THÈSE · Cette thèse n’aurait pu être menée à bien sans la disponibilité et la gentillesse...

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1 UNIVERSITÉ FRANÇOIS – RABELAIS DE TOURS ÉCOLE DOCTORALE « Sciences de l'Homme et de la Société » Interactions Culturelles et Discursives THÈSE présentée par : Ning YUAN soutenue le : 20 janvier 2017 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université François – Rabelais de Tours Discipline/ Spécialité : Lettres La notion de « cosmos » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet THÈSE dirigée par : Mme DUPOUY Christine Professeur, université François – Rabelais de Tours RAPPORTEURS : M. COLLOT Michel Professeur émérite, université de Paris 3 M. NÉE Patrick Professeur, université de Poitiers JURY : Mme DUPOUY Christine Professeur, université François – Rabelais de Tours Mme MAUREL-INDART Hélène Professeur, université François – Rabelais de Tours M. COLLOT Michel Professeur émérite, université de Paris 3 M. NÉE Patrick Professeur, université de Poitiers

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UNIVERSITÉ FRANÇOIS – RABELAIS DE TOURS

ÉCOLE DOCTORALE « Sciences de l'Homme et de la Société »

Interactions Culturelles et Discursives

THÈSE présentée par :

Ning YUAN

soutenue le : 20 janvier 2017

pour obtenir le grade de : Docteur de l’université François – Rabelais de Tours

Discipline/ Spécialité : Lettres

La notion de « cosmos » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet

THÈSE dirigée par : Mme DUPOUY Christine Professeur, université François – Rabelais de Tours

RAPPORTEURS : M. COLLOT Michel Professeur émérite, université de Paris 3

M. NÉE Patrick Professeur, université de Poitiers

JURY : Mme DUPOUY Christine Professeur, université François – Rabelais de Tours Mme MAUREL-INDART Hélène Professeur, université François – Rabelais de Tours M. COLLOT Michel Professeur émérite, université de Paris 3 M. NÉE Patrick Professeur, université de Poitiers

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À Mme Christine Dupouy qui m’a initiée à la poésie française

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Remerciements

Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont aidée pendant l’élaboration de la thèse

et notamment ma directrice de thèse, Madame Christine Dupouy, pour ses conseils

d’expert, ses encouragements et sa grande disponibilité tout au long de ce difficile projet.

Ce travail n’aurait pas été possible sans le soutien du CSC, (China Scholarship Council),

qui m’ont permis, grâce à une bourse qui m’est accordé pour une durée de trois ans, de

me consacrer sereinement à l’élaboration de ma thèse.

Cette thèse n’aurait pu être menée à bien sans la disponibilité et la gentillesse de mes

chers amis, Julia, Julien, Véronique et Antoine qui ont fait une relecture minutieuse de

ma thèse.

Je remercie enfin mes chers parents que j’ai quelque peu délaissés ces derniers mois pour

achever cette thèse. Je suis redevable à ma mère Chen Ping et à mon époux Huang

Haoxuan qui m’ont tenu compagnie et m’ont soutenue pendant les moments les plus

durs.

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Résumé

La notion de « cosmos » occupe une place centrale dans toute l’œuvre de Jaccottet,

moins en tant qu’abstraction conceptuelle que sous forme de « traits épars », diffusés

partout dans ce monde-ci. La conception jaccottéenne du cosmos s’inscrit dans la lignée

de la cosmologie grecque, notamment dans celle de Pythagore qui assimile le mot

« cosmos » à la triade ordre-monde-parure des femmes. Notre première partie s’organise

ainsi autour de cette triple signification du « cosmos », dont la première dimension

s’avère tout particulièrement significative, puisque l’ordre est à la source de la perception

esthétique chez l’homme, alors que le monde n’est possible qu’étant ordonné. Le travail

que mène le poète à la poursuite d’un ordre qui transparaît à travers les paysages et les

choses acquiert alors un sens existentiel et ontologique, notamment aux temps modernes

où le monde humain s’approche plus du « chaos » que du « cosmos », c’est-à-dire d’un

ensemble beau, ordonné et uni. Se conduisant en « élève du monde », le poète se laisse

guider par la lumière des choses dont la vie, à l’opposé de celle de l’homme, s’inscrit dans

la belle ordonnance du cosmos.

Notre deuxième partie tourne autour de deux notions constitutives de celle de

« cosmos » : le lieu et le temps. En examinant de près plusieurs lieux qui sont chers à

Jaccottet, nous nous permettons de relever nombre de points communs qu’ils partagent

avec le modèle grec du « cosmos », surtout celui de Parménide, d’Empédocle et de

Pythagore. Notre travail visant à élucider la perception du temps chez Jaccottet montre

l’héritage de la pensée primitive chez lui, celle de l’Egypte avant tout, ainsi que celle

d’autres civilisations anciennes. En effet, le poète est constamment hanté par un vieux

rêve de « l’éternel retour ». Il porte une attention intime aux variations subtiles et

périodiques de la nature : la lumière du matin, celle du crépuscule, ainsi que les quatre

saisons, prennent place successivement dans ses carnets, faisant ainsi se répondre le

rythme de l’écrit et celui du temps cosmique.

Dans un dernier temps, nous essayons de mettre en exergue le rôle fondamental de la

pensée cosmique dans la pratique poétique de Jaccottet. Placée sous le signe du passage,

la poésie est destinée à récolter l’éclat de choses insignifiantes, créant ainsi des trouées sur

le « mur » qui entoure le monde de ténèbres. La poésie est thérapeutique et salvatrice,

non seulement pour le poète qui se croit atteint d’une « maladie » qui l’aurait conduit à la

mort spirituelle, mais surtout vis-à-vis de l’espèce humaine tout entière. En écrivant, le

poète tente de restaurer l’ordre du cosmos au sein du monde moderne, de faire jaillir la

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beauté qui était autrefois omniprésente et de rendre uni un monde en proie à la ruine,

dans l’espoir de rétablir le sens du « cosmos » dans sa triple dimension.

À l’image du voyageur d’hiver qui franchit un col sous la neige, le poète ne cesse

d’avancer vers un foyer imaginaire. Il n’est heureusement pas seul, mais encouragé par

ses compagnons de route : Hölderlin, Novalis, Rilke, Roud, Jourdan… « Là-bas où s’en

va sur la haute route, parlant / De cette croix au bord du chemin plantée / En souvenir

des morts, / Un voyageur avec / L’autre. […] » (Hölderlin)

Mots-clés : cosmos, ordre, beauté, signes du monde, lieu, temps, poésie cosmique

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Résumé en anglais

The notion of the « cosmos » takes a central place in the work of Jaccottet, less as the

conceptual abstraction than as the form of the “sparse traits” disseminated in this world.

The Jaccottet’s conception of the cosmos takes part in the Greek Cosmology and

especially in the Pythagoras Cosmology that assimilates the word of “cosmos” with a

triad: order-world-women looks. The first part of our study is organized around that

triple significance of “cosmos”, whose first dimension is particularly full of significance

due to the fact that the order is at the source of esthetic perception for a human being,

and the world is not possible without order. The project that undertakes the poet in the

research of an order that shows through the scenery and the objects, acquire then an

existential and ontological meaning, especially in the modern times in which the human

life approaches more to the “chaos” than to the “cosmos” that represents an altogether of

beauty, order and union. As an “apprentice of the world”, the poet lets himself be guided

by the light of the things whose life, contrary to the human’s life, is registered in the

beautiful order of cosmos.

Our second part is mainly about the two constitutive terms of the notion of “cosmos”:

the place and the time. After having precisely examined some of the places that Jaccottet

cherishes, we can discover a number of common places that they share with the Greek

model of “cosmos”, especially the one of Parmenides, Empedocles and Pythagoras. Our

study, having for object to examine the perception of the time in Jaccottet’s work, shows

the presence of the primitive taught, especially the Egyptian taught as well as the one of

the ancient civilizations in general. Actually, the poet is constantly haunted by the

ancient dream of the “eternal return”. He puts an intimate attention into the subtle and

periodic variations of the nature: the morning light, the twilight, as well as the four

seasons, take all place, one by one, in his notes making in that way the correspondence

between the rhythm of writing and the one of the cosmos.

In the last part we are trying to put the accent on the fundamental part that takes the

cosmic taught in the poetic praxis of Jaccottet. Placed under the sign of the passage of

time, the poetry is meant to accumulate the splendor of the insignificant things, making

in that way the holes in the “wall” that is surrounding the world of darkness. The poetry

is therapeutic and healing not only for the poet who considers himself as sick of an illness

that could cause the spiritual death, but especially for the whole human kind. By his

writing the poet is trying to restore the cosmos order in the modern world, to make the

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beauty that was once present everywhere shine again and to reunite the world tending to

fail, hoping to reestablish the meaning of the “cosmos” in its triple dimension.

At the image of the winter traveler who is passing the path lost in the snow, the poet is

continuing towards an imaginary home. He is, fortunately, not alone and is encouraged

by his path companions: Hölderlin, Novalis, Rilke, Roud, Jourdan… “There where you

take a highway, talking/From that cross at the board of the planted path/As a souvenir

of those who died, / A passenger with/Another […].” (Hölderlin)

Keywords: cosmos, order, beauty, signs of the world, place, time, cosmic poetry.

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Introduction

Le poète moderne est en proie à une solitude extrême, car il est éveillé dans une

époque où tout le monde est en sommeil. L’écrivain chinois, Lu Xun, a comparé le

monde à une « chambre de fer », où les gens « profondément endormis » « ne tarderont

pas à mourir d’asphyxie », « sans ressentir aucune des affres de la mort », alors que les

rares éveillés qui s’y trouvent sont obligés de subir les souffrances de l’agonie du monde1.

Pour Hölderlin, ceux qui l’entourent sont « sans douleur », c’est-à-dire sans détresse ;

mais c’est « cette absence de détresse qui constitue précisément notre plus grande

détresse », selon Alain Boutot2. Contrairement à cette léthargie profonde, la sensibilité

aiguë du poète allemand lui rend particulièrement visibles tous les périls de l’époque et le

soumet à une douleur que d’autres ne sentent pas. Ce que Stendhal - Henri Brulard dit :

« Ce qui ne fait qu’effleurer les autres me blesse jusqu’au sang », est vrai pour Hölderlin

ainsi que pour tous ceux qui sont de nature délicate tel que Philippe Jaccottet. Celui-ci se

voit traîner avec la même « blessure » que le poète allemand. Mais heureusement, il est

déjà moins seul par rapport à son prédécesseur, grâce aux « alliés » qui lui font escorte3.

Ceux qui sont réveillés les uns après les autres restent à l’écoute du poète, le lisant,

commentant, et traduisant. Ils sont autant d’« entendeurs soucieux », « liés au souci du

diseur »4. La multiplication des ouvrages critiques sur Jaccottet, ce surtout après le

changement de millénaire, marque la montée de l’intérêt non seulement pour le poète en

lui-même, mais surtout pour les questions centrales qu’il soulève à travers son œuvre et

qui concernent la condition humaine. Si l’acte d’écrire est une « nécessité urgente » pour

Jaccottet tel qu’il l’est pour Rilke5, les interprètes éprouvent sans doute la même

1 Lu Xun, Œuvres choisies Essais (1918-1927), Editions en langues étrangères, 1983, p. 30. 2 Alain Boutot, Heidegger, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 115. 3 Ces « alliés » de poète sont appelés « Méditatifs », « Patients » ou encore « Soucieux » par Martin Heidegger dans Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1996, p. 36. Selon le philosophe, ceux-ci « ont en mémoire le dit de la poésie » et « font escorte au souci du poète », « attentivement tournés vers le secret de la proximité économe ». Ibid. 4 Nous avons emprunté le mot à Heidegger dans Approche de Hölderlin, Ibid. 5 Voir Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même, Paris, Editions du seuil, 1970, p. 9.

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impression en le commentant, et parviennent ainsi à vivre mieux, ou, tout simplement, à

« respirer mieux »6.

Parmi ceux qui furent les premiers à remarquer cette voix très humble mais

puissante, on peut compter, d’abord, Jacques Masui qui a publié dans les Cahiers du Sud

un article intitulé « L’Expérience poétique de Philippe Jaccottet »7, où fut évoquée, pour

la première fois, la similitude entre l’écriture du poète suisse et celle des auteurs de haïku.

Nous n’oublions pas les Onze Études sur la poésie moderne de Jean-Pierre Richard en 1964

dont un chapitre est consacré à Jaccottet, ainsi que la préface de Jean-Starobinski pour le

recueil de Poésie 1946-1967 paru en 1971 chez Gallimard. Deux ouvrages parus presque

simultanément en 1995 proposent une vision ontologique du poète : Serge Champeau,

dans Ontologie et poésie, s’intéresse à la poésie pensante de Jaccottet et à la médiation de

celui-ci sur l’être-au-monde, alors que Jean-Claude Pinson, plaçant l’œuvre jaccottéenne

dans le contexte de la poésie française contemporaine, développe cette question soulevée

par Hölderlin et ensuite reprise par Heidegger : « Comment pouvoir encore habiter

poétiquement le monde ? » « Comment habiter la langue en poète ? ». C’est à partir de

2000 que se multiplient rapidement des recherches sur Jaccottet. Le poète qui a fait le

choix, au début des années 508, de s’éloigner des centres littéraires pour se mettre à

l’écoute de quelques « astres, plus loin, épars », devient aujourd’hui lui-même l’un de ces

« astres », dont le rayonnement dépasse le petit village qu’il habite pour se confondre avec

la lueur de la lampe de chevet des lecteurs du monde entier. Les nombreuses thèses qui se

succèdent les unes après les autres attestent son influence, comme celle d’Hervé Ferrage

en 2000, d’Isabelle Lebrat en 2002, de Judith Cavanne en 2003, ou de Jean-Marc

Sourdillon et d’Hélène Samson en 20049. Par ailleurs, nombre de colloques et de

collectifs ont contribué à répandre « Ce peu de bruits » du poète : Philippe Jaccottet, poète et

traducteur en 1984 ; La Poésie de Philippe Jaccottet dirigé par Marie-Claire Dumas en 1986 ;

Philippe Jaccottet : la mémoire et la faille en 2001 ; en la même année, le Cahier quatorze du

Temps qu’il fait dirigé par Patrick Née et Jérôme Thélot ; Lectures de Philippe Jaccottet :

6 « Écrire ainsi, c’est avant tout une façon de respirer mieux, ou moins mal. » Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 1987, p. 278. 7 L’article est repris plus tard dans Philippe Jaccottet dirigé par J. P. Vidal, Lausanne, Payot, 1989. 8 En octobre 1953, le couple Jaccottet s’installe à Grignan, louant d’abord un appartement modeste, avant d’acheter une maison en 1954 au cœur du bourg « sans confort ni chauffage ». Voir la Chronologie établie par José-Flore Tappy en collaboration avec Jaccottet in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, LII. Dans le développement qui suit, nous renverrons directement à cette édition. 9 Voir la référence complète dans la bibliographie située à la fin de cette thèse.

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"Qui chante là quand toute voix se tait ?", dirigé par Bruno Blanckeman en 2003 et Présence de

Jaccottet, colloque tenu à l'antenne de Valence de l'Université Stendhal-Grenoble 3 en

2004. En outre, nous ne pouvons pas négliger l’apport très intéressant et très fructueux

des lectures parallèles du poète suisse et de certains écrivains de son temps. C’est le cas de

Poussin pour mémoire : Bonnefoy, du Bouchet, Char, Jaccottet, Simon de Martine Créac’h en

2004, de Pratique et poétique de la note chez Georges Perros et Philippe Jaccottet d’Ariane Lüthi

en 2009, d’Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. Approches parallèles de Vassilia Coraka en

2007, de Printemps du Temps. Poétiques Croisées de Francis Ponge et Philippe Jaccottet de

Michèle Monte en 2008, de Véracités : Ponge, Jaccottet, Roubaud, Deguy d’Élisabeth

Cardonne-Arlyck en 2009 et des trois livres de Gérard Farasse10.

Parmi les travaux les plus amples et les plus riches, qui portent sur la globalité de

l’œuvre de Jaccottet, nous retenons surtout Philippe Jaccottet de Jean-Lux Steinmetz, dans

la collection « Poète d’aujourd’hui » chez les Seghers en 2003, Philippe Jaccottet, trajectoires

et constellations d’Aline Bergé chez Payot en 2004, Philippe Jaccottet, l’évidence du simple et

l’éclat de l’obscur de Jean-Claude Mathieu chez Corti en 2003 et Philippe Jaccottet. À la

lumière d’Ici de Patrick Née chez Hermann en 200811. Ces deux derniers livres nous

intéressent tout particulièrement parce que le sujet de cette thèse, la notion de « cosmos »

chez Jaccottet, s’y trouve déjà. Si nous avons choisi un tel sujet, c’est parce que le

« cosmos » traverse l’œuvre de Jaccottet de bout en bout, non pas comme une abstraction

conceptuelle, mais plutôt sous forme de « traits épars », dans des eaux et des montagnes,

de l’herbe et de la lumière, à la manière des « graines » qui poussent au cœur de toutes

10 Empreintes : Baudelaire, Colette, Friedrich, Gombowicz, Jaccottet, Larbaud, Mallarmé, Michaux, Ponge, Réda, Saint-John Perse, Supervielle, Thomas, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998 ; Amour de lecteur : Desnos, Dhainaut, Jaccottet, Jouanard, Kijno, Ponge, Prévert, Quignard, Richard, Sarraute, Villeneuve d'Ascq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion, 2001 ; Francis Ponge : vies parallèles, Nîmes, Alcide, 2011, dont un chapitre est consacré au rapprochement entre Ponge et Jaccottet et à leurs différences. 11 La liste des ouvrages critiques n’est pas exhaustive. On peut également citer Philippe Jaccottet ou Le désir d'inscription, Jean-Pierre Giusto, Lille, Presses universitaires de Lille, 1994 ; Figures présentes, figures absentes : pour lire Philippe Jaccottet, Jean-Pierre Jossua, Paris ; Budapest ; Torino, l'Harmattan, 2002 ; Mesures et passages : une approche énonciative de l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Michèle Monte, Paris, Champion, 2002 ; Viatiques : essai sur l'imaginaire de Philippe Jaccottet, Danièle Chauvin, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2003 ; "Poésie" et "A la lumière d'hiver" de Philippe Jaccottet, Christine Bénévent, Paris, Gallimard, 2006 ; Philippe Jaccottet : A la lumière d'hiver, Leçons, Chants d'en bas, Reynald André Chalard, éditions Ellipses, 2011 ; Au cœur des apparences, Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet, Sébastien Labrusse, Éditions de La Transparence, 2012. Nous retenons surtout ce qu’a écrit Jean-Michel Maulpoix sur Jaccottet dans Le poète perplexe chez Corti en 2002 et Pour un lyrisme critique en 2009 chez le même éditeur, ainsi que l’étude de Michel Collot, « Dans la proximité de l’inaccessible » dans Paysage et poésie, Du romantisme à nos jours en 2005 (voir la bibliographie à la fin de cette thèse).

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choses du monde, comme invite à le penser le titre des carnets que le poète a tenus

pendant plus d’un demi-siècle, La Semaison. Selon Jean-Claude Mathieu dans L’évidence

du simple et l’éclat de l’obscur, le « simple » dont parle Jaccottet n’est pas si simple qu’il le

paraît. La voix des choses est à la fois proche et lointaine : elle donne l’impression de

s’élever du fond de celui qui l’écoute, tout en lui restant indéchiffrable. Patrick Née

évoque également, dans son livre paru en 2008, l’attirance que Jaccottet éprouve pour

le simple, l’immédiat et la « lumière d’Ici », comme l’appelle l’auteur, laquelle éclaire

continûment la vie intérieure du poète et lui permet de « guéer la mort ». Bien que les

infimes détails du monde dirigent souvent vers l’imaginaire d’un « autre monde », tels

que ces insignifiantes fleurs au bord des chemins dont les « paroles confuses » « semblent

venir d’un autre monde »12, ou encore cet oiseau dont le chant est comme « une parole

entendue de l’autre côté du monde »13, cet « autre monde » dont ils ouvrent la perspective

reste pourtant « à l’intérieur du nôtre », comme le dit Patrick Née14. Le critique s’intéresse

tout particulièrement au fondement philosophique de cette « lumière ». Il remonte

jusqu’à Platon et à Plotin, et fait remarquer la double influence des mystiques grecs et du

christianisme chez Jaccottet. À ces influences diverses, nous nous permettons, dans la

présente étude, d’ajouter encore celle de la philosophie de l’Extrême-Orient qui lui est

parvenue par l’intermédiaire du haïku, et celle des cosmologies archaïques, notamment

égyptienne et babylonienne.

Si, face à une grande quantité de critiques qui semblent écarter la possibilité

d’aller plus loin, j’ai encore le front d’effectuer une nouvelle tentative pour commenter ce

poète qui est déjà très bien exploré, c’est parce qu’en le lisant et en écrivant sur lui,

j’éprouve, précisément, ce sentiment de « respirer mieux » comme l’évoque Jaccottet lui-

même. Tout n’est pas dit, ce titre qu’il accorde au livre dans lequel sont réunis les billets

donnés de 1956 à 1964 à un petit journal suisse, retentit à mes oreilles comme le conseil

d’un aîné respecté. Par ailleurs, la version Pléiade de Jaccottet, sortie au moment même

où je commençais à me consacrer à ce sujet, m’a aidée, grâce aux nombreuses notes et

notices très enrichissantes rédigées par les spécialistes, à accomplir cette thèse portant sur

l’ensemble de « la vie d’une œuvre ». Originaire d’une autre culture, sans doute la plus

lointaine de celle de Jaccottet, je m’efforce d’apporter une réflexion renouvelée et

rafraîchie sur cette œuvre riche et inépuisable. De même que l’Occident « acquit le

12 Mots de Jaccottet dans la Chronologie, op.cit., XLVI. 13 « Mais 1995 », La Semaison (Carnets 1995-1998), in Jaccottet, Œuvres, op.cit., p. 1009. 14 Patrick Née, Philippe Jaccottet : À la lumière d’Ici, Paris, Hermann, 2008, p. 193.

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sentiment de se redécouvrir dans les formes de sensibilité esthétique et poétique » que lui

proposa la civilisation de l’Extrême-Orient15, je connais une expérience analogue en me

plongeant dans la poésie de Jaccottet, où je rencontre, de manière inattendue, « le

meilleur de moi » en me plaçant à l’écoute des appels d’un « inconnu familier ». Limitée

par mon niveau du français, je suis clairement consciente que cette étude est loin d’être

parfaite d’autant plus qu’il reste encore beaucoup de pistes à approfondir. Ce que je

cherche à faire à travers cette thèse, dans son état actuel, c’est de proposer une

interprétation sur l’œuvre jaccottéenne en passant par « l’autre face de la lune »16 - pour

parler comme Claude Lévi-Strauss -, et de faire remarquer quelque chose de fondamental

et de commun dans l’esprit de l’humanité.

« Je pense au mot cosmos, écrit Jaccottet dans Paysages avec figures absentes. Il a

signifié d'abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des

femmes » (p. 508). À la différence de la signification moderne du mot qui renvoie

généralement à l’univers, cette définition pythagoricienne à laquelle Jaccottet se tient

révèle une triade ordre-monde-beauté en mettant en avant sa première dimension, c’est-à-

dire l’ordre, qui constitue le fondement des deux autres, car le monde n’est possible

qu’étant ordonné, alors que la beauté est créée à partir de l’ordre17. En remontant

l’histoire du terme « cosmos », nous découvrons que l’idée d’ordre qu’il implique renvoie

au départ à une convenance au niveau social et politique, comme en atteste l’expression

« kata kosmos » dans L’Iliade d’Homère 18 . Le mot du « cosmos » ne commence à

s’affranchir de son sens social qu’avec Hésiode qui évoque « l’ordre divin » comme

modèle des comportements de l’homme pour qui, « l’ordre » et la « mesure » sont

devenus, pour ainsi dire, des « réalités » ou, en termes philosophiques, « des principes

supérieurs à l’individu auxquels celui-ci doit se conformer pour agir bien », ainsi que le

montre Sébastien Bassu en méditant sur ces deux notions dans la pensée de la Grèce

15 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, Paris, Éditions du Seuil, p. 132. 16 Ibid., p. 77. 17 La triade initiale que propose Pythagore, celle d’ordre-monde-parure des femmes est, pour nous, équivalente à celle d’ordre-monde-beauté. La « parure » constitue la première tentative chez l’espèce humaine d’exprimer son émerveillement devant l’ordre naturel et de le reproduire de manière artificielle. Cet « émerveillement » est à la source du sentiment de la « beauté ». 18 « Les autres donc s'assoient et consentent enfin à demeurer en place. Thersite, seul, persiste à piailler sans mesure. Et il y a dans son esprit des pensées inconvenables en grand nombre et, pour s'en prendre aux rois, en ne suivant pas l'ordre établi en dehors de toute convenance (ου κατα κο σµον), tout lui semble bon, pourvu qu'il pense faire rire les Argiens », Homère, Iliade, ΙΙ, v. 211-216, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 37.

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antique19. La dimension « cosmique » du mot se manifeste de manière plus visible dans

Les Travaux et les jours : « Applique-toi de bon cœur aux travaux convenables (µε τρια

κοσµειν), pour qu'en sa saison le blé qui fait vivre emplisse tes granges »20. Le verbe

« kosmen » désigne ici un « ordre à respecter » sur le plan temporel, auquel l’homme se

réfère pour organiser ses activités.

Ce sont les philosophes présocratiques qui ont joué un rôle décisif dans la

constitution de la cosmologie grecque, en y introduisant la notion de « mesure » comme

principe fondamental qui traverse tous les éléments de l’univers. À partir de là, l’« ordre »

et le « monde » sont unifiés dans le mot « cosmos », comme le constate Anatole Moulard

dans son Etude sur l’idée de mesure dans la philosophie antésocratique :

C'est donc la première fois que – sous une forme poétique il est vrai – paraît appliquée au monde matériel l'idée d'ordre et d'harmonie. La loi de mesure qui, jusque-là, gouvernait la hiérarchie des puissances surnaturelles, les énergies individuelles et sociales des hommes, va désormais présider à l'harmonie de l'univers. De morale et religieuse qu'elle était, elle devient cosmique et nous la retrouverons au fond de toutes les cosmogonies des physiologues21.

Finalement, cette perception du cosmos comme étant identique à l’ordre est

devenue la base de la connaissance et de la pensée humaine grâce à l’apport déterminant

de Pythagore qui trouve dans le « Nombre » le principe des choses. Le nombre

pythagoricien n’a pas seulement un sens quantitatif, mais surtout un sens contemplatif,

qui met en avent une relation d’« harmonie » entre les éléments d’un ensemble. Plus tard,

il revient à Platon d’associer directement le « kosmos » au « monde » bien que l’idée

semble remonter à des « sages » qui « appellent l'univers l'ordre des choses, non le

désordre, ni le dérèglement »22. Cette vision du cosmos ordonné est développée dans le

Timée : « au commencement, tout était en désordre, quand Dieu introduisit des

proportions en toutes choses, à la fois relativement à elles-mêmes et les unes à l’égard des

autres, dans toute la mesure et de toutes les façons qu’elles admettaient la proportion et la

symétrie »23.

19 Voir Sébastien Bassu, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], n° 2, 2011, consulté le 3 octobre 2016, URL: http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article25 20 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 306-307, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, p. 97. 21 Cité par Sébastien Bassu, ibid. p. 10, note 19. 22 Platon, Gorgias, 507e 7- 508a 7, cité par Sébastien Bassu, ibid., p. 5. 23 Platon, Le Timée, 70a–71b, trad. Emile Chambry, Garnier Flammarion, 1949.

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À travers cet aperçu rapide de l’évolution du mot « cosmos » où la triade ordre-

monde-beauté s’est ébauchée dans sa forme, nous pouvons voir combien l’influence

grecque est profonde chez Jaccottet. Bien que le « cosmos » n’apparaît pas régulièrement

en toutes lettres dans son œuvre, ces trois mots-clés, ordre, beauté, monde, y restent très

présents. De ce fait, nous avons décidé de construire notre première partie suivant une

structure tripartite, modelée sur la triade impliquée par le mot « cosmos », afin

d’examiner successivement l’intuition de l’ordre chez le poète, son initiation à la beauté,

et sa manière de travailler sur les « signes du monde ». On reconnaît également l’héritage

philosophie des Grecs dans deux notions fondamentales chez Jaccottet, celle du « lieu »

et celle du « temps ». C’est pourquoi nous avons intitulé notre deuxième partie « Lieu et

temps », bien que l’inspiration du nom vienne d’abord de la cosmologie chinoise, ou plus

précisément, de celle du penseur antique Mo-Tseu qui considère le cosmos comme la

totalité de l’espace infini et du temps illimité.

Le modèle cosmique proposé par Parménide, c’est-à-dire une sphère bien

arrondie, protégée de toutes parts et composée de zones concentriques24, se reproduit

dans l’idéal du « lieu » de Jaccottet, qui a une prédilection pour les formes rondes –

cercle, demi-cercle, sphère, spirale -, et qui préfère l’espace délimité par des barrières

poreuses à l’infini sans borne. Son lieu est, par ailleurs, caractérisé par une tension

continue entre le centre et la périphérie, lesquels ont un sens non seulement spatial mais

surtout ontologique pour lui. On retrouve les attributs principaux du « Sphaïros »

parménidien dans les lieux jaccottéens à toute échelle, des plus visibles, comme le Val des

nymphes, jusqu’aux moins connus qui ne sont rencontrés que fugitivement, tels que ce

« cercle de collines » évoqué dans Paysages avec figures absentes : « Toute la combe fait

penser à cette feuille de la plante dite "cabaret-des-oiseaux" parce qu’elle retient en son

fond une goutte, la plus pure dirait-on, de la pluie » (p. 494). Délimité, circulaire,

concentrant… ces caractères essentiels du « lieu » chez Jaccottet sont déjà relevés par

Christine Dupouy dans La Question du lieu en poésie, qui propose une réflexion intéressante

sur la relation du lieu avec le temps ainsi qu’avec la poésie.

Pour Jaccottet, le lieu est reproduction ou extériorisation de son espace intérieur.

Le modèle du cosmos est également celui de l’être. La dimension ontologique du

cosmos, mise en avant par Parménide25, est reprise par Empédocle dans ses Fragments :

24 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. Robert Genaille, 1933, livre IX. 25 Voir Jean Brun, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 72.

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Fixé dans l’épaisse enveloppe de l’Harmonie Le Sphaïros est joyeux dans sa révolution solitaire. Il n’y a ni discordes ni luttes indécentes dans ses membres. Mais lui est égal en tous sens, semblable à lui-même et absolument sans limites, Circulaire Sphaïros, joyeux dans sa révolution solitaire26.

Chassé d’Agrigente où il est tenu pour dangereux, Empédocle est l’exemple du

« poète exilé » dont le rêve du paradis perdu ou de l’Âge d’or révolu est fondé

précisément sur ce Sphaïros primitif. Depuis, maints poètes s’inspirent de l’exil

d’Empédocle et aspirent, à leur tour, à l’Origine. On remarque ainsi un « complexe de

retour » chez les poètes modernes27. Si le poète de Grignan est à la recherche d’un « lieu-

centre », il mène, dans le même temps, une autre quête, celle du temps-centre, ou plutôt

du temps-source, où le cosmos se trouve dans son état originaire, c’est-à-dire ordonné,

beau et uni. Dans la seconde section de notre deuxième partie qui porte sur la notion de

temps chez Jaccottet, nous avons recouru à trois ouvrages de Mircea Eliade, Le mythe de

l’éternel retour, Images et symboles, Le sacré et le profane, pour examiner quelques aspects de la

perception temporelle de Jaccottet qui restent très proche de celle des peuples primitifs.

On verra que cette similitude surprenante relève en effet de « ce que l’on doit

inévitablement retrouver à la base ; non seulement au commencement notre histoire,

mais dans les soubassements de notre pensée et de nos rêves »28.

Contrairement au monde moderne en proie au chaos, la vie des Anciens est

parfaitement inscrite dans l’ordre du cosmos. À l’instar d’Empédocle, Jaccottet rêve

constamment d’une époque idéale où le monde paraît « encore simple, solide et

cohérent »29 et où « les saisons avaient l’air de se suivre »30. La création du calendrier

lunaire, utilisé aujourd’hui encore dans maintes régions asiatiques, est l’une des preuves

de l’ancienneté de l’intuition humaine du rythme cosmique. En effet, le temps humain se

modèle sur le temps céleste qui est exprimé à travers le mouvement et la morphologie de

la lune. Celle-ci renseigne sur les changements périodiques de la nature, auxquels les

hommes traditionnels faisaient correspondre leurs propres activités. Cet ordre cosmique

est également respecté dans les campagnes européennes, comme le constate Jaccottet à 26 Empédocle, De la Nature – Purifications, in L’Aurore de la philosophie grecque, John Burnet, texte grec de l’édition Diels, trad. Auguste Reymonde, 1919, fgt 27-28, cité par Jean Brun, ibid., p. 89. 27 Voir à ce propos la réflexion de Christine Dupouy sur « La tentation de l’immémorial », dans La Question du lieu en poésie : du surréalisme jusqu’à nos jours, Amsterdam ; New York, Rodopi, 2006, pp. 108-117. 28 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, in Jaccottet, Œuvres, op.cit., p. 472 29 Philippe Jaccottet, Ponge, pâturages, praires, Le Bruit du temps, 2015, p. 14. 30 Philippe Jaccottet, Observations. 1951-1956, in Jaccottet, Œuvres, p. 33.

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propos de la transhumance des troupeaux dont les passages saisonniers signifient pour lui

« la survivance d’anciens rites »31. Ainsi, le poète tend à associer la vie simple des bergers

à une existence idéale, accueillie par la terre comme par le ciel, telle une « cérémonie

réglée, non pas sur des lois arbitraires, mais selon des nécessités intérieures »32.

Néanmoins, ces dernières traces du respect humain pour les lois de la nature

risquent de disparaître complètement. L’homme s’éloigne continûment de l’ordre initial

du cosmos au profit d’un autre « ordre » établi à son gré, qui répond à son ambition d’être

maître de l’univers et qui le mène plutôt vers le chaos. Si nos ancêtres lointains, qui

percevaient les premiers signes de la rupture de l’homme avec le cosmos, éprouvaient

encore une nostalgie du « paradis perdu de l’animalité » et s’efforçaient d’y retourner par

« la confession périodique de leurs fautes »33, aujourd’hui, les hommes modernes, en

revanche, ont décidément tourné le dos à l’ordre du cosmos. Mais le poète a compris que

cette opposition entre les deux ordres, l’un naturel et l’autre artificiel, est moins

substantielle que mentale. Ce sont nos manières de penser, figées et formalisées au fil de

l’histoire, qui nous empêchent de voir le monde dans son aspect ordonné. Ainsi, le

tragique humain n’est pas irréversible. Il suffit de retrouver « l’harmonie des esprits »

pour réinstaurer l’harmonie du cosmos. Les mots de Hölderlin, cités par Zweig dans Le

Combat avec le démon, sont révélateurs à ce propos :

Ce qu’autrefois les dieux ont donné aux hommes – qui dans leur ignorance l’ont perdu, les insensés -, cet état sacré sera créé de nouveau, après des siècles de douloureux labeur, par l’effort de l’esprit, par l’enthousiasme poétique. Les peuples ont perdu l’harmonie de leur enfance, l’harmonie des esprits sera le commencement d’une nouvelle histoire du monde. Partout règnera la beauté, et l’homme et la nature se conjoindront dans une divinité qui embrasse tout34.

Ainsi, pour Jaccottet, qui s’en tient à la leçon de Hölderlin, la poésie ne consiste

pas simplement à rendre extérieure la vie intérieure du poète, mais elle reste liée, depuis

toujours, au destin de l’humanité et à son salut. Si nous avons placé la troisième partie de

notre thèse sous le signe de « Poésie et cosmos », c’est que la poésie est précisément la clé

pour retourner au cosmos ordonné selon Jaccottet :

[…] la poésie qui exploite des images souvent facilement découvertes et sans réalité aux yeux de beaucoup, semble poursuivre une réalité plus grande : car, négligeant les apparences saisissables ou s’en jouant, elle poursuit leurs insaisissables rapports : du monde, comparable

31 « L’Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 101. 32 Ibid. 33 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969, p. 110. 34 Hölderlin cité par Stefan Zweig dans Le Combat avec le démon, Paris, Belfond, Librairie générale française, 2007, p. 177.

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à un matériel d’orchestre qu’on peut feuilleter et aussi bien détruire, et à des instruments qui brillent et prennent de la place, elle ne poursuit que la musique même, celle qui n’a ni poids, ni volume, ni apparence35.

Cette poésie, qui poursuit les « insaisissables rapports » que les choses

maintiennent les unes avec les autres, passent à travers elles et les unissent dans un grand

réseau36. Telle une aiguille, elle recoud et répare le « cosmos-tissu », notion que développe

Mircea Eliade dans Images et symboles37, afin de restituer au monde sa cohérence et son

harmonie originaires. Le vocabulaire qu’adopte Jaccottet dans ce passage que l’on vient

de citer est d’ordre musical : si le monde est un « matériel d’orchestre », la poésie est donc

cette voix personnelle qui cherche à s’accorder à la Voix du monde. La justesse de la

langue que poursuit Jaccottet depuis toujours signifie, en effet, la coïncidence de ces deux

voix, individuelle et cosmique. Cette justesse est cruciale, rendant possible non seulement

la vie, mais encore la mort, non pas la mort « maltraitée », comme le ressent Jaccottet en

voyant la tache de sang répandre sur l’oreiller du petit vieillard agonisant38, mais une

mort heureuse et prometteuse. « On rencontre fréquemment, dans les inscriptions et les

textes égyptiens, l’épithète "juste de voix" accolée au nom d’un défunt ; elle signifie que

ses déclarations ont été reconnues exactes devant le tribunal d’un autre monde », écrit

Jaccottet dans une de ses Observations (p. 34). Selon le « Livre des morts », seuls les

défunts dont la justesse de la voix est confirmée au tribunal d’Osiris, peuvent être

exempts de péchés et ensuite « sortir au jour », c’est-à-dire s’engager dans une nouvelle

vie.

Ainsi, Jaccottet, en considérant la justesse de la parole poétique comme vitale,

tente d’introduire une même justesse dans la vie. « Voilà le point crucial, écrit Jaccottet

dans Une transaction secrète : il s’agit d’abord d’être, de vivre de telle sorte que la parole ne

soit plus l’épanouissement presque naturel d’une vie sur la page. Plutôt que de faire

aboutir le monde à un livre, il faudrait que le livre renvoie au monde, rouvre l’accès au

monde »39. Ainsi, dans cette troisième partie de notre thèse, nous essayons de montrer

35 Philippe Jaccottet, Observations. 1951-1956, op.cit., p. 33. 36 « Ainsi a-t-i éprouvé que la poésie, en chantant « les distances de la terre », désigne sans la toucher la vie, air et lumière, tout ce qui passe « entre », reliant de très provisoires formes. » Jean-Claude Mathieu, L’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, Paris, J. Corti, 2003, p. 9. 37 Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1979, pp. 150-152. 38 Voir « Devant l’ombre maltraitée », Eléments d’un songe, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., pp. 298-308. 39 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 278. Souligné par Jaccottet.

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que la poésie de Jaccottet est profondément cosmique. En tirant leçon des choses, elle

enseigne, à son tour, l’art de vivre et la manière d’être au monde « en poète »40.

40 La question d’« habiter », soulevée tour à tour par Hölderlin et Heidegger, demeure constamment présente dans l’arrière-plan de l’œuvre jaccottéenne. S’il ne nous semble plus nécessaire de souligner l’influence de Hölderlin chez le poète suisse, il faudrait pourtant noter que le philosophe allemand n’est pas ignoré par Jaccottet. D’ailleurs, c’est après avoir lu les textes de Heidegger sur Hölderlin et sur Rilke que le poète de Grignan a pris la décision d’abandonner, provisoirement, le projet de La Promenade sous les arbres : « Il y a une telle rigueur, avoue-t-il dans une lettre à Roud, un tel sérieux dans ces essais qu’après les avoir lus on n’a guère le front de penser qu’on puisse penser à son tour. Finalement j’en arrive à croire que faire un livre de ces observations est, au moins, prématuré. » Lettre du 5 décembre 1952, Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la N.R.F. », 2002, p. 208.

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Première partie

« Ordre », « parure des femmes », « monde »

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Chapitre I. Le cosmos comme « ordre »

1. L’intuition d’un « ordre du monde »

Est-ce que l’homme connaît bien le monde qu’il habite ? La réponse semble

positive pour la plupart de nos contemporains, persuadés de la magie des sciences et des

technologies qui connaissent une évolution inouïe à l’époque moderne. Le monde, mis à

nu sous nos microscopes et sous nos télescopes, instruments qui ont changé

considérablement la manière de « voir » chez l’homme, perd de sa mysticité comme de

son attirance d’un jour à l’autre. On entend d’abord cette voix qui s’élève de la Vulgate :

« Rien de nouveau sous le soleil » (« Nihil novi sub sole »), qui est reprise en quelque sorte

par La Bruyère dans la préface des Caractères : « Tout a été dit, et l'on vient trop tard

depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent »41. C’est dans un

même mouvement de pensée que Musil éprouve souvent cette « impression irritante de

piétinement » 42 dans un monde sans progrès substantiel malgré ses mille et une

inventions, si bien qu’il nomme une partie de son roman « Toujours la même histoire »43.

Pourtant, l’écrivain autrichien, tout comme d’autres esprits particulièrement sensibles de

notre époque, a senti sous « les couches superficielles » d’un monde immuable en

apparence, une « nouvelle vérité », une « seconde nature », comme l’appelle Büchner, ou

encore un « ordre caché », selon les mots de Jaccottet qui perçoit celui-ci comme

fondamental dans l’évolution du cosmos. Cet « ordre », le poète de Grignan le découvre

et redécouvre sans cesse dans certains paysages et certains objets qui paraissent ordinaires

mais qui lui sont infiniment chers, où il pressent que « Quelque chose de lointain et de

profond se passe »44 :

La terre n’est pas un tableau fait de surfaces, de masses, de couleurs ; ni un théâtre où les choses auraient été engagées pour figurer une autre vie que la leur (ibid.).

Jaccottet fait remarquer ici deux manières erronées de voir le monde, que l’on

trouve, d’une part, chez ceux qui portent l’attention uniquement sur ses apparences, ses

41 Jean de La Bruyère, Les Caractères, Paris, Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2004, p. 41. 42 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 342. 43 « Seinesgleichen geschieht » est le titre de la IIe partie de L’Homme sans qualités, que Jaccottet traduit par : « Toujours la même histoire ». 44 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 479.

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« surfaces », et d’autre part, chez ceux qui ne se préoccupent que du soi-disant « sens

profond » des choses qui, surinterprétées, deviennent de purs produits imaginaires et

subjectifs. C’est sous la lumière ardente de la Provence que Jaccottet, en contemplant

longuement un champ de blé, découvre soudain certains aspects inconnus du monde et la

« vraie vie » des choses :

Je surprends un acte, un acte comme l’eau coule. Ou même moins encore ; une chose qui serait vraiment là ; peut-être, un acte qui ne serait pas un spectre d’acte, qui ne ressemblerait plus à nos mouvements égarés (ibid.).

La lumière « si intense » de la Méditerranée qui chasse d’un seul coup toutes les

« images » qui hantent l’esprit du poète, conduit le regard directement sur les choses en

tant qu’elles-mêmes. N’étant plus forcées à « figurer une autre vie que la leur », une vie

que leur impose l’imagination humaine, les choses ont dévoilé devant le poète un « acte »

qui relève du profond secret du monde, et qui se rapporte à une « loi » cosmique qu’elles

suivent intuitivement et en dehors de la volonté humaine. Il s’agit, en fin de compte, d’un

« ordre », d’un « principe » qui s’applique au fonctionnement du plus grand comme du

plus petit. C’est en respectant cet ordre ou ce principe que les choses parviennent à

« habiter avec tranquillité le Temps » et à rester invulnérable contre le ravage de la mort.

Elles sont « vraiment-là », jouissant d’une vraie vie, et se trouvent ainsi à l’opposé de

« nos mouvement égarés », c’est-à-dire de cette vie sans ordre ni sens des hommes

modernes. Cet « ordre caché » du monde, cet « acte » secret qui accorde aux choses une

sorte de « réalité », n´est pas tout le temps visible mais ne se manifeste que dans certains

« lieux » et « à la faveur de certaines circonstances »45. Pourtant le poète est persuadé que

cet « ordre » était omniprésent à une époque de l’histoire humaine, laquelle avait pour

nom « l’Âge d’or » de ce fait même. Toute l’œuvre de Jaccottet est placée en effet sous le

signe d’une recherche de l’« ordre du monde », duquel l’homme moderne n’a de cesse de

s’éloigner :

Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’intuition qui est à l’origine de nombreux poèmes. Quelqu’un dit, à peu près: « J’eus alors l’impression que m’était dévoilé l’ordre du monde », ou encore : « Je compris le langage des oiseaux », ou : « Le voile qui nous sépare d’ordinaire du réel se déchira » (p. 342).

