du désert, devient « l’interlocuteur des arbres et des vents »134 ;

l’impossibilité balzacienne de dominer la beauté de la ville de Paris, tant elle a fait

vacance sur son sol, devenant par les caprices des dieux une ville où « tout fume, tout

brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle,

pétille et se consume »135.

Cependant, la volonté de renouveau qui habitait le père de la Comédie humaine va

se manifester par une distance face à ce tempérament romantique tourné vers le mal des

âmes. Cette distance est révélée par ces paroles tirées du film « BALZAC » :

« - Foutaise ! Le romantisme, c’est trop pleurnichard. Et de toutes les façons, ce n’est

plus à la mode à Paris.

- Et qu’est-ce qui est à la mode ?

- Moi ».136

Le sentiment de la mort et / ou du vide trouve son terrain de prédilection dans la

littérature romantique. Horrifiés par la vacuité d’une réalité comme sans rêve ni muse, les

romantiques chercheront le phénix des choses à travers la mort. Une question se pose ici :

« Mais qu’arrive-t-il quand l’époque tout entière connaît l’épreuve du vide ? »137.

L’épreuve du vide ensemence tout autre chose : la présence répétée de la détresse

ressortissant au registre de « la beauté tôt vouée à se défaire »138. Mais au fond de cette

134 HUGO (V.), Hernani in L’œuvre de Victor HUGO. Poésie. Prose. Théâtre par LEVAILLANT (M.), Paris Librairie Delagrave, 1959, p 150 135 BALZAC (H. de), La Duchesse de Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, Paris, Le Livre de poche, 1958, p 166 136 «BALZAC », film produit par Marc JENNY/Michal PRIKRYL/Jiri TICHACEK/ Martina BURGETOVA/ Marketa HODOUSKOVA, montage Pauline CASALIS/Adeline YOYOTTE-HUSSON/ Michel CRIVELLARO/Gina PIGNIER, réalisé par Josée DAYAN, TF1- gmt Productions- TAURUSFILM MIDIASFTSPA- DD Production- France 1999 137 HAAR (M.), La Fracture de l’histoire, op. cit., p 136 138 MARGERIE (D.de ), in Magazine littéraire n° 422 « L’Angoisse », Juillet- Août 2003, p 64

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présence infinie de la détresse, ce que nous voulons clarifier dans les pages qui suivent

s’identifie à l’intensité de l’irréconciliation des romantiques avec le monde, les amenant

quasiment à souscrire au saut vers l’Inconnu, vers l’ « Ailleurs »139, lieu qui préfigure

l’horizon ultime de formulation de ce « quelque chose » d’autre que tout ici a clos :

« Calme-toi. Je suis mieux. − Vers des clartés nouvelles

Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.

Partons d’un vol égal vers un monde meilleur.

Un baiser seulement, un baiser ! »140

139 L’ « Ailleurs » s’enrichit ici d’une double attestation tout de connivence : il y a Grégoire BIYOGO pour qui « …Le paradigme de l’Ailleurs aurait alors ceci de particulier qu’il propulse le geste littéraire dans un Au-delà indifférencié, intense, multiple, ouvert, essence même de la post-modernité : l’hétérologie, le nom de l’autre savoir, d’un savoir pensant son ailleurs ; son dehors est la pliure de l’Ailleurs (…) L’Ailleurs n’est pas soustractif. Il n’est pas davantage suspensif comme dans le domaine de L’évidement. L’Ailleurs est supplétif et déhiscent. Guère de religion de la vacuité, mais l’hypostase de l’avènement itinérant. A l’inverse de tout ce qui a été pensé jusqu’ici, l’Ailleurs ne supporte ni espace, ni temps. Il est absence de fixité. Tandis que les Modernes ont évidé, suspendu et épuisé ces catégories, l’Ailleurs les prolonge indéfiniment, les subvertissant en une tension telle qu’elles se disloquent, se dé-naturent et se sur-naturalisent par une opération de ductilisation optimale ». Cf. BIYOGO (G.), « Appropriation et Délocalisation du paradigme de l’évidement dans la pensée littéraire contemporaine−Pour une économie générale de l’inapprochable », Libreville, Annales de la Faculté des Lettres n° 10, Mars 1995, p 12. Et puis il y a Jacques DERRIDA et Hélène CIXOUS avec leur cour pavée de voix : − « J’ai ce besoin de laisser me hanter des voix venues de mes ailleurs qui résonnent par moi. Je veux avoir des voix. Du coup je suis à la merci de leur insufflement. Elles peuvent me faillir. Je ne maîtrise pas, je me soumets aux oracles. Ce risque est la condition de mon élan et de mes trouvailles (…) J’ai plutôt le sentiment du chant, d’une musique. D’où me vient-elle ? De belles voix anciennes me mènent, celles de mes parents ? » − « Toujours plus d’une voix que je laisse résonner avec des différences de hauteur, de timbre et de ton : autant d’autres, hommes ou femmes, qui parlent en moi. Qui me parlent. Comme si je me risquais alors à prendre la responsabilité d’une sorte de chœur auquel je dois néanmoins rendre justice. En contresignant, pour confirmer, à la rencontre ou à l’encontre de l’autre, cela même qui m’arrive de plus d’un ou plus d’une. Interviennent aussi d’autres inconscients, ou les silhouettes de destinataires connus ou inconnus, pour qui je parle et qui me donnent la parole, qui me donnent leur parole. » Cf. (Propos recueillis par Aliette ARMEL), « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques DERRIDA et Hélène CIXOUS », in Magazine littéraire − « Jacques DERRIDA, la philosophie en déconstruction », n° 430 Avril 2004, pp 22-23 140 HUGO (V.), Hernani, cité par LEVAILLANT (M.), L’Œuvre de Victor HUGO. Poésie. Prose. Théâtre, op. cit., p 150

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Et si l’humanité romantique restait inscrite dans la dimension de l’ « à−venir » ?

Cette vision−eschatologique − introduit une perception « tout autre », une conception du

« tout autre » de la réalité où se surdétermine une impuissance à survivre là où le sens a

fait épilogue : « Nous, êtres limités à l’esprit illimité, nous sommes nés seulement pour la

souffrance et pour la joie, et on pourrait dire que les plus éminents s’emparent de la joie à

travers la souffrance. »141 Face donc à l’étroitesse des choses, de la réalité, l’Ailleurs

s’est déclaré chez les romantiques. Créant un « réel conjectural »142 où l’invisible futur

crée des modalités d’un autre paradigme : celui de la découverte, avec la beauté soudaine

des variations, avec leur irrégularité, avec la beauté de l’inconnu pour se déprendre des

choses qui limitent et ces vers rimbaldiens y insistent :

« L’automne déjà !−Mais pourquoi regretter

un éternel soleil, si nous sommes engagés à la

découverte de la clarté divine,−loin des gens

qui meurent sur les saisons »143.

Permettez-nous de revenir sur le groupe de mots « présence de détresse » employé

précédemment. Nous savons qu’il ne convient pas, qu’il ne conviendrait jamais aux

esprits optimistes. D’où nous est venu cet intense attachement à la problématique de la

souffrance ? Pour faire bonne mesure, nous convoquons le HEIDEGGER des Essais et

141 BEETHOVEN (L. V.), cité par QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, op. cit., p 166 142 CURVAL (P.), in Magazine littéraire n°422, « l’Angoisse », op.cit, p 65 143 Présenté par CONTAT (M.), Arthur RIMBAUD, « Adieu », in Une Saison en enfer, Paris, Gall. Jeunesse, coll. « Folio junior en poésie », 1998, p 109

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Conférences144 afin de localiser le lieu spécifique où ce groupe de mots fait sens dans

l’errance145 romantique : « L’absence de détresse consiste en ceci : on se figure qu’on a

bien en main le réel et la réalité et que l’on sait ce qu’est le vrai, sans qu’on ait besoin de

savoir où se déploie (west) la vérité. »146 Arguments auxquels s’accorde Michel HAAR

dans La Fracture de l’histoire : « L’absence de détresse est la faculté de dissimuler « le

vide de l’être » sous la richesse et la variété des productions techniques. »147

Autrement dit, l’absence de détresse inaugure un sentiment de sécurité étranger au

déploiement total de la puissance d’être−au−monde des romantiques. De la sorte, il nous

apparaît loisible de postuler, pour l’âme romantique, une prédilection pour l’impossible

face à un monde vide assimilable à un désert traversé par la mort et dévasté par le temps.

A cet égard, et contrairement aux autres époques, le dix-neuvième siècle a la

pleine conscience de sa finitude et sa manifestation au monde n’était qu’ « un immense

effort pour surmonter le problème de la mort et de la destinée »148.

L’écriture est rythmée, l’ombre y plane sur l’étendue endeuillée élevant le

« Chant des Ruines ». L’homme romantique jette un regard éploré sur la scène et poétise

sur les ruines : la littérature, l’art en général, représente le territoire le plus étranger au

144 HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, Paris, trad. A. PREAU , Gall., 1954, rééd.1958 et 1980 145 Cette notion d’errance provient du mythe complexe du Juif Errant. Cette « figure tragique s’il en est, cet éternel voyageur est condamné à errer sans repos jusqu’au jugement dernier ; en lui, l’immortalité sur terre apparaît paradoxalement comme la sanction la plus terrible qui puisse frapper un homme puisqu’elle l’exclut de toute affection humaine et l’entraîne à tout voir autour de lui mourir, disparaître et renaître ».Cf. (sous la direction de P. BRUNEL) Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988, p 857− L’errance apparaît à la fois de façon explicite et vague. D’ordinaire, on peut l’associer au mouvement, et plus singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème de l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable. Chez HEIDEGGER, c’est le thème éponyme de la modernité que l’errance du monde privé de l’Etre, de Sens. 146 HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, op. cit., p 104 147 HAAR (M.), La Fracture de l’histoire, op. cit., p 136 148 HUISMAN (D.), Dictionnaire philosophique, Paris, Bordas, 1976, p 53

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chaos, le territoire sur lequel il ne risquait pas d’être colonisé. En ce territoire-là, l’échec

se transforme en expérience positive et l’Ailleurs surgit comme réalité profonde : « Dans

quelque cas que ce soit, l’échec peut être utile. Tel peut-être s’est élevé à un niveau

supérieur et a obtenu le maximum de lui-même simplement pour avoir échoué à un

examen. L’échec force en quelque sorte à l’adaptation, au sens le plus large du terme il

conduit à l’apprentissage. Ou bien, si le but qu’on se propose est trop élevé, il amène à en

changer, à viser d’autres fins, à porter l’effort ailleurs. Qui n’a eu que des succès ne se

connaît pas et ignore ce dont il est capable. Un échec enfin va le révéler à lui-même et

l’obliger à se dépasser. »149

Créant leur « possibilité spirituelle de vivre »150, les romantiques, de la façon la

plus immédiate et la plus bouleversante, adoptent un mode de savoir renversant, encore

par nous inexploré, l’anti−vérisme151. Il n’est pas jusqu’à RIMBAUD qui ne fût ré-

illuminé par cette demeure − le but n’est jamais atteint mais « s’horizonne »152 toujours.

Il n’est pas jusqu’à BAUDELAIRE qui n’y vît que « les prairies teintes en rouge, les

rivières jaune d’or et les arbres peints en bleu »153, et BALZAC l’or des yeux de la fille

aux yeux d’or154.

149 LACROIX (J.), L’Echec, Paris, P.U.F., coll. « Sup », 1969, pp 12-13 150 BLANCHOT (M.), De KAFKA à KAFKA, op. cit., p 82 151 D’après Le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française de 1972, le vérisme est un mot italien (1890) - verismo , de vero « vrai » désignant un « mouvement littéraire italien de la fin du XIXème siècle, inspiré par le naturalisme et dirigé contre les romantiques ». p 1888 − « Courant littéraire italien de la seconde moitié du XIXème siècle, qui correspond au réalisme et au naturalisme français. L. CAPUANA, romancier et auteur dramatique, est l’un des premiers en Italie à se réclamer du réalisme puis du naturalisme. Il dédie à ZOLA l’un de ses romans HYACINTHE (1879)…Parmi les autres romanciers véristes, on peut citer F. DI ROBERTO et S. DI GIACOMO ». Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, op. cit., p 223 152 Terme indexant quelque chose « toujours à venir ». 153 LEVALLOIS (J.), cité par LEMAIRE (M.), Le Dandysme, de BAUDELAIRE à MALLARMÉ, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978, p 39 154 BALZAC (H. de), La Fille aux yeux d’or, op. cit.

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CHAPITRE II : DOULEURS DU MONDE ET MALADIE DE

L’ETAT MODERNE

1.2.1 : L’effondrement de l’homme tragique et l’origine du

réalisme

« La lecture des présocratiques peut être pour nous des plus enrichissantes en tant

qu’elle nous invite à nous demander si les héros du savoir que nous sommes devenus

dans notre civilisation scientifico-technique n’ont pas fait en même temps de nous les

dépossédés de l’Etre. »155

Parallèlement, dans le glossaire nietzschéen, l’herméneutique cherche dans la

tragédie antique les vérités mêmes de la vie. Chez l’auteur de Humain, trop humain 156,

le tragique s’oppose au quotidien ; la tragédie grecque est l’autre de la banalité,

l’antipode de la quotidienneté. La tragédie grecque a traduit sans la déformer la tension

dans laquelle l’existence devait soumettre l’homme. Cette tension est radicale, entre

Apollon et Dionysos. Elle crée à la fois la musique et la tragédie.

Alors que l’histoire de la philosophie est perçue depuis HEGEL comme un

formidable progrès de la conscience qui aurait tendance à considérer comme

inconsistantes voire trop simplistes les paroles de la pensée présocratique, NIETZSCHE,

qui est « du nombre des penseurs essentiels »157 selon Martin HEIDEGGER, s’opposera à

155 BRUN (J.), Les Présocratiques, Paris, P.U.F., 1973, p 5 156 NIETZSCHE (F.), Humain, trop humain, trad. H. ALBERT, Paris, Gall., 1968. 157 HEIDEGGER (M.), cité par GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, Paris, Sirey, 1977, p 4

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cette conception réductionniste158. En effet, pour NIETZSCHE, les présocratiques

n’appartiennent pas à un primitivisme qui les reléguerait en marge de la pensée par

rapport à leurs successeurs immédiats (PLATON et / ou ARISTOTE).

Ces physiologues auraient contribué mieux que quiconque à la réflexion portant

sur l’être. La pertinence du regard qu’ils posèrent sur les différents domaines de l’étant,

les préoccupations cosmologiques qu’ils manifestèrent dans leurs théories étaient, selon

NIETZSCHE et HEIDEGGER, porteuses des prémices d’une pensée authentiques en

direction de l’être : « Pour tout dire, avant la série des déviations relatives à la question de

l’être et dont le platonisme s’est rendu coupable, c’est la parole des Anciens qui la

première fois, voire la dernière fois a pu contenir quelques lueurs de vérités, dans son

approche de l’être. »159

Aussi, quand les présocratiques ne trouvaient pas l’être du monde dans la nature,

la phusis, ils le concevaient comme une donnée immédiate du discours. Ce discours est la

parole d’ANAXIMANDRE, le logos d’HÉRACLITE qui se veut présubjectif et

prélogique où se joue la définition de l’être comme absence - présence. En un mot, un

langage ouvert à l’être. Georges STEINER, fustigeant les systèmes platonicien et

aristotélicien en tant qu’ancêtres de toute la pensée occidentale, le souligne

pertinemment : « ANAXIMANDRE, HÉRACLITE, PARMÉNIDE qui vinrent avant eux

n’avaient pas besoin d’être « philosophes ». Ils étaient des « penseurs » (Denker), des

hommes pris dans l’étonnement radical (Thaumazien) de ce qui est. Ils appartenaient à

158 Le Réductionnisme désigne toute théorie qui prétend expliquer un phénomène complexe en le réduisant à ses éléments les plus simples. Cf. MORFAUX (L.- M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 309 159 NGADI (B.), « HEIDEGGER : ontologie ou philosophie de l’existence ? L’existentialisme heideggerien en question », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U. N. G., 1998, p 4

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une dimension de l’expérience primordiale et donc « plus authentiques » de la pensée, en

laquelle l’étantité de l’étant était immédiatement présente au langage, au logos. »160

En d’autres termes, la période présocratique est du point de vue artistique, celle où

l’homme est en constante lutte avec les forces de la nature. C’est la période de l’homme

tourmenté. Il n’y a pas à ce moment là de mensonge au sujet d’un bonheur que l’homme

pourrait atteindre dans un monde autre. Le mensonge détourne le regard de la réalité telle

qu’elle est et se réfugie dans le confort des constructions idéalistes (allusion à la

Révolution française) : « …Or la condition d’existence de l’homme bon c’est le

mensonge, autrement dit le refus obstiné de voir comment la réalité est faite ; et elle n’est

pas faite de façon à provoquer l’exercice des sentiments bienveillants, ni encore moins, à

tolérer l’intervention de mains bonasses et ignorantes. Considérer en général les qualités

de toutes sortes comme une objection, comme une chose à éliminer, c’est la niaiserie par

excellence, c’est, vu de haut un vrai cataclysme par les conséquences qu’on déchaîne,

c’est une stupidité fatale, c’est presque aussi bête que le serait le désir de supprimer le

mauvais temps, par pitié, par exemple, pour les pauvres gens. »161

Comment donc entendre la portée plurielle de cette gifle infligée à l’être humain ?

La faute à SOCRATE par PLATON. PLATON dévie la question de l’être

lorsqu’il la structure désormais comme interrogation portant sur la recherche de la vérité.

Cette direction nouvelle le conduit à développer un réalisme des essences. Celui-ci

consiste à dire pour l’essentiel qu’il y a un monde des Idées qui existe indépendamment

du sujet et de la connaissance. Dans un traité politique La République162, en son livre VII,

160 STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, trad. de l’anglais par D. de CAPRONA, Paris, Flammarion, 1987, p 45 161 NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, trad. A. VIALATTE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1988, p 147 162 PLATON, La République, introd., trad., notes et notices par BACCOU, Paris, Flammarion, 1967

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PLATON part d’un mythe appelé l’allégorie de la caverne où il expose une vision

dichotomique du monde. D’un côté, il voit un monde soumis au changement perpétuel et

source d’illusion : le monde sensible. De l’autre, il définit un univers stable, immuable,

extra spatio-temporel qu’il oppose au premier monde : le monde intelligible, lieu des

Idées.

Dès lors, le monde sensible ne trouverait le principe de son existence que dans le

monde véritable des Idées intelligibles, archétypes dont les objets sensibles ne seraient

que d’imparfaites reproductions. L’Idée apparaît comme seule vraie réalité mais aussi

fondement et signification de toute chose. Or objecte Francis JEANSON, « (…) le terme

de fondement évoque en effet l’idée d’explication ; fonder une réalité, un phénomène

quelconque, c’est en fournir la raison d’être (la cause première ou la fin). Or l’être même

de l’Etre – l’essence du Tout, sa condition d’existence – ne peut être fondé sur rien et ne

peut par conséquent rien fonder du tout : tout y est donné mais la totalité du Don nous

demeure insaisissable car nous en faisons partie, car nous y sommes nous-mêmes donnés

à nous-mêmes – au sein de ce Tout qui est toujours déjà là. »163

Pourtant PLATON est convaincu que l’Etre réside dans des matrices éternelles et

immuables ; dans la forme parfaite, dans les « Idées ». A Georges STEINER de nous le

commenter : « Chez PLATON les Idées sont à la fois la source de la lumière et la seule

vraie chose à voir. La vérité en vient à signifier la perception exacte, et l’être est de ce fait

réduit aux étants. »164

163 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, Paris, Seuil, 1963, p 14 164 STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, op. Cit., p 95

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HEIDEGGER quant à lui dénoncera surtout dans l’ontologie platonicienne sa

vision hypostatique de l’Idée, c’est-à-dire le fait de recevoir l’Idée comme fondement,

support des réalités du monde sensible : « Penser l’être en propre, demande que soit

abandonné l’être comme fond de l’étant. »165 Si l’on doit assimiler l’être à un fondement

du monde, ce fondement ne doit pas être Dieu. HEIDEGGER l’affirme dans sa Lettre sur

l’humanisme : « L’être-ce n’est ni Dieu, ni un fondement du monde. »166

Ces observations sont aussi valables pour ARISTOTE et plus tard pour

DESCARTES. Pour ARISTOTE, l’être des étants réside dans ce qu’il appelle energeia,

c’est-à-dire la présence qui se déploie et se réalise dans la substance : c’est l’objet de sa

théorie de l’acte et la puissance.

Par son « Cogito », la philosophie cartésienne se donne comme une pensée de la

subjectivité et de la conscience. Ainsi, pour l’auteur du Discours de la Méthode167 et des

Méditations Métaphysiques168 l’existence n’est qu’une conséquence, une donnée

auxiliaire et secondaire de l’essence. Si le cogito venait à manquer, l’existence du père du

rationalisme moderne s’évanouirait dans un océan de doute. Dans sa preuve ontologique

de l’existence de Dieu, DESCARTES soutient que Dieu est le seul être dont l’essence

implique nécessairement l’existence. Son essence est celle d’un être parfait qui possède

apodictiquement169 toutes les perfections. Emmanuel KANT ne corroborera pas cette

thèse de DESCARTES par l’exemple des « cents thalers » : « Cent thalers réels ne

165 HEIDEGGER (M.), Question IV, Paris, Gall., 1976, p 14 166 HEIDEGGER (M.), La Lettre sur l’humanisme, trad. R. MUNIER, Paris, Aubier, 1983, p 77 167 DESCARTES (R.), Discours de la Méthode. Les Passions de l’âme, Paris, Bookking International, 1995 168 DESCARTES (R.), Les Méditations Métaphysiques, Paris, Bordas, coll. « Univers des Lettres Bordas », 1987 169 « Proposition nécessairement vraie, soit évidente par elle-même, soit démontrée par un raisonnement déductif », cf. MORFAUX ( L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit. p. 22 ; « (…) dans le domaine de la logique, désigne le nécessaire par opposition à l’assertorique et au

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contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles

expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci

contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par

conséquent il n’y serait plus conforme. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que

si je n’en ai que l’idée, c’est-à-dire s’ils sont simplement possibles. »170

Ce qu’il faut retenir de primordial dans cette objection kantienne, c’est que

l’erreur de DESCARTES consisterait à concevoir l’existence comme un prédicat

nécessaire au concept de Dieu, au même titre que l’omniscience et l’omnipotence.

Si la philosophie platonicienne des Idées a engendré l’ensemble de la

métaphysique occidentale, c’est en grande partie à cause du concept de « Bien ». Déjà

dans le Timée171, il nous présente un scénario dans lequel un Dieu créateur, le Démiurge

ou Artisan Cosmique produit le monde physique à partir d’un moment donné, en prenant

modèle sur un système de Forme qu’il contemple et qui est doté d’une existence

indépendante.

Dans le Livre VI de la République, ce Dieu est en fait un principe suprême qu’il

appelle le « Bien ». C’est cette idée de « Bien » que « NIETZSCHE – Zarathoustra »172

dénoncera dans la Révolution française et partout où sont passés les prêtres chrétiens,

ceux-là mêmes « (…) qui ont hypnotisé les âmes jusqu’à l’anéantissement, comme avec

de l’alcool ou des stupéfiants. Déjà se dessine, sur l’horizon noir, la silhouette, de cet

homme qui est tout le monde et personne. En effet, les Européens commencent à se

problématique (…) Est nécessaire ce qui ne peut être autrement ». Cf. LALANDE (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F.,1988, pp 68 et 676 170 KANT (E.), Critique de la raison pure, trad. J. BARNI revue par P. ARCHAMBAULT, Paris, Flammarion, 1976, p 479 171 PLATON, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Trad. notices et notes de CHAMBRY, Paris, Flammarion, 1967 172 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 21

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ressembler tous : dans une immense vague de panurgisme, on court à l’uniformité, à

l’unanimité qui est nivellement dans la médiocrité. L’européanisation ne peut être que

démocratisation et les peuples modernes préparent leur nouvel esclavage. Le monde de

l’absurde s’installe. Le désert croît. Le monde devient un infini de négation. Les

« hommes actuels » sont comparables à cet étranger dont parle CAMUS, et qui excite le

rire de Zarathoustra ; ils sont « stériles » et insupportables, aussi bien dans leur nudité que

dans leur habillement bariolé. Ce sont des tarentules « avides de vengeances secrètes »,

enivrées du poison de l’égalité. De leur concupiscence, ils ont empoisonné les fontaines,

ils ont appelé joie leurs rêves souillés, ils ont besoin d’inimitié ; ils ont sali le langage lui-

même en ne parlant que de justice, de vengeance, de récompense, de représailles…Tous

ces hommes sans virilité ont un goût d’esclaves, et leur vie recroquevillée dans la

désolation est tellement sinistre qu’elle est déjà le signe du deuil universel. »173

Aussi, par l’énoncé de ses principes, le but de la Révolution française, de l’Etat

moderne est le bonheur de l’homme. Or selon NIETZSCHE, parler de la question du

bonheur nous ramène à la préoccupation de SOCRATE. « La joyeuse affirmation qui

retentissait à l’aurore du monde, bientôt, fut étouffée. A l’heure même où un cri s’élevait

pour annoncer la mort du « grand pan », le furieux dithyrambe et la grande épopée de la

tragédie antique périssaient par l’effet d’un double sacrifice : EURIPIDE fut l’ « agonie

de la tragédie » et SOCRATE, « nouvel Orphée qui s’élève contre Dionysos », osa tout

seul nier l’âme grecque entière. Tandis que la tristesse du soir descendait sur l’art grec,

les ténèbres de l’obsession théorique enveloppaient les cimes pures où la philosophie,

avec les présocratiques, avait atteintes. Ainsi le génie grec, artiste ou philosophe, fit

173 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 59-60

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naufrage. Avec lui, disparut le secret de « l’homme intégral », qui est aussi le secret de la

civilisation intégrale » (…) Mais le voile dont, à son dire, SOCRATE, et surtout

PLATON174, ont couvert la philosophie a, une fois de plus, valeur de signe pour

NIETZSCHE : car ce voile ne s’est pas étendu par accident sur la pensée la plus haute et

la plus profonde ; il est advenu comme un destin. Et NIETZSCHE dont la psychologie

démasquante est, dès les années 1870, descendue dans les replis cachés de l’âme

originelle, ne s’est point assigné d’autre tâche que de comprendre ce destin (…) Cette

tâche, NIETZSCHE l’appelle sa « mission » ; elle est, « sa souveraine et sa déesse »,

écrit-il à son ami SEYDLITZ en 1878. »175

En effet, pour cet athénien (SOCRATE), seul l’homme vertueux peut atteindre le

bonheur. Ainsi toute l’existence de SOCRATE sera-t-elle une entreprise d’amélioration

de l’humanité. NIETZSCHE se révoltera contre une telle vocation.

Par son « talent cruel »176, NIETZSCHE objectera que viser le bonheur et fuir

l’inégalité, condamner le vice et louer la vertu, sont une négation de la vie. Réprimer

l’instinct et le vice revient à ôter la dimension tragique de la vie. La vérité de la vie, tout

comme la tragédie, vient de ce qu’elle est mariage de l’apollinien177 ( composante de

l’esprit grec, caractérisé par la mesure et la sérénité, propre à Apollon), et du dionysien178.

La vie est bipolaire. Ne considérer que la vertu est un assassinat contre la vie. L’erreur, le

174 Il appert que NIETZSCHE condamne davantage le socratisme que SOCRATE, de même qu’il se dressera bien plus contre le christianisme que contre Christ. PLATON, quant à lui, est jugé sévèrement par NIETZSCHE, qui lui reproche non seulement son idéalisme et sa philosophie dualiste d’un monde cassé où l’intelligence détrône le sensible, mais aussi sa lourde et ennuyeuse dialectique. Dans Le Crépuscule des idoles, il dit : « il a dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes. » Cf. GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 39-40 175 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 39-40. 176 « C’est en parlant de DOSTOÏEVSKI que CHESTOV évoque le « talent cruel », la parenté spirituelle qu’il établit entre NIETZSCHE et le russe semble autoriser l’emploi de cette expression pour le philosophe allemand. » Cf. GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 24 177 RUSS (J.), Philosophie : les Auteurs, les Œuvres, op. cit., p 335. 178 idem : ce qui est sous le signe de Dionysos, ce qui dépasse la mesure et l’ordre (Dionysos est, chez les grecs le dieu de l’ivresse), p 335

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vice, l’impertinence et toutes les valeurs condamnés par la morale socratique ont leur

mérite et nécessitent qu’on ne les regarde pas avec mépris : « Comme on le voit, je ne

voudrais pas qu’on sous-estimât l’impertinence, elle est la forme de beaucoup la plus

humaine de la contradiction, et, dans notre époque amollie, l’une de nos premières vertus.

Quand on est assez riche pour s’en offrir le luxe c’est même une chance d’avoir tort. Un

dieu qui viendrait sur la terre n’y devrait faire que des injustices ; le divin ne serait pas de

prendre la punition mais la faute sur ses épaules. »179

Les philosophes présocratiques étaient des créateurs et c’étaient des grands

hommes d’Etat. Ils s’affirmaient comme des conducteurs d’hommes : « Et la civilisation

grecque périt pour n’avoir pas écouté le message des présocratiques. »180 Le personnage

de SOCRATE est d’un intérêt et d’une signification symboliques en ce qu’il se situe pour

NIETZSCHE à la charnière de deux mondes dont il constitue la frontière, à savoir le

monde de la tragédie présocratique et celui qui détruit la pensée tragique. En effet, par la

condamnation de l’instinct et l’apologie de l’intelligence, SOCRATE est à la source d’un

nouvel ordre moral et esthétique : le règne de l’homme vertueux, de l’homme bon. Aussi,

s’est-il empressé de soutenir que la vertu est objet d’enseignement tel qu’esquissé ici à la

fin du PROTAGORAS : « (…) toi, SOCRATE, qui niais d’abord que la vertu pût

s’enseigner, voici que tu mets tous tes efforts à te contredire en démontrant que tout est

science, la justice, la tempérance, le courage, ce qui est le plus sûr moyen de montrer

qu’on peut enseigner la vertu ; car il est clair que si la vertu était autre chose qu’une

science, ainsi que le soutenait PROTAGORAS, on ne pourrait pas l’enseigner, tandis que

179 NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., p 26 180 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 41

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si, tout entière, elle est une science, comme tu le soutiens, SOCRATE, il serait étrange

qu’elle ne pût devenir l’objet d’un enseignement. D’autre part, PROTAGORAS, qui avait

d’abord mis en fait qu’elle se pouvait enseigner, semble maintenant s’appliquer à se

contredire, voyant en elle tout plutôt qu’une science, ce qui lui ôterait toute possibilité

d’être enseigner. »181

NIETZSCHE perçoit SOCRATE comme le destructeur d’un monde bâti sur

l’autorité des artistes tels que HOMERE, PINDARE, ESCHYLE et PHIDIAS. Chez ces

artistes, il dit que l’instinct est la force affirmative et créative de la vie comme leur

conscience est créatrice.

Pour SOCRATE au contraire, l’instinct devient atrophié et la conscience critique

et dissuasive. Car agir par instinct est irrationnel. C’est la connaissance, le savoir qui

conduit à la vertu et non l’instinct. La morale socratique est donc fondée sur le procès de

l’instinct, la répudiation des passions.

« Mais l’expression la plus tranchante qui a été trouvée pour caractériser cette

nouvelle et inouïe valorisation du savoir et de l’intelligence est de SOCRATE lui-même,

lorsqu’il découvrait qu’il était le seul homme à s’avouer qu’il ne savait rien ; alors que

partout dans ses pérégrinations critiques à travers Athènes, rendant visite aux plus grands

des hommes d’Etat, des orateurs, des poètes et des artistes, il rencontrait la présomption

du savoir. Il découvrait alors avec stupeur que ces célébrités n’avaient pas une idée juste

et sûre même de leur profession, qu’ils exerçaient seulement par instinct. « Seulement par

instinct » : par cette expression nous touchons au centre de la tendance socratique. Par

elle, le socratisme condamne aussi bien l’art existant que la morale existante où qu’il

181 PLATON, PROTAGORAS, cité par SAMB (D.), Les Premiers dialogues de PLATON. Structure

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porte son regard scrutateur, il voit le manque d’intelligence et la puissance de l’illusion et

de ce manque, il déduit le caractère profondément absurde et condamnable de tout ce qui

existe. C’est à partir de ce point que SOCRATE a cru devoir corriger l’existence : lui,

l’homme seul, se présente, d’un air d’irrévérence et de supériorité, en précurseur d’une

civilisation, d’un art et d’une morale tout autre dans un monde dont le plus grand bonheur

serait, pour nous, d’en saisir avec respect, la moindre parcelle. »182

NIETZSCHE dit bien que SOCRATE est le précurseur d’une civilisation, d’un art

et d’une morale tout autre ; il fait allusion ici à la morale judéo-chrétienne. En effet, le

christianisme n’est rien d’autre que la consécration des propositions socratiques : « Vertu

égale savoir ; l’homme vertueux est heureux. » La civilisation que SOCRATE génère est

celle de la négation du moment tragique, c’est-à-dire cette période anté socratique du

point de vue artistique et non philosophique ; le moment de la grande approbation à la

vie, celui de son surgissement irréfragable, de son éclosion. C’est la période qui a

véritablement exprimé le dionysiaque, ce « oui » inconditionnel à la vie. Il y avait là une

vision pulsionnelle et holistique de la vie, c’est-à-dire que la vie était un tout qui ne

devait pas être segmentée ; elle ne devait pas être sélectionnée pour n’être approuvée

qu’en partie. NIETZSCHE définit le dionysiaque qui caractérise la tragédie présocratique

comme « une formule d’approbation suprême née de l’abondance, du plein, un « oui »

sans réserve qu’on dit à tout, à la souffrance même, à la faute même, à tous les

problèmes, à toutes les étrangetés de la vie… ce oui suprême, ce oui joyeux dit à la vie,

ce oui le plus exubérant, le plus impétueux de tous. »183

dialectique et ligne doctrinale, Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997, p 12 182 NIETZSCHE (F.), La Naissance de la tragédie, notes et commentaires de J. DESCHAMPS, Paris, Christian Bourgeois Editeur, coll. « 10 /18 », 1991, pp 114 - 115 183 NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., pp 78-79

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Le socratisme annexe le christianisme. L’un a un idéal d’amélioration de l’espèce

humaine par la pratique de la vertu en vue du bonheur, l’autre veut aussi rendre l’homme

bon par le renoncement à soi et la pratique de l’amour pour le prochain.

Tous deux ont alors la même vision, celle de rendre l’homme parfait, au-delà des

pulsions et des passions qu’ils ordonnent de maîtriser, de dominer, de vaincre. Pourtant,

nous avertit MACHIAVEL : « (…) il y a une grande distance entre la manière dont on

vit et la manière dont on devrait vivre et que celui qui jette ce que les gens font en faveur

de ce qu’ils devraient faire provoque sa ruine plutôt que sa préservation, car un homme

qui veut faire en toutes choses ce qui est bon, sera ruiné au milieu du si grand nombre de

ceux qui ne sont pas bons… »184.

Ceci nous éclaire plus amplement sur le rapport qui s’établit entre d’une part la

religion, en l’occurrence le christianisme et le socratisme ; et d’autre part la théorie de la

souveraineté populaire issue de la pensée de ROUSSEAU. En effet, l’égalité des âmes est

un concept qui résulte du contresens que les faibles nourrissent à l’endroit des puissants.

En d’autres termes, c’est parce que le bas peuple condamne le privilège des nobles qu’il

invente l’égalité des âmes devant Dieu et plus tard devant la loi. Puisque les âmes sont

égales entre elles, alors il n’y a plus de relations hiérarchisantes, de personnes supérieures

à d’autres, tous les hommes sont égaux. NIETZSCHE expose le lien d’hérédité culturelle

qu’il y a entre le principe chrétien de l’égalité des âmes devant Dieu et celui de l’égalité

démocratique, de l’égalité des hommes en droit.

184 MACHIAVEL (N.), Le Prince, Paris, Librairie Générale Française, 1988, chap. XV, pp 79-80

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Ainsi, tout comme l’égalité des âmes a servi au bas peuple à nier le privilège et la

hiérarchie sociale au-dessus de laquelle se trouvaient les puissants, l’égalité des hommes

en droit est un moyen pour les faibles de soumettre les maîtres. Et NIETZSCHE en a

après Jean-Jacques ROUSSEAU dont la théorie de la souveraineté basée sur la volonté

populaire et l’égalité des hommes devant la loi sera la source de la Révolution française,

donc la cause du renversement du règne des puissants. Le fameux principe de l’égalité

ontologique des sujets des Lumières éclôt avec 1789.

« ROUSSEAU, maître à penser de la Révolution, est le doctrinaire de

l’égalitarisme, et cette doctrine passe aux yeux de NIETZSCHE pour « le poison le plus

vénéreux » qui soit. Elle fait partie de ces idéalismes qui, philosophiques ou politiques,

sont « une sorte de maladie » qui abaisse la force organisatrice, efface la finesse et

l’assurance, sape la vitalité. ROUSSEAU niveleur en politique, comme WAGNER en

musique, des « impersonnels » et des « périphériques ». De surcroît, cette doctrine, qui

apparaît prêchée par la justice même, dont d’ailleurs elle se réclame à grand bruit, est la

mort de toute vraie justice. En effet, le juste est (…), un sentiment extra-moral immanent

à la race forte ; il est enraciné dans la nature et, expression de la nature même des choses,

il est tout le contraire de la justice vengeresse et réactive dont les idéaux moraux sont

pétris. Donc, ROUSSEAU et, dans son sillage, FICHTE, ou SAINT−SIMON, ou

Auguste COMTE, se sont trompés : il n’est pas dans l’ordre des choses et de la vie, que

tous les hommes soient égaux. »185

Le déplacement de perspective politique, c’est-à-dire la moralisation de la

politique, est finalement la source de la société du grand nombre, la société démocratique

185 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 101-102

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ou « le règne du troupeau » pour reprendre le glossaire nietzschéen. En effet, toute

doctrine qui vise à déguiser la vie en l’affublant d’une téléologie qu’elle ne suppose pas

n’est qu’un pur mensonge. Elle dénote Les errements épistémologiques de l’époque

décadente que dit la modernité. La modernité est une époque de décadence en ce qu’elle

est le moment du renversement de la vérité. Pour NIETZSCHE, la vérité a désormais la

tête en bas et les pieds en haut par la révolte des esclaves dont le « prêtre », ce renégat,

est l’instigateur. Par le secours du prêtre, la plèbe a perverti le sens inaugural de « Bon ».

C’est qu’à l’origine, le mot « Bon », au lieu de qualifier des actions non-égoïstes

et désintéressées, était dit de tous les actes et comportements des hommes distingués

aussi bien par la valeur supérieure de leurs âmes, par leur naissance que par les avantages

y afférents. Mais dans son mensonge, le christianisme qui répand l’atmosphère vitrée de

la décadence a renversé l’échelle des valeurs : « Bon » et « Méchant » désignent autre

chose dans la morale régnante.

Et c’est au plus profond de cette falsification de la vérité que naîtra l’Etat moderne

voulu par ROUSSEAU : « Ce n’est pas VOLTAIRE, avec sa nature mesurée, portée à

régulariser, purifier, reconstruire, mais bien ROUSSEAU, ses folies et ses demi-

mensonges passionnés qui ont suscité cet esprit optimiste de la Révolution contre lequel

je lance l’appel : « Ecrasez l’infâme ! » C’est lui qui a chassé pour longtemps l’esprit des

Lumières et de l’évolution progressive : à nous de voir – chacun pour son compte – s’il

est possible de le rappeler. »186

186 NIETZSCHE (F.), Humain, trop humain, op. cit., p 276

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ROUSSEAU, à l’instar de SOCRATE et du christianisme, a changé le fondement

dans la société moderne en ce que, de son essence qui obéissait chez les Grecs et les

Romains au phénomène de la puissance, elle obéit maintenant à la morale. « L’Imperium

Romanum » prévoyait par exemple que celui qui a le plus de puissance l’emporte

politiquement sur celui qui en a le moins. Ainsi, il appartient aux plus puissants

d’orienter la politique générale et aux moins puissants d’obéir à ceux-là, parce que

l’impuissance de leur nature les y réduit. Et pour faire écho à cette affirmation, ALAIN

nous explique doctement que durant son dernier voyage en « Utopie », il a visité

« Dindon – Collège », appelé en réalité « Ecole supérieure des Gouvernants ». Voici

rapportés, au regard de la condition humaine, les propos explicatifs du directeur de cet

auguste collège au sujet du « Vulgum pecus »187 : « Vous avez certainement remarqué,

me dit le directeur, qu’un certain nombre d’hommes sont disposés, par nature, à préférer

le paraître à l’être, et à s’engraisser de l’opinion d’autrui. Ils tiennent beaucoup de place

dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu’ils sont

encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des

peuples ; car il ne convient pas que les forces de la Nation se dépensent dans des luttes

inutiles. Chacun à sa place, telle est notre devise ; et nous gonflons la grenouille

scientifiquement ; cela lui épargne bien des peines. »188

187 Expression latine désignant la multitude ignorante 188 ALAIN, Propos sur les pouvoirs, Paris, Gall., coll. « Folio / Essai », 1985, p 115

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A tout prendre, par son incapacité à refuser l’uniformisation et le mensonge fait

aux peuples, par son impouvoir à rejeter les convenances et les principes plus ou moins

dirimants, les Lumières – exempté le sublime sage VOLTAIRE – sont taxées par

NIETZSCHE de « complicité » avec les Ténèbres et la non-humanité : « Mais au XVIII e

siècle, VOLTAIRE fut le dernier homme de cette race ; il fut le dernier aristocrate de

l’esprit. Avec lui, s’est clos en France le registre de la noblesse. Désormais, le XVIII e

siècle fut « l’époque de ROUSSEAU » et ROUSSEAU est l’antithèse de VOLTAIRE : la

plèbe contre l’aristocratie. Cela dit, la Révolution française est aux yeux de NIETZSCHE

exclusivement fille de ROUSSEAU , cet avorton campé au seuil des temps nouveaux …

Dès 1873, NIETZSCHE affirmait : « Dans tous les séismes sociaux, c’est toujours

l’homme de ROUSSEAU qui s’agite, pareille à l’antique Typhon sous l’Etna ». Plus tard,

dans Le Crépuscule des Idoles, il s’écriera : « Je hais ROUSSEAU dans la Révolution »

(…) En effet, ce que NIETZSCHE déteste dans la Révolution, ce n’est pas

« l’immoralité » de la guillotine. C’est « la moralité à la ROUSSEAU » qui a fait du

grand évènement « l’expression historique de cet être à deux faces, idéaliste et canaille »

qui, sous le masque du « retour à la nature », distille et infuse de « soi-disant vérité » dont

l’exemple le plus odieux est la doctrine de l’égalité. »189

Faudra-t-il s’accorder avec Nicolas MACHIAVEL sur la ruine des hommes qui

veulent absolument en toutes choses ce qui est bon ? Pour tenter d’y voir clair dans les

aboutissants de ces penseurs « bons » (SOCRATE par PLATON, le CHRIST JESUS,

Jean-Jacques ROUSSEAU), examinons succinctement ici, le temps d’un sourire absurde,

l’intérêt que les contemporains leur ont accordé.

189 GOYARD-FABRE (S.),NIETZSCHE et la question politique, op. cit., pp 100 - 101

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En 399 avant JÉSUS-CHRIST, accusé par le tribunal populaire athénien de

corrompre la jeunesse et de ne pas croire aux dieux de la cité, SOCRATE est condamné à

boire la ciguë. Cette mort apparaîtra aux yeux de PLATON comme l’injustice même, le

scandale par excellence sur la vertu à partir duquel tout le sérieux de la philosophie ainsi

que sa vocation politique lui apparurent : « Moi qui avais commencé par être plein d’un

immense élan dans la participation aux affaires publiques, je finis alors en portant mes

regards sur ces choses et en constatant absolument que tout allait à vau-l’eau, par être

incapable de me détacher de l’examen des moyens grâce auxquels pourrait bien se

produire un jour une amélioration, tant à l’égard des susdites circonstances que cela va de

soi, par rapport au régime politique en général. »190 Ainsi nous sûmes, en effet, grâce à sa

physique, sa théorie des idées ou sa théologie, la direction coupable que PLATON191

donna à la Politique ainsi qu’à l’Ethique.

190 PLATON « Lettre VII » extrait des Œuvres complètes de PLATON, traduites par ROBIN avec la collaboration de MORCEAU, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, coll. « N.R.F. », 1950, pp 325-326 191 « En 366, PLATON l’utopiste, PLATON deux fois déçu dans son chimérique dessein de convertir en philosophes les tyrans siciliens, PLATON douloureux et meurtri a la consolation, en abordant au Pirée, d’y trouver ses disciples assemblés pour fêter son retour. Parmi eux, il en est un que, plus encore que sa recherche vestimentaire, lui désigne un regard resplendissant d’intelligence. C’est un jeune homme de Stagire, colonie grecque aux confins de la Thrace, au nord-est de la Chalcidique, au voisinage du Mont Athos, aujourd’hui célèbre par son fameux monastère. On le nomme ARISTOTE ; Vingt ans, il va s’attacher à PLATON, auditeur attentif, disciple studieux, émule en attendant de devenir rival. Sur le plan politique, l’opposition des deux pensées est manifeste. Au livre II de La Politique, ARISTOTE se livrera à une vive critique des idées de Platon ; il y prendra aisément l’avantage en combattant le communisme des biens et le communisme des femmes. On lui a reproché d’avoir triomphé sans peine en déformant les idées de son maître. Il n’est pas sûr que ce reproche soit fondé, car ARISTOTE a entendu directement PLATON et nous-mêmes ne connaissons qu’en partie l’œuvre de ce dernier (…) La vraie différence est dans la conception que PLATON et ARISTOTE se font de l’idéal. Dans le système platonicien, l’idéal est le produit de l’intervention active d’un principe extérieur. Chez ARISTOTE, l’idéal va sortir du fait lui-même, de son étude et de sa confrontation avec d’autres faits. La loi chez le Stagirite se découvre par l’observation même de la nature ; le général est saisi dans le particulier (…) Le Logos a quitté le ciel pour venir habiter la nature. Les idées, comme dit E. LASBAX, tendent à suivre la même voie. » Cf. PRELOT (M.), LESCUYER (G.), Histoire des idées politiques, dixième édition, La Chapelle Montligeon, Précis Dalloz, 1990, pp 96-97 et 98

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Pour le CHRIST « Ieschoua »192, le Dieu fait homme, le Sauveur Jehoshua « Dieu

est salut », celui que Francis JEANSON voit comme un « humble charpentier d’une

bourgade de Galilée »193, les voies de son Père furent un vrai chemin de croix : enchaîné,

couvert d’hématomes, emmené respectivement lié chez Anne (beau-père de CAÏPHE194),

ensuite chez CAÏPHE, puis chez PILATE, JÉSUS fut accusé par les prêtres d’être un

malfaiteur blasphémateur se faisant passer pour le fils du Dieu réel. La sentence fut sans

appel : « Mais ils s’écrièrent : A mort ! A mort ! crucifie-le ! (…) Jésus portant sa croix,

sortit ( de la ville) vers le lieu appelé : le Crâne, qui se dit en hébreu : Golgotha. C’est là

qu’ils le crucifièrent, et avec lui deux autres, un de chaque côté, et JESUS au milieu. »195

Ainsi – sans aucune intention de violence envers nos « frères » chrétiens – encore

qu’écrire sur Dieu sans oui dire, c’est déjà violer (à son corps défendant) leur conscience,

nous avons été seulement confus de lire qu’: « (…) Il faut nous méfier lorsque nous ne

sommes pas scandalisés par l’Evangile : est-ce que, alors, nous l’avons bien compris ?

l’Evangile est un livre terrible »196. Livre terrible ! oui, c’est triste à dire, le Mystère

divin rend-il les humains optimistes ou pessimistes ? Est-il un aveu d’impuissance

incompatible avec le déploiement de l’homme car, toute « (…) vérité de Dieu n’a pas

d’autre puissance que précisément cette impuissance…»197.

« J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que de quelque façon

qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le

192 Nom de JÉSUS en araméen, sa langue natale. 193 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 79 194 « Caïphe était le souverain sacrificateur cette année-la et qui avait donné ce conseil aux Juifs : il est préférable qu’un seul homme meure pour le peuple. » Cf. JEAN 18 : 13-14 195 JEAN 19 : 15-18 196 TRESMONTANT (C.), cité par JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 55 197 PURY (R.de), Qu’est-ce que le Protestantisme ? (Les Bergers et Les Mages, 1961), cité par JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 53

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ferait être. »198 C’est dire le constant souci du doctrinaire de la Révolution française pour

tous ceux qui seraient enclins à la mal gouvernance. L’avènement de la « démocratie »199,

solidifié par la prise en compte des exigences socratiques, telle que souhaité par

ROUSSEAU, se veut une entreprise qui régit les habitudes des hommes, façonne leur

comportement, coordonne et régente leur vie. Toutefois, et c’est ce que nous voulons

asseoir, la démocratie comme but politique, comme « régime politique dans lequel le

peuple exerce sa souveraineté lui-même, généralement par représentants interposés »200,

est un leurre dans le registre marxiste. Selon Karl MARX, dans les parlements des

républiques les plus démocratiques, « on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le bon

peuple »201. Serions-nous devenu marxiste sans y prêter attention ? Du tout. Le

marxisme, le communisme et / ou le socialisme sont tout aussi utopiques, car ils croient

faire disparaître toute opportunité de recourir à la violence contre les hommes, toute

nécessité de la soumission d’un homme à un autre, d’une partie de la population à une

autre, par le simple fait que « les hommes s’habitueront à observer les conditions

élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission »202. Or pour

NIETZSCHE, à cause du privilège qu’il accorde à l’égalité, le socialisme est la source

d’un univers politique négateur de la liberté individuelle. En effet, supprimer la

198 ROUSSEAU (J.-J.), cité par GUILLEMIN (H.) dans la présentation de Du Contrat social, Paris, U.G.E., 1975, p 25 199 Dans un sens historique, la démocratie est un système politique où le pouvoir appartient à l’ensemble des citoyens et où la souveraineté reconnue est celle qu’exprime la nation par le suffrage universel. Cela sous-tend que les libertés individuelles sont reconnues et garanties. Au sens philosophique, le mot « démocratie » désigne moins une forme de gouvernement qu’une conception de la souveraineté, selon laquelle l’autorité politique a son fondement dans le peuple, et en dernier ressort dans le libre pouvoir de chaque individu à se gouverner lui-même. C’est surtout de ce second sens que les constitutions démocratiques modernes font dériver le principe de la souveraineté du peuple qui remonte au siècle des Lumières. Soutenant que la société politique naît d’un contrat social, ROUSSEAU en dégage trois principes cardinaux qui régissent l’exercice du pouvoir politique : l’égalité des citoyens en droit, la liberté des individus, la loi de la majorité. 200 Le Petit Larousse illustré, 1993, p 322 201 MARX (K.), cité dans le commentaire du livre de Lénine par Patrice GÉLARD, L’Etat et la Révolution, Paris, Seghers, 1981, p 108 202 idem, p 152

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« décomposition », la « défection » et le « déchet » conséquents à la société de

consommation, c’est reconnaître qu’ils sont condamnables. Pourtant, ils sont « la

conséquence nécessaire de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi

nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie : nous ne possédons pas le moyen

de supprimer ce phénomène. »203 NIETZSCHE déclare même que « ( …) c’est une honte

pour les théoriciens du socialisme d’admettre qu’il puisse y avoir des circonstances, des

combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se

développent plus… C’est condamner la vie… Une société n’est pas libre de rester jeune.

Et même au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des

détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie, plus elle devient riche en mécomptes,

en difformités, plus elle est près de sa chute… On ne supprime pas la caducité par les

institutions. Ni la maladie. Ni le vice non plus. »204

Mais nous reconnaissons au marxisme d’avoir vu assez tôt, dans la démocratie,

une mise en scène suspecte d’un optimisme rêveur. ROUSSEAU aurait fui la ville pour la

campagne afin de se démarquer de la corruption permanente ancrée dans la ville : « Lassé

de la vie parisienne, il (ROUSSEAU) accepte une proposition de Mme d’EPINAY qui

met à sa disposition, dans le pare de son château de la Chevrette, une maison de jardinier,

l’Ermitage. C’est là que ses démêlés avec les Encyclopédistes vont s’aggraver. La

critique bourgeoise explique en générale cette rupture par des motifs personnels : la

défiance et la susceptibilité de ROUSSEAU, sa manie de la persécution, les indiscrétions

203 NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, Paris, Le Livre de poche, 1991, p 94 204 idem, p 94

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de DIDEROT et les intrigues de GRIMM (…) Les Encyclopédistes, aussi bien l’aile

avancée (DIDEROT, d’HOLBACH) que l’aile modérée (VOLTAIRE), développent le

programme progressiste de la bourgeoisie capitaliste, tandis que ROUSSEAU représente

les intérêts des masses démocratiques, plus révolutionnaires, mais qui ne peuvent avoir

un programme économique positif et se réfugient dans l’utopie. »205

En d’autres termes, il avouait en son temps l’incapacité de la démocratie à

« accoucher » d’une humanité parfaitement libre et égalitaire. Car, ce que NIETZSCHE

récusera dans les principes fondateurs de l’Etat démocratique, c’est d’être l’héritage

d’une civilisation qui condamne la vie et réprime les pulsions, les instincts. Et à propos

de ce nihilisme sur lequel se fonde l’Etat moderne, NIETZSCHE pointe SOCRATE du

doigt en des termes pour le moins subversifs dans une tradition habituée à voir en

l’athénien la signification la plus noble de la vertu : « Mon interprétation du socratisme :

SOCRATE instrument de la décadence grecque, SOCRATE signalé pour la première fois

comme le décadent typique. Je fais voir la « raison » opposée à l’instinct. Je montre le

danger de la « raison » à tout prix, cette puissance criminelle qui tue la vie. »206

Ainsi, le socratisme qui, par sa répression des instincts vise le bonheur et

l’amélioration de l’humanité, est à la base de la démocratie. En effet, la démocratie n’est

rien d’autre que la concrétisation de l’idéal paradisiaque postulé par le socratisme et

réactualisé par le christianisme dans la conception d’un au-delà comme lieu de

totalisation du bonheur. Ce n’est que dans ce sens que l’on comprend par exemple le

205 LECERCLE (J.-L.), in « Préface » du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de J.-J. ROUSSEAU, op. cit., p 17 206 NIETZSCHE (F.), Ecce Homo, op. cit., p 77

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rapport qu’il y a entre le concept de l’Etat – providence et le principe chrétien de la pitié

tel que décrit par NIETZSCHE : « Si l’on mesure la pitié à la valeur des réactions qu’elle

suscite ordinairement, elle se caractérise alors bien plus clairement comme une menace

sur la vie. En gros, la pitié traverse la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. Elle

conserve ce qui est mûr pour le déclin, elle se défend pour le bien des déshérités et des

damnés de la vie ; et par l’abondance des déchets de toutes sorte qu’elle maintient en vie,

c’est à la vie même qu’elle confère un aspect lugubre et douloureux. »207

ROUSSEAU est-il signalé comme l’exacte antithèse de NAPOLÉON ? N’y a-t-il

pas perfection dans le régime politique de NAPOLÉON l’Empereur208, bien des années

plus tard ? Nous avouons que nous ne savons que dire à ROUSSEAU. Mais il y a un

point sur lequel nous sommes d’accord avec lui : les « grandes démocraties » du monde

actuel ont bien retenu sa leçon. Il ne saurait être autrement si l’on considère la paix, la

fraternité, la liberté, l’égalité, et la justice qui s’identifient à la conscience au monde de

cette humanité nouvelle et toujours renouvelée.

Oublions au demeurant ce que nous venons d’effleurer, car cela nous obligerait, à

sortir de l’ordre du discours…politiquement correct…

Précisons, in concreto, le passage du XVIIIe siècle au XIXe siècle. Le XIXe siècle

héritera de la flatterie des instincts moutonniers et vengeurs du XVIIIe siècle. L’homme

du XIXe siècle a reçu indivis le legs ternaire du socratisme, du christianisme, et surtout du

207 NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, op. cit., p 14 208 « Autant mon frère avait horreur de la Révolution française, autant il admirait son contraire : NAPOLEON Ier, qui ranimait la foi en la puissance immense du grand individu et en admirait la preuve. A vrai dire NAPOLEON n’était pas un Français, mais un Corse, un condottiere et un génie de grand style. » Cf. FORSTER-NIETZSCHE (E.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè siècle au temps présent, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives Germaniques », 1999, p 28

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rousseauisme. Minant sourdement la « volonté de puissance »209 qu’est l’indifférence aux

chagrins, aux duretés, aux privations, le sens du sacrifice, le premier XIXe siècle sera

d’abord le prolongement des idées de ROUSSEAU. L’inadéquation absolue de l’écrivain

naît à partir de l’apparition de la littérature du « moi » : « Il semble que ce fond de

tempérament demeure continuellement doloriste. Il se manifeste littérairement à partir de

ROUSSEAU, par exemple dans la 2e Rêverie du promeneur solitaire, lorsque, le 24

octobre 1776, parti se promener jusqu’au village de Charonne Jean-Jacques revient par

les hauteurs de Ménilmontant et raconte sa mélancolie devant ce beau spectacle

d’automne. »210 C’est donc ROUSSEAU, contrairement au « malin vieillard »211, qui est

le père fondateur de cette littérature égotiste, de cette sensibilité tournée vers elle-même,

parce que chez lui la société pervertit un homme « né bon ». « On ne saurait mesurer d’un

mot la fécondité de son influence. A tout le moins, tout le Romantisme est largement

nourri de ses œuvres. »212

Pourtant dans cette première moitié du XIXe siècle, BALZAC va « (…) se définir

volontiers par ce qu’il a ; sans doute par honte de ce qu’il est… »213 l’héritier culturel de

la mentalité de sujets surchristianisés du XVIIIe siècle car, « …Il y a dans l’œuvre de M.

de BALZAC le cri éclatant, le cri de désespoir d’une littérature ou d’une civilisation

expirante. »214 Alors que MUSSET, de son prénom Alfred, proclame que « pour toute

nourriture il apporte son cœur (…) Les personnages balzaciens parcourent l’espace de la

209 Notion qui renvoie au primat de la libération des facultés créatrices, des pulsions de vie… entité amorale, esthétique. 210 CLAUDON (F.), Les Mouvements littéraires, op. cit., p 127 211 Allusion à VOLTAIRE 212 SAULNIER (V-L), La Littérature du siècle philosophique, Paris, P.U.F.,1967, p 86 213 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 56 214 GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, Paris, Armand Colin, 1969, p 451

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conquête imaginaire dont BALZAC tisse le destin. »215 Et ce destin a des effets

traumatisants. C’est que, justement, BALZAC présage le désarroi de l’homme s’il ne

défie pas son destin historique. Le Père Goriot ne s’entend qu’à travers les grilles d’une

sémantique qui scrute le sens du mot « vieillesse » chez Roland JACCARD : « Elle a le

charme d’une pensée qui s’éteint et l’attrait d’une vie qui se défait. C’est, dans un

cliquetis de squelettes, la dernière valse avec les fantômes de nos illusions, la danse

macabre des principes, la rumba des grabataires de l’idéal. »216

1.2.2 : De la vision pessimiste de l’existence

Si la pensée tragique procède d’une nostalgie de l’unité primitive, elle s’articule

aussi comme la quête de l’unité originelle du sacré et du rationnel. Elle pose avec acuité

la parenté paradigmatique de l’existence et du devenir. C’est chez ANAXIMANDRE qui

soutient que tout provient de l’apeiron, cet illimité, que nous allons rencontrer cette

première vision pessimiste de l’existence. En effet, Léon CHESTOV affirme

qu’ « ANAXIMANDRE considère que « les choses » en naissant, en se détachant de

l’unité primitive et divine pour atteindre à leur être particulier actuel, ont commis une

action impie au plus haut point pour laquelle elles devront en toute justice, subir le

châtiment suprême : la mort, la destruction. »217

215 TORTEL (J.), Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1971, pp 81-83 216 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 57 217 CHESTOV (L.) in Le Pouvoir des clefs cité par BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 19

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Cette formulation cosmologique du problème pessimiste impute un destin

tragique à l’existence : l’existence est semblable à un processus par lequel les

phénomènes naissent, vieillissent et meurent. Et le devenir est identifié à l’être physique

lui-même. Ainsi selon Jean BRUN218 commentant le fragment d’ANAXIMANDRE,

l’existence serait une perte comme le traduirait d’ailleurs en français le préfixe « ex » de

existence. Poussant plus sur le terrain de l’angoisse de notre condition, Edgar–A. POE

donne une vision du monde inspirée d’ANAXIMANDRE : « Ma proposition générale est

celle-ci : dans l’éternité originelle de l’Etre Premier est contenue la Cause secondaire de

tous les Etres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction. »219

Pendant que pour ANAXIMANDRE l’existence est semblable à une chute du pur

à l’impur220, Arthur SCHOPENHAUER la saisit comme un supplice de tantale, un

horrible cauchemar. Dans son livre, Le Monde comme Volonté et comme

Représentation221, il met les hommes dos au mur ainsi que renchérit Roland JACCARD à

propos de cette figure tutélaire du nihilisme : « Chacun pressent que la vie – n’est qu’une

partition sur laquelle se joue la vaine ritournelle des mêmes souffrances : vouloir sans

motif, toujours souffrir, puis mourir, et ainsi de suite aux siècles des siècles jusqu’à ce

que notre planète s’écaille en petits morceaux. »222

Comment prétendre saisir l’existence si elle se soustrait et se dérobe en vue de sa

finitude ? C’est ici que s’ouvre chez Léon TOLSTOÏ une vision de l’existence travaillée

218 BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 19 219 POE (E. – A), L’Eurêka, cité par BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 23 220 ANAXIMANDRE, cité par ASSEMBE ELA (C.P.), « NIETZSCHE et l’Eternel Retour », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G. 1996-1997 221 SCHOPENHAUER (A.), Le Monde comme Volonté et comme Représentation, trad. BURDEAU, Paris, P.U.F., 1996 222 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit. p 79

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par l’inquiétude : « …L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d’une

civilisation qui s’enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se

sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir

qu’une infime partie de tout ce que la vie de l’esprit produit sans cesse de nouveau, il ne

saisit que du provisoire et jamais du définitif. C’est pourquoi la mort est à ses yeux un

évènement qui n’a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n’en a pas non plus, puisque

du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un

événement sans signification. »223

Nous retrouvons les mêmes échos dans les eaux fangeuses de Ladislav KLIMA,

« gardien d’une usine désaffectée après avoir été exclu de toutes les universités de

l’Empire pour insultes au pouvoir »224, et auteur d’un seul livre, Le monde comme

conscience et comme rien ; dans les écrits de Joseph de MAISTRE, le « théoricien du

catholicisme intégriste »225 comme le soutient Jean BORIE ; ainsi que dans l’écriture de

ce « noceur du désastre »226 pour qui rien n’est à sauver, Max STIRNER, qu’un seul

livre, L’Unique et sa propriété (1844), arracha au néant.

Ladislav KLIMA, le « philosophe du dégoût »227 dit n’aimer « (…) les humains

qu’à sa manière − c’est-à-dire comme des poux »228, tout en proclamant son dégoût de

l’existence : « Que ce monde est une saloperie, au fond c’est ce que sait quiconque a un

peu d’expérience (…) Aucune révolution, aucune institution, aucune loi n’améliorera

l’existence ; on aurait mieux fait d’apprendre à miauler à un chien ou de dresser un

buisson d’épines à porter des oranges que d’anoblir le demi-chimpanzé qui se nomme

223 TOLSTOÏ (L.) cité par WEBER (M.), Le Savant et le politique, Paris, U.G.E. coll. « 10/18 », 1963, p 71 224 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 104-105 225 BORIE (J.), Archéologie de la modernité, Paris, Editions Grasset/Fasquelle, 1999, p 27 226 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 29 227 idem, p 106 228 ibidem, p 106

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modestement homo sapiens. »229 Joseph de MAISTRE qui, dans « sa passion

antidémocratique »230, postule une éternité des vérités religieuses, nous encense que le

secret originel porte dans son sceau « le décret d’un mauvais sort qui frappe l’humanité,

une éternelle déchéance accompagnée d’une éternelle répression, vouant les hommes à la

guerre et au massacre »231 : « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est

qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans

relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort

de la mort »232.

Dans les bas-fonds stirnériens, on atteint l’abîme de l’extrême. Ce « voyou de la

pensée qui confond discours et divagation »233, et qui fut rabroué par le collège

philosophal – MARX et ENGELS en tête -, s’entiche du principe d’individuation : « Il

mâchonna toute sa vie une idée fixe : affaiblir l’idéal pour accroître l’égoïsme. Quand

SCHOPENHAUER prône l’homme bon, celui qui fait moins de différence entre lui-

même et autrui, STIRNER voit dans le Moi, le principe premier qui ne repose sur rien :

tout ce qui dispute à l’individu et à son caprice la suprématie, il le rejette comme une

indigne limitation du Moi par lui-même (…) Tu n’as, en ta qualité d’être unique, rien de

commun avec ton prochain, tel est l’avertissement de STIRNER à son lecteur. Inutile, par

conséquent, de te demander si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges

ou de t’offusquer si on te refuse des droits. Dans le désert des valeurs, tu ne survivras

229 KLIMA (L.) cité par JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 105-106 230 BORIE (J.), Archéologie de la modernité, op. cit., p 27 231 idem, p 28 232 MAISTRE (J. de), Les Soirées de Saint- Pétersbourg, entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, T. I, Paris, Guy Tredaniel éd., 1980, p 25 233 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 104

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qu’à la condition d’être à toi-même ton propre Dieu. Prends garde cependant : le ciel est

vide, mais le spectre de l’humanité vient encore visiter tes nuits. Fais donc un pas en

avant : de même qu’il n y a pas de Dieu en dehors de l’humanité, de même, sache-le, il

n’y a pas d’humanité en dehors de Toi… »234.

C’est donc la question de la vanité de l’existence et de son absurdité qui sous-tend

la pensée de l’existence qui est entièrement vouée à la mort. Ce problème a été exposé

avec la plus grande vigueur dans l’œuvre de Martin HEIDEGGER. Il est arrivé à des

conclusions permettant de définir l’élément tragique en le reconfigurant dans une

perspective ontologique. Tout serait condamné à périr, à disparaître. La mort se pense

chez lui comme destin de tout « étant »235, de tout exister : comment s’articule la

problématique de la mort chez Martin HEIDEGGER ?

Pour HEIDEGGER, la mort est l’essence de l’existence. Le phénomène de la mort

est lié à notre abandon dans le monde, être jeté, menant une vie qui va vers sa destruction,

l’homme est celui qui doit interrompre cette inauthenticité, cette vision absurde de

l’existence en lui donnant sens. Ainsi, le phénomène de la mort prend entièrement notre

être le plus profond en nous plaçant devant le néant. Qu’est-ce alors que la mort ? Que

signifie le verbe mourir dans l’acception heideggérienne ? S’agit-il de l’acte terminal

d’une existence humaine ? Il s’interroge : Comment méditer sur l’inconnu, cet étant qui

se situe au-delà du pensable et de l’existence individuelle ? La question de la mort est liée

chez HEIDEGGER à l’entièreté du « Dasein »236. Car elle permet de comprendre l’être-

234 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., pp 102-103 235 « Ce qui est là. Ce qui vit en ayant une certaine manière de vivre, d’être disposé là ». Cf. VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, Toulouse, Editions Milan, coll. « Les Essentiels Milan », 2001, p 59 236 « Lorsqu’il parle de l’étant, HEIDEGGER parle de l’être-là. Être-là se dit en allemand Da-sein. Littéralement le là de l’Être. Le là de l’Être, en l’occurrence, réside dans le fait que chaque étant est là. Il

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là, cet existant dans sa quotidienneté. Or, l’angoisse désigne le nulle part ailleurs.

Puisque « l’homme est un être-pour-la-mort »237 pour citer la grande formule de

HEIDEGGER, force est de reconnaître que la mort fait partie de la condition humaine

car selon BARRES : « (…) A chaque fois que nous renouvelons notre moi, c’est une part

de nous que nous sacrifions… »238. La mort participe du vivant ; HEIDEGGER dit

qu’elle en est l’essence.

C’est parce que l’homme doit mourir qu’il a un rapport intense et significatif à

l’existence. Si nous nous versons dans l’immodestie en hypostasiant notre existence en

absurdité, ne convient-il pas, mieux, n’advient-il pas que cette existence s’ouvre, aux

confins de son déploiement, sur l’« esprit dionysiaque » au sens nietzschéen du terme :

« Le mot dionysiaque exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la

réalité quotidienne, la société, l’abîme de l’éphémère. »239 L’attitude dionysiaque est

invitation à la création, à la vie, à la complexité, au variable, à la prise en compte de la

finitude pour célébrer le gai savoir de ce qui passionne.