Les trois voix qui sonnent dans l’esprit de Jaccottet expriment une seule réalité,

celle de « l’intuition » d’un « ordre » invisible. Elles parlent d’une expérience de révélation

ou d’initiation où le novice, en dépassant des « obstacles » évoqués par l’image de

« voile », accède à un état d’éveil spirituel en découvrant soudain un « ordre du monde »

45 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 80.

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qui se distingue nettement de la « loi humaine ». Il connaît ainsi une sorte de « baptême

des yeux » où le regard, purifié et aiguisé, parvient à pénétrer des « couches

superficielles » de la vie et à atteindre le « Fond », le « Centre ».

Ce lien inséparable entre l’ordre et le monde est exprimé par d’autres voix,

souvent inaperçues, comme celles de Hölderlin, de Novalis, de Maurice de Guérin, de

Joubert, et « plus près de nous », « d'un Pierre-Albert Jourdan » et d’un Gustave Roud.

Ces œuvres, selon Jaccottet, parlent « de bout en bout », « à voix plutôt basse », « d'une

recherche essentielle » qui est celle d’une harmonie cachée du cosmos46. On trouve chez

Hölderlin une glorification, poussée à l’extrême, du « rythme », considéré comme partout

présent dans l’espace comme dans le temps : « Toute chose est un rythme ; la destinée

entière de l’homme est un rythme unique »47. Dans la préface pour Air de la solitude,

Jaccottet, en s’interrogeant sur l’origine de la passion chez Roud pour la marche ou plus

précisément pour « l’errance », a compris que cet « errant douloureux » est depuis

toujours à la poursuite d’un autre « Errant », c’est-à-dire d’une vérité qui fuit, d’un ordre

cosmique qu’il trouve dans les signes éphémères de la nature. L’« errance » est donc

ressentie comme une nécessité intérieure chez Roud, en tant que sa propre façon

d’approcher le monde. Si ces poètes chers à Jaccottet aiment se régaler les yeux des

paysages apparemment ordinaires et des signes insignifiants, c’est qu’ils y trouvent « la

source de presque toute poésie » et « la preuve, la trace » ou bien « la promesse d'une

harmonie cachée »48. Roud a cité souvent - et Jaccottet ne peut éviter de le faire après lui-,

ce fragment de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre, c'est pourquoi on ne

le reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars »49. On remarque que la vision du paradis

chez Jaccottet n’a aucun lien avec le « Jardin de merveilles » des chrétiens, malgré son

éducation du protestantisme, mais se présente comme un lieu où règne la « belle

ordonnance » du cosmos.

46 Jaccottet, préface d’Air de la solitude et autres écrits de Gustave Roud, Paris, Gallimard, 2002, p. 8. 47 Hölderlin cité par Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op.cit., p. 201. 48 Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., p. 11. 49 Novalis, Œuvres complètes, volume II, p. 307, fr. 433, cité par dans Observations. 1951-1956, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 53.

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1.1. Signes d’une « harmonie cachée »

Selon Jean-Marc Sourdillon, l’ordre du monde « dont les poètes répercutent le

nombre dans la métrique de leurs poèmes » n'est pas un ordre abstrait ou imaginaire,

mais « se manifeste » « le plus souvent dans l'organisation naturelle d'un paysage »50. En

marchant et en écrivant, Jaccottet met à l’épreuve son regard et sa langue pour saisir une

« résonnance » qui se produit dans l’espace de la vie interne de tout ce qui est présent au

monde, à la manière des Japonais traditionnels qui portent une attention particulière à ce

rythme visuel du monde, d’où la fameuse expression : « Si vous écoutez avec les yeux

vous pouvez comprendre »51. En effet, Jaccottet n’a commencé à percevoir ce rythme

qu’après son installation à Grignan52 où il connaît un émerveillement immédiat en

écoutant « cette espèce de profond battement » dans le paysage, « aussi difficile à décrire

qu’impossible à contester », « ce roulement d’un bas tambour invisible ou simplement

cette respiration d’être endormi »53. Il y a sur cette terre « un ordre composé, concerté »54,

comme on en trouve dans ce bosquet de genévriers, rencontré par hasard pendant une

promenade :

… On rencontre aussi des genévriers ; bien qu’ils ne soient jamais plantés en figures régulières, ayant poussé tout seuls au hasard du vent, ils ne semblent pas vraiment épars ; on les croirait groupés simplement selon des combinaisons plus mystérieuses, des espèces de constellations terrestres dont ils seraient les astres.55

Le bosquet de genévriers qui se présente comme une composition harmonieuse

est chargé de sens pour Jaccottet. Les arbres semblent bien aménagés et ordonnés, par la

main « d’un Passant invisible »56. Le lieu a touché le poète en tant qu’un ensemble, par

des liens innombrables qui se tissent entre chacun des arbres, ce qui n’est pas sans

rappeler des œuvres de Giacometti ou de Morandi qui sont traversées d’une force

expressive beaucoup plus saisissante quand elles sont déposées de manière harmonieuse

50 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux : Essai sur Philippe Jaccottet et les poètes qu'il a traduits, L'Harmattan, 2004, p. 131. 51 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, Arles, Edition Philippe Picquier, 2004, p. 79. 52 Jaccottet avoue dans son entretien avec Sébastien Labrusse : « quand j'étais adolescent ; je ne m’intéressais en effet pas du tout à la nature ; je n'étais ni rousseauiste, ni écologiste ; j'allais, mais en me forçant un peu, me promener dans la campagne, pour imiter Gustave Roud que j'admirais beaucoup ». Ce n’est qu’« à partir de Grignan » qu’il fait « La découverte, mais alors prodigieuse, du paysage », dont l'écho est plus que présent dans [s]es livres ». Au cœur des apparences, Chatou, Éditions de la transparence, 2012, p. 14. 53 « Poursuite », Eléments d’un songe, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 310. 54 Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., p. 12. 55 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 466. 56 Ibid.

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en exposition57. Les genévriers semblent avoir pris leur place suivant « des lois devenues

souffle ou mélodie » et forment ainsi « une géométrie indéchiffrable et très puissante »58,

si bien que Jaccottet pense tout de suite à cette image privilégiée de « constellation ». En

méditant sur Rilke qui constate dans « la position réciproque » des objets terrestres une

« tension » propre aux astres d’une « constellation » 59 , Jaccottet associe le mot

« constellation » à une sorte d’« indice » de l’accès à l’espace idéal. L’image de la

« constellation » représente bien le modèle de « l’ordre du monde ». Selon Platon dans le

Timée, le ciel est « organisé » par le dieu où « les astres et les planètes figurent la

progression de l’éternité »60. Dans la tradition chinoise, le « zodiaque » constitué de douze

signes qui expriment l’écoulement du temps est le signe de l’ordre suprême du Ciel.

Aujourd’hui encore, les Japonais tentent de créer une régularité dans leur jardin en y

reproduisant les douze signes du zodiaque et les quinze pierres qui évoquent le paradis.

Jaccottet, qui se veut « Contemplateur du zodiaque terrestre » et « d’une galaxie arrêté

dans un jardin » 61 , découvre dans la nature un grand ordre universel, et une

« correspondance » entre le haut et le bas, comme l’avaient constaté les peuples primitifs,

pour qui toute chose sur terre correspond à un « prototype » « céleste, transcendant,

invisible », à une « idée » au sens platonicien du terme62.

Une certaine « hiérarchie » est constatée dans ce bosquet de genévriers, divisé

entre des zones périphériques et un « centre » : « ils ont aussi quelque chose de lumineux

en leur centre, on serait tenté de dire une bougie »63. Cette structure bipartite est proche

de celle d’un temple qui, selon Heidegger méditant sur son essentiel, est « constitué d'une

série de cercles concentriques se refermant sur la statue du dieu64 ». On pense également à

ce lieu saint à Amber protégé par de nombreux enclos sous la plume de Bonnefoy :

« Nous sommes entrés dans cette enceinte puis dans la forteresse plus haut, et par des

57 « Quand sont rassemblées les œuvres de Giacometti, cela crée non pas une maison – ce serait trop beau – mais un lieu où l’on est pris au piège. Seule une exposition de Morandi, bien plus tard, au musée Cantini à Marseille, m’a enveloppé d’un saisissement comparable. » Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op. cit., p. 24. 58 « Poursuite », Eléments d’un songe, op. cit., p. 312. 59 Rilke, Lettre à Marie de La Tour et Taxis, citée par Jaccottet, Rilke par lui-même, op. cit., p. 145. 60 Platon, Le Timée, Garnier Flammarion, 1949, trad. Emile Chambry, p. 417. 61 « Mars 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 352. 62 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 17. L’historien des religions évoque cette correspondance ciel-terre en donnant l’exemple des Iraniens et des Sumériens traditionnels pour montrer que « Notre terre correspond à une terre céleste » et que « La création est simplement dédoublée ». 63 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 466 64 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986, p. 44.

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cours ombragées et des salles sombres nous avons atteint des terrasses où d’un seul coup

j’ai compris »65. Le rapprochement entre les genévriers et les monuments sacrés est

confirmé ensuite par Jaccottet :

Ils ressemblent à de modestes pyramides dont le vert sombre, couleur de temps et de mémoire, se givre en son milieu : de petits monuments de mémoire, de profondeur givrée, entre lesquels le promeneur s’arrête, pris dans un réseau… (p. 466)

Au-delà d’un ordre sur le plan spatial, Jaccottet remarque ici un autre ordre, qui

se manifeste sur le plan du temps. Si le rapprochement entre les arbres et les pyramides

était d’abord fondé sur une ressemblance au niveau de la forme, on trouve un lien plus

profond qui permet d’associer ces premiers aux tombeaux royaux dont la structure

architecturale illustre parfaitement la notion de « passage » dans l’art funéraire de

l´Égypte ancienne. Le pressentiment d’une relation secrète entre l’arbre et le temps est

traduit par l’image de « petits monuments de mémoire », mémoire qui n’est ni fraîche ni

vieille, mais qui « se givre » dans le temps, tout comme des momies embaumées. Cette

couleur de genévriers, « vert sombre », est une « couleur de temps et de mémoire » selon

le poète, sans doute pour son feuillage persistant qui résiste aux rigueurs de l’hiver et à la

menace de la mort. Ces arbres, à l´abri de l’usure du temps, semblent jouir d’une vie qui

se prolonge à l’infini, à la manière des corps qui reposent au fond des pyramides : ceux-ci

passent de la vie à la mort et ensuite à la résurrection dans un éternel retour. Le temps

s’arrête pour ces arbres, et aussi pour le poète qui « s’arrête » lui-même sur le seuil de

l’inconnu, pris « dans un réseau » où il trouve sa juste place dans les

« constellations terrestres » à l’exemple d’un arbre, et prend part dans l’ordre du cosmos.

1.2. « Ordre » au niveau du temps

En examinant l’expérience de Jaccottet dans le bosquet des genévriers, on

constate un ordre du monde qui se manifeste au double niveau de l’espace et du temps.

En fait, la perception humaine du temps comme cyclique et rythmique est une de ses

premières appréhensions de l’ordre du monde. Cet ordre nous est à la fois extérieur et

intérieur : il échappe à notre volonté, mais en même temps nous y sommes complètement

entraînés en confondant ce rythme cosmique avec le rythme biologique de notre corps : le

battement du cœur, la palpitation du pouls ou encore les ondes du cerveau. Les deux

rythmes macrocosmique et microcosmique sont intimement liés, comme le montre Nelly

65 Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, Mercure de France, 1987, p. 28.

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Delay dans Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère : « l’alternance du jour et de la nuit, le

recommencement des saisons, le mouvement des astres observables de la Terre,

déterminent tout autant les modifications d’équilibre de chaque être humain »66.

L’ordre du monde, découvert par hasard par les hommes primitifs, relevait plus

tard d’une nécessité vitale et notamment alimentaire. Ils commençaient ainsi à observer

consciemment des changements périodiques du monde pour en tirer une sorte de

« leçon », qu’ils appliqueraient ensuite dans leurs activités quotidiennes. Liés au besoin de

survie, les premiers rites et les premières fêtes de l’histoire humaine ont été inventés pour

rappeler les dates « importantes » qui coïncident, dans la plupart des cas, avec le

commencement ou la fin des périodes agricoles, délimitées en fonction des saisons. Un

rythme plus « officiel » est introduit dans la vie humaine par la création du calendrier qui

est « lunaire », puisque dans des sociétés agricoles traditionnelles, la lune constitue une

des plus importantes références du rythme cosmique.

En revanche, l’homme moderne est beaucoup moins sensible au rythme du

temps, vivant dans une société où le secteur agricole est largement réduit par rapport aux

siècles qui précèdent l’industrialisation mondiale. De nos jours, il est inimaginable de

voir quelqu’un qui vouerait un pareil respect au retour périodique des saisons comme

Hokusai, peintre japonais du XVIIIe qui, pour « symboliser » le Nouvel an, place

précieusement dans un pot de porcelaine chinoise la première branche de prunier en

fleur. Montrant une grande sensibilité pour des variations subtiles dans le monde naturel,

le peintre fait entrer les signes du temps dans le courant banal de sa vie, rendue moins

banale et moins vulnérable par là même. On pense également à des poètes japonais

traditionnels qui se réunissent « chaque mois à jour fixe » pour célébrer le rythme du

temps cosmique : en janvier bissextile, ils chantent le prunier aux fleurs rouges et l’amour

des chats ; en février, la récolte des premières herbes ; en mars, le ramassage des

coquillages…67

C’est dans le souci d’accueillir, à l’instar de Hokusai, les signes du temps dans

son œuvre que Jaccottet donne une place toujours croissante à cette forme de « notes »,

qui était pourtant peu appréciée à l’époque de Lausanne où l’écriture du journal et du

carnet, considérée comme « des façons trop ostensiblement littéraires de se rapporter au

66 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 8. 67 Ibid., p. 66.

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quotidien »68 par le jeune poète. Mais elle est devenue avec le temps une des écritures les

plus chères à Jaccottet, comme en attestent ces plusieurs publications : d’abord

Observations, plus tard La Semaison qui, au nombre de trois, couvrent à peu près un demi-

siècle, et pour terminer, Taches de soleil, ou d’ombre. Si la forme de notes est à nouveau

prisée par le poète, c’est parce qu’elle est vue comme la meilleure pour épouser le rythme

du temps. Les mots qui s’écrivent au plus près du monde et se renouvellent avec le temps,

sont placés tout entiers sous le signe de « passage ». La précision du mois et de l’année au

début des notes acquiert peu à peu une dimension rituelle pour Jaccottet, parce que la

nécessité d’écrire au rythme du temps chez le poète est aussi urgente que celle de prier

chez un croyant. Ces notes qui sont destinées à garder quelques traces des variations

subtiles de la nature sont proches, dans cette mesure-là, de cette poésie chère à Jaccottet

qu’est le haïku, appelé par Roger Munier comme « poème de saison » dont la « nature »

invite à suivre le rythme cosmique des changements météorologiques69. De même, le

poète de Grignan a remarqué que les recueils de haïkus sont « ordonnés comme des

calendriers poétiques »70, écrit-il dans Tout n’est pas dit. Cependant, pour la plupart des

hommes modernes, qui passent plus de temps à l'intérieur des bâtiments qu’au grand air,

la succession de saisons et les changements du monde naturel passent souvent inaperçus.

Dans une certaine mesure, ils ont cessé d’« habiter » la terre, si nous nous référons à la

définition de cet acte donnée par Heidegger :

Les mortels habitent alors qu'ils accueillent le ciel comme ciel. Au soleil et à la lune ils laissent leurs cours, aux astres leur route, aux saisons de l'année leurs bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour ni du jour une course sans répit71.

C’est ainsi que Jaccottet a exprimé dans une note d’Observations la nostalgie

profonde pour une époque lointaine « où le monde n’avait pas encore suffisamment

prouvé la fragilité de ses formes, où les saisons avaient l’air de se suivre » (p. 33). Selon

lui, le poète ne « pouvait écrire » « une sorte de chant soutenu et une musique habitable »

(ibid.) que dans un monde où la cohérence des saisons et le rythme du temps sont

respectés. On pense à cet amour qu’éprouvent les Japonais pour la nature, qui est

68 Hervé Ferrage, notice de La Semaison (Carnets 1954-1967), in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 1409. 69 « J’ai suivi l’ordre des saison comme il [R.-H.Blyth] l’a fait lui-même et comme y invite la nature du haïku, poème de saisons. » Roger Munier, avant-propos de Haïku, préf. Yves Bonnefoy, Paris, Fayard, 1978, p. 3. 70 « Nouvel an japonais », Tout n'est pas dit : Billets pour la Béroche, 1956-1964, Bazas, le Temps qu’il fait, 2015, p. 102. 71 Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser », Essais et conférences, cité par Christine Dupouy dans La Question du lieu en poésie, op. cit., p. 83.

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« intimement lié à cette sensation profonde du passage d’une saison à l’autre, du calme à

l’orage »72. Le monde est cher pour eux moins par une beauté « immobile » que par ses

mouvements, par ses mille et une nuances qui génèrent toujours une tentation

irrésistible : « Beauté d’une fleur qui se fane, du vent sur la surface de l’eau… »73.

Jaccottet, également sensible à cet aspect changeant de la nature, revient régulièrement à

des mêmes lieux et des mêmes objets pour les contempler aux différents moments de la

vie et de l’année. Il éprouve un grand plaisir à observer la « métamorphose du même ».

Sur ce point, il se rapproche des poètes japonais dont le « pauvre cœur » bat au même

rythme que « la vibration de l’espace » et en éprouve des « émotions synchrones » ou

kando (« mouvement ressenti ») 74 . Moins intéressé à l’apparence figée des choses,

Jaccottet éprouve une grande attirance pour ces « moments de passage » entre les saisons,

et évoque ainsi, trois « passages » différents, celui du printemps à l’été, de l’automne à

l’hiver et enfin de l’hiver au printemps, dans une note d’avril 1960 de La Semaison :

Je conçois plus clairement aujourd’hui le passage du printemps à l’été dans le jardin, qui est que progressivement il se referme et se couvre, se change en pavillon ou grotte de feuilles, alors qu’en hiver tout est ouverture; […] (p. 360).

Ce renouveau de la nature au printemps et son déclin en hiver ne sont pas

associés simplement aux lois intrinsèques du cosmos, le poète propose une vision

organique du monde en ayant recours à des mots comme « ouverture » et de

« fermeture » : à ce moment de passage du printemps à l’été, on pense à la Terre-Mère qui

tend ses bras vers toutes choses du monde pour les accueillir en son sein. Allant de

l’automne à l’hiver, le mouvement est inversé : la terre maternelle cesse d’entourer les

« enfants » de ses bras, mais les laisse partir loin, vers un espace plus dégagé où « tout est

ouverture ». Plus loin, un autre passage est observé, celui de l’hiver au printemps, où la

nature se détourne de « l’art du peu » pour prendre le goût de la diversité. Des êtres,

surtout aériens, comme papillons et oiseaux qui sont réveillés par les premiers rayons du

printemps, viennent orner la terre dénudée, dont ils compensent la pesanteur par la

légèreté de leur mouvement :

Puis vient le bref moment - mars - où des papillons blancs ou roses battent des ailes parmi ces matières nues, élémentaires, moment de feu bref et de légère neige comme suspendue en l’air au-dessus de la poussière ; et déjà renaît, comme un bourdonnement qui prend ici, puis là, selon un ordre immuable, la verdure ; […] (pp. 360-361).

72 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 97. 73 Ibid. 74 Ibid.

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La notion de « l’ordre » est mise en avant par le poète qui constate que la

reproduction étonnante de la nature n’est pas soumise au hasard, mais plutôt orchestrée

ou programmée. C’est ainsi qu’il prend le plaisir d’évoquer, une par une, l’apparition des

plantes, comme s’il s’agit de la naissance de ses propres enfants : d’abord la verdure « de

troènes et des rosiers grimpants avec celle du pêcher et de l’amandier », « puis du

plaqueminier, brillante, presque jaune », « puis du figuier », « plus tard encore celle

particulièrement légère et tremblante de l’acacia », « en dernier lieu celle du tilleul »75. On

remarque que le poète porte un regard intime non seulement sur les moments de passage

entre des saisons, mais aussi sur des changements au niveau des détails de la nature qui

se produisent à l’intérieur d’une saison. Pour le poète, toutes choses du monde, si infimes

soient-elles, témoignent de l’ordre du cosmos. De même, c’est en observant la régularité

dans le mouvement des choses simples que les peuples primitifs s’aperçoivent que

l’univers évolue en suivant des lois « immuables ». Si « les caprices des dieux » ont

longtemps suffi pour expliquer la constatation de « la reproduction à intervalles réguliers

dans la nature de phénomènes comparables, sinon répétitifs », les peuples anciens sont

peu à peu conduits à l’idée que « le Soleil et la Lune se meuvent selon un rythme qui

introduit une notion d’immuable dans les apparences variables et que la régularité de ce

mouvement induit la notion de recommencement de rythme, de temps »76. Constatant un

ordre qui règne dans les divers aspects de sa vie, ils commencent à faire la distinction

entre le « chaos » et le « cosmos », persuadés que le monde qui les entoure est

parfaitement organisé, et que le temps n’est pas irréversible mais se renouvelle

périodiquement dans un « éternel retour ». Grâce à la prise de conscience de l’ordre

universel, ils voient que certaines choses peuvent demeurer immuables dans le

mouvement incessant du monde, ce qui est à l’origine de notre vieille aspiration

collective à « l’éternité ». De plus, cet ordre est ressenti comme l’arme la plus puissante

contre la mort et le néant, comme le dit Jean-Marc Sourdillon avec beaucoup de justesse

dans Un lien radieux :

Le fond de la réalité humaine, c'est la mort ; […] Par opposition avec cette réalité, l'esprit humain est habité par une aspiration à l'ordre qui le conduit à se dresser au-dessus du néant […]. Telle est l'intuition qui se trouve à la source des œuvres de plusieurs poètes modernes qui donnent l’impression de se plonger dans la nature mais méditent en effet sur une question de fond de la condition humaine qui est celle de l’ordre, en « soupçonn[ant]

75 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 361. 76 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 12.

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dans le paysage l'existence d'un ordre caché (sans lequel d'ailleurs il n'y aurait pas de paysage mais simplement un morceau de nature), susceptible de soutenir l'ordre humain77.

1.3. « Ordre du monde » : illusion ou réalité ?

Cette intuition de l’ordre du monde qui s’écarte du raisonnement habituel de la

pensée humaine ne se laisse pas traduire dans une langue courante, si bien que le poète

déclare : « C’est aussi un thème de contes »78, comme si elle ne peut être évoquée que

dans un contexte « fantastique »79, tant elle semble absurde ou même mensongère aux

yeux des hommes modernes. Pourtant, malgré tout, le poète reste persuadé de la

présence de cet ordre :

Il s’agit là, évidemment, d’un fait indubitable (que l’on peut tenir pour menteur, mais qui ne s’en produit pas moins) ; cette expérience prend des formes diverses, mais le résultat est toujours le même. Elle s’est produite depuis qu’il y a des hommes, et l’on en trouverait dans les textes mythiques, philosophiques ou purement littéraires des centaines d’exemples. (La Semaison, p. 342)

Ce désir persistant d'exprimer le pressentiment d’un « ordre du monde » s’est

manifesté de manière visible à l’aube de l’histoire humaine tout comme à l’époque de

l’enfance d’un individu. Avec les mythes antiques, les contes d’enfant montrent combien

est ancienne cette « obsession humaine de l’ordre » (ibid.). Bien que cette intuition d’un

« ordre caché » paraisse sans doute ridicule ou même « superstitieuse » pour la société

moderne, le poète s’applique à la défendre durant sa vie, « contre soi et le monde »80 :

On peut objecter que cette expérience est un mirage : mais comment ce mirage est-il possible, et comment n’aurait-il pas, même en tant que mirage, un sens ? (ibid.)

Cherchant à convaincre d’autres personnes de cet « ordre du monde », Jaccottet

est pourtant lui-même soumis à un sentiment d'incertitude. Une suite de questions se

posent : comment distinguer l’illusion de la réalité ? Celles-ci, sont-elles opposées l’une à

l’autre de manière absolue ? N’y a-t-il pas un certain degré de « vérité » dans l’illusion

même? Allant loin dans des recherches poétiques comme philosophiques, le poète de

Grignan adhère à une forme de logique qui est en contraste avec la logique traditionnelle

de binarité ou de non-contradiction, mais une logique « de l’ambigu », « de l’équivoque »,

77 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., pp. 131-132. 78 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 342. 79 N’oublions pas que, d’un point de vue psychanalytique, avec le « rêve » et la « sublimation », le « fantasme » consiste un des moyens de « décharger » une idée refoulée. 80 « Mars 1962 », Ibid., p. 366.

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« de la polarité »81. Dans une certaine mesure, il a ébranlé la base du système cognitif

humain en disant ceci : « cette illusion faisait partie, à sa manière, du monde réel, et je

devais en tenir compte »82. Il s’affranchit de la limite entre la réalité et l’illusion en voyant

dans cette dernière une double image de « rêve » et de « révélation » qui conduit

justement à la vérité d’un monde ordonné.

Ce mirage, ou cette intuition, révélation ou rêve, oppose un ordre au désordre, une plénitude au vide, et au dégoût l’émerveillement, l’espoir, l’enthousiasme. Est-il possible de croire que l’obsession humaine de l’ordre, dans les domaines les plus divers, soit totalement privée de sens (p. 342) ?

Confirmant ces bénéfices d’un « mirage » qui permet de résister contre quasiment

tous les maux de la modernité, Jaccottet donne ainsi une place grandissante à des

« impressions » et des « entrevisions », qui révèlent la « plénitude » d’un monde en cours

de destruction. En fait, toute l’œuvre de Jaccottet peut se lire comme une « quête de

l’ordre ». La « belle ordonnance », présente depuis le commencement de l’univers et bien

visible pendant la longue période qui préside l’ère de la modernité, est presque

imperceptible à notre époque, et ne se dévoile que par intermittence et devant des yeux

très attentifs. Pourtant, elle n’a jamais complètement disparu, mais demeure sous forme

de « nostalgie » et d’« obsession » au plus profond de l’inconscient collectif de l’humanité

amenée à chercher partout ses « traits épars » :

Et n’avons-nous pas le devoir, ou au moins le droit, d’écouter en nous cette très profonde, irrésistible nostalgie, comme si vraiment elle disait quelque chose d’important et de vrai? N’est-ce pas le fait d’un esprit borné que refuser de croire à l’énigme qui nous attire et nous éclaire? Est-il plus juste de croire qu’à l’ossement, à la ruine (ibid.) ?

L’écoute de « cette très profonde, irrésistible nostalgie » en nous ne relève point

d’un geste narcissique ou passéiste, mais s’inscrit dans « une logique progressiste de

retour amont » : « si l’on cherche à gagner la source, c’est pour mieux s’élancer vers le

futur »83, comme le dit Christine Dupouy dans La Question du lieu en poésie.

2. Le désordre dans le monde humain

Pour le jeune poète suisse âgé de vingt ans, la fin de la seconde guerre mondiale

n’est pas celle de tous les malheurs humains, mais s’avère le commencement d’un autre

81 Jacques Derrida, « Chôra », Poikilia, Etudes offertes à Jean-Pierre Vernant, E.H.S.S., 1987, p. 265. 82 « Nouveaux conseils de la lune », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 108. 83 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 99.

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désastre, « durable, plus profond et moins visible, sournois, malgré les apparences »84,

puisque la société moderne, en s’écartant de l’ordre originaire du cosmos, n’a cessé de

glisser vers le chaos, où le désordre se manifeste à tout niveau : « destruction des

structures sociales », « déroute des pensées comme des actions », « renversement des

valeurs et des forces », « détournement des mots et des formules » 85.

2.1. Le fondement oublié de la science moderne

Depuis longtemps, Jaccottet est conscient d’un « vide » ancré profondément dans

la vie moderne qui est apparemment remplie. Il voit les hommes comme autant de

« morts-vivants » qui sont envahis par un sentiment de « non-appartenance » au monde

dont une rupture épouvantable s’impose entre l’apparence et le fond. Si ceux qui

parcourent les couches superficielles de la réalité prenaient le temps de regarder le fond

de la vie, ils seraient sans doute anéantis par ce qu’ils verraient, comme quelqu’un qui

traverse un pont les yeux bandés et à qui on enlève tout d’un coup son bandeau pour

qu’il découvre les démons les plus sanguinaires sous le pont. Jaccottet évoque ce

sentiment d’insécurité dans une note d’Observations, écrite lors de son séjour à Paris :

Celui qui se croyait tout-puissant s’apercevra qu’il dormait sur le fil du rasoir : qu’il ne se retourne pas en rêve, ou ses draps seront vite empoissés et rouges ; celui qui admirait, marchant dans une ville, la fermeté de ses assises et la vieillesse de ses énormes monuments comprendra que les plus lourdes pierres, entassées les unes sur les autres selon des lois qui paraissaient très fortes, ne furent en définitive que des coalitions de poussière (p. 32-33).

Ainsi, le fondement de la société scientifique et matérialiste est tout entier mis en

question par le poète, selon qui ces « lois » apparemment « très fortes » et qui servent de

base à la connaissance humaine de l’univers et aux « progrès » de tous niveaux dans notre

monde, sont menacées « par d’autres valeurs, d’autres puissances chiffrables » 86 ,

lesquelles répondent sans doute mieux à « l’ordre du monde », et permettent aux hommes

d’habiter poétiquement la terre. Jaccottet reconnaît l’origine du tragique humain dans

une opposition entre le « pseudo-ordre » que l’homme impose au monde et le vrai

« ordre », cosmique et immuable, dont le poète n’a cessé de poursuivre la vérité en

s’aidant de la poésie.

L’intuition humaine de l’harmonie et de l’ordre du monde qui s’exprime dans un

langage mathématique depuis les présocratiques est soumise à une déformation à

84 Doris Jakubec, notice d’Observations, op. cit., p. 1360. 85 Ibid. 86 Observations, op. cit., p. 33.

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l’époque moderne caractérisée par le règne de la quantité. Le pythagorisme, célèbre pour

avoir fait sienne la devise « Tout est nombre », est fondé sur une vision du monde bien

différente de celle qui est maintenant la nôtre. Nous voyons le nombre comme une

« collection » ou « répétition » d’unités - par exemple, 3 résulte pour nous de l’addition de

1 à 1 et encore à 1-, alors que pour les pythagoriciens, le nombre est né de la « division de

l’Unité », comme le constate Aristote : « L’Un en se dédoublant se double, un a produit

deux »87. Selon Jean Brun, spécialiste de la philosophie grecque, le nombre pythagoricien,

au lieu d’être « la juxtaposition d’unités résiduelles élémentaires », est défini comme le

résultat du « fractionnement de l’Un-Tout originaire et premier » : « il n’y a donc pas de

pluriel de l’Unité, ou plutôt il faut distinguer l’Un, le Nombre des nombres, et la monade,

le nombre des choses nombrées »88. C’est une telle conception du nombre qui a conduit à

une vision du monde d’intégralité, de plénitude et d’harmonie, ainsi que le remarque

Théon de Smyrne : « Selon la doctrine des pythagoriciens, les nombres sont pour ainsi

dire le principe, la source et la racine de toutes choses »89.

Le nombre pythagoricien porte non seulement une dimension quantitative, mais

surtout un sens cosmique ou contemplatif dans la mesure où il exprime une relation

d’harmonie entre les parties et un tout, et traduit « un intervalle » « qui est tout autre

chose qu’un simple intervalle métrique », mais « un véritable intervalle ontologique » qui

amène à réfléchir sur la notion cruciale d’harmonie90.

Relation de l’individu à l’Etre, poursuit Jean Brun, du Multiple à l’Un-Tout, le nombre pythagoricien n’est pas une simple quantité : il est un intervalle harmonique. Cette dernière notion est finalement la clef de voûte de toute science et surtout de celle du cosmos91.

Cependant, la science moderne s’est développée en perdant de vue le fondement

originaire sur lequel elle s’était édifiée et qui consiste précisément en « un ordre composé,

concerté »92, présidant autrefois dans tous les aspects de notre vie et de nos relations avec

le monde. C’est pourquoi, quelle que soit l’étendue de ses succès, la science moderne

contient toujours en son centre un « creux » ou un « noyau vide », si bien que l’homme

d’aujourd’hui n’éprouve pas plus de bonheur que ses ancêtres de l’époque préindustrielle,

mais se trouve, en revanche, plus exposé à des dangers et à des malheurs de toute forme.

87 Aristote, Métaphysique, XIV, 3, cité par Jean Brun, Les Présocratiques, op.cit., pp. 28-29. 88 Jean Brun, Ibid. 89 Théon de Smyrne, Expositions des connaissances mathématiques utiles pour la connaissance de Platon, trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966, p. 27. 90 Jean Brun, Les Présocratiques, op. cit., pp. 31-32. 91 Ibid. 92 Philippe Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., p. 12.

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On pense à la critique de Husserl sur la science moderne, reprise ensuite dans « Science et

méditation » de Heidegger et chargée d’une nouvelle signification 93 . Les deux

philosophes, intéressés par le « fondement oublié » de la science moderne qui est

« incalculable » et « concerne l’homme au plus haut point » 94 , donnent des noms

différents à celui-ci : « monde de la vie » (die Lebenswelt) chez Husserl, et « la vérité de

l’être » chez Heidegger. Et cette science qui manque de fondement a conduit l’homme sur

un chemin de destruction et a changé ses relations avec les choses :

Tout prend place d’emblée dans l’horizon de l’utilité, du commandement, ou mieux encore de celle de commanditement de ce dont il faut s’emparer… Plus rien ne peut apparaître dans la neutralité objective d’un face à face95.

Dans cet « horizon de l’utilité », l’homme ne se trouve plus devant les « choses »,

mais les « fonds disponibles » (« Bestand »), comme l’appelle Heidegger qui donne

l’exemple de l’air « requis pour la fourniture d’azote », et du « sol » pour celle de minerai

et de l’uranium dans la création de l’énergie atomique. C’est pourquoi les poètes

modernes ont éprouvé une perte de réalité chez les choses, avec lesquelles nous ne

maintenons plus la « veille entente » : « Les objets avec lesquels ils sont encore en contact

forcé, objets de tous les jours, perdant leur réalité, se confondent peu à peu avec ces

fausses bouteilles, ces faux fruits qu’on expose dans les vitrines en temps de pénurie »96.

Les choses du monde, auxquelles les peuples anciens semblaient « liés quasi

magiquement » se détachent de nous peu à peu, si bien que l’homme n’a jamais senti si

seul tel qu’il l’est aujourd’hui. Si toutes choses tendent à perdre leur réalité, la « seule

réalité visible » qui nous reste, selon Jaccottet, est bien « cette débâcle immobile et

sempiternelle de tout », alors que « la seule réalité intérieure » est cette « confuse envie de

pleurer qui ne se calme pas », « les larmes même ayant été retirées à l’âme comme un

attribut trop limpide »97.

93 Voir la Crise des sciences européennes de Husserl, auquel Heidegger fait écho, même s’il ne mentionne pas Husserl, dans sa conférence de 1953, « Science et méditation, Essais et conférences, trad. André Préau, préf. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1973. 94 Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 88. 95 Martin Heidegger, « Séminaire du Thor 1969 », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, pp. 303-304. 96 Observations, op. cit., p. 32. 97 Ibid.

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2.2. Une « pseudo-vie » « si près de la mort »

La vie moderne n’est pas une vraie vie pour Jaccottet qui lui donne le nom de

« pseudo-vie », proche de ce « besoin de vie » évoqué par Rilke98. Mais le poète praguois

ne peut s’empêcher de poser la question : « Le besoin de vie, est-ce … la vie ? Non, la vie

est quelque chose de calme, de vaste, de simple. Le besoin de vie est hâte et chasse. C’est

le besoin d’avoir la vie, tout de suite, tout entière, en une heure »99. Le sentiment de cette

« pseudo-vie », qui n’est qu’une forme de la « mort », devient particulièrement fort chez

Jaccottet lors de ses séjours dans les grandes métropoles mondiales où l’influence

humaine sur la terre est prédominante, notamment à Paris. Il s’est heurté à la même ville

qui a fait souffrir à Rilke un peu avant lui, et à Kleist un siècle plus tôt. Paris, « qui est

vraiment une grande ville étrangère, très, très étrangère »100 pour ces êtres sensibles, a

suscité une angoisse qui était d’abord d’ordre personnel et qui débouche plus tard sur

d’autres angoisses d’ordre universel, comme le décrit Rilke dans Les Cahiers de Malte

Laurids Brigge :

L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air. Tu le respires avec sa transparence ; et il se condense en toi, durcit, prend des formes pointues et géométriques entre tes organes ; car tous les tourments et toutes les tortures […] sont d’une opiniâtre indélébilité, tous subsistent et s’accrochent, jaloux de tout ce qui est, à leur effrayante réalité. Les hommes voudraient pouvoir en oublier beaucoup ; leur sommeil lime doucement ces sillons du cerveau, mais des rêves le repoussent et en retracent le dessin101.

Chez Jaccottet, des souvenirs de « la présence oppressante de la misère, de la

déchéance, de la mort »102 sont restés à tout jamais dans son cœur, constituant une toile

de fond sombre et immuable pour son œuvre malgré la lumière provençale qu’il essaie

d’y faire entrer. Ainsi, l’acte d'écrire chez Jaccottet est fondamentalement « engagé »,

mais d'une manière nettement distinguée des surréalistes et encore des existentialistes.

Réparer le désordre du monde humain au moyen de la littérature pour y réinstaurer

l’ordre cosmique demeure la préoccupation centrale et constante de Jaccottet.

Sensible à une « impossibilité de vivre », le poète éprouve une sympathie pour

« les jeunes gens misérables qui se couchent sur la pierre de villes et que ne réveille plus

vaguement, de loin en loin, le désir »103 : « Leur paresse sans doute ne s’accommode que

98 Rilke par lui-même, op. cit., pp. 52-53. 99 ibid. 100 Rilke, lettre à Clara, cité par Jaccottet, ibid., p. 52. 101 Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge traduit par André Gide, cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., pp. 54-55. 102 Ibid., p. 53. 103 « Août 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 401.

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trop bien de cet abandon ». Destructrices sont les questions qu’ils se posent : « pourquoi

rester debout, pourquoi engendrer, pourquoi maintenir dans un tel monde »104, questions

qui ne sont pas sans rappeler celles que Rilke lance dans une lettre à Lotte Hepner :

« comment est-il possible de vivre, quand les éléments de cette vie nous sont

complètement insaisissables ? » « Quand nous sommes toujours insuffisants en amour,

hésitants devant la décision et incapables face à la mort, comment est-il possible

d’exister ? »105.

L’homme est souvent réduit à l’animal ou même à l’insecte - peut-être pire que

ceux-ci qui jouissent quand même de la joie de vivre, alors que lui, il est partout traqué,

menacé, rabattu :

Ecrasé un scorpion au milieu du charbon, dans la cave humide. Beaucoup d’hommes ont été traités, sont traités ainsi. Le noir, le blême, l’humide106.

Dans une note de La Semaison datant d’août 1966, le poète constate une

opposition étonnante entre les jeunes filles modernes, associées aux « insectes

démantelés » et aux « nymphes d’insectes », et les femmes de l’époque antique, idéales

pour lui et comparées ainsi à d’autres « nymphes » - celles « de Castalie », « dryades » (p.

402). La dégradation de l’image féminine a suscité chez le poète une déception profonde,

qui remarque en plus un souci de « vitesse » qui marque la vie de la nouvelle génération :

« Elles ont hâte », « la hâte les prend », ou encore « Elles courent, croyant s’élancer quand

elles ne font que fuir » (pp. 401-402). Ces jeunes filles se précipitent parce qu’elles ont

peur, pressentant l’arrivée imminente de la mort : « elles veulent jouir, bientôt elles seront

vieilles ou tout sera cendres pestilentielles » (p. 402). Plus elles tentent de se rendre maître

du temps, plus elles deviennent ses esclaves : « Leur temps mesquin est compté »107,

comme l’écrit Rilke dans Le Livre d’heures.

« Quelle patience il faudra pour payer cette course ! » (p. 402), poursuit Jaccottet

en prenant conscience que le travail du poète consiste précisément à mettre un frein à la

vie tumultueuse, sans cesse accélérée, qui est la complice même de la mort. La patience

que le poète s’impose et qui fait partie de la pratique d’une « vie juste » est destinée à

compenser et à empêcher cette course effrénée vers la destruction.

C’est cette même patience, raréfiée à notre époque mais très présente dans

l’œuvre de Jaccottet, qui a rendu celle-ci unique et parfois inappréciable dans une société

104 Ibid. 105 Rilke cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., p. 72. 106 « Janvier 1964 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 378. 107 Rilke cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., p. 51.

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tentée par la rapidité qui « n’accepte plus de nourriture que mâchée » (ibid.). Lorsque le

monde est devenu un grand casino, un grand carnaval, où chacun « se jette dans toutes

sortes d’activités forcenées », « s’agite et se dépense pour se persuader qu’il s’amuse »108,

le portrait du poète solitaire et muet paraît bien singulier parmi la foule, lequel est seul à

apprécier la vertu du silence : « Mais si l’on attendait en ne parlant pas, il semble qu’une

espèce d’ordre pourrait se faire, un mouvement ascendant, même très imperceptible, se

substituer à la chute. Ainsi, dans une tranquillité tremblante, dans le silence ou plus

exactement dans un espace où les bruits s’éloignent et s’étagent, comme lorsqu’on sort

d’une ville et atteint les premières forêts, dans cet espace pareil à une maison, quelque

chose pourrait se passer peut-être, s’entrouvrir, s’éclairer »109.

2.3. La rupture entre l’époque du chaos et l’« Âge d’or »

En effet, le grand désordre que nous sommes en train de traverser n’est pas

inhérent à l’espèce humaine qui partageait, pendant longtemps, la « belle ordonnance »

cosmique. Nombre de poètes ont nourri un rêve de « l’âge d’or » qui n’est pas purement

fictif, mais avait existé réellement dans l’histoire humaine. La Grèce antique est

considérée comme le pays idéal par Hölderlin qui croit y découvrir cette lumière à la fois

divine et humaine qui éclairerait le monde moderne. De même, le rêve de la plénitude

chez Jaccottet demeure constamment attaché à un temps ancien, presque

« immémorial », qui « savait inventer des images du paradis et préservait, entre l’homme

et la nature, des rapports harmonieusement réglés »110. C’est pourquoi il n’hésite pas à

poser une association entre « rêve » et « souvenir », trouvant une sorte de « promesse »

dans la « réminiscence » même. À travers la voix de Diotima, Hölderlin indique l’origine

de notre conscience malheureuse qui consiste en une déception vis-à-vis de l’époque

moderne et surtout en cette aspiration à « une époque meilleure », à « un monde plus

beau » : « Ce n’est pas une chose qui soit disparue depuis telle année, dit Diotima à

Hypérion ; on ne peut pas exactement dire quand elle était là, quand elle est partie, mais

elle était là, elle est là encore, elle est en toi »111.

Le poète de Grignan pense à « l’Âge d’or » en passant devant un verger de

cognassiers, qui ranime le souvenir d’un passage dans Don Quichotte : 108 Observations, op. cit., p. 32. 109 Ibid. 110 Hervé Ferrage, notice du Cahier de verdure, op. cit., p. 1505. 111 Hölderlin cité par Zweig, Le Combat avec le démon, op. cit., p. 120.

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Oui, c’était alors que les simples et belles bergeronettes allaient de vallée en vallée et de colline en colline, en tresse et en cheveux, sans autres habits que ceux qui étaient nécessaires pour couvrir honnêtement ce que l’honnêteté veut et a toujours voulu qui se couvrît ; et leurs ornements […], c’étaient quelques feuilles de verte barbane et de lierre entrelacées…112

Le rapprochement entre le verger et le chef-d’œuvre de Cervantès était d’abord

fondé sur une similitude au niveau de l’apparence, puisque le « blason » « vert et blanc »

des cognassiers en floraison est retrouvé chez la chasseresse dont « la rencontre » a

« consolé » le triste chevalier : « Cette dame était pareillement vêtue de vert », « montée

sur un palefroi ou haquenée toute blanche qui avait un harnais vert et une selle de toile

d’argent »113. Néanmoins, un lien plus profond est constaté entre l’image de l’Âge d’or

sous la plume de Cervantès et ce verger, vu comme une sorte de paradis actualisé par le

poète de Grignan qui y découvre un dernier écho de l’Arcadie perdue.