Mais nous gagnerions à nous arracher à la « mêmeté », à la cyclicité, à la

répétition de cette logique qui voue l’existence au néant et sollicitons NIETZSCHE qui

tient que « le destin des sommets, c’est le nôtre »240.

est présent au monde d’une certaine façon. La vie l’a disposé là où il est. Elle l’a en quelque sorte « jeté là ». Celui-ci relève ce défi, en étant là.» Cf. VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, op. cit., p 16 237 VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, op. cit., p 38 : « On ne peut assurément pas vivre la mort, mais on peut vivre face à la mort et incarner, en devenant grands nous-mêmes, cette grandeur qui s’exprime à travers la mort comme fin. C’est ce qu’a voulu exprimer HEIDEGGER en disant que l’homme est un homme pour la mort ou vers la mort. » 238 BARRES cité par BANEN (D.), « Cours de philosophie », Bitam, Terminale littéraire, C.E.B. (Gabon), 1994-1995 239 NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, trad. H. ALBERT, Paris, Gall., coll.« N.F.R », 1960, p 372 240 NIETZSCHE (F.), Le Gai savoir, cité par GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 93

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Contre ces philosophes allant dans le sens de la négation de la vie, le

« théoricien » du surhomme invite au prométhéisme dionysiaque qui est une philosophie

de l’éthos viril, ce curieux tempérament qui s’ouvre sous le nom d’Hybris. Il s’agit d’un

étrange sentiment de jalousie mêlé d’orgueil et d’un type de volonté que Paul RICŒUR a

parfaitement identifié sous le nom d’une « liberté de défi »241. Réduite à son expression

simple l’Hybris signifie la démesure, l’élan vers la création, vers l’invention d’un monde

autre, libéré des avatars de la répression, redécouvrant le Vouloir, la vie, l’éternité. Ce

qui s’entendrait dans le langage héraclitéen comme satiété : « Si ce n’était en l’honneur

de Dionysos qu’ils conduisent la procession et chantent l’hymne phallique, ils

commettraient l’acte le plus honteux. Mais Hadès∗∗∗∗ est le même que Dionysos qui les

frappe de délire et d’enthousiasme bachique. »242 Donnant congé au Dieu de la

métaphysique, NIETZSCHE dynamite dans une sereine allégresse les illusions du drame

de l’existence ; et revendique une nouvelle attitude face à l’existence, un comportement

dionysien, gai, hymnique, célébrant la vie. L’existence a été, de SOCRATE jusqu’à son

époque, sélectionnée, censurée et bafouée par ses côtés supposés inintéressants, mais que

NIETZSCHE dit essentiels : « Il faut pour cela considérer le côté jusqu’à présent nié de

l’existence non seulement comme nécessaire, mais encore comme désirable : et non

seulement comme désirable par rapport au côté affirmé jusqu’ici ( à peu près comme son

complément et sa condition première), mais encore à cause de lui-même, étant le côté le

241 RICŒUR (P.), Philosophie de la volonté T. I, Paris, Aubier Montaigne, 1949, p 349 ∗∗∗∗ « Hadès est bien le dieu de la mort mais la mort est en même temps une délivrance pour l’âme ; ainsi, comme le souligne DELATTE, Hadès n’est que le symbole de la vie cachée sous la mort apparente et il préside finalement à la renaissance de l’âme, tandis que Dionysos symbolise l’ivresse de la vie. » Cf. BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 61. L’APOCALYPSE nous instruit plus avant dans l’approche chrétienne du mot grec Hadès (la tombe) : « Et la mer a rendu les morts qui s’y trouvaient, et la mort et l’Hadès ont rendu les morts qui s’y trouvaient, et ils ont été jugés chacun individuellement selon leurs actions. Et la mort et l’Hadès ont été jetés dans le lac de feu. Cela représente la deuxième mort, le lac de feu. Et quiconque n’a pas été trouvé écrit dans le livre de vie, on l’a jeté dans le lac de feu. » Cf. APOCALYPSE 20 : 13 - 15 242 BRUN (J.), Les Présocratiques, op. cit., p 61

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plus puissant, le plus redoutable, le plus vrai de l’existence, le côté où sa volonté

s’exprime le plus exactement.»243

Un tel renversement paradigmatique est spectaculaire. C’est l’affirmation de ce

qui jusque là est demeuré nié : les passions, les désirs, le désordre, le laid, la variation. Ce

côté vers lequel la civilisation moderne tourne le dos, cette part maudite de laquelle la vie

est arbitrairement amputée est la plus dynamique. En effet, si NIETZSCHE soutient que

l’altruisme, le désintéressement de soi-même et l’intérêt pour autrui, sont proprement une

négation de la vie, entendons désormais qu’il y a plus de franchise et de volonté de

puissance dans le refus que dans la fusion irréfléchie. L’érection des tables de valeurs

sécrétées par les prêtres et leur censure du corps, sème la mauvaise conscience et

inaugure la décadence, le déclin des valeurs authentiques, aristocratiques. Se basant sur

une vérité d’expérience, NIETZSCHE constate que rien dans le règne humain ou animal

ne continue à subsister sans un féroce amour de soi. Mais la morale judéo-chrétienne est

en totale contradiction avec un tel principe. C’est pourquoi « un frisson d’infini »244

traverse NIETZSCHE lorsqu’il scrute le malentendu de la condition humaine : « Et ne

sous-estimons pas la fatalité qui, partant du christianisme, s’est insinuée jusque dans la

politique ! personne, aujourd’hui, n’a plus l’audace des droits particuliers, des droits

seigneuriaux, d’un sentiment de respect pour soi-même et ses pairs. Le courage d’un

pathos de la distance. Notre politique est malade de ce manque de courage. La mentalité

aristocratique fut sapée au plus profond par le mensonge de l’égalité des âmes ; et si la

croyance à la « prérogative de la majorité » fait et fera des révolutions. C’est le

christianisme, il n’en faut pas douter, ce sont les jugements de valeur chrétiens que toute

243 NIETZSCHE (F.), La volonté de puissance, op. cit., p 505 244 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 169

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révolution ne fait que traduire en sang et crime. Le christianisme est une insurrection de

ce qui rampe contre ce qui a de la hauteur : l’Evangile des « petits » rend bas… »245.

Ainsi, n’ayant aucun motif pour vivre, pour se survivre à la décadence, le

pessimisme est né. Or, comme nous l’explique Jean GRANIER, il n’invite pas à un

affrontement loyal avec le néant, il favorise plutôt la recherche des échappatoires. C’est

pourquoi il débouche sur « le nihilisme incomplet qui, s’il prend acte de la déchéance

des anciennes valeurs, se refuse néanmoins à révoquer en doute leur fondement idéal. Le

nihilisme incomplet remplace Dieu par le culte des idoles. »246

Dès lors, NIETZSCHE en récusant cette tricherie cyclique, nous débarrasse du

mode d’évaluation de la populace qui serait une morale mensongère. Ce que la

civilisation moderne tient pour la part maudite mérite dès lors d’être considérée avec les

mêmes égards que la partie de l’existence qu’elle affirme. En fait, à l’affirmation

dionysienne se trouve également attaché le soupçon vis-à-vis de ce qui a prévalu jusque

là. Le dionysisme conteste l’affirmation chrétienne de la vie qui fausse la vraie vie et la

condamne. Considérant que la vision pessimiste de l’existence résulte du dualisme

platonico-chrétien, « le médecin de la civilisation » instruit une éducation exempte de

préjugés pour que « l’homme capable de promesse » émerge. L’homme qui doit advenir

n’est rien d’autre que l’homme différent de l’homme moderne, l’homme libéré de « la

moralité des mœurs » et capable de volonté de puissance : « Il faudrait qu’il fasse comme

le taureau ; et son bonheur devrait sentir la terre, et non le dégoût de la terre (…) Il lui

245 NIETZSCHE (F.), L’Antéchrist, op. cit., p 68 246 Selon Jean GRANIER, le nihilisme aurait 4 étapes : le nihilisme incomplet marqué par trois types de fuite : le fanatisme, le sectarisme, le totalitarisme ; le nihilisme passif qui est englouti dans la démission et la contemplation du spectacle de l’inanité universelle ; le nihilisme actif réclame un sabordage universel des valeurs : fête de l’anéantissement, rage du terrorisme ; le nihilisme classique ou extatique envisagé comme l’inévitable contrepartie d’une nouvelle et vigoureuse progression de l’humanité. Cf. NIETZSCHE, Paris, P.U.F., 1982, pp 30-32−

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faut encore désapprendre la volonté du héros : il doit être selon moi un emporté, non

simplement un supérieur, l’éther même doit l’emporter contre son gré. »247

Sous cet angle, la philosophie nietzschéenne travaille à la production d’une parole

neuve capable d’instaurer « un véritable rendez-vous de problèmes et de questions »248.

Cela nous semble d’autant plus pertinent qu’en philologue, NIETZSCHE, dans les

grandes articulations de sa pensée, ambitionne d’examiner de manière généalogique, la

grande question existentielle contemporaine. On s’accordera aisément alors avec Alexis

PHILONENKO pour dire que « NIETZSCHE est un homme du XIXe

siècle « moralisant » contre le siècle qui le précède (ROUSSEAU) ; il est tourné vers le

passé encore vivant et fait dos au XXe siècle : autrement dit, il moralise comme

ROUSSEAU (« J’y veux moraliser sans cesse »), si l’on fait abstraction de ce que ces

deux morales peuvent avoir de dissemblable dans leur contenu concret. NIETZSCHE est

d’abord et avant tout un moraliste−immoraliste, si l’on y tient. Sur ce point, il n’est pas

passé à côté de lui-même, mais peut-être de nous. Sa tâche fondamentale était de penser

l’Europe. Il ne le fit que sous un triple rapport : la tragédie grecque, la Renaissance et

ROUSSEAU en s’y opposant. »249

Honoré de BALZAC traduit et intègre avec force cette situation dans l’économie

du Père Goriot. Ce qui préoccupe essentiellement BALZAC dans ce grand’œuvre, c’est

le drame ou la situation fâcheuse de l’existence soumise au naufrage du mode

d’évaluation chrétien et de l’esprit démocratique décrétant l’égalité des hommes. Le père

247 NIETZSCHE, cité par GUERY (F.), Ainsi parla Zarathoustra−Volonté, Vérité, Puissance ( 9 chapitres du livre II ), Paris, Ellipses, coll. « Philo-Textes », 1999, p 32 248NIETZSCHE (F.), Crépuscule des idoles, cité par KOFMAN (S.), NIETZSCHE et la scène philosophique, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1979, p 94 249 PHILONENKO (A.), NIETZSCHE− Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio / Essais », 1995, p 333

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de la Comédie humaine veut traduire la « tragédie du sens ». En présentant l’absurdité

fondamentale de la condition humaine, « le secrétaire de la société française »250 devait

s’obliger à poser des questions sur le sens d’une existence invariablement envisagée du

point de vue rousseauiste et socratique. BALZAC, dont l’imagination tend à se libérer

des contraintes du réel, n’avait pas seulement pour ambition de reproduire la société,

cette faune immense, il voulait encore en découvrir les lois, restituer exhaustivement

l’univers de la Restauration comme de la Monarchie de Juillet. Célébrant le massif

incontrôlable de la vie, avec son débordement, son hybris…

Sur ce fonctionnement, le roman de BALZAC aura les allures d’une force

irréfragable, comme un regard dissident sur les bonnes mœurs. Mieux, Le Père Goriot

semble s’affirmer comme une parodie des conventions. Ce qu’on saisit dès lors, c’est un

phénomène d’ « éclatement » de l’esthétique hors des limites institutionnelles qui lui

avaient été assignées par la tradition naguère. Cet éclatement hors de ses frontières et qui

prélude de la modernité, devient chez BALZAC, la thématisation de « l’horrible »

comme expérience esthétique. Derrière le roman « clair-obscur » de BALZAC, c’est

toute l’existence qui vient à l’oeuvre. La vie lance des signaux de détresse. Vautrin le

pressent quand, s’adressant à Rastignac il lui dit : « …A paris, l’honnête homme est celui

qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font

la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la confrérie

250 « Dans l’ « Avant−propos » de La Comédie humaine, et cette fois en son nom propre, BALZAC ne dira pas autre chose : « La société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire ». Comble de l’humilité, ou orgueil indépassable dans cette ambition apparemment réduite, démesurée en fait, d’être le scribe intégral du donné. » Cf. BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de BALZAC, op. cit., p 15

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des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est

la misère. »251

Comment dès lors ne point chercher en BALZAC le réceptacle de la philosophie

nietzschéenne ? En effet, BALZAC expose d’un côté le puissant vouloir de l’être et la

désapprobation même de la tricherie, de l’autre côté l’approbation de la souffrance, de

tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. La référence à Dieu contenue

dans le qualificatif de Goriot − « Le Père » −, ne traduit-elle pas la laideur cruelle et

sauvage de l’ordre chrétien ? La frénésie de Dieu hantant l’œuvre n’est-elle pas le

principe souverain d’une idéologie frelatée caractéristique du personnage Goriot ? Il est

la vérité du chrétien et, partant, la vérité de l’homme « rabougri ». Par contre,

l’affirmation vitaliste que BALZAC place chez l’actant252 Vautrin ne manifeste-t-elle

pas « le dionysisme du maître » ? Il est fort ; il est dur ; il s’est formé pour reprendre une

idée de Simone GOYARD-FABRE, « par la lutte et l’aventure qui sont les souffrances

mêmes de l’individuation. Il porte en lui quelque chose de dionysien »253, quelque chose

qui serait « semblable à une mine aux profondes galeries »254.

251 Le Père Goriot, op. cit., p 130 252 « Rôle joué dans l’action. SOURIAU dans Les 200 000 Situations dramatiques en repéra six qu’il décrivit ainsi : force orientée (Fo), bien souhaité (Bs), obtenteur souhaité (Os), opposant (Op), arbitre de la situation (Ar), adjuvant (Ad). PROPP, étudiant de ce point de vue la Morphologie du conte (chap.6), distingue sept personnages types : le héros, la princesse, l’agresseur, le mandateur, l’auxiliaire, le donateur et le faux héros. GREIMAS (Sémantique structurale, pp 176-180) étend ces notions à des entités plus abstraites et envisage une concordance avec les systèmes antérieurs. Il prend comme exemple le philosophe « des siècles classiques » : sujet, ex. : philosophe ; objet, ex. : monde ; destinateur ou donateur, ex. : Dieu ; destinataire ou bénéficiaire, ex. : humanité ; opposant, ex. : matière ; adjuvant, ex. : esprit ». Cf. DUPRIEZ (B.), Les Procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union Générale d’Editions, 1984, p 25 253 GOYARD-FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 27 254 PHILONENKO (A.), NIETZSCHE−Le rire et le tragique, op. cit., p 71

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C’est pour cette raison que Béatrix BECK précise que : « Seulement, sous la

plume de BALZAC, l’expression n’est pas particulièrement laudative. Cet ambitieux

passionné admire peu les victimes, même volontaires. Parmi tous les êtres issus de son

imagination, sa préférence va aux conquérants, aux dominateurs, tel le bandit Vautrin qui

sait susciter les plus grands dévouements et pour qui, notamment, le colonel Franchessini

« remettrait JÉSUS-CHRIST en croix ». Dans un de ses albums, BALZAC traite de

« vice » le sentiment paternel du père Goriot (…) Alors qu’il considère sa créature Goriot

du haut d’une sorte d’Olympe, BALZAC s’est pour ainsi dire incarné en Vautrin. »255

Cette théâtralisation de notre univers nous révèle la contingence humaine. C’est le

spectacle même d’un monde caricatural et grotesque. Le roman balzacien dissimule la

lutte de deux mondes : celui issu du socratisme et ses conséquences démocratiques qui

s’actualisent en ROUSSEAU, et celui du dépassement de la sacralisation du bonheur de

masse et de l’idolâtrie du « standing ». Et cette tension crée une oscillation permanente de

l’univers balzacien.

Dans ces conditions, le principe cardinal de toute lecture sur Le Père Goriot qui

veut atteindre à l’intelligence tensionnelle de la pensée balzacienne nous a paru être

d’appliquer au texte la méthode que NIETZSCHE préconisait, le modèle interprétatif

variable. Si interpréter, c’est sur-signifier, nous osons dire que désormais il n’est que

tricherie de continuer de vouloir comprendre Le Père Goriot sans intégrer la crise qui

ronge le monde conduisant vers sa catastrophe : l’inversion des sublimes valeurs de la

vie. Ce mal mortel, ce rabougrissement de l’homme, cette alternative fâcheuse

255 BECK (B.), « préface » du Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p 6

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s’authentifie dans l’économie de l’œuvre de BALZAC à travers le père Goriot, ce

« Christ de la paternité »256, selon la déclinaison balzacienne elle-même.

Cette première partie réajuste le programme de la recherche : lire BALZAC à la

lumière du nihilisme actif de NIETZSCHE, en vue de rompre avec son interprétation

classique, n’échappant point au moralisme, au jugement moralisant…

Revenir à BALZAC avec NIETZSCHE, ce serait alors décliner à nouveau les

termes de la révolution esthétique nietzschéenne qui célèbrent la vie. Une telle rupture

invite à pointer chez BALZAC, l’écrivain de la densité, de la réalité avec son

excroissance, récusant toute mimesis, tout réquisit de répétition de la réalité.

256 BALZAC (H.de), Le Père Goriot, p 254

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DEUXIÈME PARTIE :

VERS UNE NOUVELLE ANTHROPOLOGIE.

BALZAC ET LA CRÉATION DE NOUVEAUX POSSIBLES

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CHAPITRE III : L’ALTERNATIVE FÂCHEUSE

2.3.1 : Goriot, héritier du mensonge christique ?

La question du tragique chez BALZAC, par delà la simple pratique de

« l’effroyable », est à entendre comme une certaine façon « d’habiter le monde » : « Le

discours littéraire balzacien serait-il travaillé par une déesse ancienne, espiègle et vêtue

de son manteau aux couleurs indéchiffrables, la Métis grecque, divinité de la ruse, celle-

même du sens, qui s’efface, se nie, simule son évidement257 au détour d’un vaste

simulacre où il se dédoublerait, se surdéterminerait… Dès lors, n’importerait-il pas de

dévoiler cette ruse du sens en nommant le jeu, la grammaire, les itinérances, l’impossible

hétérologie, et l’Au-delà du texte ? »258

En tout état de cause, l’œuvre d’Honoré de BALZAC, dans son articulation

majeure, porte de façon indélébile le thème259 de l’« impossible sainteté » qui sourd de

manière récurrente à travers toute sa traversée textuelle. C’est une des raisons, et non des

moindres, qui a guidé notre choix vers cette question si éludée dans les travaux consacrés

à l’œuvre de BALZAC.

257 « Le vocable évidement ressortit au verbe évider, et signifie creuser ; faire le vide, rétracter, réduire, soustraire, amener une chose à perdre sa forme signifiante. C’est ce travail d’arrachement continu aux choses, aux normes, aux principes de nomination et de constitution, que nous désignons sous l’appellation d’évidement ». Cf. BIYOGO ( G.), « Appropriation et délocalisation du paradigme de l’évidement dans la pensée littéraire contemporaine », Libreville, Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, n°10, mars 1996, p 2 258 BIYOGO (G.), « Cours de Poétique. Les Ruses diathétiques du Père », op. cit., 1995-1996 259 La conception du vocable « Thème », autrefois « sujet » ou « préoccupation » qui se donnerait à lire dans les récits d’un auteur, se trouve ruinée ici. Ce vocable est à ramasser dans l’acception qu’en donne Roland BARTHES comme un « réseau organisé d’obsessions.» Cf. Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1964, p 184

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Le texte éponyme de Balzac constitue un lieu où se donne à lire de manière

structurale260, phénoménologique261 − entendu toutefois que « BALZAC, ce grand

huissier du visible, est aussi celui qui professe, nous l’avons dit en commençant, que

« pour les artistes… le monde extérieur n’est rien », et que tout est petit et mesquin

dans le réel ». Voilà congédiée, semble-t-il, la matière même de son entreprise (…) La

phénoménologie avoue ses limites »262.

Par conséquent, Le Père Goriot, de par son actant principal, opère l’ouverture de

l’œuvre. En effet, L’Oeuvre ouverte, « Suppose que le sens ne soit pas enfoui dans le

texte, mais qu’il soit toujours ailleurs, en devenir, par le processus même de la

transformation du sens, par ses multiples lectures, par la complexification du matériau de

lisibilité qui déborde sans cesse l’économie du texte pour solliciter un référent

«extérieur », hétéro-textuel. »263

De ce fait, brisant le schème unificateur et dominateur de la représentation

mimétique et libérant ainsi le multiple et la différence, le monde romanesque balzacien

illustre l’ouverture de l’œuvre : Tragique, Volonté, Paternité, Espoir, Ambition, Révolte,

Enfer, Amour, Désillusion, Maladie, Arrestation, Mort ; ces objets pouvant s’interpréter

260 « …On ne voit plus alors, dans le texte écrit, des formes déposées sur un support, on voit des signes disposés, groupés d’une certaine façon sur ce support, entretenant entre eux et avec lui des relations d’un certain ordre, autrement dit un système de signes : l’écriture devient structure ». Cf. TAJAN (A.), DELAGE (G.), Ecriture et structure, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p 9 261 Adjectif dérivé du terme phénoménologie dont la paternité reviendrait à HUSSERL et qui en philosophie, serait une entreprise qui projette l’étude descriptive d’un ensemble de phénomènes afin d’ « en saisir les essences au terme de la réduction eidétique. » cf. DUROZOI (G.), ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p 253 262 BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine, op. cit., p 313 263 BIYOGO (G.), « Essai de résolution de l’aporie et des controverses sur l’interprétation du texte. La querelle ECO contre RORTY », in Annales de la F.L.S.H. n°12, Libreville, U.N.G, janvier 2000, p 285

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de manière anthropologique264, existentialiste265, théologique266 ou psychanalytique267,

nous installant dans une certaine instabilité, une certaine ambiguïté. Il nous a donc paru

plus pertinent d’aborder notre deuxième partie sous un angle plurivoque. C’est-à-dire, en

d’autres termes, en recourant à une diversité de grilles : nous aurons comme méthode

l’approche systémique pour envisager une meilleure lecture des différents niveaux de

l’œuvre.

264 Nous savons que grâce à La Comédie humaine, BALZAC se flatte d’avoir « peint le grand monstre moderne sous toutes ses formes. » C’est en ces lieux que Philippe BERTHIER indexe l’œuvre de BALZAC comme « une encyclopédie universelle de la France contemporaine ». Et s’accordant avec BALZAC lui-même, cette Comédie humaine déploierait ni plus ni moins que l’histoire des hommes, des mœurs, des choses et de la vie, du cœur et des intérêts sociaux. « Pareil programme d’anthropologie intégrale ruine évidemment à l’avance toute prétention de rendre compte dans le détail de son exécution : comment épuiser les manifestations de la vie quotidienne dans tous les milieux pendant cinquante ans, mais surtout le mode d’emploi de « la vie » tout court ? Autant faire entrer la mer dans une bouteille ou, comme le disait BARBEY d’Aurevilly, faire tenir un chêne dans un bocal à cornichons. » Cf. BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de BALZAC, op. cit., pp 311-312… Mais le projet balzacien n’ambitionnait-il pas de rivaliser avec les …impossibles ? 265 Ainsi, comme l’indique le mot, l’existentialisme se caractérise avant tout par la tendance qui met un accent particulier sur l’existence. Selon Emmanuel MOUNIER, « Pour l’existentialisme, non pas tant l’existence dans toute son extension, mais l’existence de l’homme est le problème premier de la philosophie. » Cf. Introduction aux existentialismes, Paris, Gall., coll. « Gonthier », 1946, p 9. L’existence dont parlent les existentialistes c’est donc l’existence concrète de l’homme. Ils se bornent à faire la description des problèmes existentiels. Pour eux, les essences sont inutiles, les généralisations non seulement superflues mais également illégitimes. Les problèmes ontologiques sont donc écartés de leur champ d’investigation. Grâce aux existentialismes on assistera à une mise entre parenthèses des problèmes métaphysiques. 266 Du grec theologikos, qui concerne la connaissance de Dieu ; épistémè, la science de la connaissance de Dieu (ARISTOTE). Qui concerne la théologie ou qui a le caractère de la théologie (…) dans les religions judéo-chrétiennes, exposé systématique des dogmes de la foi fondée sur les textes sacrés et l’autorité des Eglises. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 365 267 « Le terme de « psychanalyse » recouvre à la fois une description de l’âme humaine en général et une méthode pour soigner les souffrances nerveuses et psychiques (…) FREUD pensait qu’il existe toujours une relation conflictuelle entre un homme et son milieu. Il s’agit plus exactement d’un conflit entre, d’un côté, les pulsions et les désirs de l’homme et, de l’autre, les exigences du monde qui l’entoure. On peut dire sans exagération que FREUD est le premier à avoir découvert la vie pulsionnelle des hommes. Cela fait de lui un des représentants les plus importants des mouvements naturalistes qui ont tant marqué la fin du XIXè siècle. » Cf. GAARDER (J.), Sofies VERDEN, Oslo, H. Aschehoug et Co (W. Nygaard), 1991−, Le Monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, traduit et adapté du norvégien par Hélène HERVIEU et Martine LAFFON, Paris, Seuil, 1995, pp 455-456

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Mais comment entendre l’approche systémique ?

« Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui

discorde, ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord »268.

Il ressort donc que la systémique est une méthode ouverte en ce qu’elle privilégie

la complexité du sens. La complexité ne doit pas être pour le critique ou le poéticien, un

obstacle à la compréhension. Car il doit mettre en place une raison généralisée qui, loin

d’exclure et de retrancher le désordre, l’obscur, l’instable, postule la continuité et les

transitions, admet l’excès et l’imprévisible et s’attache ainsi à absorber tout le domaine

du sens. La systémique commande donc une mixité de grilles de lecture aptes à rendre

testable nos résultats. Cela est d’autant plus justifié ici que la méthode nietzschéenne

nous invite à une herméneutique variabiliste. Le vrai n’est point un cercle, un centre,

mais un faisceau d’horizons, une multiplicité de perspectives. Ceci définit le

perspectivisme de NIETZSCHE.

Trois grilles de lecture sont retenues pour interroger la question balzacienne de

l’impossible sainteté à travers Jean-Joachim Goriot269. En premier lieu l’approche

phénoménologique permettra d’épeler la caractérologie de l’actant Goriot. Notre

deuxième grille s’effectuera sous le couvert des paradigmes de la sociocritique

développée par Michel ZERRAFA270 et Lucien GOLDMANN271. La troisième grille, en

268 HÉRACLITE (d’) cité par DURAND (D.), La Systémique, Paris, P.U.F., 1996, p 5 269 « Jean-Joachim GORIOT était, avant la Révolution, un simple ouvrier vermicellier, habile, économe, et assez entreprenant pour avoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victime du premier soulèvement de 1789. » Cf. Le Père Goriot, pp 105-106 270 ZERRAFA (M.), Roman et société, Paris, P.U.F.,1976 271 GOLDMANN (L), Le Dieu caché, Paris, Gall. 1995.- Pour une sociologie du Roman, Paris, Gall. 1964.

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l’occurrence l’herméneutique nietzschéenne travaillera à localiser le « meurtre

symbolique » qu’orchestre l’œuvre balzacienne, car il est bien question ici de parricide.

Dans la première grille, il est question de procéder à la description de la figure

éponyme de l’impossible sainteté du monde et de l’homme tel que l’entend BALZAC.

Donc, de fixer et de justifier les motifs qui légitiment la vision de l’échec de la sainteté

selon une attitude qui éclairerait le destin de Goriot. Qu’est-ce donc le « saint »272 chez

BALZAC ? Comment essayer de saisir cette anthropologie du saint ? Comment demeurer

saint face à la vilenie du monde ? Cela n’implique-t-il pas une autre caractérologie ?

La caractérologie se définit comme l’étude des types de caractères, c’est-à-dire

l’ensemble des manières habituelles de sentir et de réagir qui distinguent un individu d’un

autre273. « C’est la science du caractère ou des caractères (entendus comme ensemble des

déterminations propres à un individu ou à un groupe d’individus qui commandent

habituellement leur manière de sentir, d’agir, de réagir. Ce que la Nature fait de

l’homme). Elle détermine et classe les traits, les conduites, les facteurs fondamentaux

(émotivité/ activité/ secondarité ou primarité) et les types caractérologiques les plus

fréquents (passionnés/ colériques/sentimentaux/ nerveux/ flegmatiques/ sanguins/

apathiques/ amorphes)274. Sentir et réagir, voilà les termes qui donnent tout leur sens à la

caractérologie d’une catégorie de personnage, ici le saint.

272 Du latin sanctus, pur, vertueux. Attribué à une personne, à un lieu ou à un objet, le mot saint le consacre aux yeux des profanes comme aux membres d’une communauté religieuse. Toutes les religions possèdent des lieux saints vers lesquels se dirigent des pèlerinages (…) Le christianisme considère comme saints les martyrs et les êtres qui ont eu une vie particulièrement exemplaire tant par l’amour qu’ils ont donné que par la fidélité qu’ils ont montrée dans leur foi. Cf. THIBAUD (R.-J.), Dictionnaire des Religions, Sarthe, Maxi−Livres, coll. « Références », 2002, p 239 … Pour être dans le sillage de BALZAC, nous entendons le « saint » comme celui qui « …couvre de sa broderie, et légalise les actions qu’il ordonne ; son nom (…), qui atteste la pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert de passeport aux idées les moins admissibles ». Cf. Le Père Goriot, p 196 273 Le Robert micro poche, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1993, p 175 274 BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin Editeur, 1995, pp 45-46

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En effet, c’est de sentir et réagir qu’il est question ici. Il s’agit par là de saisir,

sous ce double rapport qu’est l’a-perception275 et la ré-action, la manifestation de la

sainteté dans notre économie textuelle. En d’autres termes, il nous revient de montrer les

différents traits saillants de l’acte chez le père Goriot. Ce travail de la pensée mis

délibérément en action est décelable à travers toute la texture276 de l’oeuvre, c’est-à-dire

tout le tissu textuel.

L’archéologie structurale que commande l’approche phénoménologique invite à

lire la grille examinée dans deux attitudes, à savoir l’assomption de la paternité et

l’indifférence face à la douleur.

Opérer la description de la paternité revient à descendre selon les exigences

méthodologiques de la phénoménologie au cœur de la « chose même », le fameux

noumène277 kantien ; c’est-à-dire, ici, au cœur même de la nature propre de cette

paternité, pour faire ressortir la transparence de sa manifestation. La paternité

authentique, au sens où l’entend BALZAC lui-même, est à comprendre dans les rapports

qu’entretiennent le moralisme paternel et l’ambition nouvelle qu’il offre au roman. S’il

procède d’un sentiment spontané dans le cœur d’un père, n’est-ce pas l’orgueil de la

protection exercée à tout moment en faveur de sa progéniture ? Comme quoi, nous disons

que, c’est un signe des temps qu’au moment où le monde se singularise comme anti-

275 « Terme créé par LEIBNIZ signifiant la prise de conscience réfléchie par les monades douées de raison des choses qui les entourent. Chez KANT, conscience de soi, soit aperception empirique, qui accompagne toute connaissance du réel, soit aperception transcendantale ou Je Pense, principe suprême du moi, qui confère l’unité au divers de la pensée. Chez Maine de BIRAN, aperception immédiate : acte par lequel le moi se saisit comme cause et comme sujet dans le fait de l’effort ». Cf. MORFAUX (L.-M.),Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., pp 21-22 276 BARTHES (R.), Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p 101 277 « Réalité intelligible, l’objet de la raison (Nous) par opposition à la réalité sensible. Pour KANT, le noumène est l’aspect par lequel la « chose en soi » échappe à notre aperception sensible ». Cf. DUROZOI (G.) et ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 239

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humanisme, un « père » affirme, défend et protège ses enfants. C’est ici que surgit avec

évidence la passion, non pas d’un point de vue quasi-négatif, mais comme la donnée

privilégiée d’une paternité qui refuse de se dépasser pour transvaluer les valeurs, mais se

maintient dans une posture empreinte d’ « aliénation »278.

Goriot ne cherche pas à raisonner sa passion paternelle car il sait à l’avance cette

entreprise vaine. Altérant son sens de la dignité et sa conscience morale, Goriot ne vit que

pour et par sa passion paternelle : « j’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime, que

j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance

honteuse (…) »279.

La paternité est donc chez Goriot un lot, un sacerdoce. Il serait ridicule, en effet,

de présenter Goriot « in situ » comme un être sans contrôle et sans maîtrise. Ou de le

taxer de déséquilibré. Ce personnage qui, à l’égard des autres, manifeste le désintérêt de

soi et qui s’efface derrière l’égoïsme total et sans faille de ses filles, ne dirige son

existence qu’en fonction de leurs désirs, les intériorisant comme horizon dernier du sens

de sa vie : « Je suis guéri si je les vois ».280 Des tics propres à un père qui a accédé à

l’intelligence d’une réalité supérieure, qui « le grandit, » nous sont glissés de temps en

temps pour nous signaler l’inauguralité de la paternité chez Goriot. Ainsi, pour le

bonheur de sa fille Delphine, il se fait entremetteur, indiquant à Eugène de Rastignac les

278 « Chez HEGEL, action de devenir autre, soit en se posant comme chose (Entaüsserung ou Veraüsserung), soit en devenant étranger à soi-même (Entfremdung). Chez MARX (Aliénation sociale) : situation économique de dépendance du prolétaire par rapport au capitaliste ; le travailleur, qui n’a à vendre que sa force de travail, analogue à une marchandise quelconque, devient son esclave. Les aliénations religieuse, politique, etc., sont engendrées par l’aliénation économique. En particulier, l’aliénation politique s’exerce par l’Etat, instrument de la classe dominante et possédante, qui asservit les travailleurs à ses intérêts. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 14 279 Le Père Goriot, pp 316-317 280 idem, p 312

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usages de ce rêve de bonheur qui le lie à elles281 : « Vous la rendrez bien heureuse,

promettez-le moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ? »282.

En somme, BALZAC a une idée claire de la paternité polarisée, et il nous la rend

coextensive du comportement entier de Goriot, de son attitude tout entière aussi bien dans

ses actes que dans ses propos. « On sait la place que tient dans l’univers balzacien le

thème du père. On pense à Goriot, à Goriot, « Christ de la paternité », à Goriot qui va se

cacher derrière les arbres des Champs-Élysées pour voir passer les voitures de ses filles

(…) Le thème est le même partout : il s’agit de vivre par personne interposée, de réussir

dans un autre que soi ce qu’on n’a pu faire en une courte vie, de se prolonger, de

s’achever. Il s’agit de triompher non surtout du temps, mais des obstacles sociaux, de tout

ce qui brime l’élan vital et le vouloir-vivre (…) Ce thème de la lettre de Gargantua à

Pantagruel. Ses filles pour Goriot, le village pour Benassis, le Chef-d’œuvre inconnu

pour Porbus, Lucien pour Vautrin, La Comédie humaine pour BALZAC, c’est toujours la

création magnifiant le créateur, faisant preuve pour le créateur, la création supérieure au

créateur, plus complète. Mes filles sont plus belles que moi », dit Goriot »283 .

Aussi, pour Goriot, ses filles représentent une sublimation de la vie, c’est-à-dire

qu’il voit en elles ce qu’il n’a pu être. Par ailleurs, il a fini par admettre que sa condition

est celle d’un homme condamné – au sens sartrien – à aimer : « Moi seul suis coupable,

mais coupable par amour »284. Aussi la condamnation hante-t-elle continuellement Goriot

pour son axe inconditionnel. Il sait que cette condamnation est sans appel : « J’ai bien

281 Le Père Goriot, p 162 282 idem, p 236 283 BARBÉRIS (P.), Le Monde de BALZAC, Paris, Arthaud, 1973, pp 434-435 284 Le Père Goriot, p 317

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expié le péché de les trop aimer »285. L’incondionnalité de son amour pour elles est

inséparable d’un martyre, d’une immense souffrance qu’il assume.

Mais toute la question est là : accepter ou refuser ce destin où l’on a conscience de

la condamnation ; accepter ou refuser de jouer ce douloureux jeu où l’âme se trouve sans

cesse affectée. Etre parfaitement conscient du caractère arbitraire et aliénant de son destin

de père. Goriot a déjà tranché et voici son camp : « Mes filles, c’était mon vice à moi ;

elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! »286

Goriot sait donc, désormais, que l’existence n’a de sens que par ses filles qui lui

apportent un attachement. Goriot a choisi la passion pour sublimer sa vie morne : ses

filles. Il a rejeté la Religion des hommes « de caractère » pour embrasser sa passion

paternelle qu’il sait, éphémère et périssable, mais tout de même connaissable, et infinie,

de ce fait.

C’est sans doute ici qu’intervient toute la question de l’assomption d’une paternité

« transparente », sans faute. Se détourner de toutes sollicitations, se renier et renier le

monde et ses illusoires promesses pour se donner une conduite ponctuelle à hauteur de la

seule tâche majeure, transparente, innocente, sacerdotale : l’amour paternel.

C’est sans doute là la grande équation à laquelle est conviée toute paternité authentique.

Ce que Goriot désire, cela est clair, c’est atteindre une paternité sans limite et qui déborde

le niveau physique. Au demeurant, et comme le précise Nicole MOZET, « BALZAC

avait parfaitement conscience d’avoir poussé le plus loin possible l’analyse du thème

paternel »287.

285 Le Père Goriot, p 315 286 idem, p 315 287 MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot, coll. « Le Livre de Poche », 1983, op. cit., p 355

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De prime abord, la passion de Goriot apparaît comme un vice, mais c’est

méconnaître véritablement l’intention de Goriot : la philosophie illustrée ici par ce

personnage est celle qui enseigne un certain ascétisme, un oubli de soi qui le sublime

comme un père absolu : « Mais BALZAC, si antidémocratique qu’on a pu le dire parfois,

ne manifeste jamais le mépris d’un Vautrin pour les victimes. Il est proche aussi du père

Goriot. Ce n’est seulement pas parce que le romancier a prêté à son personnage sa propre

hantise de la paternité ; c’est aussi parce que sa conception de la création romanesque, en

contradiction profonde avec des opinions politiques, se caractérise par une forme

supérieure d’indulgence qui met sur le même plan l’homme de génie comme Vautrin, le

joli garçon comme Rastignac, la grande dame comme Mme de Beauséant, ou le médiocre

comme Poiret. »288

Goriot est à coup sûr un homme de principes, même si ses principes ne vont pas

au-delà des limites de la vie. Si Goriot tend vers la paternité divine, c’est d’abord parce

que sa chair le veut et l’exige. Cela ne fait d’ailleurs l’ombre d’aucun doute puisque,

s’adressant à Rastignac, Goriot atteste que : « La société, le monde roulent sur la

paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. »289

Cela se justifie encore par ces mots de Goriot : « Que voulez-vous ! Le plus beau

naturel, les meilleures âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité

paternelle. »290 Dans ce cas, assumer authentiquement son rôle de père pour Goriot

signifierait accepter l’insulte face au destin et décider de vivre tragiquement cette vie.

288 Le Père Goriot, p 352 289 idem, p 315 290 ibidem, p 316

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La deuxième attitude dans notre approche phénoménologique est « l’indifférence

face à la douleur ». Cette indifférence absolue traverse tout le texte menant à

réinterpréter cependant l’état de parfaite santé du personnage comme un état maladif.

Vivant à travers ses filles, une vie par procuration, il y aurait comme une invitation

constante (voire instante) à l’indifférence face au mal physique. Même si cette

indifférence face à la souffrance physique est elle-même exigence réflexive, elle montre

par là qu’elle est l’aboutissement d’une pensée qui a su tirer les conséquences de

l’expérience inconditionnelle de la paternité : « Mon Dieu ! je souffre, la tête me tire.

Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie

douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. »291

Mais de quel mal s’agit-il ? Sommes-nous tenté de nous demander. En fait, il

s’agit du mal physique. Car, parler de mal revient à localiser son origine. Cette origine

très large, nous la reproduisons ci-dessous, exhaustivement, sous une forme grapho-

discursive :

Schéma ternaire du Mal292 :

Physique (douleur) chair / Corps

MAL Moral (faute, culpabilité) Esprit

Métaphysique (incomplétude, imperfection) Âme

291 Le Père Goriot, p 311 292 BIYOGO (G.), « Cours magistral sur Les Lumières, le XVIIIè siècle », Libreville, Deug II, département de Lettres Modernes, U.N.G., 1998-1999

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Il est des thèmes éternels chez les écrivains. Ainsi en est-il du Mal avec Charles

BAUDELAIRE, l’écrivain – dandy des Fleurs du mal : « Car s’il est un crime que

l’homme ne pardonne pas à l’homme c’est bien cette atteinte à son image, son idéal. Mais

qu’importe ! C’était sa thèse. Sa conviction. C’était l’une des rares opinions sur quoi il

n’avait jamais cédé. Et n’en déplaise aux imbéciles qui lui reprochaient naguère de

« pétrarquiser sur l’horrible », il a toujours cru que l’art n’a qu’un objet : le Mal ; qu’un

souci : dire le Mal ; qu’un enjeu : l’exploration des mille et un visages, parfois

surprenants ou effarants, que prend le Mal dans le monde. Il entendait profiter de ce

dernier livre pour réaffirmer cette vérité et approfondir sa réflexion sur le fond

catastrophique où se déploie, disait-il, l’aventure du genre humain. »293

Cet étalage de mal, BALZAC en a fait son rayon, son suprême plaisir dans la

Comédie humaine.

Goriot est arrivé à cet horizon où la pensée spéculative recule face au scandale du

mal physique, la douleur : « Le souffre-douleur passif que les pensionnaires de la maison

Vauquer déclarent atteint de crétinisme »294, « la bête brute »295 sait, et ce qu’il sait avec

exactitude est le non-sentir de la douleur devant les feux de sa passion paternelle : « Mon

Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon

mal. »296 Il y a visiblement ici des motifs christiques : le don de soi, la souffrance

physique, la douleur du monologue, semblable à des prières psalmodiées…

Oserons-nous parler de « Modestie » comme grande leçon qui nous soit ici

donnée, pour paraphraser Nicaise KOUMBA à propos de « l’Agir intellectuel dans

293 LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, Paris, Grasset / Fasquelle, 1988, p 249 294 RIEGERT (G.) Le Père Goriot, analyse critique, Paris, Hatier, 1987, p 17 295 idem, p 17 296 Le Père Goriot, p 311

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L’Etranger de CAMUS »297. Car, parler de modestie reviendrait en quelque sorte, chez

Meursault comme chez Goriot, à parler d’absence d’action. Plus rien, dans le

comportement de Goriot ne signale une quelconque envie de souhaiter « autre chose »

que ce qu’il a, veut ou désire, autant sur le plan cognitif que sur le plan pragmatique. La

douleur est dans l’ordre de la secondarité, de la minorité, de l’échouement. Goriot vit

dans la polarisation de l’adhésion à son éthique paternelle qui dirigerait tout son

comportement, infléchissant la douleur physique. De ce fait, il est engagé vers ce que

Nathalie SARRAUTE appelle : « Un parti pris résolu et hautain, un refus désespéré et

lucide »298. En somme, Goriot n’a pas trahi sa nature qui est toute de paternité. Il y obéit,

mais non pas au code social. La passion n’est-elle pas justement « une tendance

dominatrice, captant de façon exclusive toute l’énergie de l’individu. Alors que l’émotion

peut être brève et demeurer impulsive, la passion dure et mobilise la pensée et la

volonté. »299

Il n’y a point là de prétention, mais simplement la passion ou, mieux, l’institution

d’une éthique passionnelle qui dirigerait tout un comportement : « Vous pouvez dormir,

vous n’êtes pas encore père. Elle a pleuré, j’apprends ça, moi, qui étais là tranquillement

à manger comme un imbécile pendant qu’elle souffrait ; moi, moi qui vendrais le Père, le

Fils et le Saint-Esprit pour leur éviter une larme à toutes deux ! »300 Cette attitude à

laquelle invite Goriot inaugure avec beaucoup de noblesse une vision du monde propre à

297 KOUMBA (N.), « L’Agir Intellectuel dans l’Etranger de Camus », Libreville, Rapport de Licence, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1996 298 SARRAUTE (N.), L’Ere du soupçon, Paris, Gall., 1974 299 BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 238 300 Le Père Goriot, pp 179-180

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BALZAC, bâtie sur le primat de la vérité passionnelle sur la vérité rationnelle. Il n’y a

rien à gagner au-delà de la vérité passionnelle puisqu’elle nous atténue la douleur.

BALZAC, pour qui la famille, le mariage sont le ciment de la société, veut montrer que

seule la passion, de l’amour paternel, résiste, dévorante et implacable, à la fois à la

déperdition des valeurs et à la douleur.

La question, la grande, est celle de la passion de Goriot. Elle ne doit pas

cependant se poser en termes de morale. Il apparaît que, pour absolutiser sa paternité,

Goriot est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur, de dignité et de délicatesse.

Cette expérience pourrait s’entendre comme l’oasis d’une forme de sainteté ; le lieu où

habiterait l’ultime figure de l’anthropologie balzacienne : se dédouaner de tout jugement

de valeur et aborder les autres sans aucun préjugé. C’est pourquoi son indifférence à la

douleur implique l’idée de « sainteté ».

Il s’agit de ne pas tricher avec soi ni avec l’autre, mais de montrer qu’il n’y a

meilleure définition de la paternité que celle qui débouche et objective la vie par

procuration : vivre par personne interposée ; réussir, se prolonger, s’achever dans un

autre que soi.

Notre deuxième grille pour appréhender « l’impossible sainteté » procédera à la

lecture des figures sociocritiques selon les paradigmes de la « sociologie de la

littérature »301. Croire possible la relation entre un texte et la société qui le produit, ainsi

301 La sociocritique s’attèle à montrer le caractère profondément historique de toute création littéraire, et d’une manière générale de toute création. En d’autres termes, et selon Jacques LEENHARDT, l’hypothèse axiale de la sociocritique est donc « qu’il est impossible pour un individu isolé de constituer, à lui seul, une vision du monde totalement structurée et, par conséquent, qu’il existe un lien organique qui unit, au niveau de ces structures de pensée, l’écrivain et le groupe social auquel il se rapporte ». Cf. (Sous la direction de

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que le postulent les tenants de la sociocritique, c’est croire raisonnable le postulat que son

évolution soit liée à cette société, et qu’elle en porte la marque profonde, imperceptible,

son historicité même. En d’autres termes, le texte littéraire doit avouer les contradictions

cachées d’une société selon le schéma défini par le matérialisme historique issu de la

pensée marxiste : la force de production asservit ceux qui la constituent. Il leur faut donc

renverser les bourreaux.

Il importe, pour saisir un tant soit peu la portée de la sociologie littéraire, de

cerner les implications épistémologiques du matérialisme historique défini par le

marxisme.

De façon générale, le matérialisme est une doctrine qui affirme que rien n’existe

en dehors de la matière, et que l’esprit est lui-même entièrement matériel. Ce courant

philosophique remonte à l’antiquité avec DÉMOCRITE, EPICURE ou LUCRÈCE. Sous

cet angle, le matérialisme repose sur l’idée que la matière constitue tout l’être de la

réalité. Aussi, nie-t-il tout dualisme entre une création et un créateur, entre le corps et

l’âme, et fait de la pensée un phénomène matériel. Renouvelé par les libertins du XVIIe

siècle et l’invention de la physique mathématique (GALILÉE, NEWTON), le

matérialisme est largement diffusé par les Philosophes des Lumières du XVIIIe siècle

dans une perspective soit plus physiologique (DIDEROT), soit plus sociale (La

METTRIE).

Georges POULET), Les Chemins actuels de la critique, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1968, pp 375-376

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Quant au matérialisme historique issu du marxisme, il inscrit dans l’histoire

concrète des hommes les concepts du matérialisme antique : l’histoire, qui a pour moteur

la lutte des classes, est constituée par l’ensemble des modes de production, apparus ou à

venir ; ici, le mode de production conditionne les modes de vie sociaux, politiques et

intellectuels. En d’autres termes, c’est donc l’économie qui détermine la conscience et

non l’inverse. S’ensuivra, dès lors, un renversement de la métaphysique traditionnelle.

Le matérialisme historique établit la critique de tout au-delà du philosophique et

du religieux. Son objectif est donc posé comme vérité d’une histoire qui n’a d’autres

ressources que celles qui sont produites par elle-même au fur et à mesure de ses étapes et

de son développement. Ici, le matérialisme historique se définit comme une conception

scientifique de l’histoire – d’autant qu’il s’efforce de rompre les liens avec la

métaphysique pour mettre en place les concepts qui donnent un fondement objectif et

rigoureux à la science économique et à celle des rapports sociaux.

Cette nouvelle conception du matérialisme ne nous dispose plus à l’étude d’un

homme au sens d’une essence abstraite d’origine métaphysique, mais plutôt à l’étude

d’une structure sociale, d’un mode de production comme le reconnaît LÉNINE : « Si

MARX conclut à la transformation inévitable de la société capitaliste en société

socialiste, c’est entièrement et exclusivement à partir des lois économiques du

mouvement de la société moderne. »302 C’est dire que le matérialisme historique se

fonde sur les bases objectives de la réalité humaine. Aussi, le marxisme accomplit une

302 LÉNINE, Karl MARX et sa doctrine, Moscou, Editions du Progrès, 1971, rééd. Paris, Editions Sociales, 1973, p 42

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coupure entre la politique et la philosophie, en déplaçant la question de la recherche de la

vérité sur le terrain de l’histoire.

La doctrine marxiste, il faut le rappeler, n’est plus en rapport avec les doctrines

politiques et philosophiques du passé. En effet, elle introduit une rupture avec la

philosophie qui devient une idéologie et qui est substituée par une science de l’histoire

qui est toute entière matérialiste. Et cette coupure décisive est exprimée dans L’Idéologie

allemande, œuvre majeure qui traduit les fondements de ce matérialisme historique : « A

l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au

ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent,

s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, l’imagination,

les pensées et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en

os, non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de

vie réelle que l’on représente aussi le développement des effets et des échos idéologiques

de ce processus vital… »303.

A ce propos, précisons que le marxisme rompt avec trois types de pensée :

d’abord celle de HEGEL qui érige en idéalisme les rapports d’un sujet-essence avec

l’histoire conçue comme résultat d’un système philosophique. Il renverse ce système

hégélien spéculatif. Ensuite, il rompt avec la pensée des théoriciens de l’économie

(RICARDO et Adam SMITH). Ils ont été les premiers à étudier les classes sociales et à

traiter du rapport de la valeur et du travail. S’inscrivant dans leur prolongement, le

matérialisme historique se sépare d’eux à partir du concept de luttes de classes. Enfin, le

matérialisme historique se sépare du matérialisme de FEUERBACH jugé encore trop

303 MARX (K.) et ENGELS (F.), L’Idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, 1976, p 15

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idéaliste. Mais c’est bien à partir de la pensée de FEUERBACH que le marxisme

développe sa vision matérialiste et scientifique. En effet, pour le marxisme, ce ne sont pas

les idées qui existent d’abord, mais les structures matérielles et économiques qui

produisent l’homme, les idées et expliquent les rapports sociaux.

Ce détour vers le matérialisme historique marxiste permet de préciser son

dialogue direct avec la sociologie littéraire. En effet, la sociologie littéraire ne se saisit

qu’à partir du point de vue de l’esthétique marxiste, telle que s’emploie à nous l’informer

Herbert MARCUSE : « Le débat porte sur les thèses suivantes de l’esthétique marxiste :

1. Qu’il y a un lien déterminé entre l’art et les conditions matérielles (la

base), entre l’art et l’ensemble des rapports de production. Que le changement des

rapports de production transforme l’art, en tant qu’il fait partie de la superstructure, bien

qu’il puisse, comme les autres idéologies, être soit en retard, soit en avance sur le

changement social.

2. Qu’il y a un lien déterminé entre art et classe sociale. Que le seul art

authentique, véritable et progressiste est celui de la classe montante : il exprime la

conscience de cette classe.

3. Qu’en conséquence le politique et l’esthétique, le contenu

révolutionnaire et la qualité artistique tendent à coïncider.

4. Que l’auteur a le devoir d’articuler et d’exprimer les intérêts et les

besoins de la classe montante (donc, du prolétariat, en système capitaliste).

5. Qu’une classe sur le déclin ou ses représentants sont incapables de

produire autre chose qu’un art « décadent ».

6. Qu’il faut considérer le réalisme (en des sens divers) comme la forme

d’art qui correspond le plus étroitement aux relations sociales, et qu’il est donc la forme

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d’art « correcte ». Chacune de ces thèses implique que les rapports sociaux de production

doivent être représentés dans l’œuvre littéraire – non pas surimposés de l’extérieur ; ils

doivent faire partie de sa logique interne et de la logique de son matériau. »304

Mais MARCUSE y apporte une nuance importante : la sociologie littéraire n’est

point là pour affirmer l’identité de l’œuvre et du réel, elle a renoncé à cette « théorie du

reflet » pour développer la « théorie de l’œuvre comme aura », comme subversion.

Ainsi, dirions-nous que les crises socioculturelles qui se manifestent par la

dégradation de toutes les valeurs qualitatives déclenchées en Occident, ainsi que l’atteste

le Lucien GOLDMANN de Pour une sociologie du roman, sont en ce sens justifiées par

des attitudes qui s’opèrent dans l’œuvre de celui qui se surnommait « le NAPOLÉON des

Lettres ». Que ce soit chez Lucien GOLDMANN ou chez Michel ZERRAFA, l’écrivain

n’énonce pas sur un sol institutionnel neutre et stable. Il nourrit son œuvre du caractère

radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société.

Autrement dit, un texte ne naît jamais « ex nihilo », il ne naît guère à partir de

rien, en échappant à toute socialité. C’est qu’il est toujours l’objet d’une

« intertextualité » au sens bakhtinien qui affirme que « le texte littéraire n’est jamais clos,

une nomade sans fenêtre, mais doit être envisagé comme une structure dialogique »305.

Aussi, le romanesque, en tant qu’aspiration vers un « Ailleurs », témoigne

idéologiquement de l’ici de l’écrivain. Il s’ensuit que le texte est nécessairement traversé

ou travaillé par une idéologie donnée, c’est-à-dire un ensemble d’idées, de croyances, de

304 MARCUSE (H.), La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil, 1979, pp 16-17 305 BAKHTINE (M.) /VOLCHINOV (V.N.), Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977

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doctrines en tension propres à une époque, une culture, une société, une « classe » : « De

tout temps ont existé des rapports – de conflit ou d’allégeance – entre littérature et

histoire ; avec le XIXe siècle, ils se font osmose. La symbolique politique s’insinue dans

la vie des lettres et l’on entend Ludovic VITET réclamer « un 14 juillet du goût » ou

Victor HUGO clamer qu’il « a mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire »… Et, non

contents de peser sur leur temps par les mots, les écrivains entrent dans l’arène :

CHATEAUBRIAND, CONSTANT, LAMARTINE, HUGO, GUIZOT (il n’est même

pas jusqu’au « solitaire » VIGNY qui ne soit tenté par la députation)… Vécus au

quotidien, les événements sont rapidement récupérés par l’écriture qui les élève au rang

de mythe ou de légende : et l’on chante aussi bien la gloire impériale que l’errance de

l’émigration, la monarchie restaurée que les journées de Juillet… Au-delà du politique,

c’est tout le siècle et sa vie qui entrent dans les livres : de l’ample projet de BALZAC aux

brefs récits de NERVAL, il n’est pas beaucoup de textes qui n’inscrivent l’époque dans la

dynamique de leur récit. Il est vrai que, depuis 1789, l’histoire s’est accélérée, fournissant

un réservoir d’images, de personnages et de thèmes dans lequel l’imaginaire collectif

trouve à s’alimenter et l’imagination des artistes une large part de son inspiration. »306

En fait, nous réalisons qu’il y a une surdétermination historique dans beaucoup de

textes. D’où ENGELS a tout lieu d’avouer, après lecture des œuvres du père de la

Comédie humaine, qu’il a « (…) plus appris dans BALZAC que dans tous les livres des

historiens, économistes et statisticiens réunis ensemble »307. La certitude que certains

textes colportent a priori la vérité ou la vraisemblance des événements nous fait dire

306 Sous la direction de COUTY (D.), Histoire de la Littérature Française XIXe siècle. Tome 1. 1800-1851, Paris, Bordas, 1988, p 9 307 ENGELS (F.) cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 336

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qu’ils obéissent au second pôle de la taxinomie de Philippe SOLLERS, celui

« symétrique, d’une transparence absolue »308. Aussi, pour manifester cette nouvelle

conjoncture, parlerions-nous du présupposé du « reflet » - tout en étant fort réservé, lui

refusant l’effet de miroir qui instrumentaliserait l’art - pour attester qu’il y a interlocution

entre le littéraire et le social selon le titre de Robert ESCARPIT309.

En somme, le texte littéraire dissimule des contradictions sociales qu’il nous

revient d’objectiver.

BALZAC a bien pris soin de rappeler à la quarante-cinquième ligne de notre

corpus de base la formule de SHAKESPEARE : « All is true »310 ; car « ce drame n’est ni

une fiction ni un roman (…) il est si véritable, que chacun peut en reconnaître les

éléments chez soi, dans son cœur peut-être »311.

Observateur d’une société en pleine mutation - signalons que BALZAC assistera à

l’enchevêtrement de plusieurs régimes politiques :

- 1799 – 1814 : Consulat et Empire

- 1814 – 1830 : La Restauration

- 1830 – 1848 : La Monarchie de juillet

- 1848 – 1852 : La Seconde République

308 SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Points », 1968, p 17 −Philippe SOLLERS distingue deux inflexions de l’écriture : « histoire monumentale », c’est-à-dire écriture inscrite dans sa propre économie, écriture autotélique ou narcissique, et « histoire cursive », l’écriture saisissant l’histoire matérielle et linéaire. Cf. p 10 309 ESCARPIT (R.), Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1973 310 Le Père Goriot,, p 6 311 idem, p 6

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La liste est exhaustive, mais nous nous arrêtons là puisque la mort de BALZAC

survient le 18 août 1850. BALZAC explorera la réalité comme lieu du recul de la

sainteté. Et ce n’est pas sans raison qu’un siècle plus tard, commentant l’œuvre de cet

« Etranger » nommé Albert CAMUS, François CHAVANNES estimait que « 80% de

ses contemporains en France notamment, étaient des hommes sans Dieu »312.

Cet héritage hante tout le XXIe siècle, à tous les moments de son histoire aurorale,

tout encore au berceau. Voici que la densité de ce siècle altère l’Inaltérable. Nous ne

parlerons pas de choses entendues, ni des choses impossibles à dire : ce troisième

millénaire est bien traversé par le spectacle des ruines. Dieu s’en est allé. Les célèbres

vers de Jacques-PRÉVERT se possibilisent en espoir du renouveau : « Notre Père qui

êtes aux cieux / Restez-y »313.

A quel recoin du monde imputer cette désaffection de la foi chrétienne ? Selon

Francis JEANSON, essentiellement à l’Europe du Progrès des civilisations. Les Juifs

auraient crucifié le CHRIST et l’Occident se charge, avec sa démocratie, d’annoncer aux

volontés libres de s’édifier comme à l’opposé de l’enseignement des Saintes

Ecritures : « En fait, la seule difficulté tant soit peu sérieuse se situe dans nos régions,

dans ce Berceau du Progrès qu’est notre petite Europe ; elle se situe ici même, dans ce

pays, mes frères, où nous vivons. Oui, c’est triste à dire, mais il faut savoir regarder les

choses en face : en plein XXe siècle, en plein libéralisme, en pleine croissance

312 CHAVANNES (F.), Albert CAMUS, « il faut vivre maintenant », Paris, Cerf, 1990, p 193 313 Cité par BURNIER (M.-A.), « La France terre d’incroyance », in Libération du Mardi 2 mars 2004, p 37

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économique, en pleine Grandeur française, une certaine proportion de citoyens, qu’il ne

faut pas hésiter à déclarer relativement importante, semble demeurer comme indifférente

aux enseignements de la sainte Eglise. Mais il est vrai que ces âmes perdues se

rencontrent surtout dans les milieux ouvriers, où le processus d’embourgeoisement

exerce, hélas ! de terribles ravages, et dans certains milieux petits-bourgeois atteints par

le phénomène de prolétarisation, c’est-à-dire susceptibles de se retrouver (en fin de

compte) dans la même situation que les précédents »314.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ce Dieu dont la connaissance s’acquiert par « oui

dire »315 , ce père invisible nous aurait-il mal enfermé dans la foi confiance, source de

toute béatitude ? Notre séjour terrestre n’a pas coïncidé exactement avec celui de

« THOMAS »316 et de ses compagnons. Nous n’avons pas connu le JÉSUS ressuscité de

l’histoire et le temps des apparitions est clos. Etait-ce là la signification cardinale de ces

propos d’Ursula GAUTHIER : « Alors que 69% des Français se déclarent encore

catholiques en 2001, il suffit de se rendre dans une librairie comme Les Cent Ciels à Paris

ou bien au salon Marjolaine (plus de 70 000 visiteurs attendus du 8 au 16 novembre au

Parc floral) pour constater l’hallucinante prolifération de l’offre religieuse. Les

monothéismes, les spiritualités orientales, les croyances dans le surnaturel, les

psychothérapies, les médecines douces et de larges pans de la médecine allopathique sont

entraînés dans un gigantesque syncrétisme qui produit les hybridations les plus

improbables : masseurs christiques, astrologues karmiques, popes médiums, dominicains

314 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 51 315 JOB 42 : 5 316 « THOMAS, appelé Didyme, l’un des douze, n’était pas avec eux, lorsque JESUS vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. Huit jours après, les disciples de JESUS étaient de nouveau dans la maison, et THOMAS avec eux. JESUS vint, les portes étant fermées, et debout au milieu d’eux, il leur dit : Que la paix soit avec vous ! Puis il dit à THOMAS : Avance ici ton doigt, regarde mes mains, avance aussi ta main et mets-la

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zen, tarologues kabbalistes, soufis nettoyeurs de chakras, chamans gestaltistes… Sans

parler des plus classiques psychanalystes astrologues, cancérologues gnostiques ou

dentistes hypnothérapeutes. Mauvaise nouvelle pour l’Union rationaliste de France : Dieu

est peut-être mal en point… »317.

Le comble de l’horrible, et c’est aussi l’espérance, est mieux supputer à travers

ces propos de Michel−Antoine BURNIER : « Il vient un moment où nous, les incroyants,

majorité dans ce pays, nous nous trouvons bien vertueux d’avoir supporté les récentes

mascarades sur le voile, la barbe, les croix, les étoiles, les réclamations catholiques pour

introduire Dieu dans la Constitution européenne, les jours fériés, les samedis avec ou sans

école et les tabous alimentaires à la cantine (…) Notre civilisation urbaine, laïque,

moderne apparaît à la Renaissance, c’est-à-dire au moment où le christianisme, ébranlé

par la Réforme, commence à perdre son emprise sur l’organisation sociale. A ce titre,

l’Europe du commerce et de la démocratie doit davantage aux Grecs et aux Romains

qu’aux Pères de l’Eglise. La République, la séparation des pouvoirs, le suffrage universel,

la laïcité, la liberté de conscience, la décolonisation, l’égalité de l’homme et de la femme

ne viennent pas du catholicisme, qui les a longtemps combattus, pas plus que les Eglises

n’ont eu, en dix-huit siècles, l’idée d’abolir l’esclavage, ce que firent les Ire et IIe

Républiques françaises en 1794 et 1848. »318

dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois ! THOMAS lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu ! » Cf. JEAN 20 : 24-28 317 GAUTHIER (U.), in Le Nouvel Observateur, « Les églises déclinent, les spiritualités foisonnent. La nouvelle quête de Dieu », 16 / 22 octobre 2003, p 14 318 BURNIER (M.-A.), « La France terre d’incroyance », in Libération, op. cit., p 37

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La Comédie humaine, sans avouer ouvertement son amoralisme ni son athéisme,

manifeste aussi une condamnation passionnée non seulement de la société que BALZAC

a sous les yeux, mais plus radicalement de tout ordre social, de cette « (…) maladie

humaine qu’on nomme la civilisation. Impossible de le nier : l’œuvre de BALZAC nous

offre, sous son aspect le plus apparent, une invitation à l’anarchisme et à la révolte. Les

grands héros balzaciens, ce sont d’abord les hors la loi, comme Vautrin ; puis les

arrivistes comme Rastignac ou Marsay, qui prennent une forme détournée de révolte,

faisant jouer à leur égoïste profit le mécanisme social. »319

Nicole MOZET a tiré argument de cette fracture sociale en décryptant l’aventure

intime qu’en trouverait l’œuvre de BALZAC : « Quoi qu’il soit, paru pour la première

fois en 1834-1835, le Père Goriot appartient pleinement au début de la Monarchie de

juillet, et l’ombre de 1830 plane sur l’ensemble du texte, bien que l’action en soit située

sous La Restauration, en 1819-1820. Louis VXIII est sur le trône, et la France s’efforce,

non sans beaucoup d’inconscience, de vivre comme si la révolution n’avait pas eu

lieu »320.

Mais BALZAC a vécu cette Révolution, et elle agit dans son œuvre comme

régulation, comme un impensé. Ecoutons à nouveau Nicole MOZET qui établit dans ses

commentaires le parallélisme entre la décadence de Goriot et celle de l’Empire : « Il y a

du NAPOLÉON chez Goriot. Pas le vainqueur d’Austerlitz, bien entendu, mais le

prisonnier de Sainte-Hélène, lui aussi en butte aux tracasseries de son geôlier.

L’irrésistible déchéance du vieillard, qui fait pendant à la résurrection splendide et

319 GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, op. cit., p 697 320 MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot », p 353

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éphémère de la noblesse d’Ancien Régime, emprunte d’ailleurs les mêmes dates que le

calvaire de l’Empereur déchu. Goriot abandonne son fonds de commerce en 1813, au

moment de Leipzig, la première grande défaite subie par NAPOLÉON, et c’est en 1815,

en même temps que Waterloo, que le bonhomme entame son exil personnel à l’intérieur

de la Maison Vauquer, en passant du premier au second étage de l’inhospitalière pension

de famille. Quant à sa mort, en 1821, elle coïncide exactement avec celle de

NAPOLÉON. C’est pourquoi la paternité pathologique et méconnue de vieil homme a

aussi une signification politique »321.

En rentrant plus avant dans l’histoire d’abord de la Monarchie de juillet, il appert,

selon Serges SEIGNOBOS que « Les jeunes gens qui avaient fait la Révolution s’irritent

de voir maintenir le régime qui écartait le peuple de la vie publique et qui continuait la

politique de paix (…) Les partisans du régime à la chambre. »322

Mais le climat de tension sera tel que « (…) le clergé…allié des légitimistes, avait

perdu toute influence sur le gouvernement (…) »323.

La même préoccupation se retrouvait dans la configuration socio-politique de la

Restauration. La liste des turpitudes maintient une constance remarquable : « La défaite

de NAPOLÉON rendit nécessaire un changement de gouvernement (…) Avant de

parvenir à le fonder elle allait passer par une série de révolutions, et pendant soixante ans,

continuer à subir des changements de constitutions rapides, qui devinrent un objet de

321 MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot », p 354 322 SEIGNOBOS (S.), Histoire sincère de la Nation française−Essai d’une histoire de l’évolution du peuple français, tome 2, Paris, P.U.F., 1985, pp 144-145 323 idem, p 145

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dérision. Les français acquirent alors à l’étranger le renom d’un peuple inconstant,

incapable de se fixer dans aucun régime. »324

Le malaise fermentait toute la société française durant toutes ses périodes au point

qu’elle instaurait une attitude apostasique − l’apostasie signifiant le refus de la foi − :

« La plupart des bourgeois s’étaient, pendant la crise révolutionnaire, déshabitués des

pratiques religieuses. Ils restaient indifférents en religion ou même voltairiens et hostiles

à l’influence du clergé. Ils faisaient élever leurs fils la plupart comme internes dans les

collèges laïques. »325

Continuant ses analyses, Serges SEIGNOBOS en arrive à dire qu’à l’exemple des

bourgeois, le peuple des villes s’était détaché des pratiques religieuses ; il se défiait du

clergé qui lui paraissait un soutien de l’Ancien Régime. Si selon Pierre BARBÉRIS, « Le

Père Goriot est un roman de la France révolutionnée »326, force est d’admettre que

BALZAC veut rendre l’esprit d’une époque, « l’esprit plutôt que la lettre des

évènements »327. Ce qui implique chez Guy RIEGERT que « le Paris de la Restauration

que nous présente Le Père Goriot est vrai. BALZAC a voulu ce réalisme documentaire,

et pour deux raisons au moins. D’une part, afin de faire connaître un aspect inconnu de

Paris ou de la province à ses contemporains (…) D’autres part, afin de conserver pour la

postérité le souvenir de sites urbains disparus ou en voie de disparition.»328

324 SEIGNOBOS (S.), Histoire sincère de la Nation française−Essai d’une histoire de l’évolution du peuple français, op. cit., pp 119-120 325 idem, p 127 326 BARBÉRIS (P.) cité par MOZET (N.), « Commentaire », in Le Père Goriot, p 356 327 RIEGERT (G.), Le Père Goriot, analyse critique, op. cit., p 70 328 idem, p 70

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Mais la vision de BALZAC dépasse cet enclave « géodésique »329 du réalisme.

L’auteur de l’Envers de l’Histoire Contemporaine330 se proposait de centrer son réalisme

visionnaire sur la critique de tous les ersatz du christianisme à travers Goriot. Il est

l’image du christianisme en tant que source de vérité et de valeurs. Ceci nous éclaire plus

amplement sur le rapport qui s’établit entre « le CHRIST de la paternité » et une société

qui prend conscience de la destruction de l’équilibre du monde fondé sur la sainteté

christique. Car, de la Restauration à la Monarchie de juillet, la société française doute,

bascule dans le déni des préceptes religieux. Ce désintéressement de l’ordre divin

(repérable dans le roman) était déjà manifeste dans l’attitude apathique des autres

pensionnaires face aux souffrances de Goriot : « Oui. Je revenais ici après avoir conduit

un de mes amis qui s’expatrie par les messageries royales ; j’ai attendu le père Goriot

pour voir : histoire de rire un peu. Il a remonté dans ce quartier-ci, rue des Grès, où il est

entré dans la maison d’un usurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle, capable de faire

des dominos avec les os de son père ; un juif, un arabe, un grec, un bohémien, un homme

qu’on serait bien embarrassé de dévaliser, il met ses écus à la banque (…) Qu’est-ce que

fait donc ce père Goriot ? (…) Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est un imbécile assez

bête pour se ruiner à aimer les filles… »331.

Cette attitude, on ne peut plus détaillée à propos de la « mort de la sainteté », est

aussi localisable dans Illusions perdues à propos du faux prêtre : « pourquoi vous ai-je dit

de vous égaler à la société ?... C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la société s’est

329 Relatif à la géodésie − Science qui a pour objet la détermination de la forme de la Terre, la mesure de ses dimensions, l’établissement des cartes. Cf. Le Petit Robert, op. cit., p 780 330 BALZAC (H.de), L’Envers de l’histoire contemporaine suivi d’un fragment inédit Les Précepteurs en Dieu, introduction, notes et relevé de variantes, par Maurice REGARD, Paris, Editions Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1959 331 Le Père Goriot, p 51

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insensiblement arrogé tant de droits sur les individus que l’individu se trouve obligé

de combattre la société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des

simagrées, toujours la forme. »332 En somme, dirions-nous qu’il y a incompatibilité,

inadéquation entre le « saint » Goriot et une société postulant l’ « athéologie »333 à la

VOLTAIRE.

Dans notre essai de pluraliser la signification de l’actant Goriot, il nous paraît

capital de soupçonner la problématique du « meurtre symbolique ». Cette troisième grille,

en l’occurrence l’herméneutique nietzschéenne, s’efforcera de reconstituer les termes

d’un « parricide fondateur » chez BALZAC. Car, « (…) tout langage est supporté par

une violence symbolique. Et la connaissance s’authentifie dès lors qu’elle déchiffre ce

parricide dissimulateur »334.

L’herméneutique nietzschéenne nous aidera à cerner également les sous-chapitres

consacrés à Rastignac, Vautrin et madame de Beauséant. En ce qu’elle axe son propos sur

la notion de « Meurtre symbolique », l’herméneutique nietzschéenne soulève et montre

sous un jour clair l’opération de subversion dans son horizon majeur qui est le

« parricide », c’est-à-dire la négation absolue de l’ordre, autant sur le plan social que

métaphysique. Ensuite, elle nous acheminera vers l’examen des motifs dérivés éclairant

la véritable quête balzacienne dans cette question du tragique de l’existence. En clair, il

332 BALZAC (H.de) Illusions perdues cité par GENGEMBRE (G.) Le Père Goriot, Paris, Magnard, coll. « Texte et contextes », 1985, p 243 333 L’athéologie est cette conception de la vie évacuée de toute question de Dieu. On mène une existence sans avoir à investir, de quelque manière que ce soit, le problème de Dieu. Qu’il existe ou non, qu’il soit immanent ou transcendant au monde tout cela n’est qu’indifférence. Plus précisément, l’existence de Dieu ne mérite pas qu’on s’y attarde outre mesure. 334 BIYOGO (G.), « Théorie littéraire », Libreville, Deug II, département de Lettres Modernes, U.N.G.,1995-1996

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s’agira, dans un premier temps, de décrypter les différentes attitudes subversives des

personnages éponymes sur le plan social et, dans un deuxième temps, de pointer

l’objectif réel poursuivi par l’impensé littéraire de l’œuvre de BALZAC.