« Nostalgie de l’Âge d’or, pastorales, idylles »114 : de cette tradition littéraire

envers laquelle il avoue sa dette, Jaccottet cherche à en « sauver quelques purs accents »,

comme le remarque Hervé Ferrage dans la notice qu’il rédige du Cahier de verdure pour la

Pléiade : « Jaccottet prend non seulement plaisir à en raviver l’éclat, mais suggère aussi

une continuité dans le temps, comme si une même question se prolongeait, aggravée et

dramatisée par les bouleversements brutaux du XXe siècle » 115. Cet enchantement de Don

Quichotte pour un Âge d’or auquel il renonce plus tard, le poète de Grignan continue de

le maintenir dans son livre qui est devenu lui-même une sorte d’« abri de feuilles écrites,

petite Arcadie, seul jardin peut-être, quoique imaginaire, où se protéger des épreuves du

temps »116. Jaccottet est donc associé à un « nouveau Don Quichotte » par Ferrage dans la

mesure où le poète prend le parti d’une même « illusion salvatrice »117, celle d’un Âge d’or

qui ne disparaît avec le temps, mais s’avère atemporel ou bien éternel :

Néanmoins, l’enchantement existe, il se produit encore, même dans ce qui peut sembler la période la plus implacable de notre histoire ; nous en avons été les bénéficiaires (les victimes, si l’on veut), on ne peut pas encore en écarter du monde le rêve, ou le souvenir (p. 755).

L’illusion n’équivaut pas à l’égarement pour Jaccottet, mais fait partie du réel et

constitue probablement son fondement : « C’était le contraire d’un rêve, c’était à l’opposé

112 Don Quichotte, Ire partie, chap. XI, trad. César Oudin et François Rosset, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, pp. 93-94, cité par Jaccottet, Cahier de verdure, op. cit., p. 755. 113 Ibid., p. 755. 114 Don Quichotte, IIe partie, chap. XXX, op. cit., pp. 741-742. 115 Hervé Ferrage, notice du Cahier de verdure, op. cit., p. 1505. 116 Ibid. 117 Ibid.

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d’une pensée… »118. La « réminiscence » est la « promesse » même, car garder vivant

« l’enchantement » est une nécessité vitale pour le poète afin de subsister dans un monde

dont la vérité est « complice de la destruction et de la mort »119.

« Je regardais, poursuit Jaccottet, je m’attardais dans mon souvenir » (p. 753). Il

parle ici des deux appuis principaux de sa vie, que sont le regard et le souvenir. En

buvant le nectar de la nature où il puise la force et le courage, il trouve en même temps

un allié substantiel dans la réminiscence. C’est ainsi que Ferrage constate une nouvelle

« justesse » chez le poète : « à une "droiture" qui pourrait conduire au nihilisme le plus

destructeur », il oppose « les bonheurs d’un vagabondage à travers le réel, les livres et

l’art », recréant ainsi « dans le cours capricieux » de ses textes « une image légère et

fugace de l’Arcadie perdue »120.

On remarque que l’image de chevalier est bien présente dans l’œuvre de

Jaccottet. Il s’est d’abord identifié à un chevalier à qui on défend « l’accès du château » en

lui imposant « d’invisibles obstacles », mais qui n’a cessé « de [se] rappeler le château, de

le désirer encore », « d’essayer de ne pas trop [s]’en éloigner »121. Plus tard, dans son

unique récit, intitulé L’Obscurité, Jaccottet exprime son idéal à travers la voix du

« maître », son alter ego, qui « aurait voulu vivre comme un seigneur, un chevalier »122. Il

aimerait écrire avec la « fierté » et la « réserve » des « chevaliers », car « Il n’est pas de

poésie sans hauteur »123. Ce n’est que très tard que le poète se sent capable de parler du

plus important, sans doute, parmi tous les « chevaliers », et qui est aussi le plus ambigu,

Don Quichotte, archétype du chevalier « en échec » qui prend tout son sens dans ce texte

inspiré par un petit verger selon Ferrage :

Le chevalier à la triste figure, écrit Ferrage dans la notice, fait partie des personnages exemplaires qui ont symbolisé la crise et accompagné sur un mode mi-comique mi-tragique le passage d’un monde à l’autre : l’innocente obstination avec laquelle il poursuit ses rêves dans une société qui ne les reconnaît plus pour siens indique précisément l’espace de tension dans lequel la poésie n’a plus cessé de vivre et de se développer (p. 1505).

La poésie moderne est une « poésie impossible » aux yeux de beaucoup, qui la

voient comme fondée sur l’illusion même, parce que le monde d’aujourd’hui cesse d’être

118 Jaccottet, préface pour Le clair et l’obscur de Jean Paulhan, Cognac, le Temps qu’il fait, 1983, p. 13. 119 Hervé Ferrage, notice du Cahier de verdure, op. cit., p. 1505. 120 Ibid. 121 « Note III », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 136. 122 L’Obscurité, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 226. 123 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 343.

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celui auquel rêve Don Quichotte, comme nombre de poètes. La rupture est tellement

sensible que le « désenchantement » paraît inéluctable :

Bien sûr, le désenchantement de Dulcinée n’est pas l’œuvre de magiciens perfides, mais celle du regard mûr, lucide, objectif ; c’est cette même désillusion qui, aggravée, conduira plus tard Leopardi aux confins des désespoirs (p. 755).

Rien n’est plus poignant pour Jaccottet que de voir les poètes qui lui sont chers

perdre soudain à un certain moment de leur vie « la juvénile vigueur » et glisser vers le

désespoir, à cause de la maturation de l’esprit. En lisant la lettre de Hölderlin adressée à

sa mère, le poète suisse aurait éprouvé la même malédiction du temps qui pèse sur son

maître allemand : « Je suis médiocrement gai, avoue celui-ci, médiocrement triste. Je ne

sais s’il faut l’attribuer à une évolution normale du caractère, laquelle nous ferait perdre,

à mesure que nous nous rapprochons de l’âge d’homme, la vivacité de jadis, ou à mes

études, ou même… au couvent »124. Les angoisses encore latentes que Jaccottet voit

« poindre çà et là »125 dans les premiers poèmes du poète allemand convergent enfin dans

une « inquiétude essentielle » qui est celle de toute la poésie moderne même, portant sur

la grande rupture dans notre civilisation. Cette rupture est représentée par les mythes

antiques du monde entier selon Claude Lévi-Strauss :

Un mythe est une histoire qui se passe à une époque où les humains et les animaux n’étaient pas encore des êtres distincts. Et tous les mythes au fond expliquent comment cette séparation s’est produite, et, à la suite de cette séparation fondamentale, capitale, instauratrice, comment se sont produites d’autres séparations de moindre ampleur126.

La « Séparation » qu’évoque le grand anthropologue marque une ligne de

démarcation entre l’ancien monde et le monde moderne, « moderne » au sens où

l’homme n’est plus à l’intérieur de l’unité harmonieuse du cosmos et ne vit plus dans une

« essentielle intimité » avec d’autres espèces du monde. Seuls les animaux domestiques

soumis à l’approvisionnement humain semblent maintenir avec lui une amitié relative,

comme le constate Jaccottet chez le chien d’André De Bouchet au moment de la mort de

celui-ci : « Il semble que Petit-crû, le chien, lui regardât ; comprît un peu, commençât à

comprendre : il passait, en partie, de notre côté »127. Néanmoins, ce peu d’affection entre

l’homme et l’animal risque de disparaître dans cette relation de maître à esclave. Enivré

124 Lettre de Hölderlin adressée à sa mère à fin 1791, citée par Jaccottet dans Observations, op. cit., p. 46. 125 Ibid., p. 45. 126 Claude Lévi-Strauss cité par Catherine Clément, Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses universitaires de France, 2002. 127 Truinas, le 21 avril 2001, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 1200.

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par un sentiment de supériorité et tenant à son statut de « conquérant du monde »,

l’homme ne s’aperçoit point du pervertissement de son rapport au monde.

On remarque que la « Séparation » commence par la prise de conscience du soi

par l’humanité : « le regard, la parole avaient dû naître quand on avait cessé d’être tout

entiers à l’intérieur du monde et accordés à lui comme semblent l’être les plantes et les

pierres » (ibid.). Adam et Ève qui ont mangé le fruit interdit du pommier, arbre de la

connaissance du bien et du mal, ouvrent soudain leurs yeux, et surprennent la nudité de

l’un et de l’autre. L’imaginaire occidental fait remonter l’exil de l’espèce humaine

justement à ce moment important de la première révélation. « L’histoire du paradis, dit

Jaccottet, n’était peut-être pas une fable vaine » (ibid.). Cette prise de conscience du soi

chez l’homme accompagne la mise à distance du monde. Dès lors, plongé dans son

espace intérieur, l’homme devient de plus en plus isolé et solitaire. Il instaure des lois à

son gré dans sa propre société en dépit d’un écart prolongé par rapport à l’ordre initial du

cosmos. Pire encore, inconscient de ses malheurs, il prend cette séparation pour une sorte

de libération. Seuls les poètes qui prévoient le monde humain en ruine cherchent à tout

prix à retrouver la « vieille entente » avec le cosmos.

En effet, les maux de la modernité sont prédits deux siècles avant nous par

Hölderlin, qui fait entendre à travers la voix d’Hypérion le plus terrible des

avertissements : l’américanisme, la mécanisation, le matérialisme, tout sauf la

« théocratie de la beauté » à laquelle il aspire ardemment128. Les individus corrompus par

l’égoïsme travaillent aveuglement pour satisfaire leurs désirs immédiats sans se soucier ni

du futur ni du passé :

Ils ne sont rivés Qu’à leurs propres instincts, et dans leur bruyant atelier Chacun n’entend que lui-même… Mais toujours et toujours Comme l’œuvre des Furies, la peine de leurs bras reste stérile129.

Dans cet immense atelier humain où chacun travaille pour son propre intérêt, les

poètes, comme séparés des autres par un écran diaphane mais solide, sont tourmentés par

une solitude interminable. Comme pour se consoler, ils rêvent constamment à des temps

anciens où l’homme vivait en bonne intelligence avec la nature et où la triade ciel-terre-

homme s’unissait en belle harmonie. Mais ils ne sont pas encore désespérés, persuadés

128 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op. cit., pp. 178-179. 129 Hölderlin cité par Zweig, ibid.

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que la rupture est remédiable entre l’Âge d’or et le temps moderne, à l’instar de Hölderlin

qui montre une « croyance religieuse » en un « second âge de l’humanité »130 :

Ce qu’autrefois les dieux ont donné aux hommes – qui dans leur ignorance l’ont perdu, les insensés -, cet état sacré sera créé de nouveau, après des siècles de douloureux labeur, par l’effort de l’esprit, par l’enthousiasme poétique. Les peuples ont perdu l’harmonie de leur enfance, l’harmonie des esprits sera le commencement d’une nouvelle histoire du monde. Partout règnera la beauté, et l’homme et la nature se conjoindront dans une divinité qui embrasse tout131.

Exprimant son ferme espoir, Hölderlin sait qu’« aucun rêve en peut venir à

l’homme qui ne corresponde à quelque réalité »132. De même, Jaccottet ne renonce jamais

à sa recherche « d’une meilleur époque » et « d’un autre monde », malgré le désespoir qui

l’atteint régulièrement.

3. L’ordre retrouvé dans la nature

À rebours de la prise de conscience du soi qui a conduit à la séparation de

l’homme avec le monde, le poète procède à un mouvement inverse, celui de

« l’effacement du soi » en donnant dans son œuvre une place toujours grandissante au

monde extérieur, puisque l’oubli du soi prépare la « remémoration » du monde. L’histoire

de la modernité est celle de l’oubli du monde et celle de la croissance de l’égocentrisme,

où l’homme n’a de cesse de renforcer son statut de « prédateur » dans le but de

transformer l’univers en sa « proie ». Hervé Ferrage a raison de considérer les cahiers de

La Semaison comme « des exercices de détachement, qui libèrent des pesanteurs de la vie

matérielle, sociale, individuelle et aident à envisager sous un juste rapport notre séjour

terrestre »133 . Confronté à la séparation entre l’homme et le monde, qu’il évoque

régulièrement sous les images d’« écran », de « mur » ou d’« abîme », le poète s’exhorte à

« aller vers la fenêtre », à « prendre leçon du dehors »134, où il retrouve la « belle

ordonnance » disparue du monde humain.

130 ibid., p. 177. 131 Ibid. 132 ibid. 133 Notice de La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 1410. 134 « Celui-ci [Jaccottet] sera donc tourné vers les choses. Il aura quitté la chambre confinée de la subjectivité pour prendre leçon du dehors, pour venir au monde », écrit Gérard Farasse dans Amour de lecteur, Villeneuve d'Ascq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 41.

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3.1. Le poète qui s’ouvre au dehors

Les volets fermés, vétustes, laissent filtrer un peu de la lumière de l’aube, et celle-ci, peut-être à cause de ma fatigue et de ma passagère tristesse, me semblait livide ; d’affreux cris d’oiseaux s’entendaient. Si j’avais laissé les volets clos, je me serais cru prisonnier des limbes, condamné à errer toujours dans une région de gémissements et de nuées qui s’affirmait comme l’image même de la vie, mais j’avais fini par me lever, frissonnant, et quand je repoussai les volets qui grincèrent comme de lourdes portes, ce que je vis d’abord, d’un seul coup d’œil, ce furent les oiseaux mêmes qui m’avaient paru crier avec férocité ou désespoir : des martinets tournoyant très haut dans l’air avec une extrême célérité ; et l’air lui-même semblait sans limites, ouvert de toutes parts, plus léger, plus haut, plus limpide que jamais135.

Ouvrir « les volets », c´est s’ouvrir à un espace immense et ordonné, ce qui

prépare un recommencement ou une « résurrection ». Pour Rilke, la fenêtre, « par son

cadre, en une lointaine réponse à Mallarmé, abolit "tous les hasards" », et apparaît

comme une « espèce de miroir » mais encore « plus parfait », « puisque le reflet de celui

qui s’y mire se mêle au monde vu au travers »136. Passant de l'obscurité qui règne dans le

studio exigu et poussiéreux de Paris à la lumière brûlante de la Provence, Jaccottet fait

l’expérience d’une révélation importante à Grignan qui marque un tournant dans sa vie

autant que dans sa vocation de poète. C’est sur la terre de la Drôme, « encore sauvage en

maint endroit », qu’il connaît la découverte « prestigieuse » « du paysage », qui conduit

ainsi à réorienter le « travail du poète » et à mettre en question « le statut même de la

poésie »137.

Pour s’ouvrir au monde extérieur, Jaccottet commence par « aller vers la

fenêtre » qui est « depuis deux ans notre trésor » selon son propre aveu138. Les paysages

revigorent le corps et l’esprit : la crise de la dépression nerveuse dont témoigne le récit de

L’Obscurité s’est peu à peu calmée dans la « maison cosmique » tissée d’éléments

lumineux et aériens. Des oiseaux égayés, des plantes verdoyantes, des rivières

scintillantes et des montagnes neigeuses sont autant de secours pour une âme en proie au

nihilisme. La terre de Grignan a déclenché des changements importants dans la vie du

poète. Il y éprouve le sentiment de retrouver la Patrie et d’accéder au « centre » de l'être,

comme il l’a écrit plus tard : « Cette installation à Grignan, voulue à la fois pour

135 Philippe Jaccottet, L’Obscurité, Paris, Gallimard, p. 163. 136 Jaccottet, préface pour Verger/Les Quatrains valaisans/Les Roses Les Fenêtres/Tendres impôts à la France de Rilke, Paris, Gallimard, 1978, p. 12. 137 Voir la Chronologie, 1953, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., LII. Cette chronologie est « établie en collaboration avec Philippe Jaccottet » selon José-Flore Tappy qui précise que « Les interventions de l'auteur ont été restituées entre guillemets, à la manière de citations, afin de marquer le changement de voix », XXXXI. 138 « L'Habitant de Grignan », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 96.

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s’éloigner du milieu littéraire parisien et pour des raisons économiques évidentes -, aura

un effet inattendu, mais considérable »139.

« Aller vers la fenêtre », ce n’est que le premier geste pour se mettre en contact

avec le grand dehors. Le poète sort ensuite dans son jardin dont il nettoie « ses vieilleries

d’hiver », « dans le doux premier soleil qui nous est venu ces jours derniers »140. C’est en

nettoyant le jardin qu’il nettoie du même coup son esprit et son regard, si bien que « tout

était de nouveau là »141, dans une transparence nouvelle : « tandis que levant la tête je vois

à l’horizon la neige à la cime des montagnes bleues ou roses selon les heures », écrit-il

dans une lettre à Roud142.

Étant sorti de la chambre au jardin, le poète de Grignan cherche à aller plus loin,

et pénètre dans cette « autre chambre plus vaste, plus poreuse » qu’est le verger, où il

poursuit « une joie encore plus aérienne », celle de la découverte d’un « grand réseau

presque invisible », d’un « espace continu entre dehors et dedans »143. De même que

Rilke, chez qui Jaccottet remarque une attirance pour le verger dont « le seul beau nom »

avait tenté le poète praguois à écrire en français144, le poète suisse voit en tout verger « la

demeure parfaite » : « un lieu dont l’ordonnance est souple, les murs poreux, la toiture

légère ; une salle si bien agencée pour le mariage de l’ombre et de la lumière que tout

mariage humain devrait s’y fêter, plutôt qu’en ces tombes que sont devenues tant

d’églises »145. Dans ce verger, le poète trouve une nouvelle foi, une raison de vivre

infiniment plus solide que celle avancée par des « religions vieillissantes » qui proposent

moins un lieu de salut que celui d’enfermement, à l’opposé de cette « maison verte »,

« maison tranquille », tissée par des branches comme autant de bras maternels. Il devine

dans ces verdures une dernière chance de la « Résurrection », venue non du

christianisme, mais de la nature qui maintient encore parfaitement « l’ordonnance »

« souple » du cosmos : « Peut-être ces feuillages calmes couvraient-ils les véritables œufs,

couleur d’ivoire, de la Résurrection ? »146 Ces « œufs » qu’évoque Jaccottet ne sont pas

sans rappeler cet « œuf cosmique » qui est à l’origine de l’apparition du monde.

139 Mots de Jaccottet dans la Chronologie, op. cit., LII. 140 Lettre à Roud le 13 janvier 1961, Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, op.cit., p. 304 141 La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 138. 142 Lettre à Roud le 13 janvier 1961, op. cit., p. 304. 143 Philippe Jaccottet, préface de Vergers, op.cit., p. 11. 144 Ibid. 145 « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op. cit., p. 756. 146 Ibid., p. 758.

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Ayant parcouru son jardin et les vergers, le poète de Grignan s’ouvre ensuite

pleinement à la nature sauvage. « Arrêté à mi-chemin / entre la terre et les cieux »147, il

boit « avec ses yeux »148 le « lait » du cosmos :

Il est beaucoup de choses de ce monde où j’aurai bu et qui m’auront gardé de me dessécher, beaucoup de choses qui ont eu la légèreté d’un rire, la limpidité d’un regard. Ici se dévoile à demi la présence d’une source dans l’herbe, sauf que ce serait une source de lait, c’est-à-dire… mais il faut que le pas en ces abords ne soit plus entendu, que l’esprit et le cœur ralentissent ou presque s’oublient, au bord de la disparition heureuse, d’on ne sait trop quelle absorption dans le dehors ; […] (p. 757).

Avec avidité, le poète regarde les choses du monde, autant de « nœuds de cet

espace »149, qui revitalisent son corps et son esprit. Le mot de « désaltérer » est privilégié,

si bien que l’acte de « boire » apparaît trois fois au cours de ce texte consacré à un simple

verger, tout comme dans le poème qui clôt le texte nommé Travaux au lieu-dit l’Etang150.

En buvant à ces « coupes ivoires » que tendent les fleurs de cognassiers, le poète connaît

une sorte de communication qui s’opère entre le monde extérieur et son espace intérieur :

le sang qui coule dans ses veines partage, l’espace d’un instant, la même « source » que

toutes sortes d’eaux du cosmos : la sève d’un arbre, une rosée, un ruisseau ou un flocon

de neige…

Pour accueillir les signes du monde dans le réseau tissé par ses mots, le poète se

promène. La promenade est une espèce de conversation en mouvement avec l’univers,

où le locuteur, absorbé dans le dehors, est conduit ainsi à une « disparition heureuse ».

En accordant ses pas au rythme de la nature, aux cris d’oiseaux et au croassement de

grenouilles, le poète s’oublie peu à peu. Dans cet oubli du soi, il entend une musique, très

ancienne et ranimée de nouveau, qui se répand comme des ondes d'une goutte dans

toutes ses cellules et qui répond à la grande musique du monde. C’est là que le poète

promeneur se trouve plus proche que jamais de son « centre ». Les mots qui s'écoulent de

son esprit s’inscrivent naturellement dans la belle ordonnance de l’univers et convergent

dans les plus beaux chants de sa vie.

147 Rilke, « Pays, arrêté à mi-chemin », Vergers. 148 « On a bu ce lait de l’ombre, en avril, avec ses yeux », écrit Jaccottet dans « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op. cit., p. 758. 149 Philippe Jaccottet, préface de Vergers, op. cit., p. 12. 150 « Qui me désaltère de cette eau ? / J'entre et je bois / Ce ne peut être qu'un dieu qui m'invite à cette porte de paille / Je m'agenouille dans l'herbe pleine d'air / Si je me couchais maintenant dans la terre, je volerais. / La terre en cet endroit se creuse / Elle recueille l'eau dans un bassin d'herbes couchées / Je m'y abreuve longtemps / Puis je m'appuie à la barrière de paille / Ah, qu'on me fasse une tombe de ce vallon ! / Je vois au fond briller l'ombre de l'Illimité. » « Travaux au lieu dit l’Étang », Paysages avec figures absentes, op. cit., pp. 488-489.

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On constate que la promenade de Jaccottet se passe souvent « sous les arbres »,

c'est-à-dire au sein de la nature. Les titres de ses livres, notamment ceux des recueils de

prose, témoignent d'un lien intime entre la nature et l’écriture : en commençant par une

« Promenade sous les arbres », le poète-promeneur pénètre dans les « Paysages avec

figures absentes » et passe « À travers un verger », dont les nombreuses esquisses ont

abouti à un « Cahier de verdure », parsemé de « Pensées sous les nuages ».

3.2. La dimension éthique de la nature

Ces titres contribuent sans doute à tracer dans l’imaginaire du lecteur le portrait

d’un écrivain « pro-nature » ou « pro-chose » qui fuit la société humaine. Cependant, le

sentiment qu’éprouve Jaccottet à l’égard de ses contemporains est loin d’être si simple.

D’un côté, il écrit « hors » le monde, ne croyant plus « en aucune loi humaine »151 et

cherchant la Patrie dans un « autre monde » ; mais en même temps, il écrit « pour » ce

monde-ci dont le peuple reste à jamais le bénéficiaire des « dons célestes » que le poète

prométhéen tente d’arracher aux dieux. C’est le souci de trouver un remède contre le

chaos régnant dans le monde humain qui l’a amené à adopter une « écriture de la

nature ». C’est aussi pour cette raison-là qu’une inquiétude essentielle n’a cessé de le

poursuivre, même pendant les rares moments d’extase, si bien que l´ heureuse

« absorption dans le dehors » ne dure jamais longtemps. À travers la « fenêtre », qui est

son « trésor », Jaccottet voit non seulement la beauté du monde mais aussi « des

cataclysmes »152 dont l’ombre sinistre se mêle à la tendre lumière émanée de la cime

neigeuse des montagnes. La conscience de la destruction est très présente chez le poète

qui voit le monde humain comme « une fourmilière où un bâton énorme a fouillé un

jour », « Bâton d’Hiroshima », « Gourdin du savoir »153. Pour lui, le coup du « savoir » est

aussi mortel que celui d’Hiroshima. La dévastation entraînée par la bombe atomique est

immédiatement visible alors que celle par le « savoir » est plus redoutable dans la mesure

où elle est invisible et fonctionne à long terme. En effet, ce que l’on désigne sous le nom

de « savoir » aujourd’hui n’est qu’une « nourriture » « mâchée »154 destinée à satisfaire

rapidement des cerveaux qui sont dans un état de léthargie constante. Le désastre

151« La rivière échappée », La Promenade sous les arbres, op. cit., p.112. 152 Voir « L’Habitant de Grignan », ibid., p. 96. 153 « Août 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 402. 154 Ibid.

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d´Hiroshima est lié, directement ou indirectement, à cette situation inquiétante de la

mentalité collective du temps moderne.

Ainsi, les beaux écrits de paysages chez Jaccottet sont souvent accompagnés par

les « images pesantes, ou plus précisément ces pressentiments infimes d’une immensité

plus épuisante que cent insomnies mises bout à bout »155. A l’instar de Rilke dont l’acte

d’écrire ne fait que l’implanter plus profondément dans la condition humaine, Jaccottet

voit sa responsabilité de poète envers la société se confirmer à mesure qu’il avance vers le

monde naturel. Écrire la nature, ce n’est point dans le but « d’y chercher un asile contre le

monde et contre la douleur »156, comme certains l’ont reproché au poète. Jaccottet et, à

plus forte raison, Hölderlin, « hermétique » pour le lecteur et considéré comme enfermé

dans son propre monde, sont des poètes qui écrivent en effet « au plus près du monde »157

et qui « ne parlent jamais que du réel »158. Sortir, c’est pour mieux retourner à un « chez-

soi ». Les poètes, exilés de la société depuis Homère, restent pourtant attachés au peuple

qui les a chassés.

Parfois, il me semble aussi qu’on pourrait simplement laisser ce texte tel qu’il est, compte rendu à peu près exact d’une impression, songerie sans poids, aveu de bonheur… Mais il est vrai que je suis le premier à en attendre davantage, quelque chose comme un enseignement159.

La notion de « leçon du monde » est importante chez Jaccottet, pour qui les

choses simples sont autant de « guides » : « Raisins et figues, couvés par les montagnes,

sous les lents nuages et le haut ciel frais, me guideront-il longtemps comme ils m’ont

guidé? »160. Cette dimension instructive de la nature demeure constamment présente à

l’arrière-plan de son œuvre :

Un homme qui serait guidé par les feux d’une rivière… Un homme qui dirait : je crois plutôt à cette lueur que j’ai vue passer entre des arbres déjà sombres et s’enfoncer dans la nuit, qu’en aucune loi humaine… Un homme qui dirait encore : il y a des passages dans les prés…161

Chez Jaccottet, la contemplation de la nature est le point de départ pour une

interrogation métaphysique et une recherche éthique. Pour lui, le monde n’est pas soumis

155 « L’Habitant de Grignan », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 96. 156 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 463. 157 Christine Lombez, Transactions secrètes, Philippe Jaccottet poète et traducteur de Rilke et Hölderlin, Arras, Artois Presses Université, 2003, p. 88. 158 « Car ils [mes textes] ne parlent jamais que du réel (même si ce n'est qu'un fragment), de ce que tout homme aussi bien peut saisir (jusque dans les villes, au détour d'une rue, au-dessus d'un toit). » Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 463. 159 « Nouveaux conseils de la lune », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 108. 160 « Septembre 1965 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 387. 161 « La Rivière échappée », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 112.

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à des « lois humaines » ni à des conventions sociales, considérées comme « une somme

d’ordonnances policières qui servent à maintenir l’ordre de la vie »162. Le poète devine au

fondement de celle-ci quelque chose d’infiniment plus simple, plus naturel, et plus

puissant. Comme la période de la traduction de L’Homme sans qualités coïncide avec celle

de l’élaboration de La Promenade, Jaccottet connaît sans aucun doute ce « seul et unique

critère » dans la vie d’Ulrich : « si la proximité de cette chose m’accroît ou me diminue »,

« si elle m’éveille ou non à la vie »163. Si le poète de Grignan éprouve une attirance pour

la rivière, c’est précisément parce que celle-ci l’« accroît » et l’« éveille » « à la vie ».

Dans le passage que l’on vient de citer, Jaccottet s’exprime sur ce qui constitue

l’assise de sa pensée, quelque chose que l’on pourrait rapprocher de la « foi », d’un

principe ontologique. S’il observe certaines « lois » qui l’ont orienté dans les choix

essentiels de la vie, celles-ci sont tirées de la nature elle-même. Dans cette mesure-là, il est

proche des peuples archaïques, dont les lois étaient instaurées en suivant l’exemple des

lois cosmiques, perçues comme une sorte d’« hiérophanie primordiale », ou « la

révélation in illo tempore des normes de l'existence »164. L’alternance du jour et de la nuit,

celle des saisons, les cycles lunaires ou encore les solstices, avaient un sens réel pour ces

hommes qui vivaient en concordance avec le rythme cosmique. On constate dans la

société traditionnelle chinoise un respect pour « l’ordre moral » de l’univers, où les

activités comme chasse, pêche, boucherie ainsi que l’exécution des condamnés, sont

interdites pendant certains moments du cycle naturel dont le printemps notamment,

considéré comme « période de reproduction et de naissance », pour ne pas contrevenir à

« la marche naturelle du monde »165. Contrairement à l’homme moderne, nos ancêtres

lointains percevaient le monde comme vivant et surtout pensant. Le respect de l’ordre du

cosmos est fondé sur une motivation au double niveau écologique et religieux, c’est-à-

dire pour gérer proprement des ressources naturelles et en même temps suivre la volonté

du Ciel afin que celui-ci ne déclenche pas de catastrophes. On constate en plus que la

justice humaine avait à cette époque « un modèle céleste et transcendant dans les normes

cosmiques »166, désignées sous le nom de Tao en Chine, de Thémis en Grèce antique, ou

encore tzedek en hébreu. Au contraire, le peuple moderne a cessé depuis longtemps de se

162 Musil Robert, L’Homme sans qualités, Paris, Éditions du Seuil, 1956, coll. « Points », trad. Philippe Jaccottet. t.2, p. 408. 163 Ibid., t. 2, p. 121. 164 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 114. 165 Vincent Goossaert, « Espace et temps sacrés : les temples », in Le sacré en Chine, édi. Michel Masson, Turnhout, Brepols, 2008, p. 29. 166 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 45.

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référer à l’exemple du cosmos pour réglementer sa conduite. Rilke parle d’un oubli de la

terre dans Le Livre d’heures :

Là dans des chambres bases, avec angoisse, Plus farouches que des troupeaux de jeunes bêtes, Des hommes vivent dans la peine, mal ; Quand la terre dehors veille et respire, Eux, qui vivent pourtant, l’ont oublié…167

4. Restaurer l’ordre dans le monde humain

La désespérance généralisée qui caractérise notre époque « où chacun en arrive à

douter s’il est vraiment »168 a atteint en premier lieu les poètes dont le regard, limpide et

lucide, s’avère une espèce de malédiction pour eux. « À l’œil si clair, au cœur gai »169, les

poètes qui partagent l’innocence des enfants sont les plus exposés à ce que le monde

comporte de férocité et d’ignominie. La lucidité au double niveau du regard et de l’esprit

est à la source de leur angoisse et de leur vision d’une Apocalypse prochaine. « Le

monde, parfois, semble bien perdu » (p. 401), écrit Jaccottet dans La Semaison, en voyant,

sous une apparence trompeuse de richesse, ce « crâne pesant contre l’épaule, attifé de

chair » et ce « squelette masqué, chamarré » (p. 368). C’est ainsi qu’il lance souvent des

questions qui touchent aux problèmes de fond de la condition humaine :

Où est l’être qui nous donnerait force? Qui nous accorderait un moment de répit alors que nous ne sortons plus de la fatigue. Qu’est-ce que la Résurrection? L’histoire d’un rêve? (p. 401)

Le salut religieux est reconnu comme inutile par le poète qui y voit une sorte

d’illusion que l’on a inventée dans le seul but de se consoler. Pourtant, l’être humain n’est

jamais si inconsolable et si isolé tel qu’il l’est aujourd’hui, condamné à ramper par terre,

à rester ignorant : « L’Être est plus lointain que l’extrémité du ciel, plus inconnu que

l’inconnu » (ibid.).

Le poète de Grignan, qui n’a jamais cherché d’appui dans ce qui est dogmatique

et qui rejette ainsi le soi-disant salut proposé par les religions, a choisi de suivre un autre

chemin qui s’écarte des traditions, en se posant la question fondamentale de « Comment

bâtir ? » (ibid.). Le mot de « bâtir » est très chargé de sens : il s’agit non seulement de

« bâtir » le monde en réinstaurant son ordre initial, mais aussi de « bâtir » une poésie pour

167 Rilke cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., p. 52. 168 Ibid., p. 68. 169 « Août 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 401.

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en faire un instrument performant qui sert à la reconstruction du monde, et enfin , de

« bâtir » le bâtisseur, c’est-à-dire « bâtir » le poète ou bien l’homme en général puisque

celui-ci est trop affaibli aujourd’hui pour reprendre ce geste divin et cosmogonique de

« bâtir » qui est équivalent de celui de « créer ». Ainsi, le travail de « bâtir » commence par

celui de « bâtir » l’homme, alors que le rétablissement de l’ordre du monde

commencement par celui de l’ordre de la vie personnelle. C’est pourquoi Jaccottet, qui se

donne pour mission de trouver la « justesse de la poésie », s’exhorte d’abord à atteindre

une « justesse de la vie ».

4.1. Au niveau collectif : comment habiter le monde?

Selon le poète, l’« ordre » qui règne dans la vie des hommes modernes n’est pas

un vrai ordre, mais une routine, dans laquelle ils se trouvent enfermés :

[…] quand la première cloche de nos villes sonne de porte en porte, agitée par le laitier encore seul à habiter les rues, puis l’aigre carillon des réveils au chevet des employés. Une espèce de rituel préside donc à nos vies, mais ce n’est plus dans l’église froide : c’est une organisation plutôt qu’un ordre, et qui semble n’avoir aucun sens en dehors de sa nécessité170.

On constate une opposition radicale entre ce pseudo-ordre de la vie moderne et

le vrai « ordre » qui préside dans celle des peuples primitifs. Contrairement à ce dernier,

qui est une sorte de reproduction de l’ordre cosmique, l’« organisation » que l’homme

moderne s’impose à lui-même n’a pas de modèle dans le monde naturel, mais est

inventée en fonction du besoin d’une société imprégnée entièrement par la culture du

matérialisme. Au lieu d’être réveillés, chaque matin, par les premiers rayons du soleil

jetés doucement sur le visage, ces « employés » qu’évoque le poète sont arrachés au

sommeil par « l’aigre carillon des réveils », et ne jouissent d’aucune liberté dans leur vie

individuelle qui se cadre tout entière dans une grande « vie » sociale. Se soumettant à la

prétendue « organisation » ou le « pseudo-ordre », les hommes modernes avancent sans

cesse vers le désordre, tous pareils « aux grains de poussière en proie au mouvement

brownien », auquel le poète « essaie de tenir tête »171.

170 Observations, op. cit., p. 26. 171 Ibid.,

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4.1.1. Une vie accordée aux saisons et au temps

Afin de « tenir tête » à ce pseudo-ordre, il faudrait se rappeler comment était le

vrai ordre de la vie, tel que le connaissaient nos ancêtres lointains et que continuent de le

connaître certains hommes aujourd’hui comme les paysans et les bergers. Plus d’une fois,

Jaccottet évoque son attirance pour la vie apparemment banale des bergers, surtout

pendant les moments de la transhumance :

Il arrive qu’en novembre passe sous nos murs un troupeau de transhumants, un millier de bêtes peut-être, avec deux ou trois hommes qui passent la nuit dehors, plus ou moins abrités du froid par un muret, autour d’un feu172.

Ce déplacement saisonnier des troupeaux témoigne d’une intuition du temps

« cyclique » chez les animaux ainsi que chez les bergers, qui sont sensibles aux

changements périodiques de la nature. Jaccottet tend à définir cette « dépendance » qui

lie l’homme intimement à la terre comme « une cérémonie réglée, non pas sur des lois

arbitraires, mais selon des nécessités intérieures »173. Ces « nécessités intérieures » sont

d’abord alimentaires et existentielles. En pratiquant la transhumance, les bergers suivent

les troupeaux qui suivent à leur tour l’instinct. Ce geste de « suivre » implique une

attitude de respect pour tout ce qui est naturel. C’est en respectant l’instinct des animaux

et en se conformant aux lois cosmiques que les bergers parviennent à se nourrir. De ce

fait, ils inscrivent leur vie individuelle dans un grand écosystème et organisent les

activités en fonction des mouvements de ce système.

Cette origine alimentaire - ou « nécessités intérieures », comme l’appelle le poète

- des activités humaines est constatée depuis la nuit des temps. Beaucoup de fêtes qui

apparurent dans les premiers calendriers de l’histoire humaine coïncident en effet avec

des moments importants de la vie agricole. Par exemple, le Nouvel An à l’époque

primitive équivaut à la levée du tabou de la nouvelle récolte, proclamée ainsi comestible

et inoffensive pour toute la communauté174. Cela explique pourquoi certaines civilisations

qui cultivent plusieurs espèces de céréales dont la maturité s’échelonne sur différentes

saisons célèbrent plusieurs fois le Nouvel An au cours d´une même année. Le besoin

alimentaire et matériel est à l’origine de la grande harmonie entre le monde et l’homme

traditionnel, qui, en exerçant des activités agricoles, découvre un ordre immuable qui se

retrouve dans toutes les choses du monde. L’alimentation porte ainsi une dimension

symbolique et rituelle pour tous les peuples archaïques, comme le montre Mircea Eliade 172 « L’Approche des montagne », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 101. 173 Ibid. 174 Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., pp. 66-67.

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dans Le mythe de l’éternel retour : « ce que nous nommons les "valeurs vitales" était plutôt

l’expression d’une ontologie en termes biologiques ; pour l’homme archaïque, la vie est

une réalité absolue, et, comme telle, elle est sacrée »175.

Ainsi, le rythme cosmique est vécu de manière intrinsèque par les bergers qui, à

force d’y conformer leur mode de vie, finissent par intérioriser le monde. Ils montent,

descendent, passent entre la plaine et la montagne en fonction de l’avancement et du

recul du pâturage. La vie des bergers partage la périodicité de la nature et fait partie de la

« belle ordonnance » du cosmos. Si la conception du temps cyclique et du cosmos

ordonné n’est exprimée de manière théorique que tardivement, elle existe sous forme

d´inconscient collectif dès le commencement de l’histoire humaine, et se transcrit,

pendant longtemps, dans des rites, des symboles ou des mythes, lesquels sont, selon

Eliade, les moyens propres aux peuples anciens d’exprimer un « système complexe

d’affirmations cohérentes sur la réalité ultime des choses », c’est-à-dire un « système

qu’on peut considérer comme constituant une métaphysique », et relèvent de la prise de

conscience par ces peuples de leur « situation dans le Cosmos »176.

Si Jaccottet est souvent touché par la transhumance des animaux, c’est parce que

son intuition d’un « ordre du monde » s’y trouve confirmée. Beaucoup de poètes ont

aspiré à cette vie idéale qui s'accorde à l’ordre du monde chez les paysans et les bergers,

lesquels, en exerçant les métiers qui ont existé dès la nuit des temps, se présentent comme

de véritables héritiers de nos ancêtres archaïques dont ils transmettant non seulement la

manière de vivre mais également la vision du monde comme un ensemble ordonné.

Selon Eliade, les sociétés agricoles européennes se maintiennent, « avec obstination »

dans une « position anhistorique » et sont ainsi « en butte aux attaques violentes de toutes

les idéologies révolutionnaires »177. Dans la préface qu’il rédige pour Air de la solitude,

Jaccottet remarque chez Gustave Roud un grand plaisir à contempler la vie « pleine,

accomplie parce qu´accordée aux saisons et au monde » de « quelques-uns de ses amis

paysans » qui sont à ses yeux l´« une des figures privilégiées de l'harmonie profonde »178.

À l’instar de Roud, Jaccottet s’intéresse à la vie des gens simples : « ces bergers et leur

troupeau nous semblent liés quasi magiquement à la terre, ils se déplacent comme les

anguilles ou les astres »179. Pour le poète de Grignan, la vie des bergers a plus de valeur

175 Ibid., p. 76. 176 Ibid., pp. 13-14. 177 Ibid., p. 165. 178 Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., p. 12. 179 Ibid.

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que celle des « hommes de succès » : la première acquiert une dimension cosmique en se

fondant sur l’exemple du monde naturel, alors que la seconde paraît bien restreinte, dont

le « succès » est limité à la sphère individuelle. L’amour pour la vie « pastorale », au sens

premier du terme, est retrouvé chez Rilke hanté par une nostalgie de « l’existence

immobile » du berger qui est pour lui « la plus pure image » du poète, c’est-à-dire celui qui

est « séparé des autres » mais en même temps « ouvert à l’immense espace nocturne, où

tout se tranquillise et se décante »180. Cette image du poète-berger est également très

présente chez Jaccottet : les bergers qui passent la nuit dehors, « autour d’un feu », sont

autant de poètes qui assument la mission de préserver ce « reste du feu » de la Vérité qui

éclaire la présence humaine sur terre.

4.1.2. La cosmogonie et l’acte de bâtir

La leçon de la transhumance pour Jaccottet ne porte pas seulement sur un mode

de vie en accord avec les saisons, mais encore sur la question fondamentale de

« comment habiter la terre », et plus précisément, celle de « comment bâtir ». L’acte

d’habiter et celui de bâtir sont intimement liés pour Heidegger qui montre que ce dernier

« n'est pas seulement un moyen de l'habitation, une voie qui y conduit », puisque « bâtir

est déjà, de lui-même, habiter »181. L’origine du mot « bâtir » dans le vieux-haut-allemand,

buan, qui signifie « habiter », « demeurer », « séjourner »182, atteste de la parenté entre les

deux mots. Ainsi, avant d’« habiter poétiquement » la terre, il faut apprendre d’abord à

bâtir poétiquement notre propre maison. Fasciné par la figure de berger et par cet

« événement du passage » qu’est la transhumance, Jaccottet rêve encore à la maison de

ces gens simples, et la considère comme un modèle d’habitation qu’il souhaiterait à

l’ensemble de l’espèce humaine :

A l’heure où ces montagnes sont le moins cachées, le plus proches et le plus réelles si l’on veut, c’est-à-dire vers midi par temps clair, je crois savoir assez bien quelles images elles éveillent en moi, et je pourrais parler ici des bergeries basses construites sur des plateaux ou dans des combes, lieux de pierre, de vent et de froid où filent de fines eaux brillantes183.

Une correspondance est constatée entre l’image de la « maison cosmique » et

celle de la maison des bergers dans laquelle le poète reconnaît une sorte d´imago mundi.

180 Rilke par lui-même, op. cit., p. 80. 181 Martin Heidegger, Essais et conférences, trad. André Préau, préf. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1973, p. 171. 182 Ibid., p. 172. 183 « L’Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 101.

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En effet, ces « bergeries basses » ont repris à maints niveaux des qualités de la nature :

bâties en pierre, matière qui constitue aussi la montagne, ces cabanes poreuses dont les

murs laissent passer le vent, chaud ou froid, instaurent un espace intérieur qui n’est

pourtant pas isolé de l’extérieur. Différentes des grands immeubles modernes qui

cherchent à créer un royaume intérieur radicalement séparé du monde naturel, les

maisons de bergers se présentent comme un lieu de transition entre l’homme et le cosmos

où le dedans est à peine distinct du dehors.

La construction idéale pour le poète ne se limite pas à la « maison », c’est-à-dire

bâtiment destiné à l’habitation, mais comporte aussi ceux à des fins productrices :

[…] quand je voyais les petits édifices qu'ont bâti les paysans (il n'y pas si longtemps sans doute, mais sur un modèle qui pourrait remonter au XVIIe siècle, peu importe d'ailleurs) pour servir de resserres à outils dans les jardins, il est vrai qu'en les voyant, non seulement j'admirais toujours que l'on pût avoir construit si bien à des fins si humbles (alors qu'aujourd'hui…), mais encore je pensais, une fois de plus immédiatement et absurdement, à ce que l'on appelle, je crois le « Trésor » de Delphes : comme je le dis ici, sans plus bien savoir ce qu'était ce « Trésor », si cela existait vraiment, si je ne confondais pas avec autre chose, s'il y avait un rapport possible184.

Ces humbles resserres qui remontent probablement au XVIIe siècle conservent en

effet les dernières traces de « l’homme religieux » dont la vie était organisée autour de

deux grandes valeurs que sont le monde et le sacré. Pour les paysans européens, qui sont,

dans une certaine mesure, proches des hommes primitifs au niveau du mode de vivre et

du mode de penser, la construction d’une maison n’a pas seulement une dimension

fonctionnelle ou pratique, mais s´inscrit avant tout dans un système religieux. Toute

construction humaine est en quelque sorte un monde en miniature, et relève d’une

« Création poétique » de constructeurs – pensons à l’étymologie grecque du mot

« poésie », ποίησις (« poíêsis ») qui renvoie à l’acte de « faire » et de « créer ». En

construisant, les bâtisseurs reproduisent le geste de la cosmogonie et expriment une

révérence envers le ciel et la terre par le truchement de leurs œuvres. Celles-ci, en reliant

l’homme au divin, sont autant de « lieux du Quadriparti », si l’on se permet d’emprunter

le mot à Heidegger. C’est ainsi que Jaccottet n’a pas hésité à associer ces resserres

paysannes au « Trésor » de Delphes, élargissant ainsi considérablement la notion de « lieu

saint ». On constate en plus que le geste de « bâtir » ne s’arrête pas au moment où la

dernière pierre de l’édifice est posée, mais se prolonge dans les activités agricoles qui

s’ensuivent : les outils qui y sont conservés servent aussi à « bâtir », mais d’une manière

plus fondamentale : Heidegger nous montre que le vieux mot de « bâtir », bauen, « signifie

184 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 471.