Dans les interprétations qui vont suivre, il a paru important de lever cette

équivoque afin de prévenir tout malentendu qui pourrait résulter de la lecture de notre

programme. C’est que NIETZSCHE entend l’interprétation comme « connaissance agile,

fervente et foncièrement disponible, cette connaissance en mutation perpétuelle, qui est

requise pour l’exploration du monde réel car notre monde, c’est bien plutôt l’incertain, le

changement, le variable, l’équivoque, un monde, dangereux peut-être, certainement plus

dangereux que le simple, l’immuable, le prévisible, le fixe, tout ce que les philosophes

antérieurs, héritiers des besoins du troupeau et des angoisses du troupeau, ont honoré par

dessus−tout »335, il démontre que « le texte n’a pas de présence que dans l’interprétation

elle-même, dont il constitue justement le corrélât phénoménal, c’est-à-dire un corrélât qui

est manifestement de l’être réel (…) Ecartons, par conséquent, l’espérance chimérique

d’en atteindre l’essence à l’aide d’intuition ! (…) La connaissance doit donc se contenter

d’être un minutieux et patient déchiffrage, sous la forme d’un essai (Versuch) procédant

sur la base d’ «hypothèses régulatrices » (Werke XIV 322) et s’appliquant à bien

« décrire » les phénomènes plutôt qu’à les expliquer par raisons et preuves »336.

335 NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, cité par GRANIER (J.), NIETZSCHE, op. cit., pp 58-59 336 idem, pp 60--61

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L’interprétation fait advenir de nouveaux possibles à la lecture et instaure selon

les mots de Georges POULET « la coïncidence de deux consciences »337, car « (…) un

livre est toujours, par nature, en attente de lectures : lectures plurielles car il est autant de

lectures possibles que de lecteurs potentiels, et chacune d’entre elles prolonge l’œuvre,

lui donne un supplément d’être, un surplus de sens. Le temps est venu, à présent, de

déployer l’éventail des lectures suscitées par le romanesque balzacien. »338

Le texte est inépuisable et autorise d’innombrables interprétations. Alors que

BAUDELAIRE s’étonne que « (…) la grande gloire de BALZAC fût de passer pour un

observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire,

et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était

animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves.

Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa

Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le

malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la

comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez BALZAC, même les

portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la

gueule. C’est bien BALZAC lui-même »339. Il méritait le vibrant hommage rendu par

BAUDELAIRE lui-même à la fin du Salon de 1846 car, « (…) les héros de l’Iliade ne

vont qu’à votre cheville, Ô Vautrin, Ô Rastignac, Ô Birotteau (…) et vous Ô Honoré de

337 Sous la direction de POULET (G.), Les Chemins actuels de la critique, op. cit., p 9 338 GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Hatier, 1987, p 97 339 BAUDELAIRE (C.), Cité dans BALZAC La Comédie humaine, édition présentée par Pierre DUFIEF et Anne-Simone DUFIEF, « BALZAC lu et relu par les écrivains et les critiques », Villeneuve-d’Ascq, Omnibus, 1999, pp 1121-1122

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BALZAC, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romanesque et le plus poétique

parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein. »340

Ajoutons avec Michel SERRES que « (…) Nous n’avons pas bien regardé les

toiles. BALZAC, cependant les fait voir (…) Son tableau fluctue et doute, il passe le

fleuve du temps… »341.

Si le tragique nietzschéen a un lien avec le tragique balzacien, c’est par le fait que

le dépérissement des valeurs induit un rien, une vacuité. Or, parler du dépérissement des

valeurs revient à se poser cette double question liée au nihilisme historique : Quel est le

sens de l’histoire ? L’histoire a-t-elle une fin ? De MARX à HEGEL, nous apprenons que

le processus historique est engagé dans une direction que l’on ne peut pas remettre en

cause ; pour eux, l’humanité se rapproche de son stade de développement

maximal lorsqu’il ne l’aurait pas atteint ainsi que le souligne ici Michel HAAR

: « Qu’est-ce qui a lieu, ou advient au sens fort, après la « fin de l’histoire » ? Pour

HEGEL, rien de nouveau. L’Esprit universel a accompli son parcours, a transformé toute

son expérience − toute expérience possible − en savoir. Toutes les figures parcourues,

tous les principes acquis sont conservés et inoubliables en soi. L’oubli comme le temps

lui-même ne sont qu’apparents : ils sont la permission donnée à de nouveaux figurants de

jouer l’ancien répertoire désormais immortel et échangeable.»342

HEGEL, voilà un « impersonnel », un « périphérique » comme les exècre

NIETZSCHE. A en croire Alexis PHILONENKO : « Il se serait regardé comme la fin de

340 BAUDELAIRE (C.), Curiosités esthétiques, Salon de 1846, chapitre XVII, « De l’héroïsme de la vie moderne ».cité dans Ecrits sur l’art, « Peintre de la vie moderne », Paris, Garnier Flammarion, 1990, p 394 341 SERRES (M.),in Revue Le Débat, « Sur le Déterminisme », n°15, septembre−octobre 1981, p 95 342 HAAR (M.), La Fracture de l’histoire−Douze essais sur HEIDEGGER, op. cit., p 10

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l’histoire dans sa réalisation d’homme (…) il a toujours eu conscience d’être le premier à

pénétrer l’origine de l’intériorité du logos − comme on le voit dans la Phänomenologie

des Geistes−, et que ce mouvement, parce qu’il était un moment absolu, faisait de lui le

philosophe ultime. Cela est sûr. Comme il est sûr que KANT a prétendu achever le débat

de la philosophie première dans les trois Critiques. En règle générale − s’il n’est pas

empirique−, le philosophe au sens classique, prétend mettre fin à une dialectique

générale. Même le plus rassis, Ludwig FEUERBACH, prétendra que ses thèses pour la

philosophie de l’avenir (quoique répudiées par son temps), comme ses idées, les vérités

simples, seront reconnues. »343

Quant au matérialisme historique issu de la doctrine marxiste, il ne nous dispose

plus à l’étude d’un homme au sens d’une essence abstraite d’origine métaphysique, mais

plutôt à l’étude d’une structure sociale, d’un mode de production. C’est une critique de

tout au-delà du philosophique et du religieux, refusant de voir que « …les hommes,

lorsqu’ils se rassemblent, ne se transforment pas en une autre espèce »344 ou, mieux,

prophétisant l’idée que l’homme est foncièrement un être altruiste et philanthropique, le

marxisme semble avoir ignoré que : « (…) Malfaisants, les hommes font preuve d’une

méchanceté jamais vaincue par le temps, jamais adoucie par un bienfait. »345

S’insurgeant contre cette idéalisation de l’historicité, NIETZSCHE appelle

nihilisme346 ces « idéologies de clôture ». Afin d’éviter toute querelle relative à

343 PHILONENKO (A.), NIETZSCHE−Le rire et le tragique, op. cit., pp 51-52 344 STUART (M.), A System of Logic, Livre VI, chapitre IX, cité par MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme et la Condition Naturelle de l’homme : les Limites de l’Optimisme », op. cit., p 66 345 MACHIAVEL (N.), Le Prince, op. cit., pp 79-80 346 « Attitude qui consiste à nier les valeurs morales et intellectuelles d’un groupe social, à refuser l’idéal collectif d’un groupe ». Cf. Grand Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1984, p 7387

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l’apparition de ce vocable, il est judicieux de restituer son emploi dans le glossaire

nietzschéen, selon l’usage du philologue.

Avant d’en arriver à NIETZSCHE, disons que le terme a été utilisé comme mot

générique pour caractériser des courants et des positions philosophiques disparates. Il

évoque spontanément les idées de négation, d’athéisme, de scepticisme, de violence,

d’égoïsme, de solipsisme, de désespoir, de décadence, et / ou de pessimisme. Il s’est

présenté comme un mouvement vecteur de valeurs nouvelles face à une civilisation qui

présentait déjà des signes de déclin. « On peut aller chercher très loin, dans la légende et

dans l’histoire les précurseurs du nihilisme. »347 On pourra par exemple convoquer

Prométhée, Caïn ; nous souvenir des doctrines d’EPICURE. Nous pouvons évoquer les

noms du Marquis de SADE et de GOETHE, sans omettre le rôle du romantisme.

Cependant, il est important de remarquer que l’esprit de rébellion, de refus,

d’immoralisme ne prend des accents que dès la fin du XVIIIe siècle ; ce qui signifie que

le nihilisme est un mouvement absolument moderne comme le corrobore l’italien Gianni

VATTIMO348 pour qui, la culture post-moderne est résolument nihiliste. Elle n’a pas à

vouloir en sortir, mais elle doit au contraire l’accepter.

Apparu en Russie au XIXe siècle, le nihilisme a désigné dans un premier temps un

« état de désespérance propre à tous ceux qui ne savaient que faire de leur vie »349. Après

1870, le nihilisme évolua dans le sens d’une critique du capitalisme et du régime tsariste

en place.

347 Encyclopédie Universalis, corpus IX, 1985, p 357 348 VATTIMO (G.), La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987 349 JULIA (D.), Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 1994, p 191

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Confondu dès lors au mouvement anarchiste, le nihilisme s’opposera ensuite à la

révolution car son objectif ne sera plus de détruire, mais d’instaurer un ordre nouveau,

dissident, résistant au vieux monde et donnant les fondements d’un ordre alternatif.

Nihilisme. A la fin du XIXe siècle, NIETZSCHE, en diagnostiqueur, utilisait le

concept pour indexer la maladie qui gangrenait l’occident chrétien. Il en prophétisait

également l’aggravation dans les siècles futurs. En fait, le mot est d’un double emploi

chez lui. Seul le nihilisme passif ou réactif − qualifié par NIETZSCHE de « volonté de

néant » − répondra exactement à l’idéalisation de l’historicité opérée par HEGEL et

MARX. On ne dira jamais assez que ces deux philosophes pensent que le processus

historique est engagé dans une direction déterminée par la Raison et par les forces de

production, que l’on ne peut remettre en cause, et que l’humanité se rapproche de son

stade de développement optimal. Le nihilisme nietzschéen se veut une entreprise critique

à laquelle sont dénoncées les fausses valeurs et les illusions sur lesquelles reposait la

métaphysique depuis PARMÉNIDE. Vers les années 1880, il fait la synthèse de

l’ensemble des emplois que le mot a pu connaître au XIXe siècle et écrit : « Toutefois,

dès que l’homme découvre que ce monde n’est qu’un monde charpenté de besoins

psychologiques et qu’il n’y a absolument pas droit, alors apparaît la dernière forme du

nihilisme qui renferme en soi l’incrédulité à l’endroit d’un monde métaphysique, −

laquelle s’interdit la croyance à un monde vrai. (…) Que s’est-il passé au juste ? Le

sentiment de l’absence de valeur a été atteint lorsqu’on a compris que le caractère global

de l’existence ne devait être interprété ni avec le concept de finalité, ni avec le concept

d’unité, ni avec le concept de vérité. Par là, on ne vise ni n’atteint rien (…) bref, les

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catégories de finalité, d’unité, d’être, avec lesquelles nous avons établi une valeur au

monde se détachent de nous dès lors le monde paraît sans valeur… »350.

En proclamant ad vitam aeternam « la mort de Dieu », NIETZSCHE s’est fait le

hérault du nihilisme et par delà même, son principal théoricien. Dans un de ses ouvrages

majeurs, Le Nihilisme européen, il s’horrifiait déjà de cette culture qui allait à la perte et

lançait ce cri d’alarme : « Les grandes choses exigent qu’on les taise ou qu’on en parle

avec grandeur : avec grandeur veut dire avec cynisme et innocence. Ce que je raconte,

c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir

autrement : l’achèvement du nihilisme. Cette histoire peut déjà être contée : car la

nécessité même est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par cent signes, ce destin

s’annonce partout ; pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont déjà

préparées. Notre civilisation européenne tout entière se meut déjà depuis longtemps sous

la tension torturante qui croît de décade en décade, comme pour finir en catastrophe :

inquiète, violente, précipitée : comme un courant qui veut en finir, qui ne réfléchit plus,

qui craint de réfléchir. »351

Pour le penseur de la volonté de puissance, la civilisation européenne se meut

dans une attente fatale qui croît de jour en jour et qui la mène vers la catastrophe. Le

nihilisme est donc pour lui une caractéristique de la civilisation occidentale à un moment

de son histoire, « (…) celui de la mort de Dieu et de la dévalorisation des valeurs »352.

350 Cité par DOMENACH (J.-M.), Approches de la modernité, Paris, Editions Marketing, 1986, pp 139-140 351 NIETZSCHE (F.), Le Nihilisme européen, Paris, Editions Kimé, 1997, p 29 352 EWALD (F.), in Magazine littéraire n° 279, “Histoire du mot”, p 18

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Voilà que le nihilisme nietzschéen se retourne en un phénomène dont

l’intelligence suppose une reprise de l’histoire entière de la culture occidentale. Car en

établissant son diagnostic, NIETZSCHE démontre que le nihilisme est attaché à la culture

occidentale depuis précisément SOCRATE, en passant par ROUSSEAU et JÉSUS-

CHRIST : « Le nihilisme se tient devant la porte : d’où nous vient de tous les hôtes cet

hôte le plus sinistre ? − il est erroné de prendre la « détresse sociale », ou bien les

« dégénérescences physiologiques » ou bien même la corruption, pour la cause du

nihilisme. C’est l’époque la plus honnête, la plus propice à la sympathie. La détresse, la

détresse spirituelle, physique, intellectuelle n’a absolument pas en soi le pouvoir de

produire le nihilisme (c’est-à-dire le refus radical de la valeur, du sens, de la

désirabilité). Ces détresses permettent encore des interprétations tout à fait différentes.

Mais c’est dans une interprétation bien déterminée, celle de la morale chrétienne, que se

trouve le nihilisme. Le déclin du christianisme − dans sa morale (qui est inséparable) −

qui se tourne contre le Dieu chrétien (le sens de la véracité, hautement développé par le

christianisme, éprouve du dégoût devant la fausseté et le caractère mensonger de toutes

les interprétations chrétiennes du monde et de l’histoire. Contrecoup du « Dieu est

vérité » sur la croyance fanatique du « Tout est faux ». Bouddhisme de l’action…). »353

Ce que dit NIETZSCHE, en clair, est que le déclin du christianisme et de ses valeurs est

mesurable dans le coup porté contre Dieu…

En indexant le nihilisme réactif, il dénonce la maladie historique ; s’insurge contre

la condamnation du Devenir et de l’existence au profit des idéaux ascétiques. Tandis que

La Naissance de la tragédie démasque le renversement socratique − la subordination de

353NIETZSCHE (F.), Le Nihilisme européen, op. cit., p 31

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l’instinct de création à l’instinct du savoir : la conscience −, La Généalogie de la morale

montre comment par le ressentiment, les esclaves ont triomphé de la noblesse : de la

période archaïque à la période impérialiste, l’aristocratie a perdu son pouvoir ; à l’ère

capitaliste et démocratique, l’Etat loi égalitariste opprime les individualités et donne le

pouvoir à la plèbe. Dans Humain trop humain, NIETZSCHE devient plus corrosif dans

son « analyse clinico-chimique » : il orchestre la dissolution des fondements et des

valeurs de la modernité, du cogito, de la vérité et de Dieu.

Une inversion s’opère du dedans la pensée de NIETZSCHE. Cette pensée va se

voir privée de centre ; elle ne tâchera plus de rechercher des fondements fermes et

immuables. Elle s’ouvrira au monde en figure désordonné célébrant le non-sens,

car : « La connaissance de l’origine augmente l’insignifiance de l’origine »354. Avant

tous, NIETZSCHE fait la critique de la métaphysique de l’origine avec son identité close.

A la vérité, dès le deuxième aphorisme de Ainsi parlait Zarathoustra,

NIETZSCHE commet la mort de Dieu : « Serait-ce donc possible ! ce vieux saint dans sa

forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »355. A partir de cet instant, le

nihilisme, traversant le philosophique, le littéraire et le politique, transmue en une

catégorie ontologique. Sous ce prisme, le nihilisme radical pointe en priorité sa vocation

blasphématoire et scandaleuse : « Dieu est mort ».

On aurait voulu que cette formule fût une stratégie narrative ; qu’elle fût une

parole en « différé » ou, pour parodier Umberto ECO, une formule qui « (…) souffre de

l’absence du sujet de l’écriture et de la chose désignée ou du référent »356. Il n’en est

354 NIETZSCHE (F.), Aurore, vol.IV, in Œuvres complètes, Paris, Gall., coll. « Montinari », 1971, p 144 355 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. ROBERT, Paris, Le Club Français du Livre, coll. « 10/18 », 1958, p 11 356 ECO (U.), Les Conditions de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990, p 374

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pourtant rien. Affirmation excessive ; celle même de la démesure et de la folie.

Provocation énorme.

Comment envisager pareil blasphème ? Etait-ce sagesse, éclat ou ignominie que

l’on peut reconsidérer à la lumière de Blaise PASCAL pour mesurer la gravité du

parricide : « Quel part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n’a eu tant d’éclat, jamais

homme n’a eu plus d’ignominie. Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre

reconnaissable ; et il n’en a rien eu pour lui. »357

NIETZSCHE a toujours parlé par aphorismes. Par énigmes. Sa parole fait signe, à

en croire Simone GOYARD-FABRE : «…Mais la difficulté vient de ce qu’elle est signe

qui indique d’autres signes, ceux-là mêmes que le regard pénétrant du philosophe

découvre et parfois devine autour de lui, dans un monde grouillant qui l’inquiète jusqu’à

l’angoisse et la folie. Or, ce monde alentour, c’est la société des hommes où

s’entrecroisent, se mêlent, voire se confondent ce que l’on nomme couramment la

morale, l’art, la religion, la politique. Il n’est aucun comportement humain qui n’ait une

signification politique ; la politique se glisse partout, mais, bien plus qu’une fibre

constitutive de l’existence humaine, elle en est la forme et l’englobant. »358

Il apparaît que NIETZSCHE n’est pas un banal athée ; une vérité si terrible et

insupportable sort de ses écrits. Connaissait-il l’impact de son propos sur le lecteur ? Car

l’insupportable annexe l’insurmontable − cet informulable qui exprime le cas limite de

notre condition − l’ « impouvoir »359.

357 PASCAL (B.), Pensées, pensée n° 792, Section XII « Preuves de JESUS Christ », Paris, Librairie Générale Française / Le Livre de poche, 1972, p 375 358 GOYARD−FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 3 359 BIYOGO (G.), « Destin paradoxal de la littérature africaine et sa critique », séance inaugurale du « café philosophique » de l’Institut Cheikh ANTA DIOP de l’U.N.G., septembre/octobre 1999

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Mais la philosophie de NIETZSCHE insupporte des termes comme « impossible»,

« insurmontable », « impouvoir ». En effet, et contrairement à Arthur

SCHOPENHAUER, « le ténébreux éclaireur »360 pour qui les hommes sont tous des

« (…) bagnards de Toulon, compagnons d’infortune d’une colonie pénitentiaire »361,

NIETZSCHE rompt avec cette vision d’une humanité moribonde, de moindre valeur.

Bagnards de Toulon ! voilà autant des coïncidences… Nous serions moins étonnés de

savoir que « (…) son Excellence a maintenant la certitude la plus complète que le

prétendu Vautrin, logé dans la Maison−Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon,

où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort. »362.

Mais revenons à « la mort de Dieu » pour tenter de l’éclairer sous un autre

jour : « L’insensé − N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne

en plein jour et se mettait à courir sur la place public en criant : « Je cherche Dieu, je

cherche Dieu ! » Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu,

son cri provoqua un grand rire. S’est-il perdu comme un enfant ? S’est-il embarqué ? A-

t-il émigré ? Ainsi criaient-ils et riaient-ils pêle-mêle. Le fou bondit au milieu d’eux et

les transperça du regard. « Où est Dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons

tué, vous et moi ! c’est nous tous qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous

fait cela ? (…) La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir

dieux nous-mêmes pour simplement, avoir l’air dignes d’elle ? Il n’y eût jamais action

360 JACCARD (R.), La Tentation nihiliste, op. cit., p 83 361 idem, p 83 362 Le Père Goriot, p 196

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plus grandiose et, quels qu’ils soient, ceux qui pourront naître après nous appartiendront,

à cause d’elle, à une histoire plus haute que jusqu’ici…»363.

La vérité nietzschéenne se reflète souvent dans un miroir brisé. L’aspect

dramatique de « la mort de Dieu » laisse la foule étonnée, amusée. Elle ne soupçonne pas

encore - et sans doute jamais - les périls suspendus sur son destin, à l’issue du parricide

suprême. En fait, cette foule est depuis longtemps installée commodément dans

l’athéisme, ces adeptes du progrès, qui n’exigeront que leur part de bien-être en échange

de la liberté. Voilà pourquoi il y a cette « mésécoute »364 entre le rebelle, le penseur de

l’ivresse, le visionnaire appelé par NIETZSCHE le fou et la foule. Car le message que

NIETZSCHE chargera tour à tour l’insensé ou « l’homme sans nom » n’est ni cynique,

ni serein. Mais quand l’homme saisira la portée de cette nouvelle, il sera en proie au

vertige, et il va lui falloir désormais accomplir une œuvre qui dépasse ses capacités

actuelles : la perte de l’unité du sacré et du rationnel dans sa facture onto-théologique,

jette l’homme hors de tout refuge et le voue à un total abandon. Il se découvre dans le

monde aussi démuni qu’un enfant qui a perdu ses parents, seul, sans appui, littéralement

déraciné ; ou après un parricide qui vient à l’écraser lui-même, comme si on eût pas la

force de retenir la pierre de Sisyphe.

363 NIETZSCHE (F.), Le Gai savoir, trad. A. VIALATTE, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1950, aphorisme n°125, pp 169-170 364 « ..Altération interne de l’écoute orchestrée par la parole de l’Etre elle-même (…) Car pour débrouiller la Mésécoute de la parole de l’Etre, pour entendre sa terribilité, il convient d’avoir un rapport authentique avec l’origine profonde des êtres et des choses. Or, ce qu’aurait perdu le monde moderne, au terme de son occidentalisation à outrance, c’est l’écoute, et plus encore la capacité de se laisser enseigner dans le silence, sans prétention que l’on puisse apporter quoi que ce soit, abandonnant toute volonté, toute projection, tout vouloir confinant l’Autre à ce qu’il n’est pas et ne peut être ». Cf. BIYOGO (G.), Origine Egyptienne de la philosophie. Au-delà d’une amnésie millénaire : le Nil comme berceau universel de la philosophie, Paris, Editions du Ciref / I.C.A.D, 2000, p 83

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A l’instar de HÖLDERLIN pour qui la séparation des hommes et des dieux,

l’abandon de la terre par les dieux donnait lieu à une imprécation, HEIDEGGER, avec la

notion de « déréliction »365 ou « être-jeté » instituait sans cesse des perspectives

nouvelles à l’homme. NIETZSCHE, en annonçant la mort de Dieu, avait déjà instruit une

nouvelle révolution au niveau de la manière d’être du monde privé de Dieu, d’espérance

en terme d’extériorité. Point de fatalité, mais une invitation à faire advenir la volonté de

puissance. La volonté de puissance serait alors l’aptitude à créer à partir de ce grand vide,

en formulant le désir de désirer. Elle exprime l’affirmation la plus élevée de

l’exister portée par le « surhomme ». C’est Zarathoustra l’éternel créateur, le

convertisseur- transmutateur des valeurs selon le registre héraclitéen : « Un homme pour

moi vaut mille s’il est le meilleur. »366 Le surhomme, remplaçant l’homme faible, est le

bâtisseur général, créateur des valeurs ; le supérieur de l’homme grégaire collectivisé et

nivelé par la morale utilitariste. De là s’abolit la frontière entre hier et aujourd’hui −

l’homme devient un pont qui doit être surmonté − l’ « Eternel retour » nietzschéen et le

« Retour des personnages » chez BALZAC, affirmeront ce vouloir chaque fois

renouvelé de se dépasser, de s’inventer, de s’excéder, de se surhumaniser, face au

gouffre, à l’abîme.

BALZAC serait-il un de ces penseurs précurseurs du programme de réinvention

des ruines propres à NIETZSCHE ? A-t-il témoigné de cette désorientation nihiliste dans

ses œuvres avant NIETZSCHE ? A-t-il actualisé selon les mots de Marthe ROBERT

« (…) le continuel renversement de valeurs qu’il suppose et le dérangement de sa propre

365 « L’être-jeté est le genre d’être d’un étant qui est chaque fois lui-même ses possibilités de telle sorte qu’il s’entend en elles et à partir d’elles ( qu’il se projette sur elles) ». Cf. HEIDEGGER (M.), Être et Temps, trad. F. VEZIN, Paris, Gall., 1986, p 229. 366 HÉRACLITE (D’.), cité par NIETZSCHE (F.), Ecrits posthumes, Paris, Gall., 1975, p 234

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réalité (…) »367 ? Ses œuvres n’ont-elles pas des traits intimes avec la pensée

nietzschéenne ? On peut le penser, tout en demeurant prudent : « Gardons-nous ici de

tomber dans les travers communs qui est de prêter à un romancier les opinions de ses

personnages mais, lorsque, dans un même roman et sur la même société, trois

personnages aussi différents que Mme de Beauséant, que Goriot, que Vautrin portent le

même verdict (Vautrin « m’a dit crûment ce que Mme de Beauséant me disait en y

mettant des formes »), on peut bien commencer à penser que l’auteur est du même avis.

Ce verdict est clair : cette société est scélérate. Et dès lors, il n’y a plus qu’une

solution : la vaincre. »368

De ce que la réalité dissimule des contradictions sociales que dévoile le texte

littéraire, le mensonge romanesque est autrement plus vrai que le silence du réel. Le texte

serait « (…) peut-être pour l’essentiel, critique, oppositionnel ou polémique… »369, nous

interpellant d’objectiver ces contradictions en précisant que, observateur d’une société en

pleine mutation, en pleine crise, BALZAC explorera de mille manières la réalité pour en

délivrer une autre face ; pour annoncer, à sa manière, l’« Etoile de JACOB »370 ou

l’ « Etoile de Noël ». Un vide traverse la culture et l’histoire : c’est la prise de conscience

du recul de la sainteté. Mais a-t-on vraiment saisi la portée de cette expérience

questionnante qu’est le romanesque chez BALZAC ? S’en est-il allé sans nous en

dévoiler le secret ? Le mot de l’allemand Ernst Robert CURTIUS semble

éclairant : « BALZAC sentait en lui-même quelque chose qui demeurait pour tous

367 ROBERT (M.), KAFKA Paris, Gall., coll. « Pour une bibliothèque idéale », 1968 368 MARCEAU (F.), Préface du Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Gall., coll. « Folio Classique », 1971, p 11 369 COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1998, p 14 370 L’Etoile de JACOB est une bonne chose, un bon signe pour tous ceux qui veulent le bien.

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incompris, pour tous inconnu. Toute la gloire et tout l’amour qui lui furent donnés en

partage ne pouvaient rien changer à cela. En lui habitait un secret, qu’il emporterait dans

la tombe. « Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens »,

(…) dit-il quelque part en parlant de son œuvre. On devine aussi dans ces quelques mots,

bien qu’ils ne se rapportent pas aux couches les plus profondes de Balzac, le même

sentiment d’être habité par un secret. »371

Cette déclaration sur BALZAC devrait être comprise avec prudence car, « (…)

pour qui connaît la langue balzacienne, cette phrase contient plus de choses qu’il n’y

paraît tout d’abord. »372 Sa prédiction s’adresse à ces spécialistes qui voudraient épuiser

le mystère de l’ « horreur du vide », ou pour parler comme Daniel OSTER, du « malheur

du texte »373, du « gel de la sainteté »374.

BALZAC fait mystère à BALZAC, s’y maintient pour éprouver le réalisme lui-

même, et lui opposer un secret, une énigme jamais complètement accessible. C’est cette

part cachée, restée intacte qui nous fait dire qu’il y a un néo-réalisme chez BALZAC, qui

fait esquive au réel, échappe au « donné brut », et s’ouvre dans une nouvelle esthétique

du secret par quoi il annonce les temps modernes. BALZAC se soustrait au réalisme.

Au sortir des deux révolutions (1789−1830), la France est confrontée à une crise

des valeurs qui va ébranler les mentalités. En effet, traumatisé par les atrocités de la

révolution, ayant vu la mort, transi par cette barbarie à visage humain, BALZAC va

afficher à la face du monde, une attitude de défi, d’arrogance, de révolte et de nihilisme

dans Le Père Goriot.

371 CURTIUS (E. R.), BALZAC, traduit de l’allemand par H. JOURDAN, Paris, Bernard Grasset, 1933, p 9 372 idem, p 10 373 OSTER (D.), « Présentation » de Splendeurs et misères des courtisanes, op. cit., p 17 374 idem, p 23

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L’homme moderne a la conscience engluée dans le passé. Il ne peut s’en délivrer

pour créer de nouvelles formes d’existence. Car l’historiographie fondée sur les modèles

du christianisme et de l’hégélianisme lui enseignent une conception linéaire du temps.

Celle-ci revendique la continuité d’un héritage culturel qu’il doit promouvoir. Plus

corrosif, le christianisme défend l’idée qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : « Ce

qui est a déjà existé et ce qui existera est déjà là, Dieu ramène ce qui a disparu »375. Dès

lors, tout est vain, tout se vaut – Dieu a tout pensé et ordonné – l’homme n’a plus qu’à

accomplir les missions que Dieu lui a dévolues, sans plus. Le mieux qu’il puisse faire est

de s’y tenir.

En ce sens, l’histoire devient comme dit HEGEL manifestation progressive de

l’Absolu lui-même. Sans Dieu, il n’y aurait que le pur néant comme le précise

ROMAINS: « Tout est de lui, par lui et pour lui ! A lui la gloire dans tous les siècles.

Amen ! »376. Puisque nous n’avons d’être que par rapport à l’Etre lui-même (Dieu), nous

sommes donc condamnés à lui être absolument semblables : « Quiconque est né de Dieu

ne commet pas de péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui, et il ne peut

pécher, puisqu’il est né de Dieu. C’est par là que se manifestent les enfants de Dieu et les

enfants du diable. Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que

celui qui n’aime pas son frère. »377 Sans lui ( Dieu ), l’homme n’est rien. Pour être

quelque chose, il se doit plier aux exigences de Dieu ainsi libellées dans la Bible : « Non

que nous soyons par nous-mêmes capables de concevoir quelque chose comme venant de

nous-mêmes, mais notre capacité, vient de Dieu. »378

375 ECCLÉSIASTE 3 :15 376 ROMAINS 11 : 36 377 1 JEAN 3 : 9 −10 378 2 CORINTHIENS 3 : 5

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Cette dépendance ontothéologique, cette dépossession de soi se comprend

d’autant mieux dans l’oeuvre de BALZAC par le personnage de Goriot qui en est

l’absolue illustration ; ce « vieux matou »379 comme se plaira à l’appeler Madame

Vauquer. A travers lui, BALZAC mettrait-il en cause les fondements et les valeurs

chrétiennes qui ont structuré l’Occident depuis les millénaires, emprisonnant l’homme et

l’empêchant de voir que la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire, une parodie, un cabaret, est

une pièce de théâtre où chacun invente son rôle ? Tel semble être l’enjeu du parricide

nietzschéen, dont nous partons pour voir en Goriot, le prétexte de la contestation

balzacienne d’un tel attentisme, d’une telle incomplétude et d’une telle résignation. La

nouvelle anthropologie balzacienne fait intervenir un mouvement non fixiste mais fait de

dépassement. C’est dans une acception complètement différente que nous voulons

inscrire notre lecture. Il est donc capital de voir comment, sur le plan référentiel, le

personnage Goriot horizonne une redynamisation de l’interprétation. En effet, le

personnage central d’un roman ne se perçoit-il pas comme « (…) un être de bondissement

et de projet, un être des lointains, un pouvoir−être… »380. Puisque le Père ne meurt pas si

nous préservons sa grammaire ; puisque l’hypostase de la Loi représenterait encore notre

entrée dans « le monde du langage, de la culture, de la civilisation »381, BALZAC

instruira une signification tout autre avec « la mort du père Goriot » − afin d’authentifier

cette humanité autre, celle qui cristallise l’impossibilité de l’héritage culturel mensonger

− la faiblesse de la sainteté est trahie ici, démasquée au grand jour. Le grand-œuvre de

BALZAC démonte les idoles, sonne le glas des idéaux transhistoriques et intemporels

379 Le Père Goriot, p 35 − Notons que ce groupe de mots est mis délibérément en italique dans le texte par BALZAC lui-même. 380 BEAUFRET (J.), Introduction aux philosophies de l’existence, Paris, Denoël, 1971, p 17 381 FAGES (J.-B.), Comprendre Jacques LACAN, Paris, Privat, 1971, p 17

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pour que tout s’effondre et que le chaos dionysiaque s’installe, comme cet Eternel retour

qui saisit le même en transformant l’identité…

Comment alors démasquer chez Goriot, dénommé à la fin de la deuxième année le

père Goriot par la veuve Vauquer382, La figure sur laquelle va s’opérer le parricide

fondateur ? En quoi le malentendu avec les autres pensionnaires de la Maison Vauquer

caractérise-t-elle « (…) une façon de ne pas être sa propre coïncidence »383 ?

Goriot renvoie aux « poubelles de l’histoire », le conservatisme : « Sous l’empire,

s’effectue la fusion entre le personnel révolutionnaire et un certain personnel d’Ancien

Régime, la société se transforme et devient à proprement parler la société révolutionnée,

c’est-à-dire la société telle qu’elle se définit dès lors que la Révolution a eu lieu. La

Restauration signifie l’éviction de Goriot : son argent garde toute sa valeur, mais il faut

taire son origine (…) Tout le mépris aristocratique de la duchesse se lit dans les

déformations qu’elle se plaît à infliger au nom même de Goriot, ainsi que dans ses

formulations ironiques : il s’agit bien d’une charge antibourgeoise, la morgue contre

l’histoire réelle. »384

Il faut taire l’origine de Goriot pour qu’émerge selon une expression balzacienne

et bientôt nietzschéenne, « l’homme supérieur »385. Mais de quelle origine s’agit-il au

fait ?

Dans sa lettre à Mme Hanska, BALZAC écrit : « (…) Le Père Goriot, une

maîtresse œuvre ! La peinture d’un sentiment si grand que rien ne l’épuise, ni les

382 Le Père Goriot, p 32 383 SARTRE (J.-P.), L’Etre et le Néant, Paris, Gall., 1943, p 119 384 BARBÉRIS (P.) cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 193 385 Le Père Goriot, pp 119, 139, 135 et 191

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froissements, ni les blessures, ni l’injustice ; un homme qui est père comme un saint, un

martyr est chrétien. »386

Allant au devant du sens, André MAUROIS, dans son essai intitulé De La

BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir387, infinitise l’état de déliquescence

du roman balzacien jusqu’à lui adjoindre un motif de la rétractation, une tension qui

épelle l’horizon du doute, mais attachée au dépassement du « déjà-là de ce

désastre »388 : Non, le monde n’est pas beau. Le jeune Rastignac, qui assiste à l’affreuse

agonie du père abandonné, assassiné par ses filles, demeure épouvanté par cet horrible

spectacle. « Qu’as-tu donc ? lui demande Bianchon, tu es pâle comme la mort. »389 Et

Rastignac de répondre : « Mon ami je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un

Dieu. Oh ! oui, il y a un Dieu et il nous a fait un monde meilleur, où notre terre est un

non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et

l’estomac horriblement serrés. »390 Ceci prouve que l’idée d’un monde absurde n’est pas

neuve et que BALZAC l’avait conçue avant le XXè siècle. Mais pour la repousser.

BALZAC aime le monde jusque dans ses aspects monstrueux et c’est pourquoi ALAIN

le jugeait plus près que STENDHAL de la véritable charité, « (…) par une indifférence

presque ecclésiastique, comme d’un homme qui confesse fort vite. Et il est vrai que

BALZAC donne très facilement l’absolution. Il est hors de doute, après le plaidoyer de

Vautrin, qu’aux yeux de son créateur, Vautrin est absous. Que Rastignac aille dîner chez

386 « Lettre à Mme Hanska » du 18 octobre 1834, Bibliophiles de l’original, 1967, T. I, p 257 387 MAUROIS (A.), De La BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir, Paris, Fayard, coll. « Les Grandes Etudes Littéraires », 1964 388 BIYOGO (G.), « Appropriation et Délocalisation du paradigme de l’évidemment dans la pensée littéraire contemporaine−Pour une économie générale de l’inapprochable », op. cit., p 9 389 Le Père Goriot, p 320 390 idem, pp 320-321

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Mme de Nucingen, le jour de l’enterrement, est une autre forme d’absolution, ou au moins

d’acceptation. »391

La mort de Goriot achève d’en faire un martyr, tué par la main même de ses

« créatures ». Avec la passion silencieuse de Goriot, nous touchons ici au drame divin

que romance BALZAC.

Goriot est donc l’image du christianisme qui décline et ouvre de nouvelles

possibilités. Pour saisir, par séquence, le flux mouvant de cet ordre chrétien et en dégager

une interprétation tragique, nous avons requis d’analyser les derniers instants de Goriot,

c’est-à-dire lors de l’agonie. Cette interprétation s’inspirera du commentaire de Gérard

GENGEMBRE précédemment cité à la page 498, du livre par nous lu.

« Si l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »392, proposition puissamment

sartrienne et prométhéenne, force est de reconnaître que le père Goriot parcourt son

chemin de croix s’éprouvant comme Dieu. En d’autres termes, le mythe du CHRIST

sacrifié est exploré par BALZAC.

De même que JÉSUS−CHRIST est mort par amour inconditionnel et divin pour

les hommes : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique, afin que

quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle »393, de même le père

Goriot choisit à l’instar du « fils de l’homme » de mourir par « amour » pour ses filles.

Voilà une forme d’ « ironie »394 cinglante − l’ « Enfant Dieu » et Goriot sont décrits par

391 MAUROIS (A.), De La BRUYERE à PROUST−Lecture, mon doux plaisir, op. cit., pp 97-198 392 SARTRE (J-P.), L’Existentialisme, Genève, Editions. Nagel, 1970, p 22 393 JEAN 3 : 16 394 (Etudes réunies et présentées par Eric BORDAS), Ironies balzaciennes, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot Editeur, 2003

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un parallélisme frappant. Vue sous cet angle, l’ironie de ces deux personnages est l’autre

nom de l’histoire du « fripon » relatée par Sigmund FREUD.

Un lundi matin, alors qu’on l’amène au gibet, le fripon s’écrie : « Voilà une

semaine qui commence bien ! »395 Le caractère auto-renversant, auto-refutant de cette

remarque est tout à fait évident, « puisque pour lui, pendant la semaine en question il n’y

aura pas d’autres événements »396.

L’ironie se signale ici par l’inadéquation entre l’apparence et la réalité. Et il n’est

pas jusqu’à BALZAC lui-même qui ne se soit courbé à l’ordonnance de cette « hygiène

littéraire »397. Toute biographie fidèle de BALZAC arrime sa vie à l’état désastreux de

ses finances et des dettes qui pèseront sur lui. En dépit de cette situation, la vérité

déroutante que nous rapporte Théophile GAUTIER légitime notre sens de l’ironie : « (…)

Près de ces volumes un bouquin à physionomie sinistre, relié en maroquin noir, sans fers

ni dorure, attira nos regards : « Prenez-le, nous dit BALZAC, c’est une œuvre inédite et

qui a bien son prix ». Le titre portait : Comptes mélancoliques, il contenait la liste des

dettes, les échéances des billets à payer, les mémoires des fournisseurs et toute la

paperasserie menaçante que légalise le Timbre. Ce volume, par une espèce de contraste

railleur, était placé à côté de Contes drolatiques, « auxquels il ne faisait pas suite »,

ajoutait en riant l’auteur de la Comédie humaine. »398

395 FREUD (S.), Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gall., coll. « Folio / essais », 1988, p 400 396 idem, p 401 397 GAUTIER (T.), cité dans BALZAC la Comédie humaine ( Présentation de Pierre DUFIEF et Anne-Simone DUFIEF ), op. cit., p 1093 398 GAUTIER (T.), cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit., p 1096

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Pour examiner l’exemple donné par Sigmund FREUD, le fripon se soustrait à la

réalité de sa mort prochaine pour s’installer, le temps de sa remarque, au-dessus de sa

condition désespérée de condamné à mort. Tout comme le fripon, CHRIST et Goriot, qui

se signalent par un même procédé, éclipsent une réalité extérieure qui leur est

irréconciliée. Ce faisant, ils nous épargnent le poids de leur souffrance, tout en épargnant

cette même souffrance à eux-mêmes.

En refusant de s’apitoyer sur leur sort, SOCRATE, JÉSUS et Goriot barrent

l’accent psychique de leur souffrance et banalisent les inconvénients aléatoires de leur

choix du fait de leur dimension symbolique et de leurs idéaux universels.

La psychanalyse littéraire nous instruit qu’un fantasme est toujours sous-jacent à

l’œuvre dans l’élaboration d’un récit. Comme le rêve, un désir inconscient fait surgir un

certain nombre d’éléments qui sont soumis à cette élaboration secondaire spécifique que

constitue le travail artistique de l’écrivain. Quel est le désir à l’origine du récit de

BALZAC ? L’une des clefs de ce fantasme inconscient ne se traduit-elle pas par

l’indexation d’une forme de dissimulation ou de refus de la vérité ? …

« Il y a comme ça des petites évidences qui dorment enroulées sur elles-mêmes et

qu’il faut bien se décider à réveiller un jour. »399 Essayons d’être plus précis pour

entendre ces petites évidences…

Le père Goriot meurt des « crimes » de ses filles, qu’il prend sur lui. Renié par

elles, il se trouve dans la situation du CHRIST sur la croix comme pour rendre compte

399 CRISTIANI (H.), Il est libre Max !, Paris, Balland, 2003, p 13

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qu’il y a interlocution entre les deux passions ; ils vivent tous les deux par procuration :

Goriot ne vit que par ses filles : « Mes chers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs que

je dois votre présence (…) Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. »400 Parlant

d’ « EMMANUEL »401, ce dernier, comme pour faire écho à Goriot dira : « Je vous ai

parlé ainsi, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète / Voici mon

commandement : Aimez-vous les uns les autres, comme Je vous ai aimés / Il n’y a pour

personne de plus grand amour que de donner sa vie pour les autres. »402

Il est possible de soutenir l’hypothèse que nous sommes visiblement en présence

de deux personnages d’une qualité rare, entrouvrant peut-être une porte sur l’infini, ce

lien entre altérité et transcendance si bien souligné par Emmanuel LEVINAS : « Je

m’approche de l’infini dans la mesure où je m’oublie pour mon prochain… Je

m’approche de l’infini en me sacrifiant. Le sacrifice est la norme et le critère de

l’approche. Et la vérité de la transcendance consiste en la mise en accord des discours et

des actes. »403 Il ne fait pas de doute que le parallélisme est si frappant entre la mission

de la grâce victorieuse du Seigneur JÉSUS, le Fils de Dieu sur terre et le trajet christique

de Goriot auprès de ses filles. Qu’il nous souvienne le supplice dont a été l’objet « le

Christ de Dieu »404 durant sa passion car il a fallu auparavant « qu’il souffre beaucoup et

qu’il soit rejeté par cette génération »405, et les calomnies subies par Goriot : « Tantôt on

400 Le Père Goriot, p 278 401 MATTHIEU 1 : 23 : « Voici que La Vierge sera enceinte ; elle enfantera un fils. Et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie : Dieu avec nous. » 402 JEAN 15 : 11-13 403 LEVINAS (E.), En Découvrant l’existence avec HUSSERL et HEIDEGGER, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, série « Bibliothèque d’Histoire de la philosophie », 1949, rééd. 1967, pour la présente édition, 1994, p 215 404 LUC 9 : 20 405 LUC 17 : 25

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en faisait un espion attaché à la haute police ; mais Vautrin prétendait qu’il n’était pas

assez rusé pour en être. Le père Goriot était encore un avare qui prêtait à la petite

semaine, un homme qui nourrissait des numéros à la loterie. On en faisait tout ce que le

vice, la honte, l’impuissance engendrent de plus mystérieux (…) Puis il était utile, chacun

essuyait sur lui sa bonne ou mauvaise humeur par des plaisanteries ou par des bourrades.

L’opinion qui paraissait plus probable, et qui fut généralement adoptée, était celle de

madame Vauquer. A l’entendre, cet homme si bien conservé, sain comme son œil et avec

lequel on pouvait avoir encore beaucoup d’agrément, était un libertin qui avait des goûts

étranges. »406

La paternité de Goriot, en fait, doit se poser comme précepte de l’identification du

Père à Dieu. Et c’est un peu « Dieu qui meurt en Goriot », figure éponyme de

l’engagement de l’homme dans la mansuétude ; ce qui réactive encore plus le lexique

religieux.

Par ce parallélisme, il s’ensuit une inscription eschatologique du drame : il s’agit

précisément de saisir que, par amour pour nous, pour nous délivrer de la culpabilité du

péché, de la puissance du diable et de la seconde mort, l’« étang de feu », JÉSUS a

souffert la mort sur la croix et « est devenu péché pour nous »407. Il a subi tous les coups

du jugement et de la colère de Dieu contre le péché : « Dieu est amour »408 ; et « il

prouve son amour envers nous, en ce que lorsque que nous étions encore des pécheurs,

CHRIST est mort pour nous. »409

406 Le Père Goriot, p 33 407 Luis Giovano rapporte les propos de saint Paul pour commenter le film de Mel GILBSON « La Passion du CHRIST », in Paris Match n°2857 du 19 au 25 février 2004, p 39 408 1 JEAN 4 : 8 409 ROMAINS 5 : 8

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Ce qui sourd dans cet ancrage religieux, c’est que l’excès d’amour envers nous a

conduit le CHRIST à l’expiation. De même, l’amour de Goriot pour ses filles le conduit à

la mort : « j’ai bien expié le péché de les trop aimer. »410 Il meurt comme CHRIST

prenant désormais place parmi les maîtres de la passion. Nous savons que sur le plan

sociologique, CHRIST et Goriot dérangeaient car ils refusaient de s’accorder avec les

conventions de la société : « Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous ne tirerez rien de

cet homme-là ! il est ridiculement défiant ; c’est un grippe-sou, une bête, un sot, qui ne

vous causera que du désagrément. »411

La fonction de tout interprète devrait être, comme le prévoyait le SARTRE de

Qu’est−ce la littérature ?412, « (…) d’appeler un chat un chat ; si les mots sont malades

c’est à nous de les guérir ; au lieu de cela beaucoup vivent de cette maladie ; la littérature

moderne, en beaucoup de cas, est un cancer des mots… »413.

Manœuvre voulue et fomentée. Soutenir que : « L’amour du monde est à la source

de tout péché. La richesse matérielle est une grande maladie. Ainsi disait JÉSUS, non pas

dans la Bible, mais dans le Kitab al−Zuhd d’IBN HANBAL, père de la jurisprudence

hanbilite et ancêtre de l’actuel wahhabisme saoudien. Dans le même ouvrage, IBN

HANBAL rapporte la réponse de JÉSUS aux Israélites qui critiquaient sa pauvreté : «

Vous avez été égarés par les riches. Avez-vous vu quelqu’un qui désobéisse à Dieu en

cherchant la pauvreté »414, était une niaiserie méritant le rétablissement du « supplice de

410 Le Père Goriot, p 315 411 idem, p 29 412 SARTRE ( J-P.), Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1948, rééd. 1995 413 SARTRE (J.-P.), cité par LÉVY (B.-H.), Le Siècle de SARTRE. Enquête philosophique, Paris, Bernard Grasset / Fasquelle, 2000, p 78 414 FARHI (C.), « Charité bien ordonnée… », in Le Nouvel Observateur, « Un Dieu, deux Livres, trois religions : La Bible et Le Coran », déc. 2003−janv. 2004, p 91

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la roue ». Notre misère témoignerait donc de « la gamme complète de l’humain »415.

Inconcevable. L’impertinence de « l’esprit belge »416, « l’Impiété belge »417 serait-elle le

seul rempart contre l’infaillibilité « prétendue » du « Catholique »418.

Les morts de JÉSUS et de Goriot ne seraient donc que la conséquence de leur

propre dissolution. Elles nous les font mieux connaître, dissipent les illusions et les

consolations trompeuses dont ils étaient porteurs. Ils vivaient sur le mode de la

déchéance, s’enfonçant dans leur solitude aux abords de l’absurdité et de l’impossibilité

415 LÉVY (B.-H.), Le Siècle de SARTRE. Enquête philosophique, op. cit., p 239 416 LÉVY (B.-H.) : « Le jour viendra, insista-t-il, où le monde entier deviendra belge. Les prêtres, ce jour-là, seront traqués. Les pères jésuites persécutés. Les derniers catholiques réduits, comme aux premiers temps, à la clandestinité des catacombes. Des bandes belges déchaînées videront de force les églises. De grandes conspirations s’organiseront, dans le but d’exterminer la race juive. Le nom même de Dieu sera suspect. Le visage de la Vierge insulté. Et de nouveaux cultes naîtront, plus flatteurs, plus aimables, qui chanteront la gloire d’une humanité repue, gorgée de nature et de matières, réconciliée avec elle-même et ses plus écœurantes satisfactions − une humanité qui, s’estimant quitte du malheur, libérée de ses fautes et de ses anciennes misères (…) Ici aussi, nature rimait avec souillure. Naïveté avec méchanceté. Spontanéité avec instinct, démon de perversité. Et alors que, pour l’ « esprit belge », plus on est proche du « naturel », plus on a de chance de toucher à une bonté fondamentale, il croyait − et criait − précisément le contraire : à savoir que l’on n’est jamais si près de l’horreur, jamais si proche de l’inhumanité et de ses manifestations les plus hideuses (le crime, l’inceste, le cannibalisme, le parricide…) que lorsqu’on remonte aux sources de cette fameuse nature humaine. » in Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., pp 255 et 248 417 idem, p 254 418 « Qu’est-ce au juste qu’un catholique ? reprit-il (LEVY rapporte ici les propos de BAUDELAIRE), très pédagogique. Quelqu’un qui croit au Mal. Au péché originel. C’est-à-dire, pour parler clair, qui ne croit pas à la fusion spontanée des cœurs ; qui ne parie pas sur l’harmonie native des passions, des désirs, des intérêts ; qui doute que la chair soit heureuse ; que la nature soit accueillante ; c’est quelqu’un qui oppose aux songes creux des optimistes dont il venait de faire le procès la rude réalité d’une inconciliable humanité (…) FLAUBERT était catholique, par exemple. Intégralement catholique. Et il en voyait pour preuve, non les messes où il allait, ou les cierges qu’il brûlait, mais le fait qu’il détestait la nature, abominait ses paysages et ne parlait jamais, dans ses romans, d’arbres ni d’animaux…relisez Bovary, écrivait récemment un chroniqueur français un peu moins belge que de coutume : vous y retrouverez le pur esprit de l’Eglise. (…) SADE était catholique. Oui, j’avais bien entendu : SADE. L’immonde auteur de Juliette. L’abject romancier des Cent Vingt Journées de Sodome. L’infatigable pornographe qui ne se passionna, sa vie durant, que pour des récits de tortures, d’humiliations, de viols. Et s’il était catholique c’est qu’à travers ces descriptions mêmes, à travers leurs violences et leur inlassable cruauté, transparaissait l’image d’un être déchu, modelé dans la pire des glaises et capable, lorsqu’on le rend à ses instincts, des péchés les plus effroyables. (…) Le libertinage, d’une manière générale, était catholique. (…) Le libertin, le vrai, est quelqu’un de bien plus grave ; de bien plus tragique et sombre ; c’est quelqu’un qui sait que les corps sont tristes ; leurs étreintes toujours manquées… (…) De même encore les lesbiennes… « Ah ! imbéciles qui vous interrogez sur l’intérêt que je porte aux femmes damnées − c’est ce catholicisme, et ce catholicisme seulement, que, une fois de plus, je vénère en elles ». (…) Il m’expliqua encore que la mode était catholique car elle témoignait de « l’essai permanent et successif pour réformer la nature, s’élever au-dessus de la nature ». Il m’expliqua, de plus en plus exalté, que le dandy est le plus catholique des catholiques puisqu’il est « le parfait symbole de cet arrachement de l’homme à la spontanéité et à l’instinct qui est le dernier mot, n’est-ce pas, du message évangélique. » Cf. LEVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., pp 256, 257 et 258

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de vivre. Ne cherchant pas à sortir de leurs malheurs, mais l’épousant dans son intériorité,

ils deviennent « l’image de cet amour en Dieu unit le Père et le Fils, qui est la pensée

commune des pensants séparés »419.

Symétries, parallélismes… BALZAC utilisera maints procédés pour établir une

analogie entre Goriot, cet « homme inattaquable »420, et le CHRIST qui « (…) pardonne

tout, croit tout, espère tout, supporte tout »421. Aussi la cohérence de l’œuvre

impressionne, mieux, elle fascine car, elle est profonde identification à Dieu.

Gérard GENGEMBRE se chargera des quasars de la chrétienté en faisant

réciproquer JÉSUS dans son Golgotha et Goriot : « Le père Goriot meurt de ses péchés et

des « crimes » de ses filles, qu’il prend sur lui. Abandonné par elles, il se trouve dans la

situation du CHRIST sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’avez-vous

abandonné ? », cet « Eli, Eli, lema sabachtani » se retrouve dans « voilà ma récompense,

l’abandon ». D’ailleurs ce n’est pas la seule des sept célèbres paroles du CHRIST sur la

croix qui soit réutilisée : le « sitio » (« j’ai soif ») est repris par « A boire » et l’on peut

rapprocher « c’est la meilleure des deux » et « l’autre est bien malheureuse » - qui

reprennent en la modulant l’affirmation « Elles sont innocentes » - de « Mon Dieu,

pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », et « Ah ! c’est fini » de « Tout est

consommé. »422 D’où une espèce de réécriture de la tragédie divine. Cependant, la

comparaison entre JESUS et Goriot, aussi pertinente soit-elle, s’arrête là où le CHRIST

éclôt et triomphe de la mort, tandis que Goriot ne ressuscite pas d’entre les morts.

419 LEMAÎTRE (H.), L’Aventure du XXe siècle, Paris, Pierre Bordas et Fils, 1984, p 790 420 Le Père Goriot, p 31 421 1 CORINTHIENS 13 :7 422 GENGEMBRE (G.) Le Père Goriot, op. cit., p 498

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Par ailleurs, estimant que l’éducation moderne est trop par l’institutionnalisation,

BALZAC aurait-il voulu, par le symbole même de la mort du « chinois »423 Goriot, ruiner

les préjugés du monde pour que l’« homme capable de promesse » surgisse ? Et l’homme

de l’avenir dont il est question ici serait différent de l’homme contemporain ; différent de

l’« homme du troupeau », mais un homme libéré de la « moralité des mœurs » et mû par

la volonté de puissance. C’est de ce point de vue qu’on peut soutenir l’hypothèse d’un

BALZAC nietzschéen, en l’occurrence à travers Vautrin, Rastignac et / ou Mme de

Beauséant.

Peut-être cette hypothèse permet-elle de questionner l’impensé véritable de

l’œuvre de BALZAC : la religion du nouveau et la dénégation du sens . Il y a comme

une odeur de « procès »424 dans Le Père Goriot. Il convient de s’interroger sur la

récurrence de la problématique de Dieu dans l’œuvre car, « (…) La présence de Dieu, le

consentement à Dieu sont aussi évidents, aussi nécessaires, aussi absolus dans

l'œuvre de BALZAC, pleine comme le jour de la création, que l’absence,

l’inexistence de Dieu dans l’œuvre de PROUST, procès-verbal d’un monde qui se

détruit. Concurrence à l’état civil est le terme extérieur et conventionnel qui

implique, dans l’intérieur et dans le réel, la collaboration avec le Créateur, et cette

Imitation de Dieu le Père latente dans la Comédie humaine.»425

423 Le Père Goriot, p 50 424 KAFKA (F.), Le Procès, Paris, Gall., 1957 425 THIBAUDET (A.), « Une mystique de la paternité », cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit., p 1130

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L’ennemi balzacien, c’est ce décorum nommé Dieu. C’est lui le coupable qui nous

« (…) empêche de rester calmes à s’occuper de nos petits bonheurs »426. Refusant de

s’appesantir sur le problème des formes célestes (archétypes ou idées platoniciennes)

BALZAC veut nous faire comprendre que l’homme est la fonction terrestre du savoir de

Dieu. En d’autres termes, BALZAC annonce avant l’heure le concept de la

« synchronicité »427 élaboré par l’un des pères de la « psychologie des profondeurs »428

Carl Gustave JUNG, et le Nobel physicien de 1945 Wolfgang PAULI.

Dieu voudrait nous faire croire en lui, mais en croyant à son existence, il faut bien

désespérer de cet « effrayant espoir » qui se meut à l’intérieur du vide. Précisément,

« Goriot−JESUS » meurt : mort insupportable, dans la déréliction, la solitude et

l’abandon total − et pourtant mort presque heureuse par le sentiment de la délivrance

qu’elle représente, par le nouvel espoir d’une fin à présent définitive − fin qui dissipera

les illusions de Rastignac et de ceux qui « … avec Rastignac, du haut d’une mansarde ou

debout sur le pont des Arts, ont montré le poing à la vie et crié au monde : A nous deux !

jurant, sur Le Père Goriot ou le volume à côté, de faire leur trou à coups d’épée − ou de

couteau − prêts à jouer tout, et, pour forcer la porte, sauter dans l’arène, passant d’avance

sur le ventre des hommes et le cœur des femmes. »429

426 CRISTIANI (H.), Il est libre Max, op. cit., p 15 427 « La théorie de la « synchronicité » postule l’existence d’un rapport intime entre notre inconscient personnel et la structure même de la matière. Cette connexion s’opère via ce que JUNG appelle l’inconscient collectif : cet insondable réservoir, qui renferme la totalité de l’expérience humaine, coïncide aussi avec l’anima mundi. C’est dans les tréfonds de la psyché que la sphère de l’âme communie avec la sphère du physique. Esprit et matière, temps et espace y sont en fusion, libérés des règles de la causalité. La synchronicité rend manifeste la communion des êtres, des choses et des événements au sein du grand tout cosmique − l’unus mundus des alchimistes médiévaux, le brahmane de l’hindouisme, le yin−yang du taoïsme… ». Cf. GAUTHIER (U.), in Le Nouvel Observateur, op. cit., pp 13-14 428 Autre nom de la psychanalyse souvent attribuée à FREUD 429 VALLÈS (J.), « BALZAC, un dangereux modèle ? », cité dans BALZAC la Comédie humaine, op. cit., p 1126

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La mort de Moriot430 (Goriot = mort) sonne donc comme un éveil car tout

changement passe inéluctablement par la mort, et la grande mort est aussi un grand réveil,

qui arrache tous les masques, tous les préjugés d’un au-delà fictif. La tragédie de cette

mort sert donc ici inversement d’anti−modèle chrétien en ce qu’elle authentifie la

sanctification de la terre des mortels, non pas dans son caractère intolérable de « Fils

comme victime expiatoire »431, mais comme remède aux supputations du « malheureux ».

Le malheureux, dans cette acception, est celui qui d’une façon ou d’une autre, croit

trouver en dehors ou en deçà de lui-même l’idéal, la substance de sa vie, la pleine

conscience de soi, en un mot sa véritable essence. Le malheureux est donc toujours

absent de sa propre subjectivité. Ce sera le cas du CHRIST qui, impuissant face aux

« impedimenta »432 du destin, cherchera du reconfort dans le souvenir et l’espérance de

son Père : « Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi.

Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde »433 ; ou un remède qui

révèle l’esclave social comme c’est le cas chez ce fou nommé Foriot434 : « Ma vie, à moi,

est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si

elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est

l’endroit où je me couche ? Je n’ai point froid si elles ont chaud, et je ne m’ennuie jamais

si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs (…) Leur voix me répond partout. Un

regard d’elles, quand il est triste, me fige le sang. »435

Ces deux personnages vivent dans un temps inversé. En cela, ils sont impassibles

et rendent perceptible l’angoisse d’être : « O mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais

430 Le Père Goriot, p 93 431 1 JEAN :10 432 Mot latin désignant ce qui entrave l’activité, le mouvement. 433 JEAN 17 :11-16 434 Le Père Goriot, p 93 435 idem, p 157

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c’est ma mort (…) Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils

cependant, à ce qu’on nous dit (…) Plus, plus rien, plus rien ! C’est la fin du monde. Oh !

le monde va crouler, c’est sûr. »436 Que voulait BALZAC en faisant mourir un

personnage aussi attachant que tragique, Goriot ? N’y aurait-il pas comme une éthique437

inavouée de départ en faisant mourir saint Goriot ?

La mort de Goriot efface symboliquement la juste morale du jeune Rastignac et

marque la coupure d’avec sa charité du début du roman. Il a fallu donc cette résultante

pour que les leçons de Mme de Beauséant et de Vautrin l’emportent sur les illusions de

Goriot. En d’autres termes, il a fallu tuer le père pour qu’il s’accomplisse totalement. La

loi du père se devait d’être désapprise par Rastignac car elle faisait « ombre »438 à

l’alternative ouverte. Le père nie la liberté du fils et constitue la pesanteur qui pourfend le

libre esprit comme l’authentifie ici Franz KAFKA :

« Très cher père,

« tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme

d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu

m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour

pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de

te répondre par écrit, ce ne sera que de façon très incomplète, parce que même en

écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la

grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. »439

436 Le Père Goriot, pp 278-279 437 L’éthique est une discipline systématique correspondant à la morale théorique et souvent liée à une recherche métaphysique, par quoi elle se distingue de la morale pratique ou appliquée ; conception ou doctrine cohérente de la conduite de la vie. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 111 438 JANICAUD (D.), L’Ombre de cette pensée. HEIDEGGER et la question politique, Grenoble, Million, 1990 439 KAFKA (F.), « La Lettre au Père », extrait de Préparatifs de noce à la campagne, Paris, Gall., 1980, p 159

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Cette forme de crainte doublée de la grandeur de l’admiration s’ouvre sur la

déchirure qui elle-même se déploie en une hypostase de la loi. Rastignac était aux petits

soins pour le père Goriot car, c’était son père : − « Comment allez-vous, mon bon père

Goriot ? demanda Rastignac au vieillard / J’ai envie de dormir, répondit-il / Eugène aida

Goriot à se coucher »440 − « Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit, et

Bianchon était auprès de lui / Bonjour, père, lui dit Eugène / Le bonhomme lui sourit

doucement, et répondit en tournant vers lui des yeux vitreux. »441 Le mot « Loi » dont

nous faisions usage est à entendre ici en son sens lacanien. Pour Jacques LACAN, « le

rôle du Père n’est pas celui de la relation vécue ni celui de procréation, mais celui de

parole qui signifie la Loi. C’est dans le nom du Père qu’il nous faut reconnaître le support

de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps symboliques, identifie sa personne

à la figure de la Loi. »442

L’« hétérologie » à la laquelle requiert BALZAC pointe un « nouveau tragique » :

Le centre de l’œuvre s’étant dérobé, la mort n’est plus l’objet tragique. Ayant fait éclaté

les subtilisations conceptuelles, il n’y a plus de référent, plus de centre, mais des

mouvements perspectivistes sans consistance. Cette inconsistance induit le nouveau

tragique où le sens est sans référent, résonne par delà le bien et le mal (NIETZSCHE) : le

libre esprit se donne désormais à lire comme la version post-moderne du tragique. Et la

nouvelle anthropologie montre que l’impossibilité de la sainteté s’inscrit, à juste titre,

dans une perspective autre que dans l’esthétique chrétienne. Nul ne survit après la mort

de Dieu. Dans sa volonté d’« aller au large », BALZAC arpente déjà le XXè siècle. Que

reste-il donc de cet homme qui était le centre de l’œuvre ? La vilenie du dehors a-t-elle

440 Le Père Goriot, p 286 441 idem, p 291 442 FAGES (J.-B.), Comprendre Jacques Lacan, op. cit., p 16

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trahi la sainteté ? Par cette aventure, BALZAC aboutit à une incertitude, au règne de

l’incertain comme l’éclaire ici le NIETZSCHE du Gai savoir : « Gardons-nous de

déclarer qu’il y a des lois de la nature. Il n’y a que des nécessités : là nul ne commande,

nul n’obéit, nul ne transgresse. »443 Voilà un prélude à la modernité…

Dès lors que la sainteté est trahie, que le sens tend sans effort apparent vers son

abolition, vers cela qui est insensé, le recours au nihilisme n’apparaît-il pas caduque ? A

la vérité, la fascination « de la bêtise »444 qu’il y a chez BALZAC, se lit à la justesse du

nihilisme.

Le nihilisme étant lui-même cette capacité qu’à la culture de se projeter sur « Le

je-ne-sais-quoi et le presque-rien »445 donc parle Vladmir JANKELEVITCH. Pour ainsi

dire, on est en droit de supposer que le désir de transvaluer ce qui est, de déborder le

Réel446, chez BALZAC, est une intention avouée de dépassement du néant car « le monde

n’est ni fini ni infini »447, il engage tout homme à se prendre lui-même pour destin afin

d’espérer parvenir à des choix, puis à la proximité de l’être.

443 NIETZSCHE, Gai savoir, op. cit., Aphorisme 109, 444 MOZET (N.), « Commentaires » in Le Père Goriot, p 364 445 JANKELEVITCH (V.), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1980 446 « J’appelle symptôme tout ce qui vient du réel. Et le réel, tout ce qui ne va pas, qui ne fonctionne pas, qui s’oppose à la vie de l’homme et à l’affrontement de sa personnalité. Le réel revient toujours à la même place. Vous le retrouverez toujours là, avec les mêmes semblants. Les scientifiques ont beau dire que rien n’est impossible dans le réel. Il faut un sacré toupet pour affirmer des choses de ce genre, ou bien, comme je le soupçonne, la totale ignorance de ce qu’on fait et dit. » Cf. LACAN (J.), entretien inédit accordé à Emilio GRANZOTTO en 1974, in Magazine littéraire n°428 février 2004 « La Psychanalyse nouveaux enjeux, nouvelles pratiques », p 26 447 DELEUZE (G.), Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p 80

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2.3.2 : RASTIGNAC : tragique et absurde de l’existence

Dans la perspective balzacienne, la mort de Goriot, loin d’être un désastre ou un

évènement regrettable, est plutôt perçue comme un acte salutaire par Rastignac. La

signification et la suite de ce décès se résument en deux mots clés : effroi et soulagement.

Car désormais Rastignac se trouve seul face à une nature délivrée des processus

déterministes et aliénants que la « sainte » présence de Goriot lui ont imposés

arbitrairement. « Il faudra – s’interroger, en revanche, sur la reprise du thème de la

dégradation du lien père – enfants chez SHAKESPEARE puis chez BALZAC dans le

cadre d’une société nouvelle : il y a là une filiation en profondeur qui fait étrangement

communiquer, quoi qu’en pensent les tenants d’une littérature de l’homme éternel, deux

littératures de la prise de conscience. »448 Peintre d’une société nouvelle qui s’est édifiée

sur les ruines de l’Ancien Régime, après la Révolution et les guerres de l’Empire,

BALZAC trace dans Le Père Goriot, le portrait de Rastignac.

Mais c’est un double portrait, et cette dualité ne peut s’appréhender qu’en

replaçant le héros dans le cadre du roman : « Un jeune périgourdin de petite noblesse,

Rastignac, est venu à Paris pour tenter fortune, et assurer une dot à l’une de ses sœurs. Il

est descendu dans une misérable pension bourgeoise : la pension Vauquer. C’est là qu’il

surprend le secret d’un vieux vermicellier, qui pourrait vivre décemment de ses rentes

mais qui se ruine pour deux horribles filles, fort bien mariées mais fort peu argentées par

leur mari : La Comtesse de Restaud et Delphine de Nucingen. Rastignac s’éprend de

448 CASTEX (P.G.), cité par DUPONT (C.) in Le Père Goriot II extraits, « documentation thématique », Paris, Larousse, 1973, p 118

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Delphine, rêve de s’élever par les femmes, non sans toutefois repousser jusqu’à la fin du

livre les moyens malhonnêtes que lui offre l’inquiétant Vautrin. »449

Il est donc tiraillé tout au long de l’ouvrage par deux groupes de forces

antagonistes, c’est en quoi nous parlerons d’un héros typé450 en deux tendances : l’Ange

et la Bête.

Le premier Rastignac sera confondu avec son ambition. En effet, venu tenter sa

chance à Paris, il se découvrira d’abord comme une sorte de creux vivant, enfermé dans

ce que Georges POULET appelle « l’enceinte du présent »451. Il sympathise et devient

l’ami, l’ « enfant » de Goriot, le protégé de Mme de Beauséant. Il est jeune, généreux et

nourrit de vertueuses ambitions. Et c’est justement dans la comparaison qu’il établit entre

la pauvreté à laquelle la province condamne les siens et le luxe qu’il observe à Paris que

se trouve le germe de son ambition : « L’aspect de cette constante détresse qui lui était

généreusement cachée, la comparaison qu’il fut forcé d’établir entre ses sœurs, qui lui

semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris qui lui avaient réalisé le

type d’une beauté rêvée, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui

(…) enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici, décuplèrent son désir de

parvenir et lui donnèrent soif des distinctions. »452 Ainsi, si Rastignac veut réussir, c’est

d’abord par affection pour les siens et « en se soumettant à l’ordre social », à la

grammaire normative : « L’une de ces deux chambres appartenait à un jeune homme

venu des environs d’Angoulême à Paris pour y faire son Droit, et dont la nombreuse

famille se soumettait aux plus dures privations afin de lui envoyer douze cents francs par

an. Eugène de Rastignac, ainsi se nommait-il, était un de ces jeunes gens façonnés au

449 THEVEAU (P.) et al, La Dissertation Littéraire par l’exemple, Paris, H. Roudil Editeur, 1973, p 113 450 Cela qui est tributaire de situations typiques. 451 POULET (G), Les Chemins actuels de la critique, op. cit., p 11 452 Le Père Goriot, p 40

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travail par le malheur, qui comprennent dès le jeune âge les espérances que leurs parents

placent en eux, et qui se préparent une belle destinée en calculant déjà la portée de leurs

études, et, les adaptant par avance au mouvement futur de la société, pour être les

premiers à les pressurer. »453

Sa naïveté, « (…) sa tournure, ses manières sa pose habituelle dénotaient le fils

d’une noble famille, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon

goût »454, séduiront Mme de Beauséant. Son attitude à la mort de Goriot dont il est seul à

suivre le convoi funèbre lui confère une fulgurance venue d’ailleurs (le christianisme). Il

est idéaliste : c’est un beau jeune homme pauvre, qui rêve de conquérir la société.

Malheureusement sa condition modeste s’oppose à son ambition.