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aussi : enclore et soigner, notamment cultiver un champ, cultiver la vigne »185. « En ce

dernier sens, poursuit le philosophe, bauen est seulement veiller, à savoir sur la

croissance, qui elle-même mûrit ses fruits »186. Avec les outils qu’elles abritent, ces

resserres portent ainsi une dimension métaphysique et spéculative aux yeux du poète.

Toute construction est sacrée pour des peuples archaïques puisqu’ils voient dans

chaque bâtisseur l’image du dieu Créateur. Le fait de construire une maison et de

l’habiter plus tard, consiste à mettre de l’ordre dans des régions incultes et informes,

assimilées ainsi au Chaos, c’est-à-dire avant la Création. L’établissement dans une

contrée nouvelle est « un acte de création »187 selon Mircea Eliade qui constate dans la

cérémonie qui marque le commencement ou la fin de la prise en possession d’un

territoire, les rites qui « répètent symboliquement l’acte de la Création » 188 . En

construisant, l’homme imite la Cosmogonie et annule de ce fait même le Temps, si bien

que celui-ci devient « absent » ou, au moins, « indolore » pour lui dans la mesure où une

« ère nouvelle » s’ouvre lors de la construction de chaque maison : « Toute construction

est un commencement absolu, dit Eliade, c’est-à-dire tend à restaurer l’instant initial, la

plénitude d’un présent qui ne contient aucune trace d’"histoire" » 189 . Certaines

civilisations, de nos jours, gardent toujours des rituels de la construction et continuent de

participer « à leur signification et leur mystère »190, comme on en retrouve, par exemple,

dans la « pendaison de crémaillère » en France ou dans le housewarming en Angleterre où

chaque invité amène un peu de bois pour lancer le premier feu dans la cheminée d'une

nouvelle maison. En Chine, la cérémonie de la fin de construction est encore plus

compliquée ; il faut en effet penser non seulement à l’harmonie entre la date de

l’emménagement et la date de naissance du propriétaire au niveau du feng shui, mais aussi

à chasser les mauvais esprits de la nouvelle maison et à solliciter la protection des dieux

locaux comme celle des ancêtres. Bien que ces expériences de construction soient

quelque peu réduites ou bien profanées de nos jours, et que cette « Ère nouvelle » qui

avait un sens cosmogonique pour les hommes primitifs se traduise maintenant par une

185 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 173. 186 Ibid. 187 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 21. 188 Ibid., pp. 20-21. 189 Ibid., p. 94. 190 Ibid., p. 95.

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« étape nouvelle » dans la vie de ceux qui vont habiter la maison, la « structure » du

mythe et du rite, selon Eliade, « n’en demeure pas moins inchangée »191.

Prenant la responsabilité en tant qu’héritiers du grand Créateur, les hommes

traditionnels s’investissent pleinement dans ce qu’ils créent comme dans la cosmogonie

même, et éprouvent ainsi une tendresse profonde ou un amour presque paternel envers

leurs œuvres, à l’instar de ce gouverneur lagash en 2400 avant J.-C., Goudea, qui,

lorsqu’il édifiait un temple au dieu de la ville, « ne laissa entrer aucun plaisir » « devant

lui », « comme une vache qui tourne les yeux vers son veau, vers le temple tout son

amour il porta »192. C’est dans un même esprit que les paysans de Grignan ont « construit

si bien » leurs resserres à outils, réservées « à des fins si humbles », dont Jaccottet

découvre une « perfection mesurée » et une « grandeur » proche de celles de la Grèce193.

En revanche, cet esprit de « rituel » manque cruellement à la société moderne caractérisée

par l’irresponsabilité et étouffée par l’égoïsme, où « les maisons » sont « bâties pour

crouler vite »194, où la vision utilitariste préside dans tout acte de construire et de

produire, et dont la dimension cosmogonique est complètement oubliée.

4.2. Au niveau individuel : comment mener une vie juste ?

Pour réinstaurer l’ordre cosmique dans la société humaine, Jaccottet médite sur

le sujet fondamental de « comment habiter la terre ». Comme la question est très grande,

et exige à la fois un travail collectif et un effort à long terme, il vaut mieux nous intéresser

ici à la vie individuelle du poète pour voir comment, à niveau personnel, il essaie « mettre

de l’ordre » d’abord « dans le proche » pour qu’ensuite, cet ordre « gagne dans

l’étendue »195. On constate en plus que la justesse de la poésie qu’il n’a cessé de

poursuivre est fondée sur une autre justesse, celle de la vie même, d’une vie ordonnée.

Pour écrire de la poésie, il faut faire de la vie un poème.

191 Ibid. 192 Observations, op. cit., p. 27. 193 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 471. 194 « Août 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 402. 195 « Vœux », Airs, op. cit., p. 445.

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4.2.1. « Mettre de l’ordre dans le proche »

Jaccottet, qui éprouve une nostalgie profonde à l’égard de l’époque lointaine,

s’attarde longuement devant la vitrine du Louvre où sont exposés des objets de la

civilisation sumérienne. Il se trouve attiré tout particulièrement par une feuille d’or

« couverte de signes cunéiformes » « commémorant la fondation, par Sargon II, du

parlais de Khorsabad »196. En lisant dans l’ouvrage de François Thureau-Dangin197 des

cylindres datant de l’époque de Goudea qui relatent les circonstances de l’érection du

temple de Ninguirsou, le poète découvre que la construction est un des thèmes de

prédilection dans ces inscriptions qui relèvent de la première forme d’écriture cunéiforme

du monde.

Dans les uns et les autres fragments, il est question d’activités très ordinaires : crachats à nettoyer dans les rues, mauvaise herbe à arracher, grain à semer, bête à soigner, barques de pêcheurs et de marchants à construire, à mettre à l’eau. L’homme sue dans les échafaudages d’un temple ou au milieu de ses champs. (Observations, p. 30)

Les visiteurs modernes auront sans doute du mal à croire que ces mots inscrits

sur une matière si précieuse qu’est l’or et par des artistes de grande virtuosité, portent sur

les choses si insignifiantes. Pourtant, on constate que celles-ci avaient une valeur

importante et symbolique pour les bâtisseurs antiques, qui bâtissaient non seulement le

palais mais encore la vie. En semant des grains et soignant des bêtes, ils produisent la

nourriture et satisfont aux besoins élémentaires de l’existence : en arrachant de mauvaises

herbes et en nettoyant le crachat, ils mettent de l’ordre dans un territoire « inculte » et

parviennent à transformer le « chaos » en « cosmos ». Du même coup, leur vie en est

purifiée, réorganisée, et s´inscrit dans un grand ordre cosmique.

Lisant ces inscriptions sumériennes, Jaccottet comprend mieux le sens de la vie

simple, accordant ainsi une place grandissante aux travaux physiques dans sa vie : « Les

choses les plus simples, mêmes sales, même lourdes, ne sont pas seulement des

obstacles ; une foi les allège, les aide, et les paroles rétablissent la communication entre la

lourdeur et l’exaltation, la caducité et la durée » (p. 31). Pour Jaccottet, la vraie poésie

n’est pas un travail purement mental, mais s’écrit au plus près de la vie quotidienne.

Cependant, de nos jours, la rupture n’a de cesse de s’élargir entre l’intellectuel et le

physique dont la valeur ontologique est méconnue :

Aujourd’hui, les choses nous enferment, les travaux nous bouchent la vue. Il semble que rien ne puisse ôter leur opacité à ces murs noirs (p. 31).

196 Observations, op. cit., p. 27. 197 François Thureau-Dangin, Inscriptions de Sumer et d’Akkad, Paris, E. Leroux, 1905.

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À la recherche d’une « justesse » dans la vie, le poète essaie de retrouver la vieille

« foi » si présente chez les Sumériens qui rendait transparentes « Les choses » « mêmes

sales, même lourdes ». Pour Jaccottet, cette foi est susceptible d’aider à rétablir dans le

travail poétique le sain équilibre entre l’intellectuel et le physique, en restituant à ce

dernier son statut originaire de la « source ». Nous pensons aux deux figures légendaires

célèbres dans l’imagerie hagiographique japonaise, Kanzan et Jittoku, l’un avec un

rouleau de calligraphie, l’autre avec un balai pour nettoyer le sol, indissociables comme

le côté corporel et le côté spirituel de la vie des artistes.

Si Jaccottet voue une admiration aux maîtres du zen qui se recueillent tout en

balayant, il essaie lui-même de se ressourcer en travaillant dans son jardin. Les activités

très ordinaires de la vie peuvent accorder une sorte de « réalité » à la poésie en la

remettant en contact avec la Terre.

Il est sûr que ce sont des poèmes nés de moments heureux de ma vie ; et je me souviens : je travaillais dans ce jardin, les poèmes venaient dans ma tête absolument tout seuls. Je n’étais pas sur la page blanche, ils me venaient alors que j’arrachais de mauvaises herbes, ou faisais du feu […] c’était comme une espèce de grâce…198

Jaccottet trouverait sans doute une poétique proche de la sienne dans ces haïkus

simples : « Femmes en train de planter le riz - / tout est sale en elles / excepté leur chant

» (Raizan), « Cueillant des champignons / ma voix / devient le vent » (Shiki1), ou

encore : « Elle a couché l’enfant / elle lave à présent le linge - / la lune d’été » (Issa)199.

Une beauté exquise émane de ces travaux quotidiens : pour la mère qui rince le linge, la

lune surprise dans l’eau est un véritable « don du ciel », qui paraît plus aimable et plus

touchante que la lune admirée par un intellectuel à travers sa fenêtre. Cette rencontre

« inattendue » récompense la fatigue de la travailleuse, et lui permet encore de dépasser la

limite de sa situation et de devenir une vraie « poète » dans la mesure où elle « habite

poétiquement » la terre d’une manière concrète.

Jaccottet, rédigeant la préface pour Le Bonjour et l’adieu, se lève enfin de son

bureau pour aller faire des travaux dans le jardin, comme si c’était le chemin le plus court

pour rejoindre la vérité poétique de Pierre-Albert Jourdan : « Il fallait sortir des phrases,

même les moins apprêtées, tourner le dos aux livres, même les moins poussiéreux, pour,

dans cette lumière amicale de fin septembre, retrouver les vrais pas de Jourdan »200. Parce

198 Philippe Jaccottet, De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005, p. 44. 199 Haïku, op. cit., p. 48, 24, 64. 200 Jaccottet, préface du bonjour et l'adieu de Pierre-Albert Jourdan, Paris, Mercure de France, 1991, p. 14.

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que « l’entrée dans le jardin », c’est « la sortie » dans « l’espace grand ouvert », dans « la

demeure aux limites effacées »201. C’est à travers des tâches quotidiennes et physiques que

le poète parvient à mettre de l’ordre dans sa vie, à la « cosmiser », selon le mot d’Eliade.

En effet, balayer la terrasse est le « premier exercice d’assouplissement du matin » pour

Jourdan qui le considère comme une « façon de faire sa toilette intérieure », « le grand

ménage »202. Dans un même mouvement de pensée, Jaccottet écrit dans un poème d’Airs :

Le soir venu rassembler toutes choses dans l’enclos Traire, nourrir Nettoyer l’auge pour les astres Mettre de l’ordre dans le proche gagne dans l’étendue comme le bruit d’une cloche autour de soi (p. 445).

Si Jaccottet n’a pas « une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des

feuilles d’or »203, ces quelques lignes écrites dans une grande sérénité intérieure où il

énumère une à une les « besognes modestes » de la vie, ne sont pas sans rappeler la feuille

d’or des Sumériens où sont conscrites ces travaux infimes : « crachats à nettoyer dans les

rues », « mauvaise herbe à arracher », « grain à semer » ou encore « bêtes à soigner ». À

l’instar des peuples primitifs, les gestes simples du poète prennent une dimension

cosmique : il nourrit des animaux tout en nourrissant des « astres », alors qu’en mettant

de « l’ordre » dans « le proche », le poète répand un ordre dans l’univers tout entier,

« comme le bruit d’une cloche ». Dans cette vie simple, presque paysanne, il retrouve la

manière ancienne d’habiter poétiquement la terre et éprouve, plus que jamais le

sentiment d’être « chez soi », c’est-à-dire d’« être mis en sûreté » et de « rester enclos dans

ce qui [lui] est parent », « dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son

être »204.

201 Ibid. 202 Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », in Pierre-Albert Jourdan, Cahier dix, dir. Yves Leclair, Cognac, le Temps qu’il fait, 1996, p. 103. 203 « N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or […] ! » écrit Rimbaud dans son poème « Martin », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 277. Jaccottet l’a repris dans Observations, op. cit., p. 28. 204 Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 176.

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4.2.2. Bouddha « dans la poussière » et merveilles dans la vie quotidienne

Si Pierre-Albert Jourdan trouve une façon de faire son « grand ménage » intérieur

en balayant chaque matin sa terrasse à l’instar des moines japonais, il connaît sans doute

cette anecdote où l’on raconte qu’à un élève qui se demande « s’il peut contempler sans

blasphème le Bouddha tout en balayant », le maître répond, d’une manière indirecte, que

« cette activité est profondément religieuse » autant que tous les autres travaux manuels,

puisque « le Bouddha, présent à notre regard en toutes choses, l’est aussi dans la

poussière »205. Marcel Raymond remarque chez Jaccottet une volonté de « faire le geste

simple » et « se plier à l'appel de l'existence quotidienne » qui s’avère être « une ouverture

inattendue sur un ailleurs »206. Ces moments ordinaires de la vie sont plus propices à

l’inspiration poétique car c’est là que « l'en-soi du poète et l'en-soi du monde paraissent

coïncider » et que le « soi » du poète « acquiert une sorte de transparence à laquelle

répond la transparence des choses »207.

Parler avec ce vide au cœur, contre lui. Pousses d’acacias sur le blanc presque bleu du ciel. Brûleur de feuilles mortes, arracheur de mauvaises herbes, se borner peut-être à cela. (La Semaison, p. 344)

En nettoyant son jardin, le poète s’oublie et se purifie, nettoyant du même coup

son esprit. Il chasse les « milles soucis » de la vie et ménage un espace vide dans son cœur

pour faire entrer le monde extérieur. Ce « vide au cœur » répond à son principe de

« l’effacement du soi » et lui permet de résister contre un plus grand « vide » que l’on

aurait mieux appelé « néant ». Il ne parvient à se débarrasser de l’image obsédante de

« mort-vivant » que lorsqu’il est « penché sur une besogne modeste » où, « soudain », « on

se rappelle la profondeur de l’espace et du temps »208. Ce portrait du poète plongé dans

son travail humble rappelle celui de Michel-Ange concentré à peindre la voûte de la

Chapelle Sixtine, tête levée et corps immobile pendant plusieurs heures de suite. La force

du poète et du peintre est si minuscule devant leur tâche qui paraît si démesurée et

écrasante. Néanmoins, ils ne sont pas désespérés, persuadés que l’illumination de la vie

ne vient que pendant ces moments de long travail, lequel tend à être purement physique.

L’espace et le temps sont devenus les alliés de ceux qui sont absorbés dans leurs travaux,

dont la « lenteur » s’oppose à la rapidité de l’homme moderne qui a toujours soif du

205 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 8. 206 Raymond Marcel, préface pour Philippe Jaccottet ou l'approche de l'insaisissable de Anne-Marie Hammer, Genève, E. Vernay, 1982, pp. 7-8. 207 Ibid. 208 « Octobre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 341.

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temps. En prenant le temps de brûler des feuilles mortes et d’arracher de mauvaises

herbes, le poète-colporteur ramasse, « en passant » et « de loin », des signes du monde

devenus autant de « joyaux de langage » qui « prennent place avec discrétion » dans un

discours « vaste », « fluide » et « aéré » 209 . Jaccottet découvre les meilleurs accords

poétiques, « non pas paisibles » mais « vivants », dans les détails infimes de la vie, dans

les « entrevisions infiniment fragiles et belles – comme d’une fleur, d’un joyau, d’un

ouvrage d’or, situées dans l’extraordinaire immensité »210.

La lumière de l’inconnu qui apparaît peu à peu dans la vie simple n’éclaire pas

un autre monde, mais ce monde-ci avec des choses que l’on ne connaît que trop bien.

Dans « L’Approche des montagnes », Jaccottet fait remarquer une contradiction

intéressante dans cette « merveille » « quotidienne » :

C’est encore une énigme à l’horizon paisiblement campée, une merveille qui nous accompagne tous les jours et semble souhaiter d’être comprise (p. 99).

Néanmoins, la quotidienneté ne diminue en rien la mysticité de la « merveille ».

La présence constante des montagnes a, en revanche, stimulé la curiosité du poète qui

pressent, sous ces lignes mélodiques, des messages, des allusions, des non-dits.

L’émerveillement consiste donc en cette expérience où les choses familières se mettent

soudain à se transfigurer, et où l’on commence à les accueillir de nouveau « dans leur

plus grande dimension et leurs "échanges imperceptibles" », comme le constate Jaccottet

en lisant Vergers de Rilke, surprenant celui-ci dans son travail secret de poète :

D’abord les choses les plus proches, celles de la chambre où il se tient : c’est la lampe, c’est la table du repas, ce sont ses propres mains […]. Dans le silence favorable du cœur, c’est comme si elles [« les choses les plus choses »] apparaissent soudain, alors que longtemps on avait cessé de les voir ; non plus isolées, opaques, vides, muettes, mais remises à leur place dans un réseau d’ondes qui s’amplifient jusqu’aux astres les plus lointains, sans qu’elles perdent rien pour autant de leur modestie, de leur fragilité211.

209 Ibid. 210 Ibid. 211 Jaccottet, préface pour Vergers, op. cit., pp. 10-11.

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Chapitre II. Le cosmos comme « parure de femmes »

On constate que la « parure » constitue un intermédiaire important entre deux

notions cruciales dans la pensée humaine : celle de la beauté et celle de l’ordre. Pour

comprendre le lien entre le « cosmos » et la « cosmétique », intéressons-nous d’abord à la

relation intime entre la parure et la beauté, ensuite à celle entre la parure et l’ordre et

finalement à celle de la beauté et de l’ordre.

La beauté est considérée comme inhérente à la parure depuis les Grec anciens.

Dans la Théogonie d’Hésiode, la femme n’a pas de « corps » mais se définit uniquement

par sa parure, qui fait de celle-ci « un beau dehors »212, « à l’image des déesses, en

particulier Aphrodite, dont elle a l’apparence (eidos) »213. Pandore, qui est façonnée sur

ordre de Zeus et superbement parée (kosmô agallomenên) par Athènes, est ainsi « merveille

pour les yeux » 214 . Selon Florence Gherchanoc, les atours de la première femme

« forment sans conteste un costume de séduction que synthétise le terme kosmos, à la fois

parure et ordre »215.

Le mot « parure », dérivant du verbe latin « parere », qui renvoie au geste de

préparer, de disposer et d’arranger, implique nécessairement l’idée d´ordre et

d´agencement. Bertrand Prévost, en méditant sur cet « appareil sémantique et

conceptuel » développé par les Grecs anciens pour recouvrir l’articulation entre le

« cosmos » et la « cosmétique », reprend le triple sens du mot « kosmos » qui signifie « le

monde », « l’ordre du monde » et « la parure », c’est-à-dire l’ornement corporel. Homère a

évoqué ce mot dans L’Iliade au moment où Héra se pare pour séduire Zeus : « ayant ainsi

212 Voir Hésiode, Théogonie, Paris, Les Belles Lettres, coll. « CUF », 1928, pp. 571-589. 213 Vinciane Pirenne-Delforge, « Prairie de Pandore et jardin d’Aphrodite. Le « féminin » dans la Théogonie », in Κῆποι. De la religion à la philosophie. Mélanges offerts à A. Motte, Kernos, supplément 11, pp. 86-99. Voir Florence Gherchanoc, « Beauté, ordre et désordre vestimentaires féminins en Grèce ancienne », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 24 septembre 2016. URL : http://clio.revues.org/10717 ; DOI : 10.4000/clio.10717 214 Pour parer Pandora, Athène « lui noua sa ceinture (zôse), après l’avoir parée d’une robe blanche (kosmêse […] argupheêi esthêti), tandis que de son front ses mains faisaient tomber un voile aux mille broderies (kaluptrên daidaleên) […]. Autour de sa tête, elle posa un diadème d’or (stephanên chruseên) forgé par l’illustre Boiteux lui-même […] : il portait d’innombrables ciselures […] - et un charme infini illuminait le bijou (charis d’ampelampeto pollê) […] ». Hésiode, Théogonie, op. cit., pp. 571-584. 215 Florence Gherchanoc, « Beauté, ordre et désordre vestimentaires féminins en Grèce ancienne », op. cit.

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orné son corps de toute sa parure (kosmon), elle quitta sa chambre »216. Le mot « kosmos »

renvoie également à l’équipement guerrier ou encore à l’apprêtage du mort. Dans tous les

cas, il s’agit de penser l’ornement non comme un simple supplément au niveau de

l’apparence physique, mais quelque chose qui s’inscrit dans l’harmonie fondamentale de

l’être et du monde, comme le constate Michel Costantini dans son étude « Kosmos au

“siècle” de Périclès » : « L’ornement, lorsqu’il est désigné par kosmos, renvoie à un

artefact qui fait son apparition pour compléter le monde selon la convenance, un artefact

(mais aussi bien éventuellement une attitude) qui à la fois, donc, “complète” et

“convient” » 217. Bertrand Prévost a raison de faire remarquer dans la beauté de la parure

une « valeur d’ajustement, d’ajointement physique comme moral », c’est-à-dire une

« belle ordonnance »218.

La création de la parure s’inscrit en effet dans les efforts continus de l’humanité

afin d’accueillir l’ordre cosmique dans son humble existence terrestre. L’agencement

harmonieux que l’on trouve dans la parure est une sorte de reproduction de l’ordre

suprême qui s’étend à toutes les échelles de l’univers, « des sphères célestes jusqu’aux

plus petites perles de collier, des trajectoires astrales jusqu’à la régularité des stries laissées

par le passage du peigne dans les cheveux »219. Dans son Livre de l’ornement et de la guerre,

Jacques Soulillou s’est attardé longuement sur la question du lien entre l’ordre et

l’ornement :

Si l’ornement sert à mettre de l’ordre, c’est au sens où il permet à l’ordre d’apparaître, comme on dit d’une chose qu’elle apparaît dans la lumière. […] L’apparition d’un ordre au sein d’un milieu constitué d’une myriade d’ornements est comparable au phénomène de la cristallisation où, à partir d’un germe, une structure se propage de proche en proche à tout un champ. La conjonction soudaine de l’ornement et de l’ordre dans un milieu donné produit un monde – kosmos. […] Il y a kosmos lorsque l’ornement permet au “bon ordre” de se manifester220.

Toute parure est un monde en petit, un « imago mundi » dans le sens où elle

permet de rendre visible « l’ordre caché » du monde en le répétant dans des œuvres

factices. C’est sans doute pourquoi Jean-Claude Bonne reconnaît dans l’ornement un

216 Homère, L’Iliade, XIV, p.187. Voir Bertrand Prévost, « Cosmique cosmétique. Pour une cosmologie de la parure », Images Re-vues [En ligne], 10 | 2012, consulté le 23 septembre 2016. URL : http://imagesrevues.revues.org/2181 217 Michel Costantini, « Kosmos au “siècle” de Périclès », in Histoires d’ornement, édi. P. Ceccarini, J.-L. Charvet, F. Cousinié, C. Leribault, Paris, Rome, Klincksieck, Académie de France à Rome – Villa Médicis, 2000, p. 45. 218 Bertrand Prévost, « Cosmique cosmétique. Pour une cosmologie de la parure », op. cit. 219 Ibid. 220 Jacques Soulillou, Le livre de l’ornement et de la guerre, Marseille, Parenthèses, 2003, pp. 96-97.

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« pouvoir d’orchestration » qui est « capable de fonctionner comme une sorte de

transcodeur abstrait »221. Cette dimension cosmique de la parure, importante dans la

pensée primitive, on en trouve partout dans le monde, par exemple, chez les Kayapo

d’Amazonie qui reproduisent dans leur grande parure dorsale « krokrokti » l’image du

soleil dont les rayons sont représentés par les centaines de plumes caudales d’ara formant

un cercle parfait.

L’ordre qu’exprime la parure se rapporte non seulement aux principes

immuables de la nature mais également à des conventions sociales et morales dans les

cités grecques durant l’Antiquité. Ce « bon ordre » se manifeste tout particulièrement

dans le costume de fête qui est richement orné et « instrumentalisé pour garantir l’eusebeia

et l’eukosmia, et donc la réussite de la célébration, ainsi que pour préserver l’eunomie

(ordre bien réglé) dans la cité »222. Par conséquent, au-delà de sa beauté physique et

vestimentaire, le costume est un « costume social », qui ne saurait être beau que lorsqu’il

répond aux normes culturelles, ainsi que le dit Florence Gherchanoc : « Le costume,

vêtements et parures, parce qu’il énonce l’ordre, l’harmonie et la beauté, caractérise un

idéal de conduite sociale »223.

1. La beauté qui ne pouvait pas être « rien que belle »

Dans son étude nommée « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée

archaïque à la philosophie platonicienne », Sébastien Bassu évoque une relation cause-

effet entre l’ordre et la beauté en disant que le cosmos devait « certainement signifier cette

idée de convenance, ce qui est approprié, et par suite, beau et ordonné224 ». De même, le

poète de Grignan, qui associe la « beauté » à « la convenance d'un monde », retrouve la

« source de la poésie » dans « ces moments » où les « trois sens » du mot « cosmos », c’est-

à-dire l’ordre, le monde et la parure des femmes, « coïncident », car c’est de là que « surgit

221 Jean-Claude Bonne, « De l’ornemental dans l’art médiéval (VIIe-XIIe siècle). Le modèle insulaire », in Jérôme Baschet et Jean-Claude Schmitt, L’image. Fonctions et usages des images dans l’occident médiéval, Paris, Cahiers du Léopard d’or 5, 1995, p. 238. 222 Florence Gherchanoc, « Beauté, ordre et désordre vestimentaires féminins en Grèce ancienne », op. cit. 223 Ibid. 224 Sébastien Bassu, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », op. cit.

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une beauté qui est la convenance d'un monde, singulier appât où le poète ne cesse de

revenir, aussi longtemps qu'il est poète, à travers les pires doutes »225.

La tentative de saisir la beauté est souvent échouée, puisque celle-ci est par

nature insaisissable : « Chose belle à proportion qu’elle ne se laisse pas prendre »226. Cette

beauté qui dépasse l’intelligence humaine et échappe à la langue est souvent à l’origine

d’une impression de « mirage » et d’un sentiment de frustration chez ceux qui veulent

l’accueillir, comme on le remarque tout particulièrement chez Leopardi qui affirme que

« la beauté est illusion et leurre »227. Jaccottet, moins désespéré, grâce sans doute à la

vertu thérapeutique de la lumière méditerranéenne, s’oppose à la vision sombre du poète

italien qui lui est pourtant si cher :

[…] mais comment se fait-il qu’elle [la beauté] existe, qu’il [Leopardi] ait cédé à son pouvoir, qu’il l’ait si bien servie? Comment nier qu’elle dise quelque chose d’essentiel, comment l’assimiler à de quelconques mensonges? Faut-il à ce point douter? Même si tout nous contrecarre et nous use, près ou loin ?228

Au lieu d’être « illusion et leurre », tout ce qui est beau au monde est un « allié

substantiel » pour Jaccottet, qui l’attire et l’aide à survivre grâce à « sa part » de

« l’insaisissable » : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent

visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles

ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à

l’insaisissable sa part »229.

La beauté n’atteint sa plénitude que lorsqu’elle unit en son sein « la limite » et

« l’illimité ». C’est sa part de l’insaisissable qui fait qu’elle ne demeure pas au niveau des

« couches superficielles » de la réalité mais s’attache à un autre monde « obscur ». Pour

Jaccottet, admirer la beauté relève d’une dure épreuve d’intelligence, où il faut appliquer

des efforts de « déchiffrage ». C’est pourquoi il voit dans les belles fleurs du printemps

autant de « seaux de cire » qui « cachettent une lettre », et entend sans cesse la voix

d’Oberman sonner dans son esprit : « Si les fleurs n’étaient que belles sous nos yeux, elles

séduiraient encore ; mais […] je les reçois comme une expression forte, mais précaire,

d’une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret »230. Le sentiment de

mystère persiste et s’intensifie avec le temps si bien que le poète de Grignan tend à

225 « Si les fleurs n’étaient que belles… », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 508. 226 Cahier de verdure, op. cit., p. 758. 227 La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 341. 228 Ibid. 229 Ibid., p. 354. 230 « Si les fleurs n’étaient que belles… », op. cit., p. 506.

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comparer la nature magnifique à un grand sanctuaire, ignoré pourtant par le regard

distrait de l’homme :

[…] ce verger "simple et tranquille", comme la vie que le Gaspard Hauser de Verlaine rêve du fond de sa prison, m’est apparu lui-même telle une chapelle blanche dans la verdure, un simple oratoire en bordure de chemin où un bouquet de fleurs des champs continue à prier tout seul, sans voix. (Cahier de verdure, p. 754)

Et, en « peignant » un arbre, le poète croit peindre en réalité « le dernier ange »,

« le seul auquel nous puissions accorder notre confiance, parce qu’il est issu du monde

obscur, de sous la terre » (p. 758). Par un vocabulaire religieux, le poète tente d’exprimer

quelque chose d’insaisissable ou même d’énigmatique dans la beauté, notamment celle

de la nature. Pour Jaccottet, la beauté se rapporte non seulement au monde visible mais

reste associée au mystère de l’invisible. Ainsi, la question de la beauté est bien une

question de base à partir de laquelle seulement on peut aller plus loin pour méditer sur

d’autres questions qui sont liés plus directement à la condition humaine.

Cette beauté « sacrée » à laquelle le poète a « ajouté foi » « spontanément » se

manifeste souvent dans les plus petits détails du monde, par exemple, dans ce verger de

cognassiers protégé simplement par « une levée de terre herbue », vue « au retour d’une

longue marche sous la pluie, à travers la portière embuée d’une voiture » (p. 752). La

rencontre improvisée est l’occasion d’une révélation pour le poète, qui découvre la beauté

« suprême » dans ces arbres ordinaires : « Je me suis dit (et je me le redirai plus tard

devant les mêmes arbres en d’autres lieux) qu’il n’était rien de plus beau, quand il fleurit,

que cet arbre-là » (ibid.). Pourtant, le mot « beauté » semble insuffisant tant le pouvoir

d’évocation de la parole est affaibli aujourd’hui :

Il paraît qu’on n’a plus le droit d’employer le mot beauté. C’est vrai qu’il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. N’empêche que ce jugement sur des arbres est étrange, quand on y pense (ibid.).

À force d’être prononcé constamment dans la vie courante, le mot beauté ne

désigne aujourd’hui que ce qui est « médiocrement » beau. Perdant de vue son essence, le

mot n’est plus apte à exprimer l’étonnement qu’éprouve le poète devant cette floraison

neigeuse, d’où ce sentiment d’étrangeté chez lui. Pour se libérer de la contrainte d’une

langue déformée et s’enfoncer ainsi dans « le monde obscur » qui se cache derrière la

beauté, Jaccottet se revendique comme étant ignorant. C’est dans des « bouches

malhabiles » que « commence la poésie »231 :

231 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », in Alentour de Philippe Jaccottet, Marseille, Sud, nº 80-81, 1989, p. 328.

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Pour moi, qui décidément ne comprends pas grand-chose au monde, j’en viens à me demander si la chose « la plus belle », ressentie instinctivement comme telle, n’est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu’on croirait parfois lancé dans l’air jusqu’à nous ; ou, si l’on veut, l’ouverture la plus juste sur ce qui ne peut pas être saisi autrement, sur cette sorte d’espace où l’on ne peut entrer mais qu’elle dévoile un instant (ibid.).

Le pressentiment d’un lien entre le beau et l’insaisissable persiste chez Jaccottet

qui devine dans les choses les plus proches autant de signes, de messages ou de « portes ».

La beauté est signifiante, parlante, étant « intériorisation » ou « traduction » « d’une

pensée qui serait cachée dans les apparences »232. À l’écoute de cet « appel subit » qui

invite à retourner à « la vie plus intime », émané des choses belles mais qui « ne pouvaient

pas être "rien que belles" »233, Jaccottet se livre à une réflexion philosophique sur la

question de la beauté.

2. Le « beau » : ce qui « ne ment pas » ou « ment moins »

Dans une note datant de novembre 1959, Jaccottet a soulevé une suite de

questions sur la beauté, qu’il qualifie de « naïves ». Rappelons-nous la racine latine du

mot « naïf », nativus, qui veut dire « né », « inné », « naturel », c’est-à-dire ce qui est en

rapport avec la naissance. Ces questions sur la beauté concernent en effet l’origine du

monde et tout ce qui lui est « inné ». On remarque souvent que plus une question paraît

« naïve », plus elle se refuse à toute réponse, en raison de l’absence de conditions

préliminaires qui sont nécessaires pour fonder le raisonnement. On connaît, dans de

divers domaines de la connaissance humaine telles que la philosophie et les

mathématiques, certaines questions qui constituent une sorte de base pour d’autres

questions et restent souvent sans réponse, telles que la fameuse conjecture de Goldbach

qui a même égaré le grand mathématicien Leonhard Euler cherchant de prouver qu’un

plus un égale deux.

Questions naïves. Comment se fait-il que ceci soit beau et cela non? Expérience immédiate, et dans le travail fréquent : ceci ment et cela ne ment pas, ou ment moins. Donc un ordre, donc un espoir ? (La Semaison, p. 341)

Ayant cherché un « critère » de la beauté d’abord dans l’intuition immédiate et

ensuite dans les expériences répétées, Jaccottet prolonge la question de la « beauté » en

évoquant d’autres questions telles que celle de la vérité et de l’ordre ; mais la question

232 « Si les fleurs n’étaient que belles… », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 507. 233 Ibid.

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originale, qui se termine sur le mode interrogatoire, demeure toujours en suspens. Pour

comprendre l’origine de l’esthétique humaine, le poète a fait un petit détour en passant

par la notion de « vérité », qui est indispensable pour éclairer l’essence de la « beauté »,

puisque le beau est lié au vrai, à ce qui « ne ment pas » « ou ment moins » selon lui. On

remarque un mouvement similaire chez le philosophe Heidegger qui tente de mettre en

rapport la « vérité » et la « beauté » dans son ouvrage « L’origine de l’œuvre d’art » en

reconnaissant dans des choses « belles » ou plus précisément dans des « œuvres d’art » la

vertu de faire paraître la « terre » et la « nature », comme il le constate par exemple à

propos d’un temple :

Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce "reposer sur" fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien… L’éclat et la lumière de sa pierre fait ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air234.

Par la « belle chose » qu’est le temple, ce qui par nature se retire ou tend à rester

invisible235 est rendu visible, comme la « pesanteur de la pierre », « la clarté du jour » et

« l’air », dont la présence n’est devenue sensible qu’à travers le « miroitement » ou le

« rassemblement » du temple qui reprend toutes choses en son sein236. C’est en partant de

cette vertu de « rendre visible » ou de « dévoiler » que le philosophe allemand parvient à

faire le lien entre la beauté et la vérité : « Installant un monde et faisant venir la terre,

l’œuvre est l’efficacité du combat où est conquise l’éclosion de l’étant dans sa totalité,

c’est-à-dire la vérité »237. Alain Boutot, qui revient sur une telle conception, précise que la

« vérité » ici n’a pas son « sens métaphysique d’accord de la représentation et de la chose,

mais celui, pré-métaphysique, de dévoilement »238. Heidegger résume enfin la relation de

la beauté et de la vérité en disant, simplement : « L’art est la mise en œuvre de la

vérité239 », ou encore, « est la vérité elle-même se mettant en œuvre »240.

234 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 32. 235 « L’œuvre révèle non seulement ce dont elle est faite mais aussi "la nature" dans son ensemble, à condition toutefois d’entendre par là non pas la nature physico-mathématique de la science moderne, mais bien plutôt la physis des premiers Grecs dont une des caractéristiques essentielles était le retrait et le voilement. […] D’une façon générale, la terre se manifeste dans l’œuvre comme ce qui, dans et par le surgissement de l’œuvre, sans cesse, se retire. » Voir Alain Boutot, Heidegger, op. cit., p. 107. 236 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op. cit., p. 37. 237 Ibid., p. 43. 238 Alain Boutot, Heidegger, op. cit., p. 107. 239 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op. cit., p. 27. 240 Ibid., p. 56.

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3. Définition de la beauté par Jaccottet

La question de la beauté, qui est mise en relation avec la notion de vérité dans la

note du novembre 1959 que l’on vient de citer, sera reprise trois ans plus tard, en mars

1962, par le poète qui lui donnera une définition toute personnelle. Ce passage occupe

une place tellement importante dans la poétique de Jaccottet qu’il est reproduit sur la

quatrième de couverture du premier carnet de La Semaison chez Gallimard. Cette notion

de beauté, de nature insaisissable, échappe à tel point au poète qu’il se contente de la

cerner au moyen de métaphores, ainsi que l’a fait Platon avec la notion de « chôra »241.

Beauté : perdue comme une graine, livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent perdue, toujours détruite; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l’ombre, par la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans force, exposée, abandonnée, livrée, obéissante - elle se lie à la chose lourde, immobile ; […] (p. 365).

Commençant par le terme « beauté » suivi de deux points, le passage, présenté

sous forme d’un article encyclopédique, apporte un éclairage nouveau sur cette

conception chez Jaccottet. Le premier mot qui ouvre la définition, « perdue », - repris un

peu plus loin par ses synonymes « abandonnée », « livrée » et « détruite » -, semble

annoncer dès le départ un rapport de force non équitable entre la graine symbolique de la

« beauté » et ses « adversaires » tels que des « vents » et des « orages ». Examinant de près

la notion de « beauté » qui est souvent idéalisée et écrite parfois même avec un grand B,

le poète nous alerte quant à sa parenté avec « l’ombre » et « la profondeur », puisque

qu’elle « se lie à la chose lourde, immobile », ainsi qu´il le dit dans La Promenade sous les

arbres : « Cette splendeur semble avoir sa source dans la mort, non dans l’éternel ; cette

beauté paraît dans le mouvement, l’éphémère, le fragile »242. Ainsi, la notion de « beauté »

est éminemment ambivalente, unissant au sein d’elle la lumière et l’obscurité, la légèreté

et la pesanteur. Pourtant, « la chose lourde » qui lui est inhérente ne paraît pas tout à fait

négative, constituant la meilleure « toile de fond » qui fait ressortir ce qui est beau par

l’effet de contraste. C’est pourquoi les facteurs qui semblaient d’abord nuisibles pour la

« graine » agissent en effet en sa faveur : la « terre funèbre » lui fournit la nourriture tandis

que la « profondeur » sombre devient son « chez-soi », ce qui fait écho à cette ébauche de

241 Dans Le Timée, Platon tente de saisir l’essence de la chôra par des métaphores qui sont, en outre, « contradictoires » selon Augustin Berque : « Il la compare ici à une mère (mêtêr, 50 d 2), ou à une nourrice (tithênê, 52 d 4), c’est-à-dire en somme à une matrice, mais ailleurs à ce qui est le contraire d’une matrice, c’est-à-dire une empreinte (ekmageion, 50 c 1). » Voir Augustin Berque, « La chôra chez Platon », in Espace et lieu dans la pensée occidentale, dir. Thierry Paquot et Chris Younès, Paris, Édition la Découverte, 2012, pp. 21-22. 242 La Promenade sous les arbres, Lausanne-Paris, La Bibliothèque des arts, 1988, p. 38-39.

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poème écrite un peu plus loin : « Que cette extrémité de la misère / Maintienne la chance

des fleurs »243.

Le principe de la contradiction et de la dialectique, que le poète retrouve dans

toutes choses et tous événements du monde, préside sans exception dans ce couple

« mouvement » - « immobilité » qui caractérise la dissémination de la « graine ». D’un

côté, c’est par un « mouvement » dispersant que la graine se livre « aux vents » et

« s’ouvre » aux montagnes, accédant ainsi à la plénitude de la vie. De l’autre, en

demeurant « persistant » et « tenace » parmi « le sang et la malédiction », la graine observe

le principe d’« immobilité », parvenant ainsi à sauvegarder l'énergie vitale et à maintenir

l’espoir dans les pires conditions. Il s’agit donc d’une « bonne immobilité » qu'évoque

Jaccottet en commentant Rilke, c’est-à-dire « la patience, l’attente, l’ouverture » et d’un

« bon mouvement » qui est « le mouvement pur », « l’élan désintéressé, sans but » « qui

met en rapport le proche et le lointain »244. Le mouvement et l’immobilité ont tous deux

un rôle positif dans la croissance de la « graine » et dans la dissémination de la beauté.

Un autre motif important dans l’imaginaire de la beauté chez Jaccottet est digne

de notre attention, qui prolonge d’ailleurs celui de la graine. À la suite de la graine qui

atterrit, « une fleur s’ouvre au versant des montagnes » :

Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre; ainsi, l’esprit circule en dépit de tout, et nécessairement dérisoire, non payé, non probant (p. 365).

On ne saurait jamais assez souligner la place de la « fleur » dans la pensée de

Jaccottet qui est pour lui « le symbole de toute beauté » et « peut-être même son essence

secret » : « Dans chaque chose, dit Hervé Ferrage, le lecteur est invité à reconnaître les

vertus d’une floraison »245. D’ailleurs, on constate un changement au niveau de la langue

dans ce passage de la « graine » à la « fleur » : le vocabulaire botanique, c’est-à-dire

réaliste, est remplacé par une description éthique et allégorique où la plante est comme

dématérialisée. La « terre ténébreuse » dans laquelle s’enracine la graine représente en

effet le monde moderne en proie à l’obscurité, alors que la dissémination végétale et la

floraison sont une sorte de mimétisme de l’épanouissement de l’être humain. Une

« intériorisation du dehors »246 s’opère chez le poète qui cherche à tirer leçon du monde

des choses pour s’orienter dans la poésie aussi bien que dans la vie :

243 « Mars 1962 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 366. 244 Rilke par lui-même, op. cit., p. 41. 245 Hervé Ferrage, notice de La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 1413. 246 Ibid., p. 1412.

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Ainsi, ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu’à la fin - contre, toujours contre soi et le monde, avant d’en arriver à dépasser l’opposition, justement à travers les mots - qui passent la limite, le mur, qui traversent, franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur - un instant, seulement un instant. À cela du moins je me raccroche, disant ce presque rien, ou disant seulement que je vais le dire, ce qui est encore un mouvement positif, meilleur que l’immobilité ou le mouvement de recul, de refus, de reniement (p. 365-366).

Ce passage, qui suit immédiatement les réflexions sur la « beauté », révèle la

place centrale de celle-ci dans la vocation de poète pour Jaccottet. C’est en s’accrochant à

« ce presque rien », et en puisant sa force dans cette « graine » qui ne prend pied qu’avec

grande peine sur un sol aride, que le poète parvient à maintenir « un mouvement positif »,

lequel consiste à épouser la beauté du monde par les mots issus d’une « bouche

malhabile ». Un passage heureux est reconnu dans la beauté des choses et des paysages,

qui est celui de la « terre ténébreuse » à la « Terre promise ». Cette graine qui est en effet

le reflet du poète lui-même réduit à sa condition essentielle, ne dit qu’un mot, « vivre » :

même si « le vent se lève », « il faut tenter de vivre » 247 , « dans la vie impossible à

assumer, à vivre », « contre soi et le monde ».

« Reniement », le dernier mot du passage que l’on vient de citer, a évoqué chez

Jaccottet le souvenir de saint Pierre et lui a fait écrire ces quelques lignes qui paraissent

au premier abord sans rapport avec la question de la beauté, mais révèlent le statut

« sacré » de celle-ci :

Le feu, le coq, l’aube : saint Pierre. De cela je me souviens. A la fin de la nuit, quand le feu brûle encore dans la chambre, et dehors se lève le jour et le coq chante, comme le chant même du feu s’arrachant à la nuit. « Et il pleura amèrement. » Feu et larmes, aube et larmes (p. 366).

Le chant matinal du coq, exprimant la fidélité de celui-ci au soleil levant,

rappelait à Pierre son reniement ingrat. Bien que méfiant à l’égard des conceptions

chrétiennes, Jaccottet ne manque pas de tirer une leçon de cette histoire biblique : le

mensonge et la trahison, en cachant la vérité et en transgressant l’ordre cosmique,

conduisent le monde vers le chaos et la destruction. Contemplant le feu de l’aube et

songeant aux larmes de Pierre, le poète pense à vouer un amour indéfectible à la beauté

« sacrée » qui se dévoile non seulement comme « source de la poésie » mais aussi origine

du cosmos et base de cet « ordre du monde ».

247 Voir le poème de Paul Valéry, « Le cimetière marin ».

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4. Beauté comme malédiction pour l’humain

Selon la mythologie grecque, l’univers était tout d’abord le chaos où rien n’était

différencié. La première différenciation se passe entre jour et nuit d’une part, terre, ciel et

mer d’autre part. Pourtant, cette différenciation demeure inachevée, car Ouranos reste

collé à Gaïa qu’il emprisonne par son étreinte étouffante. Sous la demande de sa mère

qui cherche à se détacher du Ciel, le plus jeune des Titans, Kronos, a tranché, avec une

serpe, le sexe d’Ouranos, mettant fin ainsi à la « masse amoureuse encore proche du

chaos »248. Mais on constate une conséquence inattendue du geste de Kronos : du sexe

d’Ouranos qu’il jette dans la mer sans regarder, naît Aphrodite. On remarque que la

déesse de la beauté et de l’amour n’est pas enfant issu de l’union de ses parents, mais

participe de la conséquence d’une « séparation », celle entre le ciel et la terre. La relation

entre la beauté et la séparation, comme l’illustre l’imaginaire grec, est reprise par

Jaccottet lors d’une promenade dans une combe où il rêve soudain à « ce jardin »

qu’habitaient, selon la tradition biblique, les deux ancêtres de l’humanité pendant la

période qui précède le temps et l’espace. C’est ici qu’Ève, la première femme, plongée

encore dans « un sommeil illimité », où « rien n’était encore visible à aucun regard »249,

connaît un « réveil » fatal en mangeant le fruit interdit sous l’incitation du serpent :

« Soudain, pour la première fois, ces yeux s’entrouvrent »250. Sortant du sommeil primitif

et acquérant une lucidité « maudite », la première femme est expulsée par là même de la

demeure divine pour se trouver dans un autre monde où elle n’est pas distinguée « des

bêtes ». Elle fait l’expérience de la séparation : « à présent, elle voit la distance, les

couleurs, les ombres, la beauté insidieuse ; elle voit que les choses changent, pourrait fuir,

lui échapper »251. L’espace et le temps sont inaugurés au moment de l’éveil d’Ève qui

ressent désormais l’espace comme distance infranchissable252, et le temps comme durée

limitée.

La condition humaine est marquée par cette séparation primitive. Lorsque ses

yeux « s’entrouvrent » et qu’elle perçoit la beauté du monde, l’espèce humaine est sortie

de cette beauté dont il faisait partie naguère, condamné à rester éternellement « en

248 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage : voyages au pays des noms communs, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 202. 249 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 497. 250 Ibid. 251 Ibid. 252 Parallèlement, dans la mythologie grecque, Aphrodite est née au même moment de la séparation du ciel et de la terre par Kronos qui « invente ou rend possible l’espace, l’espacement, l’étendue », écrit Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op. cit., p. 202.

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dehors ». La distance et la séparation sont impliquées dans l’acte de « voir », puisque seul

ce qui est « à distance » est « visible » alors que l’on ne voit jamais ce qui est sous les

yeux. L’espèce humaine n’est douée du regard qu’à partir de son expulsion du paradis.

La beauté « visible » est liée profondément au tragique de la séparation, au complot

sournois du serpent. Les yeux ouverts sont une sorte de blessure ou de morsure du

serpent. C’est sans doute pourquoi la beauté vue est qualifiée d’« insidieuse » par le poète

qui l’associe à la punition divine infligée à l’être humain.

Ève « s’alarme » et « se trouble », car, « de même qu’elle a été expulsée de la

sphère divine, le sang sort de son corps, et coule, plus épais que l’eau »253. Le venin du

serpent se mélange au sang de la femme expulsée et devient le signe de sa chute : « C’est

le premier sang visible. Il enténèbre le sol »254. Mais quel est le remède pour ces

blessures ? L’homme déchu est-il capable de se guérir ? On trouve une sorte de réponse

dans cette phrase qui est écrite toute de suite après la réflexion sur la femme exilée et qui

fait à elle seule un paragraphe : « À celui qui se penche vers elle, la terre a-t-elle jamais

livré des simples pour ces blessures ? »255 Ce geste de s’incliner est moins proche de celui

d’un « entomologiste » ou d’un « géologue » que de la prosternation, pleine de respect,

d’un « homme religieux » qui croît en la force revitalisante et élévatrice de la Terre-Mère,

ce qui évoque cette image que le poète s’accorde à lui-même : « Je m’agenouille dans

l’herbe pleine d’air / Si je me couchais maintenant dans la terre, je volerais »256. Parce

que c’est dans les infimes signes du monde telles que les herbes, les pierres et la fumée,

que Jaccottet reconnaît autant de remèdes pour les « blessures » de l’homme exilé, et

autant de « portes » par où il pénétra à l’intérieur de la beauté du monde en faisant

l’expérience de « l’intériorisation du dehors ».

253 « Prose au serpent », op. cit., p. 497. 254 Ibid. 255 Ibid. 256 « Travaux au lieu dit l’Étang », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 488.

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Chapitre III. Le cosmos comme « monde »

1. Leçon du monde

À l’opposé de la société humaine qui s’éloigne toujours plus de l’Origine, les

choses demeurent au sein de la Terre promise, liée à une époque d’innocence primitive

qui précède la révélation maudite de l’humanité. « La Nature est hiérophanie » 257 pour

nos ancêtres lointains qui prenaient souvent exemple sur les choses du monde. Si celles-

ci, dont les animaux ou les végétaux notamment, sont considérées par les hommes

modernes comme « inférieures » à l’espèce humaine, les peuples anciens, en revanche, les

associaient aux pouvoirs divins et leur consacraient des fêtes fixées de manière solennelle

sur le calendrier. Vis-à-vis de ces hommes qui vouaient un tel respect aux choses, Mircea

Eliade fait remarquer une « tendance vers la purification », et une « nostalgie du paradis

perdu de l’animalité »258, ancrées dans l’inconscient collectif de l’humanité. De nos jours,

certains esprits continuent à reconnaître la supériorité des choses sur l’homme d’une

manière ou d’une autre. Hegel nous montre au début de ses Leçons sur la philosophie de

l’histoire que « Seul l’animal est véritablement innocent »259. Dans un même mouvement,

Jean-Christophe Bailly accentue le privilège des animaux quant à la « vision », dans la

mesure où ils voient ce qui est invisible pour les hommes, tant ceux-ci sont « distraits

dans l’être »260. De même, le poète de Grignan, qui résiste à ce mouvement généralisé

dans notre société matérialiste de « subalterniser » les choses au profit de l’homme,

cherche toujours à tirer une espèce de « leçon cachée » du monde ordinaire qui l’entoure

pour en faire la source de sa poésie. Jaccottet est, dans cette mesure-là, proche des

Chinois anciens qui tenaient le cosmos pour le Maître suprême qu’il fallait consulter

régulièrement afin de bien se conduire dans la vie. On trouve également cette tradition de

« l’enseignement cosmique » dans le bouddhisme qui accorde la primauté aux activités

d’instruire et d’initier. Bouddha, dont le nom signifie « l’éveillé » en sanskrit est, pour les

croyants, celui qui a par sa sagesse réalisé l’éveil en assimilant la grande leçon du cosmos

et qui se charge ensuite de transmettre celle-ci aux autres afin qu’ils s’éveillent à leur tour.

257 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 74. 258 Ibid., p. 110. 259 Ibid. 260 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op. cit., p. 232.

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À l’instar des bouddhistes, Jaccottet reconnaît une relation maître-élève entre le monde et

l’homme. C’est pourquoi il prête une attention particulière à la « parole » des choses qui

est souvent prononcée dans une langue obscure. Cette idée de Maître cosmique repose

sur la perception du monde comme vivant et surtout « pensant » chez le poète. Il

reconnaît en effet « une essence spirituelle à tous les êtres de l’univers » qui unit à la fois

« nature et surnature, le monde des hommes et celui des animaux et des plantes, et même

la matière et la vie »261. Le cosmos tout entier est un lieu d’écoute et un lieu d’initiation

pour le poète.

1.1. Leçon de la « joie d’être »

Longer le pré aujourd’hui m’encourage, m’égaie. C’est plein de coquelicots parmi les herbes folles.

Rouge, rouge ! Ce n’est pas du feu, encore moins du sang. C’est bien trop gai, trop léger pour cela. (Paysages avec figures absentes, p. 492)

Cette expression courante « herbes folles » est sans doute la meilleure pour saisir

la situation cosmique des végétaux qui se livrent constamment à la joie et laissent libre

cours à leur énergie de vie. N’atteint-on pas la plénitude de la vie qu’en étant « fou », plus

ou moins ? L’Âge d’or auquel le poète rêve semble toujours persister dans le monde

végétal où sont reproduites les premières fêtes humaines : à côté des herbes, les

coquelicots chantent à tue-tête « rouge, rouge ! », qui sont autant de jeunes filles portant

des jupes rouges comme pour s´ajouter à l’ambiance festive. Jaccottet, à force de regarder

la fête végétale, est touché par cette joie intense. Son écriture est devenue plus légère et

plus rythmée, coupée régulièrement par des points d’exclamation. Le poète tente sans

doute de mimer l’éclosion des fleurs par ces mots aériens : « Mille rouges, dix mille, et du

plus vif, tant ils sont brefs ! » (ibid.) La respiration s’accélère encore : « Toutes ces robes

transparentes ou presque, mal agrafées, vite, vite ! dimanche est court… » (ibid.) Avec sa

forme répétitive et son point d’exclamation, l’expression « vite, vite ! » fait écho à « rouge,

rouge ! ». On ne connaît que rarement ce ton gai et franc, presque enfantin, chez un poète

calme comme Jaccottet, ce qui prouve combien est irrésistible la joie communicative des

plantes.

261 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op. cit., p. 35.

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1.1.1 « Fête » comme la meilleure expression de la « joie d’être »

Le mot « fête », répété cinq fois dans ce court texte « Le pré de mai », apparaît

comme celui qui saisit le mieux la « joie d’être » constatée chez les coquelicots :

Ne dirait-on pas autant de petits drapeaux à peine attachés à leur hampe, de cocardes que peu de vent suffirait à faire envoler ? ou de bouts de papier de soie jetés au vent pour vous convier à une fête, à la fête de mai ?

Fête de l’herbe, fête des prés (p. 492)

On dirait que c’est aussi la fête du poète. Les coquelicots, qui s’affairent à

diffuser l’invitation dans le vent, convient non à un festin céleste, mais à une fête

terrestre, simple, à répéter quotidiennement et à l’infini : « Comme un dimanche de

cloches gaies dans la semaine des champs, comme quand les filles vont danser en bandes

l’après-midi au village le plus proche » (p. 493). Les invités seront plus sereins qu’excités

pendant ces fêtes, goûtant aux bonheurs simples de la vie et nourrissant une « joie de

vivre » constante, parce qu’ils comprennent, comme le poète, que « ces pas » de danse

seront repris à l’avenir et que « ce jour » est « entre des milliers de jours » (ibid.). Nous

pouvons distinguer deux sortes de « fête » dans son sens le plus large : la « grande fête »

qui interrompt le courant banal de la vie en proposant une ambiance festive

impressionnante, et la « petite fête » qui ne dérange pas l’ordre de la vie mais éclaire

constamment notre humble existence terrestre. Fréquente chez parmi les peuples, cette

seconde fête les aide à maintenir la « joie d’être » malgré le fardeau du destin, comme

nous le décrit ce petit poème japonais :

Un village de pêcheurs Dansant sous la lune À l’odeur du poisson frais (Shiki)262

Au cours de ces fêtes quotidiennes, on célèbre les petits bonheurs de la vie, avec

les chants et danses les plus simples – qui sont les plus beaux de ce fait même -, pour

exprimer la joie d’être présent au monde. C’est pendant ces moments que cette joie

atteint son paroxysme et déborde naturellement. Intimement liées au rythme cosmique,

ces fêtes se passent souvent pendant la soirée au niveau d’une journée et, au niveau

annuel, à des périodes de répit, c’est-à-dire peu après les récoltes ou peu avant les

semaisons. En plus, elles répondent au biorythme de l’individu et permettent de canaliser

ses énergies émotionnelles pour maintenir tout le microcosme du corps en un équilibre

sain. Si les carnavals, présents partout dans le monde, servent à exprimer la joie, la fête

262 Haïku, op. cit., p. 119.

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des morts ou la fête des fantômes – le nom peut varier d’un pays à l’autre -, est donc

l’occasion pour évacuer des énergies négatives. Pour les hommes de l’Âge d’or, la vie

même était une grand « Fête », comme l’a imaginée Hölderlin dans ce poème datant du

30 janvier 1843 :

Tels sont les hommes, telle est la vie splendide, Les hommes sont souvent maîtres de la nature, Le splendide pays n'est pas dissimulé aux hommes, Avec charme paraît le soir et le matin. Les champs ouverts sont comme aux jours de la moisson, Pleine d'esprit rayonne l'ancienne légende, Et une vie nouvelle revient hors de l'humanité, Ainsi sombre l'année dans la sérénité263.

Nicolas Waquet a raison de retrouver « l’essence de la Grèce »264 dans ce poème :

ce pays où Hölderlin n’a jamais mis pied représente à ses yeux toute la beauté et toute la

mélancolie d’un temps qui est révolu à jamais. Jean-Yves Masson confirme la nostalgie

du poète pour cette époque et montre, par ailleurs, le pressentiment de celui-ci pour

l’avènement prochain d’un autre « âge », où cette « fête de la vie » « serait plus que jamais

mise en doute » 265 . Selon l’auteur, c’est ce en quoi Hölderlin nous concerne

encore aujourd’hui, malgré les deux cents ans qui le séparent de nous.

1.1.2. La joie sereine de la montagne dormeuse

Cette « joie d’être » qui se manifestait dans les premières fêtes humaines et que le

poète retrouve dans le monde végétal est fondamentale dans la culture japonaise,

désignée sous le nom d’« ikigai » qui se traduit par « la joie de vivre » ou « la raison

d’être ». Elle « encourage » et « égaie », selon le mot de Jaccottet, et permet de contrarier

le désespoir inhérent à l'être. Elle fait penser à la « félicité » chez Épicure et à son art du

bonheur. La « joie d’être » qui implique d’abord un acquiescement à l'existence et au

monde tels qu'ils se présentent, émane de notre espace intérieur parce que ce n’est que

lorsque le soi véritable apparaît que la joie pénètre au fond du cœur, ce qui est la

condition première pour s’ouvrir ensuite au dehors. Si on en croit les Japonais, chacun de

263 Voir poème de Hölderlin, « Moitié de la vie ». 264 Voir Poésie 2004, n° 100 : Hölderlin, actuel/inactuel, rédacteur invité Jean-Yves Masson. 265 Jean-Yves Masson, Poèmes du festin céleste, Editions de L'Escampette, 2002 : « Il est possible de penser aussi que Hölderlin anticipe de très loin sur l'avenir de la poésie. C'est du moins le pari que je prends : non pour dire que ce qui a eu lieu depuis que son œuvre s'est interrompue serait inessentiel, mais parce que je trouve chez lui d'avance une justification d'une poésie qui sait que le dieu manque, mais que ce manque peut se changer en " aide ", comme le dit la dernière version du dernier vers du poème Dichterberuf, aussi longtemps que nous demeurerons " en temps de manque ", en temps de pauvreté et d'ombre, sans les dieux - puisque ceux-ci, par leur retrait, nous ménagent. »

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nous a un « ikigai » caché et le temps qui précède sa révélation peut être très long. La

quête des signes du monde chez Jaccottet est proche de cette recherche que l’on retrouve

chez à peu près tous les poètes japonais qui vise à apporter une signification et une

satisfaction profonde à la vie. Les premiers gazouillements d’oiseaux constituent souvent

une raison de se lever le matin pour le poète de Grignan. À travers la fenêtre dorée par la

lumière, son regard pose longuement sur les montagnes qui invitent elles aussi à la joie,

une joie différente de celle des oiseaux ou des coquelicots, qui est moins exaltée mais plus

durable, condensée dans cette image de l’« endormi » chère à Jaccottet.

Dans un texte de La Promenade sous les arbres, intitulé « L’Approche des

montagnes », le poète fait remarquer d’abord les lignes « douces sans aucune mollesse »,

« infiniment apaisées et sereines » de montagnes telles qu’elles sont d’une « femme qui

dort » : « Elle s’est endormie, bienheureuse, en plein jour, devant sa fenêtre, et respire; au-

dessus d’elle est la lumière » (p. 100). Et plus loin dans le texte, s’adressant toujours aux

montagnes, Jaccottet qui contient à peine son émotion déclare : « Pour un temps, mon

amour, si j’ose vous appeler encore ainsi puisque je ne vous traite pas toujours avec la

douceur de l’amour, restez ainsi couchée » (p. 103). L’idée du sommeil est reprise ensuite

dans « Nouveaux conseils de la lune » : « Si je lève seulement un peu les yeux, mon

regard sans aucun effort se trouve transporté vers […] ce qui marque les limites du pays

visible, c'est-à-dire des montagnes basses dont la forme longue et calme s'accorde

parfaitement à l'idée du sommeil » (p. 107). Si le poète de Grignan a nourri depuis

toujours un « vieux rêve de sécurité, de sommeil » où « l’aile du non-savoir » l’emporte266,

c’est parce que le sommeil, en nettoyant en douceur la masse de faux « savoirs » dans

notre esprit qui obstruent le passage vers la vérité, comporte selon lui une dimension

thérapeutique et salutaire. « Je ferme les yeux, je me ferme tout entier »267, écrit le poète

dans Eléments d’un songe, comme si le sommeil, « le merveilleux repos », lui promet le

retour à l’enfance et au bonheur innocent du « non-savoir ».

Une sensation de sérénité est suscitée par l’image de la montagne dormeuse,

plongée dans un sommeil « en plein jour », laquelle est nettement distinguée de la « dame

morte » en « longue robe de faille noire »268 que représente la montagne crépusculaire. Si

la montagne lumineuse inspire la gaité alors que la montagne nocturne donne une

266 « Congé », Eléments d’un songe, op. cit., p. 332. 267 « Je ferme les yeux, je me ferme tout entier, je ne veux rien savoir de ce qui me ruine, je veux seulement les bruits de cette nuit, la fraîcheur tolérable de l’air, le merveilleux repos des habitants qui se sont allongés comme de l’eau, dans le lit de la nuit. » ibid., p. 330. 268 « Le Jour me conduit la main », Le Promenade sous les arbres, op. cit., p. 98.

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impression lugubre, c’est parce que la lumière est propre à créer une ambiance joviale.

« Le joyeux, dit Heidegger, a son être dans le Clair, qui éclaircit »269. En contemplant la

montagne lumineuse, Jaccottet perçoit un ordre nouveau que la lumière établit dans

l’espace autour de lui :

Au-dessus d’elle [la montagne] est la lumière. Sur sa bouche est la lumière. Il n’est homme qui ignore leur bouche, qui leur résiste, et nul ne sait pourquoi, malgré que beaucoup de choses changent, il reste attaché à cela. (p. 100)

La lumière « au-dessus » de la montagne endormie brille comme un petit sourire

accroché à ses lèvres, ce qui rappelle l’image populaire du bouddha couché sur le côté,

appuyé sur son coude droit et soutenant sa tête de la main. Motif iconographique et

statuaire important dans le bouddhisme, l’image de « bouddha couché » représente le

bouddha historique lors de sa dernière maladie et sur le point d’entrer dans le

parinirvâna270. Malgré la mort imminente, le « bouddha couché » est représenté avec un

air souriant, ce qui fait contraste avec le visage tourmenté du Christ supplicié sur la croix.

Ils se trouvent tous deux à la même « phase » de la vie - celle de l’extinction prochaine du

corps suivie par l’accès à la vie éternelle, mais la mort n’est pas perçue de la même

manière : le christianisme tend à souligner les douleurs de la mort tandis que le

« bouddha couché » l’interprète comme un sommeil qui conduit à la résurrection de la

vie, où Jaccottet reconnaîtrait une vision proche de la sienne. Il trouverait sans doute une

confirmation de son « vieux rêve de sécurité, de sommeil », dans cette image de

« bouddha couché » qui apprend, semble-t-il, comment « passer sans peine un seuil » et

« être emporté dans la mort comme par une magicienne »271. Le poète de Grignan entend

une Voix émaner du fond de la montagne dormeuse, qui est susceptible de l´« éveiller »,

comme l’a compris son grand ami Pierre-Albert Jourdan en proposant l’image de

« montagne-Bouddha » : « il est possible de lui demander de m’enseigner »272. Le sommeil

de montagnes acquiert ainsi une dimension cosmique et philosophique pour Jaccottet. Ce

n’est que pendant ces moments de silence et de détente que la voix du monde devient

soudain audible, où le poète est invité à rejoindre la vraie vie.

269 En commentant une élégie intitulée « Retour » de Hölderlin, Heidegger explique la relation de la joie et la lumière (le Clair): « Le joyeux a son être dans le Clair, qui éclaircit. Le Clair à son tour se montre lui-même d’abord dans le réjouissant. Dans la mesure où l’éclaircie donne à tout son emplacement, le Clair garantit à chaque chose, selon son mode, l’espace d’être qui lui revient pour que là, dans l’éclat du Clair, telle une lumière paisible elle se tienne, contente d’elle-même. » Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 19. 270 Dans le bouddhisme, le mot désigne la fin de l’existence physique et l’entrée dans le nirvana complet, c’est-à-dire l’état de béatitude extrême où l’esprit est vidé de toute pensée. 271 A travers un verger, op. cit., p. 557. 272 Pierre-Albert Jourdan, Pierre-Albert Jourdan, dir. d’Yves Leclair, op. cit., p. 48.

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1.2. Leçon des « simples »

« Le pré revient. Il est tout autre encore que cela, bien plus candide, bien plus

simple », écrit Jaccottet dans « Le pré de mai » (p. 492). Plus une chose est simple, plus le

poète est prudent lorsqu’il tente de l’approcher par l’écriture. Il sait combien elle est

fragile au contact des mots, notamment des images poétiques, c’est-à-dire des métaphores

ou comparaisons qui, souvent, la « trahissent » et la « dénaturent ». La chose simple

enferme au sein d’elle le plus profond secret du monde, celui de l’origine. Le pré parsemé

de coquelicots, plus convaincant qu’aucune œuvre d’art, parle de la jeunesse éternelle de

la nature, de ce qui demeure à l’état « sauvage », c’est-à-dire à proximité du

Commencement. Si le poète a eu recours à l’épithète « naïve » pour qualifier la chose, il

pense sans doute au sens étymologique du mot nativus, qui renvoie à ce qui est propre à la

naissance.

« Vénérable » par sa simplicité même, la chose porte en elle une force « survenue

d’en bas », « patiente, immobile, recueillie »273, qui est celle de la Terre-Mère et de

l’Origine. Le poète reconnaît un grand écart entre la force immense dont la chose simple

dispose et le peu de respect que l’homme lui voue. Souvent « jetée tout au fond, par terre,

répandue, prodiguée », si elle paraît pour la plupart des gens « bonne à être fauchée ou

même foulée », seuls les yeux limpides, presque enfantins du poète voient combien elle

est « Grave, et grande » « à force d’être pure, innocente, à force d’être simple », « Autant

que pierres et rivières, autant que toute chose du monde »274. Et nous nous permettrons

d’ajouter : « autant que l’homme ». Dans la pensée traditionnelle japonaise, l’état de

divinité est « inhérent à l’humanité et à la nature »275, parce que tout ce qui est présent au

monde, étant issu du même couple divin Izanagi et Izanami, a hérité leur divinité. On se

rappelle qu’à une certaine époque, l’homme se croyait divin au même titre que les dieux

et n’hésitait pas à s’identifier à eux276. Mais depuis quand est-il sorti de cet « état de

divinité » généralisé dans le cosmos, pour poser une frontière entre le sacré et le profane

du côté duquel il se range ? C’est là qu’était créée la déchirure entre la terre heureuse

273 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 463. 274 « Le pré de mai », ibid., p. 493. 275 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 12. 276 Selon Eliade dans Le mythe de l’éternel retour, en Nouvelle-Guinée, un capitaine qui prend la mer s’identifie souvent au héros mythique Aori : « Il porte le costume qu’Aori revêtait d’après le mythe; il a comme lui la figure noircie, et dans les cheveux un love pareil à celui qu’Aori a enlevé de la tête d’Iviri. Il danse sur la plate-forme, et il ouvre les bras comme Aori déployait ses ailes… Un pêcheur me dit que lorsqu’il allait tirer des poissons (avec son arc) il se donnait pour Kivavia lui-même. Il n’implorait pas la faveur et l’aide de ce héros mythique: il s’identifiait à lui. » pp. 47-48.

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habitée par les animaux et les choses, et le monde humain qui glisse désormais vers le

chaos ? Si le poète écoute avec grande attention des « leçons du monde », prononcées

souvent par les choses les plus insignifiantes, c’est parce qu’il est convaincu d’y trouver

un jour le « chemin de retour » qui mène à la « maison cosmique », à la « patrie perdue ».

Ainsi, il s’incline vers le bas, vénérant comme un pèlerin « ces mille choses fragiles » à ras

de terre. Comme Cézanne, un de ses peintres les plus chers, Jaccottet ne doute pas que

même le plus petit détail de la nature porte un sens et une « valeur d’être comme tous les

autres étants » : « Pas plus qu’un choix ne lui est permis, le créateur n’a le droit de se

détourner d’aucune existence : un seul refus, où que ce soit, l’arrache à l’état de grâce, le

rend totalement coupable… »277 Avec le temps, la tâche du poète se concrétise en une

quête de choses puisque celles-ci s’avèrent être les seules à le réconforter et à l’encourager

à une époque de destruction. C’est bien cette quête, commune à Jaccottet et à Ponge, qui

les a liés intimement malgré leurs choix différents en terme d’expression poétique, et qui

les rapproche, du même coup, de Hölderlin. À la fin de son discours de remerciement

pour le prix Ramuz en 1971, Jaccottet, en re-contextualisant l’œuvre de Hölderlin dans

l’époque contemporaine, nous invite à comprendre la leçon du poète allemand qu´il a fait

sienne :

Supposons que cette interprétation soit juste : on cesserait, enfin ! de parler de poésie, de parler des dieux, de parler de l’Être. On serait absorbé tout entier dans une occupation insignifiante mais non pas inutile, quelque tâche concrète, immédiate, terrestre, à laquelle on se consacrerait sans arrière-pensée, de tout cœur. Alors, le monde infini, le ciel même – quand nous ne le chercherions plus – pourrait nous revenir reflété non plus dans le miroir de l’ostensoir quand on le tire de son coffret d’or, non plus sur la page d’un grand livre poétique, mais, un instant, un instant seulement et qui suffirait, sur un peu de neige entrevue par la fenêtre embuée au moment de se lever, en décembre, ou sur la poignée d’une porte qu’on était occupé à fourbir. Peut-être…278

Deux grandes vocations que Hölderlin s’est données au cours de sa vie, la

religion et la poésie, sont remplacées au fil du temps par une nouvelle « foi », celle des

« signes du monde », comme ce peu de neige sur la poignée de la porte. Cette révélation

des « choses », Hölderlin l’a déjà vécue dans sa jeunesse, mais celle-ci ne se confirmera

comme l’unique source de la vie que bien plus tard. À ce propos, référons-nous à la

relation entre Hölderlin et le fleuve, que nous traiterons ultérieurement dans notre

étude279.

277 Voir la lettre de Rilke à Clara, citée par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., pp. 60-61. 278 Philippe Jaccottet, « Remerciement pour le prix Ramuz », Une transaction secrète, op.cit., p. 303. 279 Voir infra pp. 91-94.

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1.2.1. Une simplicité hermétique

Pour Jaccottet, aucune chose n’est vraiment « simple », au sens courant du

terme. Liée à l’innocence, à la pureté et à l’inaltérable, la simplicité signifie en effet

l’herméticité et l’inaccessibilité. Ainsi, se promenant au « lieu-dit l’Etang », le poète est

« surpris, et touché » par « cette surface d'eau » légèrement ridée par le vent :

C'est une autre inscription fugitive sur la page de la terre, qu'il faut saisir, que l'on voudrait comprendre. Sans qu'on le sache pourquoi, elle semble prête à livrer un secret ; sinon, comment nous aurait-elle arrêtés ? (pp. 482-483)

Jaccottet, associant la terre à la « page », lit dans l’écume de l’étang une écriture

énigmatique, et voit son propre poème comme une sorte de transcription du liber mundi.

En effet, cette intuition du « non-révélé » dans le monde des choses est à l’origine de

l’« accès difficile » à l’œuvre jaccottéenne selon Marcel Raymond, tant elle « se refuse à

tout ésotérisme concerté » :

Elle tient à la métaphysique et côtoie les chemins d'une mystique négative, où les éléments de la nature- la lumière et l'obscurité, l'eau, l'air, l'arbre, l'oiseau, une crête montagneuse – désignent « un mystère obstinément dérobé ». Ce que les auteurs du XVIIème siècle appelaient en littérature le je ne sais quoi, soit un charme dont la raison ne pouvait pas rendre compte, devient ici l'illimité, l'inconnu, Dieu peut-être, mais alors un Dieu sans nom, qui est aussi plus que Dieu, hypertheos280.

Puisque les signes du monde sont insaisissables et inexprimables, portant en eux

la voix de l’inconnu, la poésie qui les poursuit comporte naturellement une dimension

mystique, qui échappe à la langue et à la raison. C’est pourquoi l’œuvre de Jaccottet,

bien qu’elle soit écrite dans une langue si limpide, paraît souvent obscure pour les

lecteurs. Les choses simples, riches de sens, sont pour le poète autant de chemins qui

mènent au centre de la vie : « Je cherche le chemin du centre. […] Je crois que ces choses

qui me touchent en sont plus proches »281. Il reconnaîtrait une vision proche de la sienne

dans l’image importante de « faille » chez Bonnefoy. Considérée comme une sorte de

« déchirure » ou de « blessure » dans le « système conceptuel », la « faille » de Bonnefoy

consiste en quelque chose d’informulable ou de presque impensable, comme l’impression

faite « d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les

broussailles » ou encore d’une « maison vide »282. En méditant sur ces signes privilégiés

chez Bonnefoy, Jaccottet essaie de faire comprendre la relation de l’écrivain avec celles-ci

en faisant appel, « toutes proportions gardées », à une expérience biblique « où un

280 Marcel Raymond, préface de Philippe Jaccottet ou l'approche de l'insaisissable, op. cit., p. 7. 281 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 479. 282 Philippe Jaccottet, « Vers le "vrai lieu" », L’Entretien des Muses, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1968, p. 333.

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homme s’entend appeler par Dieu » : « Pour certains poètes, on ne peut douter qu’il n’y

ait eu, soit illumination brusque, soit lente imprégnation, par certains moments du jour,

certaines situations, certaines choses »283. Le poète de Grignan pense ainsi à des signes

qui ont conduit Bonnefoy à cette espèce d’« illumination » tel que ce cri d’oiseau qui le

fascine dès son plus jeune âge, le faisant goûter « dans le sensible, dans le temps, à

l’éternel »284.

1.2.2. Les signes du monde qui invitent au passage

Cette expérience de l’illumination chez Bonnefoy n’est pas étrangère à Jaccottet.

Dans Paysages avec figures absentes, le poète évoque cet appel qui émane des roseaux :

[…] cette réalité se dérobe-t-elle à moi, ainsi m'appelle-t-elle sans que je parvienne à la rejoindre, ainsi tout est promesse, et ces roseaux ne devraient-ils pas être nommés « ailleurs », ou « demain » ? (p. 487)

Cet appel venu de choses, que Jaccottet entend constamment autour de lui et

dont il cherche à sauvegarder quelques échos par son écriture - tentative souvent échouée

mais toujours renouvelée –, est une voix qui séduit et refuse en même temps. L’appel des

roseaux fait rêver à un « pays de merveilles » dont ils gardent jalousement l’entrée. Le

pauvre poète n’a droit qu’à une « satisfaction retardée », laquelle est chez lui la

motivation d’une recherche longue et continue. D’ailleurs, toute l’œuvre de Jaccottet est

marquée par un goût « amer-doux » où la déception est mêlée à l’espérance. S’il aimerait

donner à ces roseaux le nom d’« ailleurs » ou de « demain », c’est que l’appel qu’ils

lancent paraît « à distance, ailleurs », comme un « texte murmuré » « dans une langue

étrangère » : « comme si l'on nous faisait signe au-delà d'une frontière, là-bas » (ibid.).

L'immédiat ne signifie pas ce qui est immédiatement accessible. Les choses qui

donnent l’impression d’être proches se tiennent toujours « à distance ». On comprend

combien est juste le mot de « faille » chez Bonnefoy qui est à la fois « déchirure » et

« ouverture », puisque les signes du monde, en créant des brèches sur le « système

conceptuel », laissent entrevoir un nouvel espace qui se cache derrière. À la manière d’un

seuil qui sépare et du même coup relie deux espaces, la chose est « faille » et « nœud » à la

fois. Jaccottet, en parlant des signes « privilégiés » de Rilke tels que l’arbre, la paume de

la main, le miroir ou encore la rose, montre que ces choses sont pour lui « des nœuds de

283 Ibid. 284 Ibid., p. 334.

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cet espace » ou bien « un lieu de certains rapports »285. Dans un même mouvement de

pensée, le poète de Grignan reconnaît dans les choses autant de portes qui s’ouvrent l’une

après l’autre pour le conduire vers la Terre promise :

Je regarde la terre. Parfois, pour une fleur épanouie dans une certaine lumière, pour un peu d'eau laissée par la pluie dans un champ, on dirait qu'elle s'ouvre et qu'elle nous dit : « Entre. » Le regard voit la frontière, un poste avancé, perdu au fond d'une très haute vallée, sur le seuil d'un Thibet, la terre a l'air de dire « Passe. » Rien d'autre. Rien de plus (p. 488).

On constate un mouvement similaire dans la « fleur épanouie » dans la lumière

et dans ce « peu d’eau » qui se laisse absorber par la terre. Cette fleur et ces gouttes d’eau

semblent être des messagères de l’invisible dont la présence est rendue sensible par leur

apparition éphémère. Entre l’apparition et la disparition, entre le visible et l’invisible, y-a-

t-il une limite ou un abîme ? Sommes-nous toujours « sur le seuil » ? Le poète, obsédé par

cette image de « seuil » qui caractérise notre condition limitée, n’a cessé de rêver à

l’« autre monde » qu’il découvre par intermittence.

Qui me désaltère de cette eau ? J'entre et je bois Ce ne peut être qu'un dieu qui m'invite à cette porte de paille Je m'agenouille dans l'herbe pleine d'air Si je me couchais maintenant dans la terre, je volerais. La terre en cet endroit se creuse Elle recueille l'eau dans un bassin d'herbes couchées Je m'y abreuve longtemps Puis je m'appuie à la barrière de paille Ah, qu'on me fasse une tombe de ce vallon ! Je vois au fond briller l'ombre de l'Illimité (pp. 488-489).

Le ton du poète est proche de celui d’un religieux, qui suggère le « mystère

obstinément dérobé » du monde. La « porte de paille » est celle de la « maison cosmique »

que l’on désire depuis longtemps. En poussant cette « porte », le poète est envahi soudain

par quelque chose « qui était presque un poème, presque le bonheur », se souvenant,

semble-t-il, de la « maison » qu’il avait « habitée enfant dans la montagne »286. Une

intimité accrue est ressentie entre l’homme rapatrié et le pays aimé : ces gestes simples,

« s’agenouiller », « se coucher », « s’abreuver », expriment la grande tendresse qui jaillit

du cœur du poète tel un pèlerin arrivé à la terre sainte au bout d’une longue marche. Il se

penche vers la terre maternelle, s’y incorpore en buvant dans son eau – acte qui se répète

trois fois au long du poème – et notamment en faisant de « ce vallon » sa « tombe ». La

peur de la mort est apaisée ici où toutes choses parlent de « l’illimité » et de l’absence du

285 Philippe Jaccottet, préface de Vergers, op. cit., p. 12. 286 « Poursuite », Eléments d’un songe, op. cit., p. 309.

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temps. L’eau qu’il boit est sans doute cette « eau de l’oubli » que, selon la mythologie

chinoise, chaque mort devait boire pour être conduit à une amnésie de sa vie antérieure

et se préparer ainsi à une réincarnation. En buvant dans le creux de la main de la Terre-

Mère, le poète semble purgé de tous ses péchés et débarrassé de sa mémoire, s’engageant

ainsi dans un nouveau cycle de vie.

2. Signes du monde

Nous allons examiner de plus près la quête des choses et surtout quelques signes

privilégiés du poète en lesquels il trouve des « alliés substantiels » qui permettent de

résister à « l’obstacle » « irréductible »287 de la vie : « Assis à cette table, sachant bien

l’inutilité de toute parole, de toute poésie, et leur caractère dérisoire en face de ces

abstractions monstrueuses qui coûtent des litres de sang, je ne peux pas ne pas

m’accrocher à des choses »288.

2.1. Montagne

La montagne symbolise une présence immuable pour le poète de Grignan. Elle

demeure le centre du tableau changeant que constitue la fenêtre de son bureau vers

laquelle il « avance »289 régulièrement, comme pour effectuer une sorte de pèlerinage

quotidien. On pense à l’expression « aller en pèlerinage » dans la langue chinoise (chao

shan jin xiang) qui veut dire littéralement « payer respect à une montagne en y présentant

de l’encens »290, tant la divinité de la montagne est reconnue par les Chinois. S’ils croient,

comme Hölderlin, qu’il y a une rupture entre le monde des hommes et celui des dieux, 287 Jean Paulhan a parlé de cet obstacle « irréductible » dans Le clair et l’obscure : « Pour ingénieuses ou puissantes – et même exactes dans leur ordre – que soient les tentatives d’explication et de libération de l’homme qui ont été poursuivies de nos jours […], chacun peut voir qu’ayant d’abord dissipé pas mal d’idéologies et de mythes elles butent à un certain moment, au cœur de l’homme même, sur un obstacle qui ne se laisse analyser, ni peut-être même examiner : irréductible. » Ces phrases sont reprises par Jaccottet dans la préface qu’il rédige pour ce livre de Paulhan (p. 11) : « Moi aussi, dans les tâtonnements, encombré de toutes mes insuffisances, de tous mes doutes et scrupules, j’avais buté sur cet obstacle, et jamais ne l’avais pu franchir. Il m’était finalement apparu comme la source même de toute poésie. » 288 Observations, op. cit., p. 26. 289 L’image de « fenêtre » est très importante chez Jaccottet. « Aller à la fenêtre » est un geste à la fois réel et symbolique, physique et métaphysique. Il signifie un « mouvement de sortie de soi, hors des labyrinthes du dedans », écrit Jean-Marc Sourdillon dans la notice de La Promenade sous les arbres, op. cit., pp. 1370-1371. 290 Voir Pierre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », in Le sacré en Chine, op. cit., p. 66.

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cette rupture s’avère moins temporelle que spatiale ; ils ne distinguent pas l’époque des

dieux présents sur terre de la nôtre, marquée par l’absence de ceux-ci, mais perçoivent

simplement une frontière entre le « monde humanisé » et les « lieux saints » tels que les

montagnes notamment, « habitées par tous les dieux et immortels »291 qui se tiennent à

distance de l’espace profane : « Peu importe, dit le taoïste Ge Hong, que la montagne soit

grande ou petite, on trouve toujours en elle des dieux et des esprits numineux »292. Et ces

dieux qui occupent souvent un rang très important dans la bureaucratie de l’au-delà en

Chine, sont censés être capables de communiquer à la fois avec le Ciel situé au-dessus et

avec les enfers logés en-dessous. Chaque montagne est le centre unique de l’espace qui

l’entoure, étant le lieu de rencontre d’une puissance émergeant de la terre, yin et d’une

autre, descendue des hauteurs du ciel, yang. De nombreux massifs montagneux en Chine

comportent un « Pic du pilier céleste » (Tianzhu feng), qui, comme le nom l’indique, se

présente comme une sorte d’axis mundi, où s’entrecroisent le ciel et la terre293.

La perception de la montagne comme « centre », au niveau tant horizontal que

vertical, est partagée par plusieurs civilisations primitives. Les Indiens pensent que le

mont Meru se situe « au centre du monde », au-dessus duquel « scintille l’étoile

polaire »294 alors que dans la langue palestinienne, le mont Thabor pourrait signifier

« nombril »295. Le statut central de la montagne est également mis en accent dans l’œuvre

de Jaccottet. La contemplation de la montagne est partie prenante de la quête du

« centre » chez Jaccottet. Le Mont Ventoux, qu’il voit au loin, dont « la présence à la fois

physique et mythique est la plus importante du paysage qu’il a fait sien »296, constitue non

seulement le centre de son champ de vision, mais aussi et surtout le centre d’une

préoccupation philosophique297. Le peu de neige sur les cimes suffit à ranimer le vieux

291 Vincent Goossaert, « Espace et temps sacrés : les temples », op. cit., p. 30. 292 Pilgrims et Sacred Sites in China, édi. Naquin Susan et Yü Chun-Fang, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 14. Voir Pierre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », op. cit., p. 56. 293 L’idée de « montagnes sacrées », enracinée dans la conscience chinoise, se manifeste à plusieurs niveaux. Considérées comme lieux où « la puissance des divinités, bonnes ou mauvaises est particulièrement manifeste et efficace (ling) », les montagnes sont non seulement tenues pour objets des pratiques de culte et de pèlerinage, mais sont encore « ramenée[s] chez soi » par les Chinois qui tentent de reproduire les lieux saints au sein de leur propre maison « en y insérant de mille et une façons de structures montagneuses » dont le plus caractéristique est le fameux brûle-parfum en forme de montagne miniature. Voir Pierre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », op. cit., p. 56-67. 294 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., pp. 23-24. 295 Ibid., p. 25. 296 Voir la note 3 de La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p.1421. 297 On sait que Pierre-Albert Jourdan, habitant pas loin de Grignan, partage la passion de Jaccottet pour le même paysage : « Là-bas, le Mont Ventoux, comme un lavis chinois, c’est mon

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rêve de « passage » chez le poète, évoqué dans A travers un verger : « la montagne comme

un pan d’air » sous la lumière de midi, avec « quelques taches de neige du sommet »,

« mime » ce désir profond devant lui, « celui de l’effacement magique de tout

obstacle »298.

2.1.1. « Qu’êtes-vous donc en effet, mes montagnes? »

Selon Jaccottet, la vérité est souvent cachée par trop de « savoir » ou de

connaissance inutile que l’homme moderne prend pour la « réalité »299. Si les montagnes

de la Basse-Drôme restent muettes et incompréhensibles malgré les longues années

pendant lesquelles elles nous tiennent compagnie, c’est que notre négligence et notre

ignorance profonde nous empêchent de pénétrer leur intimité. S’interrogeant sur l'essence

des montagnes, le poète entend deux voix qui se répondent, dont l’une provient de son

espace intérieur qui l’exhorte de « comprendre » l’énigme, et l’autre émanant des

montagnes elles-mêmes qui désirent être « comprises ».

Conscient que la langue humaine « n’a [jamais] été plus maltraitée

qu’aujourd’hui »300, le poète commence son approche des montagnes en les débarrassant

de tous les « décombres de savoir » et des « représentions machinales » que « les mots

traînent après eux »301. Des connotations historiques sont écartées dans un premier

temps : « Ici les batailles ont fait trêve, les épées et les ruines sont ensevelies sous les

herbes et l’horizon s’est assoupli »302. L’histoire humaine doit faire la place à l'Histoire

cosmique : Jaccottet chasse les images humaines de cette terre méditerranéenne, connue

cependant pour être l´un des berceaux des civilisations archaïques, afin que des

montagnes, des rivières, des arbres, ainsi que toutes choses de la nature puissent raconter

leur propre histoire sans être déformés par l’imaginaire de l’homme. C’est là qu’il

commence à voir l’unicité de ces montagnes basses, qui, aux yeux de beaucoup, n’ont

rien de comparable avec celles de grande hauteur, telles que les Alpes :

Tibet de poche, mon Himalaya. » Voir son entretien avec Yves Leclair dans « Conversation d’outre-tombe », in Pierre-Albert Jourdan, op.cit., p. 105. 298 A travers un verger, op. cit., pp. 560-561. 299 Dans la prose « Poursuite », Jaccottet exprime son désir de se défaire « des théories, du savoir, de l’assurance qu’ils nous prêtent, enfin de tout ce qui nous protège, nous enferme et nous ferme », Eléments d’un songe, op. cit., p. 310. 300 Ibid., p. 316. 301 « L’Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 99. 302 ibid.

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Dans mon pays, on aime à dire, justement à cause des montagnes, que si « l’on grandit, c’est du côté du ciel », et certains pensent peut-être qu’une ceinture d’églises, en les protégeant du monde, les rapproche du même coup de Dieu. Mais en ces montagnes basses de la Drôme, je crois deviner avec le ciel d’autres rapports; et le ciel lui-même, si j’ose dire, n’est pas tout à fait catholique (p. 100).

Après avoir débarrassé les montagnes des connotations historiques, le poète

procède ensuite au balayage des symboles culturels et religieux qui leur sont

traditionnellement attachés. En effet, il s’oppose à toute forme de certitude qui fige nos

rapports au monde et qui risque de détruire la part de l’inconnu qui lui est inhérente ; il

préfère que celle-ci apparaisse sous sa forme naturelle, comme en atteste le nom qu’il lui

accorde – « l'Insaisissable » ou, tout simplement, « cela »303. Rejetant le langage religieux

qui tend à « humaniser » le sacré et à déformer le sentiment intense qui surgit lors de nos

rencontres avec l’univers, Jaccottet recourt à un vocabulaire musical avec des mots

comme « rythme », « sonorité », « harmonie », pour suggérer les lois cosmiques qui

déterminent nos rapports profonds avec ces montagnes.