L’absurde de situation est considéré ici par le motif de l’attente sans ou différée de

la réussite. BALZAC décrit Rastignac comme quelqu’un livré « (…) à ces espérances

étourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belles d’émotions : ils ne

calculent alors ni les obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succès, poétisent leur

existence par le seul jeu de leur imagination, et se font malheureux ou tristes par le

renversement de projets qui ne vivaient encore que dans leurs désirs effrénés (…) Avec la

rage froide d’un homme sûr de triompher un jour, il reçut le coup d’œil méprisant des

gens qui l’avaient vu traversant la cour à pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture à

la porte. Ce coup d’œil lui fut d’autant plus sensible qu’il avait déjà compris son

infériorité en entrant dans cette cour, où piaffait un beau cheval richement attelé à l’un de

ces cabriolets pimpants qui affichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sous-

entendent l’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il se mit, à lui tout seul, de

453 Le Père Goriot, p 14 454 idem, p 20

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mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comptait trouver pleins

d’esprit se fermèrent, il devint stupide. »455

A l’origine, et pour faire tombeau à son misérabilisme existentiel, car « quand on

vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément le favori de la Fortune »456,

Rastignac sera comme traversé par deux figures et / ou éducations opposées, tout de

ruptures, et s’inscrivant dans la tension même de la « sensiblerie épistémologique » de

l’œuvre de BALZAC : d’un côté Goriot, frappé du sceau de la religiosité chrétienne en

tant que ce sera lui le « Père Eternel »457, le père de « toutes les docilités de la

misère »458, et de l’autre côté Jacques Collin, le « gros papa Vautrin »459 qui « semblait

se complaire à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre

d’inconséquence avec elle-même, faisant supposer qu’il gardait rancune à l’état social, et

qu’il y avait au fond de sa vie un mystère soigneusement enfoui.»460

Dès lors, le matériau linguistique et narratif que BALZAC va déployer à partir de

Rastignac, prendra désormais la fluidité et la porosité de ce personnage

emblématique…et « central »461.

Les deux éducations par nous mentionnées feront d’Eugène de Rastignac un sujet

traversé de part en part par les voix de Goriot et Vautrin qui parlent en lui. Il survient

alors son moment de déchirement intérieur inextinguible, son implosion qui l’installent

au cœur de l’impouvoir et de l’indécidabilité quasi − orphiques : « (…) Il avait

455 Le Père Goriot, pp 66-67 456 idem, p 100 457 ibidem, p 101 458 Le Père Goriot, p 35 459 idem, p 47 460 ibidem, p 22 461 Gérard GENGEMBRE définit Rastignac comme le personnage central du Père Goriot. En effet, les seules intrigues qui échappent à Rastignac sont : l’affaire Vautrin, la mort du fils Taillefer, le complot Michonneau−Poiret−Gondureau et arrestation, l’affaire Beauséant (abandon de Mme de Beauséant par Adjuda– Pinto), les relations entre Mme de Beauséant et la duchesse de Langeais, le retrait de Mme de Beauséant. Cf. Le Père Goriot, op. cit., p 481

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continuellement hésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentes curiosités, il

avait toujours conservé quelques arrière−pensées de la vie heureuse que mène le vrai

gentilhomme dans son château. »462 L’impossibilité d’entendre l’une des voix sans déjà

entendre l’autre : « (…) il pensait, malgré la voix de sa conscience, aux chances de

fortune dont Vautrin lui avait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselle

Taillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misère parlait si haut, qu’il céda

presque involontairement aux artifices du terrible sphinx par les regards duquel il était

souvent fasciné. »463

Rastignac, légitimement se trouvera in fine dérivé dans une espèce

d’ « écartèlement » cornélien, thème qui trouve son champ de résonance dans les

brûlantes énigmes du tragique. Etymologiquement, Le Dictionnaire Larousse précise que

le vocable « écartèlement » vient du latin « esquarterer », qui signifie « mettre en

pièces ». Ecarteler, c’est tirer, solliciter en sens opposé, partager, tirailler, être écartelé

entre des idées contraires. Le héros cornélien, en l’occurrence, doit choisir entre l’Amour

et l’Honneur, entre le Devoir et la Passion, entre l’Honneur de la patrie et la gloire

personnelle. Il est confronté à un choix difficile, un nœud-gordien. C’est que toute

alternative implique irréversiblement une situation d’indécidabilité qui débouche sur une

crise intérieure, sur l’écartèlement du sujet. C’est dans cet engrenage rabat-joie que se

trouve le « méritant incroyant » Francis JEANSON qui précise : « La foi c’est toujours la

foi de quelqu’un, d’une conscience incarnée, qui a des problèmes à résoudre du fait

même de sa présence au monde. Ces problèmes sont d’ordre pratique, avec tout ce que

462 Le Père Goriot, p 263 463 idem, p 188

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cela suppose d’instruments techniques et de réflexion théorique pour en permettre (ou

pour en compliquer) la solution dans un monde de plus en plus artificialisé : si peu

« évoluée » que soit une conscience humaine, elle est tenue d’adopter tour à tour des

attitudes différentes à l’égard du réel. Il va de soi, au demeurant, que les problèmes

d’ordre pratique ne sauraient être limités au plan du travail ; ce qu’une stricte orthodoxie

marxiste désigne sous le terme de « praxis » ne semble pas recouvrir, en fait la totalité

des moyens dont disposent les hommes pour transformer le monde. Peut-être serait-il

historiquement plus important pour eux de parvenir à liquider leurs obsessions sexuelles

que de pouvoir acheter à crédit, ou même au comptant, un poste de télévision : ce n’est

qu’un exemple, bien sûr, mais il semble que – sous une forme ou sous une autre - toute

conscience se trouve écartelée entre des préoccupations au moins aussi divergentes que

peuvent l’être, pour un homme, l’existence des femmes ( en tant qu’êtres humains et en

tant que femmes ) et celle des fins de mois ( que la passion de la T. V. n’est

malheureusement pas seule à rendre difficiles). »464

Soyons donc persuadés qu’à l’origine même du mot, il sourd une violence dans ce

vocable d’écartèlement465 : son champ lexical ressortit à l’idée de supplice. En effet, dans

la Rome antique, le prisonnier, dont les membres sont tirés chacun par un cheval, est

déchiré en quatre « pièces » plus ou moins égales.

464 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., pp 65-66 465 En donnant à l’écartèlement ses résonances littéraires dans l’espace négro-africain, Henri DRUM voit le noir−bantou frappé en son essence du sceau de l’écartèlement ; sa nature même le lui prédestinerait. Cf. CORNEVIN (R.), in Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F.,1976, p 161. Hubert de LEUSSE, quant à lui, voit dans l’histoire, dans la collision de l’Afrique avec l’Occident, l’origine du drame « passé coutumier / nouveautés du présent » et celui d’être « étranger chez les siens après l’avoir été chez les autres ». Cf. Afrique et Occident, heurs et malheurs d’une rencontre, Paris, Editions de l’Orante, 1971, p 12. La diaspora noire exprimera aussi l’impossible remembrement avec le « continent premier » pour le dire avec Aimé CÉSAIRE, « le poète-luciole », le poète de « l’étoile de la liane au front » et de « l’écartèlement », celui qui, selon André BRETON, aurait magnifié « la cuve humaine portée à son plus haut point de bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques ». Cf. Martinique charmeuse de serpents, cité par JEAN-Luc RISPAIL, Les surréalistes. Une génération entre le rêve et l’action, Paris, Découvertes Gall., coll. « Littérature », 1998, p 112

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Aussi, convient-il de ruiner cette violence somatique pour s’inscrire dans

l’écartèlement psychique qui, prenant l’histoire de Rastignac à notre bénéfice, se réduit à

une bipartition.

Sa singularité dans la trame romanesque de BALZAC fait ipso facto de lui un

sujet soumis aux tourbillons de l’écartèlement : « Son destin s’acharne à ne récompenser

que les actions qui démentent ses calculs. »466

Entre une conception du monde qui s’invertèbre de la modestie du « prélat »

Goriot, et l’ « architectonique »467 de Vautrin frappée du souffle de la monstruosité,

Rastignac, « imo pectore »468, voit son destin ballotté par deux vocations antithétiques qui

le conduisent au déchirement, à l’indécidabilité. Cette situation mérite un décryptage

pour saisir le fil conducteur de Rastignac dans l’univers diégétique de BALZAC.

Personnage fait tout de contradictions − étudiant et ami de Goriot attaché

irréversiblement à demeurer « démonstratif »469 selon Mme de Beauséant −, mais

s’inscrivant (in-) volontairement à la religion du « Docteur Johann Faust »470 − Vautrin

afin de trouver un dérivatif à sa pauvreté : «Il vit le monde comme il est : les lois et la

morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l’ultima ratio mundi. « Vautrin

a raison, la fortune est la vertu ! » se dit-il. »471

466 BARDÈCHE (M.), BALZAC romancier, Bruxelles, Raoul Henry Editeur / Paris, Librairie Plon, 1944, p 344 467 Chez KANT, désigne l’art des systèmes, c’est-à-dire « la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général ». Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 25. Nous l’appliquons à Vautrin pour caractériser l’itinéraire de sa pensée axée sur « les réflexions de haute politique ». Cf. Le Père Goriot, p 190 468 Expression latine signifiant « du fond du cœur » 469 Le Père Goriot, p 87 470 Cf. Cahiers de l’Hermétisme − Faust, Paris, Albin Michel, 1977, p 26 471 Le Père Goriot, pp 98-99

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La première éducation de Rastignac porte donc effectivement les fruits de la

morale chrétienne de Goriot. Dans une existence terne, la seule force régulatrice qui reste

à Rastignac est fournie par l’habitude et la routine chez Goriot : « Goriot deviendra aux

yeux d’Eugène un CHRIST de la paternité. »472

Cela nous semble d’autant plus pertinent que Rastignac s’astreint à protéger, à

s’identifier au sacerdoce ecclésiastique de Goriot : « Un tel amour est mon ancre de salut,

se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins,

mais qui ne les devinerait pas ! Eh ! bien, j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui

donnerai mille jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passer la

journée près de lui. (…) Tout m’a réussi ! Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut

s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai tout rendre au

centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la

vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables. Nous

ne trompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge. Mentir, n’est-ce pas

abdiquer ? »473

Mais au fil de son parcours, le drame avenir mettra Rastignac dans une situation

irrépressible qu’il arrivera tant bien que mal à surmonter. Le plaisir sans apprêt que lui

procurait le « pénible habituel » de Goriot, ce personnage déchiré et haché ( parce que se

« déchire » et se « hache » la figure géométrique du « Père »), s’éloigne pour faire

déclencher le « parricide » et pour approcher « le premier homme »474, c’est-à-dire le

moralisme de Vautrin. Il est indéniable que Goriot créait, entre Rastignac et Vautrin, ce

que AL PACINO et RUSSELL CROWE désignent sous le nom d’« interférence

472 MICHAUD (G.), L’Œuvre et ses techniques, Paris, Nizet, 1957, pp 148-150 473 Le Père Goriot, pp 233-234 474 CAMUS (A.), Le Premier homme, Paris, Gall., 1994, (ouvrage posthume)

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dommageable »475. C’est donc la rupture d’avec le cordon ombilical du père Goriot seul

qui pouvait permettre l’irruption de cet « homme supérieur » dont parle Vautrin : « Vous,

si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. »476

Tout porte à penser que la rupture s’intensifie durant l’épreuve initiatique finale

de la mort du père, abandonné par ses filles toutes à la joie du bal… « Ce fut la seule

oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène, représentait la Paternité. »477

La mort de Goriot symbolise donc la fin des illusions chez Eugène de Rastignac.

On peut dire qu’elle « l’arrache à son anhistoricité, à son innocence juvénile, rectifie son

universalisme abstrait (…) et l’étroitesse de vue avec laquelle il entendait résoudre l’une

des énigmes les plus radicales et les plus scabreuses… »478. Elle écrit un tout autre destin

à Rastignac. Ce destin est tout d’or : « Quelques femmes le remarquèrent. Il était si beau,

si jeune, et d’une élégance de si bon goût ! En se voyant l’objet d’une attention presque

admirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillée, ni à ses vertueuses

répugnances. Il avait vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu’il est si facile de prendre

pour un ange, ce Satan aux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d’or au

front des palais, empourpre les femmes, revêt d’un sot éclat les trônes, si simples dans

leur origine ; il avait écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous

semble être un symbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu’elle fût,

s’était logée dans son cœur comme dans le souvenir d’une vierge se grave le profil

475 L’interférence dommageable est le fait qu’un tiers soucie l’entente d’un couple. Cf. AL PACINO et RUSSELL CROWE, in « Révélations », film produit par Michael MANN / Pieter JAN BRUGGE, scénario de Eric ROTH et Michael MANN, et réalisé par Michael MANN, 1999 476 Le Père Goriot, p 130 477 idem, p 332 478 BIYOGO (G.), Kémit Anti−Démocrate : Essai d’élucidation de l’énigme de la souveraineté en Afrique et dans le monde noir−Nouveaux matériaux théoriques sur la question Noire, Paris, Ciref / I.C.A.D., 2000, p 25

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ignoble d’une vieille marchande à la toilette, qui lui a dit : Or et amour à flots ! »479

Eugène de Rastignac n’est plus une proie toute désignée pour le monstre parisien qui

corrompt irrémédiablement ceux qui s’approchent de lui. Désormais, il apprend à

« naviguer sur l’océan de Paris »480. Et s’instruit aux divers moyens de « pêcher la

fortune se laissant séduire par les milles corruptions parlantes et muettes »481 pour se

procurer du luxe et de la volupté : « Il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de

canon. »482

Il était temps ! Depuis le début que BALZAC le trimballait dans des

préoccupations saugrenues de Goriot ; il fallait « (…) peut-être un peu redescendre sur

terre histoire de l’introduire dans le show-biz »483. C’est en cela qu’il faut dire avec

Michel BUTOR que : «BALZAC et Vautrin savent qu’ils auraient pu réussir, aimer,

briller s’ils avaient su ; mais pour l’un comme pour l’autre il est trop tard ; il faut passer

l’information, dire au jeune provincial bien né (Eugène) qui débarque à Paris, où

s’adresser pour connaître les secrets qui leur ont manqué. »484

Lorsque nous parlons du démon de Rastignac, nous entendons faire remarquer

que tout au long de son parcours romanesque, Rastignac est transformé et la mort du père

Goriot fera ressurgir cette évolution. La réalité diégétique du texte de BALZAC met donc

en lumière une bipartition symbolique : l’innocence juvénile de Rastignac assimilée à un

ange, d’une part, et de l’autre, une vision du monde symbolisée par la figure de la Bête,

479Le Père Goriot, p 142 480 idem, p 104 481 ibidem, p 104 482 Le Père Goriot, pp 143-144 483 CRISTIANI (H.), Il est libre Max, op. cit., p72 484 BUTOR (M.), « préface » in Le Père Goriot, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p 26

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du démon Vautrin. Se trouvant de la sorte comme par analogie Entre les eaux485, il y a

que, Rastignac, de lui à lui-même, s’obligeait à faire échouer ce cadre de luttes, de

déchirements et de contradictions. C’est de l’éradication d’un trait de son éducation

dépend l’émergence du succès de Rastignac. Ce que nous voulons dire, c’est que la

présence de Goriot, dans la proximité de l’univers de Rastignac, ennuageait « le bord à

bord avec le péché »486 ; Goriot aurait été l’emblème de son échec social car il est le

« rien » devenu figure : « Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, je ne suis

bon à rien, je ne suis plus père (…) Crève, crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis

au-dessous d’un chien, un chien ne se conduirait pas ainsi ! »487. A l’inverse, son

éviction de la scène diégétique favoriserait le succès de tous ses projets. De ce fait, face à

cette « fraternité malheureuse et refusée »488, face à l’ange et au démon, Rastignac choisit

de tuer son premier père spirituel, celui surtout qu’il a cru le plus avoir assimilé : Goriot.

Entre le « A nous deux ! »489 de Goriot et le « A nous deux maintenant ! »490 de

Rastignac, il y a comme un grand écart épistémologique. Du coup, la référence morale à

Goriot disparaît. Rastignac va donc désormais à la recherche de son être pour asseoir son

destin. L’éviction de Goriot − le « noyau dur » du psychisme correspond à la réactivation

de Rastignac. C’est un gage de stabilité. Cela se voit dans la dégradation du

modèle : « Les amères réflexions de l’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisir qu’il

se promettait en dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindres

485 MUDIMBE (V, Y), Entre les eaux, Paris, Présence Africaine, 1973. Rééd., Présence Africaine / Nathan, 1986 486 LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., p 161 487 Le Père Goriot, pp 282-283 488 MUDIMBE (V, Y), L’Odeur du Père, Paris, Présence Africaine, 1982, p 106 489 Le Père Goriot, p 277 490 idem, p 336

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événements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où, suivant les

observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer, il devait, comme sur un champ de

bataille, tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé ; où il devait déposer à

la barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouer sans pitié des hommes, et,

comme à Lacédémone, saisir sa fortune sans être vu, pour mériter la couronne. »491

La mort du père Goriot est comme une « apophtegme »492, une manière d’abréger

son destin et sa condition misérabiliste : « Voulez-vous que je vous dise une drôle de

chose ? Eh bien ! quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque

la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j’aime

mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parce que le monde n’est pas si beau que

Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. »493 Si Rastignac lui avoue qu’«

aujourd’hui le monde est renversé »494, c’est parce qu’« …En réalité, Le Père Goriot est

un roman de transformation par la paternité, par deux paternités spirituelles, faites à la

fois de leçons et d’exemples, et que Rastignac rejettera d’ailleurs l’une et l’autre après en

avoir assimilé l’enseignement profond qui lui permettra de les dépasser. »495

Il en ressort donc avec évidence que Le Père Goriot retient le moment où l’entrée

dans la vie adulte arrache au héros ses illusions et lui impose des choix décisifs. Mais ces

choix décisifs ne s’opèrent qu’après le meurtre symbolique du père. Dans ces moments

où le personnage crée selon BLANCHOT « sa possibilité spirituelle de vivre »496, et la

littérature sera désormais un territoire implacablement frappé du sceau de l’étrangeté. Le

491 Le Père Goriot, p 142 492 Parole mémorable ayant une valeur de maxime. Cf. Le Petit Robert, 1973, p 72 493 Le Père Goriot, p 158 494 idem, p 248 495 CITRON (P.), « préface » in Le Père Goriot, Paris, Garnier−Flammarion, 1996, p 19 496 BLANCHOT (M.), De KAFKA à KAFKA, op. cit., p 82

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territoire le plus étranger au « père ». Un territoire où la mort apparaît comme une

expérience originelle. De même que Franz KAFKA dans La Lettre au père dit : « Quand

j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible n’eusse pu

devenir un homme selon ton creux »497, de même, dirions-nous à propos du Rastignac de

BALZAC que la question qui se joue à travers « le meurtre symbolique » n’est pas la

liberté, mais celle d’une issue impossible, improbable. Elle révèle non pas comment

devenir libre par rapport au père (question oedipienne), mais comment trouver un chemin

là où le père Goriot n’en a pas trouvé un : dans l’enfer, l’océan de boue qu’est Paris.

La mort de Goriot, ce « vieillard de soixante−neuf ans environ »498, est donc le

point de rupture d’avec une humanité moribonde, de moindre valeur. A son intérieur

(allusion ici à cette humanité réductrice), se trouvait enveloppé tous les mensonges. Et

d’abord le mensonge chrétien : « Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette

exclamation où se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plus involontaire

des mensonges exaltait une dernière fois. Le dernier soupir de ce père devait être un

soupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore… »499.

497 KAFKA (F.), « La lettre au Père », extrait de Préparatifs de noce à la campagne, op. cit., p 161 498 Le Père Goriot, p 24 499 idem, p 328

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CHAPITRE IV : L’INTUITION DIONYSIAQUE

2.4.1. Esquisse d’une lecture surréalo-nihiliste de VAUTRIN

Vautrin romantique ? Homme d’un ordre nouveau ? Le seul personnage réaliste

dans Le Père Goriot ? Surhomme ? Premier des surréalistes ?

Vautrin, « l’homme de quarante ans, à favoris peints »500, semble être tout cela à

la fois, si l’on veut. Bien plus, la beauté du surhomme a-t-elle visité BALZAC à travers

Vautrin comme une ombre. Nous nous approprions ces mots de Michel SERRES pour

décrire les traits vivaces du Vautrin de BALZAC : « Il est le possible, il est le chaos. Il

est le nuage, il est le bruit de fond. »501

En effet, dans ce qui présente un intérêt capital, c’est qu’à travers Vautrin, le

nihilisme de BALZAC procède à la fois d’une vision désespérée d’un monde solitaire et

de la déchéance de l’homme dans un monde incohérent. Mais le nihilisme balzacien

excède l’affirmation que le monde est souffrance pour se suppléer en la nécessité de

proclamer le « vouloir-vivre ».

On sait que la Bible réprimande l’attachement au monde et à ses penchants :

« …les œuvres de la chair sont évidentes, c’est-à-dire inconduite, impureté, débauche,

idolâtrie, magie, hostilités, discorde, jalousie, fureurs, rivalité, divisions, partis−pris,

envie, ivrognerie, orgies, et choses semblables. Je vous préviens comme je l’ai déjà fait :

ceux qui se livrent à de telles pratiques n’hériteront pas du royaume de Dieu. Mais le fruit

de l’esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur,

maîtrise de soi ; la loi n’est pas contre de telles choses. Ceux qui sont au

500 Le Père Goriot, p 20 501 SERRES (M.), in Le Débat, « Sur le déterminisme », op. cit., p 96

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CHRIST−JÉSUS ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs »502. A l’inverse,

BALZAC entoure son personnage d’un profond amour du monde, d’un principe vital de

dépassement de soi, d’un esprit incisif et impitoyable dans la dissection des illusions. On

lui attribue des adjectifs tels que démon, Satan, bête, sphinx, fauve, trompe-la-mort.

Il transparaît que Vautrin se pose, en ce XIXe siècle qui est l’âge des masses,

comme un humaniste annonciateur de l’ère de l’individu : « L’humanisme, c’est au fond

la conception et la valorisation de l’humanité comme capacité d’autonomie, − je veux

dire, sans bien sûr prétendre sur ce point aucunement à l’originalité, que ce qui constitue

la modernité, c’est dans ce fait que l’homme va se penser comme source de ses

représentations et de ses actes, comme leur fondement ( sujet ) ou encore comme leur

auteur (…) L’homme de l’humanisme est celui qui n’entend plus recevoir ses normes et

ses lois ni de la nature des choses (ARISTOTE ), ni de Dieu, mais qui les fonde lui même

à partir de sa raison et de sa volonté. Ainsi le droit naturel moderne sera-t-il un droit

subjectif, posé et défini par la raison humaine ( rationalité juridique ) ou par la volonté

humaine ( volontarisme juridique ). »503

L’individu Vautrin apparaît donc comme celui sur lequel s’affirme pleinement la

vocation de l’existence et, en un sens, la responsabilité de cette existence : « Voilà ma vie

antérieure en trois mots. Qui suis-je ? Vautrin. Que fais-je ? Ce qui me plaît. Passons.

Voulez-vous connaître mon caractère ? Je suis bon avec ceux qui me font du bien ou dont

le cœur parle au mien. A ceux-là tout est permis, ils peuvent me donner des coups de pied

dans les os des jambes sans que je leur dise : Prends garde ! Mais, nom d’une pipe ! je

502 GALATES 5 : 19-24 503 RENAUT (A.), L’Ere de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gall., coll. « Bibliothèque des Idées », 1989, p 53

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suis méchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas.

Et il est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme comme ça ! dit-il en

lançant un jet de salive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il le faut

absolument. Je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lu les Mémoires de Benvenuto

CELLINI, tel que vous me voyez, et en italien encore ! J’ai appris de cet homme-là, qui

était un fier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer

le beau partout où il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs une belle partie à jouer que

d’être seul contre tous les hommes et d’avoir de la chance ? J’ai bien réfléchi à la

constitution actuelle de votre désordre social. »504

Nous devons voir en ces paroles, non seulement la manifestation d’un vouloir dire

une vérité quelconque, mais davantage une volonté de se tenir auprès du cosmos ( la

Providence ), car Vautrin est doté d’une force extraordinaire. Sous l’expression de son

« vouloir vivre », se situe la soif de la vie, l’élan débordant vers la vie perçue dans sa

multiplicité. Le « vouloir vivre » est une catégorie centrale dans la philosophie de

NIETZSCHE. Il s’agit de la dépense de soi, sans limite, dans la création, l’exploration

des choses de la vie, par opposition à toute censure, à toute inhibition qui en restreindrait

la force de manifestation. C’est l’affirmation et la valorisation de son indépendance dans

le monde, en libérant ses choix, sa langue, ses désirs, ses fantasmes, sans leur opposer la

moindre licence. Ce en quoi, Alain RENAUT commentera : « Certes la valorisation de

l’indépendance comme telle porte en elle la désocialisation de l’homme, à travers la

conviction que l’homme en tant que tel, c’est l’individu se concevant et se constituant

indépendamment de tout rapport à la société, comme une subjectivité sans

504 Le Père Goriot, p 123

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intersubjectivité. »505 Il est indéniable qu’à la source de la révolte balzacienne à travers

Vautrin, c’est l’injustice sociale qui est visée. Or pour se révolter, il faut d’abord

connaître. Il faut d’abord prendre conscience de sa condition d’esclave, c’est-à-dire tout

court, d’homme enchaîné avant de tendre entièrement vers le désir de briser les chaînes.

Désir considéré comme finalité supérieure, libération, et plus encore, exploration des

sens, ces sens dont on était exclu.

Nous savions que la morale chrétienne cherchait à justifier l’action de l’homme ;

qu’elle empêchait l’expression de la puissance de l’action sans Dieu. C’est dans une

exigence de clarté et de cohérence avec soi que Vautrin légitime son comportement afin

de s’affranchir de l’état de servitude dans lequel le christianisme a plongé les hommes.

C’est pourquoi, Vautrin « …défie plus qu’il ne nie. Primitivement, au moins, il ne

supprime pas Dieu, il lui parle simplement d’égal à égal. Mais il ne s’agit pas d’un

dialogue courtois. Mais bien plutôt d’une polémique qu’anime le désir de vaincre.

L’esclave commence par réclamer la justice et finit à la longue par vouloir la royauté. »506

Vautrin, cet homme qui, par anticipation, donne les sources secrètes du

philosophe « expérimentateur », négative le groupe ou la masse ; il se démarque de

l’instinct moutonnier, du troupeau ( NIETZSCHE ). Le rejet des conventions sociales

chez « Vautrin−BALZAC » donne un sens profond au vitalisme de l’homme supérieur,

une fois débarrassé de l’ opposition du bien et du mal qui appauvrirait l’action de

l’homme. Albert CAMUS, à ce propos, l’illustre positivement : « Puisque Dieu

revendique ce qu’il y a de bien en l’homme, il faut tourner ce bien en dérision et choisir

505 RENAUT (A.), L’Ere de l’individu, op. cit., p 92

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le mal. La haine de la mort et de l’injustice conduira donc, sinon à l’exercice, du moins à

l’apologie du mal et du meurtre »507.

Dès lors, la négation des conventions chez Vautrin est une démarche visant

l’authentification de l’existence. Mais, précisément parce que la recherche de cette

authenticité est sous-jacente au refus des conventions et des convenances, et parce qu’un

tel principe esquive les procès et se pose comme original et inaugural dans un siècle

préétabli, fondé sur la forme et les jugements de valeur chrétiens, il le met nécessairement

en péril. Par là, on admettra qu’il est question chez BALZAC d’une révolte contre le

monde structuré, mécanique, soumis à la loi divine. Vautrin, qui se pose en protecteur et

en « sous−fatalité »508 selon BALZAC, illustre avec force cette volonté de se défaire de la

norme et de l’orthodoxie dominantes.

En effet, Vautrin vit dans un monde où règnent la loi et la « tricherie ». Quoi

d’étonnant si, nombre de fois à la pension Vauquer, son comportement ait suscité la

suspicion et la crainte lorsqu’il refusera d’entrer dans le jeu de la comédie humaine :

« (…) malgré son air bonhomme, il imprimait de la crainte par un certain regard profond

et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-

froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une

position équivoque. Comme un juge sévère, son œil semblait aller au fond de toutes les

questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. »509

En s’émancipant de tout jugement de valeur et de tout vecteur moralisant des

actes, il suscite un grand malaise et provoque chez le jeune méridional Rastignac un

506 CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 45 507 CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 68 508 Cité par BARDÈCHE (M.), in BALZAC romancier, op. cit., p 339 509 Le Père Goriot, p 21

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profond trouble dans un univers « réglé » : « Mais, dit Eugène avec un air de dégoût,

votre Paris est donc un bourbier. »510

La mise en réflexivité de la pensée de BALZAC à travers Vautrin, en dépit de

l’existence d’une quantité importante de textes aujourd’hui sur Le Père Goriot, a été un

« déblayage épistémologique ». Ainsi avons-nous encore à lire et à relire, à sur-signifier

ce « grand’œuvre » dont la facture sollicite avec autrement plus d’attention le regard du

critique, du philosophe… ou de l’herméneute.

Sans persister dans le regard qui réduirait l’œuvre de BALZAC à une vision

stricte du réalisme qui entendait « étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque

talent selon les conditions de sa nature (…), en faire une vive et fidèle description, à

charge toutefois de la classer et de la mettre à sa place dans l’ordre de l’art »511, nous

voulons, modestement, inscrire le réalisme balzacien − ce que nous appelons ici néo-

réalisme − dans la célébration de l’esprit agonal (conflit, guerre) ou de l’esprit de

compétition, étant donné que pour NIETZSCHE, « le monde est le jeu de Zeus »512. Pour

cette raison, le néo-réalisme balzacien s’enveloppe d’un « éthos viril » qui fera naître une

morale sans culpabilité : « Ainsi, à ses détracteurs qui lui reprochent Vautrin, BALZAC

fait-il remarquer qu’il n’y a pas de trop d’un bagnard dans une œuvre qui a la prétention

de rendre fidèlement une société où on en dénombre cinquante mille (…) Bref, BALZAC

pourrait à bon droit faire sienne la déclaration sobre autant que formidable de Vautrin à

Maman Vauquer : « Je suis tout. » Démiurge pantocrator, siégeant en gloire au-dessus

d’une réalité qu’il récapitule, et tenant entre ses mains le Livre suprême qui, plutôt que

celui de MALLARMÉ, serait déjà celui du Jugement dernier, le registre exhaustif,

510 Le Père Goriot, p 59 511 COUTY (D.) et al, Histoire de la littérature Française XIXe siècle. T. I 1800-1851, Paris, Bordas, 1972, rééd. 1988, p 216

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l’inventaire absolu qui sera produit au Jour de Colère : liber scriptus proferetur, in quo

totum continetur. »513 Aussi, le texte balzacien s’ouvre-t-il sur une ligne tragique,

préparant l’accomplissement du parricide. D’où ce double mouvement qui va du constat

de l’irradiation des valeurs moribondes à celui de l’affirmation de ce qui en elles est

assignable à l’éternité…

Première hypothèse qui corrobore, ces propos de BALZAC dits par Henri de

Marsay : « Quel bonheur d’imposer à la masse des émotions et de n’en pas recevoir, de la

dompter, et ne jamais lui obéir ! Si l’on peut être fier de quelque chose, n’est-ce pas d’un

pouvoir acquis par soi-même, dont nous sommes à la fois la cause, l’effet, le principe et

le résultat. »514

Effroyable moment qu’est La veine dionysiaque de BALZAC. En tout état de

cause, la nuit mystique avec son opacité brumeuse, se relâche chez Vautrin comme chez

le Zarathoustra de NIETZSCHE : « Une ombre m’a visité − la chose la plus silencieuse et

la plus légère est venue vers moi − la beauté du surhumain m’a visité comme une

ombre. »515

Il est significatif de relever que contrairement à ceux qui seraient à la recherche

d’un principe premier explicatif des choses, Vautrin est doté et dévoré par la passion de

512 NIETZSCHE (F), La Philosophie à l’époque tragique des grecs, in Ecrits posthumes 1870-1873, op. cit., p 236 513 BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans La Comédie humaine de BALZAC, op. cit., pp 13 et 15 514 BALZAC (H.de), La Fille aux yeux d’or, op. cit., p 387 − Maurice BARDÈCHE nous instruit que pour comprendre Le Père Goriot, il est nécessaire d’examiner La Fille aux yeux d’or : « La Fille aux yeux d’or est une œuvre intermédiaire, une sorte de charnière entre l’Histoire des Treize et Le Père Goriot : c’est l’un des documents dans lesquels on sent le mieux la profondeur du romanesque chez BALZAC, et l’un de ceux qui font comprendre aussi quelle forme a pris le romanesque dans une grande œuvre comme Le Père Goriot, dans lequel il est moins sensible d’abord, mais peut-être aussi grave en réalité. » Cf. BALZAC romancier, op. cit., p 332 515 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 112

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vivre « intensément »516. Pour ainsi dire, par un détour d’écriture, par rapport à « ce que

le monde ne croit plus »517, c’est-à-dire Goriot, « BALZAC−Vautrin », en ces lieux de

retournement de situation et de « conversion »518, réclame l’affirmation dionysiaque du

monde comme volonté qui re−possibilise « …le triomphe des forts et l’élimination des

faibles. Une génération est l’ensemble des gens qui sont arrivés et la foule de ceux qui

montent… »519.

Il n’y a pas de doute, ramener l’affirmation dionysiaque, le chaos dionysiaque

à l’ordre universel, à la nécessité de la non nécessité du monde, c’est-à-dire au hasard,

force à accorder de l’importance à l’énigme du Destin selon qu’on l’imagine sous l’ordre

de Dieu ou de Satan car : « Le monde balzacien est plein de mauvais anges aux plaisirs

magnifiques et pervers. Il faut toujours qu’une tête blonde se plie sous le doux

envoûtement du mal. »520

Seconde hypothèse. Vautrin s’est voulu un docteur de l’âme moderne pour le

jeune Rastignac à qui il met en demeure de vivre sous la pliure du « donné là » : « Un

homme qui se vante de ne jamais changer d’opinion est un homme qui se charge d’aller

toujours en ligne droite, un niais qui croit à l’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’y

a que des circonstances : l’homme supérieur épouse les événements et les

circonstances pour les conduire. S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples

n’en changeraient pas comme nous changeons de chemises. L’homme n’est pas tenu

516 Voir à cet effet la communication donnée à la Sorbonne Paris IV le 25 juin 1990 par BIYOGO (G.), « La question de l’intensément chez Saint Meursault », où le mode rend compte du « vouloir vivre » dans sa lecture. 517 Le Père Goriot, p 280 518 De ce que le retournement s’auréole de volontés et de forces, soucions-nous ici de nous affranchir d’une interprétation religieuse du mot « conversion ». Nous savons que les croyants désignent par « conversion » l’acte qui sanctionne un changement de conviction de centre des valeurs. Pris dans ce sens, la conversion équivaut au négatif. Or NIETZSCHE estime que cette attitude vaut pour l’âne et le chameau qui sont les symboles de la soumission. Ajoutons que cette conversion est une exclusion puisqu’elle consiste à amener une personne à adopter un point de vue tout en renonçant à un autre. 519 BARDÈCHE (M.), BALZAC romancier, op. cit., p 350

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d’être plus sage que toute une nation (…) J’aurai une opinion inébranlable le jour où

j’aurai rencontré trois têtes d’accord sur l’emploi d’un principe, et j’attendrai long-

temps ! L’on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le même avis sur un

article de loi. »521

En fait, ce qui intéresse Vautrin, c’est « l’ici et le maintenant ». Il participe de la

logique camusienne : « Mon royaume tout entier est de ce monde »522.

Cette logique se préoccupe ici de faire la dénonciation des limites de la pensée

mécanique, absolue et absolutisante de l’Eglise. Avec la morale de sa sympathie

doublée d’une éthique de la compassion, Vautrin renverse radicalement les valeurs en

leur donnant un sceau nouveau. Renversement du platonisme, renversement du

christianisme.

Le meurtre symbolique que sous-tend sa différence et sa suffisance se donne à lire

dans sa négation des impératifs catégoriques de la morale chrétienne au profit de

l’affirmation de cet homme nietzschéen « embarqué sur sa pleine mer »523 : « Ô femmes

innocentes, malheureuses et persécutées, s’écria Vautrin en interrompant, voilà donc où

vous en êtes ! D’ici à quelques jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien »524.

Une telle prise de position chez Vautrin définie sa présomption : il ne croit pas au ciel, ni

à l’Au-delà, et encore moins à la possibilité de changer la vie selon le précepte

rimbaldien. Lors d’une conversation tendue avec le père Goriot au cours de laquelle

520 Idem, p 340 521 Le Père Goriot, p 135 522 CAMUS (A.), L’Etranger, Paris, Gall., 1942, p 13 523 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 210 524Le Père Goriot, p 53

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celui-ci a lancé « vous payerez cela bien cher quelque jour… », Vautrin a répondu : « En

enfer, pas vrai ? Dans ce petit coin noir où l’on met les enfants méchants ! »525

D’emblée, la grande question ontologique pointée ici dans toute sa rigueur

transparaît dans sa confession : « Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous

êtes ; mais je vais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoir examiné les

choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partis à prendre : ou une stupide

obéissance ou la révolte. Je n’obéis à rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vous faut,

à vous, au train dont vous allez ? un million, et promptement ; sans quoi, avec notre

petite tête, nous pourrions aller flâner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y

a un Etre−−−−suprême ? »526. Se sachant le maître de ses jours, Vautrin, rompant d’avec

« la croyance à l’appel », se sent tout interpellé à vivre dangereusement : « C’est fatigant

de désirer toujours sans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et de la nature des

mollusques, vous n’auriez rien à craindre ; mais nous avons le sang fiévreux des lions

et un appétit à faire vingt sottises par jour. Vous succomberez donc à ce supplice, le

plus horrible que nous ayons aperçu dans l’enfer du bon Dieu. »527

L’œuvre de BALZAC par Vautrin interposé surgit comme le signe d’un refus de

conformisme. Le nihilisme balzacien désenchante le fonctionnement social et se lit

comme un laboratoire de contestation et de dissidence mettant en relief les grandes

apories de l’existence. L’infirmité du sens, l’incertitude de tout projet, le firmament des

plaintes arrachant nos dires inféconds sont, de manière générale, des attributs du genre

humain. Et Vautrin nous le suggère très fortement à travers les canons qui commandent

525 Le Père Goriot, p 65

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les perturbations profondes de nos sociétés : « Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de

grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur. Si dans les cent professions que

vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les

appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus

beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ;

sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Si je

vous parle ainsi du monde, il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je

le blâme ? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais.

L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent

alors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple :

l’homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million

de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, même des lois : j’en

suis. »528

Mais au-delà des situations insolites, absurdes et dissidentes que BALZAC met en

lumière, il s’agit d’une interrogation sur le sens à donner à notre humanité et à notre

littérature articulée autour d’un « possible sans Dieu ». Car, « si une littérature ne se

regarde pas elle-même, et ne s’évalue pas, n’élabore pas ses techniques de lisibilité du

récit, sa portée critique et la validité épistémologique de ses méthodes, … et si une

littérature ne porte pas son métadiscours, si ses critiques ne produisent pas de poétiques,

pas de discours de la méthode, et si de surcroît il ne devait pas exister de synthèse

exhaustive entre les travaux de la critique universitaire, les thèses, et ceux de la critique

professionnelle, il se passerait comme un ratage constant dans l’existence réelle de cette

526 idem, p 124

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littérature, du fait de la défaillance de son évaluation interne et de son impossible

ouverture à l’universalité des canons et des modèles d’analyse. »529

Ce en quoi, notre « regard »530 s’avise d’excéder le « réalisme » institutionnel

qui n’est encore qu’au stade d’une conscience de l’art. Ici, notre pensée elle-même se voit

transformer par cette autre chose qui surgit au creux d’une confrontation avec l’altérité

balzacienne. Une altérité saisie non sur le mode du réalisme plat, mais d’un réalisme

exacerbé à travers ses principes artistiques : le « néo−réalisme ». Ce mot « néo » souligne

une différence, une rupture, du moins une discontinuité au sein du réalisme. C’est la

dimension visionnaire, dynamique, qui déjoue en permanence l’illusion réaliste, avec son

« vérisme », sa propension mimétique et reproductrice de la réalité. Le « néo » de

réalisme invite le réalisme au jeu, à l’humour, à la dépense, à la dissidence, à la voie

déroutante de l’art et de la littérature.

De la sorte, nous voudrions repenser la « dicibilité » du sens chez BALZAC en

termes de « tension textuelle ». Une tension où s’originent les horizons économique,

527 ibidem, p 126 528 Le Père Goriot, p 130 529 BIYOGO (G.), « Destin paradoxal de la littérature africaine et de sa critique », Séance inaugurale du « Café philosophique » de l’Institut Cheikh ANTA DIOP − Texte n°5, op. cit., p 4 530 Dans un livre majeur, L’Œil vivant, Paris, Gall., 1961, Jean STAROBINSKI procède à une exégèse du terme « regard » que suggère l’organe de l’œil et par le biais duquel le critique (ou le lecteur) s’installe dans le mouvement (au sens dynamique du terme) du texte. Il note : « Le regard, relation intentionnelle avec les autres et l’horizon vécu, peut, en l’absence de la fonction visuelle, emprunter des voies compensatrices, passer par la pointe attentive de l’ouïe ou par l’extrémité des doigts. Car j’appelle ici regard moins la faculté de recueillir des images que celle d’établir une relation. » p 13. Au- delà du médium du regard, le principe moteur qui garantit la démarche starobinskienne demeure la « Relation », cet espace qui permet que s’invertèbrent le texte et le critique. Le principe de Relation présente deux inflexions, deux « possibilités opposées dont aucune n’est réalisable (p 25) : la « Relation d’intimité » amène le critique à la quête de la « subjectivité » créatrice. Il se propose de l’atteindre dans ce remembrement avec le texte. Or, il ne peut s’interdire de se considérer comme une « identité séparée » de celle de l’écrivain. La deuxième inflexion consiste, après le risque de « paraphrase » que court la « Relation d’intimité », à se distancer de l’œuvre, à considérer tous les éléments extra-textuels qui ont une ascendance sur le texte : c’est la « Relation du regard surplombant ». La diversité de ces éléments extra-textuels apparaît inépuisable au critique d’où il ne peut les limiter que par « décision arbitraire ». L’œuvre courant le risque de l’éclipse aux dépens de ces éléments, STAROBINSKI résout la question : « La critique complète n’est peut-être ni celle qui vise à la totalité (comme le fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme le fait l’intuition identifiante) ; c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par

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politique et social. La vie est affrontement et contradiction. Et nos oreilles ont la fâcheuse

manie de s’attacher aux doutes. La tension formule la quête de la pertinence sémantique ;

quête qui est en réalité une enquête. BALZAC suspecte les concepts métaphysiques qui

prétendent à des vérités éternelles car, comme il le précise dans l’ « Avant-propos » de la

Comédie humaine en 1842 : « La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains

pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’Etat, est une décision

quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes.

MACHIAVEL, HOBBES, BOSSUET, LEIBNIZ, KANT, MONTESQUIEU sont la

science que les hommes d’Etat appliquent (…) L’homme n’est ni bon ni méchant, il

naît avec des instincts et des aptitudes ; la Société, loin de le dépraver, comme l’a

prétendu ROUSSEAU531, le perfectionne, le rend meilleur… »532

Présence infiniment redoublée, éternelle présence, Dieu est traqué dans l’univers

balzacien dans son entreprise de représenter « (…) un pouvoir sacré, sans appel. Comme

le pape pour les chrétiens (…) administrativement infaillible aux yeux de l’employé ;

l’éclat qu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à celles dites en son nom. »533

Mais à quitter le territoire de la littérature tragique et néo-réaliste de BALZAC,

dans les dimensions même de sa représentation, nous en sentons les prolongements dans

avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. » (p 27) 531 Nous osons l’italique et le soulignement pour marquer notre distance avec Jean-Jacques ROUSSEAU, le doctrinaire de la Révolution française. 532 BALZAC (H.de), Ecrits sur le roman. Anthologie, (Textes choisis, présentés et annotés par Stéphane VACHON), « Avant-propos » de la Comédie humaine, Paris, Librairie Générale Française, 2000, pp 289-290 533 Le Père Goriot, pp 195-196

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la philosophie nietzschéenne où il est question de « philosopher à coups de marteau »534,

et dans ce style d’écriture que Jacques DERRIDA a nommé la « déconstruction »535.

De quoi retourne en fait la « déconstruction » ?

Par « déconstruction », on désigne l’ensemble des pensées qui ont en vue

l’entreprise d’ébranlement du logocentrisme et ayant en commun l’idéal

poético−ontologique. Pour Jacques DERRIDA, cela consiste à « tympaniser »536 la

philosophie et la littérature afin de les sortir de leur autisme. Chez NIETZSCHE, il est

question de « crever les oreilles pour apprendre à ouïr par les yeux »537. Mais ce qui est

plus significatif dans la « déconstruction », c’est qu’elle contient, en dehors du « double

geste − à la fois fidèle et transgressif − dont DERRIDA exploite des thématiques aux

fortes résonances théologiques »538, l’invention lisible des « nouveaux possibles

narratifs », la création ou l’instauration d’un ordre nouveau consistant à narrer

l’inénarrable. Pour ainsi dire, toute écriture déconstructiviste oscille entre « dé−création »

et « re−création » du monde.

Nous avons défini avec DERRIDA la « déconstruction » comme renversement

des idéaux métaphysiques stables ; mais à la vérité, c’est une sorte d’approche

horizontale réductrice au regard de l’orientation qu’en donne l’allemand Manfred

FRANCK. Reconnaissant d’une part que cette notion est née de l’inspiration

nietzschéo−heideggerienne dans la remise en question de la tradition métaphysique, ainsi

que du principe dichotomique qui la fonde, et d’autre part que la « déconstruction » est

534 NIETZSCHE (F.), Crépuscule des idoles, in Œuvres complètes, op. cit., p 12 535 DERRIDA (J.), Point de suspension, Paris, Galilée, 1992, p 224 536 DERRIDA (J.), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, « Tympan », p 1 537 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 26 538 NAULT (F.), in Magazine littéraire n°430, op. cit., p 38

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un néologisme employé par Jacques DERRIDA, Manfred FRANCK le fait cependant

distinguer du mot « destruction » pour éviter de le confondre avec les termes

« réduction » et « anéantissement ». Bien plus, avoue-t-il que : « Déconstruction signifie

en revanche démontage de l’édifice sur lequel une tradition de pensée repose, et ce

jusqu’aux fondements (il se peut que l’on démonte les fondements eux-mêmes), en vue

d’édifier sur les mêmes ou d’autres fondements une pensée nouvelle et convaincante (ou

aussi la même pensée sous une autre forme convaincante). Cette intention habite

l’élément intercalé « con », qui distingue la déconstruction de la simple destruction. »539

DERRIDA, dans ses nombreuses et prudentes ambiguïtés ; dans ses cortèges de

possibles dont il sait si bien entretenir l’urgence, souligne que la « déconstruction » est

d’abord un élan affirmatif et non négatif540. Plus précisément, « la déconstruction n’est

pas simplement la destruction d’une structure architecturale, c’est aussi une question sur

le fondement, sur le rapport fondement / fondé ; sur la clôture d’une structure, sur toute

une architecture de la philosophie. »541

Le recours à la « déconstruction » pour lire la Comédie humaine de BALZAC

n’est pas fortuite ici ; elle veut montrer l’enjeu de la mise en sape dont l’auteur de La

Recherche de l’absolu542 tente l’informulable dire à travers ses « Utopies » : « Les

utopies se présentent à nous comme des rêves nés du sentiment de déréliction d’une

classe sociale − toujours la même, au fil des siècles. Ce sentiment de

déréliction−Geworfenheit −, au sens que HEIDEGGER donne à ce terme dans Seit und

539 FRANCK (M.), Qu’est-ce que le néo−structuralisme ?, Paris, Editions du Cerf, 1989, p 239 540 DERRIDA (J.), Point de suspension, op. cit., p 224 541 idem, p 225 542 BALZAC (H.de), La Recherche de l’absolu suivi de La Messe de L’athée, Paris, Gall., coll. « Folio classique », 1967, rééd. 1976 et 1996 pour la présente collection

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Zeit, est l’état de l’homme jeté dans le monde, livré à lui-même, n’attendant rien d’une

puissance supérieure à l’existence de laquelle il ne croit même plus (…) PLATON rêve

d’une république gouvernée par les princes−philosophes, qui retrouve dans ses lois justes

l’organisation hiérarchisée des civilisations traditionnelles, de la cité antique. Plus tard,

l’utopie devient le refuge de ceux qu’effraient les grands courants millénaristes qui ne

cessent de secouer l’Occident depuis l’émergence du christianisme (…) L’utopie est,

pour bien des rêveurs, comme un rêve qui pallie leur Weltschmertz, douleur du monde,

douleur de vivre, toujours de la même façon, ne variant que peu dans ses thèmes et ses

modes d’expression, d’un moment à l’autre de l’Histoire ; parfois préfaçant le pas lourd

d’armées en marche, pour le détruire ou l’imposer, lorsque le rêve devient cauchemar

(…) L’utopie est donc avant tout une volonté de retour à la protection entourant une

enfance retrouvée, les lois immuables des cités traditionnelles figées dans leur conformité

à un modèle mythique, primordial, ou, une fois de plus, le refuge dans un état de

nature. »543

Par conséquent, on pourrait penser la pensée de la Comédie humaine comme

déconstructiviste car elle offre la possibilité de ruiner, d’envisager et d’entendre la

littérature autrement. D’un point de vue herméneutique, la parole balzacienne n’aurait

aucun sens qui se trouverait garanti par son adéquation avec l’immédiateté de la réalité,

mais par une constellation d’horizons sémantiques de la réalité, dans son caractère

ondoyant, contradictoire : Tragique, Volonté de puissance, Mort de la sainteté, Sélection,

Homme supérieur et / ou Surhomme.

543 SERVIER (J.), L’Utopie, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1993, pp 15-16

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En extrapolant le nom de Vautrin qui sonne étrangement comme une exhortation :

« A vos trains », « Va ton train », BALZAC instaure le langage d’une littérarité décalée

avec des jeux de voix, sous le mode de la déconstruction derridienne. Et c’est avec raison

que nous pensons que Brigitte DIAZ divorce d’avec la subtilité des suggestions

sémantiques du romanesque balzacien en écrivant que : « BALZAC n’est pas un

BECKETT du XIXe siècle. In extremis, il endigue les hémorragies, restaure les assises de

la famille, rétablit un semblant d’ordre, certes avec quelques tours de passe-passe et le

clin d’œil du copiste en prime. »544

Ce que dit BECKETT, ce qu’il pointe dans ses pièces, c’est la vision absurde du

monde si caractéristique de la modernité. Que ce soit dans l’Innommable545 ou dans En

attendant Godot546, BECKETT approfondit la réflexion sur la condition humaine. Ses

thèmes lisibles et dévoilés mènent au seuil du non sens et de la décomposition du langage

dans toutes ses dimensions les plus inquiétantes. Car, au-delà du comique, de la tragédie

des hommes et des mots ; au delà de la bizarrerie, l’interprétation du théâtre beckettien

touche aux questions essentielles de la difficulté de dire, d’être, d’écrire… Le monde

moderne, où les espoirs du progrès scientifico-technique et la crise d’autorité ont laissé

un vide et une insatisfaction, est marqué dans son théâtre par un déchirement de l’homme

qui, dans son jeu, traduit l’absurdité générale de l’existence. Le théâtre de Samuel

BECKETT est à lire présentement comme une scène qui se détruit, comme la fin du

théâtre, du fait du poids du mal.

544 DIAZ (B.), « Sans limites », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 35 545 BECKETT (S.), L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, rééd., 1992 546 BECKETT (S.), En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, rééd., 1997

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Il est intéressant de souligner que l’opération de transmutation des valeurs est

inséparable de la Comédie humaine. BALZAC s’est voulu « oracle » de cette

transmutation quoiqu’il ait délégué Vautrin pour être le prophète de cette forme extrême

du nihilisme. Débordant cette chose beckettienne qui se soustrait à « la nomination non

nommée »547, récusant l’évidement sémantique localisable dans la traversée textuelle de

Meursault, BALZAC connaît et la « dés−errance » sartrienne et l’ « obsolescence »

valéryenne des civilisations. Et c’est là que se lit la vigueur de son nihilisme : un

acquiescement total prêchant l’affirmation tragique de la vie à travers l’élaboration d’un

univers romanesque quasi−olympien. Ce que traduit Vautrin, c’est ce vouloir

dionysiaque, cette pression du moi qui cherche à s’élever et à s’imposer, à s’excéder sans

l’aide de Dieu : « Moi, je me charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon

Dieu. »548

Vautrin est celui qui indique l’affirmation de la reconnaissance de l’individualité

et de la conscience libérée de tout joug. Refusant l’éthique « unidimensionnelle »549, il

soutient celle de l’invention de soi. Nous touchons ici à la dimension de la déification de

l’homme car, l’homme est le seul à apprécier, à juger, à accepter, à refuser. En clair, il est

le seul à se conformer ou à s’insurger face à une société qui l’écrase et, d’une certaine

façon, le façonne à son corps défendant. Le Père Goriot nous présente une société avec

ses valeurs ordonnées. Celle-ci donne l’impression d’un monde clos, fini, linéaire, fait de

croyances et de lois visant la bonne conduite. C’est dans cette ambiance que BALZAC, à

l’instar de NIETZSCHE, va dénoncer la modélisation des consciences et des institutions

coercitives.

547 Nous faisons allusion ici à son mot déroutant : « Innommable » 548 Le Père Goriot, p 134 549 MARCUSE (H.), L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968

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Au nom de cette vérité, la problématique « nietzschéo−balzacienne » va relever

du « règlement de comptes »550 selon l’expression de Florence TERRASSE−RIOU.

Parce que « les hommes meurent et (…) ne sont pas heureux »551, Vautrin va

dénoncer la double injustice de la vie marquée non seulement par la condamnation d’une

mort à venir, mais encore par la souffrance de vivre. Mais au delà de cette vision de la

vie, se dissimule et se dresse un véritable réquisitoire contre les dieux indifférents,

cyniques et silencieux devant l’agonie de l’homme et du monde : « La Bible ne

s’intéresse guère au sort des humains après la mort. Silencieux et inconscients, ils vont

séjourner au chéol, lieu souterrain et ténébreux, mais où aucune punition n’est mise en

œuvre (…) Le jugement dernier est une des bases du dogme musulman (…) Le Coran

ajoute une originalité (…) Aux damnés, un enfer d’abord de saveur. Des arbres y

produisent des sucs amers que les mécréants doivent avaler et qui déchirent le ventre. Ils

doivent aussi boire de l’eau bouillante et manger des épines. Aux avares est réservé un

supplice extraordinaire : leur peau, en particulier sur le front, sera brûlée à l’aide de

pièces de monnaie chauffées à blanc, et quand elle sera usée, une nouvelle peau permettra

de subir de nouveaux supplices. »552

L’absurdité de la vie et l’incompréhensibilité du destin, nécessitent que l’homme

s’invente son destin comme Caligula qui s’est résolu à prendre « le visage bête et

incompréhensible des dieux »553. Pour apprécier la non déférence de Vautrin à l’égard des

principes moraux, observons cette remarque qui témoigne que Dieu peut souffrir de la

550 TERRASSE−RIOU (F.), « Les enjeux de la représentation d’un seuil : l’hôtel de Chaulieu », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 50 551 CAMUS (A.), Caligula, Paris, Gall., 1958, p 26 552 Usurla GAUTHIER et Youssef SEDDIK, in Le Nouvel Observateur, « La Bible et le Coran », op. cit., p 87 553 CAMUS (A.), Caligula, op. cit., p 97

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même incohérence que les hommes : « Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si

Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. »554

Contester une chose revient à affirmer involontairement son existence. Nier Dieu

pour Vautrin, signifie le rétablir dans une clairvoyance insoupçonnée : c’est, dans une

lucidité avouée, l’entraîner dans la même aventure humiliante que l’homme en égalisant

son vain pouvoir à sa vaine condition mortelle. Or, si le visage de Dieu souffre de la

même incohérence que celui des hommes, c’est qu’ils sont tous égaux face à l’absurde.

Poussant plus loin cette analyse, on peut affirmer avec NIETZSCHE que l’homme lui est

supérieur par la révolte, la force du refus, l’affirmation de sa présence, de sa liberté et,

…de l’accomplissement final de l’« entéléchie »555 selon le concept d’ARISTOTE.

Cette considération fait advenir le redoutable « Dieu est mort » de NIETZSCHE à

la fois comme révolte, refus, rupture et comme la puissance qui brise les limites de la vie,

les prolonge et les revitalise. Car si l’homme dans son quotidien rencontre Le tragique

comme habitation ; s’il est plongé instamment dans une mort spirituelle, alors tout

système moral et toute règle surgissent comme falsification, comme mensonge

insupportable. BALZAC, en 1837, n’avouait-il pas que : « Je ne suis ni converti ni à

convertir, car je n’ai aucune religion (…) La foi catholique est un mensonge que l’on se

fait à soi-même. »556 André MAUROIS aurait encore souligné que, s’il ne croyait pas à

la Providence, à un Dieu penché sur les hommes et s’inquiétant de ces misérables cirons,

554 Le Père Goriot, p 130 555 « Etre qui réalise en soi l’état de perfection compatible avec sa nature. » Cf. DUROZOI (G.) et ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 109 556 Cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 345

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perdus sur une goutte de boue dans l’univers, il se plaisait à penser que certains êtres

peuvent, en concentrant leur volonté, acquérir un pouvoir magique sur la nature. Le désir

ou l’actualité de la « mort de Dieu » l’obsédait et était essaimé dans l’économie de ses

romans. Il irritera beaucoup de ses contemporains avec ses idées antireligieuses : « (…)

c’est le style, obscur et céleste, de SAINT−MARTIN. CHATEAUBRIAND, après une

rencontre avec celui-ci, avait raillé « ce philosophe du ciel » qui parlait « en façon

d’archange ». L’homme des visions irrita le catholique CHATEAUBRIAND. »557

Apparemment, le BALZAC que nous avons sous les yeux est un BALZAC

contestataire. Un BALZAC qui, pour tout dire, remet en cause les assises de l’ordre

dogmatique. Dans plusieurs romans de BALZAC, cela n’est pas dit clairement. Il revient

au lecteur de le comprendre et, dans Le Père Goriot, cela est suggéré par les personnages,

en l’occurrence Vautrin, dont l’attitude toute entière est tournée vers le refus de ce

conformisme qui épuise toute altérité, et par la condamnation d’une éthique sociale qui

aplanit et égalise les intelligences, sans tenir compte de ce moi ordonné que les

romantiques appelaient « les puissances intérieures : les tréfonds d’une âme qui se prend

pour vérité. »558 Il est dès lors logique de conclure que, bien avant NIETZSCHE lui-

même, la « mort de Dieu » oriente l’écriture balzacienne dans sa récusation des

dogmatismes, son déni du sacré et son invitation à l’auto-invention de l’homme. Pour

confirmation, ces propos de Bernard GUYON : « (…) Telle lui apparaît donc, à

l’automne de 1830, la religion catholique : un rien, un Zéro ! »559

557 MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 83 558 RUBY (C.), Le Sujet (L’Homme et le Monde), Paris, Quintette, 1989, p 8 559 GUYON (B.), La Pensée politique et sociale de BALZAC, op. cit., p 477

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De la sorte, réfléchir sur la littérarité néo-réaliste de BALZAC comme de

NIETZSCHE − de la façon « primaire » − c’est s’obliger…à légitimer que le « mal » est

autant une urgence que l’est le « bien » car, après la « mort de Dieu », tout se vaut et

« tout est permis ». La pensée de ses deux « hauteurs » se déploie à l’opposé de l’appel

au désordre. En effet, se complaire dans le mal sous prétexte que toutes les actions sont

équivalentes, c’est encore vivre dans le mensonge. La dureté d’un Vautrin ou d’un

Zarathoustra se veut une instauration de la nouvelle dimension « sacrée » de la vie,

située au delà du bien et du mal. Ils ne sont pas immoraux, mais amoraux. A une morale

judéo-chrétienne mensongère, ils substituent une éthique de la conscience de la vérité.

Cette vérité, source de douleur, représente aussi le seul espoir de salut dans la mesure où

elle permet une naissance « nouvelle » au monde : « L’homme tragique, c’est la nature au

comble de sa force de création et de connaissance, contrainte ainsi d’enfanter dans la

douleur. »560

L’activité de la lecture, comme le souligne Yves CHEVREL561, peut être conçue

selon différents modèles oscillant eux-mêmes autour de deux pôles. D’un côté, une

lecture d’imprégnation, d’assimilation : lire, c’est devenir autre, c’est essayer de se

glisser au plus près des intentions et des sentiments de l’autre, c’est refaire, de l’intérieur,

son trajet : c’est le schéma de lecture proposée par Georges POULET au sujet de la

« critique d’identification ». A l’opposé, on peut faire de l’activité de lecture la

découverte et la reconnaissance de l’altérité : lire, ce serait alors identifier un autre tout en

560 NIETZSCHE (F.), Ecrits posthumes 1870−1873, op. cit., p 247 561 CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, Paris, P.U.F., 1995, p 27

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restant soi-même, ce serait repérer son trajet (et en chercher aussi le « vrai sens »,

éventuellement) sans tenter nécessairement de le refaire.

Essayons maintenant de repérer le trajet de l’impensé littéraire de BALZAC, de

faire résonner un de ses aspects méconnus. Car à la vérité de la lecture nietzschéenne, le

romanesque balzacien, où culminent inquiétudes et promesses, scepticisme et optimisme,

refus du monde et « désirs quérulents », n’est-il pas représentatif des types dionysiaques :

Tragique, Libre esprit, Volonté de puissance, Surhomme, Eternel retour, vouloir-vivre ?

Le Père Goriot, centre nerveux de la Comédie humaine, exemplifie l’éternelle

création car, à l’intérieur, « … se profile ici la volonté de puissance qui anime toute La

Comédie humaine. Se dessine ici le mouvement ascensionnel qui la gouverne et qui est

celui même, à ce moment de l’Histoire, de la classe à laquelle appartient BALZAC : la

bourgeoisie (…) Volonté de puissance à ce point impérieuse qu’elle déborde l’individu et

qu’elle peut se déléguer à un autre »562. En effet, dans Le Père Goriot, BALZAC

magnifie La puissance et le magnétisme de la volonté. Vers 1820, il déclare à un

châtelain du Blésois : « Avant peu, je posséderai les secrets de cette puissance

mystérieuse. Je contraindrai tous les hommes à m’obéir, toutes les femmes à

m’aimer. »563. Le zénith de cette méditation éclôt dans cet aveu de BALZAC lui-

même : « Moi, j’ai souvent été général, empereur ; j’ai été BYRON, puis rien. Après

avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes

restaient à gravir. »564

562 MARCEAU (F.), « Préface » in Le Père Goriot, Paris, Gall. coll. « Folio / classique », 1971, pp 11-12 563 Cité par PÉTIGNY (J.de), « Monsieur de BALZAC », in La France Centrale, Blois, mars 1855 564 Cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 70

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Plus qu’il ne le laisse penser, le « Dieu est mort » de NIETZSCHE permet

l’affranchissement de l’homme des anti-valeurs qui depuis SOCRATE l’avaient

longtemps tenu éloigné de la vérité. Sa conséquence sociale principale est la fin de la

double interprétation platonicienne et chrétienne du monde.

Pour NIETZSCHE, la mort de JÉSUS-CHRIST a une signification hautement

politique dont il faut tenir compte pour comprendre le rictus que l’histoire a subi et par

conséquent le travestissement de toute chose. En effet, JÉSUS-CHRIST est considéré

comme l’instigateur du soulèvement contre les « bons et les justes », contre les « saints

d’Israël », contre la hiérarchie sociale. Son enseignement est une philosophie du « non »

déclarée à la caste et au privilège, un « non » prononcé contre ces « hommes

supérieurs », les pharisiens et les principaux sacrificateurs.

PAUL est accusé d’éloigner le royaume de Dieu des hommes et de ne le réserver

qu’à ceux qui ont la foi et qui, par là, bénéficient de la grâce de Dieu. JÉSUS-CHRIST

aurait, selon NIETZSCHE, dit que « le royaume des cieux est en vous » : « Stigmatisant

l’impiété des hommes de ce temps, il (PAUL) l’attribuait en effet à leur « injustice »,

entendant par là qu’ils disposaient du moyen de connaître Dieu et qu’ils étaient donc

inexcusables de ne l’avoir point glorifié. Or quel était ce moyen ? C’était le monde… Et

l’on sait par ailleurs que sa propre piété a cru devoir imposer aux femmes une espèce de

statut métaphysique qui sans doute se concevait fort bien à l’époque (du point de vue des

hommes notamment), mais dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne semble pas

directement impliqué par l’attitude de JESUS à l’égard des femmes. »565 Pourtant,

NIETZSCHE est convaincu que l’homme est solidaire de son passé ; il ne peut s’en

défaire comme par un coup de baguette magique.

565 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 57

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La falsification de l’histoire et la promotion du mensonge qui auraient tenu lieu de

vérité dans le passé seraient donc le lot de ses contemporains. Cela se voit dans la

manière dont le bourgeois se dit chrétien : il tient Dieu domestiqué, il fait de lui un valet

pour bénir et garantir ses intérêts matériels. Le bourgeois ne sert plus Dieu, il se sert de

Dieu. Il fait du grand Dieu un dieu dont il ne continue à tenir compte dans la vie que par

motif d’intérêt égoïste. La falsification a atteint son acmé lorsque, par esprit bourgeois, la

société moderne a substitué, au baptême religieux le « baptême républicain » : « A la

différence du baptême religieux, les parrains et marraines civiles s’engagent à élever

leurs filleuls dans le respect des valeurs républicaines. »566 Comment alors dans ce

contexte de déroute de la foi, ne pas aller jusqu’à décréter la « mort de Dieu » ?

Lorsqu’il dresse le constat de la « mort de Dieu », NIETZSCHE veut affranchir

l’homme moderne de la morale chrétienne. Cet énoncé est donc un cri de libération, il est

invite à l’action par soi, à l’engagement de l’homme seul à être pleinement maître de lui-

même. Son exigence suppose la suppression de tout canon transcendant, de toute norme

supérieure en référence de laquelle la vie doive être jugée. La liberté dans laquelle se

trouve l’homme est grande et vertigineuse. L’homme a tué Dieu, et il est donc condamné

à être libre, c’est-à-dire à créer ses propres valeurs, sa justification de la vie. Dès lors,

l’homme cèdera le pas au surhomme pour être à même d’accomplir cette tâche.

Mais cette révolution s’accompagne inéluctablement d’une révolution

épistémologique. Sans Dieu qui garantissait la vérité fixe, l’homme n’est plus obligé

d’opter pour le choix qui le fasse passer de l’homme au surhomme ; il n’est pas tenu de se

surmonter. En annonçant la « mort de Dieu » comme perspective donnée à l’homme

566 HUBIN (F.), in Le Parisien du dimanche 25 Avril 2004, p 12

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moderne pour accomplir l’homme supérieur, l’humanité supérieure, NIETZSCHE est

conscient de l’éventuel fourvoiement de l’homme et, s’il n’a pas éprouvé l’inutilité de

son entreprise, il l’a « quand même »567 envisagée dans le champ du possible.

En focalisant notre attention sur le romanesque balzacien, nous l’inscrivons en

plein comme un romanesque qui s’inscrit dans la grande interrogation nietzschéenne et

qui demeure fidèle au constat initial que Dieu est mort : « (…) comment assumer le

nihilisme, comment vivre, si la vie est dépourvue de tout sens métaphysique ? »568

Dans les trajectoires de ce romanesque, les articulations se desserrent en laissant

se dévoiler le jeu déconstructiviste. Aussi, devons-nous nous prononcer sur

l’ « intention »569 des textes de BALZAC : « L’intention du texte n’est pas étalée à la

surface du texte (…) Pour la « voir », il faut prendre une décision. Ainsi, s’il est possible

de parler de l’intention du texte, c’est seulement en tant que résultat d’une conjecture de

la part du lecteur. L’initiative du lecteur consiste fondamentalement à faire une

conjecture sur l’intention du texte. »570 Il est donc possible, pour le lecteur, de

« défigurer » la pensée d’un auteur pour la « re-figurer » autrement, de sortir de la

567 L’expression sera localisable chez BALZAC. 568 FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, Paris, Editions Lettres Modernes Minard, coll. « Archives des Lettres Modernes », 2000, p 41 569 « Umberto ECO distingue trois niveaux d’intentionnalité textuelle (dans Sémiotique et philosophie du langage, trad. M. BOUZAHER, Paris P.U.F., 1988, qu’il hiérarchise – minorant les deux derniers et valorisant plutôt le premier) : 1°) D’abord l’intentio operis. Ici, lire un texte, c’est en saisir l’économie interne, à l’exclusion de toute extériorité, de tout ce qui ne serait pas lui (…) 2°) Ensuite l’intentio lectoris. Ce second modèle est par un regard autre que celui des instances diégétiques. C’est celui d’un lecteur (hétérodiégétique ou même homodiégétique) dont le regard tend à façonner le récit, à le modifier, voire à le désapproprier (…) 3°) Enfin l’intentio actoris. Ceci paraît être le dispositif le moins certain de l’interprétation, nous instruit ECO. En effet, le tournant de la critique moderne consiste à mettre en « épochè » les éléments biographiques et les indices hétéro-textuels qui autoriseraient la saisie du sens d’un texte… » Cf. BIYOGO (G.), Essai de résolution de l’aporie et des controverses sur l’interprétation du texte, op. cit., pp 282-284 570 ECO (U.), Interprétation et surinterprétation, Paris, P.U.F., 1996, p 58

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contrainte de ses mots pour l’énoncer dans cette langue étrangère où réside la tâche de

l’écrivain.

En somme, indexer le romanesque balzacien comme un romanesque assumant et

annonçant la « mort de Dieu », c’est laisser ouvert l’entrebâillement par lequel toute

interrogation demeure possible. Et nous dirions avec Brice PARAIN que « (…)

l’interrogation n’existe que dans la mesure où la réponse nous échappe. Nous trouvons

des réponses partielles, approximatives, approchées, mais la réponse totale échappe, elle

serait la suppression du langage et la mort de ce langage. Donc, c’est dans l’interrogation

que la vie existe, c’est dans cette distance que le langage se constitue, que la vie se

manifeste ».571

Le « quand même » de l’entreprise nietzschéenne dans le champ du possible

restitue justement la constellation de l’élaboration romanesque de BALZAC où, selon

Florence TERRASSE-RIOU, « BALZAC veut écrire des romans « quand même »… ou

des romans du « quand même » (…) La réalité devient lourde de sous-entendus ».572 Le

romanesque balzacien a dès lors quelque scepticisme à l’égard de l’histoire, des

idéologies, des absolutismes (surtout celui de la raison) et ne cherche plus sa légitimation

dans l’adoption des canons littéraires traditionnels ni dans le conformisme du monde

moderne : « … l’époque de la confusion a commencé. »573 Vautrin, à l’instar de

Castanier dans Melmoth réconcilié574, rend possible l’érosion des « certitudes non

571 PARAIN (B.), « Le Langage et l’immanence », in Bulletin de la société française de philosophie, Paris, Armand Colin, n°1 Janvier-mars 1965, p 21 572 TERRASSE-RIOU (F.), « Les enjeux de la représentation d’un seuil : l’hôtel de Chaulieu », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., pp 51-53 573 F. BELL (D.), « Marques, trace, pistes : BALZAC à la recherche d’une science des indices », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 110 574 BALZAC (H.de), Melmoth réconcilié, Paris, Gall., coll. « La Pléiade », 1979

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fondées » et la dénégation des systèmes non fiables. La condition moderne telle que la

figure Vautrin dans Le Père Goriot est marquée par une « théologie sans Dieu » ; le

monde souffre de l’inconsistance et de l’inauthenticité créées par l’excès de matérialisme,

la désillusion de la raison, ainsi que du narcissisme morbide judéo-chrétien encore

décelable qui minerait et dépraverait « la rationalité du réel »575 suivant la rhétorique de

Bourahima OUATTARA.