En effet, l’approche de la nature chez Jaccottet débute souvent par la

« soustraction », c'est-à-dire par la suppression des expressions superficielles, des

« symboles moraux » et des « abstractions » religieuses ou culturelles que l’homme

impose aux choses. Tout ce qui participe au « bavardage »304, au sens heideggérien du

terme, c’est-à-dire une parole « inauthentique », coupée de son objet, et qui n’en permet

qu’une appréhension formelle, sera nettoyé de l’esprit afin que celui-ci, retrouvant son

état « vide », puisse accueillir une nouvelle vérité. Une fois que tous ces préparatifs sont

terminés, le poète lance de front la question essentielle :

Qu’êtes-vous donc en effet, mes montagnes? (p. 99)

La réponse n’est pas donnée immédiatement, le poète a choisi de faire un petit

détour par « l’air », notion non moins significative pour lui, qui nous aide sans doute à

comprendre le sens profond des montagnes. Si celles-ci constituent le point culminant de

la terre, l’air, quant à lui, forme l'assise du ciel, partie qui est accessible à l’homme. Avec

les montagnes, l'air propose le lieu de rencontre entre le ciel et la terre, l'homme et le

divin.

303 Jean Paulhan donne déjà le nom « cela » à l’Insaisissable dans Le clair et l’obscur de Paulhan. Rilke a parlé du même mot dans la septième des Elégies de Duino, dans un contexte évoquant la disparition des formes monumentales du sacré. Voir la note 28 d’Eléments d’un songe, op. cit., p. 1408. 304 Jean-Marc Sourdillon, note 32 d’Eléments d’un songe, op. cit., p. 1408. Voir également Être et temps pour l’analyse du « bavardage » par Heidegger.

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[…] je vois bien qu’en cette ligne qui relie et distingue en même temps le ciel et ces montagnes réside une part de leur pouvoir. Mais qu’est-ce que l’air? (p.100)

De même que les montagnes, l'air exerce la fonction de l’intermédiaire, étant « le

lieu d’un grand commerce et d’une circulation ininterrompue qu’il ne cesse jamais de

favoriser » selon Jaccottet (p. 100). L’air fait rêver au « passage » par son aspect de

« transparence » qui, permettant de voir tout ce qui est à l’intérieur de lui, invite le poète à

passer du « dehors » à un « dedans », et par son principe de « mouvement » incarné dans

le vent, forme mobile de l’air, qui organise l’espace en distribuant à chaque chose du

monde sa juste place. Dans l’air, le poète a trouvé une espèce de modèle de la

« communication » et du « passage ». Selon Claude Esteban, « L’oiseau, le nuage, le ciel »

sont pour Jaccottet « les médiateurs archétypaux entre l’humilité de la terre et la

sublimité de ce qui n’a pas de lieu »305.

Pourtant, l’air n’est pas tout seul à réparer la rupture entre la terre et le ciel, il

faut que la montagne lui tende sa main pour achever le passage. C’est pourquoi Jaccottet

nous dit que « pour que l’air ne fût pas aussi un abîme, peut-être fallait-il à sa base ces

puissants supports, ces lignes qui le font paraître encore plus blanc, et qui sont douces ;

douces sans aucune mollesse, infiniment apaisées et sereines » (p. 100). En se confondant

avec l’air, les montagnes font preuve de la plénitude de l’existence, ce qui explique

pourquoi le poète les apprécie tout particulièrement lorsqu’elles sont entourées par la

brume.

2.1.2. Là où des « rocs » sont « changés en buée »

Mais vient un moment où la base des montagnes disparaît dans la lumière, de sorte qu’on ne voit plus que leur cime, comme dans certaines peintures que je me figure chinoises. […] Ce qui me reste en effet de tous ces instants où j’ai regardé les montagnes, où elles m’ont ému et rendu plus étonné d’être au monde, cela peut tenir en ces mots qui sont venus plus haut sous la plume : « montagnes légères » « rocs changés en buées », en ces images qui, tour à tour, essayaient de dire la vérité, non pas sur le monde ni sur moi, mais peut-être sur nos rapports. (p. 102)

Avec leur cime « suspendue » entre ciel et terre, les montagnes changées « en

buées » illustrent tout particulièrement bien le rôle de « médiateur ». Par la brume qui les

entoure, elles remédient à la grande rupture qui s’impose entre le ciel et la terre. Avec

l’air qui « aspire », les montagnes constituent les limites poreuses de l’espace qui invite à

respirer, à passer, à échanger. Tout semble avoir disparu ; tout reste présent. Le « rêve de

305 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, Paris, Flammarion, 1987, p. 146.

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légèreté et d’altitude » qui « hante » le poète « de plus en plus souvent aujourd’hui »

semble se réaliser en ce lieu de métamorphose (p. 103). Les contraires sont unis dans cet

espace sans frontière : des rocs s’évaporent, et le lourd se transforme en légèreté. La

brume que l’on croit brouiller la vue est capable de rendre visible les secrets de l’invisible.

Nos yeux se ferment, afin que le « troisième œil » s’ouvre, qui est celui de la sagesse et de

l’illumination306. Ce lien entre la brume et la révélation soudaine de l’invisible est abordé

par François Cheng qui constate dans la peinture chinoise une place importante accordée

à la « brume omniprésente » qui symbolise « l‘invisible » et « l’indicible », et qui est plus

appréciée que des « formes » du réel qui « retiennent et limitent le regard »307. Cela

explique pourquoi la brume occupe souvent une bonne partie des tableaux traditionnels

chinois où le blanc et le noir, le vide et le peint, l’absent et le présent s’accordent en

suivant un rythme harmonieux. On retrouve cette beauté dans l’œuvre du poète de

Grignan qui est, comme le peintre chinois, sensible à la « belle ordonnance » de l’espace

et au contraste des images, comme en atteste ces deux oxymores merveilleux évoqués par

Jaccottet : « montagnes légères », « rocs changés en buées ».

2.1.3. Cimes neigeuses, « cimes du temps »

De même que celle qui est enveloppée par la brume, la montagne couronnée de

la neige est également très appréciée par Jaccottet. Celle-ci, en accueillant en son sein des

millions de flocons de neige, dons du Ciel-père pour la Terre-Mère, apparaît comme une

sorte de « témoin » du grand mariage cosmique. L’image de la montagne neigeuse reste

présente tout au long de La Semaison : « La neige ou marguerite à la cime s’étant éteinte /

c’est à la lune aiguë qu’a passé toute lumière », écrit-il dans une note de janvier 1959 (p.

339). Un an après, il revient sur le même paysage : « Ce matin, la neige sur le mont

Ventoux, très bas, étincelle en deux points de l’arête est », (p. 359) ou encore « Montagne:

hermine enfuie » (p. 361). En fait, la montagne neigeuse n’est pas seulement appréciée

pour son apparence, mais encore aimée d’une manière beaucoup plus profonde :

Toujours la montagne apparue, avec une dernière neige à la cime, au-dessus du chemin des Rebavas, comme une chose grecque, nid de harfang, bannière mince ou lanière tibétaine. Lieu haut dans l’air léger, oiseau blanc au-dessus des arbres sans feuilles (p. 349).

306 Le troisième œil est une métaphore mythique dans la pensée orientale, que l’on retrouve régulièrement dans le bouddhisme, l’hindouisme et le taoïsme. En Inde, le troisième œil est assimilé à « l’œil de la connaissance » alors qu’en Chine, on invite à « l’entraînement du troisième œil » pour atteindre l’état de béatitude. 307 Voir François Cheng, L’Espace du rêve, mille ans de peinture chinoise, Paris, Phébus, 1980.

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Comparée au « nid » et à la « lanière tibétaine », la cime neigeuse est signe

d’élévation par excellence, qui donne une allure aérienne à la montagne qui est son

« support puissant ». Par sa légèreté et sa délicatesse, la neige compense ce qui est pesant

et austère chez la montagne, engageant ainsi celle-ci dans un mouvement ascendant. Si le

poète parle de la Grèce et du Tibet, ce n’est pas pour ajouter un brin d’exotisme dans le

texte, mais pour évoquer l’idéal d’une terre informe, sacrée, située hors du temps et de

l’espace, comme il le trouve dans cet « anneau d’espace intact »308 autour de la cime,

« lieu haut », qui est devenu « haut lieu » de Jaccottet.

La cime neigeuse signifie en effet le temps immuable. Contrairement au pied de

la montagne qui assiste au passage des quatre saisons, en haut, c’est l’hiver qui règne

éternellement. La cime neigeuse propose un lieu de l’« éternel présent », où coexistent les

« trois temps » d’Augustin d’Hippone : « le présent des choses passées, le présent des

choses présentes et le présent des choses futures »309. Le temps « mesquin » des hommes

modernes, conçu comme linéaire et irréversible est absent ici, ce qui explique pourquoi

Jaccottet éprouve souvent un sentiment de sérénité devant la montagne en laquelle il

reconnaît « le foyer immobile de tout mouvement » : « malgré que beaucoup de choses

changent, il reste attaché à cela »310.

On retrouve ce lien entre la montagne et le temps immobile dans la culture

chinoise, où il est exprimé d’une autre manière. Parlant de l’« amour viscéral » des

Chinois pour les montagnes, Pierre-Henry De Bruyn fait remarquer un fait intéressant :

« Que cela soit en parlant du nombre de pics, de torrents ou de grottes, on retrouvera

fréquemment dans les descriptions géographiques des montagnes sacrées les nombres de

72, 36 ou 24 »311. En effet, ces trois nombres, très présents dans la cosmologie chinoise,

sont souvent évoqués pour décrire le rythme du temps : 72 représente le nombre de

périodes de cinq jours d’une année de 360 jours associés aux signes saisonniers (hou), 36

celui des décades (xun), et 24 celui des périodes de l’année solaire (jieqi)312. En pensant,

par exemple, à la montagne Wu Dang, située au sud de la Chine, qui rassemble en elle

72 monts, 36 « rochers spectaculaires » et 24 torrents, on comprend que la montagne est

en effet une représentation spatiale du temps qui se déroule. C’est pourquoi Pierre-Henry

308 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 478. 309 Augustin d’Hippone, Confessions, Livre XI, cité par Nelly Delay dans Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 7. 310 « L’Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 100. 311 Pierre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », op. cit., p. 58. 312 Voir ibid.

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De Bruyn la considère non seulement comme « Centre unique de l’espace » mais surtout

« plénitude inégalée du temps »313.

2.2. Rivière

Moins attiré par « la mer » qui, « trop grande », s’approche d’« une abstraction »,

ou par « le lac », « trop fade » à cause de son inertie, le poète de Grignan éprouve une

fascination croissante pour des fleuves tels que « le Tibre jaune dans la jaune Rome », « la

Seine qui se trouble au printemps », « des torrents dans les Alpes, comme des machines

tonnantes à fendre les rocs » et « surtout n’importe quelles fines eaux dans l’herbe, sans

nom, sans histoire, sans religion, filant et brillant dans l’herbe », ainsi qu’il l’écrit dans

« La Rivière échappée » (p. 112). En effet, il éprouve un grand plaisir à contempler ces

cours d’eau qui, présents sous forme linéaire, relient les régions qu’ils parcourent à la

manière des chaînes. Soumis à la loi cosmique du « mouvement éternel », ceux-ci font

preuve du « bon mouvement » rilkéen en témoignant d’un « élan » « désintéressé » et

mettant en rapport « le proche et le lointain »314. On remarque d’ailleurs que parmi tous

ces cours d’eau, les plus insignifiants sont les plus appréciés telles ces « fines eaux »

évoquées par le poète qui apparaissent souvent discrètement dans son champ de vision et

l’accompagnent partout dans la vie, lui donnant ainsi un sentiment de sécurité et de

confiance : « Je puis bien chercher de tous côtés, dit Jaccottet : où que j’aille, l’eau

m’accompagne de son froissement et s’associe à mes journées » (ibid.). Le Corrèze, rivière

rencontrée furtivement, lui paraît « extraordinaire » et rend la région « inoubliable ». Ce

pays sec, « couleur de bois », qui donne l’impression d’être « construit[e] sur des socles de

pierre » est maintenu en vie grâce à ces « minces veines d’eau étincelante, incroyables

dans cette apparence sèche, irrégulières comme les lignes de la main » (ibid.). Jaccottet

propose ici une vision organique de la terre en la considérant comme un « corps » et en

associant ces fils d’eau aux « veines » et aux « lignes de la main » qui sont autant de

signes de vie315. Cela n’est pas sans rappeler la société traditionnelle des Aztèques où

313 ibid. 314 Voir Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 41. 315 En Chine, la forme des lignes de la main d’un individu est censée pouvoir renseigner sur l’état de santé de celui-ci, ou même sur son destin. À partir de cet « art de lire dans les mains » est développée toute une discipline désignée sous le nom de la « chiromancie » laquelle se rapporte tant à l’acupuncture qu’à la cosmologie traditionnelle chinoise.

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l’eau était vue comme l’équivalent du sang rouge et censée porter en elle le germe de vie.

Sang de la terre, l’eau la fait renaître cycliquement, au rythme des saisons.

2.2.1. L’influence de Hölderlin

La fascination de Jaccottet pour des cours d’eau est très liée à sa lecture de

Hölderlin. Dans une note d’Observations, le poète de Grignan s’est attardé longuement sur

la place particulière du fleuve dans le travail poétique de Hölderlin. En fait, le regard de

celui-ci était pendant longtemps dirigé vers l’invisible et son intérêt pour les détails du

monde visible n’a commencé qu’à partir du moment important de la révélation par le

Rhin qui marque un tournant dans sa vie, comme le décrit le poète allemand dans un

texte en 1788 :

Le soir tombait quand j’arrivai en un lieu appelé Gran (où l’on décharge les bateaux). Au spectacle qui s’offrait à moi, je crus que je ressuscitais. La dimension de mes sentiments s’accrut, mon cœur battit plus fort, mon esprit prit son essor à perte de vue – mes yeux restèrent stupéfaits – je ne savais plus ce que je voyais et m’immobilisai – comme une statue316.

Considérant d’abord ce « récit de voyage » comme « banal » « en soi », Jaccottet

se laisse ensuite attirer par ce passage qui lui paraît tout particulièrement saisissant, « si

révélateur qu’il mérite d’être cité en entier », de son propre aveu (p. 38). Il voit, dans son

esprit, la figure du jeune poète souabe qui, plongé jusque-là dans l’amour de Dieu et dans

le rêve d’un pays idéal abstrait, s’émerveille soudain devant la beauté du monde réel qui

est incompréhensible et indicible. Hölderlin connaît une expérience presque extatique qui

n’est pas loin de celle du religieux ou même plus forte. Immobile « comme une statue », il

n’est pourtant jamais si ouvert à l’extérieur et si proche du ciel.

Ce rêveur, tout à coup quelque chose l’arrache à son rêve, et ce qu’il voit alors, il le voit avec une intensité inouïe, il le traverse du regard, ou plutôt il se l’incorpore. Il n’y a pas observation, mais vision, en ce sens précis que le paysage lui apparaît, comme apparaissent les dieux ou les saints (p. 40).

Le jeune poète devine que l’ordre céleste devait avoir sa reproduction sur terre et

se manifester dans l’organisation de chaque paysage, si infime soit-il. L’extatique sent

l’écoulement de l’eau comme en lui, comme si le Rhin coulait dans ses veines. Le regard

ne suffit pas, le regardant étant obligé de rester au loin et à l’extérieur du regardé ; c’est

tout son corps qui se dilate et se confond avec le monde où il ne perçoit plus de « limite »

entre le dedans et le dehors. À la différence de ceux qui promeuvent une sorte de

316 Hölderlin, Éd. Hellingrath, t. I, p. 225, cité par Jaccottet dans Observations, op.cit., p. 39.

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primitivisme et qui « divinisent le soleil, les rivières, les taureaux » (p. 31), les tenant à

distance de ce fait même, le poète allemand « s’incorpore » avec les choses qu’il adore, et

entre dans une intimité toujours plus grande avec celles-ci qui se dévoilent à lui avec

« une netteté peu commune » (p. 40). C’est ainsi que, dans l’avant-propos qu’il rédige

pour la Pléiade de Hölderlin, Jaccottet nous dit que le fleuve est peut-être « le symbole

d’autre chose que lui-même » pour « certains contemporains de Hölderlin » « qui ne

verront aussi dans les dieux grecs que de belles images » ; mais « pour l’enfant qui joue317,

l’adolescent qui voyage », « il n’y a pas de symboles »318.

La rencontre a lieu hors de toute pensée dissociante, hors de tout cadre philosophique ou religieux : rigoureusement immédiate comme la foudre. Le fleuve n’est pas le symbole de l’Illimité, mais son porteur, son signe; l’Illimité est dans le fleuve comme Jupiter dans le taureau ou la pluie d’or, quand le désir l’a saisi d’ensemencer une mortelle. Ainsi l’âme de Hölderlin fut ensemencée par l’Illimité319.

Ce passage apporte un éclairage significatif sur la relation des choses au sacré

dans la pensée de Hölderlin. Il supprime, consciemment ou inconsciemment,

l’intermédiaire que constituaient des « symboles », pour rétablir le lien direct entre

l’Illimité et les objets les plus modestes qui lui font voir « la manifestation soudain

pressante de la réalité naturelle »320. La découverte du fleuve équivaut pour lui à une

initiation où le mystère du visible se dévoile tout d’un coup, hors de tout médiateur.

Qu’on s’imagine le Rhin dans son majestueux repos, si loin en aval qu’on y perdait de vue les bateaux, si loin en amont qu’on aurait presque été tenté de le prendre pour un paroi bleue, et sur la rive opposée d’épaisses et sauvages forets – et au-dessus des forêts les montagnes faiblement lumineuses de Heidelberg – et de l’autre côté une plaine sans limites – et tout cela comblé par la bénédiction du Seigneur – et autour de moi toute cette activité – les bateaux qu’on déchargeait – d’autres qui cinglaient vers la mer, et le vent du soir soufflait dans les voiles gonflées […]321.

L’immensité du paysage a laissé une impression profonde chez le poète qui,

contenant à peine son émotion, n’a cessé de la souligner en recourant aux mots comme

« majestueux », « loin », « perdre de vue », « sans limites ». Force est de constater que

l’époque de Hölderlin coïncide avec le début de l’ère industrielle, où il entend, le cœur

317 Dans son poème « Les Miens » écrit à seize ans, Hölderlin évoque sa première expérience extatique devant le fleuve : « Mon bon Charles ! – en l’un de ces beaux jours / Nous nous trouvions ensemble sur les grèves du Neckar, / Regardant avec joie les vagues battre la rive / Et nous creusant des ruisseaux dans le sable. / Enfin je relevai les yeux : dans le scintillement du soir / Le fleuve se dressait. » (Ed. Hellingrath, t. I, p. 14). Cité par Jaccottet dans Observations, op.cit., p. 38. 318 Philippe Jaccottet, avant-propos des Œuvres de Hölderlin, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 10. 319 Ibid. 320 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op. cit., p.143. 321 Hölderlin, Éd. Hellingrath, t. I, p. 225, cité par Jaccottet dans Observations, op.cit., p. 39.

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crispé, la déclaration de guerre de l’homme à la nature. En prévoyant tous les périls de

l’Occident, le poète comprend combien les ambitions de l’être humain sont insignifiantes

devant la force immense de la nature. On remarque une dimension symbolique dans le

paysage du Rhin où les bateaux, qui incarnent la volonté humaine et dont la voile est

soumise à l’ordre du vent, « cinglent » vers la mer, incapables de prendre en main leur

destin. Comparée à la grandeur de la nature, la taille de l’homme et de ses inventions

paraît ridicule.

On remarque d’ailleurs que ce paragraphe ne comporte qu’une seule phrase ; le

poète cherche sans doute à accorder à son langage la fluidité et la continuité du fleuve.

Mais cette écriture linéaire qui se déploie d’un bout à l’autre de la page n’est pas à même

de rendre le paysage tel qu’il est, en tant qu’un espace à trois dimension, architecturé et

ordonné, comme Hölderlin l’a évoqué en recourant abondamment à des prépositions de

lieu : « en aval », « en amont », « sur la rive », « au-dessus des forêts », « de l’autre côté »,

« autour de moi », etc. Il hésite à mettre le point final à sa phrase, de peur sans doute de

briser la structure du paysage dépeint, et se contente simplement d’employer des tirets qui

marquent à chaque fois le changement du champ de vision. Le regard de Hölderlin

embrasse toutes les dimensions de l’espace, passant de l’amont à l’aval, d’une rive à

l’autre, du haut en bas - le Rhin lui donne l’impression d’être « débout », « si loin en

amont » que l’on l’aurait pris « pour une paroi bleue ». S’étendant à la verticale, le fleuve

qui « se dressait » (p. 38) apparaît pour le poète comme une échelle menant au Ciel et au

Sacré.

Après avoir cité longuement ces deux passages du poète allemand, Jaccottet en

tire une sorte de conclusion : « On voit ainsi que les deux seuls moments vécus que

Hölderlin jeune ait relatés par écrit, en les rattachant à une émotion qui confine à

l’ivresse, sont deux moments (le premier remontant à l’enfance) où un fleuve lui apparaît,

debout » (ibid.). Le poète de Grignan s’étonne en pensant à la quantité des odes et des

hymnes de Hölderlin qui sont nommés après des fleuves : « Le Main », « Le Neckar », «

Le Rhin », « A la Source du Danube », « L’Ister », etc. Avec le temps, la relation que

Hölderlin maintient avec le fleuve a bien évolué. Ce dernier était d’abord vu comme un

don divin. Saisi d’un « sentiment sacré » devant le Neckar, le poète à seize an « soudain »

« cessa de rire » en « quittant ses jeux » et se mit à murmurer : « Prions ! »322. Deux ans

plus tard, après avoir connu une « illumination » au bord du Rhin, Hölderlin, rentré chez

322 Hölderlin, Ed. Hellingrath, t. I, p. 14. Voir Jaccottet, Observations, op.cit., p. 38.

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lui « bouleversé », remercia « Dieu de pouvoir sentir ces choses » 323 . Néanmoins,

l’impression du sacré se laisse remplacer peu à peu par un sentiment d’intimité chez le

poète qui apprécie la camaraderie avec le fleuve dont la course incessante est vue moins

comme symbole de la puissance éternelle de Dieu que reflet de l’évasion du poète

« traqué » partout. « Le fleuve, se demande Jaccottet dans Une transaction secrète, n’est-il

pas dans la terre le voyageur par excellence ? »324

Comme par les dieux jeté, un charme me figea Quand oisif et silencieux je traversai ce pont Voyageur traqué Fuyant les hommes et les livres. Ah ! là grondait ton fleuve, dans sa hâte hésitante…325

Deux statuts contraires, celui du fugitif et celui du prisonnier, coïncident dans

l’image du fleuve qui tend à s’éloigner de sa source tout en restant enfermé dans son lit, à

la manière du poète « traqué ». Celui-ci, « Fuyant les hommes et les livres », change de

villes et de métiers constamment. Mais il est obligé de reprendre toujours le même métier

de précepteur, humiliant pour lui, qui l’éloigne toujours plus de l’idéal sacerdotal.

Jaccottet lisant ce poème est touché par la passion inébranlable chez le poète allemand

pour le fleuve qui « le fascine comme un signe divin » « même qu’il se trouve dans l’état

d’un homme traqué » (p. 40). En fait, c’est justement parce que Hölderlin est dans cet

état-ci que l’acte de contempler le fleuve devient pour lui une nécessité urgente et vitale.

Voyant sa propre image dans le fleuve d’une « hâte hésitante », il prend celui-ci pour la

seule âme-sœur qui lui apporte le salut dans la solitude extrême qu’il traverse. « Là

grondait ton fleuve », se murmure-t-il comme pour se consoler ; l’adjectif possessif en dit

long sur l’intimité précieuse entre l’homme et l’eau.

2.2.2. La rivière comme lieu du Quadriparti

Fasciné par les cours d’eau à la manière de Hölderlin, Jaccottet qui ne trouve pas

de grand fleuve dans sa région, s’intéresse plutôt aux rivières, aux ruisseaux et à ces

« fines eaux » qui traversent des herbes. Moins fougueux que les fleuves hölderliniens,

ceux-ci sont ainsi moins chargés de douleur et évoquent mieux l’espoir. C’est pourquoi

Jaccottet souhaite parler de cette « étroite rivière », vue à chaque fois qu’il revenait de

323 Hölderlin, op.cit., p. 225, cité par Jaccottet, Observations, op.cit., p. 39. 324 Philippe Jaccottet, « Friedrich Hölderlin », Une transaction secrète, op.cit., p. 50. 325 Hölderlin, Ed. de Stuttgart, t. II, p. 410, cité par Jaccottet, Observations, op.cit., p. 40.

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Truinas, dans les derniers mots adressés à André du Bouchet à l’occasion de

l’enterrement de celui-ci :

Et, si c’était encore de jour, il y avait à droit de la route du retour, après Dieulefit, l’étroite rivière qui brillait en avant de nous comme de la lumière qui nous eût précédés, conduits, ayant fendu par endroits la roche elle-même brillante. Ce sont ces choses-là qui nous ont gardés proches pendant plus de cinquante ans, ce sont ces choses-là qu’il a atteintes dans les mots comme peu d’autres poètes l’ont pu, d’un trait de flèche, l’arc à sa plus vive tension326.

La rivière, un des signes les plus chers aux deux poètes, se présente comme une

sorte de « guide » dans leur vie, les « précéd[ant] » et les « condui[sant] ». De même que le

fleuve pour Hölderlin, la rivière incarne pour Jaccottet l’image du voyageur d’hiver.

Celui-ci, humble et persévérant, est engagé dans une « errance » perpétuelle, choisissant

un chemin peu fréquenté, à l’image de cette rivière qui « fend par endroits la roche elle-

même brillante ». Signe de passage et d’espérance, la rivière de Jaccottet est toujours liée

à la lumière. En accueillant en son sein la fraîcheur de l’eau et la chaleur de la lumière, la

rivière propose un lieu de rencontre pour les contraires, et reçoit le nom de « foudre

d’eau », comme l’appelle Jaccottet dans La Promenade sous les arbres (p. 111). La rivière

fait l’exemple d’une « harmonie » du plus haut niveau qui n’est pas fondée sur la

« mêmeté » des choses mais plutôt sur leur contradiction. C’est précisément par une

beauté du contraste que la « Rivière échappée » a attiré le regard de Jaccottet : « Elle

scintille à l’autre bout du pré, entre les arbres. C’est ainsi qu’on la découvre d’abord, un

étincellement plus vif à travers les feuilles brillantes, entre deux prés endormis, sous des

virevoltes d’oiseaux » (p. 110). Le champ lexical de la luminosité (« scintiller »,

« étincellement », « brillant ») et celui du mouvement (« virevolte ») évoquent le

dynamisme et la vivacité dans le paysage, qui contrastent avec l’ambiance languissante

créée par le mot « endormi » employé pour caractériser les deux « prés ». On y ressent un

courant d’énergie à la fois violent et retenu, issu de la tension des contraires.

Quelle merveille est-ce là, dit le regard, se faisant plus attentif. (Ainsi de l’oreille qui entendrait soudain, derrière des vitres, un instrument finement articulé comme la harpe ou le clavecin, ou encore quelque chose de plus naturel, de plus candide et de plus fort, comme un rire d’enfant) (pp. 110-111).

La rivière sans nom, rencontrée par hasard, mérite le nom de « merveille » pour

le poète puisqu’elle lui offre un de ces moments rares de « l’effacement du soi » : la

personne du poète, ou plus précisément, sa « raison », disparaît peu à peu sous le conseil

du paysage où les sens sont par contre aiguisés, dont le « regard » et l’ouïe notamment,

qui sont là au seul service de l’admiration de la rivière. Celle-ci paraît si enchanteresse

326 Truinas, le 21 avril 2001, op.cit., p. 1196.

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que le poète ne cesse de répéter le mot de « merveille » : « Quelle merveille étincelle, non

pas dans le haut des airs, que l’on sait propice aux apparitions, mais si modestement dans

la terre? C’est l’eau qui saisit la lumière, la brise, la prodigue dans un rire attirant, […] »

(p. 111). On constate que la rivière est un lieu du Quadriparti par excellence où la terre et

le ciel, les divins et les mortels s’étreignent et se réfléchissent dans un « jeu de miroir »327.

En parlant de l’eau contenue dans une cruche et méditant sur la « choséité », Heidegger

nous fait voir que la source « s’attarde » dans cette eau versée, et dans la source, « les

roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel

la pluie et la rosée »328. Si Jaccottet accorde une attention égale aux grands fleuves et aux

« quelques fines eaux » sans nom ni histoire, c’est parce qu’il comprend que les « noces

du ciel et de la terre » sont partout présentes dans toutes formes d’eaux, par exemple dans

l’eau versée de la cruche d’Heidegger ou dans cet étang qu’il découvre inespérément

pendant une promenade et évoque dans Paysages avec figures absentes. Le poète regarde

d’en haut la « brume de roseaux » recueillie dans ce creux où repose l’eau qui semble

exercer un effet magique de kaléidoscope sur les images qui s’y réfléchissent : « plusieurs

nuances fuyantes s’y nouent, s’y dénouent, multiples, changeantes, fines, distraites »,

« pareilles à celles qui animent un crépuscule de nuages, après que le soleil a disparu : des

verts, des bleus, des roses, des bruns, toujours mêlés de gris, frappés d’absence » (p.

495). Ici, les roseaux n’apparaissent plus comme une brume verte telle que l’on les voit de

loin, mais se transforme en un tableau magique qui s’anime sous la lumière changeante

renvoyée par l’eau miroitante. Le poète se voit obligé de répéter le mot « miroir » tant son

impression est persistante :

Miroir terni où le ciel délierait des gerbes de reflets. Miroir au cadre de sable, où la terre (car c’est toujours la terre) se fait incertaine, où elle s’ouvre et se voile (p. 495).

Outre notre monde réel et stable, un « deuxième monde », « mouvant, singulier,

visionnaire, irrationnel »329, s’ouvre dans le miroir d’eau où le ciel et la terre s’allient dans

un équilibre souverain. On constate ici une confusion de la vue et de la vision propre à

Jaccottet. Pour lui, les choses les plus simples peuvent prendre une allure fantastique et

s’approchent du « mirage » qui est autrement significatif : « comment ce mirage est-il

possible, se demande-t-il dans La Semaison, et comment n’aurait-il pas, même en tant que

mirage, un sens ? » (p. 342).

327 Nous avons emprunté l’expression à Heidegger, Voir « La chose », Essais et conférences, op.cit., pp. 213-217. 328 Ibid., p. 204. 329 Voir Robert Musil, L’Homme sans qualités, op.cit., t. 2, p. 966.

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Si le pouvoir unificateur de l’eau s’avère particulièrement impressionnant dans

« La Rivière échappée », c’est que le contraste qui se déploie sur le plan de l’espace est

encore renforcé par l’ambiguïté du temps, la rivière étant découverte à « ce moment

indécis de la fin du jour » :

Cependant, bien que le jour soit encore clair, les oiseaux animés et brillants, chaque détail du monde parfaitement visible, déjà, si vous vous retournez, d’entre les branches de ces jeunes peupliers blancs dont les feuilles ont une face de métal, vous voyez non sans étonnement se détacher des nuages appesantis sur les chaînes de l’est une lune presque orange, parfaitement ronde comme un ballon (p. 111).

Si la rivière constitue un « espace de passage », la tombée de la nuit peut être

considérée comme un « moment de passage » où le ciel témoigne de la présence

simultanée du soleil et de la lune. Les deux astres apparaissent tous dans des couleurs

quelque peu « étranges » pendant ce moment ambigu où le jour est « gris et rose » et la

lune « orange », où l’on a l’impression d’être pris au sein d’une réalité autrement vraie et

nette qui ne se manifeste qu’à cet instant où le regard se débarrasse des images habituelles

pour pénétrer l’intimité des choses.

Dans ce moment indécis de la fin du jour, tout ce qui reste de lumière paraît se concentrer sur les harnais de cet attelage et lancer des éclairs d’autant plus vifs que bientôt il aura disparu dans la nuit ; et sur leur dos, ces bêtes pressées semblent emporter un faix chancelant de brume et de fraîcheur (p. 111).

Il n’est pas curieux que Jaccottet clôt cet épisode élogieux de la rivière par

l’image des animaux attelés qui sous-entendent la présence humaine. Le « faix » dont

l’homme les a chargés étant changé en « brume » et « fraîcheur » grâce à la magie de la

lumière crépusculaire, ces bêtes ne sont plus simplement le bien de l’homme mais

retrouvent leur propriété cosmique, tant elles sont en harmonie avec la rivière et le soleil

couchant. En voyant la limite abolie entre le monde humain et la nature, le poète

éprouve un bonheur suprême. C’est ainsi qu’une « tendresse vague » le saisit lorsqu’il voit

« ces signes humains sans orgueil et sans grossièreté » en accord avec la beauté du

cosmos330. Il semble que, l’espace d’un instant, les hommes retrouvent leur statut de

divinités mortelles tels qu’ils l’étaient au commencement du monde où les dieux sont,

parallèlement, « des hommes immortels vivant de notre mort, mourant de notre vie »,

comme l’écrit Clément d'Alex331.

330 Jaccottet a éprouvé ce sentiment en percevant « une ou deux lumières de villages scintillant parmi des vapeurs » au fond des « montagnes basses » pendant la nuit. Voir « Nouveaux conseils de la lune », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 107. 331 Clément d'Alex, Stromates, cité par Alfred Fouillée, Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 25.

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2.3. Lumière

Grignan, pays de lumière, évoque sans cesse chez Jaccottet des civilisations

antiques qui s’étaient déployées autour de la Méditerranée telles que la Grèce, l’Egypte,

l’Empire romain qui étaient toutes fondées sur une terre chaude, favorisée par le dieu du

soleil. À l’instar de ces pays, Grignan est une étendue « qui chauffe et qui éclaire encore

après que la nuit est tombée »332, accueillant en elle une lumière qui est plus que

significative, émise d’un « foyer » que tant de poètes modernes ont souhaité rejoindre. Le

poète de Grignan éprouve une préférence naturelle pour les pays illuminés plutôt que

ceux de la glace, contrairement à André du Bouchet sur ce point. Pour fuir la métropole

parisienne qui lui paraît très étrangère et très froide, Jaccottet trouve enfin à Grignan

l’endroit où « on a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer »333,

non seulement au niveau corporel, mais surtout spirituel.

2.3.1. Lumière matinale : « ce qui a jailli pur est une énigme »

Torturé par des cauchemars et des angoisses qui se forment au cours de la nuit,

le poète est persuadé pourtant qu’il y survivra puisque « tout ce sombre » se dissoudra

dans « l’eau du jour »334 qui, traversant sa fenêtre et couvrant sa chambre, arrosera chaque

parcelle de son âme. À la différence de la voix de la nuit, le conseil du jour est

encourageant, égayant, « Dès le matin la lumière me parle et je l’écoute », dit Jaccottet

dans « Le jour me conduit la main » (p. 97), tenant la lumière matinale pour un guide

spirituel qu’il suit par instinct, sans plus se demander s’il fait « bien ou mal », s’il n’est pas

« ridicule » (ibid.). Hésitant longuement avant de nommer la lumière énigmatique qui ne

se laisse pas saisir par la langue, Jaccottet renouvelle à plusieurs reprises ses images pour

tenter d’exprimer l’émotion qu’elle suscite en lui : « C’est d’abord comme une jeune fille

qui passerait de porte en porte éveiller un à un les habitants de ce village » (ibid.). Cette

première tentative mettant l’accent sur le versant rafraîchissant et revitalisant de la

lumière matinale est presque immédiatement rejetée par le poète qui éprouve une

méfiance à l’égard du recours à la personnification qui risque de nous détourner du sens

originel de l’objet. Pour le coup, il s’essaie au registre de l’abstrait dans une seconde

tentative en disant : « c’est quelque chose aussi de frais qui ruisselle sur les pierres, qui

332 « Bois et blé », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 480. 333 Ibid. 334 « Avril 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 391.

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lave les murs de toutes les taches de la nuit, c’est une sorte de voirie de l’âme » (ibid.). On

constate une similitude entre l’eau, ce symbole traditionnel de la pureté et de la

purification, et l’image de la lumière qui nettoie et réveille doucement le monde en les

couvrant de ses rayons. Encore insatisfaite de cette métaphore, le poète de Grignan,

rêvant à une langue aussi limpide que la lumière, tourne le dos aux images poétiques

pour se mettre à la recherche d’une expression plus dépouillée : « Aujourd’hui, celle-ci ne

dira rien que de pur » (ibid.). Au fil des trois approches, l’écriture de Jaccottet se fait de

moins en moins précise, mais elle avance par là même vers la vérité de la lumière qui est

par nature informe335. Ce que dit le poète à propos de « l’immédiat » peut s’appliquer très

bien à l’image de la lumière qui est d’ailleurs une des formes principales de celui-ci :

Mais ne reste-t-il pas, dans le réel, l’immédiat, de quoi égarer notre savoir, brouiller nos trop beaux, trop clairs chemins – au risque, il est vrai, de nous réduire au silence ? L’être que traque une certaine poésie est comme une bête sauvage qui, capturée, meurt. Peut-on cesser d’être ce chasseur avide ?336

Préférant garder le silence que de se conduire en « chasseur avide », Jaccottet

tente de préserver contre l’abus du langage cette lumière matinale qui est vue comme

parole de la Source et du Fond. Sa mysticité est le signe de son origine sacrée : « ce qui a

jailli pur est une énigme », s’exclame Hölderlin face au Rhin énigmatique qui le rend

perplexe et rêveur à la fois. Le titre d’un texte de Jaccottet, « Merveilleux secret du

monde », est révélateur : « Rien de plus obscur que la lumière ! », écrit Jaccottet dans

l’incipit dont l’idée est reprise dans la clausule : « Oui, la lumière même, si belle, si

changeante, que je vois en ce moment éclairer toutes ces feuilles du mois de mai et ces

grands espaces jusqu’aux montagnes allongées à l’horizon, la lumière même est obscure,

difficile à comprendre, attirante à jamais comme tous les secrets indéchiffrables »337.

Refuser l’accès à l’intelligence est une des manières dont la lumière préserve sa pureté et

sa totalité. « Je m’arrête dans l’herbe haute, dit Jaccottet, étonné par elle et par les fleurs

qu’elle entoure ; je souris d’avoir retrouvé dans le monde une force qui se moque de la

pensée […] »338. On voit dans ce texte intitulé « En chemin », l’image du poète rempli de

joie qui accueille la lumière dans son intérieur sans se demander si elle l’« aveugle » ou lui

335 Dans la pensée antique, la lumière est vue comme « le premier aspect du monde informel ». « En s’engager vers elle, on s’engage dans un chemin qui semble pouvoir mener au-delà de la lumière, c’est-à-dire au-delà de toute forme, mais encore au-delà de toute sensation et de toute notion. » Voir André Virel, Histoire de notre mage, Genève, 1965, p. 265. 336 « Une lumière plus mûre », Une transaction secrète, op.cit., p. 265 337 « Merveilleux secret du monde », Tout n’est pas dit, op.cit., p. 25. 338 Jaccottet, « En chemin », repris dans Jean Pierre Vidal, Philippe Jaccottet, Payot Lausanne – Nadir, coll. « Etudes et documents littéraires », 1989, p. 76.

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« ouvre les yeux », puisqu’il comprend qu’il n’obtiendra pas de réponse. Et c’est

justement cette absence de réponse, ce suspens, qui fait qu’« elle brille »339 et que cette

brillance dure. Au lieu de passer par le canal de l’intelligence, elle nous atteint d’une

manière plus directe, et, par une vibration subtile et constante, elle fait l’ordonnance du

chaos et transforme notre corps en un véritable « micro-cosmos ».

Il nous semble maintenant nécessaire de revenir plus longuement sur le geste de

« réveiller » chez la lumière qui nous conduit sur deux pistes en fonction de deux sens du

mot. Le premier « réveil » que l’on connaît est d’ordre physique, qui consiste en la sortie

du sommeil ; le deuxième, sur le plan plutôt mental et métaphysique, se rapporte au fait

de la « renaissance ». L’« eau du jour », comme l’appelle Jaccottet, peut non seulement

tirer le dormeur du sommeil, mais encore lui accorder une nouvelle vie à chaque jour. La

joie du vivre se ranime au moment où l’on ouvre les yeux au premier rayon du soleil, qui

permet au corps de se décharger des énergies négatives telles que la colère, l’angoisse, la

haine. La « résurrection » se passe tant au niveau individuel que sur le plan du cosmos.

Le lever du jour équivaut à une opération cosmogonique qui consiste en la séparation de

l’ombre et de la lumière originellement confondues. L’idée est reprise par Christine

Lombez dans son étude consacrée à Jaccottet : « L’attente de la lumière du matin, du

somptueux cérémonial de la nature chaque jour répété, inscrit Jaccottet, tout comme

jadis Hölderlin, dans un temps de l’éternel retour »340. La succession régulière du jour et

de la nuit, celle du printemps et de l’hiver ou encore celle de la mort et de la renaissance,

témoignent de la périodicité inaltérable du cosmos qui semble promettre à tous ses

éléments une éternité sous forme de la reprise continue. Mystère impénétrable, l’intuition

de l’éternel retour est ancrée profondément dans l’esprit des poètes qui sont

particulièrement sensibles aux mouvements cycliques dans la nature, tel que Hypérion

sous la plume de Hölderlin dont l’alternance des exaltations et des dépressions rime

secrètement avec l’avènement du printemps et celui l’hiver. Pierre Bertaux montre que le

rythme saisonnier joue « un rôle fondamental » 341 dans le roman comme dans la vie de

Hölderlin qui retrouve « le temps cyclique des civilisations agraires », lequel relève

d’« une autre dimension temporelle que celle de l’agitation humaine, la dimension

historique avec ses dates »342.

339 Ibid. 340 Christine Lombez, Transactions secrètes, op.cit., p. 87. 341 Pierre Bertaux, Hölderlin ou le temps d'un poète, Paris, Gallimard, 1983, pp.138-139. 342 Ibid. p. 331.

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2.3.2. La « lumière philosophique »

« Et la lumière philosophique qui baigne ma fenêtre fait ma joie… », écrit

Hölderlin dans une lettre à Böhlendorff le 2 décembre 1802, c’est-à-dire « peu avant qu’il

sombre définitivement dans la folie », précise Jaccottet toujours dans « Le jour me

conduit la main » (p. 97). Le poète de Grignan en contemplant le soleil qui « s’est levé

d’un degré dans le ciel », semble comprendre tout à coup le véritable sens de ces mots

(ibid.). Ce rayon de lumière est comme un cordon ombilical qui lie l’enfant exilé au corps

maternel, à son « foyer central », « à la fois obscur et rayonnant », là où chante Hölderlin,

se laissant tranquillement consumer par le feu divin à la manière d’un phénix. Ce poète

enflammé est, « en ce moment », sur le point le plus haut de sa vie, comme invite à le

penser cette lettre, ou précisément cet « étrange passage, si chargé de pensée » 343 et si

révélateur pour son lecteur de Grignan qui vient deux siècles après lui.

Dans une certaine mesure, tout le livre de La Promenade sous les arbres peut se lire

comme une exégèse de cette « lumière philosophique » évoquée par Hölderlin. En nous

interrogeant sur le choix de cette épithète chargée de sens, nous songeons à la définition

de la philosophie dans Hypérion où celle-ci est comparée au fruit du mariage de la Beauté

et de la Raison344. En effet, cette lumière dirige les yeux inattentifs de l’homme vers la

beauté des détails du monde et la rend soudain accessible à l’intelligence. Illuminé, notre

esprit se transforme en une espèce d’oratoire où la lumière « parle » et où l’on « l’écoute ».

L’acte de philosopher implique l’apprentissage d'une langue étrangère, puisque le

philosophe du monde ne s’unira avec son objet qu’après qu’il aura compris ses « mots » et

ses « pensées »345. Ainsi, la poésie de Jaccottet, de même que celle de Hölderlin, est

fondamentalement « pensante » qui témoigne des tentatives constantes chez ceux-ci de

décrypter les signes cosmiques et partant sacrés. Nettement distincts des philosophes

dogmatiques, ces poètes philosophent en s’aidant moins du raisonnement que de

l’intuition et du sensible.

En effet, la vie de Hölderlin ne se présente pas comme une arche avec la

première moitié en ascension et la seconde en chute ; bien au contraire, le poète souabe

ne s’est jamais écarté du chemin qui le mène vers l’Union du Tout. A l’image d’une ligne

343 Jaccottet commente ainsi cette lettre reproduite dans l’édition Pléiade des Œuvres de Hölderlin, op.cit., p. 1010, n. 6. 344 Hölderlin, Hyperion, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1973, pp. 145-148. 345 « Chaque fleur était un mot, une pensée. L’herbe, les arbres, les eaux, les vents, tout était langage ». George Russell cité par Jaccottet dans « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 85.