La condition moderne est hantée par la contestation et il est intéressant de voir

comment cette hantise structure l’action de Vautrin. L’effondrement des valeurs et la

vision d’un monde cruel entrent dans la mouvance de la pensée moderne de

Vautrin : « Vous seriez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualité de jeunes gens.

Encore deux ou trois réflexions de haute politique, et vous verrez le monde comme il est.

En y jouant quelques petites scènes de vertu, l’homme supérieur y satisfait toutes ses

fantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. »576

Mais c’est la déstabilisation du « logos »577 qui est encore plus révélatrice chez

Vautrin de l’esprit moderne : « Avant peu de jours vous serez à nous. Ah ! si vous

vouliez devenir mon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas un désir

qu’il ne fût à l’instant comblé, quoi que vous puissiez souhaiter : honneur, fortune,

femmes. On vous réduirait toute la civilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant

gâté, notre Benjamin, nous nous exterminerions tous pour vous avec plaisir. Tout ce qui

vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservez des scrupules, vous me prenez donc

pour un scélérat ? Eh ! bien, un homme qui avait autant de probité que vous croyez en

575 OUATTARA (B.), ADORNO et HEIDEGGER : une controverse philosophique, Paris, L’Harmattan, coll. « L’Ouverture philosophique », 1999, p 12 576 Le Père Goriot, pp 190-191 577 Sur un point de vue théologique, et précisément « dans le christianisme catholique, le Logos est le Verbe ou Fils de Dieu, deuxième personne de la trinité. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 198

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avoir encore, M. de Turenne, faisait, sans se croire compromis, de petites affaires avec

des brigands (…) vous pouvez m’appeler juif, et vous regarder comme quitte de toute

reconnaissance. Je vous permets de me mépriser encore aujourd’hui, sûr que plus

tard vous m’aimerez. Vous trouverez en moi de ces abîmes, de ces vastes sentiments

concentrés que les niais appellent des vices ; mais vous ne me trouverez jamais ni

lâche ni ingrat. Enfin, je ne suis ni pion ni fou, mais une tour, mon petit. »578

On a souvent dit des écrits de NIETZSCHE qu’ils sont scandaleux. Il faut plutôt y

voir le refus de l’existence inauthentique. C’est une telle négation qui seule est capable de

préfigurer une humanité célébrant la vie. Quand Zarathoustra parle, c’est pour célébrer

l’authenticité et protéger l’existence humaine et dénoncer le lieu où s’édicte la

tricherie : « O mes frères, les étoiles et l’avenir n’ont été jusqu’à présent que des

chimères, dont on n’a jamais rien su : c’est pourquoi le « bien » et le « mal » ne sont

jusqu’à présent que des chimères dont on ignore tout. O mes frères, brisez-moi ces

vieilles tables. »579 L’impératif rageur « …brisez… brisez-moi ces vieilles tables » est

véritablement ici l’expression d’un ras-le-bol vis-à-vis d’une évaluation qui n’aurait que

trop duré ; mais aussi l’espoir de nouveaux possibles. Enfin, l’homme pourrait sortir de la

servitude des « valeurs débilitantes » ; enfin l’homme passerait du règne de l’humain à

celui du surhumain : « (…) Zarathoustra, en enseignant que le Surhumain est la

délivrance à l’égard de l’esprit de vengeance (en quoi se concentre tout le nihilisme du

passé) annonce aussi un commencement inimaginable, encore en attente par delà

l’Histoire finissante. »580

578 Le Père Goriot, p 191 579 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., pp 190-191 580 HAAR (M.), La Fracture de l’histoire. Douze essais sur Heidegger, op. cit., p 162

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NIETZSCHE voudrait ainsi libérer l’homme d’une morale dont le principe est

négateur pour la vie. Il proclame dès lors le vitalisme de l’homme supérieur : « Le

nihilisme signifie que Dieu est mort. C’est-à-dire que l’ensemble des idéaux et des

valeurs qui garantissent la domination de la décadence trahit le néant qui en était le

fondement caché. »581 Sur le plan politique, le « Dieu est mort » annonce l’avènement

d’un homme nouveau, d’une société nouvelle capable d’aspirations plus nobles que la

société moderne : « O mes frères, il ne faudra pas attendre longtemps pour que de

nouveaux peuples jaillissent, pour que des sources nouvelles bruissent dans de nouvelles

profondeurs… La société humaine : j’enseigne qu’elle est un essai – une longue

recherche : mais ce qu’elle recherche est celui qui commande ! Un essai, ô mes frères !

pas un « contrat » ! Brisez-moi ce mot fait pour les mous et les tièdes ! »582.

BALZAC, ici par la figure de Vautrin, croit à cette humanité supérieure, non pas à

une supériorité biologique et superficielle, mais à celle qui requiert une réelle capacité

d’exprimer la volonté créatrice des artistes, des philosophes ayant une sensibilité

artistique. Or, pour être capable d’une telle création ouverte, d’affirmation créatrice, pour

réaliser le vouloir dionysiaque – cette approbation extrême faite à la vie dans tous ses

aspects –, il est nécessaire que l’homme s’affranchisse de toute tutelle, de toute paternité,

de la suprême paternité : « Si la parole de JÉSUS est un dépassement dialectique de celle

de YAVEH, si la foi est l’antithèse de la Loi, ne sommes-nous pas expressément conviés,

par le Message lui-même, à dépasser le Message, à nous interroger sur ce que devrait être

l’antithèse de cette foi devenue thèse ? »583

581 GRANIER (J.) Nietzsche, op. cit., p 28 582 NIETZSCHE (F), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., pp 200-201 583 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 121

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Dieu et la morale chrétienne semblent limiter l’action de l’homme ici. L’homme

moderne qui est déterminé par ces notions qui l’enferment dans un choix tronqué, ne peut

nourrir le « pathos de la distance » de NIETZSCHE. C’est pourquoi nous nous accordons

avec Frantz FAVRE, lui qui a si bien vu que l’influence de NIETZSCHE sur les écrivains

français étaient moins dans ses idées que dans « les élans de leur sensibilité : la passion

de la vie, l’aspiration à la grandeur, la volonté d’être un esprit libre (…) redonner à

l’homme, sous un ciel désormais vide, le courage et l’orgueil d’être le maître de son

destin »584.

De même que Léon CHESTOV dira : « Evidemment, les hommes ne croiront pas,

n’oseront pas croire ce que NIETZSCHE a raconté »585, de même Michel SERRES dira, à

propos de BALZAC : « Ceci, que je vais dire, et que BALZAC raconte, n’a pu se passer,

n’a jamais eu lieu (…) Qui a jamais vu, dans l’histoire, une rencontre du réel et du

symbole ? »586

Du point de vue épistémologique, qu’y a-t-il de si étrange et de si inquiétant chez

NIETZSCHE et chez BALZAC au point d’entrouvrir la porte de ce que Françoise

GAILLARD aurait entraperçu comme « la discutabilité des valeurs et des

évidences »587 ?

Par le fait qu’ils invitent à une société qualitativement différente de la société

moderne, le constat balzacien et / ou nietzschéen est également le point de départ d’une

culture, d’une politique différente et d’une conception du pouvoir politique autre. La

584 FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 67 585 CHESTOV (L.), L’idée de bien chez TOLSTOÏ et NIETZSCHE, philosophie et prédication, (traduit du russe par T. RAGEOT - CHESTOV et G. BATAILLE), Paris, Vrin, 1949, p 244 586 SERRES (M.), « Sur le déterminisme », in Le Débat, op. cit., p 94 587 GAILLARD (F.), « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 132

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conséquence politique fondamentale de ce constat est donc, comme on va le voir avec

Vautrin, l’exigence d’un vécu nouveau par rapport à l’homme et par rapport à la manière

d’envisager la vie socio-politique.

Ce qui inquiète surtout ici, c’est non seulement la remise en cause, par ce constat,

de toutes les assises spirituelles de l’Occident à travers la condamnation de la morale

traditionnelle, mais encore la contrebande de la façon dont la société est politiquement

gouvernée, à savoir entre autres que l’Etat moderne démocratique est un Etat statique

prônant la protection des faibles. Et refusant cet « encalminement »588 de l’Etat

démocratique, BALZAC comptera sur la lumière de Louis – NAPOLÉON pour repenser

la situation actuelle de l’Etat, régie par une anesthésie générale : « Les affaires ne peuvent

pas aller bien en France, tant qu’il n’y aura pas un gouvernement régulier ; et Louis –

NAPOLÉON est, comme dit Lauren – Jan, une échelle pour nous retirer de l’égout de la

République. Ainsi, pendant encore un an, les affaires souffriront et seront en suspens en

France. Que Dieu nous protège ! »589

Cette perversion de la société moderne démocratique est encore mieux

diagnostiquée dans l’attitude dogmatique du prêtre : « Le prêtre, une sorte d’homme

parasite qui ne prospère qu’aux dépens de toutes les formations saines de la vie (…). A

tous les événements naturels de la vie, la naissance, le mariage, la maladie, le repas – le

parasite apparaît pour les dénaturer, pour les sanctifier dans sa langue. (…) Toute

exigence inspirée par l’instinct de vie, en un mot tout ce qui a sa valeur en soi est

588 Voir l’adjectif encalminé (e) – (de en et calme) : Se dit d’un navire arrêté du fait de l’absence de vent. Cf. Le Petit Larousse Illustré 2000, p 376 589 Lettre de BALZAC depuis Wierzchownia (Russie) à sa sœur Laure SURVILLE à Paris, cité par HASTINGS (W.S.), Honoré de BALZAC. Lettres à sa Famille 1809-1850, trad. par Suzanne BELLY, Paris, Albin Michel, 1950, p 300

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déprécié par principe, rendu contraire à sa valeur par le parasitisme du prêtre (…) Le

prêtre déprécie, profane la nature, c’est à ce seul prix qu’il existe. »590

Et NIETZSCHE ne manquera pas de dire de cet Etat contre-nature qu’il est

devenu la bouée à laquelle des existences inutiles et superflues s’agrippent pour survivre

à la loi de la sélection naturelle… Théorie osée qui sera la pierre angulaire de la pensée

scientifico-libérale, et dont nous retrouvons les échos dans le « bergsonisme

scientifique »591 du Nobel de chimie de 1977, Ilya PRIGOGINE : « D’après la

mythologie aztèque, que nous connaissons mieux que la mezcala, parce qu’ici nous ne

disposons pas de documents écrits, il y a eu différents univers. Et, chaque fois, il y a eu

une catastrophe cosmique. Puis un nouvel univers apparaît. Donc il n’y a pas cette

permanence, il n’y a pas cette stabilité, qui caractérise l’image chrétienne, l’image de

l’Occident… De fait, dans toute la tradition judéo-chrétienne, l’homme a une position

privilégiée, l’homme peut et doit dominer la nature. Mais le dompteur de la nature est lui-

même un sujet du Dieu tout-puissant. Donc il y a un garant de la permanence. Et c’est, je

crois, ces garants de la permanence qui manquaient à la civilisation précolombienne. De

toute manière, j’ai l’impression que cette statue pose déjà des questions contemporaines :

590 NIETZSCHE (F.), cité par KOFMAN (S.), NIETZSCHE et la scène philosophique, op. cit., p 267 591 A la question de savoir s’il assumait et revendiquait l’influence philosophique d’Henri BERGSON, le père de l’ « Evolution créatrice », Ilya PRIGOGINE répondit : « On a beaucoup répété que BERGSON est coupable de ne pas avoir compris EINSTEIN, et c’est vrai. Mais EINSTEIN n’a pas non plus compris BERGSON ! L’idée fondamentale de BERGSON était un temps orienté. Or EINSTEIN ne voulait pas d’un temps orienté. Et puisque BERGSON insistait sur l’irréversibilité du Temps – n’est-ce pas, l’Evolution créatrice est bien un Temps orienté, - il s’est tourné vers la métaphysique parce qu’il n’y avait rien dans la physique de son époque qui permît d’envisager un Temps orienté. Pour EINSTEIN, le sens du Temps est une illusion. N’est-ce pas une chose que nous avons du mal à croire ? (…) Donc, au fond, toute mon œuvre, d’une certaine manière, réhabilite la flèche du Temps, non pas à partir de la métaphysique mais à partir des lois de la physique classique ou quantique. » Cf. PRIGOGINE (I.), De l’Etre au devenir, Bruxelles et RTBF Liège, Alice Editions, coll. « L’intégrale des entretiens Noms de Dieux d’Edmond Blattchen », 1998, pp 23-24

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la question de la nature et de l’existence de l’homme, celle du devenir de l’homme… et

ce sont là des questions qui se posent encore à nous. »592

Remontons la pente jusqu’à Vautrin ! Le Vautrin du Père Goriot, c’est l’homme

d’œuvre chez BALZAC : « L’homme d’œuvre renverse le temps. Vous reconnaîtrez le

penseur à ce qu’il va de la vérité aux possibles. Comme le vivant va de la répétition à la

néguentropie (…) Le chef-d’œuvre est inconnu, seule l’œuvre est connue, connaissable.

Le chef est la tête, le capital, la réserve, le stock et la source, le commencement,

l’abondance. Il est dans les interstices intermédiaires entre les manifestations de l’œuvre.

Nul ne produit une œuvre s’il ne travaille pas dans cette nappe continue d’où surgit,

parfois, une forme… Le chef d’œuvre ne cesse de bruire et d’appeler. Il y a tout dans

cette matrice. »593 Théorie fondamentale, ricoeurienne et blanchotienne avant le temps,

l’essence de l’homme est de raconter, de faire œuvre. L’existence est une œuvre.

L’œuvre réalise l’existence. D’où notre hypothèse du néo-réalisme

A partir de là, peut se concevoir le rapport entre l’actant Vautrin et BALZAC lui-

même qui s’identifie fantastiquement à la figure du forçat : « …Le potentiel des rêves de

BALZAC, rêves de grandeur venus du fond du temps, rêves irréalisables et toujours

convaincants dont ni l’âge, ni l’expérience, ni la raison de l’homme fait ne rompent

l’enchantement (…) A travers Henri de Marsay, Eugène de Rastignac, Lucien de

Rubempré, Félix de Vandenesse, Maxime de Trailles et combien d’autres moins

marquants, c’est son autoportrait que BALZAC ne cesse de remanier, comme si à se

répéter indéfiniment en images il croyait pouvoir enfin changer le cours de sa

destinée. »594 Lecture forte, BALZAC, comme Vincent VAN GOGH, serait en train de

592 PRIGOGINE (I.), De l’Etre au devenir, op. cit., pp 66-67 593 SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit., pp 97-98 594 ROBERT (M.) Roman des origines et origines du roman, Paris, Gall., coll. « Tel », 1972, pp 259-261

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refaire son « autoportrait », sans l’épuiser, sans s’attacher au canon du vérisme, mais

opère un jeu d’inventions contenues en lesquelles nous reconnaissons le néo-réalisme.

Vautrin est un homme double. Il y a chez lui un côté romantique aussi bien que

réaliste, un homme de « bien » et de « mal », le sauvage et le surhomme. Sa puissance de

domination est attachée à sa révolte, à son refus d’accepter toute réification, et un désir

tout aussi fort de pousser jusqu’au bout ses rapports avec la société. On s’accordera

aisément pour dire que Vautrin explique le monde en termes réalistes et dionysiaques. Et

cela se révèle dans le contenu idéologique de sa propre pensée. Bien que sa raison lui

représente sans illusion la véritable nature de la réalité sociale, il ne peut qu’opposer à

cette réalité, des actes autonomes, isolés, indépendants… Un vouloir qui s’arrache au

contenu social de cette réalité réifiée : « (…) je suis un bon homme qui veut se crotter

pour que vous soyez à l’abri de la boue pour le reste de vos jours. Vous vous demandez

pourquoi ce dévouement ? Eh ! bien, je vous le dirai tout doucement quelque jour, dans le

tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vous montrant le carillon de l’ordre

social et le jeu de la machine ; mais votre premier effroi se passera comme celui du

conscrit sur le champ de bataille, et vous vous accoutumerez à l’idée de considérer les

hommes comme des soldats décidés à périr pour le service de ceux qui se sacrent

rois eux-mêmes. Les temps sont bien changés. Autrefois on disait à un brave : Voilà cent

écus, tue-moi monsieur un tel, et l’on soupait tranquillement après avoir mis un homme à

l’ombre pour un oui, pour un non. Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle

fortune contre un signe de tête qui ne vous compromet en rien, et vous hésitez. Le siècle

est mou. »595

595 Le Père Goriot, p 192

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De tels propos, dans le siècle du conformisme chrétien, ne peuvent être tenus que

par un « monstre » à mettre au banc des accusés, à bannir, à ostraciser. Car, on reprochera

à Vautrin sa fascination pour la bêtise et / ou le crime ; sa tendance à dire des vérités

bonnes à dissimuler. Pour preuve, sa révolte radicale, caractérisée dans ses déclinaisons

les plus profondes par l’impérieux désir de se défaire d’un monde d’habitudes et de

coutumes aussi absurdes les unes que les autres est sans appel : « Qu’est-ce qu’un homme

pour moi ? Ça ! fit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un

homme est tout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut

l’écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu quand il

vous ressemble : ce n’est plus une machine couverte en peau ; mais un théâtre où

s’émeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. Un

sentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensée ? Voyez le père Goriot : ses deux

filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la création.

Eh ! bien, pour moi qui ai bien creusé la vie, il n’existe qu’un seul sentiment réel, une

amitié d’homme à homme. Pierre et Jaffier, voilà. Je sais Venise sauvée par cœur. »596

Et ce n’est certainement pas hasard si une lecture première verrait dans ces propos

de Vautrin, une puissance déroutante, marginale, et une logique sans faille pour faire

advenir le « Royaume » vidé de mauvaise foi, épris de vérité et d’objectivité. A juste titre,

dans son effort pour se faire valoir dans la sphère sociale, Vautrin choisit de fonctionner

en marge de la société ; de refuser l’uniformisation et d’être « toujours » dans

l’irrégularité. Pour Vautrin, la société n’a pas de loi, mais n’a que des événements : « Il

596 Le Père Goriot, p 193

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n’y a pas de principes, il n’y a que des circonstances »597. Cette proposition

balzacienne est l’axe formel du relativisme moderne, attaché à défendre des vérités

relatives aux

contextes et non des vérités immuables. Là encore, on peut voir en BALZAC un

précurseur. A partir de cette relativisation des vérités, l’homme supérieur qu’est Vautrin

est autorisé à se mettre au-dessus des lois, vu qu’ « (…) il n’y a pas de Prince du

monde, il n’y a que des structures mauvaises, puisqu’elles nous aliènent, mais le

monde lui-même n’est pas mauvais puisque c’est en lui que nous pouvons

progressivement surmonter nos diverses aliénations. »598

La poétique que déploie BALZAC instaure un appel à l’authenticité suivant un

modèle caractéristique de la rénovation, de la tension vers « le là », vers le retour à une

condition de totalité originelle, loin de ce que C. J. JUNG nomme la « Persona »599 : « La

persona est l’ensemble très complexe des relations de la conscience individuelle avec la

société ; elle est une sorte de masque que l’individu revêt, d’une part, pour traduire un

effet déterminé, d’autre part pour cacher sa vraie nature. »600

C’est pourquoi la déconstruction balzacienne du réel est une ouverture, une

émancipation instaurant de nouvelles dimensions de signification : « Car il est essentiel

à l’hypothèse formulée d’entrée de jeu sur le recours au diable en cas de crise de

597 Le Père Goriot, p 135 598 JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 151 599 Concept introduit par C. J. JUNG : ensemble des traits de la personnalité sociale choisis par le Moi pour constituer son personnage, le privilégier et le valoriser au détriment d’autres traits non retenus, qui s’organise en une « Ombre » ou Moi intime inavoué, primitif et asocial ; d’où des conflits avec le Moi social qui le tient à l’écart. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 266 600 JUNG (C.J.), cité MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 266

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valeurs, de localiser au plus juste dans le texte ce qu’il y a d’incontestablement

diabolique. »601

Il importe à l’homme de remplir la « béance salvifique » que laisse la « mort de

Dieu » afin de s’inventer un destin selon la perspective de Jean-Paul SARTRE, le

pédagogue de l’homme : « L’homme n’a pas à obéir, il est condamné à être libre, c’est-à-

dire à créer lui-même sa propre morale et échapper de cette façon à l’aliénation des

conventions d’une société dans laquelle il vit. »602

La supériorité morale de la position du révolté est de ne pas « amoindrir » l’âme,

de maintenir une vie à hauteur des principes de connaissances, de loyauté, et de

dévouement de l’homme pour l’homme. A la « société gangrenée », au « désordre

social », et au monde de réification totale, les exclus selon Linda RUDICH « (…) ont le

mérite d’opposer une société d’interdépendance personnelle et d’intérêt commun. Le « je

n’ai jamais trahi personne » de Vautrin est un véritable défi à la société bourgeoise. »603

Disciple et juge de l’humanisme de Jean-Jacques ROUSSEAU ; en « rage contre

les déceptions du contrat social », Vautrin dans sa méditation a été convaincu que l’ordre

apparent de la société cache un désordre bien réel. A ses yeux, la corruption domine les

corps de l’Etat, comme la famille et les individus : « Savez-vous comment on fait son

chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. »604

Si les fondements de la morale sociale et religieuse sont ébranlés dans les

individus, la faute en incombe, selon Vautrin, aux nations elles-mêmes, qui donnent

l’exemple de l’instabilité par leurs fréquents changements de régimes…

601 GAILLARD (F.), « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 127 602 SARTRE (J.-P.), cité in Encyclopédie des connaissances actuelles, op. cit., p 106 603 RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), in Le Père Goriot, op. cit., p 388 604 Le Père Goriot, p 128

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De ce fait, malgré sa révolte contre la justice de classe, en se référant au magistrat

qui condamne de « pauvres diables », ce subversif qui pose l’équation « vertu égale bêtise

puisqu’elle égale misère », n’a rien d’un libéral et encore moins d’un révolutionnaire

soucieux du bonheur des hommes. Les hommes, Vautrin les méprise car courbant la tête

sans murmurer, ceux qui « font la besogne sans être jamais, récompensés de leurs

travaux »605, sont pour lui les « savates du bon Dieu ».

En revanche, le peuple des criminels lui semble plus appréciable. Par leurs actes,

les hors-la-loi ont au moins le mérite d’avoir osé transgresser un code inique. C’est à

parodier DUPUY pour qui : « l’homme supérieur se caractérise par son aptitude à

déterminer lui-même les valeurs qu’il honore. Il ne les évalue pas d’après le bien ou le

mal, considérés par eux-mêmes, mais par l’intensité de vie qu’elles supposent ; il cherche

non l’utile mais le risque, non le salut mais le défi, ne jugeant pas un acte d’après ses

conséquences, la terreur et la mort ne pouvant apaiser sa soif de tragédie. »606

Vautrin se vante de son intégrité et de la justice supérieure de sa révolte qui est

celle de l’état de nature contre l’état civil. Ce « protestantisme »607 affirmatif sans Dieu

de Vautrin jette l’homme comme l’explique Charles DARWIN dans la nature, au sein de

laquelle il évolue à l’instar des autres animaux …

605 Le Père Goriot, p 130 606 DUPUY (R.J.) Politique de NIETZSCHE, Paris, Armand colin, coll. « U. », 1969, p 19 607 « …Le grief fondamental du protestantisme à l’égard de Rome est-il d’avoir résolu par avance « la question de la fidélité de l’Eglise » : quand la hiérarchie romaine s’empare de l’autorité apostolique, c’est l’homme qui prétend exercer une sorte de mainmise sur la Révélation. De sorte que celle-ci, qui est en réalité la référence absolue, la norme ultime, infaillible et toujours actuelle de la foi, finit par n’être plus que l’objet d’allusions justificatives : le prétexte et l’alibi d’une évolution dogmatique dont le seul critère réside en fait, désormais, dans les « besoins de l’Eglise » - qui sont besoins humains. » Cf. JEANSON (F.), La foi d’un incroyant, op. cit., pp 60-61

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En effet, Charles DARWIN considère le comportement humain comme un

prolongement de la nature animale. Contrairement à la tradition classique, l’homme n’est

plus d’essence absolument divine. Il est à situer dans le processus de l’évolution naturelle

des espèces. Lui conférer une nature exclusivement consciente, rationnelle et

bienveillante, c’est le sortir définitivement de sa configuration véritable pour

l’hypostasier comme essence abstraire, mais qui n’existerait nulle part. Toutes

propositions gardées, l’épistémologie darwinienne enseigne que toute vie ne se peut

penser sans intégrer un problème à résoudre et sans le rattacher au processus universel de

la sélection des espèces. Vue sous cet angle, la pensée de DARWIN est une infraction

parfaite, une « anti-phrase » au rousseauisme, au socratisme et / ou au christianisme. Ce

qui apparente le plus près ces trois doctrines, ce qui les réciproque dans leur effervescente

caricature « c’est la crainte de la souffrance, même de l’infiniment petit de la souffrance –

voilà qui ne peut jamais finir autrement que dans une religion de l’amour. »608

Or, DARWIN densifia sa pensée en nous apprenant qu’il est impossible de

dissocier la vie du problème ; toute la problématique de la croissance de la vie, de

l’évolution en découle. Vivre c’est donc formuler des théories en vue de résoudre un

problème, de répondre à une question ou à une attente. C’est en quoi il est nécessaire de

voir dans l’épistémologie darwinienne une récurrence pédagogique : la capacité à créer,

inventer pour s’adapter, définit les êtres vivants. Le vivant est une intelligence

d’adaptation aux conditions sans cesse changeantes de la nature.

Autrement dit, à côté de la raison, l’homme est au regard de ses comportements,

un être de passion, d’égoïsme, etc.

608 NIETZSCHE (F.), Antéchrist, cité par Jean – François BALAUDÉ, « Le masque de Nietzsche », in

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En réalité, il n’y aurait rien en l’homme qui puisse le rendre « parfaitement

sociable ». L’homme serait à la fois « humanité et animalité » comme l’entrevoie ici

Catherine CLÉMENT : « Quand Boris CYRULNIK, ethnologue, observe les animaux, et

qu’il y puise de quoi analyser les hommes, il est dans le droit fil d’une pensée des droits

de l’homme qui cherche à faire bouger la frontière entre l’homme et l’animal : comme

LÉVI-STRAUSS le fait en 1976 dans les Réflexions sur la liberté en proposant, pour

formule de nouveaux droits de l’homme… »609. C’est tout le sens de la révolution

freudienne qui est mis en exergue dans la perspective d’une compréhension de l’homme

balzacien.

A tout prendre, un des temps forts de la révolution freudienne est la relativisation

de la conscience, c’est-à-dire de la raison humaine avec l’existence – ignorée mais établie

– de l’inconscient. Et l’homme, mû par ses préoccupations psychiques, ne serait, dans

certaines de ses déterminations intérieures, qu’une foule de pulsions « instinctives ou

animales » qui ne demandent qu’à être libérées.

Que retenir donc de cet héritage freudien ? Essentiellement que l’homme est à mi-

chemin entre la « barbarie de ses instincts » agressifs et autres passions délirantes et une

raison qui déploie ses tentacules pour l’absorber totalement. Ce que le freudisme a de

fondamentalement philosophique, c’est l’idée que l’homme est issu d’une déchirure

complexe entre nature « instinctive » et une autre relativement rationnelle : « Pour bien

comprendre la vie psychique, il est indispensable, nous dit FREUD, de cesser de

surestimer la conscience. »610

Magazine littéraire n°425, « Les épicuriens : une philosophie du plaisir », novembre 2003, p 54 609 CLÉMENT (C.), « Perte et recréation du sens humain », in Magazine littéraire « La Psychanalyse, nouveaux enjeux, nouvelles pratiques », op. cit., p 23 610 FREUD (S.), cité in Parcours philosophiques, Paris, Nathan, 1985, p 22

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Sigmund FREUD – voilà bien un athée ! le babil psychanalytique du neurologue

viennois démonte l’absolue positivité de l’intelligibilité parfaite et raisonnée que

constitue Dieu. Il convient d’insister sur cette théorie freudienne. Supposons par

« impossible possible » que nous soyons du côté des théologiens, garants de la parole de

Dieu et qu’on nous jette à la figure cette explication philosophique de la pensée de

FREUD : « … On peut également comprendre la religion comme une illusion visant à

reproduire à l’échelle sociale les relations de l’enfant à l’autorité parentale, qui assume

une double fonction de protection et de répression : Dieu est une reproduction du « père

tout – puissant » de l’enfance. »611 Revenant à notre affirmation première sur la « non

chrétienté » de FREUD, nous nous efforcerons de signaler que FREUD ruine les

prétentions totalisantes et la transparence de la Raison, car il s’est attelé à « (…) humilier

la raison et ses arrogantes prétentions, parfois sans doute injustifiées »612.

Et si l’on soupçonne ici quelque raccourci de pensée pour faire dire au père de la

psychanalyse que « toutes nos expériences ne sont pas présentes en permanence dans

notre conscience »613 ; que la raison donne une phénoménalité biaisée et de nous-mêmes

et du monde en tant que « pouvoir signifiant »614, FREUD lui-même donne cet éclairage

sur l’irrépressible pouvoir de « l’inconscient » : « Dans le cours des siècles, la science a

infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut

lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une

parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la

grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de COPERNIC,

611 CLÉMENT (E.) et al, Pratique de la philosophie de a à z, Paris, Hatier, 1994, p 138 612 JEANSON (F.), La foi d’un incroyant, op. cit., p 32 613 GAARDER (J.), Le Monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, op. cit., p 460 614 idem, p 67

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bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second

démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les

prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant

sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale.

Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch.

DARWIN, de WALLACE et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la

résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la

mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de

montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il est réduit

à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de

sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les

seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que

semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de

produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où

la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de

politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves

d’une logique impartiale. Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de troubler la

paix du monde d’une autre manière encore… »615.

Si nous nous en rapportons à FREUD, c’est pour bien saisir le caractère subversif

de sa théorie sur les comportements des sociétés et des hommes. Or, « l’intériorité » de

cette pensée est plus que révélée dans les œuvres de BALZAC. Anne-Marie BARON616,

615 FREUD (S.), Introduction à la psychanalyse, traduit de l’allemand par S. JANKÉLÉVITCH, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1997, pp 266-267 616 BARON (A.-M.), - Le Fils prodige. L’Inconscient de « la Comédie humaine », Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1993 - BALZAC ou l’auguste mensonge, Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1998

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André JEANNOT617 et/ou Pierre DANGER618 (pour ne citer qu’eux), ont tenté cette

« lecture symptômale » en soupçonnant dans l’écriture balzacienne comme une envie de

« rature de l’origine ».619 A ce propos, Pierre DANGER nous jette cet éclairage : « Il a

saisi mieux que tout autre en son temps ce qu’avait de terrible et d’infernal cette

dialectique implacable qui enferme l’homme entre les souffrances du refoulement et le

vertige incontrôlable de la jouissance. Il a vu la société de son temps comme une sorte de

gigantesque théâtre apocalyptique où chacun est entraîné à la poursuite de ses désirs et

porte sur lui les stigmates du plaisir, les cicatrices du vice. Car le plaisir est toujours pour

lui une maladie hideuse. Il n’y a pas d’innocence en amour. Le monde qui nous entoure

est un égout, une assemblée de damnés. Il nous décrit les cercles de l’enfer dans une

comédie qui n’est pas divine, non, mais humaine, dérisoirement et grotesquement

humaine (…) Un nom rôde derrière tout ça, c’est celui de SADE, et BALZAC y fait

allusion une fois, une seule fois, dans son œuvre. C’est de Marsay, dans La Fille aux yeux

d’or, qui dit : « On nous parle de l’immortalité des Liaisons Dangereuses, et de je ne sais

quel autre livre qui a un nom de femme de chambre ; mais il existe un livre horrible, sale,

épouvantable, corrupteur, toujours ouvert, qu’on ne fermera jamais, le grand livre du

monde » (…) Quel est le sens de cette contradiction inexplicable du psychisme humain

qui fait qu’il semble organisé pour sa propre perte, qu’il fonctionne que contre lui-

même. »620

617 JEANNOT (A.), Honoré de BALZAC. Le forçat de la gloire, Paris, Ciba – Geigy, 1986 618 DANGER (P.), L’Eros balzacien ; structures du désir dans la Comédie humaine, Paris, Librairie José Corti, 1989 619 GRANEL (G.), « L’écriture ou la rature de l’origine », cité par GOLDSCHMIT (M.) in Jacques DERRIDA, une introduction,, op. cit., pp 167-168 620 DANGER (P.), L’Eros balzacien, op. cit., pp 40-41

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La BIBLE affirme que l’homme est fait à l’image de Dieu qui aurait introduit en

lui son Esprit, et lui aurait donné le pouvoir de dominer toute la création : « Dieu dit :

Faisons l’homme à notre image selon notre ressemblance, pour qu’il domine sur les

poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les

reptiles qui rampent sur terre. Dieu créa l’homme à son image : il les créa à l’image de

Dieu. Homme et femme il les créa. »621

Le mécanisme cartésien confirmera cette spécificité : il reconnaît que l’homme

est une machine, différente des autres purement mécaniques, c’est-à-dire dépourvues

d’âmes. Cette âme ou cette raison est la faculté essentielle qui fait toute sa particularité

anthropologique. L’homme serait une machine dont toute l’essence est de penser. Garanti

entièrement par ce pouvoir, l’homme cartésien est appelé à être « maître et possesseur de

la nature ». L’essence de l’homme, c’est-à-dire sa nature, est d’être exclusivement

raisonnable.

Ici s’affirme résolument l’idée d’une nature de l’homme débarrassé de toute

absurdité contrastant avec la droite raison, siège de la morale, de la solidarité, de la

bienveillance, de la générosité et du respect d’autrui. Et cette idée de l’homme vertueux

et sociable est localisable chez SOCRATE, ROUSSEAU et…le marxisme dans sa vision

prospective d’une société communiste (idéale), « parfaitement juste et égalitaire ». C’est

ce qui constitue la cible de NIETZSCHE et de BALZAC.

Cette idée d’une nature de l’homme exclusivement rationnelle et « angélique »

sera aussi remise en cause par Sigmund FREUD.

621 GENÈSE 1 : 26-27

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Abandonnant la perspective de l’ « homme intérieur » suggéré par SAINT-

AUGUSTIN, FREUD déplace radicalement la question de l’homme. En effet, le

freudisme révèle que l’homme, ramené à la nature, ou considéré comme partie intégrante

de cette nature, perd la toute puissance de la raison, foyer de toutes les aptitudes de

socialité. C’est que cette raison est nécessairement limitée en l’homme. Autrement dit,

l’homme, dans sa « nature naturelle » ne saurait être défini par sa seule raison ou encore

par sa conscience. SPINOZA l’avait déjà suggéré en disant que le corps, par les seules

lois de sa nature, pouvait faire beaucoup de choses dont son esprit restera étonné : il

relevait ainsi l’extrême précarité de la conscience.

Vraisemblablement, FREUD relativisera la surestimation de cette même raison

dans le souci d’une meilleure compréhension de la quotidienneté de l’homme. De ce

point de vue, nous pensons que toutes les tentatives pour sauver le privilège de la raison,

bien qu’affirmatives du point de vue moral, semblent problématiques au regard de la

manifestation de l’existence humaine aux prises avec la réalité contradictoire de tous les

jours. Car, comment expliquer l’omniprésence du vol, des meurtres, de l’égoïsme, de la

guerre, et / ou de la jalousie parmi les hommes censés être doués de raison ? Cette raison

qui est considérée – à juste titre ? – comme le berceau de la morale, de la bienveillance,

de la générosité, etc.

Autrement dit, après COPERNIC et la fin du géocentrisme, DARWIN et l’être

humain conçu comme simple maillon d’une chaîne d’évolution, c’est sur cet

« impouvoir » de la conscience que Sigmund FREUD mettra l’accent. A tout considérer,

l’affirmation de l’inconscient aux côtés de la conscience, rabaisse l’homme au rang d’un

animal ignorant parfois les raisons de sa conduite. Affirmer la double nature de l’homme

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avec l’avènement de l’inconscient, c’est admettre que le sujet humain ne maîtrise

totalement ni ses goûts, ni son comportement, ni ses pensées, ni toute la horde de ses

penchants individuels.

Emmanuel KANT s’inscrira dans la même perspective lorsqu’il nous avouera que

l’homme n’est pas seulement un être « phénoménal », mais il est tout aussi « nouménal ».

S’entrevoit ici l’affirmation d’une partie transcendantale de l’homme faisant de lui un

être rationnel et moral : la raison pratique échappe, selon KANT, à la nature. Mais à côté

de ce sens de la « responsabilité » rationnelle, se trouve réaffirmée conjointement, la

tendance bestiale de l’homme dans ses rapports au monde. Dans cette perspective, il

semble que les comportements humains, même les plus nobles, n’échappent pas au

contenu « bestial » et involontaire qui en détermine le psychisme.

Soumis au feu de ces arguments, nous constatons que l’animalité, l’involontaire,

la chair et la viande brûlent dans l’intertexte balzacien − dans l’interlocution textuelle –

comme un code. Dès les premiers pages du roman, au lieu même où s’édicte le

mouvement d’intension et d’extension de son récit, c’est-à-dire la pension Vauquer, le

« chronotope »622 du roman, Honoré de BALZAC nous fait croiser l’autre sociabilité de

l’homme : « Derrière le bâtiment est une cour large d’environ vingt pieds, où vivent en

622 Concept introduit en critique littéraire, dans les années 1920, par BAKHTINE, qui emprunte le terme à la physique et aux mathématiques, et l’utilise dans un sens métaphorique. Le chronotope ou « temps-espace » est une catégorie de forme et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l’espace dans le monde réel comme dans la fiction romanesque. La notion de chronotope fond les « indices spatiaux et temporels en un un tout intelligible et concret ». C’est le « centre organisateur des principaux événements contenus dans le sujet du roman ». Ex. : la route, espace abstrait où se réalise le temps, est un chronotope dans le roman picaresque, dans Don Quichotte, ou dans les romans de Walter SCOTT, etc., le salon, dans ceux de STENDHAL ou de BALZAC. A partir de cette notion, BAKHTINE reconsidère toute l’histoire du roman occidental. Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, op. cit., pp 35-36

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bonne intelligence des cochons, des poules, des lapins, et au fond de laquelle s’élève un

hangar à serrer le bois. »623

Conformément à cette logique et fort de cette « amoralité », Albert CAMUS

résume parfaitement ce nouveau mode par « (…) lequel l’homme se dresse contre sa

condition et la création toute entière »624. Ou encore : « ( En effet, madame Vauquer,

pour séduire Goriot, s’habille comme le Bœuf à la mode*, et elle est très sensible aux

hommages ironiques de Vautrin, lequel affirmera, après sa syncope provoquée : « j’ai,

selon ces dames, soutenu victorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un Bœuf »,

ce que madame Vauquer corrigera par : « Ah ! Vous pouvez bien dire un Taureau.) »625

La modalité ainsi entrouverte par Honoré de BALZAC inaugure

vraisemblablement un nouveau type d’homme : « Maman, dit la jeune fille, voici

monsieur Vautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet

homme, il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênent une femme

comme si on lui enlevait sa robe (…) Non, dit madame Couture, tu te trompes ! Monsieur

Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieur Couture, brusque,

mais bon, un bourru bienfaisant. »626 Par type d’homme, nous entendons non seulement

la personnalité, mais surtout les croyances et les convictions propres à un individu. La

présence obsessionnelle de l’animalité dans Le Père Goriot apparaît comme un trait

commun à la condition humaine. Si elle pèse sur les personnages, c’est essentiellement

pour dénoncer en chacun d’eux une double nature : d’un côté la raisonnabilité, de l’autre

623 Le Père Goriot, p 9 624 CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 39 * « Quand ces munitions furent employées, et que la veuve fut sous les armes, elle ressembla parfaitement à l’enseigne du Bœuf à la mode. » Cf. Le Père Goriot, p 28 625 GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 357 626 Le Père Goriot, p 219

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la bestialité. On l’aura compris, le « bestial » est avoué dans un sens plus large.

Annonçant le misérabilisme de la conscience pour s’immerger dans des évocations plus

proches du sublime Freud que du pervers Descartes, le « bestial » indexe les contorsions

du « pur élixir d’hypocrisie » qu’est la raison et n’en finit pas de nous convier à des

séances d’analyse psychanalytique.

On lit le tout BALZAC dans tous ses états avec plaisir ; à condition de voir sa

névrose dont…on ne connaît pas trop les raisons. La littérature relève désormais d’un air

de la chauve-souris de La FONTAINE : « Qui fait l’oiseau ? c’est le plumage / Je suis

souris : vivent les rats / Jupiter confonde les chats ! »627

L’épaisseur de Vautrin dans Le Père Goriot, sa réalité, la vie intense qui l’anime,

viennent, en partie, de son assimilation intentionnelle à l’animalité : « BALZAC le

qualifie à plusieurs reprises de sphinx, c’est-à-dire de créature monstrueuse et secrète,

homme et bête à la fois. Le forçat est également comparé à un fauve : il a la poitrine

velue comme le dos d’un ours, des griffes d’acier, ses yeux brillaient comme ceux d’un

chat sauvage, il rugit, il a une féroce énergie, des gestes de lion, Vautrin voit les hommes

comme des bêtes ; sa verve parcourt toute la gamme des comparaison animales, depuis

l’épithète argotique jusqu’à l’image recherchée. Il traite le père Taillefer de marsouin ; le

père Goriot de bête brute ; une jeune fille à sa toilette, de chat qui boit du lait* ; le frère

627 FONTAINE (J.de la), Fables, Fable V « La chauve-souris et les deux belettes », Paris, Profrance / Maxi–Livres, 1992, p 59 * « A ce soir, et qui se toilette en se pourléchant comme un chat qui boit du lait. A la bonne heure. » Cf. Le Père Goriot, p 125

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de Victorine, de pigeon ; le comte Franchessini, de faucon ; Poiret, de punaise. (…) Mais

Trompe-La-Mort a une autre envergure. Sa vision pour ainsi zoologique de l’humanité

est érigée en système : le commun des mortels est un haut bétail comme ce troupeau de

nègres qui feraient sa fortune en Amérique* ; pour réussir, il faut se manger les uns

les autres comme des araignées dans un pot ; la vie est une chasse dont il faut

revenir sa gibecière bien garnie… Méprisez donc les hommes, conseille-t-il à

Rastignac. »628

L’appel du Mal serait-il si fort, et si indéfectible chez BALZAC qu’il aurait fini

par lui faire perdre le sens de la morale…religieuse (morale du moment) au point

d’assimiler l’homme à l’animal ? Mais revenons à Rastignac. Son arrivée, à la rue Neuve-

Sainte-Geneviève après avoir flirté, chez sa cousine Beauséant, avec « les hautes régions

de la société parisienne »629, est d’une troublante actualité…zoologique : « (…) il monta

rapidement chez lui, descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cette salle à

manger nauséabonde où il aperçut, comme des animaux à un râtelier, les huit convives en

train de se repaître. Le spectacle de ces misères et l’aspect de cette salle lui furent

horribles. »630

* « Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Des nègres, voyez-vous ? c’est des enfants tout venus dont on fait ce qu’on veut, sans qu’un curieux de procureur du roi arrive vous en demander compte. » Cf. Le Père Goriot, p 131 628 HOFFMANN (L.F.), Les Métaphores animales dans Le Père Goriot, Paris, l’Année Balzacienne, 1963, pp 101-102 629 Le Père Goriot, p 98 630 idem, p 99

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Cette zoologie de l’écriture balzacienne se surdétermine chez Vautrin, cet homme

à la « (…) poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’un crin fauve qui causait

une sorte de dégoût mêlé d’effroi (…) »631. Sa philosophie a pour base une assertion

teintée d’égoïsme intégral avoisinant la loi de la jungle : « Chacun doit agir son intérêt et

son plaisir ». Proche de la philosophie du divin Marquis de SADE qui estime que la

fausseté, la noirceur, la méchanceté, la taquinerie, la cruauté, l’irréligion sont les qualités

naturelles des hommes, et que l’on ne voit jamais la joie dans leurs yeux que quand ils se

sont le mieux livrés à tous ces vices632, Vautrin exalte la luxure : « or et amour à

flots »633, la quête du plaisir extrême allant de pair avec la volonté d’annihiler la morale

manichéenne chrétienne fondée sur la séparation du Bien et du Mal et la remplacer par un

évangile du Mal : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de

canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous le

pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il prend sans partager :

mais on plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer

sous la boue. La corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez

partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs

d’appointements pour tout potage, et qui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette

(…) Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales.

Je parierais ma tête contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpier

chez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle et jeune. Toutes sont

bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il

fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des

631 Le Père Goriot, p 124 632 SADE (Le Marquis de), Les Infortunes de la vertu, Paris, Gall., coll. « Folio », 1991, p 178 633 Le Père Goriot, p 142

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enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi

l’honnête homme est-il l’ennemi commun. »634

On ne peut douter que Rastignac ait assimilé religieusement de tels propos

lorsqu’il déclare à Bianchon, l’étudiant en médecine : « (…) va, poursuis la destinée

modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi je suis en enfer, et il faut que j’y reste.

Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de Juvénal qui puisse

en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries. »635

Ce souci d’ « a-moralité » s’accentue par la non-croyance à la possibilité d’une

quelconque justice sociale : « On nous parle de faire pénitence de nos fautes. Encore un

joli système que celui en vertu duquel on est quitte d’un crime avec un acte de

contrition ! Séduire une femme pour arriver à vous poser sur tel bâton de l’échelle

sociale, jeter la zizanie entre les enfants d’une famille, enfin toutes les infamies qui se

pratiquent sous le manteau d’une cheminée ou autrement dans un but de plaisir ou

d’intérêt personnel, croyez-vous que ce soient des actes de foi, d’espérance et de charité ?

Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa

fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les

circonstances aggravantes ? Voilà vos lois. Il n’y a pas un article qui n’arrive à

l’absurde. »636 Sur les sillages de TOLSTOÏ qui proclame que « (…) là où il y a des

juges, il n’ y a pas de justice »637, l’égalité des êtres chez Vautrin s’étend comme le droit

de disposer également de tous les êtres : « L’homme en gants et à paroles jaunes a

commis des assassinats où l’on ne verse pas de sang, mais où l’on en donne ; l’assassin a

634 Le Père Goriot, p 129 635 idem, p 305 636 ibidem, p 136 637 TOLTOÏ (L.), cité par EDZODZOMO-ELA (M.), in De la Démocratie au Gabon, Paris, Karthala, 1993, p 136

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ouvert une porte avec un monseigneur : deux choses nocturnes ! Entre ce que je vous

propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins. Vous croyez à

quelque chose de fixe dans ce monde-là ! Méprisez donc les hommes, et vous voyez

les mailles par où l’on peut passer à travers le réseau du Code. Le secret des grandes

fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement

fait. »638

L’essence du surhomme balzacien est alors à saisir du côté d’une métapsychologie

dont la caractéristique est l’affirmation d’un vouloir se situant au-delà de toute tendance

générale, au-delà de toutes normes habituelles. BALZAC, pour se démarquer de

« l’habitus »639 théologique, magnifie par exemple les voleurs en réfléchissant sur leur

fonction sociale : « Un voleur est un homme rare. La nature l’a conçu en enfant gâté, elle

a rassemblé sur lui toutes sortes de perfections : un sang-froid imperturbable, une audace

à toute épreuve, l’art de saisir l’occasion si rapide et si lente, la prestesse, le courage, une

bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et

mobile. (…) Entre l’objet désiré avec ardeur et la possession, ils n’aperçoivent plus rien

et se plongent avec délices dans le mal, s’y établissant, s’y cantonnant, s’y habituant et se

font des idées fortes mais bizarres de l’état social. »640

Les grands rapaces de la Comédie humaine, qui ne connaissent aucune loi, se

situent au-delà de la division manichéenne du Bien et du Mal et ignorent par conséquent

le verdict de la transgression. Leur religion constitue un acte immoral selon la justesse de

la morale religieuse et sociétale. A notre entendement, cette entreprise par contre est une

638 Le Père Goriot, pp 136-137 639 Système de dispositions durables acquis par l’individu dans sa socialisation. Concept utilisé par E. DURKHEIN, M. WEBER, et auquel P. BOURDIEU confère un rôle constitutif comme ensemble de schèmes inconscients générateurs de pratiques et de représentations. Cf. BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 149 640 BALZAC (H.de), cité par GENGEMBRE (G.), in Le Père Goriot – Texte et contextes, op. cit., p 257

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aspiration de soi, une invite à l’individuation. En fait, l’œuvre de BALZAC consiste ici à

quêter le « vieil homme »641, l’homme d’avant le christianisme, le socratisme, le

rousseauisme : « Héritage des Lumières, esprit de la Révolution, ascension de la classe

bourgeoise, expansion capitaliste, aspiration démocratique, tout semble en place au début

du XIX e siècle pour qu’émerge une littérature se réclamant du réel avec détermination.

Ce n’est pas exactement ce qui se produit. En fait, le romantisme, qui occupera la scène

pendant près d’un demi-siècle, une scène européenne d’ailleurs, va tout à la fois favoriser

l’éclosion d’une esthétique réaliste et tourner le dos à celle-ci (…) son idéologie

individualiste suscite la grande entreprise balzacienne comme elle inspire STENDHAL.

Mais, d’autre part, elle met en avant des valeurs telles que le sentiment, la nostalgie du

passé, le goût de la solitude, la propension au symbole et au mythe qui sont mal

compatibles avec une exigence de vérité sociale et de modernisme. »642

Ainsi surgit l’idéal véhiculé par l’œuvre de BALZAC : faire advenir un individu

délivré de tous les impératifs moraux pour refléter la véritable dimension humaine.

Vautrin authentifie dans Le Père Goriot une poésie de l’énergie afin d’éradiquer des

mœurs au fond « efféminées ». Le monde christianisé ne peut voir en lui qu’un individu

déséquilibré. Mais la saisie balzacienne échappe à la conception étroite de l’ « idolâtrie

d’une vérité-chose »643 pour accomplir les plus hautes promesses de l’homme en tant

641 GIDE (A.), L’Immoraliste, Paris, Mercure de France, coll. « Folio », 1902, p 61 642 DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, Paris, Seuil, coll. « Points Essais série Lettres », 2000, p 207 643 DUMÉRY (H.), Foi et Interrogation, Téqui, coll. « Notre Monde », 1953, cité par JEANSON (F.), La Foi d’un incroyant, op. cit., p 56

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que « progressant », entité qui se doit de retourner le sensible, le façonner ou, pour le dire

comme Philon d’ALEXANDRIE, d’« (…) apposer la forme au bigarré (poikilos) »644.

Vautrin porte en lui la promesse du surhomme, de l’homme supérieur. Il

rassemble objectivement en lui l’invention du « nouveau regard » balzacien, tel que

s’emploie à l’expliquer ici Joël GLEIZE : « L’entreprise littéraire de BALZAC consiste

(…) à ajouter du sens au monde, et particulièrement en donnant une signification à

l’insignifiant. Le commentaire n’est pas redondant, il remplit une fonction essentielle :

initier à un mode de connaissance du réel, à la reconnaissance du réel non encore perçu

comme tel. Et pour faire de l’œuvre d’art une voie d’accès au réel, il faut d’abord initier à

un nouveau mode d’accès au texte. C’est d’abord dans le texte que se crée un lecteur

capable de lire les détails, capable d’un nouveau regard sur le signifiant et l’insignifiant.

C’est d’abord dans la lecture que doit s’opérer une véritable conversion du regard,

conversion qui, dans un second temps, peut devenir celle du regard que l’on porte sur le

monde… »645.

Ce phénomène d’interrogation de l’homme rejoint l’affirmation dionysienne de

NIETZSCHE où Zarathoustra veut parler aux oreilles faites pour écouter des vérités

inouïes. En Zarathoustra, se signalent de nouveaux signes où se déploie toute l’exigence

de la « transvaluation ». L’homme balzacien, à l’instar du héros nietzschéen, crée à partir

d’autres considérations. René-Jean DUPUY a su le montrer : « A l’origine étaient la

force, l’audace, la gratuité, la dureté, les vertus guerrières, la hiérarchie ; alors régnait la

morale des maîtres (…) A l’orée du monde européen la civilisation est née de la

domination d’hommes belliqueux, victorieux des peuples pacifiques et industrieux. Grecs

644 ALEXANDRIE (P. d’), cité par LEVY (B.), Le Logos et la lettre. Philon d’ALEXANDRIE en regard des pharisiens, Dijon-Quetigny, Editions Verdier, 1988, p 43 645 GLEIZE (J.), « Immenses détails ». Le détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., pp 101-102

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et Romains ont ainsi établi leur empire sur les faibles, voire sur les lâches. L’homme

supérieur se caractérise par son aptitude à déterminer lui même les valeurs qu’il

honore. »646

Vautrin, indépendamment de sa promptitude à la violation de la loi morale,

s’illustre à travers une autre forme de mal, consistant dans la haine et le mépris de Dieu.

Le Dieu auquel on se heurte alors selon Max MILNER « (…) n’est pas un Dieu

moraliste, mais un Dieu créateur et père de sa création »647.

Cette paternité divine de la création Vautrin la récuse en se substituant au Dieu

créateur. C’est pourquoi BALZAC estime que Rastignac a besoin de Vautrin en tant que

père et éducateur pour lui faire ressentir la rigueur de la vie. En effet, la vie jalonnée de

risques et de difficultés est la condition de l’accomplissement de l’homme. Mais il est

d’importance chez BALZAC que la difficulté et la douleur qui en résultent viennent

d’une nature d’hommes qui aspirent sans cesse à l’élargissement de l’âme et aux états les

plus rares et les plus élevés : « L’amour et l’église veulent de belles nappes sur leurs

autels. Nous sommes à quatorze mille. Je ne vous parle pas de ce que vous perdrez au

jeu, en paris, en présents ; il est impossible de ne pas compter pour deux mille francs

l’argent de poche. J’ai mené cette vie-là, j’en connais les débours. Ajoutez à ces

nécessités premières, trois cents louis pour la pâtée, mille francs pour la niche. Allez,

mon enfant, nous en avons pour nos petits vingt-cinq mille par an dans les flancs, ou nous

tombons dans la crotte, nous nous faisons moquer de nous, et nous sommes destitués de

notre avenir, de nos succès, de nos maîtresses (…) Croyez-en un vieillard plein

d’expérience ! reprit-il en faisant un rinforzando dans sa voix de basse. Ou déportez-vous

646 DUPUY (R.-J.), Politique de NIETZSCHE, op. cit., p 19 647 MILNER (M.), La Poésie du mal chez BALZAC, Paris, Seuil, 1963, pp 329-331

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dans une vertueuse mansarde, et mariez-vous-y avec le travail ou prenez une autre

voie. »648

Le Père Goriot, c’est le miroir de l’homme supérieur que BALZAC a tendu à la

postérité. Et c’est Vautrin, en « poète-ontologue » qui nous donne le complet de son

créateur en intensifiant le côté « triomphe de la mort » de la poésie.

La poésie de Vautrin n’est pas seulement celle d’une énergie effrénée, d’une

animalité vigoureuse et d’une vitalité concise ; mais encore celle d’un poète qui a mesuré

son néant et contemplé les sommets de l’illimité de l’homme : « En un moment Collin

devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul,

celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la

guerre. »649 Puisque Dieu s’est emparé du ciel et les prêtres la terre, il n’est et ne sera

poète, artiste que dans la mesure où l’enfer et/ou le mal horizonnent l’arc-en-ciel de la

volonté de puissance : « Je suis ce que vous appelez un artiste (…) Je suis un grand

poète. Mes poésies, je ne les écris pas, elles consistent en actions et en

sentiments. »650

En disant qu’il fera vouloir le Père Eternel (allusion à son rôle de tentateur et de

corrupteur vis à vis de Rastignac), Vautrin, par-devers « nous » les chrétiens, ambitionne

de marcher au-dessus de sa propre tête en se sachant l’au-delà de sa tension. Au point

culminant de l’anti-transcendance balzacienne, le tenseur Vautrin récuse le désir du

superflu en l’homme ainsi que sa mauvaise foi : « Etes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-

648 Le Père Goriot, p 182 649 idem, pp 238-239 650 ibidem, p 131

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vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme

moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat

social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suis seul

contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les

roule. »651

Vautrin est bien cet être diabolique que le vocabulaire balzacien traduit par

« tentateur », « démon », « infernal génie ».

Il se loge en lui une part de mystère et de Mal qui peut s’expliquer par ces

changements soudains dans ses manières avec Rastignac, de l’hostilité au ton producteur,

de la rudesse à la grâce, de la brusquerie à la douceur : « La vertu, mon cher étudiant, ne

se scinde pas : elle est ou n’est pas. »652 Ou l’exemple de son hostilité à l’encontre de

madame Vauquer et à ses pensionnaires, lors de son arrestation : « Etes-vous meilleure

que nous ? Nous avons moins d’infamie sur l’épaule que vous n’en avez dans le cœur,

membres flasques d’une société gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait

pas. »653

Il apparaît, « in fine, » que Vautrin est bien par ses élans proches de la nature, un

« Barbare »654 dans tout ce que ce mot peut connoter d’animalité par rapport à l’éthique

commune ; il est l’élévation du type post-moderne d’homme, « (…) c’est-à-dire, et à tous

les niveaux, plus complètement une brute »655.

651 Le Père Goriot, p 240 652 idem, p 136 653 ibidem, p 238 654 Le Barbare est le héros mythique spontané, authentique, violent, brut, nietzschéen de ce fait. 655 NIETZSCHE (F.), Par delà le Bien et le Mal, trad. C. HEIM, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1971, pp 180-181

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Puis encore, et comme si ce n’était pas assez, il institue « le dépassement continu

de l’homme par l’homme », car dans leurs jours désespérés ou éclairés, les hommes se

doivent « (…) de se brûler la cervelle ou de se faire chrétiens »656.

Au-delà de la « farce » (de cette comédie humaine) et du grossissement de

l’ « inhumain », « Vautrin-BALZAC » suggère de nouvelles dimensions préfigurant le

salut de l’homme sans Dieu. Il faut dans ce monde que l’homme se résolve à faire sa

sortie, à « quêter » son sens ultime. Telle est la forme d’anthropologie suggérée par

Vautrin et qui s’objective mieux dans cette invocation :

« Vous êtes un enfant de l’univers, pas moins que les arbres et les étoiles ; vous

avez le droit d’être ici. Et qu’il vous soit clair ou non, l’univers se déroule sans doute

comme il le devrait (…), et quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le

désarroi bruyant de la vie, la paix dans votre âme. Avec toutes ses perfidies, ses besognes

fastidieuses et ses rêves brisés le monde est pourtant beau. Prenez attention. Tâchez

d’être heureux. »657

2.4.2 : Madame de BEAUSEANT : l’impossible appropriation de

L’élément féminin

A travers ce dernier sous-chapitre de la deuxième partie de notre dissertation,

nous nous proposons de montrer les différentes manifestations de l’ « affranchissement »

de madame Beauséant, l’affirmation d’un « Moi » authentique, son autonomie, sa liberté,

656 LÉVY (B.-H.), Les Derniers jours de Charles BAUDELAIRE, op. cit., p 253 657 Extrait d’un texte trouvé dans une église à Baltimore en 1692. Auteur inconnu

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ainsi que son idéal de vie. Pour étudier la spécificité de Beauséant, il faut noter que la

Comédie humaine agence les attitudes qui questionne la valeur et le statut des femmes :

la condition de la plupart des femmes qui interviennent dans les romans de BALZAC

semble une condition aliénée par les conventions sociales. Faten BENJAOUI résume

parfaitement cet état de fait lorsqu’elle écrit : « Au sein d’une société en mutation où les

droits de l’homme et, même de façon ambiguë, ceux de la femme, ont été au moins

reconnus, c’est le problème de la limitation de la liberté individuelle exigée par le contrat

social qui se pose. La ruine matérielle, physique et morale de la femme renvoie à une

dégradation plus grave représentée par l’abdication de la femme de toute relation sociale.

Cette femme ou jeune fille que nous avons maintes fois vue s’arracher avec peine et

désespoir au monde qui l’a dévoré dans son entité, nous énonce dans son comportement

ce qui est au principe du drame : un fonctionnement social dont les règles sont devenues

formelles, les lois inertes et l’énergie absente. La psychologie féminine du XIXe siècle,

du moins dans les romans de BALZAC que nous avons choisis d’étudier, vacille entre

l’Eglise qui ne propose que la vérité chrétienne et les devoirs imposés à chaque fois

qu’elle doit rendre compte du sens des règles du monde, lois et usages*, et une société

laïcisée ou presque faisant prédominer le sens moral du devoir à celui, plus noble et plus

libérateur encore du droit. La femme devient le baromètre social et politique qui nous

indique avec précision et véracité les racines du mal et ses ramifications. A travers ses

peines et ses malheurs, ses haines et ses révoltes, le discours silencieux de la femme ou

de la jeune fille nous montre le rapport qu’entretient sa misère morale et une décadence

plus large des valeurs où l’idée du devoir fonctionne à vide dans un monde indifférent.

*C’est nous qui soulignons

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D’où la faille dans tout discours : celui du cœur et de la raison, de l’opprimé / oppresseur

et de la morale et du système. Le cri de la femme ou son silence, sa présence factice ou

son absence forcée, prennent une acuité nouvelle. Ils ne sont plus uniquement une plainte

ou une résignation exprimée dans un discours effectif ou symbolique, mais une révolte,

une mise en cause raisonnée du système. »658

Le bilan des femmes que BALZAC dresse dans la Comédie humaine est à l’image

de la minorité dans laquelle toute l’époque les confinait. En effet, ce qui serait malvenu,

c’est de ne point s’inquiéter chez notre auteur sur cette « aliénation » familière de la

femme ; ni sur cette sorte d’ « aboulie »659 évidente associée à la femme. Il n’est pas

certain que la prolifération du personnage de « la vieille fille »660 dans maints romans de

BALZAC soit un démenti dans le continuum historique de l’époque. Et n’attribuons pas

aux siècles précédents les réductions ou les visions essentialistes – biologistes et

psychanalytiques – accrochées à la femme née après le XIXe siècle. On n’exagéra pas en

rappelant que Judith GAUTIER fut la première femme élue à l’Académie Goncourt

en…1911 ; Colette YVER fut la première écrivaine, bien après 1950, à bénéficier de

funérailles nationales. Que dire de Marguerite YOURCENAR, première femme élue à

l’Académie française…à la fin du XXe siècle ! Il peut donc paraître insultant pour les

femmes de soutenir que seuls les siècles antérieurs les dépossédaient « (…) de leur rôle

658 (Sous la direction du professeur André LORANT), BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition féminine ; Ruse, Perfidie, Coquetterie : la psychologie de l’autre », Thèse de Doctorat Nouveau Régime, Université de Paris XII, 1995-1996, p 528 659 « Psychopathologie. Ralentissement ou impuissance anormale de la volonté, acquise ou constitutionnelle, très consciente et ressentie douloureusement, désignant « la suppression de l’action réfléchie, l’impossibilité de donner à l’acte la forme d’une décision » (P. JANET) ou de passer à l’exécution ; ex. l’aboulie du mélancolique, du psychasthénique. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 7 660 BALZAC (H.de), La Vieille fille, Paris, Gall., coll. « Folio », 1978

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d’agents historiques »661, pour le dire avec Pierre BOURDIEU. Il nous suffit de relire,

dès les années 2000, les lois en vigueur durant l’exercice du pouvoir des « Etudiants

islamiques » (les TALIBAN) pour bien circonvenir notre propos. Voici résumée une

directive signée du maolawi (dignitaire musulman) Anyatullah BADAGH, chef de la

Présidence générale pour le « Commandement du Bien et l’éradication du Mal » :

« Quant aux directives qui traitent des femmes, elles ne s’encombrent pas de

finasserie : tout est interdit au deuxième sexe afghan. Même l’épais tchador iranien, ce

voile noir qui dissimule le corps et les cheveux mais laisse entrevoir le visage, est jugé

trop laxiste pour ne pas dire trop lascif. Les afghanes sont contraintes de porter une

version locale, plus proche de la cotte de mailles que du foulard islamique, c’est le

tchadri afghan. Ce tchador spécial emmure tout le corps sous une lourde épaisseur de

tissus – insupportable en été – et il dissimule les yeux, le nez et la bouche derrière un

épais grillage de tissu. Cette carapace limite la vision, rend difficile la lecture et la

marche, gêne la respiration et empêche de boire ou de manger. Et pas question de

transiger. « Si on voit une femme marcher avec le tchador iranien, sa maison sera

marquée et son mari puni (…) Pas question pour elles non plus d’aller chez le tailleur.

L’artisan risquerait alors d’être illico embastillé. Même châtiment si un contrôleur venait

à découvrir dans sa boutique un simple catalogue de mode. La lessive n’est pas non plus

une mince affaire : il est interdit de « laver le linge dans les rivières et les déserts » (sic).

Quelle sanction si elles désobéissent ? « Elles seront ramenées chez elles et leurs maris

sévèrement punis. » Les femmes n’ont même plus de responsabilité juridique

personnelle, c’est le mari qui est pénalement responsable. Pas d’hôpitaux non plus pour

les femmes, une seule clinique misérable leur est réservé à Kaboul. Pas question

661 BOURDIEU (P.), La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1998, rééd. 2002, p 8

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d’instruction non plus, ou alors dans quelques écoles clandestines. Quant aux femmes

enseignantes, elles n’ont plus le droit d’enseigner. La seule activité que les femmes

peuvent encore exercer est la fabrication du pain, et encore les TALIBAN l’ont interdite

l’été dernier avant de revenir sur cette décision. »662

Nous ne voulons pas relater l’histoire des différentes représentations que la

société a faite des femmes, ni intenter un procès au primat de la « phallocratie »663. Il est

question pour nous de ressortir l’aliénation de la femme opprimée chez BALZAC afin de

la confronter avec l’émergence d’une forme d’ « épaisseur sémantique » localisable chez

Madame Beauséant. La déchéance féminine dans la Comédie humaine a d’ailleurs été

manifestement illustrée par certains commentateurs balzaciens. Nous pouvons citer

entre autres les travaux de Catherine NESCI : « La Femme mode d’emploi »,

BALZAC, de « La Physiologie du mariage » à « La Comédie humaine »664 ; Ruth

AMOSSY dans « La Figuration du féminin dans La Femme de trente ans »665 ; Mireille

LABOURET dans « L’Ecriture de la faute dans la Femme de trente ans »666, etc.

Certains romans de BALZAC méritent qu’on les interroge eu égard au discours

qu’ils tiennent sur la condition féminine. Sur ce point, les femmes lettrées du XIXe siècle

ont mis leurs talents d’écrivaines au service des revendications féminines. Germaine

NECKER épouse baron de STAËL-HOLSTEIN (Mme de STAËL) eut bien du mal avec

662 Les Dossiers du Canard enchaîné, « Les fous du pouvoir », n°77, octobre 2000, p 31 663 Attitude tendant à assurer et à justifier la domination des hommes, de l’élément mâle de la société, sur les femmes. Cf. Le Petit Larousse illustré 2000, p 773 664 NESCI (C.), « La Femme mode d’emploi », BALZAC, de « La Physiologie du mariage » à « La Comédie humaine », Lexington, Kentucky, French Forum, 1992 665 AMOSSY (R.), « La Figuration du féminin dans La Femme de trente ans », in Romantisme Colloques, Société des études romantiques, BALZAC, La Femme de trente ans « une vivante énigme », Paris, Sedes, novembre 1993 666 LABOURET (M.), « L’Ecriture de la faute dans La Femme de trente ans et Le Lys dans la vallée, in Romantisme Colloques, op. cit.

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les pouvoirs en place, surtout celui de l’Empereur : « En un temps où les femmes

n’avaient pas toujours le droit à la parole, il est normal que l’œuvre, l’action et les idées

de Mme de STAËL soient apparues, en elles-mêmes, comme un scandale. Mais ce que

dit cette œuvre dérangeait aussi un certain nombre de conformismes d’ordres établis

contre lesquels Mme de STAËL se voulut le porte-parole de l’élan, de la liberté, de la

générosité. »667

Aurore DUPIN (Georges SAND) – « la femme-siècle »668, « la bonne dame de

Nohant* », – celle que MAUROIS qualifiait d’avoir « l’adultère ménager »669,

TOURGUENIEV « Notre sainte »670, qu’Alfred de MUSSET décrivait comme « la

femme la plus femme »671 qu’il ait rencontrée, et que BALZAC surnommait « la lionne du

Berry »672, est inséparable de l’actualité émancipatrice de la femme. En effet, « George

SAND fumait le cigare, s’habillait en garçon, dévorait, de MUSSET à CHOPIN, les

hommes les plus remarquables de son temps et inclinait au socialisme. »673 Son roman

Indiana (1832) représente sans doute la voix la plus aiguë de la dénonciation du mariage ;

le mariage minorerait la femme, la rendrait malheureuse et tributaire de l’homme :

667 COUTY (D.), Histoire de la Littérature française. XIXe siècle tome 1. 1800-1851, op. cit., p 97 668 BIASI (P.-M.de), « George SAND. Celle qui a eu toutes les audaces… », in Magazine littéraire n° 431, « Georges SAND, une rebelle face à son siècle », mai 2004, p 22 * BLOCH-DANO (E.), « La Dame de Nohant », in Magazine littéraire n°431, « Georges SAND, une rebelle face à son siècle »,: « Nohant est la métonymie de George SAND. On y lit toutes ses passions, tous ses visages. Cette terre de Berry incarne d’abord l’héritage de la lignée paternelle, le cadeau de Marie – Aurore DUPIN de Francueil, qui l’a achetée en 1793, à l’enfant de son fils, qu’elle a élevée. Nohant est à la fois le lieu où s’exerceront ses vertus les plus féminines : recevoir, faire des confitures, coudre une robe ou des rideaux, élever des enfants, et les plus viriles, en tout aux yeux de son siècle : marcher, monter à cheval, planter, et bien sûr, écrire », op. cit., p 32 669 MAUROIS (A.), cité par ORMESSON (J. D’), Une Autre histoire de la littérature française, op. cit., p 211 670 TOURGUENIEV, cité par Françoise GENEVRAY, « Une Figure internationale », in Magazine littéraire n°431, op. cit., p 35 671 MUSSET (A.), cité par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, « Bicentenaire George SAND. Un personnage de légende », juin 2004, p 42 672 BALZAC (H.de), cité par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, op. cit., p 42 673 ORMESSON (J. d’.), Une Autre histoire de la littérature française T. I., op. cit., p 207

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« Oui…, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la famille, voilà ce que vous pouvez, ce

que vous devez demander. »674

Dans le présent chapitre, la figure féminine de SAND est récupérée pour saisir les

traits de « la femme supérieure » chez BALZAC : « (…) il est remarquable de constater

la présence de SAND dans plusieurs romans de BALZAC – Illusions perdues, La Muse

du département et surtout Béatrix où, sous une forme à la fois transposée et magnifiée,

Camille Maupin / Félicité des Touches incarne « la femme de génie » et le plus grand

écrivain de la Comédie humaine… »675.

Mais avant de caractériser l’entité de cette « nouvelle » femme, attardons-nous un

peu sur ces femmes entachées de larmes et de misères dans quelques romans de

BALZAC. En effet, « BALZAC confère à la femme une autonomie sans précédent, à la

fois comme actrice sociale et comme rôle romanesque. Présence accrue dans les

« Scènes » (celles de la vie privée en particulier), diversification de ses fonctions,

capacité inédite à faire pièce à la domination masculine. Certes, la femme selon

BALZAC est révérée dans ses emplois traditionnels. De Constance Birotteau à la baronne

Hulot, que d’épouses pathétiques ! Mais entrent en scène bien d’autres types, qui, s’ils

satisfont moins à la règle morale, manifestent grandeur et force. La Comédie humaine

propose ainsi de grandes « séries » féminines »676.

674 SAND (G.), par WARIN (E.), in Pèlerin n° 6342, op. cit., p 42 675 VAN ROSSUM-GUYON (F.), « BALZAC, camarade et confrère », in Magazine littéraire n°431, op. cit., p 36 676 DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., pp 177-178

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Dans ce bref résumé, nous nous intéressons particulièrement à quatre romans : La

Vielle fille677, La Cousine Bette678, Pierrette679, et Le Cabinet des Antiques680, qui

décrivent la stérilité morale, physique et affective de la femme ou de la jeune fille au

XIXe siècle.

Mademoiselle Rose-Marie Cormon n’a qu’un seul souhait : avoir des enfants dans

La Vieille fille (le roman fait partie de la première partie des Rivalités. L’ouvrage parut

pour la première fois dans La Presse d’Emile de Girardin, du 23 octobre au 04 novembre

1836. Il fut publié en février 1837, au tome 3 de la première édition des Scènes de la vie

de province). Or elle a du mal à trouver l’homme idéal. Le plus difficile est qu’elle est

riche et craint de n’être épousée que pour son argent. Deux hommes s’affirmeront comme

des prétendants sérieux : le chevalier de Valois et le libéral du Bousquier. Grâce à une

fausse rumeur concernant le dernier nommé, son choix s’arrêtera sur lui. Encore

malheureuse, son souhait ne sera pas satisfait, il sera incapable de lui donner ce qu’elle

veut. Dès lors, elle est convaincue qu’elle mourra « fille »681.

Le Cabinet des Antiques parut dans Le Constitutionnel entre le 22 septembre et le

08 octobre 1838, intitulé « Les Rivalités en province ». Il faut toutefois noter que le

portrait d’Armande d’Esgrignon ainsi que la description de la salle de l’ancien président

furent imprimés pour la première fois dans La Chronique de Paris du 06 mars 1836, avec

677 BALZAC (H.de), La Vieille fille, op. cit. 678 BALZAC (H.de), La Cousine Bette, introduction, notes et relevé de variantes, par Maurice ALLEM, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1962 679 BALZAC (H.de), Pierrette, chronologie et préface par Pierre CITRON, Paris, Garnier-Flammarion, 1967 680 BALZAC (H.de), Le Cabinet des Antiques, introduction, notes et appendice critique par Pierre-Georges CASTEX, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1958 681 La Vieille fille : « (…) q’elle ne supportait pas l’idée de mourir fille. », p 199

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des noms de personnages différents. L’édition originale parut chez Souverain en 1839

sous le titre « Cabinet des Antiques ». Il fut intégré en 1844 à la Comédie humaine.

Le roman sera classé au tome III parmi les Scènes de la vie de province qui

constituent le tome VII de la Comédie humaine. Il fut jumelé à La Vieille fille, car

l’action se déroule dans la même ville et nous retrouvons Mademoiselle Cormon sous un

autre nom, Mme du Croisier. Ici, Armande d’Esgrignon appartient à une famille noble et

elle est entièrement dévouée à son rang et à son frère. Elle symbolise la mère pour

BALZAC car elle élèvera son neveu. Cette image contraste cependant avec la trame du

roman. Sous les sillages d’Illusions perdues et du Père Goriot où on dénote une envie

irrésistible de réussir à Paris et la perte des espoirs devant l’accumulation des

déconvenues et des dettes, Le Cabinet des Antiques rentre dans cette nuée

d’incompréhension ancrée dans force romans de BALZAC où « (…) La femme ou la

jeune fille balzacienne vit une double romance. La première, celle qu’elle subit et où elle

est simple phare de mondanité et spectatrice de sa déchéance mentale progressive. La

seconde, celle où elle s’isole, portant en elle son enfance et sa jeunesse blessées, ses

désirs inassouvis et ses talents inexploités et incompris. »682 Le Cabinet des Antiques

s’attèle à montrer l’inutilité de l’éducation d’Armande d’Esgrignon car, elle échouera et

finira seule à la tête du Cabinet des Antiques.

Pierrette appartient à la série des Célibataires. Il ouvre la trilogie qui comprend

également : Le Curé de Tours et La Rabouilleuse. Il parut seul dans un premier temps

dans Le Siècle du 14 au 27 janvier 1840, puis au mois de juin, en librairie, en deux

volumes in-8° chez l’éditeur Souverain. Dans ces éditions, le roman fut divisé en neuf

682 BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition féminine », op. cit., p 284

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chapitres supprimés par la suite. BALZAC le classa au tome I des Scènes de la vie de

province en 1843. L’économie du roman nous met en présence de deux célibataires, la

fratrie Rogron (un frère et une sœur prénommé Jérôme-Denis et Sylvie), habitant Provins

et recueillant leur cousine Pierrette. Ils se comporteront avec elle en ignobles créatures, la

molestant et la considérant comme objet de toutes leurs fantaisies. Sylvie Rogron, dans

un excès de jalousie, ira même jusqu’à attaquer Pierrette, bien que cette dernière soit

souffrante. La pauvre Pierrette finira par mourir, et malgré un semblant de procès, les

deux célibataires ne seront jamais assez inquiétés.

Enfin, La Cousine Bette est le premier épisode de la série des Parents pauvres

avec Le Cousin Pons. Il parut en feuilletons dans Le Constitutionnel du 08 octobre au 03

décembre 1846, et il était divisé en 38 chapitres. Sous fond de vengeance, le roman est

dédié à Don Michèle Angelo CAJETANI, prince de Téano. Lisbeth Fisher appartient à la

famille du baron Hulot car elle est la cousine de la baronne. Tout serait parfait, du moins

en apparence, si Lisbeth n’avait pas déclaré vengeance à sa cousine plus chanceuse

qu’elle. Son double jeu n’est pas d’emblée perceptible. Elle poussera le baron dans les

bras d’une femme peu vertueuse, Valérie Marneffe. Le train de vie élevé exigé par

Valérie ruinera la famille. Lisbeth s’en prendra ensuite à Hortense, la fille de Hulot, pour

avoir épousé Wenceslas, sur qui elle portait des sentiments équivoques. Odieuse avec

tous, tout en se plaisant à jouer à un double jeu, Lisbeth Fisher mourra après avoir causé

la fin de cette noble famille et en laissant le baron s’échapper avec une cuisinière, ce qui

causera le trépas d’Adeline Hulot.

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A tout considérer, la vision donnée de la femme par BALZAC est controuvée par

les procédés révélateurs de la « différence sexuelle » ou de « la catégorie du sexuel en

soi »683. En effet, dans un monde conservateur, BALZAC indexe une société qui castre

les femmes et magnifie le pouvoir mâle.

La femme se trouve incapable de créer son « monde » propre. Vu sous cet angle,

on pourrait vite affirmer que BALZAC rejoint NIETZSCHE et BAUDELAIRE dans leur

façon de maltraiter volontairement la femme au même titre que la civilisation. Mais il

n’en est rien comme on le montrera. Car la distance d’avec BAUDELAIRE et

NIETZSCHE est manifeste dans la corrélation de la psychologie de la femme au XIXe

siècle. « La phénoménologie baudelairienne de la faim »684 s’actualise dans la femme :

« la femme vampire est l’instrument de la Nature qui la détermine comme ce qu’elle

est. La Nature est la Faim infinie donnant à la femme son vampirisme en lequel elle

apparaît. »685

Nous savions la « misogynie »686 de NIETZSCHE. Lui qui a tant pris des

distances avec ROUSSEAU, il lui est si proche dans sa conception de la femme.

L’objectif que ROUSSEAU assigne à la femme dans son Emile687 est sans appel : « La

femme doit être à la dévotion de l’homme. »688

683 BOURDIEU (P.), La Domination masculine, op. cit., p 20 684 THELOT (J.), « La poésie, la faim », in Magazine littéraire n° 418, « BAUDELAIRE nouvelles lectures des Fleurs du Mal », mars 2003, p 40 685 idem, p 40 686 Psy. Qui éprouve de l’antipathie ou de l’hostilité à l’égard des femmes. Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 218 687 ROUSSEAU (J.-J.), Emile ou de l’éducation, chronologie et introduction par Michel LAUNAY, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1966 688 ROUSSEAU (J.-J.), cité par le docteur Gilbert TORDJMAN, La Femme et son plaisir, Paris, Editions du Club France Loisirs, 1988, p 13

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NIETZSCHE a toujours eu une opinion orientale de la femme, considérée « (…)

comme objet qu’on peut enfermer, comme quelque chose de prédestiné à la domesticité

et qui s’y accomplit, l’homme (sur ses relations d’avec la femme) devra se fonder ici sur

la prodigieuse raison de l’Asie, comme ont fait jadis les Grecs, ses meilleurs héritiers, les

élèves de l’Asie, ces Grecs qui, comme on sait, depuis HOMERE jusqu’à PERICLES,

ont fait marcher de pair, avec le progrès de la culture et l’accroissement de la force

physique, la rigueur envers la femme, une rigueur toujours plus orientale. Combien cela

était nécessaire, logique et même désirable au point de vue humain, il est à souhaiter

qu’on réfléchisse dans l’intimité. »689

Il ressort avec évidence que chez NIETZSCHE la « conscience » féminine n’est

qu’un « rouage »690 ; elle est dans l’ordre de l’échouement, entendu que chez lui, la

femme est incapable d’être une personne, d’accomplir un destin. Elle doit se contenter de

jouer un rôle et de remplir une fonction bien spécifique : « La femme veut s’émanciper,

et pour cela elle s’est mise en tête d’éclairer les hommes sur « la femme en soi » ; voilà

l’un des pires progrès de l’enlaidissement de l’Europe. Ces maladroites velléités d’esprit

scientifique et d’exhibitionnisme chez la femme, que ne vont-elles amener un jour (…)

N’est-ce pas de mauvais goût que la femme se prépare ainsi à s’initier aux sciences ?

Jusqu’à présent ce genre de précision était resté par bonheur affaires d’hommes, privilège

d’hommes. »691

689 NIETZSCHE (F.), Par-delà le Bien et le Mal, cité par SAUTET (M.), Les Femmes ? De leur émancipation, Paris, Editions Jean – Claude Lattès, 1996, pp 279-280 690 SÉNART (P.), Ionesco, Paris, Editions Universitaires, 1964, p 57 691 NIETZSCHE (F.), Par-delà le Bien et le Mal, « Chap. VII. No vertus », op. cit., pp 195-196

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BALZAC, à l’inverse prête à son héroïne les mêmes vertus que l’homme et lui

assigne une transcendance à l’échelle du type supérieur d’humanité – « la femme

supérieure », la « grande femme »692.

Dans un Paris qui est « bourbier »,693 Le Père Goriot incorpore dans la fiction la

valeur de la femme dite vertueuse, une valeur alliée à la bourgeoisie. Cette présentation

de la femme s’accompagne inéluctablement de plusieurs questions : la femme du XIXe

siècle est-elle résignée ? Sa situation sociale n’influence-t-elle pas son comportement et

n’entraîne-t-elle pas un sentiment d’inconsolation qui conduira Mme de Beauséant au

même titre que les hommes du XIXe siècle, à désirer « l’Ailleurs » ?

En effet, l’héroïque femme Beauséant réunit sous des formes qualitatives les

valeurs qui constituent objectivement l’idéal des êtres privilégiés : la haute naissance

dans une famille d’aristocratie, la richesse, la beauté et l’éloquence, la politesse, etc. Son

âge et sa position sociale la dotent de deux autres qualités : une connaissance jugée et

éprouvée du bourbier social et l’intelligence complète des usages de ce monde : « Le

monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse. Aussitôt qu’un malheur nous

arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire, et à nous fouiller le cœur

avec un poignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme, déjà les

railleries ! Ah ! je me défendrai. Elle releva la tête comme une grande dame qu’elle

était, et des éclairs sortirent de ses yeux fiers (…) Eh ! bien, monsieur de Rastignac,

traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai.

Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur

692 Le Père Goriot, p 300 693 idem, p 59

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de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il

y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus

froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez

craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que

vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs.

Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à

vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai,

cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu.

Vous ne serez plus le bourreau, vous deviendrez la victime. Si jamais vous aimiez,

gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vous ouvrirez

votre cœur. Pour préserver par avance cet amour qui n’existe pas encore, apprenez

à vous méfier de ce monde-ci. »694

Il y aurait une rencontre manquée dans Le Père Goriot. Car il a manqué à Mme de

Beauséant de croiser la route du Dieu du roman de BALZAC – Vautrin : « C’est bien,

mademoiselle, de prier le bon Dieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vautrin en

avançant une chaise à l’orpheline. Mais ça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui

se chargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage qui a, dit-on, trois millions, et

qui ne vous donne pas de dot. Une fille a besoin de dot dans ce temps-ci. »695

Mme de Beauséant née Claire de Bourgogne696 semble réaliser les valeurs

recherchées comme les plus désirables à un moment donné de l’évolution sociale. Ce qui

lui manque, c’est d’être un homme. Et sur ce point précis, Mme de Beauséant a « des

694 Le Père Goriot, pp 95-96 695 idem, pp 52-53 696 Nom de jeune fille de Mme de Beauséant. Cf. Le Père Goriot, p 85

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batailles à livrer »697. C’est en parlant d’elle que Madame de Nucingen dira : « Ces

femmes-là ont le génie de l’impertinence »698.

Cependant, Mme de Beauséant comme toute autre femme de son époque, doit se

contenter de se valoriser dans le domaine qui lui est réservé : le rapport intime de

l’amour. « Or, c’est justement cette surdépendance des affaires de cœur qui rend les

femmes plus vulnérables et qui démontre en même temps, par la trahison romantique de

d’Ajuda-Pinto en faveur d’un mariage d’argent, l’impossibilité même pour des « belles

âmes » de rester longtemps en ce monde. »699

Le mariage de son amant, va jouer un rôle catalyseur dans l’approbation de son

« ego ». En effet, Mme Beauséant, de par cette rupture, se débarrassera du masque social

et de la dissimulation pour faire advenir « la femme supérieure », « la femme comme il

faut », car elle déborde le « jusque là » pour s’affirmer en tant qu’une femme qui se fait

monde et un monde qui se fait femme700.

Elle s’inscrira d’emblée sous le signe de l’ « absolue différence ». Elle va ainsi

négativer ce négatif – « (…) le premier, le social, lui rappelant sans cesse l’ombre de sa

servitude, le second, l’homme, lui indiquant les chemins de son inaccessible

souveraineté »701, – et se retirer de la mesquine société parisienne, petite et superficielle :

« Le monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines. »702

Le mariage du marquis d’Ajuda-Pinto va donc révéler une Mme de Beauséant

insensible à la souffrance et à la fièvre dévorante du mal-aimée. Cette rupture d’avec

697 Le Père Goriot, p 97 698 idem, p 264 699 RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 465 700 WEYEMBERGH (M.), « Une lecture nietzschéenne de « La Mort heureuse », cité par LÉVI- VALENSI (J.), in Le Monde du 21 juin 1952, p 45 701 BENJAOUI (F.), « BALZAC et la condition féminine », op. cit., p 16 702 Le Père Goriot, p 301

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Pinto a plutôt, pour parler comme Blaise PASCAL « (…) levé le sceau, rompu le voile et

découvert l’Esprit ».703

Sous le thème de l’altérité qui présidera à la naissance de surhumain, Mme de

Beauséant se résout à la récupération de son être en une attitude qui ne laisse nullement

transparaître sa douleur : « En cette circonstance, la dernière fille de la quasi royale

maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, et dominera jusqu’à son dernier

moment le monde dont elle n’avait accepté les vanités que pour les faire servir au

triomphe de sa passion. »704

Ce n’est pas « la femme abîmée »705 dont parle SOLJENITSYNE, mais en tant

que femme, Mme de Beauséant « (…) peut incarner le cas pur de l’individu qui ne

dépend pas des médiations pour se valoriser »706.

Sur ce point, voilà que BALZAC (re) - édulcore cette « femme supérieure » déjà

annoncée par la « Femme sans cœur » (Fœdora) dans La Peau de chagrin : « Il y avait de

la volupté jusque dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur. Se

soutenant sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme prête à tomber ou à

s’enfuir, mais restant là, les bras mollement croisés, en paraissant respirer les paroles, en

les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment (…) Avant

d’arrêter ses yeux sur une personne, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne

sais quoi de mystérieux en elle-même ; vous eussiez dit une convulsion ; mais ses yeux

étaient brillants et beaux. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore à

découvrir de nouveaux secrets ; ou la comtesse possédait une belle âme, dont les

sentiments et les émanations communiquaient à la physionomie ce charme qui nous

703 PASCAL (B.), Pensées, n° 678, op. cit., p 314 704 Le Père Goriot, p 300 705 SOLJENITSYNE (A.), L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974, p 116 706 RUDICH (L.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 465

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subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde

avec les sympathies du désir… »707

Mme de Beauséant, personnalité presque accomplie, a le pouvoir de dominer son

mal et d’en faire une arme sociale. Elle efface la monotonie du ressentiment du troupeau

pour retrouver la maîtrise originaire de la vie et … célébrer le retour de Dionysos : « Car

c’est là le secret de l’âme : quand le héros l’a abandonnée, s’approche d’elle en rêve – le

Sur-héros qui a pour nom Dionysos. »708

Nous pouvons donc lire dans son attitude un changement d’ordre : la création du

sens et la valeur de l’être : « Une autre explication de la grandeur de Madame de

Beauséant réside peut-être dans son équilibre intérieur où s’harmonisent le cœur et la

raison : être sensible, elle est aussi une femme de tête. »709

On ne peut donc comprendre le surgissement de la différence que dans la dernière

Mme Beauséant, celle qui, devant l’absurdité conjugale et la nausée incoercible de la vie

de couple, commet une autre pensée, une autre logique : quitter la médiocrité du bourbier

Paris et aller vivre en Normandie : « A mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme

quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi ! »710

Ainsi donc, cette « grande Mademoiselle »711, cette dame que BALZAC compare

à une « Niobé »712, à une « déesse de l’Iliade », incarne l’éveil triomphant du « sexe

faible » car : « Il s’agit pour elle, de rompre ses attaches avec les codes archaïques du pa-

707 BALZAC (H.de), La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche » 1984, pp 150-151 708 NIETZSCHE (F.), cité par FAYE (J.P.), in Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, Paris, Hermann Editeurs des sciences et des arts, coll. « Savoir : Lettres », 1998, p 112 709 NYKROG (P.), La Pensée de BALZAC dans la Comédie humaine. Esquisse de quelques concepts clés, Copenhague, Munksgaard, Paris, Klincksieck, 1965, p 114 710 Le Père Goriot, p 305 711 idem, p 300 712 NIOBÉ est le grand symbole antique de la douleur inconsolable. Après la mise à mort de ses enfants, elle fut transformée en rocher, mais ses yeux continuèrent de pleurer et donnèrent naissance à une source.

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triarcat et de la famille, qui l’amarraient à des comportements de soumission. Il s’agit

pour elle, de libérer sa sexualité des mythes séculaires, des mœurs traditionnelles et

autoritaires qui faisaient d’elle une femme mutilée (…). »713

Peut-être, subrepticement, BALZAC voulait-il dire que la femme « en soi » peut

incarner l’avenir de l’homme sclérosé par l’esprit industriel ? Ou l’avenir fondamental

d’une société engluée dans son devenir nihiliste ? Or, en mettant la femme, cette nouvelle

« terre qui prend racine » (Paul ELUARD) comme moyen de sauvegarde de l’humanité,

BALZAC rejoint les surréalistes pour qui l’ordre nouveau passe par la figure de la

femme, réinvestie du prisme de la lueur du futur, puisque l’homme a échoué dans sa

manière de diriger l’humanité sous le label de la Raison, source de contraintes et

d’exclusion : « Tu te lèves l’eau se déplie

Tu te couches l’eau s’épanouit

Tu es l’eau détournée de ses abîmes

Tu es la terre qui prend racine

Et sur laquelle tout s’établit

Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits

Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l’arc-en-ciel

Tu es partout tu abolies toutes les routes

Tu sacrifies le temps

A l’éternelle jeunesse de la flamme exacte

Qui voile la nature en la reproduisant

Femme tu mets au monde un corps toujours pareil

Le tien

713 Dr TORDJMAN (G.), La Femme et son plaisir, op. cit., p 11

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Tu es la ressemblance »714.

Cette deuxième partie de notre travail laisse apparaître, à bien des égards, Goriot

comme un Saint, c’est-à-dire l’innocence première, le juste, celui qui préserve la rectitude

là où elle s’est disloquée. Notre ligne d’interprétation nous invite à y voir une figure du

dépassement des contradictions, ou mieux, de transvaluation des valeurs. Il sait que la

tempête s’est levée. Et que le XIXe siècle s’est empêtré dans la décadence. Il y résiste, en

se sublimant, en prenant la revanche à la fois sur son passé et sur cette société corrompue.

De ce point de vue, il s’agit moins d’une victime expiatoire que d’un choix, d’un acte

délibéré, assumé, intentionnel : se tenir de façon absolue, avec la plus grande abnégation

dans le rôle de Père. C’est donc BALZAC lui-même ici qui oriente la ligne

d’interprétation de cette question, car sa prédilection pour la paternité ouvre sur deux

points supplémentaires : sa paternité manquée et celle du XIXe siècle auquel il entend

redonner un Père, au milieu des ruines, des mœurs, dont le démon est l’argent. Goriot

n’est pas seulement le héros (le hérault) christique, il serait encore la figure humaine de

cette tragédie qui a lieu au Golgotha, et dont NIETZSCHE seul, a pu prendre la mesure,

et tirer les conséquences du point de vue philosophique : réfutation du cercle,

démantèlement du finalisme, clôture du fondement, de la vérité comme de la

science…

BALZAC seul a donné la réplique littéraire du parricide divin, et paradoxalement

ouvert la conception moderne du sentiment tragique. Celui-ci ne se figure plus seulement

par la sortie du divin hors du champ de l’action, mais ouvre encore le temps froid que fait

advenir SOLJENITSYNE : si Dieu est, tout est permis. On le voit, nous sommes en face

714 ELUARD (P.), Facile, Paris, Gall., 1935, cité par RISPAIL (J.-L.), Les Surréalistes. Une génération

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de deux paternités manquées. Celle balzacienne est mimétique de la tragédie biblique et

du désastre subséquent, tandis que celle nietzschéenne est héroïque, qui commande de

tirer argument du vide pour inventer une forme de liberté illimitée, sans transcendance

divine, mais démultipliée du fait même de la vacuité du monde. L’anthropologie de

BALZAC est déjà une critique de l’Humanisme dans le temps ou Vautrin entend

« homminiser »715 sa jungle de possibilités, lorsque chez NIETZSCHE, le Surhomme

réinvente un monde artistique fait de vertiges, de visions, de poésie et de musique.

entre le rêve et l’action, op. cit., p 151 715 « Homminiser » se veut un néologisme signifiant devenir « sapiens sapiens », celui qui sait se réapproprier comme un être cognitif, pensant. Il s’agit de la dépense de soi, sans limite, dans la création, l’exploration des choses de la vie, par opposition à toute censure, à toute inhibition qui en restreindrait la force de manifestation. C’est l’affirmation et la valorisation de son indépendance dans le monde, en libérant ses choix, sa langue, ses désirs, ses fantasmes, sans leur opposer la moindre licence.

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TROISIÈME PARTIE :

LA VIOLENCE DE L’ECRITURE

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CHAPITRE V : EXTENSION SÉMANTIQUE DU « STYLE-

VOLONTÉ »716

3.5.1 : Philosophie de l’Ecriture717

Dans cette partie dernière, notre attention se focalisera sur l’art de BALZAC en

tant qu’inventeur d’un style, d’une écriture, d’un art. En effet, si les formes romanesques

ont leur propre histoire – irréductible – comme celle de la société, la spécificité de

l’écriture et des techniques romanesques ne doit pas être négligée. De même que le

romancier se présente comme un artiste conscient de son art, de même son œuvre

s’entend-elle comme le signifiant d’une opération insidieuse de langage résultant des

techniques romanesques, dégageant son univers, souvent tributaire de l’héritage de ses

devanciers. Tel sera le cas d’Honoré de BALZAC : « (…) Il a toutes les ambitions au

contraire, il ne renonce pas, comme le fera la littérature. Témoignage de l’absence de

716 « Style et volonté entretiennent chez BALZAC d’étroits rapports. Il y a bien sûr du sensiblement voulu, du volontaire dans le style balzacien. Le style-volonté apparaît en phrases se donnant à chaque fois comme solutions brusquement trouvées à maintes tensions et difficultés ; ces dernières sont le fait de la situation historique générale, mais la prose balzacienne, grâce à sa moderne indétermination, cherche à s’y exposer centralement et visiblement, pour mieux paraître en triompher. » Cf. MOUCHARD (C.), « volonté de style », in (Etudes réunies et présentés par Anne HERSCHBERG-PIERROT), BALZAC et le style, Paris, Sedes, 1998, p 22 717 « Dans ce territoire, prévaut un mouvement à double entrée : la philosophie est à l’épreuve de la littérature et la littérature est posée comme un nouvel objet de recherche. Mais leur rencontre n’altère pas leurs différentes altérités, au contraire, crée-t-elle un nouveau discours : la philosophie littéraire. N’étant réductible ni à la littérature ni à la philosophie classiques, elle tient en haleine ces deux discours eschatologiques, les invitant à se transformer radicalement (…) Ce discours est une fiction réflexive, une philosophie sans système, une poésie et une philosophie sans absolu. Cette nouvelle forme de pensée a pour nom la philosophie littéraire. Ce discours entend abandonner les préjugés d’époque et se reconnaître dans l’anti-déterminisme (…) L’idée est que l’époque moderne n’écrit plus la philosophie, entendue comme un discours de totalisation et de systématisation du savoir. De même, en est-il de la littérature. On n’écrit plus la littérature qui racontait le destin exclusif des êtres humains. La littérature et la philosophie sont retournées au langage, à l’exploration de son ambiguïté, de son ubiquité, de sa souche silencieuse, interrogative, sophistique, fictionnelle et rhétorique. Dès lors, quel est le nom du penseur qui naît de cette rencontre ? Nous le nommons philosophe littéraire en empruntant aux deux discours… » Cf. BIYOGO (G.), « La Théorie littéraire en questions. Querelles actuelles, apories et résolution néo-sceptique des énigmes. Prolégomènes aux recherches sur la philosophie littéraire et l’épistémologie des sciences de

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Dieu, il ne s’y résigne pas et questionne sans relâche le monde social et moral. Le

romancier sait ne plus pouvoir être prêtre, poète, philosophe ou homme politique ; mais

s’il n’est ni HUGO, ni DANTE, ni PLATON, ni NAPOLÉON, c’est que ceux-ci n’ont

plus d’existence possible dans le monde moderne. Et BALZAC romancier les remplace

tous à la fois. »718

Dans Le Père Goriot, et le fait est objectif, un certain nihilisme y apparaît sous la

forme la plus menaçante : comme une rupture absolue de la réalité et de ses lois, alors

que, partout ailleurs, l’ordre habituel des choses continue à régner.

Le titre qui commande la tenue de cette troisième partie se justifie par rapport à la

cacophonie du texte balzacien. En effet, la violence ici naît de la répugnance qu’éprouve

BALZAC à l’égard d’un monde infect, exécrable. Ainsi, ne pouvant s’autoriser des

moyens de communication d’un tel univers eschatologique, il va se risquer dans

l’élaboration d’une écriture tout à fait nouvelle. L’écriture balzacienne se déploie en

marge du conformisme stylistique dominant. Et Giorgio MANGANELLI nous semble

augurer l’esprit et la lettre balzacienne : « Il n’est de littérature sans désertion,

désobéissance, indifférence, refus de l’âme »719. N’est-ce pas dans cet esprit que se

déploie l’écriture subversive de BALZAC ?

Dans ce roman que nous qualifions de « subversif », BALZAC arraisonne la

culture bourgeoise et se rebelle contre les évidences qui la hantent. Si la scène littéraire

est surtout occupée au XIXe siècle par une écriture dite « réaliste », souriante, résignée

par les empoisonnements de misère dans le temps où l’avenir demeure bouché et obscur

l’homme », T. I « Economie générale de la théorie », thèse en vue de l’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), Créteil, Université de Paris XII, juin 2004, pp 17-18-20 718 GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in Balzac et le style, op. cit., p 35 719 MANGANELLI (G.), La Littérature comme mensonge, Paris, l’Arpenteur, 1991, p 242

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et où le présent est emmêlé dans un passé appelé à se répéter infiniment, BALZAC,

devant cette perte du sens de l’histoire, « s’installe dans la nostalgie des beautés perdues

d’autrefois, et commence à s’interroger sur le présent et ses possibilités »720.

Ainsi, BALZAC va imposer un style nouveau ; style dont le ressort est le besoin

du nouveau. Celui-ci apparaît alors comme une résistance dont il fera désormais usage

dans son œuvre, nonobstant les critiques qui ont visé à la déstabiliser, sans tenir compte

de son hypothèse de départ qui, à bien entendre, déterminerait à la fois la structure de ses

textes comme énoncés et actes d’énonciation : « Style pour BALZAC ? Il est

constamment à vouloir – « trop » trouverait STENDHAL – mais selon la conception ou

l’espoir d’une volonté-désir qui habiterait l’œuvre… »721.

Car la critique n’épargnera pas le style de BALZAC. Dans son Contre SAINTE-

BEUVE, PROUST reprochait à BALZAC son style qui « (…) ne suggère pas, ne reflète

pas, (…) ne se subordonne à aucun but de beauté et d’harmonie »722. Sur cette lancée,

PROUST assomme le « style inorganisé » de « la mosaïque » balzacienne : « Le style est

tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité,

que, dans BALZAC, il n’y a pas à proprement parler de style. »723

720 (Sous la direction de Mme Monique CASTILLO), Lyse Maryse SIMOST, « Archéologie de la Folie à l’âge antique. Lecture nietzschéenne de SOCRATE – PLATON », Mémoire de D.E.A., département de philosophie, Université Paris 12 Créteil, juin 2004, p 2 721 MOUCHARD (C.), « Volonté de style », in BALZAC et le style, op. cit., p 22 722 PROUST (M.), Contre SAINTE-BEUVE, cité par BRUNEL (P.) et al, Littérature Française, histoire et anthologie (XVIIIe et XIXe siècle), Paris, Bordas, 1979, p 978 723 PROUST (M.), Contre SAINTE-BEUVE, cité par HERSCHBERG-PIERROT (A.), in « Présentation » de BALZAC et le style, op. cit., p 7

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A la suite de Gustave FLAUBERT, la même critique a jugé avec la même sévérité

l’écriture balzacienne. On lui reprochait de surcharger ses romans de descriptions

interminables, de portraits souvent trop minutieux. Les explications préliminaires

occupant parfois la moitié du volume : « Les lecteurs délicats relèvent, chez le romancier,

de la lourdeur dans l’expression et la pensée, des vulgarités déplacées, un goût

pédantesque pour les développements didactiques, des générations hâtives qui font

sourire. GIDE lui reprochait d’avoir encombré son œuvre d’éléments hétérogènes, et

proprement inassimilables pour le roman. »724

De même, et toujours sous l’autorité de cette critique, BALZAC, en dépit d’un

travail acharné, ne se conformerait pas aux règles de la rhétorique ; il manquerait

d’aisance, voire de pureté : « C’est sans doute cette mauvaise méthode qui donne souvent

au style ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, - le seul défaut de ce

grand historien. »725

Nous ne nous contentons pas de cette critique par sentence . Nous nous accordons

avec le « philosophe masqué » (Christian DELACAMPAGNE) dans sa « critique

généalogique », celle-là même qui cherche les ressorts internes de la dicibilité littéraire.

Celle-là qui descend avec exactitude dans « l’inconscient », dans l’intentionnalité

textuelle : « C’est fou ce que les gens aiment juger. ça juge partout, tout le temps. Sans

doute est-ce une des choses les plus simples qui soient données à l’humanité de faire. Et

724 BRUNEL (P.) et al, Littérature Française, histoire et anthologie (XVIIIe et XIXe siècle), op. cit., p 980 725 BAUDELAIRE (C.), « Conseils aux jeunes littérateurs », L’Art romantique, Garnier, p 544, cité par HERSCHBERG-PIERROT (A.), in « Présentation » de BALZAC et le style, op. cit., p9

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vous savez bien que le dernier homme, lorsque enfin l’ultime radiation aura réduit en

cendres son dernier adversaire, prendra une table bancale, s’installera derrière et

commencera le procès du responsable. Je ne peux m’empêcher de penser à une critique

qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une oeuvre, un livre, une phrase, une

idée ; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait

l’œuvre au vol pour l’éparpiller. »726

Loin de nous donc la folle et prétentieuse intention de juger l’écriture

balzacienne ! Nous allons tout simplement entendre son « bruit de fond », aller à la nuit

d’où elle émane et résonne. En nous donc, la question axiale. Par où l’écriture de

BALZAC se fait-elle langage ?

Comment l’élément urbain témoigne-t-il du « pas de place » dans le monde ?

Comment suppléer à cette superficialité de la « mort de Dieu » par l’écriture qui est, en

somme, un produit de l’institution ? Le « dehors » est-il ce qui préfigure l’acte d’écriture

chez Honoré de BALZAC ? La violence de l’écriture balzacienne n’est-elle une

puissance de dissidence, une résistance à la vacuité du moment ? Plus encore, une

ouverture d’un filet de vie là où celle-ci s’était pétrifiée ?

Nous espérons ainsi, par une analyse essentiellement généalogique, pouvoir

mettre en évidence l’unité formelle qui garantit la cohérence du programme d’une

écriture reconfigurant l’ « origine »727 tragique de la société contemporaine : « La

question du style chez BALZAC est non pas de faire du style, mais de produire par

la fiction une analyse de la société présente dans sa complexité, de proposer une

726 Entretien du journal Le Monde, présentation Christian DELACAMPAGNE, « le philosophe masqué », Paris, Editions La Découverte, 1986, pp 24-25 727 « Origine signifie ici ce à partir de quoi et par quoi une chose est ce qu’elle est et comment elle est. Ce que quelque chose est comme il est, nous l’appelons l’essence. L’origine de quelque chose est la provenance de son essence. » Cf. HEIDEGGER (M.), L’Origine de l’œuvre d’art, cité par MESCHONNIC (H.), Le Langage HEIDEGGER, Paris, P.U.F., coll. « Ecriture », 1990 p 298

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synthèse non totalisante du multiple dans une prose de la vie moderne. Si l’on veut

recourir à la métaphore, ce n’est pas celle du vêtement qui est pertinente, mais bien celle

du stylet, de l’instrument qui creuse, fouille, (ravine même) des différenciations dans la

surface d’un monde indifférencié. »728

Aussi, déduisons-nous que le sens du texte balzacien se prolonge et se réinvente

dans sa structure linguistique. Car comme l’ont montré les fondateurs de la « théorie de

la réception »729, l’œuvre est perçue comme un processus de communication, d’où la

possibilité et la nécessité de réintégrer l’extralinguistique.

De ce fait, si l’œuvre est envisagée comme communication, le sujet lisant est, en

dernière instance, celui qui donne vie à l’œuvre car, sans lecture point de littérature. Tout

opportunément, note Michel CHARLES: « L’intervention du lecteur n’est pas un

épiphénomène. Dans la lecture par la lecture, tel texte se construit comme littéraire ;

pouvoir exorbitant, mais compensé par ce fait que le texte « ordonne » sa lecture. »730

Cet acte de communication peut être décomposé en trois moments : le projet

initial du créateur, l’œuvre dans laquelle le projet s’incarne, et l’interprétation qui lui

donne sans cesse vie. Lire une œuvre, ce n’est pas seulement analyser sa structure, c’est

aussi la saisir dans sa fonction de moyen dans un processus de communication.

728 HERSCHBERG-Pierrot (A.), in (Présentation de) BALZAC et le style, op. cit., p 12 729 Perception d’une œuvre par le public. On est dans le domaine de l’esthétique qui s’oppose au poïétique qui envisage les conditions de fabrication de l’objet. Etudier la réception d’un texte, c’est accepter l’idée que la lecture d’une œuvre est toujours une recréation qui dépend du lieu et de l’époque où elle prend place, comme le montrent en particulier les traductions. L’étude de la réception donne un rôle actif au lecteur producteur de signification. Toute lecture est en effet un processus de sélection de certains éléments du texte, et de construction en fonction des caractéristiques personnelles, sociales, culturelles du lecteur, si bien qu’elle fonctionne comme un test projectif. La critique de la réception s’est développée en particulier en Allemagne dans les années 80 avec l’école de Constance (JAUSS H.-R., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978). Cf. GARDES-TAMINE (J.) et HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, op. cit., p 174 730 CHARLES (M.), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p 9

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C’est ici le point où BALZAC ambitionne de « (…) montrer la confusion des

valeurs morales, sociales ou esthétiques. Par là elle (la Comédie humaine) signifie et

constate qu’il est désormais difficile de soutenir une manière absolue de voir les

choses ; elle ignore la beauté, ne la recherche pas et soutient même que le beau est

devenu, tout au plus, une valeur commerciale ».731

Avec la « mort de Dieu » et la dénonciation des fausses valeurs, BALZAC

s’autorise une « écriture sans foi ». Et Castanier, le personnage principal de Melmoth

réconcilié732, est révélateur de cette vérité du moment : « Si j’étais assez bête pour croire

en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me

laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps ? A-t-on jamais vu ! Allons donc, c’est

des niaiseries. »733 Et Françoise GAILLARD d’ajouter à la suite de Castanier : « Et en

effet, a-t-on jamais vu de diable en plein Paris, dans le temple même du réalisme et de

l’esprit froid (…). »734

BALZAC a fait profession d’écrire l’anticléricalisme radical dans la Comédie

humaine. Le style qui se meut dans Le Père Goriot ambitionne de suppléer à la quête de

l’inaltérable, une autre forme de langage en un sol tout aussi autre. L’écriture de

BALZAC se veut dionysienne dans son contexte agonal et tragique des variantes de la

société : « Et d’abord il a pénétré d’entrée, avec une clarté visionnaire, ce qui constitue le

principe même de cette société, ce par quoi elle se distingue de toutes les autres, et qui est

d’être une société en perpétuelle crise, mieux encore sans doute : une société

731 GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in Balzac et le style, op. cit., p 35 732 BALZAC (H.de), Melmoth réconcilié, Paris, Editions de La Pléiade, Gall., 1979 733 Melmoth réconcilié, cité par Françoise GAILLARD, « Aux limites du genre : Melmoth réconcilié », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 127 734 idem, p 127

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apocalyptique qui s’élance sans cesse vers sa propre mort735, ce cadavre secoué par la

pile de Volta que nous évoquions plus haut. En effet, si la société monarchique, ou

aujourd’hui le monde socialiste (toutes les sociétés totalitaires en règle générale)

sont par nature des sociétés stables, qui ne subissent que des révolutions lentes,

BALZAC percevait dès 1830 que la démocratie bourgeoise au contraire ne se vit que

dans l’attente de sa propre mort mais y survit toujours. Elle semble sans cesse

appréhender une prochaine révolution qui la détruirait, et c’est dans ce mouvement

vertigineux, dans cette fuite en avant du funambule condamné à aller toujours plus vite

pour conserver son équilibre, qu’elle trouve son mode de fonctionnement. C’est ce

vertige que BALZAC a aimé car c’est celui de la liberté : la vie est appréhension et

fascination de la mort. On sait qu’il n’y a pas de vraie jouissance sans risque

(…). »736

Dès lors, pour BALZAC, c’est l’art qui devient le lieu sûr, le sol authentique d’un

possible dialogue dans la pureté du « tracé des limites »737, dans le désir de transcendance

des limites mêmes… L’ombre de HUGO n’est pas loin. Lui qui adressa, en réponse à

l’acte d’accusation de la critique qui lui reprochait de traiter un sujet hors des limites de

l’art, ces augustes paroles : « L’art n’a que faire des lisières, des menottes, des

bâillons. Il vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n’y a

pas de fruit défendu. L’espace et le temps sont au poète. »738

735 C’est nous qui soulignons 736 DANGER (P.), L’Eros balzacien, op. cit., p 19 737 MURA (A.), « Aux frontières du dicible », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 157 738 HUGO (V.), « Préface » de janvier 1829 aux Orientales, in Odes et Ballades. Les Orientales, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p 319

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L’écriture ne peut que témoigner de la déréalisation de la vie au profit d’une

« (…) recherche attentive et forcenée d’un arrière monde, d’un univers « métaphysique »,

plus vrai que ce monde-ci »739. Une écriture qui chasserait « (…) un dieu qui y serait

entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles »740.

Anticonformisme. Et si les critiques ont décelé du « non-style »741 chez BALZAC,

nous les comprenons. Son écriture est une invitation à la reconcialition, à vivre la vie

comme elle est et non comme le voudraient ces académiciens frileux qui ne s’appuient

que sur des considérations trompeuses, des postulats, des hypothèses d’école,

hypostasiant le massif instable du réel. L’art surgit comme oasis.

Or cette question de l’art comme ultime oasis pour survivre à l’étouffement du

monde était déjà hölderlinienne, de qui nous tenons que « c’est poétiquement qu’il faut

habiter cette terre » concluait le poète.

Qu’est-ce à dire ? Comment l’habitation de l’homme pourrait-elle être fondée sur

la poésie ? Ecoutons HEIDEGGER en décliner le sens : « La parole du poète parle de

l’habitation de l’homme. Elle ne décrit pas les conditions présentes de l’habitation de

l’homme. Surtout, elle n’affirme pas qu’habiter veuille dire avoir un logement (…)

Quand HÖLDERLIN parle d’habiter, il a en vue le trait fondamental de la condition

humaine. Et pour la poésie, il la considère à partir du rapport à l’habitation, ainsi

entendue dans son être (…) La poésie est le véritable faire habiter. »742

739 CHATELET (F.), PLATON, Paris, Gall., 1965, p 21 740 CAMUS (A.), cité par Favre (F.), in MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 27 741 « …Cela veut dire que la prose n’a pas besoin d’être légitimée par l’art mais par un souci de vérité. Ce qui importe c’est ce qu’on dit, les idées (…) Il s’agit d’une prose « passionnée » - c’est le mot de BAUDELAIRE où il évoque l’œuvre balzacienne, dont le modèle est énergétique, à l’opposé du style « coulant » de VILLEMAIN, à la mode en 1840, dénoncé par BAUDELAIRE et STENDHAL ». Cf. SANDRAS (M.), « Les tensions de la prose balzacienne », in BALZAC et le style, op. cit., p 32 742 HEIDEGGER (M.), Essais et Conférences, op. cit., pp 226-227

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Nous assistons dans la Comédie humaine à une mutinerie de l’écriture orchestrée

de « plume de maître » par BALZAC – ce « romancier-médecin »743 qui veut « ébruiter

Dieu »744 – objectivant ainsi l’idée nietzschéenne – le « philosophe-médecin de La

civilisation »745 – qui n’entrevoyait sa « Grande politique » qui devait restaurer

l’originelle affirmation de la vie, qu’à travers la « transvaluation » de toutes les valeurs

devenues des non-valeurs. C’est dans cette optique qu’Albert CAMUS, l’un des

« avocats »746 de NIETZSCHE, dira dans L’homme révolté : « Le roman naît avec l’esprit

de révolte et il traduit, sur le plan esthétique la même ambition.»747

A tout prendre, il faut dès lors reconnaître dans le style de BALZAC, un

mouvement allant sans arrêt et presque sans intermédiaire du rien au tout, comme dire

Maurice BLANCHOT. Voyons en lui cette négation qui ne s’autorise pas de l’irréalité où

elle se meut, car elle veut se réaliser et elle ne peut qu’en niant quelque chose de réel, de

plus réel que les mots748…

Nous opérons de la sorte à une interprétation philosophique du style de BALZAC,

disons à une phénoménologie de l’écriture. La phénoménologie est envisagée ici sous le

prisme d’Edmund HUSSERL quant à son exhortation à revenir aux « choses » mêmes. Et

ce qu’il entrevoit par le « retour aux choses-mêmes » n’est rien d’autre que « Le retour

aux sources de l’évidence dans laquelle la « chose » (qu’il s’agisse d’objets où

d’ustensiles, d’entités logiques et mathématiques, de souvenirs ou d’états de conscience,

743 GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 39 744 idem, p 39 745 NIETZSCHE (F.), Le Livre du philosophe, trad. A. KREMER-MARIETTI, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, pp 154-169 746 CAMUS (A.), L’Homme révolté, op. cit., p 100 747 idem, p 316 748 BLANCHOT (M.), cité par SCHERER (R.), in (Sous la direction d’Eric ALLIEZ), Gilles DELEUZE, une vie philosophique, Paris, Institut Synthélabo, 1998, p 30

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de perceptions intimes ou d’êtres concrets extérieurs) surgit, se présente, apparaît comme

« présente en personne », comme donnée pour ainsi dire « en chair et en os » dans sa

présence réelle et plénière. »749

Aussi, le problème de l’expression ou du style chez BALZAC nous apparaît en

dernier ressort comme l’« écriture d’une révolte », pensée et assumée : « Donc, l’écrivain

doit avoir analysé les caractères, épousé toutes les mœurs, parcouru le globe entier,

ressenti toutes les passions, avant d’écrire un livre ; ou les passions, les pays, les mœurs,

caractères, accidents de nature, accidents de morale, tout arrive dans sa pensée. Il est

avare, ou conçoit momentanément l’avarice, en traçant le portrait du Laird de

Dumbiedikes. Il est criminel, conçoit le crime, ou l’appelle et le contemple, en écrivant

Lara. »750

Arrivé à cet acmé, et si nous concluons que toute œuvre littéraire est face à la

réalité, l’œuvre de BALZAC objective, non pas une sensibilité négative chez le lecteur,

mais une transformation, une nouvelle façon d’ « habiter le monde », de le voir, de

l’entendre, etc. ouvrant la voie à un nouveau mode du connaître, à une ardeur de vivre : «

L’entente amoureuse de la terre et de l’homme »751 : « (…) la prose balzacienne a un

sens philosophique : il y a institution, proposition d’un monde et questionnement,

nouveau rapport à la vérité »752. Dionysos est dans le style de BALZAC et conduit à

dégager une nouvelle perspective, une nouvelle poétique, celle de « l’extension

sémantique du terme prose »753 : « BALZAC ne rencontre pas quant à lui la question

749 GUEST (G.), (Sous la direction de Léon-Louis GRATELOUP), Les Philosophes de PLATON à SARTRE, Paris, Hachette, 1986, p 419 750 BALZAC (H.de ), « Préface » à La Peau de chagrin, op. cit., p 3 751 CAMUS (A.), Noces, Paris, Gall., 1937, p 84 752 GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 38 753 SAINT-GÉRAND (J.-P.), « BALZAC, rhétorique, prose et style », in BALZAC et le style, op. cit., p 53

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du langage contrairement à FLAUBERT : le monde a vacillé, les paroles se sont

brouillées, l’écriture, comme miraculeusement épargnée, reste souveraine »754.

3.5.2 : La Poétique de l’extension

La perturbation du signe ou l’élan déconstructeur du langage (manque d’aisance,

de pureté, goût pédantesque…), témoigne ainsi d’une poétique de l’extension. BALZAC

va de facto en guerre contre « l’irrationalisme conquérant du monde capitaliste, le jeu du

monde, la caricature d’une existence conformiste où l’homme oscille dans un monde

dénué de signification »755.

Mais pourquoi cet extrême besoin de corriger la facticité et la rationalité de

l’existence par l’écriture ?

Dans la voie qui mène à l’ « aristocratisme »756 et qui est marquée par la « mort

de Dieu » et l’abandon radical des valeurs et du sens, BALZAC, en homme de la

nouvelle morale, refusera les décombres du réel, ce réel qui transpire la souffrance, le

« réactif »757 et l’absurde. Ce processus se dynamite par une écriture consistant à mettre

« le pied sur une plaie inconnue »758. Le risque d’expropriation est emmuré dans notre

société « mesquine, petite, superficielle »759, le style de BALZAC sera

l’« excédentaire » : « Notre époque semble vouloir retrouver les forces primitives dans

754 DUFOUR (P.), FLAUBERT et le pignouf, Paris, P.U.V., coll. « L’Imaginaire du texte », 1993, p 8 755 LAROSE (J.), in Ville, Texte, Pensée : le XIXè siècle, de Montréal à Paris, op. cit., p 19 756 A prendre au sens étymologique : le meilleur, le fort, le créateur 757 Réactif : ce qui se pose à travers la négation, le maladif, le contraint. Cf. RUSS (J.), Philosophie : les Auteurs, les Œuvres, op. cit., p 336 758 BALZAC (H.de), La Bièvre, cité par Georges JACQUES, « A la limite du roman et de la nouvelle : le problème du genre », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 93 759 Le Père Goriot, p 309

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lesquelles, pense-t-elle, résident les raisons de vivre, de dialoguer, de s’épanouir. Ce sont

les tabous dont on est les ultimes héritiers que l’art bouscule allègrement. »760

Si pour LÉVÈQUE, cette entreprise s’origine dans le dadaïsme qui fut la première

réaction antisociale, nous observons pour notre part que BALZAC, face au dépérissement

des valeurs par la bourgeoisie du XIXe siècle, fait déjà sienne cette entreprise en ce qu’il

magnifie, dans ses écrits, des hommes injustes, des menteurs, des hypocrites, des

inhumains, des « dieux morts », comme par ironie, par inversion, par extension de l’écart.

Refusant la fidélité qui est l’alibi des impuissants, BALZAC, dans sa relation de

tension avec le réel, décide de l’excéder. Il rompt avec l’image du réel décadent et adopte

une écriture de l’écart. Et pour arriver à la dicibilité du trait constant balzacien, il n’est

pas sans intérêt d’envisager de noter cette invariance qui est la musculature exponentielle

de la phrase, la forme mysthico-réaliste des visages, la sur-réalité du rythme décapant des

villes vampirisées par le néant…

De cette invariance, BALZAC fixe une hétérologie : il dévie et se moque du réel

en décomposition. Dans son souci de traduire cette morosité où tout le XIXe siècle

patauge, il développe une technique burlesque, visant à ridiculiser le monde, à renverser

les moeurs : « Les journalistes qui firent le compte rendu du roman accusent presque tous

BALZAC d’être immoral. Ce n’était pas la première fois que BALZAC se voyait faire ce

reproche. Pour apprécier à quel niveau pourrait se situer ce genre de débat, il faut se

reporter à l’ironique préface où BALZAC se dit « épouvanté » des remarques qu’on lui a

faites sur le nombre excessif de femmes infidèles qu’il a peintes dans ses romans (…)

BALZAC avoue pour terminer avoir « encore quelques fautes en projet », mais « aussi

beaucoup de vertu sous presse ». Au-delà de l’aspect canularesque de cette préface, un

760 LÉVÈQUE (J..F.), « Le Rôle des artistes dans la société », in « Les Nouvelles Littéraires » n° 2478

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débat de ce genre permet de mesurer les contradictions d’une société en pleine

mutation, qui s’irrite de se voir mise en question à travers une représentation d’elle-

même dans laquelle elle refuse de se reconnaître. »761

Sans détour aucun, BALZAC mettra à nu tout ce que la société semble

scotomiser, dissimuler. Il va dire telle quelle la vérité des égouts. Mû par son côté

libertaire et visionnaire, il s’est défini un espace où l’écriture dite conformiste s’efface au

profit de celle qu’il aura lui-même engendrée : une poétique de la transgression, ouvrant

sans cesse le réel à son extension : d’où son néo-réalisme. Nous savions BALZAC

anatomiste des sentiments : des plus noirs comme la scène où, catastrophé, le pauvre

Goriot voit ses deux filles régler leurs comptes762 ; et des plus heureux (même dérisoires)

comme l’attendrissement paternel avec lequel Vautrin plaça la tête de Rastignac sur la

chaise afin qu’il dormît commodément763. Voilà que le scénariste du film « Le Père

Goriot », Jean-Claude CARRIÈRE extrait la quintessence du néo-réalisme balzacien :

« Ainsi ce désir exprimé par Goriot d’être le petit chien assis sur les genoux de sa fille,

dans la fourrure duquel elle plonge la main. Comment un homme de 33 ans, sans

enfants, a-t-il trouvé les moyens d’écrire cette passion d’un père telle que la vit

Goriot – ce sentiment abusif, incestueux ? BALZAC devait jouir d’une qualité

d’écoute prodigieuse : il devait, telle une éponge, boire la société, l’assimiler en lui-

même. Son génie fut de savoir redonner à tout ce matériau, par la dramaturgie

même, une vérité. »764

761 MOZET (N.), « Commentaires », in Le Père Goriot, pp 366-367 762 Le Père Goriot, pp 278, 279, 280 763 idem, p 216 764 CARRIÈRE (J.-C.), in Télérama n° 2875 – 16 février 2005, p 62

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Cette écriture qui abîme et réengendre le réel par la transvaluation s’apparente à

« l’écriture du désastre »765 dont parle Maurice BLANCHOT. Descendant dans

l’inconsolation du mal du siècle, BALZAC ne craint pas de choquer lorsqu’il reproduit

fidèlement la déraisonnable réalité des rues, des portraits, des personnages, de l’injustice

sociale : « Que le romancier s’installe dans un dialogue, une description ou une scène, il

s’y engage pleinement, se donne le temps, ne ménage aucun détour. Et c’est toujours un

peu comme si, à la faveur de cette incontinence, on voyait l’acte même de la création

s’accomplir sous nos yeux. Il s’agit en tout cas d’une euphorie du verbe qui est celle

de la révélation et de la découverte. Que cela tourne parfois au bavardage de ceux qui,

nombreux à l’époque, tiraient à la ligne, on ne le niera pas. Mais, lorsqu’il digresse,

lorsque son commentaire vient noyer le récit, BALZAC donne surtout le sentiment de

mobiliser toutes ses forces pour tenter d’épuiser une socialité sans limites. Vertige d’une

précision sans bornes et qui finit par se consumer elle-même. Tantôt ce vertige décourage

la lecture et tantôt il la stimule par une sorte de contagion euphorisante. »766

Son écriture est alors celle d’une société déchirée, chaotique, parvenue à son

ultime limite, et qu’il faut abolir avant de la transvaluer. Il va donc transformer la prose

littéraire en un procès vigoureux du réel, exprimant le moyen d’échapper à la mécanicité

de « l’existant »767, à sa mort, à sa néantisation. A bien regarder, l’évolution du langage

765 BLANCHOT (M.), L’Ecriture du désastre, Paris, Gall., 1980 766 DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., pp 183-184 767 Chez Martin HEIDEGGER, désigne « le mode d’être propre à l’étant humain. » Dans le terme dasein, le « da » (là) fait de l’être « sein » un existant. Cf. BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, op. cit., p 126

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dans notre corpus culmine à travers une relecture du texte dans les limbes de

l’inconscient. Le travestissement du langage témoigne de l’incursion de l’inconscient en

littérature et s’inscrit dans l’exténuation du sens.

Le tragique de l’écriture façonne le langage. Nous approchons chaque fois le deuil

possible de la communication comme si quelque chose était menacée de cessation

définitive. Certes, on relève une inquiétude dans les descriptions, mais au nom de la

philosophie du soupçon dont NIETZSCHE fut l’inventeur, ne nous faut-il pas « (…)

traiter tous les discours comme des symptômes… »768 ? C’est à cela que nous allons nous

essayer ici.

Le langage se pare de l’ « oxymoron » du fait de ses associations de termes

incompatibles et de ses transpositions incongrues : « Eugène se mit à la tête du lit, et

soutint le moribond auquel Bianchon enleva sa chemise, et le bonhomme fit un geste

comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et

inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer. »769

Finalement, l’écriture balzacienne avec toute sa subversion, s’inscrit dans le cadre

d’un « Appel à la vie », et dans un surcroît de créativité face à la détresse existentielle. Ce

que la Comédie humaine nous signifie à travers Le Père Goriot, c’est la déperdition de la

raison telle que va la découvrir le XXè siècle. C’est le cri d’alarme de l’homme moderne

devant les contraintes que lui impose ce monde qu’il a façonné lui-même. Le romanesque

fait étalage de la platitude et de la gravité du temps. Le constat de l’échec de la raison se

768 (Sous la direction de Luc FERRY et Alain RENAUT), « Préface » de Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset / Fasquelle, coll. « Biblio – Essais », 1991, p 7 769 Le Père Goriot, op. cit., pp 326-327

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perçoit mieux dans le délire verbal du personnage de Goriot agonisant : « Ce n’était plus

qu’une question de temps pour la destruction. »770

Cette destruction, c’est la tendance à pervertir la communication par l’incohérence

des propos tenus comme ceux de Charles à Rastignac : « Eh ! bien, lui dit le peintre, il

paraît que nous allons avoir un petit mortorama la-haut ? – Charles, lui dit Eugène, il

semble que vous devriez plaisanter sur quelque sujet moins lugubre. »771

On lit fréquemment des incursions irrationnelles dans le texte. Non seulement le

langage de la quotidienneté fait son entrée dans le roman mais l’inconscient y est aussi

traduit avec sa puissance chaotique et avec des effets d’onomatopée chez les

personnages :

« Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé au Muséum.

- Cor quoi ? fit Bianchon.

- Cor-nouille.

- Cor-nemuse.

- Cor-naline.

- Cor-niche.

- Cor-nichon.

- Cor-beau.

- Cor-nac.

- Cor-norama.

770 Le Père Goriot, p 328 771 idem, p 330

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Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avec la rapidité d’un feu de

file, et prêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un

air niais, comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère. »772

Cette mise en épochè de la raison ou de la pensée cohérente est une marque de la

modernité dans le romanesque de BALZAC. Alors que la tradition romanesque fait place

aux personnages stables, logiques, BALZAC prend plaisir à travestir les usages habituels

établissant ici un romanesque de la rupture. Et la récurrence au « paralogisme »

s’apparente souvent à l’écriture automatique amorcée par Aragon et par les surréalistes.

Et pour faire pressentir son « incontestable supériorité »773, au moment même où

il croit « être à la tête des intelligences de l’Europe »774, BALZAC traduit la crise de

l’humanité en nous invitant à la lire dans sa totalité c’est-à-dire en tenant compte de la

zone de l’inconscient et du chavirement du raisonnable : « EISENSTEIN, le premier

directeur au monde d’une école de cinéma, a demandé comme exercice inaugural à

ses élèves la mise en scène du début de Goriot ! S’il avait fait du cinéma, BALZAC

aurait pu être Orson WELLES, pour le sens de l’observation, ou Jean RENOIR,

mais en moins tendre. Son regard impitoyable serait plus proche de

BUŇUEL… »775.

Il faut cependant relever que la critique de la société qu’on veut extraire ici se

distingue de l’esprit révolutionnaire des surréalistes. Ces derniers étaient marqués par un

« négativisme »776 systématique : « Je vous annonce l’avènement d’un dictateur : Antonin

772 Le Père Goriot, p 64 773 H. de BALZAC, Letters to his Family, edited by W. Scott Hastings, University Press, Princeton, 1934, cité par GUYON (B.), La Création littéraire chez BALZAC, Paris, Armand Colin, seconde édition augmentée, 1969, p 27 774 idem, p 27 775 CARRIÈRE (J.-C.), in Télérama, op. cit., p 62 776 Attitude d’esprit ou comportement d’opposition à autrui qui se traduit par la négation ou le refus. Cf. Morfaux (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 237

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ARTAUD est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui la tâche immense

d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrasse un

grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes

pensées. »777

Et DOMENACH l’écrit aussi dans ses Approches de la modernité : « Les

surréalistes voulaient faire une « révolution », changer le monde ; ils prêchaient,

injuriaient, prophétisaient, ils étaient possédés par la passion de communiquer. »778

La critique balzacienne s’inscrit dans la positivité car au-delà du cynisme ancré

dans Le Père Goriot, on perçoit aisément la perspective du rétablissement de l’homme

déchu. L’homme se déréalise et BALZAC ne veut pas nous le cacher dans son roman.

Aussi, dans la critique de la société, faut-il donc inclure la crise des valeurs et l’errance

qui semblent marquer les personnages. Dès lors, le monde absurde devient la principale

cible. Nous assistons au procès de l’insignifiance : « Ce BALZAC de la forme, on

commence à le connaître depuis quelques années. Le regain d’intérêt pour l’œuvre

balzacienne suite au rejet violent qu’elle avait subi aux mains des nouveaux romanciers

s’est effectué en grande partie par une valorisation du signifiant. Le « Mal Aimé de la

Modernité » refait surface dans les vingt dernières années dans une gamme

d’ouvrages et d’articles où l’œuvre se révèle effectivement « postmoderne » :

discontinue, aporétique, semée de failles, où le BALZAC naïvement réaliste,

« secrétaire de la société française », est difficilement repérable. Cet « autre

BALZAC, moins sûr de lui-même », est intéressant, et à mon avis nécessaire,

précisément parce qu’il surgit de la prise en compte de la littérarité de l’œuvre, de

777 ARAGON (L.), cité par Louis JANOVER, La Révolution surréaliste, Paris, Plon, coll. « Pluriel », 1989, p 123 778 DOMENACH (J. M.), Approches de la modernité, op. cit., p 135

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l’articulation entre, d’une part, une subjectivité prégnante et de l’autre une

matérialité incontournable. Si l’on assiste bel et bien à un vrai « retour à BALZAC »,

c’est-à-dire à une véritable redécouverte de son œuvre, il convient que ce soit par le biais

de l’aspect peut-être le plus complexe de la Comédie humaine, en l’occurrence sa

textualité, sa spécificité rhétorique ou figurale. »779

Dans un élan de reconfiguration, il importe d’esquisser chez BALZAC, une

vision d’un monde tragique lié à l’eschatologie. Cependant, l’écriture elle-même postule

et met en relief les « possibles » de la « Rédemption »780. Elle relève d’une stratégie

refigurative et nous invite à assumer une autre forme de langage plus authentique, aux

antipodes de toutes sortes de conventions.

C’est ici qu’il faut envisager la « reconfiguration » encore nommée refiguration.

Le terme est emprunté à Paul RICOEUR dans Temps et Récit 1781. La refiguration

correspond à ce qu’il appelle « mimésis III », entendue comme « le temps de l’agir et du

pâtir ».

Chez Hans-Georg GADAMER, ce stade s’assimile à ce qu’il

appelle « Application » ; ce que Martin HEIDEGGER désigne par « Compréhension »

dans son herméneutique.

Si le programme romanesque balzacien s’actualise dans la nouveauté et la critique

de tous les impérialismes, il s’accommode bien à l’herméneutique d’obédience

nietzschéenne dans sa capacité à faire le procès de la civilisation. Il apparaît indéniable

779 SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophie de BALZAC, Paris, Honoré Champion Editeur, coll. « Romantisme et Modernités », 2002, pp 12-13 780 Ce que nous dénommons « possibles de la Rédemption » caractérise ici la refiguration, tout ce qui contribuerait à améliorer le sort de l’homme, à le sauver de son inconsistance et de son errance. 781 RICOEUR (P.), Temps et Récit 1, Paris, Seuil, 1983

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que BALZAC se range du côté des nietzschéens, de ce penseur « hautain » qui, dans

Ainsi parlait Zarathoustra, présentait son parler comme « (…) celui du peuple, trop cru je

parle, et à cœur trop ouvert, pour les lapins angoras »782. Cette écriture rompt avec le

« déjà là », la tradition ; se fait vite remarquer par la réhabilitation de la description qui

parsème le texte. Mais, que peut-elle bien souligner ? Au-delà de la présence massive, ne

doit-on pas y lire la distance de BALZAC ?

3.5.2 : Description et distanciation

L’esprit et la lettre de l’œuvre balzacienne offrent un attrait particulier en ce qui

concerne la description. En effet, nous sommes transis par l’usage excessif que fait cet

écrivain du portrait, mais surtout de la description au point que Joëlle GLEIZE parlera de

« détaillisme »783 à propos des immenses détails balzaciens. Ainsi, parler de l’écriture de

cet « analyste des profondeurs de l’âme »784, de ce « psychologue forcené »785, c’est

aussi évoquer la puissance exceptionnelle de sa description.

Ce qui est intéressant dans cette écriture axée sur le « complexe

d’Arpagon »786 de BALZAC, c’est la façon dont l’auteur libère l’exubérance du réel. En

effet, au contact de la mécanisation, le monde s’effrite. Il y a une dénonciation de cette

mécanisation de Paris comme suprême erreur ; il y a de ce fait une façon de la vivre. Elle

consiste chez BALZAC à prêter des fonctions à la description de l’élément urbain, la

782 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 240 783 GLEIZE (J.), « Immenses détails. Le détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 97 784 SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophique de BALZAC, op. cit. p 15 785 VACHON (S.), « BALZAC nouvellier », L’Ecole des lettres, « BALZAC et la nouvelle » (I), 13, 1998-1999, p 28 786 L’expression désigne ici le fait d’accorder une grande importance même au détail qui semble négligeable d’avance.

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circonscrivant à l’acception de la violence : « La violence morale, que l’on peut désigner

en d’autres termes comme la dégradation d’un personnage, que ce soient les expériences

de Lucien de Rubempré à Paris ou la chute de Goriot, signale la violence faite à

l’individu à tous les niveaux ; il n’y a pas besoin de la représenter. Cette substitution n’est

toujours pas à l’œuvre chez BALZAC. Les ouvrages précoces des Etudes philosophiques

dépendent souvent d’un ensemble de références beaucoup plus visibles à la violence

physique que le reste de la Comédie humaine. Dans les textes tels que Louis Lambert et

Le Chef-d’œuvre inconnu, les excès associés à la cogitation immodérée revêtent une

violence incontournable et impardonnable, comme c’est le cas des excès associés à l’abus

du pouvoir dans La Peau de chagrin (…). Dans de telles œuvres, la rivalité mimétique

(…) est vis-à-vis de Dieu. »787

Le dépérissement et la réinvention vont orienter notre travail sur la description car

« (…) BALZAC et l’œuvre infiniment proliférante, c’est aussi la réponse – sa course en

avant – de la ville moderne à la nature inhumaine de son propre développement… »788.

Avant KAFKA, BALZAC dégage le motif de l’inhumain urbain comme le trait

constant de la modernité.

Le « Milieu »789 et son influence ont particulièrement été étudiés par BALZAC,

les réalistes, les naturalistes, les populistes, les unanimistes, qui pratiquaient déjà ainsi

une forme de sociologie littéraire.

787 SCHEHR (L.R.), Rendering French Realism, Stanfort UP, 1997, p 92, cité par SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophique de BALZAC, op. cit. p 17 788 LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », in Ville, Texte, Pensée : Le XIXè siècle de Montréal à Paris, op. cit., p 22 789 On entend par milieu non seulement les choses et les êtres qui entourent un personnage, mais aussi l’influence que cet environnement exerce sur lui, comment il le conditionne. Le détermine. Cf. BERNAC (H.), Guide des idées littéraires, Paris, Hachette, 1988, p 308

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Notre analyse s’articule principalement sur les mystères de Paris en montrant son

caractère monstrueux, et comment BALZAC, par l’entremise de son écriture, circonscrit

l’acception de la violence au sens de l’affrontement des instances esthétiques : d’un côté

une esthétique des décombres, et de l’autre une esthétique de la transvaluation.

S’il y a dans l’écriture balzacienne, une présentation de Paris comme « océan de

boue » et comme ville de la suprême injustice, c’est qu’il y récuse un regard, un ordre de

valeur, une certaine façon de vivre. Elle consiste dans l’acceptation de ce tragique et se

traduit par son mépris convenable. Mépris qui s’accompagne d’un profond désir

d’excéder ce réel : il y a donc dans l’écriture de BALZAC l’idée d’une « tension

textuelle » localisable dans les procédés par lesquels l’écriture tient à faire le procès de la

déréalisation. Au fond de cette écriture, il y a l’urgence de la transcendance face à la

défiguration du réel comme nous le dit Philippe SOLLERS : « La transgression n’est

touchée que par l’écriture qui devient le lieu d’une affirmation sans limites, c’est-à-dire

ne renvoyant (comme le désir) qu’à elle-même et accomplissant ce crime major

(supérieur au crime qui, d’une certaine manière, reconnaissant la loi) de charger la réalité

en une fiction active dont la virulence dénude sans relâche le monde du bien et du

mal. »790

L’écriture de BALZAC comporte donc le signe d’un écart radical par rapport à la

réalité et, c’est important, à la poétique classique : « Notre littérature moderne n’a plus

que l’immense vérité des détails ; l’idéalisation des formes, la longue concrétion de ces

790 SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, op. cit., p 66

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œuvres sublimes où l’on a mis le germe de tout, de ces situations fécondes à peine

effleurées est hors de notre portée. Dans ce genre, tout est dit. »791

L’idée sous-jacente en est que l’agencement de la description gagne à se faire non

pas du point de vue du monde ou de sa réalité mais par rapport à une intention constante :

le refus d’être solidaire de la servitude du réel et l’urgence de la réparation des préjudices

causées au réel. L’écriture balzacienne s’inscrit désormais comme une écriture de la

« quérulence textuelle »792.