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droite et ascendante, la vie de Hölderlin n’atteint son paroxysme qu’à la fin, c’est-à-dire à

cette période de « folie ». Pour Jaccottet, la quintessence de la poésie hölderlinienne se

condense dans ses poèmes tardifs qui sont extrêmement dépouillés, ces chants divins que

fredonne « l’enfant aux cheveux gris » logé chez le menuiser de Tübingen. Cette clarté

spirituelle qui accompagne la folie ou, plus précisément, qui provient d’elle, brise le

dernier joug de la Raison chez le génie et lui permet de pénétrer dans les profondeurs

mystérieuses du monde. Celui-ci s’ouvre soudain à lui avec une netteté inimaginable :

Lointaines, pour ne pas dire absentes dans les poèmes juvéniles, encore voilées par la mélancolie dans Hypérion, les choses, les apparences, vers 1800, s’étaient tenues comme à une juste distance, permettant l’équilibre souverain de quelques grands poèmes. Maintenant, en particulier dans les fragments (et c’est dans ces fragments que Hölderlin est le plus près de nous), elles prennent l’intensité d’une vision346.

Dès lors, le poète frappé par le feu céleste se met à tisser un grand réseau où les

choses trouvent leur juste place et se maintiennent en contact intime. Il rétablit, à

l’intérieur de son univers poétique, la « belle ordonnance » qui a disparu du monde

terrestre. Libéré des habitudes de pensées de ses contemporains, il porte un regard

rafraîchi sur le monde dont il voit maintenant non pas les « apparences », mais le noyau

et le fond. La « lumière philosophique » qui éclaire la vision de Hölderlin s’introduit

maintenant dans la chambre du poète de Grignan et lui ouvre les yeux à la clarté

énigmatique qui est « comme une propriété des choses, non pas leur vêtement, non pas le

lin ni l’armure, mais une transparence, une limpidité ; et non pas seulement du ciel, mais

de tout l’espace et de toutes les choses dans l’espace » (p. 97).

Eh bien : si ridicule que cela soit, il me semble que brille devant moi en ce moment le « dedans » des choses; que le monde rayonne de sa lumière intérieure, qu’il m’est apparu « dans sa gloire ». C’est d’une lumière semblable que me paraît baigné maint poème de Hölderlin (pp. 97-98).

Chez Jaccottet, la lumière concrète de la nature et la lumière abstraite ou

philosophique évoquée par Hölderlin sont souvent confondues en un véritable court-

circuit. « Toutes ces phrases, ces vers qui, des poètes de l’Ancienne Egypte à nos jours,

n’ont jamais fait que restituer leur vraie lumière aux choses que nous ne voyons plus, ou

que nous n’avons jamais su voir », dit Jaccottet dans un des Billets pour la Béroche347. Cette

lumière objective dont la source est trouvée dans les choses mêmes, n’est-elle pas celle

qui illumine « au-delà du seuil, sur l’autre rive »348 et qui n’a cessé d’attirer le regard de

Bonnefoy ? Elle abolit la frontière entre un « ici » et un « ailleurs », un « dedans » et un

346 « Si simples sont les images, si saintes… », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 519. 347 « Fusée », Tout n’est pas dit, op.cit., p. 106. 348 Philippe Jaccottet, « Une lumière plus mûre », Une transaction secrète, op.cit., p. 260.

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« dehors », laissant le poète entrer dans les entrailles du cosmos et permettant à ce dernier

de s’infiltrer dans chaque cellule du corps humain. Ébloui par cette lumière qu’il ne

souhaite pas communiquer de peur de la profaner, Hölderlin se convertit dès lors à une

vérité nouvelle et coupe radicalement ses liens avec le monde humain empli de

mensonges à ses yeux. Devenir fou, c’est sa manière de dire adieu à notre société

prétendument « scientifique » et « rationnelle ». Mais on ne retrouve pas cette rupture

radicale avec le monde chez Jaccottet qui n’oublie pas sa vocation de poète et continue à

servir de « médiateur » entre le céleste et le terrestre, en s’aidant d’une langue déjà par

trop « maltraitée ».

Un après-midi ordinaire, la clarté intérieure des choses se dévoile soudain devant

les yeux du poète. Le monde semble se déformer ou bien retrouver son aspect véritable

sous la lumière aveuglante, comme le raconte Jaccottet dans Paysages avec figures absentes :

Et soudain je me souviens des moissons où les chevaux suent, pleins de mouches, où la journée tout entière n’est plus qu’un grand pain qu’on taille, où un bol blanc à 4 heures éblouit sous le noyer. Tout le champ gonfle et monte ; la vue se trouble. Les couples s’abattent sur place. […] Et pas un crin qui ne soit trempé, pas une force que n’ait tranchée le fer orageux (p. 479).

Le lecteur s’étonne sans doute en surprenant cette image sous la plume de

Jaccottet, partisan de la simplicité et de la légèreté qui nous montre ici un tableau

tumultueux et sauvage qui ressemble moins aux œuvres de ses peintres préférés comme

Poussin ou Morandi, qu’aux dessins archaïques de Lascaux qui célèbrent la force

primitive de la vie. Dans cette lumière intense et stimulante, les êtres du monde n’ont

d’autres soucis que de manger et de se reproduire. Un parallèle est établi entre

l’abondance de nourritures et la fécondité des animaux : « Il n’y a plus d’autre table,

d’autre lit que la terre couverte de vapeurs. Nappes et draps portent les mêmes plis, les

mêmes taches » (ibid.). L’énergie originelle de la nature qui s’exprime ici dans les rayons

du soleil, dans la sueur de chevaux, dans le battement des ailes des mouches et dans

« Tout le champ qui gonfle et monte », s’infiltre finalement dans le corps du poète dont la

vue, qui « se trouble », est paradoxalement habile à saisir l’essence du monde :

Quelque chose de lointain et de profond se passe : comme un travail en plein sommeil. La terre n’est pas un tableau fait de surfaces, de masses, de couleurs ; ni un théâtre où les choses auraient été engagées pour figurer une autre vie que la leur (ibid.).

Cette chaleur « si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la

neige » (p. 480), trouble la vue mais éclaircit notre « œil intérieur ». Chassant les images

vaines qui paralysent l’esprit, la lumière « force » le regard à se concentrer sur la chose en

tant qu’elle-même. Elle débarrasse le monde de ses « surfaces » pour dévoiler son « fond »

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au poète qui y « surprend » « un acte comme l’eau coule », ou moins encore, « une chose

qui serait vraiment là » (p. 479). La lumière de la nature donne lieu à une illumination

intérieure chez le poète. Patrick Née a raison de préciser que « l’usage constant que fait le

poète du mot "lumière" n’introduit que rarement une distinction entre lumière de la

nature et lumière de la conscience humaine - allant dans bien des cas de l’un à l’autre des

deux versants d’une réalité dès lors postulée comme une, voire les confondant très

logiquement en un véritable court-circuit »349. L’expérience que connaît ici Jaccottet sous

la lumière aveuglante est assimilable à un rite d’initiation, celle de « l’ouverture des

yeux » qui est aussi celle de l’ouverture à la connaissance, à la clairvoyance350.

2.3.3. La lumière et le vieux « rêve de joyaux »

Néanmoins, en devenant trop liée au sacré et à l’idéal, cette lumière, d’abord

bénéfique, peut perdre sa réalité et se transformer en prétexte aux illusions. Par exemple,

les « régions pures » d’A.E. qui avaient dans un premier temps attiré son lecteur de

Grignan, ont fini par le fatiguer par les mots comme « brillant », « étincelant »,

« lumineux » qui « reviennent à plusieurs reprises », et par les images de « joyaux »

surabondantes qui n’ont fait que nous aveugler par une clarté excessive : « Le ciel est

d’améthyste ou de diamant, les collines, les oiseaux sont des joyaux, les cloches

argentines, les vents ou les colonnes d’opale, les chevelures d’or », commente Jaccottet

dans La Promenade sous les arbres (p. 87). Pour lui, ce langage qui se montre un peu trop

sûr de sa capacité à saisir ce qui est par nature insaisissable « menace » de couvrir « par le

ridicule » la spiritualité du poète irlandais (p. 89) dont la vision du « paradis » est tombée

inéluctablement dans le stéréotype : « J’y reconnaissais sans peine, dit Jaccottet, les

éléments des plus anciennes descriptions de l’Absolu, des visions des prophètes et de

saint Jean à Patmos » (p. 88).

Contre ces « bijoux perdus de l’antique Palmyre », le poète de Grignan pense à

d’autres clartés, plus humbles et plus réelles, dont celle de « nos yeux humains », autant

de « miroirs obscurcis et plaintifs » qui brillent dans les deux derniers quatrains de

Bénédictions de Baudelaire dont « la pensée » n’a de cesse de poursuivre Jaccottet (p. 113). 349 Patrick Née, Philippe Jaccottet. À la lumière d’Ici, Paris, Hermann, 2008, p. 167. 350 Le rite de « l’ouverture des yeux » se retrouve dans maintes civilisations anciennes. En Inde, on « anime » les statues sacrées en leur faisant « ouvrir les yeux ». Au Viêtnam, on « ouvre la lumière » d’une jonque neuve en taillant ou en peignant deux gros yeux à sa proue. Voir Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, dir. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Paris, R. Laffont, Jupiter, 1982, p. 687.

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L’image du paradis chez ce dernier est bien éloignée du « Pays aux milles couleurs » des

visionnaires et, à plus forte raisons, du Jardin sacré des chrétiens. La lumière qui sourd

de l’espace idéal du poète, semblable au simple éclat des « yeux mortels », est « plus

précieuse, infiniment plus précieuse que le diamant » (ibid.).

L’« enthousiasme initial » remplacé par une « réaction de défense », le poète de

Grignan reproche à A.E. son oubli du monde terrestre au profit d’un « Âge d’or »

inaccessible et dénonce une écriture par trop « conventionnelle » qui est remplie de

« fantasmagories illusoires » (ibid.). Mais il ne faut pas pour autant oublier le rôle

déclencheur de la lecture du Flambeaux de la vision dans l’élaboration de La Promenade sous

les arbres, dont le projet initial était interrompu pendant quatre ans et repris exactement au

moment de la découverte de l’œuvre d’A.E qui révèle, selon Jean-Marc Sourdillon, « le

modèle du livre qu’il rêve d’écrire sans s’en sentir encore capable, peut-être parce qu’il

n’a pas pu jusqu’ici se l’imaginer »351. Néanmoins, « par chance », « ce modèle est

incomplet », nous dit le critique. C’est en vue de continuer et de corriger le travail de

Russell que le poète de Grignan souhaite mettre au jour son premier livre de proses, qui

est une sorte de « reprise » du Flambeau de la vision, « reprise » au double sens de

« recommencement » et de « réparation », comme l’illustre à merveille cette vision de

« lumière » qui se traduit chez Russell par des images de joyaux dont l’excès finit par

fausser son idéal de « l’autre monde » et qui, reprise par Jaccottet, se laisse approcher

d’une manière beaucoup plus profonde qui permet d’éclairer l’origine d’un vieux « rêve

de joyaux » dans l’inconscient de l’humanité :

C’est la lumière prisonnière, rassemblée, condensée dans une cage; ameutez toutes les rivières, tous les ruissellements de la terre, condensez-les, immobilisez-les jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus fuir, jusqu’à ce qu’ils soient purs de tout désir de changement, purs de tout mouvement et de toute faute, et vous aboutiez au cristal ; saisissez, arrêtez les feux de feuilles dans les jardins, nettoyez-en la cendre et la chaleur, vous obtiendrez le rubis (p. 113).

L’engouement humain pour les joyaux conçus comme « cage » de lumière et

symbole du « centre » où se condense le Tout, a trahi le désir chez nous de la pureté, de

l’absolu et de la totalité. La « parure » qui portait une dimension cosmique dans la pensée

des Anciens Grecs, témoigne de la tentative constante chez l’homme de « capter » la

lumière céleste et de la reproduire dans le monde terrestre au moyen de la technique et de

l’art. En tant que « poíêsis » (ποίησις) au même titre que toutes les autres créations

humaines, la parure montre combien l’homme aspire à mimer l’ordre cosmique et à

351 Jean-Marc Sourdillon, la notice de La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 1366.

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l’introduire dans sa vie. Pourtant, le poète de Grignan n’ignore pas le problème du

« factice », qui est un autre nom pour le « faux » dans ce processus de la reproduction :

Mais ces termes à eux seuls me gênent. Ils ne rendent en tout cas nullement compte de ce que j’aime dans les rivières et dans les feux, ils détachent ceux-ci de ma vie pour les figer dans un monde artificiel où la durée évoque plutôt la mort à laquelle justement l’on pensait échapper que ce qui a été appelé, dans une surprenante antithèse, la vie éternelle (p. 113).

La « vie éternelle » dont jouit la nature en se régénérant périodiquement est

absente dans les œuvres humaines qui, en passant par les « mains mortelles »352 sont, au

mieux, « symbole » de l’éternité ou bien expression du désir humain de celle-ci. À

l’opposé de la « mauvaise immobilité » que présentent les joyaux, c’est-à-dire le figement,

l’inertie, la paralysie ou même la mort, c’est le « bon mouvement » qui attire le poète et le

dirige vers cette lumière recueillie « dans les rivières et dans les feux », c’est-à-dire la

mobilité inhérente des choses qui sont délivrées de toute manipulation. La lumière

« philosophique » et « intérieure » qui émane des plus infimes détails du monde sont pour

le poète de vraies « parures ». Celles-ci ne sont pas à créer ou à fabriquer, elles sont déjà

présentes dans la nature. Au lieu de « rassembler » et d’« immobiliser » tous éclats du

monde dans un rubis, Jaccottet préfère les laisser tels qu’ils sont dans leur état originel,

fragiles et instables :

[…] ce n’est pas dans ces préparations étincelantes (touchantes néanmoins au cou des femmes ou dans les tombeaux) que se concentrent la force, la réalité, la puissance qui nous permettraient d’envisager la mort avec plus de courage, mais justement, pourquoi? en ces points du monde où celle-ci règne par la mobilité et la fragilité; et par exemple, dans les rivières; et, plus précisément encore, dans ce fragment de rivière auquel je reviens toujours, ici, entre les arbres et les prés (pp. 113-114).

Le goût de Jaccottet pour les choses où la mort « règne par la mobilité et la

fragilité » est sans doute proche de l’attachement à la « poignance des choses »353 (mono no

aware) chez les Japonais traditionnels. Leurs rituels dédiés aux fleurs de cerisiers qui sont

connues pour être très vulnérables à l’invasion de la mort expriment en effet une vision

du monde optimisme selon laquelle la mort est digne de respect et de célébration autant

que la vie puisque les deux sont mêmement importantes dans l’existence de l’individu.

C’est en honorant la mort et l’exaltant que l’homme parvient à l’« envisager » « avec plus

de courage ». La rencontre fulgurante avec les choses prend un sens significatif dans la

pensée japonaise qui accorde, dans ses littératures comme dans toutes ses formes d’art,

une place centrale aux choses les plus modestes où l’on reconnaît toujours la promesse de

la vie dans les signes de la mort.

352 Nous avons créé l’expression en pensant aux « yeux mortels » chez Baudelaire. 353 Voir Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 24.

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Une chose me reste néanmoins, poursuit Jaccottet : que je découvris en elle [la rivière] une rencontre dans le mouvant et le fluide (comme celle de deux regards au sein de leur imperceptible et inévitable vieillissement); un éblouissement né d’une rencontre, et cela dans un espace qui frémit, qui murmure et qui change (p. 114).

Souvent à des moments attendus, un lien se crée soudain entre l’homme et les

choses qui « s’imposent à lui »354, qui viennent à sa rencontre. Ce genre de liens, à la fois

fragiles et profonds, commandés par le hasard et le destin, les Chinois préfèrent les

désigner sous le nom de « yuan » qui, emprunté au bouddhisme et traduisible sans doute

par « coïncidence fatale », renvoie aux rencontres fortuites entre homme et homme,

homme et chose. Revêtant une beauté éphémère et touchante, le « yuan » met en valeur

de petits instants où nous renouons le contact avec le monde, instants courts mais assez

intenses qui raniment chez nous la joie de vivre et qui nous permettent d’« envisager »

« avec plus de courage » l’écoulement du temps.

2.4. Neige

2.4.1. Voyageurs d’hiver

La correspondance entretenue depuis plus de cinquante ans témoignent d’une

amitié durable entre Jaccottet et André Du Bouchet, dont la dernière lettre de ce dernier

révèle à son ami un engouement presque enfantin pour la neige chez lui : « Arrivé à

Truinas dans une merveilleuse tempête de neige… »355. Ces quelques mots sont déposés

peu avant le transport forcé à l’hôpital du poète mourant dont la beauté de la neige tient

plus au cœur que la mort. La neige, première image qui surgit dans l’esprit de Jaccottet

lorsqu’il pense à l’ami défunt dont la « noblesse d’âme » transparaît à travers ces pétales

cristallins356 proches des « muguets de mai », est présente tout au long du texte qu’il

consacre à celui-ci et revient dans ses citations de Hölderlin, de Büchner aussi bien que

dans les évocations, plus rapides, de Goethe et de Schubert.

354 Dans la préface pour Le clair et l’obscur, Jaccottet fait remarquer que Jean Paulhan « s’aperçoit que la façon dont il avait essayé de cerner son expérience en écrivant : « Je pensais, je sentis que… » était fausse ; qu’il lui eût fallu dire plutôt : « Les choses s’imposèrent à moi, me bousculèrent » ; non pas « j’éprouvai », mais « je fus éprouvé par » ». op.cit., p. 16. 355 André Du Bouchet cité par Jaccottet dans Truinas, le 21 avril 2001, op. cit., p. 1195. 356 On pense à l’expression courante en chinois « pétale de neige », équivalente de « flocon de neige » en français. Le rapprochement entre la neige et la fleur est évoqué par Jean-Christophe Bailly dans Le propre du langage, où cette première est comparée au « cadeau d’une floraison immense confondue à l’étendue », op.cit., p. 133.

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Inattendue, la neige couvre toute la durée de l’enterrement comme pour

conserver dans la mémoire de ceux qui y assistent un moment pur. Celui-ci, encadré ou

délimité par la neige, constitue un point privilégié dans l’axe du temps et se présente

comme un « temps-centre » qui conduit à un « lieu-centre ». « Truinas, le 21 avril 2001 » :

ce titre simple et grave à la fois témoigne de la volonté chez le poète de Grignan de cerner

un « centre » au double niveau de l’espace et du temps, où la belle ordonnance du cosmos

paraît particulièrement visible sous la neige, et où l’homme acquiert une lucidité

extraordinaire face à sa condition. C’est ainsi que Jaccottet, rentré chez lui le soir, en

revenant sur ce sentiment de « voir la réalité du monde comme "en relief", comme vous

submergeant, presque à couper le souffle », se dit que « la surprise de la neige qui avait

transformé si rapidement le paysage avait encore contribué à aiguiser [s]on regard » (p.

1206).

Connaissant une espèce de révélation en ce jour de neige, Jaccottet souhaite

moins exprimer dans ce texte le deuil qu’un sentiment de plénitude suscité par le

franchissement d’un « seuil », sentiment inexplicable sinon par cette figure du voyageur

d’hiver traversant un col montagneux dans un poème hölderlinien cher aux deux poètes

amis :

Et la neige comme des muguets de mai qui signifie Noblesse d’âme, où Qu’elle soit, brille avec le vert Des prairies au flanc des Alpes, Là-bas où s’en va sur la haute route, parlant De cette croix au bord du chemin plantée En souvenir des morts, Un voyageur avec L’autre. Mais qu’est-ce donc ?357

Si l’image de la neige apparaît dans la « parole prononcée » de Jaccottet devant le

cercueil de Du Bouchet, c’est non seulement pour cette « noblesse d’âme » qu’elle permet

de symboliser chez le poète défunt, mais encore pour une raison plus profonde, ce

« quelque chose d’irréfutable par quoi [ils ont] été liés d’emblée » (p. 1198). Elle rend

hommage à une camaraderie nouée depuis plus d’un demi-siècle entre deux amis qui

paraissent bien différents en apparence mais qui partagent en effet un même « chemin »

comme deux voyageurs d’hivers sous la plume de Hölderlin. Ces quelques paroles qu’ils

s’échangent « sur la haute route » aident à maintenir le peu de chaleur contre le froid et la

mort. Ils avancent lentement sur le chemin menant à un sommet spirituel, en s’exposant

357 Hölderlin, « Mnémosyne », Poèmes de Hölderlin, trad. Gustave Roud, Mermod, 1943, cité par Jaccottet, Truinas, op.cit., p. 1195.

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à des tempêtes de plus en plus violentes. Mais un optimisme persistant leur permet de se

confronter aux péripéties de la vie en souriant, comme on le remarque surtout chez Du

Bouchet qui n’avait pas oublié d’admirer « la merveilleuse tempête de neige » au moment

où la mort menace de lui arracher le dernier souffle. Née de l’hiver, la neige fait rêver au

printemps. Signe de la vie et du renouveau, elle apporte l’espérance à l’âme du poète en

proie au désespoir dans la saison hivernale rigoureuse et dans un siècle « envahi » d’un

« grand froid » 358 . La comparaison entre la neige et les fleurs par Hölderlin -

rapprochement que l’on retrouve également très souvent chez Jaccottet, ainsi que

l’évocation de ces « prairies » verdoyantes « au flanc des Alpes », annoncent l’arrivée

prochaine du printemps. La neige qui traverse la cérémonie d’adieu de Du Bouchet a

touché Jaccottet d’autant plus qu’il s’agit d’une neige « printanière », tombée au mois

d’avril, c’est-à-dire mois du passage entre l’hiver et le printemps, mois de l’ambivalence à

l’image du « seuil » et de ce col montagneux chez Hölderlin.

Le thème du passage accompagne le poète de Grignan pendant toute sa vie et

suscite en lui de multiples échos. Dans À travers un verger, en s’interrogeant sur l’origine

de cette « vieille rêverie » du passage, il trouve d’abord les souvenirs de marches en

montagnes et ensuite ceux des lectures parmi lesquelles il distingue L’Etude à propos des

Chansons de Narayama, la « Mnémosyne » de Hölderlin et encore l’ouverture du Lenz de

Büchner : « Le 20 janviers, Lenz marchait dans la montagne. Sommets et hautes pentes

sous la neige, dévalant les combes, pierraille grise, pentes verdoyantes, rochers et

sapins »359. On retrouve dans ces quelques lignes la même combinaison de couleurs vert-

blanc qui est apparue dans la « Mnémosyne ». La neige désirée par tant de poètes n’est

jamais totalement alliée de l’hiver, mais se mélange à la verdure, à la couleur de vitalité,

et se présente comme un signe d’harmonie des contraires. Derrière ces mots de Büchner,

le poète de Grignan en remontant sa mémoire entend la voix de Paul Celan : « Nous,

Juifs, venus ici, comme Lenz, à travers la montagne »360 dans Entretien dans la montagne,

traduit justement par Du Bouchet et John E. Jackson, dont le titre semble faire écho à

l’image des voyageurs d’hiver sous la plume de Hölderlin qui se parlent « sur la haute

route ». « Plus loin en arrière encore, souvenir moins immédiatement probant mais tout

de même encore vif », le « Voyage dans le Harz en hiver » de Goethe apparaît dans

358 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 328. 359 Georg Büchner, Lenz, trad. Bernard Kreiss, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991, cité par Jaccottet, Truinas, op.cit., p. 1205. 360 Paul Celan, Strette, anthologie bilingue de poèmes et proses établie par Celan et Du Bouchet, Mercure de France, 1971, pp. 171-176, cité par Jaccottet, ibid.

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l’esprit de Jaccottet (p. 1205), poème inoubliable qui a en plus suscité, comme le raconte

Katharina Kippenberg dans ses souvenirs sur Rilke, une admiration tardive chez celui-ci

qui s’est « réconcilié » depuis avec la poésie de Goethe361.

Les échos ne sont pas seulement d’ordre poétique mais encore musical, se

répercutant de manière « obstinée » « dans les profondeurs du cœur » de Jaccottet, de son

propre aveu (p. 1205). Le poème de Wilhelm Müller nommé « Rêve du printemps »

(« Frühlingstraum »), mis en musique par Schubert dans son Winterreise, n’a jamais cessé

de hanter le poète de Grignan tout comme André du Bouchet qui voue une admiration

non moins grande au musicien autrichien. C’est un autre « voyageur d’hiver », Gustave

Roud, recevant ce nom dans un texte de Jaccottet qui lui est consacré et intitulé

justement « Au voyageur d’hiver », qui semble avoir incorporé la mélodie de Schubert

dans sa propre existence. C’est pourquoi Jaccottet voit souvent dans son esprit l’image

d’un « homme de grand âge » qui, se tenant depuis un demi-siècle « dans l’angle le plus

sombre de sa chambre »362 et dans une solitude sans cesse approfondie, contemple

longuement à travers ses vitres « la page de neige du jardin » : « Puissent-ils s’y inscrire

encore nombreux, les signes fidèles : ne serait-ce qu’une feuille sèche ornée de givre, à

défaut d’un pas humain, ou ces traces d’oiseaux qui prouvent le ciel : viatique d’un autre

Voyageur d’hiver »363. L’image persiste dans l’imaginaire de Jaccottet longtemps après le

décès de « l’aîné si écouté »364, toujours accompagnée de ce fond de musique de Schubert.

À la recherche de l’origine de l’image chez lui du « voyageur qui franchit un col

sous la neige », le poète de Grignan parvient enfin à boucler son parcours spirituel en

remontant à ce poème de Goethe mis en musique encore par Schubert et traduit en

français par lui-même, dont la dernière strophe est citée par Du Bouchet dans le texte

qu’il consacre à Jaccottet intitulé « Faites passer… » :

Âme des humains, Si semblable à l’eau ! Destin des humains, Si semblable au vent !365

361 Katharina Kippenberg, Rainer Maria Rilke, un témoignage, trad. Blaise Briod, Plon, 1942, p. 149. 362 Philippe Jaccottet, « Au voyageur d’hiver », Une transaction secrète, op.cit., p. 235. 363 Ibid., p. 239. 364 Nous avons emprunté le mot à Patrick Née, Philippe Jaccottet : À la lumière d’Ici, op.cit., p. 168. 365 Goethe, dernière strophe du poème « Gesang der Geister über den Wassern » traduit ici par Jaccottet, cité par Du Bouchet dans « Faites passer… », Philippe Jaccottet, sous la dir. Patrick Née et Jérôme Thélot, Cognac, le Temps qu’il fait, cahier 14, 2001, p. 13.

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Cette cascade de l’âme qui tombe telle un « rayon pur » de « lumière » dans les

profondeurs de l’Être n’est pas sans rappeler l’image apparue dans le début de Lenz où

« l’eau ruisselait des rochers et bondissait sur le chemin ». La neige cristalline, l’eau

brillante, la paroi lisse et les « pentes verdoyantes », toutes ces images tissent dans l’esprit

de Jaccottet un univers de lumière, non celle qui est aveuglante de l’été, mais celle, douce

et secourable, de l’hiver.

2.4.2. La neige et la belle ordonnance

Dans Le propre du langage, Jean-Christophe Bailly compare la neige à « une

qualité du temps » en faisant remarquer qu’elle dispose d’un pouvoir « de la ponctuation

et de la césure » par lequel elle rend « perceptible » le temps, « non comme celui qui

passe, mais comme celui qui est »366. La parole de Bailly décrit parfaitement l’impression

du poète de Grignan qui s’est « fourvoyé » un moment sur la route de Félines et qui, « au

lieu de rejoindre directement la maison » de l’ami défunt, a fait la rencontre inattendue

du paysage plongé dans le silence sous la neige :

[…] ces grandes prairies en pente, ces rochers dans les ravins comme des blocs arrêtés depuis des siècles dans leur éboulement, deux chevaux aussi, immobiles dans un renforcement de l’étroite route, ces arbres des terrasses en fleur, tout cela sous une légère couche de neige qui ne les dissimulait qu’à peine, tout cela, comment dire ? plus beau, c’est-à-dire plus réel dans son étrangeté, dans sa sauvagerie, plus intense que je ne l’avais jamais vu ; tout cela à la fois sauvage et « en belle ordonnance » comme les chênes dans un autre poème de Hölderlin dont je me souvenais, une « présence » comme je n’en avais peut-être ressenti de ma vie d’aussi forte, indubitable et parfaitement incompréhensible, « merveilleuse », oui, vraiment, comme la tempête de neige dans la dernière lettre d’André (p. 1200).

L’immobilité des paysages contraste avec la rapidité de l’écriture. La phrase

longue ressemble à un monologue, un doux murmure qui ne s’interrompt pas. Ces

expressions telles que « comment dire ? » témoignent d’une écriture inachevée et peu

formelle, laissée « telle quelle » après des tentatives vaines de retouche, comme « une

brassée de fleurs déposées sur la tombe »367. Cette main peu assurée tâtonne dans la

mémoire à la recherche des mots justes, craignant que la moindre imprudence ne

compromette la « réalité » « mise en relief » pendant ce moment rare de la révélation. Le

poète se rapproche non sans peine d’un nouvel espace dévoilé par la neige, en essayant

de faire le moins de bruit possible comme pour ne pas briser ce « silence de sa chute » qui

366 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 133. 367 José-Flore Tappy, notice de Truinas, op.cit., p. 1576.

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prend « tout le réel » en son sein, silence « encore aggravé, creusé jusqu’au miracle d’une

rédemption », comme le dit Bailly368.

La beauté du monde sous la neige qui s’offre aux yeux de Jaccottet n’est pas une

beauté abstraite, mais celle de « la matière », des praires, des rochers, des chevaux, des

arbres, tous rassemblés dans une harmonie intense mise en lumière par la fameuse

expression « la belle ordonnance » de Hölderlin. Il ne s’agit pas d’une organisation

humaine, mais d’un ordre qui se rapproche paradoxalement de ce que l’on perçoit

comme « désordre », d’une harmonie prise « dans son étrangeté, dans sa sauvagerie » et

particulièrement touchante par là même. Le mot « sauvage », qui surgit un peu

brutalement mais naturellement dans l’esprit du poète, évoque quelque chose d’animal,

de primitif, d’intact, c’est-à-dire ce qui participe de l’ordre naturel et qui s’oppose à

l’ordre humain :

Sauvage.

Le sauvage : ce qui est tout au fond, le sans apprêt, l’assise retrouvée, le sol sur lequel on ne vacille pas – cela même qui est toujours si présent dans les livres d’André Du Bouchet (p. 1207).

Constituant d’abord tout seul un paragraphe, le mot est repris immédiatement

dans le passage suivant et se fait suivre par deux points qui précèdent une définition

personnelle du mot par Jaccottet. Pour le poète, c’est le « sans apprêt », c’est-à-dire

l’ordre naturel du monde, qui fait la base ou bien « l’assise » de l’ordre humain. L’aspect

« sauvage » qu’il remarque dans les paysages au bord de la route est redécouvert au

moment de la mise en terre de Du Bouchet où « Tout rituel » paraît « oublié » ou

« délibérément refusé » (p. 1197). Si le poète de Grignan, se qualifiant d’« attardé », avait

d’abord préféré une sorte de « cérémonie » ou « liturgie », il s’est ensuite rendu compte

que « ce désordre » et « ce trouble » conviendraient sans doute mieux à l’« ordre » suggéré

par la neige et poursuivi par son ami tout au long de sa vie. Le « silence », le « froid

humide », la neige, suffisent pour constituer le meilleur « rituel » à l’honneur de Du

Bouchet, c’est-à-dire naturel, dépouillé et « sauvage » - où le mot prend un nouveau sens

pour le poète de Grignan qui y voit l’accord de l’ordre humain et l’ordre naturel. S’il a

l’impression que la réalité y apparaît « dans son étrangeté », c’est parce que les yeux

humains, attirés pendant trop longtemps par des ornements et des illusions, ne la

reconnaissent plus sous son aspect le plus franc et le plus pur. En caractérisant son

expérience comme « forte », « indubitable », « incompréhensible », et « merveilleuse », le

368 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 133.

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poète se rapproche d’un « croyant » qui ajoute foi « spontanément » à la beauté du corps

terrestre. La dernière épithète, « merveilleuse », porte une dimension presque divine si on

pense à son usage dans les récits religieux où le « merveilleux » est censé être lié au

surnaturel, à un ailleurs au double niveau de l’espace et du temps. Cette « présence »

« merveilleuse » est vécue par le poète comme un moment de l’extase ou celui de la

communication avec le sacré, si bien qu’il ne peut s’empêcher d’y revenir sans cesse : « je

nous ai revus là, dans la "belle ordonnance" de ce lieu extraordinairement réel et

sourdement rayonnant » (p. 1200). La notion essentielle d’« ordonnance » surgit de

nouveau, découverte cette fois non seulement dans le paysage, mais surtout au niveau de

l’existence humaine. Ayant « pu être longtemps celle, pas seulement des arbres et des

ravins, mais de notre vie et de notre mort à tous », cette « belle ordonnance » s’est

pourtant défaite depuis un certain temps, « nous laissant là désemparés » (pp. 1200-1201).

L’image des figures glissant « dans la boue du petit cimetière en pente » que le poète

revoit dans son esprit lui apparaît comme le mimétisme de la chute du monde où les

hommes, laissés au fond du désespoir, enterrent « l’un des leurs, victime de quelque

guerre ignoble, vite, en marge des combat », « Tellement désarmés » (p. 1201). C’est là

que Jaccottet découvre soudain le vrai visage du Désordre dont la forme extrême est

trouvée dans la guerre, distinct nettement de ce « désordre » qui règne dans la nature ou

dans le « rituel » dépouillé de Du Bouchet et qui se rapproche en effet du véritable ordre

cosmique.

2.4.3. La neige et le temps

Jour de nouvel an : Je ne haïrai pas Ceux qui piétinent la neige369.

Ce haïku qui se trouve à l’ouverture du « Nouvel an japonais » évoque une joie si

vive chez le « vieux poète japonais » suscitée par l’ambiance festive qu’il oublie son

« agacement » de voir « la neige souillée par les passants »370. En citant ce poème qui

consigne un des petits bonheurs dans la vie, Jaccottet nous dit que « Telle est l'une des

mille façons charmantes, détournées, qu'eut autrefois la poésie japonaise de célébrer le

commencement de l'année »371. Signe de dépouillement et de purification, la neige qui

369 Cité par Jaccottet, « Nouvel an japonais », Tout n’est pas dit, op.cit., p. 99. 370 Ibid. 371 Ibid.

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couvre la terre entière abolit des traces du passé, permettant ainsi au « temps usé » de se

renouveler. On constate que, dans les sociétés traditionnelles, la neige est souvent vue

comme symbole de la « régénération périodique du temps » qui « présuppose, sous une

forme plus ou moins explicite », « une Création nouvelle »372. Et le Nouvel an, qui

apparaît dans la pensée archaïque comme une « coupure du temps » dans la mesure où

non seulement il met fin à une année passée en en inaugurant une nouvelle mais encore

constitue le grand moment où l’univers est ramené à un « temps sacré », celui de la

cosmogonie, est souvent représenté dans la poésie et la peinture de l’Extrême-Orient par

l’image de la neige qui semble « concrétiser » ou « extérioriser » ses valeurs symboliques

et cosmiques.

Marche nocturne la neige tombe en adieu à l’année373 (Shara).

Le temps devient immobile dans cet espace blanc où toutes les inquiétudes sont

soudain calmées par magie de la neige : « Parfois le monde entier comme une légère

bulle, écrit Jaccottet dans La Semaison, comme un tourbillon de neige que nos yeux seuls

croient immobile ou pesant » (p. 374). Eminemment « atemporelle », la neige est

susceptible de nous relier à « à l’âge des dieux »374.

Il y a une affinité de longue date entre la neige et Jaccottet qui a passé son

enfance et le début de sa jeunesse dans les Alpes et qui s'attache plus tard profondément à

des paysages froids sous l'influence de Gustave Roud et de Hölderlin, deux « voyageurs

d’hiver » par excellence. Cet engouement pour la neige, fortifié ensuite par Büchner,

atteint son paroxysme après la lecture de Mandelstam. Motif privilégié de Jaccottet, la

neige est apparue dans la première note qui succède aux mots d’ouverture de La

Semaison : « La neige charge l’herbe fine. Elle tombe en tournoyant comme les graines de

l’érable, comme une seule ample et silencieuse graine blanche sur le village » (p. 335). Le

« tournoiement » souple et gracieux, comme celui d’une danseuse, accorde à la neige une

touche de « féminité ». À partir de l’image du tourbillon neigeux se crée une autre figure

significative qu’est celle de la « magicienne », symbolique d'un pouvoir sacré qui s’oppose

à la suprématie de la mort :

372 Mircea Eliade, Le mythe de l'éternel retour, op.cit., p. 67. 373 Haïku, op.cit., p. 198. 374 « C’est le matin / du Nouvel An - je pense aussi / à l’âge des dieux » (Moritake), Haïku, op.cit., p. 1.

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Un tourbillon de neige, qui aveugle, mais qui serait aussi une multiplicité de caresses, un étoilement de bouches fraîches, tout autour de vous - et dans cette enveloppe, grâce à ce sortilège, on est ravi dans l’inconnu, on aborde à une Terre promise375.

En tournoyant, la neige exerce une sorte d’hypnose ou de « sorcellerie » sur celui

qui le contemple, à la manière des danseuses orientales traditionnelles qui tournaient

sans cesse sur soi pour que les spectateurs, saisis d’un vertige, soient amenés à un état

d’extase. Dans la neige qui est à la fois danseuse et sorcière pour lui, Jaccottet reconnaît

« une essence spirituelle » commune à tous les êtres de l’univers.

Les colonnes de neige sont emportées à travers champs, routes, collines, tronquées ou tordues par le vent, étoiles frêles frileuses, constellations mobiles de cristaux qu’un souffle changerait en larmes. Jetées à terre ces armées en déroute ne sont plus que ruissellement […] (p. 336).

Suivant le mouvement de la neige, le regard du Jaccottet passe du ciel à la terre.

À l’instar de Hölderlin qui, par un temps pareil où « la neige » tombe comme des

« muguets de mai », parcourt des yeux le monde blanc et se laisse attirer enfin par « ce sol

qui sépare le monde connu de l’inconnu »376, le regard de Jaccottet repose également sur

cette terre où la neige est fondue en « ruissellement ». La Terre-Mère absorbe et apaise :

ces « colonnes » neigeuses, « tondues » ou « tronquées » par le vent qui expriment une

agitation ou une colère céleste, sont changées en « larmes chaudes » une fois en contact

avec le sol. La neige, messagère du ciel et de la terre, ne parle qu'une langue, celle de

l'amour :

Première neige: comment le flocon fond à l’approche de la terre, des toits; disparaît. Je pense au baiser qui s’approche d’un corps, de la peau (p. 403).

Un tourbillon de neige […] qui serait aussi une multiplicité de caresses, un étoilement de bouches fraîches, tout autour de vous […]377.

D’ailleurs, la neige est reçue comme un don divin par les mortels gagnés par

l'euphorie en la voyant descendre du Haut : « Le soir, après que la neige n’a pas cessé de

tomber, […] Une gaieté enfantine gagnait tout le village : les vieux jetaient les boules »,

écrit Jaccottet dans La Semaison (p. 340). Si on en croit Jean-Christophe Bailly, la neige

est « sans doute le plus lié à l’enfance » parmi tous les phénomènes climatiques

puisqu’elle « ajoute au paysage quel qu’il soit une sorte d’élongation imprévue et une

375 À travers un verger, op.cit., p. 557. 376 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 332. 377 À travers un verger, op.cit., p. 557.

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dimension qui est celle du conte »378. Promettant un renouvellement périodique au

monde, la neige abolit la malédiction du temps linéaire et irréversible. On redécouvre le

temps sous son aspect « cyclique » et « éternel » où le présent rejoint le passé sur le double

plan individuel et collectif : d’une part, « les vieux » qui jettent les boules retrouvent la

gaieté « enfantine » ; de l’autre, l’homme moderne se rapproche plus que jamais de ses

ancêtres primitifs dans la mesure où il ressent la « belle ordonnance » du cosmos qui

commande tant « notre vie » que « notre mort ».

2.5. Oiseau

L’écriture de Jaccottet tourne souvent à l’allégorique lorsqu’il aborde l’image des

oiseaux : « Je vois encore les oiseaux / Mais je saigne tandis qu’ils volent / Quand je les

entends seulement / Sans les voir, au cœur du jour / Je me sens un peu épargné »379.

Signe de l’amitié de dieux envers l’homme, les oiseaux rappellent à ce dernier sa vie

d’autrefois qui était inscrite dans l’ordre du cosmos et qui se déroulait sous le regard

bienveillant des dieux. L’homme moderne qui « vieillit », qui « peine » et qui « a peur de

catastrophes dont la seule pensée est insoutenable », parvient tout de même à se procurer

un moment de sérénité où il se sent « un peu épargné » lorsqu’il lève son regard vers les

oiseaux dont le vol et les chants apparaissent comme une réponse pour la question qu’il

lance au ciel : « pas de vérité hors de là? »380. Les oiseaux révèlent à l’homme une autre

possibilité de l’existence. Ils rendent les « journées » plus « douces » et « lumineuses » par

ses « premiers mouvements »381. Conscient qu’il est incapable du vol, le poète cherche à

imiter l’élévation chez l’oiseau par l’ascension du souffle poétique en mêlant son propre

chant aux chants de l’oiseau. Pressentant que le « remède » du tragique humain se trouve

sans doute dans ces chants, le poète, par crainte de détruire par des mots imprudents le

trésor qu’ils enferment, s’en approche de manière patiente et progressive, passant d’abord

par les attributs physiques de l’oiseau et ensuite par ses sens allégoriques, pour en venir

enfin à l’aborder de son intérieur et s’interroger sur la vérité de son être, sur ce qu’il a de

plus simple et de plus central.

378 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 133. 379 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 396. 380 « Octobre 1964 », Ibid., p. 384. 381 « Février 1960 », Ibid., p. 350.

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2.5.1. L’apparence de l’oiseau

Dans « La tourterelle turque », le regard du poète se laisse d’abord attirer par le

physique exquis et la beauté brillante de l’oiseau : « Est-ce le berceau de l’aube ? C’est du

moins, d’abord, des couleurs, le nid de couleurs, fines et douces comme celles

qu’assemble la naissance du jour, et pourtant différentes ; couleurs ou plutôt nuances,

gradations sans ruptures, nuages de terre et de lait qui se mêlent ou, mieux, s’épousent ;

sous ce collier d’ardoise » (p. 480). L’oiseau surgissant dans les premiers rayons du jour

est associé naturellement au « nuage » par le poète pour son plumage suave et pour son

intimité avec le ciel. L’image persiste dans ce qui est écrit ensuite où les deux choses se

distinguent à peine : « Nuage assoupi, nuage couché dans la cage, tout au fond de la

chambre paysanne, nœud de fumée dans la fumée. On la dirait qui dort, un nuage

endormi dans son haleine, nuage, ou plus confusément encore, nue » (ibid.). Il semble

que la tourterelle turque se repose ici dans un sommeil cosmique et témoigne de

l’innocence primitive de l’être. À cet état immobile de l’oiseau dormant, s’opposent les

brusques mouvements de l’oiseau annonciateur du jour qui tâche de réveiller tout le

cosmos par ses chants :

Brusquement, par quelque alerte éveillée, tirée du rêve, battent les ailes, ouvertes un instant comme des drapeaux qui claquent, ou des linges. Alors on découvre la voluptueuse envolée, ce lit de plume ailé, cette langueur enhardie ; […] (ibid.)

Chez l’oiseau qui vole, on remarque des mouvements parfaitement « organisés ».

Dans cette « langueur enhardie », il y a un équilibre presque mathématique entre la

« proportion » de la langueur et celle de l’enthousiasme. Comme un nœud d’air qui se

défait et se refait sans cesse et avec grâce, la tourterelle turque, avec le sens de la

coordination dans son sang, se présente comme un modèle de l’harmonie cosmique. Ses

courbes merveilleuses et sa vitesse appropriée sont commandées par des lois de

proportions qui, pour les pythagoriciens comme pour Jaccottet, régissent l’univers tout

entier. Mais cette harmonie illustrée par la « voluptueuse envolée » n’est pas seulement

d’ordre mécanique ou physique, mais avant tout psychologique et ontologique, fondée

sur la joie de « tout accomplissement » de l’être et de son « élévation proprement

spirituelle »382.