Ainsi, dans chacune de ses manifestations, l’écriture de BALZAC situe les vraies

ruptures, déplace les perspectives conventionnelles, fait apparaître des configurations

épistémologiques insoupçonnées. L’écriture ici se pose comme une énigme : elles se

propose de réparer le préjudice subi par le monde. Retournant au langage de la

transvaluation qui la configure, la question de l’écriture permet d’aller au-delà « (…) des

réserves idéologiques et différentialistes qui en minoreraient l’originalité, l’utopie

langagière, la puissance de dicibilité et d’ouverture du sens, selon le registre de

ECO… »793

L’hypostase du réel, la tricherie mécanique, le capitalisme et la violence de

décentrement de l’écriture balzacienne se réciproquent. Il s’agit pour nous de déceler le

mécanisme qu’adopte cette écriture, de répercuter cette « poétique transversale » où « le

791 BALZAC (H.de), « Avertissement » du Gars, VIII, 1681, cité par GLEIZE (J.), « Immenses détails. Le détail balzacien et son lecteur », in BALZAC ou la tentation de l’impossible, op. cit., p 99 792 « La quérulence est une propriété particulière qu’auraient les fous à réparer les injustices de la société. La quérulence est la maladie supérieure du philosophe et de l’épistémologue de la rectification. D’AKHENATON à DIOP, la quérulence a tétanisé les penseurs authentiques, qui les a poussés à aller au bout de leurs hypothèses, souvent contre la doxa, l’opinion, et les spécialistes eux-mêmes. » Cf. BIYOGO (G.), Aux Sources Egyptiennes du Savoir, op. cit., p 212 793 BIYOGO (G.), « Grammaire (s) de la littérature francophone. Vers un modèle transversal ? » Colloque de Paris XII, organisé par Papa SAMBA DIOP, mars 1999. Actes publiés, Paris, L’Harmattan, 2001, p 239

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langage se fait, se défait, se construit et se déconstruit par une grammaire de la

suppléance, de l’excédance des modèles textuels »794.

A tout considérer, le tragique de l’univers romanesque du Père Goriot, tient à ce

que BALZAC passe par la représentation d’un monde familier, réaliste qui finit par

devenir un univers cauchemardesque : l’élément urbain préfigure l’eschatologie; les villes

ont brisé la figure de BABEL. L’univers urbain est gagné par la cacophonie : « Le

tragique y est accrédité par la prolifération des descriptions (ou mieux, leur prééminence

sur la transmission du message narratif) et des portraits ( dans le portrait, les sens

« fourmillent », jetés à la volée à travers une forme qui cependant les discipline (…)

L’image finale fournie par le discours (par le « portrait ») est donc celle d’une forme

naturelle, imprégnée de sens, comme si le sens n’était que le prédicat ultérieur d’un corps

premier. »795

Le monde du Père Goriot est étrange, en même temps il est familier parce que les

figures qu’il représente nous font penser à nous et à la mécanisation de notre monde.

Cette théâtralisation de notre univers nous révèle la contingence humaine ; c’est le

spectacle même d’un monde insolite, caricatural et grotesque. Les hommes sont victimes

d’un univers anti-spirituel796 qui les écrase : le train capitaliste, l’aménité marchande,

l’optimisme spéculatif, l’arène des ambitions, la foi au progrès devenue la frénésie du

profit − tout cela défigure les hommes.

Le romanesque de BALZAC comporte donc le signe d’une tension par rapport à

la réalité : « Qu’est-ce que la prose ? On en dira trois choses. Qu’elle n’est pas littérature.

794 BIYOGO (G.), « Grammaire (s) de la littérature francophone. Vers un modèle transversal ? », op. cit., p 3 795 BARTHES (R.), S/Z, Paris, Seuil, 1970, p 67 796 Le spirituel ici ne s’accommode pas de la dimension divine.

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Qu’elle a d’abord un sens politique, comme créatrice de réalité (de mythes modernes).

Que, par défaut, dans ses qualités formelles mêmes, elle a en charge ce qui fut longtemps

l’objet de la philosophie ; le refus du lyrisme et de la poésie cache la passion de

connaître, la question du sens. »797

Si la ville, l’élément urbain, est gagnée par la cacophonie, l’écriture de BALZAC

ambitionne d’aller au-delà de cette cacophonie. L’écriture se pose donc ici comme « (…)

ce dynamisme destructeur et amnésique qui éventre le vieux Paris et qui crie : « En

avant ! », cette armée qui s’attaque à la ville pour la réduire en ruines (…) Il (BALZAC)

se sent appartenir à une autre idée du mouvement, du progrès, du changement, du

commencement. L’optimisme des rénovateurs le renvoie vers l’Antiquité, avec la ville

qu’on abat… »798

Cette ville qu’on abat, l’ « écriture machine-à-vapeur »799 pour reprendre une

expression de Jean LAROSE, tente d’échapper, par son art, au sort de Paris (comparé à

une femme, à une reine toujours enceinte et toujours en proie à des envies

irrésistiblement furieuses). Elle veut donner une forme à la matière, pour ne pas subir,

comme le réel, le sort fatal de la matière.

« Dynamique, BALZAC traite Paris comme sa chose, il se l’approprie, il se la

soumet en la décrivant comme une machine qui lui ressemble, à lui, BALZAC,

implacable pompe à café. Dans la réalité, Paris obéit aux puissants, mais BALZAC se

donne barre sur eux, en inventant cette société secrète (…) Le plus habile, donc, c’est

797 GRANGE (J.), « La prose comme institution du monde moderne », in BALZAC et le style, op. cit., p 35 798 LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », op. cit., p 14 799 idem, p 23

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d’épouser d’abord la menace, en l’imitant : BALZAC imite Paris avec son écriture

machine-à-vapeur. »800

Régression de la représentation en deçà des formes fixées, errance dans les formes

décomposées, aperçu prophétique de BALZAC sur l’esthétique moderne : « BALZAC en

fait symbole de ce qui fait échouer l’entreprise de possession de Paris par l’écrivain, de ce

qui l’oblige à se dessaisir de sa maîtrise virile des symboles, de ce qui marque – mais

c’est encore lui qui marque – la limite de son identification à Paris en tant que reine

toujours grosse. »801

Pour en revenir à notre corpus - Le Père Goriot - le texte trouve son unité formelle

dans la structure de l’acte d’énonciation qui le produit. Laquelle structure possède des

propriétés générales communes à de nombreux autres textes, mais s’authentifie à la

nature de l’énoncé, c’est-à-dire liée à l’évènement relaté : « Ecrire en prose la Comédie

humaine, ce n’est plus faire des Belles-Lettres. C’est donner un autre sens, une autre

vocation à la fiction, un statut spécifique à la prose narrative : un romancier –

savant, historien, sociologue, ethnologue de la société contemporaine, à travers la

fiction. Aux ruptures historiques et aux bouleversements sociaux du XIXe siècle

répondent différents choix d’écriture littéraire. Yves VADÉ oppose ainsi la voie du

« réalisme » qui « prend acte des cassures du réel » et « se donne pour tâche

d’explorer avec minutie des fragments ou des blocs d’univers sociaux et projette la

lumière sur les discordances, les dénivellations, les angles vifs » à la voie « de ces

écritures qui, de CHATEAUBRIAND à NERVAL et à PROUST, sans ignorer le réel

800 LAROSE (J.), « Travail et mélancolie », op. cit., pp 22-23 801 idem, p 25

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ne cesse de chercher à travers lui un secret, une lettre, un temps, perdus » (

L’Enchantement littéraire, Gallimard, 1990, p 102 ). »802

L’ordre du savoir, dans sa modernité, prend ainsi en compte le signe d’un malaise

qui bouleverse les structures de l’existence et instaure le « roman-poème »803. Si Michel

SANDRAS y voit « (…) une manière d’absoudre les incorrections et de faire changer de

statut des faits de style qui, d’incongruités, deviendraient des inventions de poète… »804,

nous lui osons cette objection qu’il est justement salutaire au roman de s’apparenter au

poème – entendu que ce dernier, comme l’indique ici Jean Paul AVICE, permet de

« chanter dans le désenchantement du monde » : « Le jeune MALLARMÉ semblait

croire que dans un monde au bord de mourir, resteraient au poète du dernier jour, purifié

lui du hasard et déjà « parfaitement mort », les mots pour conserver artificiellement de la

beauté sinon réinventer un séjour. Il imaginait donc le poète en Montreur des choses

passées. BAUDELAIRE, lui, aurait été plus lucide, sachant bien qu’on se moquerait de

ce « barnum de l’avenir », que de la beauté et peut-être surtout celle des phrases, on ne

pourrait guère se soucier dans la décrépitude du monde et la vaine poursuite d’un Dieu

qui se retirait ; au sacré réinventé dans les mots de MALLARMÉ, il avait opposé

« l’incarnation » comme un devoir pour la poésie. »805

Le Père Goriot instaure le statut ambivalent de la ville de Paris qui est, à bien des

égards, l’objet même du discours du narrateur. Ainsi « le regard » que BALZAC pose sur

Paris éclaire le décloisonnement entre lui et cette ville où « (…) tout fume, tout brûle,

802 HERSCHBERG-PIERROT (A.), « Présentation », in BALZAC et le style, op. cit., p 10 803 SANDRAS (M.), « Les tensions de la prose balzacienne », in BALZAC et le style, op. cit., p 29 804 idem, p 29 805 AVICE (J.P.), « Le poète du dernier jour », in XIXe – XXe siècles. Révue de Littérature Moderne, « MAUPASSANT. Que peut la poésie aujourd’hui ? », n°6 / octobre 1998, p 161

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tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et

se consume… »806

En effet, BALZAC décrit peu le Paris architectural, si ce n’est pour situer chaque

rayon de la société dans la ruche parisienne. Il en suit plutôt selon Jean LAROSE le

mouvement, rythmant sa description du leitmotiv dynamique. A ce propos BALZAC

précise lui-même : « A Paris, rien ne résiste au jet des choses. »807

Le jet, la déjection, le jaillissement, le frai et le frayage scandent la marche de

cette machine textuelle. Si LADURIE soutient que « (…) le mixage social (sous la

Restauration) fait cohabiter, dans les mêmes maisons, les mêmes quartiers, du premier

étage bourgeois aux misérables soupentes, riches et ouvriers, population aisée et

marginaux misérables »808, BALZAC présentera cette « ubiquité »809 de Paris dans Le

Père Goriot comme une sorte de traité sur les effets génésiques de deux débauches, celle

du travail et celle du plaisir, celle de la pension Vauquer qui contraste avec la richesse

des beaux quartiers, sur la procréation des traits du visage dans chacune des sphères

sociales : « On dirait que BALZAC a greffé les théories de Gall ou de Lavater, toutes ces

conceptions physiognomoniques et sciences des bosses du crâne qui le fascinaient, sur un

corps collectif appelé Paris. »810

Le sentiment tragique se dessine dans la description de la pension Vauquer, qui

« pue le service, l’office, l’hospice »811. BALZAC, pour décrire l’espace occupé par la

pension Vauquer, emploie un vocabulaire apocalyptique. Il s’attelle notamment à peindre

806 BALZAC (H.de), La Duchesse de Langeais, suivi de la Fille aux yeux d’or, op. cit., p 166 807 idem, p 166 808 LE ROY LADURIE (E.) et al, Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1981, pp 433-587 809 Le mot ubiquité est grammaticalement un substantif qui a pour équivalent latent « ubiquitas » issu lui-même du nom et de l’adjectif latin « ubique », c’est-à-dire partout. « Théol. Méta. Syn. omniprésence, caractère d’un être qui est présent partout, not. présence spirituelle de Dieu en tout lieu. » Cf. MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p 376 810 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie” op. cit., p 19 811 Le Père Goriot, p 80

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ce qui est laid et répugnant dans l’inconsolation de ce monde moribond. Ce qu’il faut

chercher à l’analyse des aspects dérélictionnels du dysfonctionnement, ce sont les

manifestations textuelles et thématiques qui dans le corpus, témoignent de la tourmente

de la mort avenir, et qui se traduisent par la description du quartier de la rue Neuve-

Sainte-Geneviève et de la pension Vauquer, inséparables l’un de l’autre.

Commençons par le quartier : « Ce quartier isolé, aux « rues serrées », aux

murailles qui « sentent la prison », où le Parisien « s’égare », évoque irrésistiblement un

labyrinthe creusé comme jadis dans l’île de Crète au flanc d’une montagne : la montagne

Sainte-Geneviève. Labyrinthe dont l’entrée est fléchée par le nom même de l’arbalète et

dont déjà, nous voilà prisonnier, descendant de « marche en marche » ainsi qu’aux

catacombes parmi des « cœurs desséchés » plus horribles encore à voir que des crânes

vides. Première image de la mort en son cadre de bronze : cette rue Neuve-Sainte-

Geneviève assombrie par le dôme du Panthéon qui y jette ses tons jaunes, une couleur

souvent maléfique chez BALZAC. Et l’angoisse nous saisit. Une angoisse déjà toute

baudelairienne, celle qui « comprime le cœur comme un papier qu’on froisse » « quand

le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ». Spleen du Paris Balzacien… »812

Ainsi la rue de l’Arbalète annonce le drame eschatologique avenir : « Nul quartier

de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève

surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne

saurait trop préparer l’intelligence par les couleurs brunes, par des idées graves (…) Qui

décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes

812 GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., p 21

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vides ? »813 Même les chevaux attelés au corbillard accompagnant Goriot au Père-

Lachaise auront du mal à la gravir car : « Les chevaux la montent ou la descendent

rarement ».

Le sentiment du deuil ou du tragique se donne à voir dès la description

d’ouverture. Entrons donc, après la visite du quartier, dans cette fameuse « pension

bourgeoise » : « Sous ses apparences trompeuses et bonasses, la maison est elle-même

labyrinthe mystérieux inscrit au cœur de son quartier labyrinthique. Lieu refuge du

« terrible sphinx » à la poitrine velue : Vautrin le Minotaure au « crin fauve », avide de

jeunes gens et qui attend sa proie, tapi dans l’ombre silencieuse de cette « caverne » (…)

Quelque chose décidément nous met mal à l’aise. Malaise croissant une fois franchie la

porte-fenêtre qui donne accès au salon et à la salle à manger contiguë : « Croisées

grillagées », fleurs artificielles et « encagées », « odeur sans nom dans la langue » : sous

« l’odeur de pension », celle de la mort – salon – caveau qui « sent le renfermé, le moisi,

le rance » et « donne froid ». Décor bien digne de la tragédie qui s’apprête, mais aussi

subtilement annonciateur, sur le mode ironique cette fois, du voyage initiatique de

Rastignac en pays parisien. »814

Cette maison et ses habitants sont situés dans un quartier désert et ignoré du

« beau Paris » ; voici ce que BALZAC nous donne à imaginer, à voir et à comprendre,

avant de nous permettre d’entrer dans le tragique : « Cette maison est située dans le bas

de la Rue Neuve-Saint-Geneviève à l’endroit où le terrain s’abaisse vers la rue de

l’Arbalète. »815

813 Le Père Goriot, p 7 814 GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., pp 23-24 815 Le Père Goriot, p 18

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La description du quartier et de la maison Vauquer crée l’illusion du déplacement

dans un espace aliénant : « Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue ni eau,

l’herbe croît le long des murs. L’homme le plus insouciant s’y attriste comme tous les

passants, le bruit d’une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les

murailles y sentent la prison. »816

A travers la description de la pension Vauquer en particulier et du quartier de la

rue Neuve-Sainte-Geneviève en général, c’est bien la précision et l’exhaustivité tragique

de la description qui permettent de saisir les avatars de la mobilité spatiale et de

pressentir l’ « horreur » sordide de cet espace insensé.

La richesse des beaux quartiers forme une antithèse vigoureuse avec l’univers de

la pension Vauquer. Deux mondes s’affrontent dans ce Paris de la bonne société : celui

du faubourg Saint-Germain et celui de La Chaussée-d’Antin. « A l’élégance personnelle

et raffinée de l’hôtel de Beauséant »817 ; au gaspillage et « le luxe inintelligent du

parvenu »818, répond à la pension Vauquer, une misère qui s’est substituée à la simplicité

et les « débris de la civilisation »819.

Le descriptif balzacien – et à cet égard, le contraste avec Gustave FLAUBERT

est très frappant – est toujours subordonné au mouvement général du livre. L’étude de la

pension Vauquer permet ainsi d’établir des rapports entre le narratif et le descriptif –

rapport qui se ramènent selon Philippe HAMON, « (…) pour l’essentiel à considérer les

fonctions diégétiques de la description, c’est-à-dire le rôle joué par les passages ou les

aspects descriptifs dans l’économie générale du récit… »820

816 Le Père Goriot, p 7 817 idem, p 97 818 ibidem, p 98 819 GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, op. cit., p 22 820 HAMON (P.), Qu’est-ce qu’une description ? Paris, Seuil, 1972, p 485

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Nicole MOZET821 quant à elle, procède de l’extérieur vers l’intérieur, de

l’ensemble au détail pour établir une correspondance étroite entre les objets et les

hommes ou pour désigner la dégradation des uns et des autres. L’exploitation

méthodologique d’un lieu somme toute banal et inconnu perdu dans « l’océan » parisien,

dénote l’avarice tragique de la propriété où tout le récit est imprégné de « couleurs

brunes »822 qui sont celles du quartier de la maison Vauquer.

La maison où s’exploite la pension permet de souligner par contraste la misère qui

règne dans la routine mécanique de l’existence des actants principaux. Comme l’a

souligné P.-G. CASTEX823 le roman commence par l’évocation des catacombes et finit

par l’ascension au Père – Lachaise. Moins pour quelque autre préoccupation que de

présenter la pension comme figure (au sens génettien) hyperbolique du tragique

balzacien, le narrateur s’attelle dans l’économie textuelle à opérer dans La Duchesse de

Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, que Jean LAROSE, commentant cet autre

visage d’Honoré de BALZAC proclame : « …Un accouplement de l’horrible et du

céleste, du paradis et de l’enfer (…) Et l’explication de ce prodige, BALZAC, quel

grand savant ! nous la donne plus loin : cette mère (Paris, c’est nous qui ajoutons)

était (…) quelque chose d’infernal, d’accroupi, de cadavéreux, de vicieux, de

sauvagement féroce, que la fantaisie des peintres, et des poètes n’avait pas encore

deviné. »824

821 MOZET (N.), La Description de la maison Vauquer, Paris, Seuil, 1972, pp 110-111 822 Le Père Goriot, p 7 823 CASTEX (P.-G.), cité par GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, op. cit., p 43 824 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 24

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Qu’elle est donc cet inconnaissable balzacien ? L’inconnaissable serait-il un

« Ailleurs ? L’écriture balzacienne rend localisable et fait entendre cet « Ailleurs » :

« Pour nous lecteurs, ce qui est presque effrayant, c’est le génie de BALZAC, la science

de BALZAC, cet extraordinaire coup de force qui consiste à mettre en scène « ce que les

poètes n’ont pas deviné » - la mère primitive, l’Isis de NERVAL, l’Archaïque en

personne ; ou comme dirait la psychanalyse : le sexe maternel, la mère irreprésentable de

toutes les représentations, le voile de tous les voiles, la nuit de toutes les nuits – la Chose

avec un C majuscule – coup de force, donc, d’oser confier à cet irreprésentable un

rôle dans son roman, le rôle de représenter ce qui échappe, à lui BALZAC, au poète

comme au séducteur, à l’observateur comme au dominateur, au penseur comme à

l’homme d’action et de laisser par là deviner, à travers ce qui arrivera, la menace

qui pèse sur lui, le romancier. »825 En effet, sur l’écriture pèse la menace de la

dépossession du monde par la ville. Dépossession que Charles BAUDELAIRE826

réalisera. Pierre POPOVIC a écrit que « la ville contredit l’histoire, qu’elle en constitue

l’irreprésentable »827. En tant qu’irreprésentable, elle pose au poète qui tente de se

l’approprier, de la mater, de se faire reconnaître par elle, un défi insurmontable : la

prolifération urbaine du dégoût, justement par ce qui en elle ressemble à son propre génie

d’artiste, par ce qui est exorbitant en elle et qui lui échappera, à moins qu’il ne s’échappe

lui-même de la société.

Par son écriture, « BALZAC annonce donc le rôle du marginal, de l’exclu, de

l’artiste du futur, rôle dont il ne veut pas, mais qui découle inévitablement de

l’organisation urbaine dont il trace l’architecture dynamique dans La Fille aux yeux d’or,

825 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., pp 24-25 826 « Personne ne s’est senti aussi peu chez lui à Paris que BAUDELAIRE » avait écrit Walter BENJAMIN in Paris, capitale du XIXè siècle, passages, Paris, Editions du Cerf, 1989, p 350 827 POPOVIC (P.), cité par LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., pp 25-26

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et /ou dans Le Père Goriot. L’artiste ressemblera non à ce qui est ordonné dans la

ville, mais à ses aspects fous et incompréhensibles, à tout ce qui répugne aux élites

qui la gouvernent et qui ne l’inviteront jamais à partager le pouvoir avec elle (…)

Lui-même, figure de l’origine, il deviendra, de plus en plus souvent, un homme

perdu, un représentant énigmatique de la solution perdue que la grande ville

moderne, devenue mélancolique, ne saura plus reconnaître en lui. »828

L’écriture témoigne ici de la crise du sens et d’une atmosphère de malaise. C’est

le tableau d’une humanité atteinte d’un profond coma et qui s’agite dans tous les sens.

Comme en témoigne cette impression de symétrie entre le décor et l’homme localisable

chez Madame Vauquer : « Toute sa personne explique la pension, comme la pension

implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un

sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie,

comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. »829 Ou de ces adjectifs

qui qualifient le mobilier et s’appliquant aussi bien à des personnes : la plupart manchot,

borgne, invalide, expirant… Une correspondance semble donc étroite entre les objets et

les hommes, et les termes sont les mêmes pour signifier la dégradation des uns et des

autres. A tel point que les meubles de la salle à manger Vauquer annoncent

métaphoriquement les personnages dont les portraits suivront : « Agée d’environ

cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs.

Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire

payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou

828 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 26 829 Le Père Goriot, p 12

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Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer (…) Ce bon marché, qui ne se

rencontre que dans le faubourg Saint-Marcel, entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquel

madame Couture faisait seule exception, annonce que ces pensionnaires devaient être

sous le poids de malheurs plus au moins apparents. Aussi le spectacle désolant que

présentait l’intérieur de cette maison se répétait-il dans le costume de ses habitués,

également délabrés. Les hommes portaient des redingotes dont la couleur était devenue

problématique, des chaussures comme il s’en jette au coin des bornes dans les quartiers

élégants, du linge élimé, des vêtements qui n’avaient plus que l’âme. Les femmes avaient

des robes passées, reteintes, déteintes, de vieilles dentelles raccommodées, des gants

glacés par l’usage, des collerettes toujours rousses et des fichus éraillées (…) Ces

pensionnaires faisaient pressentir des drames accomplis ou en action ; non pas de

ces drames joués à la lueur des rampes, entre des toiles peintes, mais des drames

vivants et muets, des drames glacés qui remuaient chaudement le cœur des

continus. »830 L’écriture qu’adopte BALZAC est une écriture littérale, signe du refus de

conformisme. La dimension nihiliste balzacienne tient dans l’instauration du

dysfonctionnement orchestré par les multiples désenchantements de la ville. Ecriture dite

de la dissidence, mettant en relief les grandes apories de la ville de Paris : « Le Paris

physique s’édifie en broyant les prolétaires, le Paris moral s’érige sur le sacrifice du génie

et de la beauté. »831

Cette vie creuse, cette attente continuelle d’un plaisir qui n’arrive jamais, cet

ennui permanent, cette inanité de l’esprit, du cœur et de la cervelle, cette lassitude du

830 Le Père Goriot, pp 13, 15-16 831 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 21

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grand raout parisien, Honoré de BALZAC les transvalue par l’entremise de son écriture

puissante et reconfiguratrice : écrire sur les décombres par les procédés de l’exubérance

et les transvaluer en toute autre présence, en les horizonnant vers d’autres essences, vers

une autre représentation, vers un tout autre visage, dégagé de toute certitude close. C’est

« (…) un autre canon de lecture et de réception de l’œuvre dont la généalogie

« moderne » remonte à « la Mort de Dieu » et au perspectivisme de NIETZSCHE,

s’accomplit avec le « Neutre » Blanchotien, dont la version radicale est lisible dans la

différance, dans la répétition sélective deleuzienne, connaît sa complexification sérielle

avec l’Innommable de BECKETT, se ramasse dans la question inquestionnable de

JABES … et dans l’archive désoriginée foucaldienne… »832.

Ce renversement de perspectives inscrit désormais l’écriture balzacienne comme

l’exercice radical d’un engagement : « Peut-être avons-nous là ce qui explique que, dès

les années cinquante, la notion de l’engagement ait connu le déplacement dont ROBBE -

GRILLET se fit le chantre. Ce n’est plus sur le terrain de l’histoire, au contact des forces

vives, que la littérature assumera sa fonction sociale, mais dans l’espace clos de la

représentation et du langage, par l’extrême attention qu’il portera aux formes afin de les

vider de leur mana. »833

Et cette extrême attention chez BALZAC ne se peut plus penser sans intégrer une

« écriture résistante » ; une écriture qui tente de s’arracher au réel qui survit à toute

chose : la Comédie humaine témoigne de cette intention massive de déconstruction du

réel. Dès lors, ce n’est plus la description du réel, sa répétabilité radicale qui fait agir

832 BIYOGO (G.), « Appropriation et Délocalisation du paradigme de l’évidement dans la pensée littéraire contemporaine – Pour une économie générale de l’inapprochable », op. cit., p 6 833 HEIMONET (J.-M.), De la Révolte à l’exercice. Essai sur l’hédonisme contemporain, op. cit., p 268

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BALZAC, mais la récusation de sa fonction tautologique. Pour s’y faire, le néo-réalisme

par lui inventé va désespérer de cette mêmeté, des ruses que comporte l’étalement du réel

en proposant une « suppléance » : puisque le réel survit à la description du romancier,

BALZAC va célébrer les délices de l’étendue romanesque. Gagné par cette comédie que

joue le réel, BALZAC va opposer une invention poétique au mal du réel : le « Retour des

personnages »834, entendu comme le désir tenace de sortir du périmètre de la fétichisation

du réel : et nous voilà engagé dans la vision esthétique du monde de NIETZSCHE,

laquelle fait du Devenir « la faculté de répéter et d’imiter » au sens où répéter accrédite

le retournement et la conversion des choses.

En repensant le destin de la littérarité balzacienne sous le principe du

perspectivisme où l’objet est regardé sous des angles différents, on pourrait affirmer sans

exagérer que chez BALZAC, l’ « Eternel retour » nietzschéen se confond à la volonté

qui re-nouvelle et repossibilise l’acte originaire, comme une scansion de la force, une

forme de transformisme. Et ce jeu se réciproque au « Retour des personnages » :

« Saluez-moi, nous dit BALZAC joyeusement, car je suis tout simplement en train de

devenir un génie. »835

Contrairement à sa sœur qui croyait que le génie de BALZAC se réduisait à relier

ses personnages pour en réinventer une société complète, ce génie est à chercher dans la

pensée de l’ « Eternel retour » : « L’abondance verbale demeure cependant secondaire

par rapport à la puissance de la construction. Les principes de distribution et

834 Faire revenir un même personnage d’un roman à un autre, c’est recommencer le personnage pour le modifier dans une nouvelle saisie qui le fait renaître et advenir autre : « La répétition est un recommencement, un changement dans le même, qui autorise le passage de l’individu d’un stade (esthétique) à un autre (éthique, puis religieux), faisant se rencontrer l’éternité dans l’instant, l’identique dans le différent, le possible dans le réel. » Cf. BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 1999, p 165 835 SURVILLE (L.) – Sœur de BALZAC, BALZAC, sa vie et ses œuvres, 1856, citée par ZWEIG (S.), BALZAC, le roman de sa vie, op. cit., p 390

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d’ordonnancement sont sensibles de prime abord. Quelques procédés plus spécifiquement

romanesques viennent leur conférer la netteté voulue. On pense à nouveau ici au fameux

retour des personnages qui donne à l’univers balzacien une profondeur de champ hors du

commun. Pour peu que le lecteur circule dans le grand ensemble, fût-ce à des moments

séparés l’un de l’autre, il retrouve de récit en récit des figures connues. Et une leçon de

sociologie pratique lui est ainsi donnée : elle lui fait toucher du doigt le caractère

relationnel de la société balzacienne – qui est celui de toute société effective ; elle lui

révèle en même temps que tout acteur varie suivant les contextes dans lesquels il se

trouve et selon la perception que des gens différents ont de lui. De fait, tout personnage

qui revient apparaît dans une position nouvelle et au milieu d’autres acteurs. Recordman

de ces retours, Eugène de Rastignac montre ainsi dix visages différents. Mais un Crevel,

deux fois mis en scène, apparaît ici en commerçant volontaire et là en viveur érotomane.

C’est le même homme à deux moments distincts de sa trajectoire. Ainsi rien n’assure

mieux la solidarité des parties que ces connexions multiples et calculées qui s’établissent

d’un point à un autre. »836

Il faut ajouter que c’est Le Père Goriot qui ouvre le plus grand cycle romanesque

de toutes les littératures, et que dans ce roman sont étalés les personnages de la Comédie

humaine ; que de ce « rond-point », comme l’a écrit François MAURIAC « (…) partent

les grandes avenues que BALZAC a tracées dans sa forêt d’hommes… »837 ; nous

ajoutons que le mouvement de l’ « Eternel retour » et/ou du « Retour des personnages »

836 DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, op. cit., p 184 837 MAURIAC (F.), cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 198

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chez BALZAC, symbolise « la dimension verticale »838 de sa poétique, comme le dit

Stéphane MALLARMÉ, et fait avouer à Albert THIBAUDET que « La Comédie

humaine, c’est l’Imitation de Dieu le Père. »839

Il est évident qu’on risque de se méprendre quand on fait découvrir des affinités

entre le « Retour des personnages » balzacien et l’ « Eternel retour » nietzschéen. Aussi

n’est-il pas inutile de préciser l’exigeante vérité de l’ « Eternel retour ». L’ « Eternel

retour », « cette passion des dehors »840, définit le mode sur lequel la multiplicité des

instants s’affirme joyeusement de l’Un sans culpabilité originelle, ni causalité

extrinsèque. Selon Gilles DELEUZE, « (…) c’est dans l’Hybris que chacun trouve l’être

qui le fait revenir et aussi cette sorte d’anarchie couronnée, cette hiérarchie renversée qui,

pour assurer la sélection de la différence, commence par subordonner l’identique au

différent … »841.

Pour mieux le comprendre, tout en étant une question ontologique, l’ « Eternel

retour » s’auréole chez DELEUZE en une portée spéculative décisive. Nous savions

NIETZSCHE sublimé par la poésie ontologique d’HÉRACLITE et d’EMPÉDOCLE.

DELEUZE nous informe que son mérite tiendrait de ce que, l’ « Eternel retour », à

l’image du Devenir ne dit pas directement la chose pour laquelle NIETZSCHE

s’exprime ; elle nous parvient par un détour d’écriture.

Par ce style « périphérique », à la limite allusif, nous sommes enclins à dire

qu’une ronde de signifiants constitue l’ « Eternel retour » du même. En l’occurrence dans

838 MALLARMÉ (S.), cité par BENMUSSA (S.), « Pourquoi lire NIETZSCHE aujourd’hui ? », in Magazine littéraire « NIETZSCHE contre le nihilisme », n°383, janvier 2000 839 THIBAUDET (A.), cité par MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC. Olympio ou la vie de Victor HUGO. Les trois DUMAS, op. cit., p 334 840 (Sous la coordination scientifique de Thierry LENAIN), L’Image. DELEUZE, FOUCAULT, LYOTARD, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997, p 8 841 DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., p 60

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cette constellation de signes, cet entrelacs serré d’idées, ce foisonnement d’images et de

symboles qui jaillissent ici et là : « C’est à la nature qu’est rattachée la

répétition « pure », c’est-à-dire la reprise éternelle des mêmes phénomènes dans un

développement temporel de l’ordre du cycle. La répétition de l’identique s’inscrit dans le

mouvement perpétuel et fermé sur lui-même de la révolution, qui fait revenir et repasser

périodiquement par les mêmes points les mêmes éléments. La permanence de la nature

physique, la transformation et le devenir des éléments, sont ainsi référés à l’éternel retour

du même. On retrouve dans les textes de QUENEAU, BECKETT, DURAS et SIMON la

même philosophie de la nature, inspirée de la tradition grecque et du prolongement de

celle-ci dans le système hégélien. Parallèlement à l’histoire humaine où ne règnent ni

périodicité ni répétition de l’identique, la nature est présentée comme le domaine de la

monotonie. »842

Pour ainsi dire, dans ce jeu de renvoi de termes que constitue l’ « Eternel retour »,

les points les plus en vue sont : la volonté de puissance et la sélection, la contradiction du

différent.

Or ces termes ont un dénominateur commun : l’affirmation dionysiaque du monde

s’apparentant au perspectivisme dont « le principe paradoxal est que plus il y a de points

de vue subjectifs, plus l’objet à connaître a de chances de l’être objectivement »843.

Ainsi c’est le « vouloir vivre » qui se trouve défini dans le « Retour des

personnages » balzacien comme dans l’ « Eternel retour » nietzschéen, à partir du

paradoxe ontologique « être-paraître ». Dans ce paradoxe se recouvrent les contradictions

internes de l’être, c’est-à-dire la nature qui est démembrement et remembrement.

842 BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, op. cit., p 157 843 FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 58

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En somme, L’ « Eternel retour », pris dans son sens strict, signifie que chaque

chose n’existe qu’en revenant, copie d’une infinité de copies qui ne laissent subsister

l’original ni même d’origine. C’est pourquoi l’ « Eternel retour » est dit « parodique » : il

qualifie ce qu’il fait être (et revenir), comme étant simulacre (…) Le simulacre est le vrai

caractère ou force de ce qui est – « l’étant » (…) le chaos et l’ « Eternel retour » ne sont

pas deux choses différentes. »844

Pour ainsi dire, la répétition devient la règle du jeu cosmique, le principe du

changement au sens où l’entend Zarathoustra : « Tout va ; tout revient ; la roue de l’être

tourne éternellement – tout refleurit, l’année de l’être tourne éternellement, tout se brise,

tout est nouvellement assemblé, éternellement se construit la maison de l’être. Tout se

déclare, tout se salue à nouveau ; l’anneau de l’être demeure éternellement fidèle à lui-

même. »845

Par L’ « Eternel retour », NIETZSCHE avance une prédication : il entend montrer

que l’artiste, producteur des illusions, des « belles apparences », est seul à pouvoir re-

commencer l’acte originaire – la création. De même que la Comédie humaine, à travers

son procédé du « Retour des personnages », est « une imitation de Dieu le Père », de

même l’ « Eternel retour » se veut le mouvement de l’Eternel recommencement de la

création.

Car ce dont retourne la Comédie humaine, c’est l’intensité de la création, une

création dissidente, débordante, massive, puissante, nominant aussi bien la déréliction

que la forme alternative : l’invention du nouveau

844 DELEUZE (G.), Différence et répétition, op. cit., pp 92-93 845 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 269

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L’attendu de cette troisième partie de notre travail s’auréole de la thématisation de

la crise des valeurs, de la contestation de l’institution, comme de ses nouvelles formes de

légitimation. L’écriture romanesque balzacienne porte les stigmates de la modernité dans

la vision de l’homme aux prises avec l’insignifiance, la contingence, la difficulté d’être

ainsi que le tourment de la mort. L’exubérance ici se propose de configurer un monde

contaminé par les relents de mort qui touchent toutes les structures sociétales. Cependant,

le tragique de la mort, la destruction d’une certaine forme de réel s’inscrivent dans la

dynamique moderne que sous-tend le nihilisme. Le nihilisme décelé ici se réclame de

NIETZSCHE dans la mesure où il postule la référence à l’homme dans sa subjectivité

mettant au repos la métaphysique traditionnelle. Le nihilisme indique dès lors ce à quoi la

pensée doit s’ouvrir, et ce par quoi le monde doit être régénéré.

Le crépuscule de cette méditation sur l’écriture balzacienne nous convoque à un

jeu subtil de déconstruction et reconstruction. L’univers qui ainsi périclite signifie que

quelque chose de plus consistant, de plus fiable doit naître des cendres de l’ancien. Si la

spécificité du discours littéraire est de permettre l’articulation d’un monde qui se doit lire

comme une série de déviations par rapport à la norme, comme une sorte de violence

linguistique, il s’inscrit aussi comme un effet d’ « étrangeté » qui instaure sa littérarité.

C’est cet horizon d’ « étrangeté » qui ouvre de nouvelles frontières chez BALZAC. Son

écriture témoigne et explore la dégradation sous toutes ses formes, dégradation

symbolisée par la mort in fine, l’ébranlement du monde, la crise des valeurs. C’est une

recherche sémantique à partir du non-sens et de l’insignifiance. Sur un plan purement

littéraire, cette forme d’écriture aux frontières de l’inconscient et de la rationalité

comporte des signes de légitimation de l’art. La littérature n’advient que si son discours

se différencie de tous les autres. Or, le refus de l’académisme, la dissidence, la massivité

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débordante, le grossissement si révélateurs de l’écriture de BALZAC, répondent à cette

exigence : instituer une écriture de la crise, c’est donc ériger pleinement une poétique

capable de configurer tout un esprit, tout un mode de civilisation tel que le fait BALZAC.

Le romanesque répond au mot d’ordre déconstructionniste et nihiliste en récusant les

anciennes structures ou valeurs, en créant de nouvelles formes de légitimation du vrai, du

beau et du bien. Le romanesque balzacien est pleinement moderne car il prête flanc à la

pluralité interprétative. Le sens est ouvert et l’herméneute peut y trouver ses objets

d’investigation. Le contenu est livré et peut créer ou le malaise ou le plaisir tel que nous

le rapporte ici BAUDELAIRE : « Un jeune écrivain qui a écrit de bonnes choses, mais

qui fut emporté ce jour-là par le sophisme socialistique, se plaçant à un point de vue

borné, attaque BALZAC dans La Semaine, à l’endroit de la moralité. BALZAC, que les

amères récriminations des hypocrites faisaient beaucoup souffrir, et qui attribuait une

grande importance à cette question, saisit l’occasion de se disculper aux yeux de vingt

mille lecteurs. Je ne veux pas refaire ses deux articles ; ils sont merveilleux par la clarté et

la bonne foi. Il traita la question à fond. Il commença par refaire avec une bonhomie

naïve et comique le compte de ses personnages vertueux et de ses personnages criminels.

L’avantage restait encore à la vertu, malgré la perversité de la société, que je n’ai pas

faite, disait-il. Puis il montra qu’il est peu de grands coquins dont la vilaine âme n’ait un

envers consolant. Après avoir énuméré tous les châtiments qui suivent incessamment les

violateurs de la loi morale et les enveloppent déjà comme un enfer terrestre, il adresse

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aux cœurs défaillants et faciles à fasciner cette apostrophe qui ne manque ni de sinistre ni

de comique : Malheur à vous, messieurs, si le sort des Lousteau et des Lucien vous

inspire de l’envie ! »846

846 BAUDELAIRE (C.), « Les Drames et les romans honnêtes », in La Semaine théâtrale, novembre 1857. Cf. http://pages.globetrotter.net/pcbcr/balzac.html

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POUR NE PAS CONCLURE

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Les lecteurs de cette dissertation savent que tout l’effort, dans cette affaire, a

constitué à lier la vision représentationnelle du néo-réalisme balzacien au perspectivisme

nietzschéen. Ceci s’ouvre sur ce que Michel MEYER nomme le paradigme

problématologique847, « au sens où des questions s’enchaînent et se transforment elles-

mêmes en de nouveaux problèmes, par un faisceau de combinaisons toujours plus

complexes »848. Aussi, ruinons-nous toute prétention à conclure car, « toute prétention à

conclure, à faire le point, ou, ce qui revient au même, à prévoir, ressortit toujours en

quelque manière à la philosophie de l’histoire »849. De plus, l’effet de la méthode

herméneutique et son toucher du perspectivisme, confrontée à la masse constante du

dialogue toujours renouvelé du « Retour des personnages » et de l’ « Eternel retour du

même », est de nature à récuser tout réflexe totalitaire, mais exige la mise en question

permanente de ses résultats : « Eu égard à cette production perpétuelle, à ce travail infini

du signifiant sur lui-même, le « texte » s’oppose à l’ « œuvre » close, unité finie, partie

d’un ensemble nombrable. »850

L’univers balzacien laisse entendre une parole de la tragédie où se manifeste pour

l’homme le risque de l’abandon, du péril. Ce sont déjà ici les prémisses de la déréliction.

Cet univers ne peut plus se « situer » dans un monde « désubstantivé », « orphelin » de

ses valeurs fondamentales. Tout au long de cette dissertation, nous avons fait une lecture

847 La problématologie se décline non seulement comme étant ce dialogue constant avec la tradition cognitive, c’est-à-dire avec le tout de la pensée, mais surtout comme une science sans clôture qui construit des objets eux-mêmes créant de nouveaux problèmes. Cf. MEYER (M.), De la Problématologie. Philosophie, science du langage, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p 9 848 BIYOGO (G.), « La théorie littéraire en questions », op. cit., p 22 849 CHÂTELET (F.), in La Philosophie au XXè siècle, (sous la direction de François CHÂTELET), Paris, Hachette, 1979, rééd. Belgique, Marabout, 1979, p 330 850 BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, op. cit., p 14

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du tragique dans Le Père Goriot, œuvre qui inaugure un paysage nouveau où le roman

contemporain travaille et excède « l’apérité »851 extensive et illimitée. C’est ainsi que

nous y avons indexé la question du tragique, son surgissement même comme préfigurant

les problèmes philosophique et métaphysique des temps Modernes. Remontant à

ESCHYLE au IV e siècle avant JÉSUS-CHRIST, la question du tragique s’apparente aux

destins douloureux qui tissent notre existence et au combat avec la mort.

A l’aube de notre réflexion, en son aurore même, nous sommes parti en terre

grecque pour entendre et localiser la définition du tragique, posé comme insuffisance,

comme réduction de vie ; l’homme abandonné à lui-même.

Dans la première partie, l’essence expositionnelle et problématique de la question

du tragique nous a permis de mettre en relief l’homologie structurale entre le nihilisme

nietzschéen et la crise des valeurs du monde balzacien. Le nihilisme nietzschéen se mêle

à la tentative pour restituer à l’homme la place qu’il a perdue depuis SOCRATE en

transitant par la Révolution française de 1789. Les résultats auxquels nous sommes

parvenu ont montré que le roman balzacien est à lire comme une critique de la société

bourgeoise du XIXe siècle et comme une exhortation de notre société à retrouver son

destin créatif et inventif.

Dans le temps même où cette première partie nous devenait enfin connaissable,

l’approche herméneutique nietzschéenne projetait une prédication : au-delà du comique,

du tragique, nous devons saisir le texte littéraire comme forme première d’écoute et de

réponse. Ici, la maladie de l’Etat moderne correspond à l’héritage artistique et aux a

851 « Concept décrivant ici le principe d’une ouverture illimité, à la manière de l’Apeiron du présocratique ANAXIMANDRE, ou du moins du Noun égyptien, origine sans origine, contenant des possibles et les ouvrant progressivement à leur actualisation… Le Noun déploie une parole qui s’ouvre sans cesse au

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priori idéologiques issus du socratisme, du rousseauisme et de la vision du monde selon

l’ordre chrétien.

Cette situation dévitalisante qui symbolise le monde (et sa raison) dénature la

tragédie selon NIETZSCHE et, précisément, c’est ce philosophème socratique de

« vérité »852 que BALZAC va refuser dans Le Père Goriot.

Par une rétrospection généalogique, le tragique a permis de cerner le dispositif du

déclin de la morale moderne comme ce qui tour à tour serait mouvement et souche du

socratisme. Or, par cela que ce socratisme est le lieu même où s’édicte la tricherie, ne se

peut-il pas que par éclipse, l’homme se réapproprie le « jusque-là-nié » ? Qu’il sollicite

une relecture de celui-ci à travers un regard rivé sur Dionysos ? « Rejeter cet élément

dionysien, c’est ce qui nous apparaît maintenant comme la tendance d’EURIPIDE (…)

EURIPIDE lui-même fut un masque : la divinité qui parlait dans sa bouche n’était pas

Dionysos, non plus Apollon, mais un démon qui venait d’apparaître appelé

SOCRATE. »853

monde comme son propre avenir ». Cf. BIYOGO (G.), « Essai de Résolution de L’aporie et des controverses sur l’interprétation du texte », op. cit., p 301 852 « (…) le « sens de la vérité » ou la volonté de vérité n’est pas commandée par l’instance de la morale, comme le croit l’homme empreint par la métaphysique platonisante pour se masquer son mensonge originel, la projection inavouée du faux semblant des formes de son entendement dans la réalité, mais ce sens ou cette volonté de vérité est bien plutôt commandée par notre vie elle-même, non seulement parce qu’elle a besoin de moyens pour se maintenir, mais en tant qu’elle est volonté de puissance (Macht-wille). La volonté de vérité ne relève pas seulement d’une vie qui ne peut regarder la réalité en face, de crainte de se perdre dans le fleuve du devenir, d’une vie faible, mais d’une vie qui cherche à avoir une puissance toujours accrue sur la réalité, poussée par une force interne, voire même une exubérance qui tend toujours à se dépasser. La thèse de NIETZSCHE est bien celle-ci : la volonté de vérité relève de la volonté de puissance propre à la vie en son exubérance…» Cf. SCHÜSSLER (I.), La Question de la vérité. Thomas d’AQUIN - NIETZSCHE – KANT – ARISTOTE – HEIDEGGER, Dijon–Quetigny, Editions Payot Lausanne, coll. « Philosophie–Genos », 2001, p 62 853 NIETZSCHE (F.), La Naissance de la Tragédie, op. cit., p 104

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Précisons que cette forme d’évaluation du monde (Raison, Vertu, etc.) permet de

saisir l’essence même de la pensée balzacienne consistant en un effort pour excéder la

réification des valeurs et pour réapproprier l’expérience authentique de la création.

C’est ce qui est explicité dans la deuxième partie de notre mémoire puisqu’elle

autorise une nouvelle anthropologie qui tient que l’homme « révolté » peut exprimer une

liberté authentique. Seul cet homme – préfiguration de l’anthropologie camusienne –

survit aux décombres de l’histoire.

En effet avec Le Père Goriot, BALZAC pense l’incidence de l’éclatement des

valeurs en Occident. Il veut traduire les effets dévastateurs de cette « tragédie du sens ».

La Comédie humaine, loin d’édulcorer le sentiment tragique l’aggrave en dévoilant

l’absurdité fondamentale de la condition humaine. Les caricatures humaines que sont le

père Goriot, les Nucingen, les Poiret, les Restaud, etc., suggèrent qu’il n’y a pas de

dignité humaine : la contingence de l’existence s’autorise du déchirement de l’homme,

partagé entre la passion et la Raison ; l’écrasement de l’homme par un incompréhensible

destin.

BALZAC traduit ainsi avec prégnance la conscience chaotique de notre monde où

le sens originaire est disloqué, tandis que les succédanées de la société bourgeoise se

révèlent vains.

Même si BALZAC s’inspire au départ des incidents historiques qui influencent

notre vécu, son hétérologie les contrefait, les dénature. Etant donné que la croyance des

hommes en Dieu a disparu ici, le père de la Comédie humaine instruit de nouvelles

valeurs : l’autodépassement de l’homme qui surmonte sa propre humanité. Et comme le

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dit Martin HEIDEGGER, le règne sur la terre passe « (…) aux mains d’un nouveau

vouloir de l’homme déterminé par la volonté de puissance »854.

Honoré de BALZAC énonce cette heure du « Grand midi »855 à travers des

personnages tels que Vautrin, Madame de Beauséant ou le dernier Rastignac.

Mais au commencement de ses désirs « trop humains », au commencement de

tout, il y a le langage. Or le langage « (…) est un dire de ce qui se révèle et s’adresse à

l’homme de maintes manières, dans la mesure où l’homme ne se ferme pas à ce qui se

montre, en vertu de la domination du penser objectivant et en se bornant à celui-ci… »856.

Voilà pourquoi la véritable pensée de BALZAC est pensée à travers son « écriture

machine-à-vapeur ».

En quoi notre troisième partie postule une nouvelle dimension du roman qui,

décelant la tricherie d’une humanité conformiste et morbide, excède ce drame en lui

suppléant une poétique de l’extension. L’écriture violente les revers idéologiques en se

proposant par « intention quérulente » de réparer l’illogisme de la société. Dans cet élan

de refiguration de l’existence au sens ricoeurien, l’écriture, refusant la médiocrité du

monde, ambitionne d’établir une existence autre, authentique. L’écriture dépasse

l’absurde pour saisir la subtilité des suggestions positives et sémantiques du romanesque,

au sens où la vérité romanesque ruine et transfigure le mensonge de l’histoire.

854 HEIDEGGER (M.), Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROCKMEIER et F. FEDIER, Paris, Gall., coll. « Classiques de la philosophie », 1962, p 307 855 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320 856 HEIDEGGER (M.), cité par GUIDAL (F.), … et combien de dieux nouveaux -HEIDEGGER, Paris, Editions Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie de l’esprit », 1980, p 119

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En pointant l’écriture de BALZAC comme une poétique de l’extension, on

comprend que sa pensée s’arrime à celle NIETZSCHE, dont l’ultime tension est

l’invention d’un Surhomme, victorieux des valeurs moribondes et se riant des idoles de

toute sorte…

Mais, en vérité, c’est là une expérience dérivée du comportement linguistique

comme nous le dit Francis GUIBAL : « L’homme se caractérise donc, pour

HEIDEGGER comme pour la tradition la plus classique, par le fait d’avoir en propre le

Logos. Mais ici, c’est plutôt l’homme qui apparaît au langage que l’inverse ; et le dire,

qui le traverse et le constitue en sa vocation fondamentale, c’est lui-même le dire de

l’Etre, le lieu où l’Etre se donne à éprouver. »857

Avec Le Père Goriot, BALZAC a nommé l’expérience tragique. Il l’a comme

vécue et éprouvée. Si « A Paris, rien ne résiste au jet des choses », BALZAC tient donc le

sacré en ces temps mauvais. Et avec son aura déconstructiviste, BALZAC a supplée Dieu

comme nous le commente Jean LAROSE : « Dans sa préface à L’histoire des Treize,

BALZAC déclare sans ambages que l’écrivain génial doit « usurper sur Dieu ».

L’idée même de génie implique cette rivalité avec la toute puissance. »858

Son roman fluctue et tente de retrouver le sens du temps. Il a vu pour reprendre

les mots de Michel SERRES « l’ichnographie »859. En espérant les carences du monde

moderne, BALZAC a produit un chef-d’œuvre. Mais qu’est-ce donc que l’ichnographie,

857 GUIBAL (F.), … et combien de dieux nouveaux - HEIDEGGER, op. cit., p 121 858 LAROSE (J.), “Travail et mélancolie”, op. cit., p 18 859 « C’est l’ensemble des profils possibles, l’intégrale des horizons est le possible, ou le connaissable, ou le productible, c’est le puit aux phénomènes. » Cf. SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit., p 98

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le chef-d’œuvre, où le terme chef ne désigne pas l’unique et la rare réussite, mais bien le

capital, le stock, le puits abyssal ?

Ecoutons à nouveau Michel SERRES pour répondre à cette question éponyme :

« Le chef-d’œuvre est inconnu, seule l’œuvre est connue, connaissable. Le chef est la

tête, le capital, la réserve, le stock et la source, le commencement, l’abondance. Il est

dans les interstices intermédiaires entre les manifestations de l’œuvre. Nul ne produit une

œuvre s’il ne travaille pas dans cette nappe continue d’où surgit, parfois, une forme. Il

faut nager dans le langage et se plonger, comme perdu, dans son bruit, pour que naissent

une démonstration ou un poème denses. L’œuvre est faite de formes, le chef-d’œuvre est

fontaine informe de formes, l’œuvre se fait de temps, le chef-d’œuvre tremble de

bruits. »860

En ce sens, le roman de BALZAC est passionnant parce qu’il nous fait faire un

saut vers le vivant et les signes jetés.

Il y a bien du BALZAC chez NIETZSCHE comme il y a du NIETZSCHE chez

BALZAC : « On a cherché à expliquer l’énorme influence de NIETZSCHE sur la culture

française par un nietzschéisme préexistant. Je propose de renverser cette fausse

perspective. C’est NIETZSCHE lui-même qui, par sa connaissance intime de la littérature

française, s’était assimilé à la culture française »861.

860 SERRES (M.), « Sur le déterminisme », op. cit.,pp 97-98 861 Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 5

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Et pour voir encore plus clairement les choses, nous savons que NIETZSCHE ne

se privait pas de nommer et d’indexer ses « impossibilités »862 dans la littérature

française. Il admirait VOLTAIRE pour l’esprit aristocratique qu’il incarnait. Il haïssait

ROUSSEAU qui symbolisait le dogme égalitaire : « Le « sang » de ROUSSEAU est,

comme celui de SOCRATE, dégénéré ; sa pensée est celle de la décadence (…) La

révolution que prépara ROUSSEAU ne pouvait donc être un remède à la décadence.

Comme la réforme luthérienne, elle n’est qu’une « jacquerie de l’esprit », débordant

d’une insondable haine des hommes supérieurs et des hautes valeurs. Ce vaudeville

plébéien révèle la parenté de ROUSSEAU et de LUTHER.

L’un et l’autre prétendent, en prêchant l’égalité, revenir à un état primitif, naturel et pur ;

mais, de même que le christianisme primitif de LUTHER est faussé, de même l’état de

nature décrit par ROUSSEAU est mensonger. ROUSSEAU a dissimulé tout ce que les

tendances et les instincts naturels ont de violent, de redoutable, voire de cynique dans leur

force. »863

Ainsi, à travers toute commotion sociale, ROUSSEAU est mis en accusation. « Il

fait partie, comme KANT et comme Victor HUGO, des « impossibilités » de

NIETZSCHE. Il est un des cinq « non » de NIETZSCHE dénoncés dans La Volonté de

puissance864. Dès l’hivers 1883-1884 NIETZSCHE se plonge dans la littérature française

contemporaine en vue d’en dégager une théorie de la décadence : « Il est très

remarquable que les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme,

les quatre plumes les plus entièrement vouées à l’art aient précisément comparu sur les

862 L’expression est de Simone-Goyard FABRE, in NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 101 863 GOYARD – FABRE (S.), NIETZSCHE et la question politique, op. cit., p 102 864 NIETZSCHE (F.), La Volonté de puissance, op. cit., p 463

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bancs de la police correctionnelle : BAUDELAIRE, FLAUBERT et les

GONCOURT. »865

Robert KOPP nous apprend qu’il songe à faire une « (…) histoire du nihilisme

européen, chapitre : Le pessimisme, sous-chapitre : Le pessimisme littéraire »866.

Mazzino MONTANI867 a établi avec exactitude la liste des auteurs pessimistes que

découvre NIETZSCHE à cette époque : Théophile GAUTHIER, Gustave FLAUBERT,

les GONCOURT, MAUPASSANT, Ferdinand BRUNETIÈRE, Jules LEMAÎTRE,

Eugène FROMENTIN, MÉRIMÉE868, SAINTE-BEUVE, TAINE et RENAN, Ximenès

DOUDAN.

Le cas ZOLA occupe aussi la critique nietzschéenne qui s’inquiétait de son

influence néfaste en Allemagne : « Quand NIETZSCHE attaque violemment ZOLA, il

n’est guère original par rapport à nombre de ses compatriotes. »869 Les femmes écrivaines

françaises ne sont pas épargnées. En 1899, Elisabeth FORSTER-NIETZSCHE, la sœur

de NIETZSCHE, dans son introduction à la traduction allemande de la monographie

d’Henri LICHTENBERGER870, publiée chez Carl REISSNER, éditeur à Dresde et à

Leipzig, écrit : « Envers une femme écrivain de la même époque, Mme de STAËL,

865 NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 14 866 KOPP (R.), « NIETZSCHE, BAUDELAIRE, WAGNER. A propos d’une définition de la décadence », in Travaux de littérature, publiés par l’ADIREL, vol. I, Paris, Klincksieck, 1988, p 8 867 MONTINARI (M.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè siècle au temps présent, op. cit., p 9 868 Le pessimisme de MÉRIMÉE est bien mis en exergue par Jean d’ORMESSON qui, après avoir montrer que pour MÉRIMÉE les hommes sont mauvais et que pour ce dernier il faut avoir pour devise « Souviens-toi de te méfier », nous rapporte les fragments d’une lettre de MÉRIMÉE à une amie : « Défaites-vous de votre optimisme. Il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire ». Cf. Une Autre histoire de la littérature française, op. cit., p 201 869 CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, op. cit., p 53 870 Le RIDER (J.), « NIETZSCHE und Frankreich. Der Meinungswandel E. FÖRSTER- NIETZSCHES und Henri LICHTENBERGERS“, in NIETZSCHE-Studien, vol. 27, 1998

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il éprouvait la même antipathie que NAPOLEON – mais pour d’autres raisons ! Il

l’appelait une femme masculinisée « qui avait osé, avec une prétention effrontée,

recommander les Allemands comme de doux nigauds, plein de bon cœur, sans volonté et

poètes, à la bienveillance de l’Europe ». NIETZSCHE voulait bien porter lui-même des

jugements sévères sur les Allemands et sur l’Allemagne, mais les jugements

condescendants portés par des étrangers le rendaient furieux. »871

Dans la section des Fragments posthumes datés de novembre 1887 à mars 1888

par G. COLLI et M. MONTINARI, NIETZSCHE indexe « la littérature nerveuse-

catholique-érotique ; le pessimisme littéraire en France / FLAUBERT. ZOLA.

GONCOURT. BAUDELAIRE »872.

S’agissant de Charles BAUDELAIRE, « ce personnage bizarre », en lequel

NIETZSCHE voyait un des représentants types de « l’âme moderne », un décadent,

comme WAGNER et DELACROIX : « BAUDELAIRE n’est pas seulement un décadent,

mais aussi un idéaliste, un platonicien chrétien, ce qui le rapproche dangereusement des

amateurs d’arrière-mondes. »873

Robert KOPP signale aussi que dans une lettre adressée le 26 février 1888 de Nice

à Peter GAST, NIETZSCHE écrit : « Cher ami, temps sinistre, ce dimanche après-midi,

grande solitude ; je trouve rien de plus agréable pour m’occuper que de vous écrire et de

871 FORSTER-NIETZSCHE (E.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 34 872 NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 13 873 NIETZSCHE (F.), cité par Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, op. cit., p 10

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bavarder un peu avec vous. Je m’aperçois à l’instant que j’ai les doigts bleus ; mon

écriture ne sera déchiffrable que pour celui qui saura la déchiffrer (…)

J’ai eu le plaisir, aujourd’hui, de me voir donner raison à propos d’une réponse

que j’avais suggérée, alors que la question même pouvait sembler extrêmement

hasardeuse, à savoir « Qui jusqu’à présent a été le mieux prédisposé à rencontrer

WAGNER ? Qui a été le plus naturellement et le plus intimement wagnérien, malgré

Wagner et sans WAGNER ? » Sur quoi je m’étais toujours dit : c’était ce personnage

bizarre, aux trois quarts fou, de BAUDELAIRE, le poète des Fleurs du Mal. J’avais

regretté que cet esprit profondément apparenté n’eût pas connu WAGNER de son vivant ;

j’avais souligné dans ses poèmes les passages qui témoignent d’une sorte de sensibilité

wagnérienne qui ne s’est exprimée nulle part ailleurs en poésie (BAUDELAIRE est

libertin, mystique, « satanique », mais surtout wagnérien) ».874

Ce qui aurait plu à NIETZSCHE chez BALZAC, c’est l’intégrale exactitude du

« donné-là ». Qu’est-ce à dire ? Refus d’ « …acquiescer au réel tel qu’il est, (d’) assumer

la réalité telle qu’elle est. »875

Etablissons notre point de vue par deux discours qui instaurerait une conversation

ouverte entre NIETZSCHE et BALZAC.

Pour discerner la signification propre au mot « réalisme » Jacques CHEVALIER

part d’une comparaison entre BALZAC et ZOLA : « (…) Or, c’est précisément en cela

que réside la confusion : car celui qui ne s’attache qu’à la réalité matérielle s’attache à un

874 KOPP (R.), « Il y a beaucoup de WAGNER chez BAUDELAIRE », in Magazine littéraire « NIETZSCHE contre le nihilisme », op. cit., p 59 875 NIETZSCHE (F.), cité par FAYE (J.P.), Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, op. cit., p112

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seul aspect de la réalité, et non pas sans doute à celui qui importe le plus. Car au dessus

de la réalité matérielle, il y a la réalité morale : au-dessus du ventre, disait PLATON, il y

a le cœur, et il y a la tête. Ceux qui, pareils à ZOLA ou à ses sectateurs, ont négligé ces

deux derniers termes pour ne retenir que le premier, ou pour ne voir dans les deux autres

que le siège des pires tentations, ne sont pas des réalistes au sens propre du mot : ce sont

des romantiques de la laideur, des visionnaires délirants, hallucinés par la fange. « L’œil

de ZOLA, ou sa plume, déforme et agrandit tous les objets. C’est un rêve monstrueux de

la vie qu’il nous offre : ce n’est pas la réalité simplement transcrite. » (Cf. G. LANSON,

Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1916, p 1080). Et si l’on peut

justement dénommer un VELAZQUEZ ou un BALZAC des réalistes, c’est parce qu’ils

ont vu et reproduit dans leurs œuvres l’intégrale réalité, en mettant les divers degrés dans

leur ordre : il est à remarquer que, dans la Comédie humaine, le vice est vice, la vertu

vertu, que l’un est toujours puni, l’autre récompensé, et si le Christ de VELAZQUEZ est

du plus beau réalisme, c’est parce que, derrière cette scrupuleuse anatomie, transparaît,

resplendit et rayonne la plus haute réalité spirituelle… »876

En réponse877 à l’envoi de Crépuscule des idoles (lettre du 14 décembre 1888)878,

Jean BOURDEAU, rédacteur du Journal des débats et de la Revue des Deux Mondes,

estime d’abord que ce manuscrit ne semble pas de nature à pouvoir être publié,

ensuite il écrit des phrases sévères sur NIETZSCHE, qualifiant sa philosophie de

876 CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, op. cit., pp 134-135 877 Il faut préciser que cette réponse arrivera trop tard après l’effondrement de NIETZSCHE, le 3 janvier 1889, sur la place Carlo ALBERTO, à Turin. Il restera captif de la démence pendant 11 ans. Il meurt, à Weimar, le 25 août 1900 878 Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France, op. cit., p 44

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perverse et cruelle, marquée par la force brutale et la méchanceté cynique, et la

comparant au « discours de Vautrin et de Rastignac sur l’art du pouvoir »879.

BALZAC vivait et faisait corps avec sa fiction. Elle était l’aliment philosophique

dont se nourrissait sa propre existence. La Comédie humaine était sa feinte, entendu que

« la feinte, c’est encore le triomphe de la vérité, puisqu’en jouant son existence

l’individu, loin de vivre dans l’illusion de son autonomie, participe à la réalité du monde

que NIETZSCHE, à la suite d’HERACLITE, assimile au jeu d’un enfant qui s’amuse à

poser des pierres ça et là, à faire des tas de sable et à les renverser (…) »880.

C’est en cela que, sentant son « aube matinale »881 arrivée, « NIETZSCHE-

Zarathoustra » se demande : « Ma passion et ma compassion – qu’importe d’elles ? Est-

ce que je recherche le bonheur ? »882. Et sa réponse est d’une vérité éclatante : « Je

recherche mon œuvre ! »883

En appelant Horace Bianchon, le grand médecin de sa Comédie humaine, dans le

désarroi de ses pensées de mourant – « Ah oui ! je sais. Il me faudrait Bianchon,

Bianchon me sauverait, lui ! »884 – BALZAC élève son romanesque en symbole de la

vie renaissante comme le susurre ici Michel RANDOM : « Prendre conscience de la

nature visible et invisible du réel comme un seul Tout et incarner cette vision dans sa vie

879 BIANQUIS (G.), NIETZSCHE en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Paris, Félix Alcan, 1929, p 4 880 FAVRE (F.), MONTHERLANT et CAMUS une lignée nietzschéenne, op. cit., p 62 881 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320 882 NIETZSCHE (F.), Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p 320 883 idem, p 320 884 Cité par ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., p 491

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est la meilleure manière d’intervenir dans la complexité apparente et réelle des

phénomènes et de contribuer à engendrer un nouveau réel. Dès lors, la conscience peut

agir, c’est-à-dire relier, intégrer, faire participer une partie de plus en plus grande de

l’humanité à ce nouveau réel. C’est pourquoi, l’arbre peut croître et fleurir en dépit du

chaos qui l’entoure. Cet arbre, c’est avant tout, le retour au sens des valeurs, à l’éthique et

à la vie. »885

La nuit du 17 au 18 août 1850, le père de la Comédie humaine s’en est allé. Stefan

ZWEIG rapporte que les cordons du poêle furent tenus par Victor HUGO, Alexandre

DUMAS, SAINTE-BEUVE, et le ministre BAROCHE. HUGO était le seul avec qui il

avait eu des rapports d’intimité. SAINTE-BEUVE était même son ennemi le plus

acharné, « le seul pour qui il ait eu vraiment de la haine »886.

Au cimetière du Père-Lachaise, à l’endroit même où Rastignac avait lancé son

ultime défi, laissons Victor HUGO clamer encore et encore l’incontestable originalité et

la force de BALZAC : « L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux

à qui la douleur publique fait cortège (…) Aujourd’hui, le deuil populaire c’est la mort de

l’homme de talent ; le deuil national c’est la mort de l’homme de génie. Messieurs, le

nom de BALZAC se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera à l’avenir…

Sa mort a frappé Paris de Stupeur. Depuis quelques mois, il était rentré en France.

Se sentant mourir il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d’un grand voyage on

vient embrasser sa mère ! Sa vie a été courte, mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de

jours !

885 RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit., p 45 886 ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., p 493

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Hélas ! Ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce

poète, ce génie a vécu parmi nous cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats,

commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui le voici en paix. Il

sort des contestations et des haines. Il entre le même jour dans la gloire et dans le

tombeau. Il va briller désormais au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes parmi

les étoiles de la patrie ! (…) Non, ce n’est pas l’Inconnu ! Non, je l’ai déjà dit dans une

autre occasion douloureuse et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n’est pas la nuit,

c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin, c’est le commencement ! Ce n’est pas le néant, c’est

l’éternité. N’est-il pas vrai, vous tous qui m’écouter ? de pareils cercueils démontrent

l’immortalité… »887

887 HUGO (V.), cité par ZWEIG (S.), BALZAC. Le roman de sa vie, op. cit., pp 494-495

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INDEX

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INDEX DES AUTEURS

A ANAXIMANDRE : 7, 54, 76, 77, 292 AL PACINO : 160 ALAIN : 27, 67, 138 ALEXANDRIE (P. d') : 220 ALLEM (M.) : 231 AMOSSY (R.) : 228 ARAGON (L.) : 14, 29, 262, 263 ARISTOTE : 19, 22, 54, 57, 69, 167, 185 ARMENTIER (L.) : 21 ARON (P.) : 21 ARTAUD (A.) : 262, 263 ASSOUN (P.-L.) : 23 AUBIGNÉ (d' A.) : 39 AVICE (J.P.) : 272 B BAKHTINE (M.) : 109, 212 BARAQUIN (N.) : 95, 103, 218, 259 BARBÉRIS (P.) : 98, 117, 137 BARDÈCHE (M.) : 159, 170, 172, 173 BARDÈCHE (M.-L.) : 282, 285, 291 BARON (A.-M.) : 208 BARTHES (R.) : 18, 19, 20, 91, 96, 269 BATAILLE (G.) : 24, 43

BAUDELAIRE (C.) : 8, 28, 34, 40, 42, 47, 52, 102, 121, 122, 145, 234, 248, 253, 272, 278, 285, 288, 289, 299, 300, 301 BAUDRILLARD (J.) : 28 BEAUFRET (J.) : 136 BECK (B.) : 88 BECKETT (S.) : 182, 281, 285 BEETHOVEN (L. V.) : 50 BELL (D.) : 192 BELLESORT (A.) : 35, 36 BENJAMIN (R.) : 32 BENJAOUI (F.) : 225, 226, 232, 238 BERGSON (H.) : 198 BERGUIN (H.) : 6 BERNAC (H.) : 266

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BERTHIER (P.) : 3, 30, 86, 92, 93, 172 BIANQUIS (G.) : 303 BIYOGO (G.) : 7, 15, 19, 25, 36, 45, 49, 91, 92, 101, 119, 131, 138, 161, 173, 177, 191, 245, 268, 269, 281, 291, 293 BLANCHOT (M.) : 23, 37, 52, 164, 254, 259 BONNEFOY (Y.) : 36, 37 BORDAS (É.) : 139 BORIE (J.) : 78, 79 BOSSUET (J.B.) : 178 BOURDEAU (J.) : 302 BOURDIEU (P.) : 218, 227, 234 BOUTERON (M.) : 3 BREL (J.) : 35 BRÉTON (A.) : 158 BRUN (J.) : 53, 76, 77, 82 BRUNEL (P.) : 4, 51, 247, 248 BRUNETIÈRE (F.) : 299 BURNIER (M.-A.) : 112, 114 BUTOR (M.) : 4, 162 C

CAMUS (A.) : 28, 59, 103, 112, 160, 169, 170,174, 184, 213, 253, 254, 255 CASTEX (P.G.) : 153, 231, 277 CASTILLO (M.) : 247 CÉSAIRE (A.) : 158 CHARLES (M.) : 250 CHATEAUBRIAND (R.de) : 42, 44, 45, 46, 110, 186, 271 CHÂTELET (F.) : 253, 291 CHAVANNES (F.) : 112 CHESTOV (L.) : 60, 76, 196 CHEVALIER (J.) : 12, 30, 31, 301, 302 CHEVREL (Y.) : 187, 299 CITRON (P.) : 164, 231 CIXOUS (H.) : 49 CLAUDON (F.) : 10, 11, 40, 43, 75 CLAUDEL (P.) : 39 CLÉMENT (C.) : 206 CLÉMENT (E.) : 21, 207 COMPAGNON (A.) : 133 COMTE (A.) : 65 CORNEVIN (R.) : 158 COURBET (G.) : 10, 14

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COUTY (D.) : 110, 171, 229 CRASTRE (V.) : 43 CRISTIANI (H.) : 141, 148, 162 CROWE (R.) : 160 CURTIUS (E.R.) : 133, 134 D DANGER (P.) : 209, 252 DARWIN (C.) : 204, 205, 208, 211 DELACAMPAGNE (C.) : 248, 249 DELACROIX (E.) : 300 DELEUZE (G.) : 152, 284, 286 DÉMOCRITE : 105 DERRIDA (J.) : 23, 49, 179, 180 DESCARTES (R.) : 19, 57, 58, 214 DIAZ (B.) : 182 DIDEROT (D.) : 73, 105 DOMENACH (J.-M.) : 126, 263 DOSTOÏEVSKI (F.M.) : 10, 32 DOUDAN (X.) : 299 DRUM (H.) : 158 DUBOIS (J.) : 219, 230, 259, 283 DUFIEF (A.-S.) : 121, 140 DUFIEF (P.) : 121, 140 DUFOUR (P.) : 256 DUMAS (A.) : 15, 304 DUMERY (H.) : 219 DUPUY (R.J.) : 204, 220, 221 DUROZOI (G.) : 92, 96, 185 E ECHELARD (M.) : 8, 41 ECO ( U.) : 22, 128, 191, 268 EDZODZOMO-ELA (M.) : 217 EGLETON (T.) : 35 EINSTEIN (A.) : 198 ÉLUARD (P.) : 240, 243 ENGELS (F.) : 79 ÉPICURE : 105, 124 ESCARPIT (R.) : 111 ESCHYLE : 6, 7, 62, 292 EURIPIDE : 59, 293

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F FAGES (J.-B.) : 136, 151 FAUCHEREAU (S.) : 13 FAVRE (F.) : 191, 196, 253, 285, 303 FAYE (J.P.) : 240, 301 FEHER (H.) : 24 FERRY (L.) : 260 FEUERBACH (L.) : 107, 108 FLAUBERT (G.) : 47, 145, 248, 256, 276, 299, 300 FONTAINE (J.de la) : 214 FOULQUIÉ (P.) : 19 FRANCK (M.) : 179, 180 FREUD (S.) : 20, 23, 28, 93, 140, 141, 148, 206, 207, 208, 210, 211, 214 FROMENTIN (E.) : 299 G GAARDER (J.) : 93, 207 GADAMER (H.-G.) : 264 GAILLARD (F.) : 196, 203, 251 GALILÉE : 105 GARDES-TAMINE (J.) : 10, 52, 212 GAUCHET (M.) : 38 GAUTHIER (T.) : 140, 299 GAUTHIER (U.) : 113, 114, 148, 184 GAUTIER (J.) : 226 GENETTE (G.) : 11, 22 GENGEMBRE (G.) : 119, 137, 146, 156, 203, 213, 238, 239, 277 GIDE (A.) : 219, 248 GIRARD (R.) : 23 GLEIZE (J.) : 220, 265, 268 GOETHE (J.W.V.) : 124 GOLDMANN (L.) : 94, 109 GOLDSCHMIT (M.) : 23, 209 GONCOURT (J. et E.) : 299, 300 GOYARD-FABRE (S.) : 53, 58, 59, 60, 61, 65, 68, 81, 83, 87, 129, 298 GRANGE (J.) : 246, 251, 254, 255, 270 GRANIER (J.) : 32, 84, 120, 195 GRATELOU (L.-L.) : 255 GROMAIRE (M.) : 13, 16 GUEST (G.) : 255 GUICHARDET (J.) : 121, 274, 275, 276 GUIDAL (F.) : 295, 296

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GUITTON (J.) : 37 GUYON (B.) : 75, 115, 186, 262 H HAAR (M.) : 46, 47, 48, 51, 122, 194 HALLYDAY (J.) : 43 HAMON (P.) : 276 HASTINGS (W.S.) : 197 HEGEL (G.W.F.) : 53, 97, 107, 122, 125, 135 HEIDEGGER (M.) : 20, 22, 32, 34, 43, 46, 47, 50, 51, 53, 54, 57, 80, 81, 132, 180, 249, 253, 259, 264, 295, 296 HEIMONET (J.-M.) : 32, 43, 281

HÉRACLITE (D’É.) : 7, 54, 94, 132, 284, 303 HERSCHBERG-PIERROT (A.) : 245, 247, 248, 250, 272 HOBBES (T.) : 178 HOFFMANN (L.F.) : 215 HÖLDERLIN (F.) : 132, 253 HOMÈRE : 31, 62, 235 HUBERT (M.-C.) : 10, 52, 212 HUGO (V.) : 15, 42, 43, 48, 49, 110, 246, 252, 298, 304, 305 HUISMAN (D.) : 51 HUMBERT (J.) : 6 HUSSERL (E.) : 20, 21, 92, 254 I IGLESIAS (J.) : 43 J JACCARD (R.) : 8, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 130 JACQUES (G.) : 256 JANICAUD (D.) : 150 JANKELEVITCH (V.) : 152 JEANNOT (A.) : 209 JEANSON (F.) : 56, 70, 112, 157, 158, 189, 195, 202, 204, 207 JULIA (D.) : 224 JUNG (C.J.) : 148, 202 K K’ANG (H.) : 12 KAFKA (F.) : 147, 150, 165, 266 KANT (E.) : 45, 57, 58, 96, 223, 159, 178, 212, 298 KIERKEGAARD (S.A.) : 47

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KLIMA (L.) : 78, 79 KOFMAN (S.) : 85, 198 KOPP (R.) : 299, 300, 301 L LABOURET (M.) : 228 LACAN (J.) : 151, 152 LACROIX (J.) : 52 LALANDE (A.) : 58 LAMARTINE (A.) : 43, 44, 47, 110 LANSON (G.) : 302 LAROSE (J.) : 37, 256, 266, 270, 271, 273, 277, 278, 279, 280, 296 LE RIDER (J.) : 74, 297, 299, 300, 302 LE ROY LADURIE (E.) : 273 LEIBNIZ (G.W.) : 96, 178 LEMAÎTRE (H.) : 146 LEMAÎTRE (J.) : 299 LENAIN (T.) : 284 LÉNINE : 71, 106 LESCUYER (G.) : 69 LEUSSE (H.de) : 158 LEVAILLANT (M.) : 48 LÉVÈQUE (J.F.) : 257 LÉVINAS (E.) : 142 LÉVI-STRAUSS (C.) : 206 LÉVY (B.) : 220 LEVY (B.-H.) : 34, 102, 144, 145, 163, 224 LEVY (J.) : 12 LORANT (A.) : 32, 226 LUCRÈCE : 105 M MACHIAVEL (N.) : 64, 68, 123, 178 MAISTRE (J.) : 78, 79 MALLARMÉ (S.) : 47, 172, 272, 284 MANGANELLI (G.) : 246 MARCEAU (F.) : 133, 188 MARCUSE (H.) : 108, 109, 183 MARX (K.) : 71, 79, 97, 106, 107, 122, 125 MAUPASSANT (G.) : 299 MAURIAC (F.) : 283 MAUROIS (A.) : 15, 110, 138, 185, 186, 188, 229, 283, 284

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MÉRIMÉE (P.) : 47, 299 MESCHONNIC (H.) : 249 MEYER (M.) : 291 MICHAUD (G.) : 160 MILNER (M.) : 221 MITTERRAND (H.) : 29 MONTESQUIEU (Baron de) : 178 MORFAUX (L.M.) : 13, 22, 38, 47, 54, 57, 93, 96, 97, 150, 159, 193, 202, 226, 234, 262, 273 MOUCHARD (C.) : 245, 247 MOUNIER (E.) : 93 MOZET (N.) : 4, 99, 115, 116, 152, 258, 277 MUDIMBE (V.,Y.) : 163 MURA (A.) : 252 MUSSET (A.) : 42, 44, 75, 229 N NERVAL (G.) : 110, 271, 278 NESCI (C.) : 29, 228 NEWTON (I.) : 105 NYKROG (P.) : 240 O ORMESSON (J. d’) : 13, 44, 45, 47, 229, 299 OSTER (D.) : 31, 134 OUATTARA (B.) : 193 P PARAIN (B.) : 192 PARMENIDE : 54, 125 PASCAL (B.) : 129, 239 PAZ (O.) : 28 PÉTIGNY (J.de) : 188 PHILONENKO (A.) : 85, 87, 122, 123 PLATON : 19, 54, 55, 56, 58, 60, 102, 108, 109, 181, 246, 302 POE (E.-A.) : 77 POPOVIC (P.) : 278 POULET (G.) : 105, 121, 154, 197 PRÉLOT (M.) : 169 PRÉVERT (J.) : 112 PRIGOGINE (I.) : 198, 199 PROUST (M.) : 147, 247, 271 PUZIN (C.) : 6, 7

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Q QUENEAU (R.) : 285 QUILLIOT (R.) : 46, 47 R RANDOM (M.) : 9, 15, 303, 304 RENAN (R.) : 299 RENAUT (A.) : 167, 168, 169, 260 RICŒUR (P.) : 20, 23, 82, 264 RIEGERT (G.) : 117 RIMBAUD (A.) : 44, 50, 52 RISPAIL (J.-L.) : 158, 243 ROBBE-GRILLET (A.) : 281 ROBERT (M.) : 132, 199 ROUSSEAU (J.-J.) : 25, 41, 45, 64, 65, 66, 67, 68, 71, 72, 73, 74, 75, 85, 127, 178, 203, 210, 234, 298 ROUSSEL (A.) : 92, 96, 185 RUBY (C.) : 186 RUDICH (L.) : 203, 238, 239 RUSS (J.) : 19, 60, 256 S SADE (Le Marquis de) : 23, 124, 127, 145, 209, 216 SAINTE-BEUVE (C.A.) : 46, 299, 304 SAINT-GERAND (J.-P.) : 255 SAMBA DIOP (P.) : 268 SAND (G.) : 44, 229, 230 SANDRAS (M.) : 253, 272 SARRAUTE (N.) : 23, 103 SARTRE (J.-P.) : 4, 28, 137, 139, 144, 203 SAULNIER (V.-L.) : 75 SAUTET (M.) : 235 SCHEHR (L.R.) : 30, 31, 266 SCHERER (R.) : 254 SCHOPENHAUER (A.) : 8, 77, 79, 130 SCHÜSSLER (I.) : 293 SCOTT (L.) : 264, 265, 266 SEIGNOBOS (S.) : 116, 117 SENART (P.) : 235 SERRES (M.) : 122, 166, 196, 199, 296, 297

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SERVIER (J.) : 181 SHAKESPEARE (W.) : 111, 153 SOCRATE : 7, 18, 55, 59, 60, 61, 62, 63, 67, 68, 69, 73, 82, 127, 141, 189, 210, 292, 293, 298 SOLJENITSYNE (A. I.) : 239, 243 SOLLERS (P.) : 11, 267 SOPHOCLE : 7 STAËL (G.) : 42, 228, 229, 299 STAROBINSKI (J.) : 177 STEINER (G.) : 54, 55, 56 STENDHAL : 44, 138, 212, 219, 247, 253 STIRNER (M.) : 78, 79 STUART (M.) : 123 T TAINE (H.) : 299 TERRASSE-RIOU (F.) : 184, 192 THÉLOT (J.) : 234 THÉVEAU (P.) : 154 THIBAUD (R.-J.) : 95 THIBAUDET (A.) : 147, 284 TODOROV (T.) : 5, 11 TOLSTOÏ (L.) : 10, 77, 78, 217 TORDJMAN (G.) : 234, 241 TORTEL (J.) : 76 V VACHON (S.) : 178, 265 VADÉ (Y.) : 271 VALLÈS (J.) : 148 VAN GOGH (V.) : 199 VAN ROSSUM-GUYON (F.) : 4, 230 VAN-HEEMS (G.) : 33 VATTIMO (G.) : 124 VERGELY (B.) : 80, 81 VERLAINE (P.) : 44 VIGNY (A.) : 47, 110 VOILQUIN (J.) : 7 VOLTAIRE : 25, 66, 68, 73, 75, 119, 298 VRÉBOS (P.) : 38 W WAGNER (R.) : 8, 65, 300, 301

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WEBER (M.) : 218 WEYEMBERGH (M.) : 238 X XINGJIAN (G.) : 11 Y YOURCENAR (M.) : 226 YVER (C.) : 226 Z ZERRAFA (M.) : 94, 109 ZOLA (É.) : 52, 299, 300, 301, 302 ZWEIG (S.) : 36, 282, 303, 304, 305

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A Aboulie : 226 Absurde : 4, 138, 155, 182, 185, 217, 295 Actant : 87, 92, 94, 119, 199, 227 Ailleurs : 49, 50, 52, 109, 236, 278 Aliénation : 97, 226, 228 A-moralité : 217 Angoisse : 4, 39, 46, 77, 81, 120, 129, 149, 274 Apeiron : 76 A-perception : 96 Apérité : 292 Apodictique : 57 Apophantique : 22 Apophtègme : 164 Apostasie : 117 Approche systémique : 93, 94 Architectonique : 159 Aristocrasisme : 256 Athéisme : 31, 115, 124, 131 Athéologie : 119 Aube matinale : 303 B Barbare : 223 Balzacisme : 22 Bergsonisme scientifique : 198 Bord à bord avec le péché : 163 C Caractérologie : 94, 95 Catégorie du sexuel en soi : 234 Caverne obscure : 38 Cercle : 37, 94 Chagrin des départs : 35 Chant des ruines : 51 Christ de Dieu : 142 Chronotope : 212 Cogito : 57 Comédie humaine : 3, 5, 10, 15, 16, 22, 28, 29, 30, 33, 48, 86, 93, 98, 102, 110, 114, 140, 147, 170, 178, 180, 181, 183, 188, 218, 224, 225, 226, 228, 230, 232, 251, 254, 260, 264, 266, 271, 281, 283, 284, 286, 294, 302, 303, 304 Compréhension : 264

INDEX DES NOTIONS

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Conversion : 173, 220 Critique généalogique : 248 Croyance à l'appel : 175 D Dasein : 80 Déblayage épistémologique : 171 Déconstruction : 179, 180, 182, 287 Dé-création : 179 Démocratie : 71, 72, 73, 114, 252 Déréliction : 4, 41, 132, 148, 180, 286, 291 Désenchantement du monde : 38, 272 Dés-errance : 183 Désert des valeurs : 79 Destin des sommets : 81 Dialectique : 19 Dicibilité : 22, 178, 248, 257, 268 Dimention verticale : 284 Dionysisme du maître : 87 E Écartèlement : 157, 158, 159 Écriture machine-à-vapeur : 270, 271, 295 Écriture résistante : 15, 281 Écriture sans foi : 251 Effectuation : 46 Effrayant espoir : 148 Élixir d'hypocrisie : 214 Encalminement : 197 Enceinte du présent : 154 Énergeia : 57 Enfant Dieu : 139 Entéléchie : 185 Épaisseur sémantique : 228 Ère de l'individu : 167 Érrance : 51, 110, 263, 271 Eschatologie : 264, 269 Esprit belge : 145 Esprit universel : 122 Étant : 54, 56, 57, 80, 286 Éternel retour : 7, 132, 137, 188, 282, 283, 284, 285, 286, 291 Éthique : 9, 69, 103, 150, 174, 185, 187, 304 Éthos viril : 82, 171 Être-pour-la-mort : 81

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Évidement : 91, 183 Excédentaire : 256 Éxistant : 259 Éxistentialisme : 93 Exténuation du sens : 260 F Femme abîmée : 239 Femme supérieure : 230, 236, 238, 239 Fidéisme : 38 Fixisme : 15 Fraternité malheureuse et refusée : 163 Frisson d’infini : 83 G Gamme complète de l'humain : 145 Gel de la sainteté : 134 Géodésie : 118 Grande femme : 236 Grande Mademoiselle : 240 Grandes démocraties : 74 H Habitus : 218 Hadès : 82

Herméneutique : 4, 16, 20, 21, 22, 24, 53, 95, 119, 181, 264, 292 Héros typé : 154 Hétérologie : 15, 17, 49, 91, 151, 257, 294 Homme intérieur : 211 Homme sans nom : 131 Homme supérieur : 33, 137, 161, 169, 174, 181, 189, 191, 193, 202, 204, 220, 221, 222, 298 Homminiser : 243 Horizonner : 52 Horreur du vide : 134 Hybris : 82, 86, 284 Hygiène littéraire : 140 I Ichnographie : 296 Idéologies de clôture : 123 Impedimenta : 149 Impensé : 115, 120, 147, 188

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Imperium Romanum : 67 Impersonnel : 65, 122 Impiété belge : 145 Impossible sainteté : 91, 94, 95, 104, 151 Impouvoir : 68, 129, 130, 156, 211 Indécidabilité : 156, 157, 159 Infirmerie littéraire : 36 Insociable sociabilité : 45 Intention : 100, 191, 249, 295 Interférence dommageable : 160, 161 Ironie : 139, 140 Irréconciliation : 46, 48 L Lecture Symptômale : 22, 209 Liberté de défi : 82 Littérarité : 4, 17, 182, 187, 263, 282, 287 Logocentrisme : 179 Logos : 54, 55, 123, 193, 296 Loi : 39, 64, 65, 136, 150, 151, 152, 167, 170, 174, 176, 178, 181, 183, 195, 198, 201, 202, 211, 216, 218, 221, 227, 246, 267, 288

M Maïeutique : 18 Mal : 7, 24, 34, 43, 46, 79, 88, 101, 102, 145, 169, 170, 173, 182, 187, 200, 204, 215, 218, 221, 222, 223, 225, 227, 239, 240, 267, 282 Mal du Siècle : 34, 41, 42, 259 Mal gouvernance : 71 Malheur du texte : 134 Malheureux : 149 Matérialisme historique : 105, 106, 108, 123 Médecin de la civilisation : 84 Méritant incroyant : 157 Mésécoute : 131 Meurtre symbolique : 23, 95, 119, 164, 165, 174 Milieu : 266 Mise en réflexivité : 171 Misérabilisme : 156, 214 Misogynie : 234 Modernité : 28, 66, 86, 166, 182, 262, 263, 266, 272, 287 Moralité des mœurs : 84 Mort de la sainteté : 118, 181

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N Nature naturelle : 211 Négativisme : 262 Néo-réalisme : 5, 9, 13, 14, 15, 16, 28, 37, 39, 134, 171, 177, 199, 200, 258, 281, 291 Nihilisme : 5, 13, 14, 18, 25, 27, 32, 33, 73, 77, 84, 89, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 134, 152, 166, 175, 183, 191, 194, 246, 287, 292, 299 Nihilisme actif : 84 Nihilisme incomplet : 84 Nihilisme passif : 84, 125 Noceur du désastre : 78 Non-style : 253 Nouménal : 212 Noumène : 96 Nouveau Réalisme : 13 Nouveaux possibles narratifs : 179 O Ombre : 150, 166, 172, 200, 238 Ontologie : 57 Onto-théologie : 131 Optimisme : 4, 8, 72, 188, 269, 270, 299 Origine : 101, 123, 128, 137, 141, 156, 158, 220, 249, 279, 286, 292 Oxymoron : 260 P Paralogisme : 262 Parricide suprême : 131 Parricide : 5, 17, 23, 95, 119, 129, 131, 136, 137, 145, 160, 172, 242 Passion des dehors : 284 Pathos : 6 Pathos de la distance : 83, 196 Père : 23, 57, 70, 75, 85, 87, 97, 98, 99, 100, 103, 110, 113, 114, 118, 136, 138, 143, 147, 149, 150, 151, 156, 160, 163, 164, 165, 207, 221, 222, 237, 242, 262, 284, 286, 294, 304 Périphérique : 65, 122, 284 Persona : 202 Perspectivisme : 94, 281, 282, 285, 291 Pessimisme : 4, 7, 8, 43, 84, 1324, 299, 300 Phallocratie : 228 Phénoménal : 212

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Philosophe du dégoût : 78 Philosophe-médecin de la civilisation : 254 Philosopher à coups de marteau : 179 Philosophie de l'écriture : 245 Plaie dégoûtante : 39 Poète-luciole : 158 Poète-ontologue : 222 Poétique transversale : 268 Possibilité spirituelle de vivre : 52, 164 Possible sans Dieu : 176 Pouvoir signifiant : 207 Premier homme : 160 Présence de détresse : 48, 49, 50 Primitivisme : 54 Problématologie : 291 Procès : 147, 170, 228, 233, 259, 264, 267 Protestantisme : 204 Psychologie des profondeurs : 148 Q Quérulence : 268 R Rationalité du réel : 193 Rature de l'origine : 22, 209 Réactif : 256 Réalisme : 9, 11, 14, 28, 30, 31, 37, 38, 39, 52, 55, 108, 117, 118, 134, 171, 177, 251, 271, 301, 302 Réalisme magique : 15 Réalisme poétique : 16 Re-création : 179 Rédemption : 28, 264 Réductionnisme : 54 Réel conjectural : 50 Regard : 17, 171, 177, 220, 222, 239, 267, 272 Règne du troupeau : 66 Répétabilité : 281 Retour aux choses-mêmes : 254 Retour des personnages : 132, 282, 283, 284, 285, 286, 291 Révolte : 115, 134, 169, 170, 175, 185, 200, 201, 204, 225, 226, 254 Romancier-médecin : 254 Romanesque de la rupture : 262 Roman-poème : 272 Romantisme : 13, 40, 41, 43, 44, 45, 48, 75, 124, 219

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Rouage : 235 S Saint : 37, 95, 119, 128, 138, 150, 242 Sensiblerie épistémologique : 156 Soupçon : 23 Sous-fatalité : 170 Style-volonté : 245 Subjectivité sans intersubjectivité : 169 Supplice de Tantale : 77 Surhomme : 82, 132, 166, 181, 188, 190, 200, 218, 220, 243, 296 Synchronicité : 148 Syncope du sens : 39 T Talent cruel : 60 Téléologie : 66 Ténébreux éclaireur : 130 Tension textuelle : 178, 267 Terribilité : 45 Texture : 96 Thème : 4, 91, 98, 99, 102, 110, 153, 157, 181, 182, 239 Théologie sans Dieu : 193 Théorie de la réception : 250 Tragédie du sens : 86, 294 Tragique : 4, 5, 6, 7, 8, 9, 16, 17, 27, 29, 53, 91, 92, 119, 122, 138, 151, 157, 172, 181, 185, 188, 242, 260, 264, 267, 269, 273, 275, 276, 277, 287, 292, 293, 294, 296 U Unheimlichkeit : 46 V Vague-à-l'âme : 42 Vague-des-passions : 42 Vérisme : 52, 177, 200 Vieil Homme : 219 Volonté de néant : 125 Volonté-désir : 247 Vouloir-vivre : 98, 166, 168, 173, 188, 285 Voyou de la pensée : 79

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BIBLIOGRAPHIE

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I / CORPUS DE BASE

BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de F. VAN ROSSUM-GUYON et M. BUTOR, commentaires et notes de N. MOZET)), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche Classique », 1983, 406 pages

BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de B. BECK), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 1971, 440 pages BALZAC (H. de), Le Père Goriot, Paris, Au Sans Pareil, Editeurs, coll. « La Bibliothèque des chefs-d’œuvre », 1996, 269 pages BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Introduction, notes et dossier de S. VACHON), Paris, Librairie Générale Française, coll. « Classiques de poche », 1995, 443 pages

BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Préface de E. HERRIOT), Paris, Bordas, coll. « Les Grands Maîtres », 1949, 248 pages BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Introduction, notes et appendice critique par P.-G. CASTEX), Paris, Classiques Garnier, 1960, 481 pages BALZAC (H. de), Le Père Goriot, (Chronologie et préface par P. CITRON), Paris, Garnier - Flammarion, 1966, 254 pages BALZAC (H. de), Le Père Goriot, in Œuvres complètes, tome III, Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, publiées sous la direction de Pierre-Georges CASTEX. Texte annoté par Pierre BARBERIS, Madeleine AMBRIERE-FARGEAUD, Rose FORTASSIER, Henri GAUTHIER, Nicole MOZET et Guy SAGNES, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976 Le Colonel Chabert L’Interdiction Le Contrat de mariage Autre étude de femme Ursule Mirouët Eugénie Grandet

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II / CORPUS GENERAL DE L’AUTEUR

BALZAC (H. de), Adieu, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les classiques d’aujourd’hui », 1995 BALZAC (H. de), Correspondances ( 1809-1850 ), in Œuvres complètes, tome I, textes réunis, classés et annotés par Roger PIERROT, Paris, éd. Illustrée, Garnier Frères, 1960

BALZAC (H. de), Ecrits sur le roman. Anthologie, ( textes choisis, présentés et annotés par S. VACHON ), Paris, Librairie Générale Française, 2000 BALZAC (H. de), Eugénie Grandet, Paris, Gall., coll. « Folio », 1972, rééd. 1983 BALZAC (H. de), Histoire des Treize – Ferragus – La Duchesse de Langeais – La Fille aux yeux d’or, Paris, Pocket, 1992 BALZAC (H. de), L’Envers de l’histoire contemporaine, suivi d’un fragment inédit Les Précepteurs en Dieu, Paris, Editions Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1959 BALZAC (H. de), La Cousine Bette, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1962 BALZAC (H. de), La Duchesse de Langeais, suivi de La Fille aux yeux d’or, Paris, Le Livre de poche, 1958 BALZAC (H. de), La Peau de chagrin, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 1984 BALZAC (H. de), La Recherche de l’absolu suivi de La Messe de l’athée, Paris, Gall., coll. « Folio classique », 1967, rééd. 1976 et 1996 pour la présente collection BALZAC (H. de), La Vendetta, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les classiques d’aujourd’hui », 2000 BALZAC (H. de), La Vieille fille, Paris, Gall., coll. « Folio », 1978 BALZAC (H. de), Le Cabinet des antiques, Paris, Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1958 BALZAC (H. de), Le Lys dans la vallée, Paris, Editions Garnier Frères, 1966 BALZAC (H. de), Melmoth réconcilié, Paris, Gall., coll. « La Pléiade », 1979

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BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome I, Scènes de la vie privée, publiées sous la direction de Pierre-Georges CASTEX. Texte annoté par Pierre BARBERIS, Madeleine FARGEAUD, Anne-Marie MEININGER, Roger PIERROT, Maurice REGARD et Jean-Louis TRITTER, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976 La Maison du chat-qui-pelote Le Bal de Sceaux Mémoires de deux jeunes mariés Modeste Mignon Albert Savarus La Vendetta BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome V, Scènes de la vie parisienne, publiées sous la direction de Pierre-Georges CASTEX. Teste annoté par Roland CHOLLET et Rose FORTASSIER, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976 Illusions perdues Histoire des Treize La Duchesse de Langeais La Fille aux yeux d’or BALZAC (H. de), Œuvres complètes, tome X, Etudes philosophiques, publiées sous la direction de Pierre-Georges CASTEX. Teste annoté par Tierry BODIN, Pierre CITRON, Madeleine FARGEAUD, Henri GAUTHIER, René GUISE et Moïse le YAOUANC, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976 La Peau de chagrin La Recherche de l’absolu L’Enfant maudit BALZAC (H. de), Pierrette, Paris, Garnier-Flammarion, 1967 BALZAC (H. de), Premiers romans 1822 – 1825, (Sous la présentation d’A. LORANT), Paris, Robert Laffont, 1999 BALZAC (H. de), Splendeurs et misères des courtisanes, Paris, Presse de la Renaissance, coll. « L’Univers du Livre », 1976

III / TRAVAUX SUR LE CORPUS

BARBERIS (P.), Le Père Goriot. Ecriture, structure, signification, Paris, Larousse, 1972 BERTAUT (J.), Le Père Goriot de BALZAC, Amiens, Editions Edgar Malfère, 1928

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DEBAILLY (P.), Le Père Goriot (1835), Paris, Hatier, coll. « Profil Littérature », série « 10 textes expliqués », 1989 DUPONT (C.), Le Père Goriot II extraits – « documentation thématique », Paris, Larousse, 1973 GENGEMBRE (G.), Le Père Goriot, Paris, Magnard, coll. « Texte et contextes », 1985

GUICHARDET (J.), Le Père Goriot d’Honoré de BALZAC, Paris, Hatier, 1987 MOZET (N.), La Description de la maison Vauquer, Paris, Seuil, 1972 QUINSAT (R.), Le Père Goriot de BALZAC, Paris, Hachette, 1971 RIEGERT (G.), Le Père Goriot, analyse critique, Paris, Hatier, 1987

IV / TRAVAUX GENERAUX SUR L’AUTEUR

Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Touraine, Bicentenaire de la naissance d’Honoré de BALZAC 1799-1850, Tours, C.L.D., 1999

ALAIN (E. CHARTIER, dit), BALZAC, Paris, Gall., coll. “Tel”, 1999

ALLEMAND (A.), Unité et structure de l’univers balzacien, Paris, Plon, 1965

ATKINSON (G.), – Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome I, Psychologie, passions, physiologie, Genève, Droz, 1949 – Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome II, Moeurs, histoire, théories métaphysiques et philosophiques, sciences naturelles, enfance et éducation, Genève, Droz, 1949 – Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome III, Influences du milieu, théories politiques, sentiments religieux, sciences occultes, Genève, Droz, 1949 – Les Idées de BALZAC d’après la Comédie humaine, tome IV, La morale, les sentiments politiques, Genève, Droz, 1949 BALZAC (Préface et notices de S. VACHON), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999

BALZAC et le style, (Etudes réunies et présentées par Anne HERSCHBERG-PIERROT), Paris, Sedes, 1998

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BALZAC La Comédie humaine, (Edition présentée par Pierre DUFIEF et Anne-Simone DUFIEF), Villeneuve-d’Ascq, Omnibus, 1999

BALZAC ou la tentation de l’impossible, (études réunies et présentées par Raymon MAHIEU et Franc SCHUEREWEGEN), Paris Sedes, 1998

BALZAC, le livre du centenaire, Paris, Flammarion, 1952

BARBERIS (P.), Le Monde de BALZAC, Paris, Arthaud, 1973

BARDECHE (M.), BALZAC romancier, Paris, Librairie Plon, 1944

BASSET (N.), Les Physiologies au XIXe siècle et la mode, de la poésie comique à la critique, Paris, P.U.F., 1985

BELLESORT (A.), BALZAC et son œuvre, dix-huitième Edition, Paris, Librairie Académique Perrin Editeur, 1924, rééd. 1946

BENJAMIN (R.), La Prodigieuse vie d’Honoré de BALZAC, Paris, Plon, coll. « Le Roman des grandes existences », 1925

BERTAULT (P.), BALZAC et la religion, Paris, Slatkine Reprins, 1942

BERTHIER (P.), La Vie quotidienne dans la Comédie humaine de BALZAC, Paris, Hachette Littératures, 1998

BILODEAU (F.), BALZAC et le jeu de mots, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1971

BORDAS (E.), BALZAC, discours et détours. Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997

CESARI (P.), Etudes critiques des passions dans l’œuvre de BALZAC, Paris, Presses Modernes, 1938 CITRON (P.), Dans BALZAC, Paris, Seuil, 1986 COURTEIX (R- A.), BALZAC et la Révolution française. Aspects idéologiques et politiques, Paris, P.U.F., 1997

CURTIUS (E. R.), BALZAC, trad. de l’allemand par H. JOURDAN, Paris, Bernard, Grasset, 1933

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DONNARD (J.-H.), Les Réalités économiques et sociales dans La Comédie humaine, Paris, Armand Colin, 1961

DUBOIS (J.), Les Romanciers du réel. De BALZAC à SIMENON, Paris, Seuil, coll. « Points Essais série Lettres », 2000

DUPUIS (D.), - Variation sur le thème des Bijoux dans La Comédie humaine, Paris, P.U.F., 1989 - La Poésie de la toilette et quelques-unes de ses implications, Paris, P.U.F., 1985

FAILLIE (M.-H.), La Femme et le code civil dans La Comédie humaine d’Honoré de BALZAC, essais critiques, Paris, Editions Didier, 1968

FARGEAUD-AMBRIERE (M.), BALZAC et La Recherche de l’Absolu, Paris, Hachette, 1968 GAUTHIER (H.), Introduction à l’Enfant maudit, Paris, Edition de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976

GUISE (R.), BALZAC et la presse de son temps, Paris, Garnier Frères, 1981

GUYON (B.), - La Pensée politique de BALZAC, Paris, Armand Colin, 1969 - La Création littéraire chez BALZAC, second édition augmentée, Paris, Armand Colin, 1969 HASTINGS (W. S.), Honoré de BALZAC. Lettres à sa famille 1809-1850, trad. par Suzanne BELLY, Paris, Albin Michel, 1950

HOURDIN (G.), BALZAC romancier des passions, Paris, Editions Temps Présent, 1950 Ironies balzaciennes, (Etudes réunies et présentées par Eric BORDAS), Saint-Cyr-sur Loire, Christian Pirot Editeur, 2003

JEANNOT (A.), Honoré de BALZAC. Le forçat de la gloire, Paris, Ciba-Geigy, 1986

LAUBRIET (P.), L’Intelligence de l’art chez BALZAC, d’une esthétique balzacienne, De Clair-Vive, Presses de l’imprimerie, 1961

LORANT (A.), Journal de Mme Hanska, 20 mars 1843 – 7 avril 1844, Paris, Garnier, 1962

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MAUROIS (A.), Prométhée ou la vie de BALZAC-Olympio ou la vie de Victor HUG-Les trois DUMAS, Paris, Robert Laffont, 1993

MENARD (M.), BALZAC et le comique dans La Comédie humaine, Paris, P.U.F., Pulications de la Sorbonne, 1983

MENINGER (A.-M.), Introduction à Une double princesse, Paris, Edition de la Pléiade, Gall., coll. « N.R.F. », 1976

MICHEL (A.), Le Mariage chez Honoré de BALZAC, Amour et féminisme, Paris, Société d’édition, coll. 3Les Belles Lettres », 1978

MILNER (M.), La Poésie du mal chez BALZAC, Paris, Seuil, 1963

MOZET (N.), Introduction à Autre étude de femme T. III, Paris, Edition de la Pléiade, Gall., coll. »N.R.F. », 1976

NESCI (C.), Etude drolatique de femmes. Figures et fonction de la féminité dans Les Contes drolatiques, Paris, P.U.F., 1985

NYKROG (P.), La Pensée de BALZAC dans La Comédie humaine. Esquisse de quelques concepts clés, Copenhague, Munksgaard, Paris, Klincksieck, 1965

PICON (G.), BALZAC, Paris, Seuil, 1956 REGARD (M.), Introduction aux Chouans, Paris, Garnier Frères, 1967

SCOTT (L.), Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophie de BALZAC, Paris, Honoré Champion Editeur, coll. « Romantisme et Modernités », 2002

SIPRIOT (P.), Honoré de BALZAC 1799-1850, Paris, l’Archipel, 1999

TOLLEY (B.), BALZAC et la doctrine saint-simonienne, Paris, Garnier, 1973

TROUSSON (R.), BALZAC disciple et juge de Jean-Jacques ROUSSEAU, Genève, Editions Droz, 1983

ZELICOURT (G.), Le Monde de la Comédie humaine. Clefs pour l’œuvre romanesque de BALZAC, Paris, Seghers, 1979

ZWEIG (S.), BALZAC le roman de sa vie, Paris, Albin Michel, 1950

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V / TRAVAUX GENERAUX SUR LE TITRE

BALDRY (H.C.), Le Théâtre tragique des grecs, Paris, F. Maspéro, coll. « Textes à l’appui », 1975 BARTFELD (F.), L’Effet tragique : essai sur le tragique dans l’œuvre de CAMUS, Paris, Champion ; Genève, Slatkine, 1998 BECKER (C.), Lire le réalisme et le naturalisme, 2è édition revue et augmentée, Paris, Nathan, coll. « Lettres Sup », 2000 BORDE (R.) et BOUISSY (A.), Le Néo-réalisme italien : une expérience de cinéma social, Lausanne, Editions Clairfontaine, coll. « D », 1960 BRATU (F.), Le Réalisme français : essai sur BALZAC et STENDHAL, Paris, Editions des Ecrivains, 1999 CHEVALIER (J.), L’Idée et le Réel, seconde édition ; Grenoble, B. Arthaud Editeur, 1940 CHIRPAZ (F.), Le Tragique, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1998 CROUZET (M.), Rire et tragique dans La Chartreuse de Parme, Saint-Pierre-du-Mont, Editions Eurédit, 2000 DAUNAIS (I.), Frontière du roman : le personnage réaliste et ses fictions, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, rééd. Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2002 DOMENACH (J.-M.), Le Retour du tragique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1967 DUFOUR V(P.), Le Réalisme : de BALZAC à PROUST, Paris, P.U.F., coll. « Premier cycle », 1998 EDWARD (L. -S.), Le Réalisme américain, trad. de l’anglais par C. PIOT avec la collaboration de C. HARDOUIN, Paris, Thames et Hudson, 2001 FORGUES (R.), José M. ARGUEDAS : de la pensée dialectique à la pensée tragique : histoire d’une utopie, 2è édition, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Hespérides », 2004 GANS (E. L.), MUSSET et le « drame tragique » : Essai d’analyse paradoxale, Paris, J. Corti, 1974

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GOLDSCHMIDT (V.), Temps Physique et temps tragique chez ARISTOTE : Commentaire sur le quatrième livre de « La Physique », Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’Histoire de la philosophie », 1982 GUYOMARD (P.), La Jouissance du tragique : Antigone, Lacan et le désir de l’analyste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998 JAMES (H.), La Muse tragique, trad. M.-O. PROBST-GLEDHILL, Paris, Belfond, coll. « Le Livre de poche », 1992 La Querelle du réalisme, (Sous la direction de S. FAUCHEREAU), Paris, Edition Cercle d’Art, coll. « Diagonales », 1987 LARROUX (G.),Le Réalisme : éléments de critique, d’histoire et de poétique, Paris, Nathan, coll. « 128 Lettres », 1995 Les Nouveaux réalismes : 1 ère série (Actes du 6e colloque international du CRICCAL, Paris, 15-17 mai 1998 / Centres de recherches interuniversitaires sur les champs culturels en Amérique latine), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « América », 2000

Les Nouveaux réalismes : 2e série (Actes du 6e colloque international du CRICCAL, Paris, 15-17 mai 1998 / Centres de recherches interuniversitaires sur les champs culturels en Amérique latine), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, coll. « América », 2000 Littérature et réalité, (Sous la direction de T. TODOROV et G. GENETTE), Paris, Seuil, 1982 MAFFESOLI (M.), L’Instant éternel : le retour du tragique dans les sociétés postmodermes, Paris, Editions Table Ronde, coll. « La Petite vermillon », 2003 MARCHAND (Y.), Une Urgence : l’Afro-réalisme : pour une nouvelle politique de l’entreprise en Afrique subsaharienne, Paris, La Découverte française, coll. « Rapports officiels », 1996 MAURENS (J.), La Tragédie sans tragique : le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre CORNEILLE, Paris, Armand Colin, 1966 MITTERAND (H.), L’Illusion réaliste : de BALZAC à ARAGON, Paris, P.U.F., coll. « Ecritures », 1994 MOLLARD (C.), Les Nouveaux réalistes, Paris, Cercle d’art, coll. « Découvrons l’art du XXe siècle », 2002 MONESTIER (M.), Le Trompe-l’œil contemporain : les maîtres du réalisme, Paris, Editions Place des Victoires, 2002

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OMNES (R.), Alors l’un devint deux : la question du réalisme en physique et en philosophie des mathématiques, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque Scientifique », 2002 PUZIN (C.), La Tragédie et le tragique, Paris, Nathan, coll. « Genres et Mouvements », 2000 RANDOM (M.), La Pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Edition Dervy, 1996 ROHOU (J.), L’Evolution du tragique racinien, Paris, Sedes, coll. « Collection Littérature », 1991 ROSSET (C.), Logique du pire : Eléments pour une philosophie tragique, Paris, P.U.F., coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1971 ROUSSEAU (N.), DIDEROT l’écriture romanesque à l’épreuve du sensible, Paris, H. Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 1997 RUSS (J.), Le Tragique créateur : qui a peur du nihilisme ?, Paris, Armand Colin, coll. « Références », 1996, rééd. 1998 SAID (S.), La Faute tragique, Paris, Editions F. Maspéro, coll. « Textes à l’appui », 1978 SMITH (R.), Le Meurtrier et la vision tragique : essai sur les romans d’André MALRAUX, Paris, Didier-Erudition, coll. « Essais et critiques », 1976 SZONDI (P.), Essai sur le tragique, trad. de l’allemand par J.-L.BESSON, M. GONDICAS, P. JUDET de la COMBE et J. JOURDHEUIL, BELVAL, Editions Circé, 2003 THOREL-CAILLETEAU (S.), Panorama de la littérature française : Réalisme et Naturalisme, Paris, Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1998 UNAMUNO (M. de), Le Sentiment tragique de la vie. (Del sentimento tragico de la vida en los hombres y en los pueblos), trad. M. FAURE-BEAULIEU, Paris, Gall., coll. « Idées », 1968 VENET (G.), TEMPS et vision tragique : SHAKESPEARE et ses contemporains, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2003

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VI / OUVRAGES DE METHODOLOGIE

BARON (A.-M.), - Le Fils prodige. L’Inconscient de la « Comédie humaine », Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1993 - BALZAC ou l’auguste mensonge, Paris, Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1998 BARTHES (R.), - Critique et vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966– S/Z, Paris, Seuil, 1970 - Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973 - Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1964 - Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953 BATAILLE (G.), La Littérature et le mal, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1957 BELLEMIN-NOEL (J.), Vers l’inconscient du texte, Paris, P.U.F., 1979

BIANQUIS (G.), NIETZSCHE en France. L’influence de NIETZSCHE sur la pensée française, Paris, Félix Alcan, 1929 BLANCHOT (M.), LAUTREAMONT et SADE, Paris, Minuit, 1963 BOUDOT (P.), NIETZSCHE en miettes, Paris P.U.F., 1973, rééd. Coll. « Quadrige », 1993 BOURDEAU (J.), Les Maîtres de la pensée contemporaine. STENDHAL, TAINE, NIETZSCHE, Paris, Alcan, 1904 CHEVREL (Y.), La Littérature comparée, Paris, P.U.F., 1995 DANGER (P.), L’Eros balzacien, structures du désir dans la Comédie humaine, Paris, Librairie José Corti, 1989 DURAND (D.), La Systémique, Paris, P.U.F., 1996 ECO (U.), - L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, rééd. 1979 - Les Conditions de l’interprétation, Paris, Grasset, 1990 - Interprétation et surinterprétation, Paris, P.U.F., 1996 ESCARPIT (R.), Le Littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1973 FAYE (J.-P.), Le Vrai NIETZSCHE. Guerre à la guerre, Paris, Hermann, 1998

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FEHER (H), Configuration de la violence : introduction à la lecture de Georges BATAILLE, Paris, P.U.F., coll. « Croisées », 1981 FRANCK (M.), Qu’est-ce que le néo-structuralisme ?, Paris, Editions du Cerf, 1989 FREUD (F.), - Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1989 - Introduction à la psychanalyse, trad. de l’allemand par S. JANKELEVITCH, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1997 GIRARD (R.), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 GOLDMANN (L.), - Le Dieu caché, Paris, Gall., 1995 - Pour une sociologie du roman, Paris, Gall., 1964 GRANAROLO (P.), L’Individu éternel. L’expérience nietzschéenne de l’éternité, Paris, Vrin, 1993 HAMON (P.), Qu’est-ce qu’une description ?, Paris, Seuil, 1972 KREMER-MARIETTI (A.), L’Homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich NIETZSCHE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1972 KRISTEVA (J.), - Le Texte du roman, The Hague-Paris, Mouton, 1970 - La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974 Le RIDER (J.), NIETZSCHE en France. De la fin du XIXè siècle au temps présent, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives Germaniques », 1999 LOUETTE (J.-F.), SARTRE contre NIETZSCHE (Les Mouches, Huis clos, Les Mots), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1996 LYOTARD (J.-F.), Rudiments païens, Paris, U.G.E., 1977 MEYER (M.), De la Problématologie. Philosophie, science du langage, Paris, Le Livre de poche, 1996

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NIETZSCHE (F.), - La Généalogie de la morale, (Notes et commentaires de J. DESCHAMPS), Paris, Nathan, coll. « Les Intégrales de Philo », 1981 - L’Antéchrist, trad. D. TASSEL, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1967 - Humain, trop humain, trad. H. ALBERT, Paris, Paris, Gall., 1968 - Ecce Homo, trad. A. VIALATTE, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 »,1988 - La Naissance de la tragédie, trad. H. HILDENBRAND et L. VALETTE, Paris, Christian Bourgeois Editeur, coll. « 10/18 », 1991 - Le Nihilisme européen, Paris, Edition Kimé, 1997 - Œuvres complètes, Paris, Gall., coll. « Montinari », 1971 - Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. ROBERT, Paris, Le Club Français du Livre, coll. « 10/18 », 1958 - Le Gai savoir, trad. A. VIALATTE, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1950 - Ecrits posthumes 1870-1873, Paris, Gall., 1975 - Par-delà le Bien et le Mal, trad. C. HEIM, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1971 - Le Livre du philosophe, trad. A. KREMER-MARIETTI, Paris, Aubier-Flammarion, 1969 - La Volonté de puissance, trad. H. ALBERT, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 1991 - Le Cas WAGNER, un problème musical, trad. D. HALEVY et R. DREYFUS, Paris, A. Schulz, 1892-1893, rééd. Gall., trad. J.-C. HEMERY, 1974 PALLARES (V. de), Le Crépuscule d’une idole. NIETZSCHE, nietzschéisme, nietzschéens, Paris, Bernard Grasset, 1910 PICON (G.), NIETZSCHE. La vérité de la vie intense, (Ed. par G. PICON et A. BONFAND), Paris, Hachette Littératures, 1998 PINTO (L.), Les Nerveux de Zarathoustra. La réception de NIETZSCHE en France, Paris, Seuil, 1995 Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, (Sous la direction de L. FERRY et A. RENAUT), Paris, Grasset/Fasquelle, coll. « Biblio/Essai », 1991 RICOEUR (P.), - Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969 - Les Métaphores de la raison herméneutique, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1991 - Philosophie de la volonté, T. I, Paris, Aubier Montaigne, 1949 ROUSSEAU (J.-J.), - Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Editions sociales, coll. « Les Classiques du peuple », 1971 - Du Contrat social, Paris, U.G.E., 1975 SARRAUTE (N.), L’Ere du soupçon, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1956, rééd. 1974

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VII / TRAVAUX DE CRITIQUE

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BRUNEL (P.) et al, - Introduction à la littérature française, Paris, Fernand Nathan, 1969 - Littérature française, histoire et anthologie (XVIII et XIXè siècle), Paris, Bordas, 1979

CALVEZ (J.-Y.), La Pensée de Karl MARX, édition revue et abrégée, Paris, Seuil, 1956, rééd. 1970 CHARLES (M.), Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977 CHAVANNES (F.), Albert CAMUS, « il faut vivre maintenant », Paris, Cerf, 1990 CHESTOV (L.), L’Idée de bien chez TOLSTOÏ et NIETZSCHE, philosophie et prédication, trad. du russe par T. RAGEOT – L. CHESTOV et G. BATAILLE, Paris Vrin, 1949 CLOUSCARD (M.), De la modernité : ROUSSEAU ou SARTRE. De la philosophie de la Révolution française au consensus de la contre-révolution libérale, Paris, Messidor/Editions sociales, 1985 COHN (D.), La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981 COLLIN (F.), L’Homme est-il devenu superflu ? Hannah ARENDT, Paris, Odile Jacob, 1999 COMBE (D.), Les Genres littéraires, Paris, Hachette Livre, coll. « Contours Littéraires », 1992, rééd. 2001 COMBIEN (P.), L’Horreur de l’économie. Réponse à Viviane FORRESTER, Paris, Editions Verneuil, 1997 COMPAGNON (A.), Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des Idées », 1998 DELEUZE (G.), - Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968 - Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993 DERRIDA (J.), - Point de suspension, Paris, Galilée, 1992 - Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972 DOMENACH (J.-M.), - Approches de la modernité, Paris, Editions Marketing, 1986 - Enquête sur les idées contemporaines, Paris, Seuil, 1981 DUCROT (O.), Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972 DUPUY (R.J.), Politique de NIETZSCHE, Paris, Armand Collin, coll. « U. », 1969

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MANGANELLI (G.), La Littérature comme mensonge, Paris, L’Arpenteur, 1991 MARCUSE (H.), - La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil, 1979 - L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968 MAUROIS (A.), De la BRUYERE à PROUST. Lecture, mon doux plaisir, Paris, Fayard, coll. « Les Grandes Etudes Littéraires », 1964 MESCHONNIC (H.), Le Langage HEIDEGGER, Paris, P.U.F., coll. « Ecriture », 1990

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ORMESSON (J. d’), Une Autre histoire de la littérature française T. I, Paris, Nil Editions, 1997 OUAKNIN (M.-A.), Mystères des chiffres, Paris, Editions Assouline, 2003 PHILONENKO (A.), NIETZSCHE. Le rire et le tragique, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio/Essais », 1995 PRELOT (M.), LESCUYER (G.), Histoire des idées politiques, dixième édition, La Chapelle Montligeon, Précis Dalloz, 1990 QUILLIOT (R.), Qu’est-ce que la mort ?, Paris, Armand Colin, coll. « U. », 2000 RENAUT (A.), - L’Ere de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gall. Coll. « Bibliothèque des Idées », 1989 - SARTRE, le dernier philosophe, Paris, Grasset/Fasquelle, coll. « Le Collège de Philosophie », 1993 REUTER (Y.), Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991 ROBERT (M.), - KAFKA, Paris, Gall., coll. “Pour une Bibliothèque idéale”, 1968 - Roman des origines et origines du roman, Paris, Gall., coll. « Tel », 1972 ROGER (J.), La Critique littéraire, Paris, Editions Dunod, coll. « Les topos », 1997, rééd. Nathan/HER, coll. « Littérature 128 », 2001 Romantiques allemands (Introduction par E. TUNNER – Notices et notes par J.-C. SCHNEIDER), Paris, Gall., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973 RUBY (C.), Le Champ de bataille post-moderne/néo-moderne, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1990 SARTRE (J.-P.), - L’Etre et le néant, Paris, Gall., 1943 - L’Existentialisme, Genève, Editions Nagel, 1970 - Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1948, rééd. 1995 - L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gall., coll. « Folio/Essais », 1996 SAULNIER (V.-L.), La Littérature du siècle philosophique, Paris, P.U.F., 1967 SCHAEFFER (J.-M.), Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989 SERVIER (J.), L’Utopie, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1993 SOLLERS (P.), L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Points », 1968

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STEINER (G.), Martin HEIDEGGER, trad. de l’anglais par D. de CAPRONA, Paris, Flammarion, 1987 TAJAN (A.), DELAGE (G.), Ecriture et structure, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981 Théorie de la littérature (Textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par T. TODOROV), Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1965 TORTEL (J.), Clefs pour la littérature, Paris, Seghers, 1965, rééd. 1971 TOURAINE (A.), Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992 VADE (Y.), L’Enchantement littéraire, Paris, Gall., 1990 VALETTE (B.), Le Roman. Initiation aux méthodes et aux techniques modernes d’analyse littéraire, Paris, Nathan, coll. « Lettres », 1992 VATTIMO (G.), La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987 VERGELY (B.), HEIDEGGER ou l’exigence de la pensée, Toulouse, Editions Milan, coll. « Les Essentiels Milan », 2001 VIRILIO (P.), Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980, rééd. Galilée – Le Livre de poche, coll. « Biblio/Essais », 1989 VREBOS (P.), Henry MILER, l’initié malgré lui, Tournai, La Renaissance du Livre, coll. « Paroles d’Aube », 2001 WIGGERSHAUS (R.), L’Ecole de Francfort. Histoire, développement, signification, trad. de l’allemand par L. DEROCHE-GURCEL, Paris, P.U.F., coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1993

VIII / MEMOIRES, VALIDATIONS DE SEMINAIRES, THESES ASSEMBE ELA (C.P.), « NIETZSCHE et l’Eternel retour », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., juin 1997 BENJAOUI (F.), - « Le Trajet initiatique et la formation du héros balzacien », Paris, Mémoire de D.E.A., département de Lettres Modernes, Université Paris IV, 1992 - « BALZAC et la condition féminine ; Ruse, Perfidie, Coquetterie : la psychologie de l’autre », Créteil, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris XII, 1996

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BIYOGO (G.), - « L’Ecriture et le Mal. Théorie du désenchantement. Contribution aux recherches sur la théorie littéraire », Paris, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris IV, 1990 - « La Théorie littéraire en questions. Querelles actuelles, apories et résolution néo-sceptique des énigmes », Créteil, Thèse en vue de l’Habilitation à Diriger des Recherches (H.D.R.), Université Paris XII, juin 2004 CHOLLET (R.), « BALZAC Journaliste, le tournant de 1830 », Paris, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris IV, 1980 CORRERA (I.), « Le Tragique dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou KANE et Les Soleils des indépendances d’Ahmadou KOUROUMA », Tunis, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres, Université de Tunis, 1988 EYI OBIANG (M.-M.) - « L’Angoisse existentielle dans Le Père Goriot de BALZAC », Libreville, Rapport de Licence, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1998 - « Lecture nietzschéenne du tragique existentiel dans Le Père Goriot », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1999 - « La Déréliction dans l’univers balzacien. Lecture nietzschéo-heideggerienne du Père Goriot et de La Peau de chagrin », Créteil, Mémoire de D.E.A., département de Lettres Modernes, Université Paris XII, juin 2000 - « De l’influence et/ou de la réception d’Honoré de BALZAC dans la pensée philosophique allemande du XIXe siècle : exemplification sur certains philosophèmes de Friedrich NIETZSCHE », Créteil, Validation du Séminaire de D.E.A. « Culture européenne » du professeur Francis CLAUDON, Université Paris XII, avril 2000 - « Le vrai lieu comme quête poétique chez Yves BONNEFOY – Lecture de « Le bruit des voix » dans Hier régnant désert (p 134) et « Théâtre I et II » dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve (pp 45-46), Paris, Poésie/Gall., 1970 », Créteil, Validation du Séminaire de D.E.A. « Poètes français du XXe siècle » du professeur Nicole CELEYRETTE, Université Paris XII, mai 2000 - « A propos d’un lien anthropologique : la photographie et la mort. Lecture de La Chambre claire. Note sur la photographie de Roland BARTHES – Paris, Gall./Seuil, 1980 », Créteil, Validation du Séminaire de D.E.A. « La littérature et la photographie » du professeur Jérôme THELOT, Université Paris XII, mai 2000 FREITAS (D. K.), « Le Tragique existentiel chez NERVAL et RIMBAUD dans Aurelia et Une Saison en Enfer », Lomé, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres, Université de Lomé, 1983 HUSSON (L.), « Dévoilement du monde et appréhension existentielle de l’être dans L’Etre et le néant de Jean-Paul SARTRE : étude sur les rapports entre structures ontologiques et perspectives métaphysiques dans l’ontologie du premier SARTRE », Créteil, Thèse de Doctorat, département de philosophie, Université Paris XII, 2001 KOUMBA (N.), « L’Agir intellectuel dans L’Etranger de CAMUS », Libreville, Rapport de Licence, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1996

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MICHEL (A.), « Le Mariage et l’amour dans l’œuvre romanesque d’Honoré de BALZAC », Lille, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris IV, Atelier de reproduction des thèses Lille III, 1976 MINKO MINLAME (F.D.), « Le Nihilisme dans Le Procès, La Métamorphose et La Lettre au père de KAFKA. Approche systémique », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., septembre 1998 MOUSSAVOU (M.), « Le Marxisme et la condition naturelle de l’homme : les limites de l’optimisme », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., juin 1998 NGADI (B.), « HEIDEGGER : ontologie ou philosophie de l’existence ? L’existentialisme heideggerien en question », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., juin 1998 NGUEMA NNANG (J.-R.), « Le Paradigme du neutre et de la sainteté chez CAMUS. Lecture de L’Etranger et de La Chute », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, U.N.G., juin 1996 PIERROT (R.), « Mémoire de deux jeunes mariées, introduction, appareil critique », Paris, Thèse de Doctorat Lettres, Université Paris III, 1974 SHOBER (A.), « NIETZSCHE en France. Cent ans de réception française de NIETZSCHE », Nanterre, Thèse de Doctorat Philosophie, Université Paris X – Nanterre, 1990 SIMOST (L.M.), - « NIETZSCHE. Plaidoyer pour une pensée de l’errance », Libreville, Mémoire de Maîtrise, département de philosophie, U.N.G., septembre 2003 - « Archéologie de la Folie à l’âge antique. Lecture nietzschéenne de SOCRATE – PLATON », Créteil, Mémoire de D.E.A., département de philosophie, Université Paris XII, juin 2004 VERBAERE (L.), « La Réception française de NIETZSCHE, 1890-1910 », Nantes, Thèse de Doctorat d’Histoire, Université de Nantes, 1999 ZNITI (S.), « La Genèse d’un amour dans Le Lys dans la vallée de BALZAC », Créteil, Mémoire de Maîtrise, département de Lettres Modernes, Université Paris XII, septembre 2004

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IX / DICTIONNAIRES SPECIALISES ARMENTIER (L.), Dictionnaire de la théorie et de l’histoire littéraire du XIXè siècle à nos jours, Paris, Retz, 1986 ARON (P.) et al, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, P.U.F., 2002 BARAQUIN (N.) et al, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin Editeur, 1995

BERNAC (H.), Guide des idées littéraires, Paris, Hachette, 1988 Dictionnaire des mythes littéraires (Sous la direction de P. BRUNEL), Paris, Editions du Rocher, 1988 DUPRIEZ (B.), Dictionnaire. Les Procédés littéraires, Paris, U.G.E., 1984 DUROZOI (G.), ROUSSEL (A.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990 GARDES-TAMINE (J.), HUBERT (M.-C.), Dictionnaire de critique littéraire, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1996 HUISMAN (D.), Dictionnaire philosophie, Paris, Bordas, 1976 JULIA (D.), Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 1994 LALANDE (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophique, Paris, P.U.F., 1988 Le Mini-Robert des grands écrivains de langue française, Paris, Le Grand Livre du Mois, 2000 Le Petit Larousse illustré, Paris,1993, rééd. 2000 Le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1972 Le Petit Robert, Paris, 1973 Le Robert micro poche, Paris, 1993 LEBLANC-GINET (H.), Chronologie de l’histoire mondiale. De 3000 av. J.-C. à 2000 de notre ère. Les dates des 5000 événements qui ont fait l’histoire, Paris, Maxi-Livres, 2002 MORFAUX (L.-M.), Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980, rééd. 1999

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Pratique de la philosophie de A à Z (Sous la direction de E. CLEMENT), Paris, Hatier, 1994 RIPERT (P.) - Dictionnaire des synonymes de la langue française, Paris, Maxi-Livres, 2002 - Dictionnaire des auteurs classiques, Paris, Maxi-Livres, 2002 - Dictionnaire des difficultés de la langue française, Paris, Maxi-Livres, 2002 RUSS (J.), Philosophie : Les Auteurs, les Œuvres, Paris, Larousse-Bordas, 1996 THIBAUD (R.-J.)Dictionnaire des Religions, Sarthe, Maxi-Livres, coll. « Références », 2002 VAN HEEMS (G.), Dieu et Héros de la mythologie grecque, Paris, Flammarion-Librio, coll. « Repères », 2003

X / ENCYCLOPEDIES, CHANSONS, FILMS et SITES INTERNET

BIYOGO (G.), Encyclopédie du Mvett, Paris, Editions Menaibuc, 2002 Encyclopædia Universalis, version 7 – 2003 ( CD-Rom Universalis) Encyclopédia Universalis, corpus 7, Paris, 1985 Encyclopédie des Connaissances actuelles, Paris, Editions Philippe Auzou, 1989 Grand Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1984 BREL (J.), “La Quête”, extrait de “L’Homme de la Mancha », 1968 HALLIDAY (J.), « Sang pour sang », Laura Eyes Music/Maritza music, 1999 IGLESIAS (J.), « El Amor », Sony Music, 1978 «BALZAC », film produit par Marc JENNY/Michal PRIKRYL/Jiri TICHACEK/ Martina BURGETOVA/ Marketa HODOUSKOVA, montage Pauline CASALIS/ Adeline YOYOTTE-HUSSON/ Michel CRIVELLARO/Gina PIGNIER, réalisé par Josée DAYAN, TF1- gmt Productions- TAURUSFILM MIDIASFTSPA- DD Production- France 1999 «Révélations », film produit par Michael MANN/Pieter Jan BRUGGE, scénario de Eric

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ROTH et Michael MANN, réalisé par Michael MANN, 1999 http://agora.qc.ca./encyclopedie/index.nsf/Honore_de_Balzac http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/91-02-16Chenet.htm: « Herméneutique et esthétique » http://membres.lycos.fr/davidrouzeau/balzac.html? http://membres.lycos.fr/goriot/bibliographie/ouvrages_spe.html http://pages.globetrotter.net/pcbcr/balzac.html http://www.ac-orleans-tours.fr/lettres/coin_prof/realisme/compilation-realisme.htm http://www.alalettre.com/balzac-goriot.htm http://www.site-magister.com/grouptxt.htm: « L’ennui au feminin » http://www.site-magister.com/grouptxt.htm: « Le Discours du carpe diem »

XI / COURS, REVUES, MAGAZINES et COLLOQUES PUBLIES

OU NON PUBLIES

Annales de la F.L.S.H. n°10, Libreville, U.N.G., mars 1995 Annales de la F.L.S.H. n°12, Libreville, U.N.G., janvier 2000 BANEN (D.), « Cours de philosophie », Bitam, Terminale littéraire, Lycée de Bitam, 1994-1995 BIYOGO (G.), – « Le Samba Diallo de KANE et le Fama de KOUROUMA : essai sur la question de l’aporie des héritages et du sens », Libreville, Séminaire de Maîtrise, U.N.G., 1998-1999 – « Cours magistral sur les Lumières, le XVIIIe siècle », Libreville, Séminaire de DEUG I, U.N.G., 1998-1999 – « Cours de Poétique : Les Ruses diathétiques du Père », Libreville, Séminaire de Maîtrise, U.N.G., 1995-1996 – « Cours de théorie littéraire », Libreville, Séminaire de DEUG II, U.N.G., 1995-1996 – « Introduction à la Poétique », Libreville, Séminaire de Maîtrise, U.N.G., 1993-1994 – « Destin paradoxal de la littérature africaine et sa critique », Libreville, Séance inaugurale du « Café philosophique » de L’Institut Cheikh ANTA DIOP de l’U.N.G., septembre/octobre 1999 Bulletin de La Société française de philosophie n°1, Paris Armand Colin, janvier-mars 1965 CELEYRETTE (N.), « Poètes français du XXe siècle » Créteil, Séminaire de D.E.A., Université Paris XII, 1999-2000 CLAUDON (F.), « Culture européenne », Créteil, Séminaire de D.E.A., Université Paris XII, 1999-2000

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Entretien du journal Le Monde, présentation Christian DELACAMPAGNE. Publication à Paris, La Découverte, 1986 L’Expansion n°681, Paris, décembre 2003 Le Monde, Paris, 21 juin 1952 Le Nouvel Observateur, Paris, 16/22 octobre 2003 Le Nouvel Observateur, Paris, décembre 2003- janvier 2004 Le Parisien, Paris, dimanche 25 avril 2004 Les Dossiers du Canard enchaîné n° 77, Paris, octobre 2000 Libération, Paris, mardi 2 mars 2004 Littératures Francophones : langues et styles, Colloque international de l’Université Paris XII, organisé par Papa SAMBA DIOP, mars 1999. Actes publiés, Paris, L’Harmattan, 2001 Magazine littéraire n° 383 « NIETZSCHE contre le nihilisme », janvier 2000 Magazine littéraire n° 425 « Les épicuriens : une philosophie du plaisir », novembre 2003 Magazine littéraire n° 431 « Georges SAND, une rebelle face à son siècle », mai 2004 Magazine littéraire n°422 « L’Angoisse », juillet-août 2003 Magazine littéraire n°428 « La Psychanalyse nouveaux enjeux, nouvelles pratiques », février 2004 Magazine littéraire n°429 « La Chine de CONFUCIUS à Gao XINGJIAN », mars 2004

Magazine littéraire n°430 « Jacques DERRIDA, la philosophie en déconstruction », avril 2004 Magazine littéraire n°436 « La Pensée libertaire. De DIOGENE aux Altermondialistes », novembre 2004 NGOU (H.), « Cours sur le XIXe siècle », Libreville, Séminaire de DEUG I, U.N.G., 1995-1996 Paris Match n°2857, Paris, 19/25 février 2004 Revue de Littérature Modernes XIX-XXe siècles n°6 (Revue semestrielle éditée par la Société de Presse, d’Edition et de Communication), octobre 1998

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Revue le Débat n°15, septembre-octobre 1981 Romantisme Colloques, Société des études romantiques (Textes réunis par José Luis DIAZ), Paris, Sedes, novembre 1993 SAMBA DIOP (P.), « Littérature francophone », Créteil, Séminaire de D.E.A., Université Paris XII, 1999-2000

THELOT (J.), « La littérature et la photographie », Créteil, Séminaire de D.E.A., Université Paris XII, 1999-2000 Ville, Texte, Pensée : le XIXe siècle, de Montréal à Paris (Publications du Département d’Etudes Française de l’Université de Montréal), Montréal, 1991

XII / AUTRES OUVRAGES CONSULTES

ALBERONI (F.), L’Erotisme, traduit de l’italien par R. COUDERT, Paris Editions Ramsay, 1987 ANZIEU (D.), Le Corps de l’œuvre, Paris, Gall., 1957 Arthur RIMBAUD (Sous la présentation de M. CONTAT), Paris, Gall./Jeunesse, coll. « Folio junior en poésie », 1998 BARDECHE (M.-L.), Le Principe de répétition. Littérature et modernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 1999 BAUDELAIRE (C.), Les Fleurs du mal, Paris, Bibliothèque Marabout, 1995 BECKETT (S.) - L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, rééd. 1992 - En Attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, rééd. 1997 BENJAMIN (W.), Paris, capitale du XIXè siècle, passages, Paris, Editions du Cerf, 1989 BIYOGO (G.), -Origine Egyptienne de la philosophie. Au-delà d’une amnésie millénaire : Le Nil comme berceau de la philosophie, Paris, Editions du CIREF/I.C.A.D, 2000 -Kémit Anti-Démocrate : Essai d’élucidation de l’énigme de la souveraineté en Afrique et dans le monde noire, Paris, CIREF/I.C.A.D, 2000 BONNEFOY (Y.), L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1959 BOURDIEU (P.), La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1998, rééd. 2002

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Cahiers de l’Hermétisme – Faust, Paris, Albin Michel, 1977 CAMUS (A.), - Le Premier homme (ouvrage posthume), Paris, Gall., 1994 - L’Homme révolté, Paris, Gall., 1951 -L’Etranger, Paris, Gall., 1942 - Caligula, Paris, Gall., 1958-Noces, Paris, Gall., 1937 CANGUILHEM (G.), Le Normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 1966, rééd. P.U.F., coll. « Quadrige », 1999 CARPENTIER (L.), Jacques le Fataliste et son maître de Denis DIDEROT, Paris, Nathan, coll. « Balises », 1989 COLLIN (F.), Maurice BLANCHOT et la question de l’écriture, Paris, Gall., coll. « Le Chemin », 1971, rééd. Gall., coll. « Tel », 1986 CONIO (G.), 25 Grands romans français résumés et commentés, Alleur, Marabout, 1990 CORNEILLE (P.), Nicomède, Paris Librairie Larousse, coll. « Nouveaux Classiques Larousse », 1965 CORNEVIN (R.), Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F., 1976 CRISTIANI (H.), Il est libre Max !, Paris, Balland, 2003 DARD (F.), Les Pensées de San-Antonio, Paris, Le Cherche Midi Editeur, 1996 DELEUZE (G.), FOUCAULT, Paris, Minuit, 1986 DESCARTES (R.), -Discours de la Méthode. Les Passions de l’âme, Paris, Booking International, 1995 -Les Méditations Métaphysiques, Paris, Bordas, coll. « Univers des Lettres Bordas », 1987 DUFOUR (P.), FLAUBERT et le Pignouf, Paris, P.U.V., coll. « L’Imaginaire du texte », 1993 EDZODZOMO-ELA (M.), - De la Démocratie au Gabon, Paris, Karthala, 1993 - Mon Projet pour le Gabon, Paris, Karthala, 2000 FLAUBERT (G.), Madame Bovary, Paris, Au Sans Pareil, Editeurs, coll. « La Bibliothèque des chefs-d’œuvre », 1996

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FONTAINE (J. de la), Fables, Paris, Profrance/Maxi-Livres, 1992 GAARDER (J.), Le Monde de SOPHIE. Roman sur l’histoire de la philosophie, traduit et adapté du norvégien par H. HERVIEU et M. LAFFON, Paris, Seuil, 1995 GIDE (A.), L’Immoraliste, Paris, Mercure de France, coll. « Folio », 1902 GUIDAL (F.), …et combien de dieux nouveaux. HEIDEGGER, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie de l’esprit », 1980 HUGO (V.), Odes et Ballades. Les Orientales, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 IONESCO (E.), Le Roi se meurt, Paris, Gall., 1963, rééd. Gall., coll. « Folio », 1973, 1997 JANKELEVITCH (V.), Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, Paris, Seuil, 1980 KAFKA (F.), - Le Procès, Paris, Gall., 1957 - Préparatifs de noce à la campagne, Paris, Gall., 1980 KANT (E.), Critique de la raison pure, trad. J. BARNI revue par P. ARCHAMBAULT, Paris, Flammarion, 1976 La Sainte Bible, traduite d’après les textes originaux Hébreu et Grec. Nouvelle version Segond révisée avec notes, références, glossaire et index, Paris, Alliance Biblique Universelle, 1992 LAMARTINE (A.), Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques, revue et complétée, Paris, Gall., coll. « Poésie », 1981 LAUTREAMONT (I. D.), Les Chants de Maldoror. Poésies I et II, Paris, Flammarion, coll. « GF-Flammarion », 1990 LE ROY LADURIE (E.) et al, Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1981 Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets, Révisé et Edité par La Présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques Islamiques, de l’Ifta, de la Prédication et de l’Orientation Religieuse LEBAUD (G.), Léopold Sédar Senghor ou la poésie du royaume d’enfance, Dakar-Abidjan, Les Nouvelles Editions Africaines, 1976 LEMAITRE (H.), L’Aventure du XXe siècle, Paris, Pierre Bordas et Fils, 1984 LENINE (V. I., dit), - L’Etat et la Révolution, commentaires de P. GELARD, Paris Seghers, 1981 - Karl MARX et sa doctrine, Paris, Editions Sociales, 1973

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La Comédie humaine se pense dans l’existence, en son inflexion sociologique, heideggérienne et bientôt nietzschéenne. Le romanesque balzacien pose le sujet comme un sujet d’ouverture, de transformation, de modification… mais voué à l’angoisse du mourir. Nous touchons ici au point nodal de la philosophie balzacienne du secret. BALZAC fait mystère à BALZAC, s’y maintient pour éprouver le réalisme lui-même, et lui opposer un secret, une énigme jamais complètement accessible. C’est cette part cachée, restée intacte interpellant son néo-réalisme, qui fait esquive au réel, échappe au « donné brut », et s’ouvre dans une nouvelle esthétique du secret par quoi il annonce les temps modernes. BALZAC se soustrait au réalisme. Car ce dont retourne la Comédie humaine, c’est l’intensité de la création, une création dissidente, débordante, massive, puissante, nominant aussi bien la déréliction que la forme alternative : l’invention du nouveau. Human beings can practise comedy thanks to its sociological extension, Heidegger’s philosophy and very soon Nietzsche’s. Balzac’s Romanesque essay raises the subject as a subject of openness, change, innovation… but doomed to the fear of dying. This constitutes the nodal characteristic of Balzac’s philosophy based on secret. BALZAC is mysterious to BALZAC, keeps mysterious in order to be personally in touch with realism and oppose that realism to a secret. That opposition has never been comprehensively examined, and is viewed as the invisible and unchangeable aspect of neo-realism, that is not real, “something raw”, that leads, however, to a new aesthetic of secret allowing BALZAC to announce modern times. BALZAC subtracts to realism for the creation intensity, a dissident, exaggerated, great and powerful creation are the basis for human comedy, naming dereliction as well as the alternative aspect: the invention of an up-to-date model.

MOTS CLÉS Herméneutique Tragique Réalisme Néo-réalisme Parricide Perspectivisme Quérulence Surhomme