382 François Cheng, La Joie, Paris, Cerf, 2011, pp. 4-5.

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2.5.2. Ce qui se cache sous son apparence

Après avoir posé son regard longuement sur l’apparence de l’oiseau, le poète

laisse maintenant vagabonder doucement son imagination afin de pénétrer dans le fond

de l’être volant. S’il a montré dès le début du livre le rejet des approches de

« l’entomologiste ou le géologue » « penché sur le sol » (p. 464), c’est parce qu’on a

souvent plus de chance de percer les secrets du monde par « un travail en plein sommeil »

que par une recherche systématique. Chez le poète qui s’abandonne aux rêveries, les

souvenirs de la barque mystique égyptienne sont doucement ranimés, par l’image des

ailes déployées :

[…] serait-ce une barque, sous ses voiles dressées, qui cacherait en l’emportant quelque reine couchée dans le bouillonnement de ses draps, de l’écume ? (p. 480)

L’image de la « reine » égyptienne qui se superpose à l’image de l’oiseau a rendu

celui-ci moins « réel » mais pourtant plus « vrai ». L’oiseau énigmatique nous conduit à

méditer sur le rapport entre le désir et la mort. Dans la chaleur des draps « bouillonnés »,

on sent la main froide de la Mort. Chez Jaccottet, grand lecteur du Livre des morts des

Anciens Egyptiens, l’image de la barque est très liée à la cérémonie funéraire et au royaume

des morts. Aujourd’hui encore, les touristes peuvent voir près des pyramides des

anciennes barques qui auraient servi, à une époque lointaine, à transporter des défunts de

la famille royale à leurs tombeaux. Mais comment interpréter cette image étrange et

paradoxale de la barque mortuaire portant « quelque reine couchée dans le

bouillonnement de ses draps » ? Dans l’oiseau insondable, on reconnaît une énergie

vivante et bouillonnante, emprisonnée par la mort même, qui risque de s’éteindre bientôt

ou, au contraire, d’imploser. Le poète pense sans doute à la dialectique essentielle entre

vie et mort, à leur duel et accord.

Les images, qui apparaissent et disparaissent les unes après les autres, sont

autant de portes menant à une nouvelle contrée. Rejetant la « reine » sensuelle et

ténébreuse de l’Egypte, le poète se tourne vers une autre figure féminine, toujours noble,

qui correspond sans doute mieux à la tourterelle turque :

Mais au miroir embué d’une nuit, plus tard, peut-être en rêve, ou entre veille et sommeil, j’ai connu de qui tu pouvais être aussi l’image, de quelle femme si indolente, la voix rauque, et de peau si blanche, les dents presque transparentes entre des lèvres pâles, qu’on s’étonne, tourne-t-elle un instant, mais sans hâte, les yeux vers vous, que le brun de son iris puisse à ce point vous brûler ; […] (p. 481).

Par son nom exotique qui est très évocateur, l’oiseau a dirigé le poète vers un

pays inconnu, au mépris de la distance géographique. Le portrait féminin que Jaccottet

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reconnaît dans la tourterelle turque comporte des traits caractéristiques de la femme

orientale dans l’imaginaire collectif des Européens. En effet, une fièvre orientaliste a

commencé vers le 18e siècle notamment grâce à la publication des lettres de Lady

Montagu, femme de diplomate britannique qui avait accompagné son mari en 1716 dans

l'Empire ottoman. Ces lettres rééditées huit fois en France sont, par ailleurs, citées dans

les carnets du peintre néo-classique Jean-Auguste-Dominique Ingres : « Je crois qu'il y

avait en tout deux cents filles. De belles femmes nues dans des poses diverses... les unes

conversant, les autres à leur ouvrage, d'autres encore buvant du café ou dégustant un

sorbet, et beaucoup étendues nonchalamment, tandis que leurs esclaves (en général de

ravissantes filles de dix-sept ou dix-huit ans) s'occupaient à natter leur chevelure avec

fantaisie »383. Et le peintre lui-même, qui avait renforcé cette fièvre orientaliste avec son

fameux tableau Le Bain turc, faisait l’éloge, dans un texte écrit lors de son voyage en 1806

en Italie, des « bains du sérail de Mohammed » : « c'était là que plusieurs femmes

destinées à cet emploi attendait la sultane au sortir du bain pour essuyer son beau corps

et le frotter des plus douces essences ; c'est là qu'elle devait ensuite prendre un repos

voluptueux »384. La fascination pour cette beauté à l’orientale devient avec le temps un

héritage culturel qui habite continuellement l’imaginaire des Européens. Dans son texte,

Jaccottet fait de l’oiseau l’emblème de ces « belles femmes » orientales : « Tourterelle

turque, si bien nommée : odalisque portant à la nuque ce collier d’ardoise qui signifie

peut-être : "serve de la nuit" » (p. 481).

Tout comme la reine égyptienne couchée dans la barque funéraire, cette

odalisque nocturne semble renfermer dans son corps quelque chose de contradictoire, un

mélange de feu et d’ombre, de vie et de mort. À la fois annonciateur du jour et « serve de

nuit », l’oiseau de l’aube célèbre dans son chant la noce des contraires.

L'aube n'est pas autre chose que ce qui se prépare, encore pur, à brûler ; l'aube est celle qui dit : « attends encore un peu et je m'enflamme » ; le bourgeon de quelque incendie.

Mais celle-ci est plutôt ce que le feu ne touche qu’à distance, ce qui est séparé du feu ou par la distance ou par le temps ou par le souvenir, le mélange de l’ardeur et de la distance, la mémoire de l’amour qui coulerait interminablement en nous (ibid.).

L’aube, c’est un prélude et un dénouement tout à la fois. L’oiseau qui annonce le

lever du soleil, prédit aussi la séparation du jour avec la nuit. Témoin malheureux d’une

passion éteinte, il attend que celle-ci s’« enflamme » à nouveau. De ce feu éloigné, le 383 Mary Wortley Montagu, L'Islam au péril des femmes, une Anglaise en Turquie au XVIIe siècle, Paris, la Découverte, 2001. 384 Extrait des carnets de voyage d’Ingres cité dans Catalogue de l'exposition du Louvre : Le Bain turc d'Ingres, Paris, 1971, pp. 4-5.

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poète perçoit un reflet dans le regard de l’oiseau-odalisque : « ce n’est pas un feu, même

pas enfermé dans une lanterne d’ambre, […] puisque c’est le reflet seulement d’un long

feu lointain, puisque ce n’est que la caresse, et peut-être encore imaginaire, du feu »

(ibid.). Portant en lui ce feu dangereux, l’oiseau qui hait la distance et désire l’intimité se

charge de rappeler constamment l’ancienne alliance de la nuit et du jour par son chant

matinal. A l’instar de l’oiseau, le poète moderne a nourri depuis toujours le rêve d’un

« feu lointain », aspirant à renouer des liens avec le monde et avec le sacré : « Je crois que

si je clignais des yeux comme on fait pour ne pas être embarrassé par les détails d'une

peinture, jusqu'à ne plus voir qu'une lueur sur cette main, une flamme vacillante, je serais

plus près de ce que j'avais tout d'abord éprouvé : le trouble, la joie d'une annonciation à

peine saisissable, ou l'entrebâillement de la porte du Temps » (ibid.).

2.5.3. L’être de l’oiseau

Sur le seuil de « la porte du Temps », le poète hésite pourtant à la pousser et à

découvrir ce qui se cache derrière elle. Il recule, se détourne, et porte son regard sur une

nouvelle image de l’oiseau, toujours « de même espèce », marchant cette fois sur les murs

de son jardin. Il souhaite s’attaquer au mystère de l’oiseau sous un autre angle pour saisir

ce qu’il a de plus simple et de plus intérieur.

Plus beau qu’aucun fruit, libre comme une pensée silencieuse dans le feuillage du cœur vieillissant. Parfaitement tranquille, en cet abri, bien que sans aucune attache, et par sa voix semblant absorber et traduire, et faire couler toute la douceur de ces journées. N’étant plus, si je fermais tout à fait les yeux, qu’une cascade assourdie par la brume. (pp. 481-482)

Sans aucune « attache », l’oiseau reste pourtant profondément lié au monde

visible aussi bien qu’à l’invisible. Dans ces cris qui ne sont pas de simples « sons » pour

lui, Jaccottet entend une mélodie, une parole ou, plus précisément, une « traduction ». Il

s’agit d’un chant « universel » créé par l’oiseau en « absorbant » la Musique du monde et

ensuite la « traduisant ». L’image de la cascade que le poète a vue en fermant les yeux

évoque la même émotion que celle suscitée par l’oiseau. Les deux objets parlent dans une

même langue, comme en atteste le mot français « gazouillement » qui désigne à la fois le

chant d’oiseau et le bruit du cours d’eau. A l’instar de l’oiseau et de la cascade, le poète

extatique, traversé d’un « Souffle universel », tente également de « traduire » ce qu’il

entend et se met à la recherche d’une voix qui lui est propre et qui répondra à la Voix du

monde :

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C’est le tout à fait simple qui est impossible à dire. Et pourtant je le vois et je le sens, et il n’est pas de pensée, si puissante, si meurtrière soit-elle, qui m’en ait pu disjoindre jusqu’ici (p. 482).

Tout ce qui est simple est en même temps insaisissable, en raison de sa simplicité

même, comme quelque chose de parfaitement rond sur quoi on ne peut pas avoir de

prise. Inaccessible à la raison, le mystère que porte l’oiseau n’a cessé d’intriquer le poète

déchiré entre le réel et l’illusion. Au bord du désespoir, il engage un dialogue à sens

unique avec l’oiseau :

Oiseau favorable, tu voyages dans ta patrie. Tu te poses ici ou là ou tu voles un instant, peut-être t’éloignes-tu la nuit davantage, mais quoi que tu fasses, c’est comme si rien ne manquait, comme si tu étais la voix qui monte et descend les degrés du monde, entre terre et ciel, jamais en dehors, toujours dans le globe infini, libre mais au-dedans, là, tout proche, à la fourche des branches argentées, n’attendant ni ne fuyant rien, voyageur qu’une seconde de joie sans aucune raison dérobe au mouvement du voyage pour le laisser poser, arrêté où ? dans la lumière des feuilles qui bientôt vont tomber pour faire place au ciel, au temps doré d’octobre, vêtu d’air, incapable soudain de plus entendre aucun mot comme aller ou partir, ou frontière, ou étranger. Bienheureux vêtu de sa lumière natale (ibid.).

Se mettant à la place de l’oiseau, le poète se livre à une réflexion philosophique

ou plus précisément phénoménologique sur celui-ci. L’oiseau qui se trouve éternellement

chez lui et dans sa « patrie », se dévoile comme le modèle d’« habitant » au sens

heideggérien du mot, c’est-à-dire qui est « mis en sûreté » et qui reste « enclos dans ce qui

[lui] est parent », « dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être »385.

Parcourant souvent de grandes distances « entre terre et ciel », l’oiseau reste pourtant

toujours chez lui, « dans le globe infini, libre mais au-dedans » et « jamais en dehors ».

Même volant vite, il semble être calme, comme s’il marchait dans sa propre maison.

« Bien heureux vêtu de sa lumière natale », l’oiseau apprend à l’homme qui le

contemple comment il doit habiter poétiquement la terre. Bachelard a raison de

considérer le nid d’oiseau comme modèle de la maison idéale : « Le nid, pour l’oiseau, est

sans doute une chaude et douce demeure. Il est une maison de vie : il continue de couver

l’oiseau qui sort de l’œuf »386. Dans cette maison qui abrite mais qui n’est jamais fermée,

l’oiseau peut à son gré s’ouvrir à l’Extérieur ou se retirer à l’Intérieur. Il voyage partout

sans pour autant être « voyageur » car, où qu’il aille, le foyer est toujours « là, tout

proche ». L’oiseau qui éprouve la confiance et l’aisance lorsqu’il vole a transformé le

monde tout entier en sa propre maison ; pour mieux dire, l’oiseau devient lui-même la

maison du Tout et l’emmène partout avec lui. « N’attendant ni ne fuyant rien », il

385 Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, op.cit., p. 176. 386 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957, p. 94, souligné par l’auteur.

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possède tout en ne possédant rien. C’est un être de plénitude et d’autosuffisance, à qui

« rien ne manquait ». Par ailleurs, le rythme de son mouvement laisse voir la grande

liberté dont il dispose. Il « se pose » ou « vole un instant », monte les degrés du monde ou

les descend, suivant un rythme qui lui est propre et qui est accordé au rythme cosmique.

Cette harmonie entre le dedans et le dehors est à la source d’une « joie d’être » chez

l’oiseau, laquelle s’est répandue dans tout l’univers et a rendu même moins

mélancoliques les paysages d’automne. Au lieu d’être la saison où la nature glisse vers la

mort et le silence, cet automne parsemé de cris d’oiseaux se présente comme le moment

privilégié où le poète parvient à rejoindre « la lumière natale ».

3. Le monde végétal : « une heureuse condition de l’existence »

Pour les hommes archaïques, les animaux aussi bien que les plantes sont des

archétypes de « l’être innocent », que l’espèce humaine devait rejoindre par la

« confession périodique de leurs fautes »387. Si Hegel déclare que « Seul l'animal est

véritablement innocent »388, Jaccottet se montre encore plus radical dans sa répulsion

contre l’homme « déchu », en considérant les animaux comme nos semblables puisque le

sang coule dans leurs veines tout comme dans les nôtres, lequel est un symbole

d’impureté et de péché. Comme pour se consoler, il aspire au monde végétal qui paraît

pour lui la patrie idéale. En voyant les premiers feuillages du printemps, « Ces verts »

encore « un peu jaunes » à force d’être « frais » et « jeunes », le poète pousse un soupir :

« Beauté qui semble défi ou insulte au cœur : tant l’homme est inaccompli en face de cet

ordre »389.

3.1. « Une existence rédimée »

Grand contemplateur de jardins, de vergers et de la nature sauvage, Jaccottet

retrouve dans l’existence des végétaux toutes les étapes d’une vie humaine : la naissance,

la croissance, la reproduction, le déclin, la mort et encore la renaissance, sauf que ces

étapes se succèdent les unes aux autres d’une manière paisible et continue, sans rupture

ni peine, formant un tout indivisible, un cycle de « l’éternel retour ». Ce qui est considéré

387 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 110. 388 Hegel cité par Mircea Eliade, ibid. 389 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 359.

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comme « malédiction » par l’homme comme la maladie, la blessure ou la mort, existe

également dans le monde végétal mais ne se présente pas sous un aspect laid ou

redoutable :

Ainsi même les blessures des arbres n’ont-elles pas l’aspect répugnant, effrayant des blessures de bêtes ou d’hommes. Cela est étrange. Où commence l’horrible? De même encore, ni le bois ni la feuille morte n’effraient, ne repoussent. Horreur du sang. La sève qui coule n’est guère qu’une larme (p. 349).

L’existence des végétaux est « rédimée », selon le mot d’Hervé Ferrage. Leurs

feuilles mortes sont moins messagères de la Mort que danseuses gracieuses qui se

reposent sans bruit sur la terre et se transforment en engrais pour nourrir des vies

nouvelles. De même, le sang, symbole de crime et de violence chez l’homme, n’est

« guère qu’une larme » chez l’arbre, qui est limpide et légèrement mélancolique. On est

amené à croire à la présence secrète d’un « ordre » qui devait organiser ou « orchestrer »

le monde végétal où, comme par un tour de magie, le laid est transformé en beauté, la

mort en vie. Au sein d’un monde ordonné, chaque plante est à elle-même un poème. Elle

illustre une « belle ordonnance » qui est pourtant absente dans la société humaine :

C’est pourquoi les rapprochements entre le végétal et l’humain sont incertains - malgré mille métaphores traditionnelles. Novalis: « Eloignement infini du monde des fleurs. » (p. 349).

Ces mots de Novalis ont exercé une influence prolongée chez Jaccottet qui prend

le relais du poète allemand et continue d’avancer vers le monde des fleurs, vers celui de

l’origine. La nostalgie profonde pour la vraie « patrie » est ranimée chez le poète, qui se

trouve ainsi confronté à une question fondamentale : si l’homme moderne est une sorte

d’« exilé », est-il capable de regagner le paradis perdu, dont seulement quelques « traits

épars » sont encore visibles dans le monde naturel ?

Si, de nos jours, l’histoire est « regardée » « comme une suite d'événements

irréversibles, imprévisibles et de valeur autonome »390, l’homme primitif, en revanche,

n’avait jamais cessé « de s'opposer », « par tous les moyens en son pouvoir » à cette

conception « linéaire » et « progressiste » de l’histoire391, étant persuadé que le temps

évolue dans un cycle de l’éternel retour tel qu’il l’est dans le monde végétal. Cela

explique le « grand "succès" populaire des rites aux divinités dites de la végétation » chez

les peuples traditionnels qui, en répétant l’acte cosmogonique pendant ces fêtes

religieuses, parviennent à « annuler le temps écoulé » et à « abolir l’histoire » « pour un

390 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 103. 391 Ibid., p. 103 et p. 166.

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retour continu in illo tempore »392. À l’instar de nos ancêtres lointains, Jaccottet aspire à

rejoindre le paradis perdu de l’innocence par une espèce de rêverie végétale :

Lien entre âme et laideur. L’acte amoureux des plantes, des insectes. Cela ne commence à sembler honteux (de l’extérieur) qu’à partir des animaux supérieurs. De même les plaies, maladies, etc. Quand nous allons aux choses, c’est donc par rêve d’innocence, comme pour un baptême (p. 393).

Force est de se demander : qu’est-ce qui sépare les « animaux » des « plantes » ?

Quelles sont les différences entre eux ? Pourquoi les uns paraissent-ils « supérieurs » aux

autres ? Partant d’un point de vue « biologique », on constate que les animaux se

distinguent des plantes par leur mode de nutrition. Ces dernières sont « autotrophes »,

c’est-à-dire capables de croître à partir d’éléments minéraux, d’eau, de lumière,

sans prélèvement de molécules organiques dans le milieu, tandis que les animaux sont

« hétérotrophes » et doivent se nourrir des matières organiques tels que des plantes ou

d’autres animaux pour assurer leur croissance. La « supériorité » des animaux sur les

plantes est fondée en effet sur une relation prédateur-proie, sur la violence, et sur le

meurtre. Ce statut « supérieur » est par nature criminel. « Quelle place donner à l’ignoble?

Prix d’un état supérieur ? »393, se demande Jaccottet, tâchant de tirer leçon de ce monde

végétal qui apparaît pour lui comme un « baptême » :

Rebaptisé chaque matin par le jour. Bouquets de mélitte. J’habite un pays grec (p. 393).

Si le monde naturel est exemplaire par sa beauté et par son « ordre », l’être

humain est-il condamné à la bassesse et à la honte dès le départ ? Jaccottet, tout en

reconnaissant l’omniprésence du Mal dans notre société, ne manque pas de nuancer ses

propos par une parenthèse : « Cela ne commence à sembler honteux (de l’extérieur) qu’à

partir des animaux supérieurs ». Pourquoi « de l’extérieur » ? Ne s’agit-il pas d’une

laideur plutôt d’apparence que de nature ? Au fond, c’est précisément la « honte » de

l’homme qui rend « laids » « l’acte amoureux », des « plaies » et des « maladies », alors

que ceux-ci sont neutres ou mêmes beaux à l’origine, comme on le constate dans le

monde végétal. Il doit y avoir un « Lien entre âme et laideur », se dit le poète, remarquant

que certaines beautés de la vie sont devenues hideuses aux yeux de l’homme simplement

parce que son âme est corrompue et son regard biaisé.

Par les plaies, on accède à quoi? Plaie des yeux (ibid.).

392 Ibid., p. 99. 393 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 393.

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Les « plaies » de chair, vues comme « laides », ne sont guère qu’un reflet de

« plaies des yeux ». Ainsi, pour expulser ce qui lui paraît laid, l’homme n’a qu’à corriger

son regard et purifier son âme. Pas besoin de retourner au « paradis de l’animalité » ni au

« rêve d’innocence » de la végétation, car, nous y sommes depuis toujours restés. La

« mort », les « maladies » et l’« acte amoureux » « honteux », tout cela est considéré

comme sacré et naturel par l’homme primitif, qui croit à la résurrection des « morts »

comme à l’effet purificateur des « maladies », et qui pratique des orgies « de préférence au

moment critique de la récolte » comme « un retour à l'unité primordiale »394. Les choses

que l’on trouve « laides » aujourd’hui participent, en effet, des « nécessités intérieures » de

l’existence humaine, auxquelles on devait sans doute restituer sa valeur originaire.

3.2. Le « soutra-sans-mot » de fleurs

Dans son Cahier de verdure, Jaccottet a évoqué le mythe de Perséphone qui

« cueillait les fleurs quand le sol s’ouvrit sous ses beaux pas » (p. 774) ; ces petits êtres

sont comme des « clefs » qui, tournées par inadvertance, permettent d’accéder à un

« autre monde ». Le poète trouve dans des fleurs autant de messagers de l’invisible qu’il

écoute longuement. L’espace d’un instant, il se croit infiniment proche des dieux qui ont

disparu depuis si longtemps de notre monde, et il s’incorpore finalement avec eux à la

manière de cet enfant sous la plume du poète japonais Kubutzu, qui, en contemplant

« bouche bée » la chute gracieuse des fleurs, devient « un Bouddha »395. Pour Musil, la

contemplation des fleurs est bien « un événement sans événement » où surgit soudain le

sentiment intense de l’éternité qui transparaît dans « l'intemporel silence d'un fleuve de

fleurs »396. C’est dans un même mouvement de pensée que Jaccottet voit dans la

combinaison énigmatique des trois fleurs, séneçons, berces et chicorées, « des clefs de ce

monde, et de l’autre », celui où « Perséphone fut engloutie alors qu’elle cueillait des

fleurs »397.

Les fleurs sont, pour Jaccottet comme pour les poètes de haïku, pourvues d’une

« essence spirituelle ». Ces êtres à la fois ordinaires et extraordinaires ne lui ont jamais

paru « que beaux » mais portent bien un sens caché. C’est pourquoi rien qu’un « petit

pêcher rose, dans la distance, sur un coin de pré » peut « creuse[r] au plus profond de 394 Mircea Eliade, Le mythe de l'éternel retour, op. cit., pp. 85-86. 395 Haïku, op. cit., p. 27. 396 Robert Musil, L’Homme sans qualités, op. cit., t. 2, p. 539. 397 « Apparition des fleurs », Cahier de verdure, op. cit., p. 773.

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nous », à la manière d’une « flèche »398. Ce passage où Obermann se penche sur les fleurs

pour écouter leur appel silencieux est revenu régulièrement dans l’esprit de Jaccottet :

« Si les fleurs n’étaient que belles sous nos yeux, elles séduisaient encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse condition de l’existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime… » C’est à peine si, au cours de toutes ces années, j’aurai pensé à autre chose qu’à un tel retour, entraîné par l’appel de choses qui, à moi aussi, ne m’ont jamais paru « que belles »399.

D’une voix sourde mais insistante, ces êtres invitent tous ceux qui veulent les

écouter à retourner à l'Origine. On remarque que le retour est devenu, chez les poètes

modernes, depuis Hölderlin, un thème de prédilection voire un « complexe » au sens

psychologique du terme. Nous devons également préciser que ce retour ne participe point

de l’attachement passéiste et aveugle à une époque révolue, mais provient d'un désir

permanent de retrouver le Foyer cosmique intemporel et éternel. Malgré le rude climat

qu’ils connaissent, les « voyageurs d’hiver » ne cessent d’avancer vers la Terre natale,

accompagnés et encouragés par des petites fleurs « au bord des chemins » dont le

murmure presque imperceptible est en effet l’écho d’une autre Voix, ample et puissante,

celle de l’inconnu :

Les paroles confuses mais insistantes que j'ai cru entendre murmurées par d'insignifiantes fleurs au bord des chemins, sa vie durant, me semblent venir d'un autre monde, ou, sinon, du nôtre, mais régénéré et transfiguré : « illuminé par un astre inconnu »400.

Cette langue obscure et énigmatique dans laquelle les fleurs s’expriment est

semblable à la parole divine à tel point que l’intelligence humaine n’est pas à mesure de

la comprendre entièrement. Les « bouches endormies », d’un « sommeil des

profondeurs »401, parlent des secrets du monde tout en l’abritant :

Toute fleur n’est que de la nuit qui feint de s’être rapprochée Mais là d’où son parfum s’élève je ne puis espérer entrer c’est pourquoi tant il me trouble et me fait si longtemps veiller devant cette porte fermée402.

Le poète, gagné par l’euphorie lorsqu’il découvre la petite fleur qui semble

donner accès à l’autre monde, est très vite en proie au désespoir, car la rencontre de deux

regards ne dure qu’un rien de temps. L’« œil de la terre » se referme aussitôt après avoir

398 « Mars 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 390. 399 Voir « Si les fleurs n’étaient que belles… », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 506. 400 Chronologie, op. cit., XLVI. 401 « Monde », Airs, op. cit., p. 438. 402 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op. cit., p. 425.

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croisé les yeux du poète, le plongeant ainsi dans une nostalgie éternelle. Une rupture

infranchissable s’impose entre le visiteur inquiet « devant cette porte fermée » et les

gardiens endormis du pays secret :

Fleurs couleur bleue bouches endormies sommeil des profondeurs (p. 438).

Ces détenteurs de secret ne « parlent » que « d’absence » « au passant ». Toute

tentative d’action repoussée, le poète, comme coincé dans une impasse, ne renonce

pourtant pas : « Où nul ne peut demeurer ni entrer/ voilà vers quoi j'ai couru »403, car il

sait que « l’insaisissabilité » est bien une sorte d’allusion ou de demi-révélation, qui a

permis à ces fleurs de lui « apparaître un instant comme des clefs de ce monde »404.

Accepter ne se peut comprendre ne se peut on ne peut pas vouloir accepter ni comprendre On avance peu à peu comme un colporteur d’une aube à l’autre405.

Moins intéressé par la gloire de poète que par le travail humble de « colporteur »,

Jaccottet transporte au jour le jour dans ses carnets les signes de la nature afin d’« avancer

peu à peu ». Cette humilité propre à Jaccottet est précisément une « qualité indispensable

pour accéder au lieu » selon Christine Dupouy, qui montre que le sens étymologique du

mot « humble », dérivé du latin humilis, signifie d'abord « près du sol »406. On constate là

un tournant important dans la démarche poétique du poète devenu « colporteur », qui

s’éloigne avec le temps des éclats de lyrisme qui parsèment ses textes de jeunesse pour

s’orienter vers une poésie qui embrasse les choses les plus simples.

3.3. L’« herbier » de Jaccottet

Dans une certaine mesure, on pourrait assimiler le carnet de La Semaison à un

« herbier » où se déposent au fil du temps des impressions et des souvenirs de nombreuses

plantes, que le poète de Grignan examine longuement « à la table du travail », « dans

l’intimité retrouvée de la maison »407, et qui ne dégagent leur vérité qu’au fur et à mesure.

Pour Hervé Ferrage, ces carnets de Jaccottet ne saisissent pas le monde « dans l’instant 403 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op. cit., p. 431. 404 « Apparition des fleurs », Cahier de verdure, op. cit., p. 774. 405 « Monde », Airs, op. cit., p. 439. 406 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op. cit., p. 83. 407 Hervé Ferrage, notice de La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 1410.

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même de la perception » comme ceux d’André du Bouchet, mais sont les supports d’une

« écriture sédentaire » : « Au-delà de l’immédiateté de la sensation s’opère donc une

décantation qui se précise et se prolonge en un exercice de traduction où la langue source

n’est plus telle ou telle langue européenne mais celle, muette, du monde »408. Nous allons

ainsi examiner une à une ces plantes de prédilection chez Jaccottet.

3.3.1. Les chênes : arbres de prédilection

Les arbres, les fleurs, les herbes voire les fruits sont pour le poète autant de

gardiens muets de l'invisible. A la vue des « près fauchés » « à la lisière des arbres », le

regard du poète « soudain s'y arrête » : « C’est un lieu, dit-il. L’invisible est caché au

centre »409. Cherchant une « vérité verte », le poète de Grignan reconnaît souvent dans la

lisière d’un verger ou d’un bosquet une sorte de rupture qui marque la « non-homogénéité

de l'espace »410. Semblables à des colonnes de temple grec, ces arbres enferment en leur

centre un sanctuaire.

Un « sanctuaire » circulaire

Dans une note de La Semaison, Jaccottet évoque une expérience quasi mystique

de la rencontre avec des chênes :

Entrer dans le cercle des chênes. Chaînes ornées de lierre. Être gardé par leur sévérité, et la lumière est tempérée par leurs feuilles. Silence, repos, attente. On aura été, une fois au moins, dans ce lieu (p. 350).

Puissante et brève, cette ébauche de poème est comme une sorte de réponse à la

voix divine qui résonne au sein du sanctuaire végétal entouré par le « cercle des chênes ».

Cette forme circulaire, soulignée à trois reprises à la même page, est significative pour le

poète qui y reconnaît un signe de transcendance411. Cette conception de « cercle sacré »

remonte loin dans l’histoire humaine. Nous pensons aux chamans des sociétés

ancestrales qui effectuaient des danses en rond autour du feu pour communiquer avec le

divin comme avec les morts. Pour les hommes traditionnels, toute architecture circulaire

408 Ibid., pp. 1410-1411. 409 « Juillet 1964 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 383. 410 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 21. 411 « Entrer dans le cercle des chênes » et plus haut, « cercles auguraux couverts de lierre », ou encore : « cercles, assemblées solennelles », ibid.

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reprend la forme du ciel et favorise, par là même, la communication entre le Haut et le

Bas. Le « cercle de chênes » évoqué par Jaccottet est proche de ce temple heideggérien,

c’est-à-dire « une série de cercles concentriques se refermant sur la statue du dieu »412.

Les chênes, séparés du monde extérieur par une limite circulaire, acquièrent

ainsi une place privilégiée, proche d’une sorte de « sanctuaire vert ». « Gardé par leur

sévérité » et abrité de « la lumière » par « leurs feuilles », le lieu est protégé à plusieurs

niveaux, comme par des « chaînes » « ornées de lierre ». Le mot « chaîne », homophone

de « chêne », est évoqué non simplement comme un jeu de mots mais pour suggérer la

profonde relation qu’il a avec les arbres : l’image de la « chaîne » est intrinsèque au

« chêne » dans la mesure où, par son aspect « noueux » et « tordu »413, l’arbre évoque une

« force noire » et l’idée de nouer, de serpenter, d’enfermer. Ce « lieu » encerclé par des

chênes-chaines est celui de la méditation silencieuse et de l’« Attente de Dieu », pour

reprendre la formule de Simone Weil, où nous croyons possible de porter une coupe « à

la rencontre du ciel, à l’imitation du ciel », « pourvu que nous cachent des feuilles assez

calmes »414.

Cercles, assemblées solennelles, graves, autour d’un silence […] lieux où l’on demeure, où l’on attend, immobile, avec une fermeté souveraine; […] (p. 350)

Ici, on ne peut rien faire qu’« attendre », car, selon Simone Weil, « Les biens les

plus précieux » « ne doivent pas être cherchés, mais attendus »415 . « Silence, repos,

attente », le poète de Grignan dépose ces trois mots sur la page, lentement, prudemment,

rituellement. Le rythme de l’écriture suit le rythme de la respiration du poète qui suit, à

son tour, le rythme du cosmos comme celui de « la respiration d’un dieu entendu dans un

moment de grand silence intérieur »416. Moins soucieux des conventions stylistiques que

de ce rythme commun à l’homme et au monde, Jaccottet laisse jaillir une parole souple

qui circule librement entre la poésie et la prose et qui répond au seul appel du grand

dehors. « Ce qui a jailli pur est un énigme », s’élève la voix de Hölderlin. D’une pureté

sacrée, cette langue libérée du souci des formes s’approche plus que jamais de l’énigme

qu’elle désire. Mais cette proximité n’est maintenue que pendant un court instant.

Puis toutes choses explosent; non seulement le lieu est emporté, mais son souvenir, et la louange du lieu. Guirlandes arrachées, colonnes tronquées, chaînes tordues, mais ce serait encore peu: le sol, la table se brise. Il n’y aura eu qu’un éclair dans un enclos de bois et

412 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit. p. 44. 413 « Février 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 350. 414 « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op. cit., p. 758. 415 Simone Weil cité par Jaccottet, La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 343. 416 « Poursuite », Eléments d’un songe, op. cit., p. 310.

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de feuilles. Plumes de huppe éparpillées. Naissance d’un astre. Notre pensée néanmoins saisit cela. Pensée emportée à son tour, paroles éparses, même les plus pures (p. 350).

Le lieu s’abîme ; l’écriture éclate à sa suite. On distingue à peine si ces images

évoquées par Jaccottet viennent du réel ou de son imagination. En fait, ce n’est pas le lieu

qui est « emporté » ni les « guirlandes » « arrachées » : rien ne s’est passé dans le monde

réel. C’est le poète extatique qui, au paroxysme de la tension spirituelle, perd soudain

l'équilibre mental et s’écarte du rythme corps-cosmos, sortant ainsi du « lieu » sans avoir

à se déplacer réellement. Mais, encore une fois, la destruction ne signifie pas la fin, car la

ruine prépare l'éclosion de la Vie : lorsque « le sol, la table se brise », on attend la

« Naissance d’un astre. » Le monde retourne au temps du Chaos pour régénérer le

Cosmos.

« Ce bois où l’on n’entrera jamais… »

Dans « Bois et blés », Jaccottet s’intéresse de nouveau aux chênes et s’attarde sur

leurs liens avec les dieux, ou plus précisément avec les déesses qui sont les « figures

absentes » de ses paysages.

On arrive devant un bosquet d’yeuses à l’orée duquel est suspendue une espèce d’étoile faite de plumes de corneille attachées maladroitement ensemble. Personne. Déjà les ouvriers des champs mangent ou peut-être dorment. Ils s'appesantissent, tandis que dehors s'éveillent les choses immatérielles que le jour cache. Personne. Mais ces bosquets nous sembleront toujours habités, serait-ce que par une absence. L’étoile noire, hirsute, qui garde celui-là des oiseaux, à moins qu’elle ne soit le reste d’un jeu, si elle manquait, il n’en serait pas comme un lieu où l'on entre, dont il faut franchir le seuil, ce qu'on ne fait pas sans un trouble qui ressemble à du respect. (p. 477)

Les yeuses ne sont pas les seuls habitants de la maison verte, laquelle abrite en

son sein, à ce moment de passage qu’est la tombée de la nuit, les déesses invisibles qui

échappent au regard usé de l’homme. Le bosquet est un lieu extraordinaire pour le poète

qui découvre une sorte de « frontière », marquée par « une espèce d’étoile faite de plumes

de corneille » suspendue à l’orée du bosquet, qui sépare l’espace sacré du reste du monde.

Ce « trouble qui ressemble à du respect » qu’il éprouve « sur le seuil » de l’invisible, ce

« sentiment merveilleux commun à l'amour et à la mystique »417, ne constituent-ils pas le

critère même auquel on reconnaît que l'on a « franchi cette porte » et « pénétré dans cette

région insoupçonnée de l'existence »418 ? D’ailleurs, si l’on pense au rôle sacré des plumes

de corneille utilisées par le peuple amérindien pendant les cérémonies funéraires, ce

417 Robert Musil, L’Homme sans qualité, op. cit., p. 115. 418 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., p. 130.

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bosquet dont l’entrée est gardée par une « étoile » de plumes noires évoque

inévitablement l’imaginaire du « royaume des morts ». Cet espace dont le poète avait

« par mégarde » « ouvert » la porte et « accédé avec l’aisance et le naturel propres aux

événements fabuleux »419 se distingue des étendues « amorphes » et « profanes ». C’est en

ce lieu que Jaccottet a découvert une fois de plus sa forme de prédilection :

Un cercle. Une aire. (p. 477)

On constate qu’à chaque fois que le poète se rapproche d’un lieu, le rythme de

son écriture ralentit comme pour s’accorder au rythme cosmique. La langue cesse d’obéir

aux règles de grammaire ou de syntaxe, mais se fragmente, s’éparpille, devient murmure

ou prière, autant de mots-offrandes pour les « figures » invisibles qui habitent le lieu. La

réflexion sur le problème poétique est prolongée dans le passage suivant où le poète se

pose cette question : « Comment toucher la note juste, la note intérieure ? » (ibid.) A la

voix lointaine qui l’atteint par l’intermédiaire des paysages, Jaccottet essaie de répondre

par sa propre voix, avec les mots les plus justes :

Vert, noir, argent… Dryades… le nom sonne, vraiment, comme ces couleurs sur les troncs qui, jadis, en auraient abrité les porteuses : il est humide et dru, il brille sur fond sombre ; elles, sœurs des naïades, rappellent l'alliance originelle des eaux et des forêts (ibid.).

Après la longue recherche de la note « juste » et « intérieure », le poète retient

finalement le mot « Dryades » qui « sonne » comme la meilleure réponse à l’énigme des

couleurs. Ces déesses qui habitaient jadis les troncs d’yeuse, synonyme de chêne vert,

auraient tiré leur nom du grec ancien drûs qui signifie « chêne ». Selon Émile Benveniste,

les racines indo-européennes drew et grecques drûs, équivalentes de l'allemand treu, qui

désignent à l'origine « ce qui est solide ou ferme », étaient utilisées plus tard comme nom

de l’« arbre » en général et plus tard du « chêne » en particulier420. D’ailleurs, son nom

grec ancien drûs, suggère une vitalité extraordinaire propre au chêne, « humide et dru »,

selon les mots de Jaccottet. Caractérisés par l'exubérance et la fraîcheur, ces arbres

constituent souvent les murs d’une « maison verte » et d’un locus amoenus dans le milieu

méditerranéen.

L’humidité des chênes, qui s’exprime par cette brillance subtile « sur fond

sombre », rappelle non seulement l’histoire de deux familles de nymphes - les dryades et

les naïades, qui s’occupent respectivement des arbres et des eaux douces -, mais aussi

« l’alliance originelle » de l’eau et du bois, deux « éléments » fondamentaux de la 419 « Sur le pas de la lune », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 105. 420 Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, t.1, p. 103-121.

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cosmogonie. Nous songeons au cycle de génération des cinq éléments dans la cosmologie

chinoise où le bois retient de l’eau avec ses racines alors que l’eau arrose le bois et

contribue à sa croissance continue. Pour le poète de Grignan, les éléments du monde

s’échangent et se soutiennent mutuellement.

Mais ce n'est pas assez distinguer ce bois d'autres bois, où l'on surprendrait avec bonheur les mêmes fuites (pp. 477-478).

Arbres de prédilection chez Jaccottet, les chênes sont comme des sanctuaires

dédiés jadis aux nymphes et tombés aujourd’hui en ruine. Ces arbres à moitié réels, à

moitié mystiques poussent à la frontière du visible et de l’invisible. Le poète qui caresse

du regard les troncs qui « ressemblent aux vieilles pierres des murs », se demande s’il se

trouve « sur le seuil d'une grotte aérée, dont le vent aurait asséché jusqu'aux plus

profondes cascades » (p. 478). En réalité, l’image de la « grotte » est riche de sens. Très

souvent assimilée à la matrice maternelle dans de nombreux mythes d'origine, elle est

considérée comme un temple souterrain où se conserve l'énergie tellurique. D’ailleurs,

selon des historiens de la magie, « la disposition quasi circulaire de la grotte, sa

pénétration souterraine, l'enroulement de ses couloirs qui évoque celui des entrailles

humaines, en a toujours fait un lieu de choix pour les pratiques de la sorcellerie »421. Si le

poète de Grignan éprouve dans le bosquet de chênes le sentiment d’être « sur le seuil

d’une grotte », c’est qu’il reconnaît dans ce lieu circulaire et habité par les fées invisibles

une force « magique ou extra-naturelle ». Dans cette grotte verte caractérisée par la

circulation et le passage, un Souffle se renouvelle en permanence.

Les chênes qui « ressemblent aux vieilles pierres des murs » protègent les déesses

sous leurs dures écorces tout en les tenant à distance du poète-pèlerin, dont un soupir de

tristesse est presque audible : « ce bois où l’on entrera jamais » (p. 479). L’image de

« mur », tout comme celle du « seuil », signifie à la fois rupture et communication. Le

poète est précisément attiré par cette ambivalence qui incite à pénétrer dans

l’impénétrable. Il s’attarde longuement devant ces « murs » étanches, tenant à

comprendre les mystères enfouis dans l’arbre muet : « Je le regarde encore, dans ma

mémoire » (p. 478). Et son regard se pose de nouveau sur l’énigmatique combinaison de

couleurs sur les troncs :

Vert, noir, argent… Ces trois couleurs ensemble ici, je ne doute pas qu'elles aient un sens. […] D'argent, de sable, de sinople… mais ce bois ne porte pas d'armes. Je regarde encore : ce vert confine au noir, cet argent est bleuté (ibid.).

421 André Breton, L’art magique, Paris, 1957, pp. 150-151.

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La même combinaison de trois couleurs est constatée aussi en hiver, qui a

fasciné et en même temps intrigué le poète : « Le blason de l’hiver est de sable, d’argent et

de sinople » 422 . Cette combinaison signifie une harmonie composée, un langage

énigmatique pour Jaccottet qui voit dans la couleur une expression des propriétés

intérieures des choses :

Peu à peu j'entrevois une vérité : les couleurs, dans ce bosquet, ne sont ni l'enveloppe, ni la parure des choses, elles en émanent ainsi qu'un rayonnement, elles sont une façon plus lente et plus froide qu'auraient les choses de brûler, de passer, de changer. Elles montent du centre ; elles sourdent inépuisablement du fond (p. 478).

Issue de l’interaction entre la lumière et la matière, la couleur est, comme le

magma qui s’écoule des volcans, une forme d’extériorisation des courants d’énergie qui

se meuvent à l’intérieur des choses. Elle renseigne sur ce qui ce passe au fond et dans le

centre. Mais le « langage » des couleurs est loin d’être suffisamment compris par l’homme

qui le prend très souvent pour un attribut superficiel des choses. Seuls les yeux du poète

voient cette lumière « intérieure » qui est à l’origine des couleurs :

Ces troncs charbonneux, couverts de lichens bleuâtres, on croirait qu’ils diffusent une lumière. C’est elle qui m’étonne, qui se dérobe, qui dure. […] Ou dirai-je seulement de cette clarté qu'elle est lointaine et que rien ne la rapproche, qu'elle est la lointaine et qu'il faut la garder dans son éloignement : comme on maintenait un anneau d'espace intact autour du siège des dieux ? (p. 478)

Cette « lumière » à la fois « intérieure » et « lointaine » qui sort du fond des

arbres, le poète n’a jamais cherché à la « posséder » ; la juste distance est bien maintenue

afin que la « lumière » ne soit pas corrompue ou rabaissée mais se tienne toujours à

proximité du Centre, car l’Insaisissable n'est pas à saisir, mais à laisser passer. Dans cet

« anneau » lumineux, on retrouve, encore une fois, la forme de prédilection du poète.

L’espace circulaire qu’il imagine « autour du siège des dieux » fait penser à l’image

traditionnelle du bodhisattva assis les jambes croisées sur une fleur de lotus parfaitement

pure et ronde pour réaliser une posture de méditation. Il semble que les deux cercles,

celui des chênes et celui de l’« anneau » de la clarté, renferment tous « quelque chose de

lumineux en leur centre » (ibid.) :

Parce qu'ils forment une enceinte, on a envie justement de pénétrer sous ces arbres, de s'y arrêter. Alors on resterait immobile, on ne ferait plus rien qu'écouter, ou même pas. On serait reçu dans leur assemblée. On goûterait le raisin embué de l'air, on boirait au verre des neiges. Puis on surprendrait, précédée par une meute d'ombres, Diane qui est comme du lait dans l'eau (ibid.).

422 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 466.

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En ce lieu, le poète goûte au bonheur d’être « immobile ». L’inertie permet en

effet d’aller plus loin que le mouvement. Se tenant stable intérieurement, il devient

homme-arbre, « reçu » directement dans l’« assemblée » de chênes. C’est dans son corps

qui se repose que le ciel et la terre viennent s’unir. A l’instar des maîtres zen pour qui il

suffit de s’asseoir, immobiles et silencieux, pour s’harmoniser avec l’illumination du

Bouddha, Jaccottet apprécie la sagesse de l'inactivité et laisse libre cours à des courants

d’énergie dans son corps comme pour être emporté « sans peine » à la « Terre promise ».

Dans sa préface à l´Air de la solitude, Jaccottet attire l’attention sur un même goût pour la

« halte » chez Gustave Roud qui, à force de fixer du regard le paysan en repos ou

simplement « quelqu'un [qui] reste immobile, inactif, comme en suspens », croit que « le

temps s'arrête et que l'on occupe le centre d'un grand cercle », « celui de l'horizon », ou

« celui, peut-être du cosmos »423. Oui, le temps s’arrête, car la lumière « intérieure » que

« diffusent » les troncs émane directement de l’immémorial, de l’Âge d’or qui précède

l’avènement du temps :

Je crois qu'elle [la lumière] est très vieille, qu'elle n'a plus d'âge. Je ne veux pas en parler au hasard, mais dans ces détours que je fais à sa recherche, on la voit continuer à luire, continuer à se refuser. […] Et si j'avais aperçu simplement en passant la douceur de l'obscur, la bergerie des ombres qui devisent à voix basse des anciens jours, sans qu'on puisse discerner dans l'herbe leurs pas, moins que celui du brouillard ? (p. 478)

L’autorité du temps absolu est mise en doute par cette lumière noble et puissante

que célèbrent les arbres. Elle « continue à luire » et « continue à se refuser » à travers les

millénaires, mue par une énergie cosmique à la fois « veille » et « fraîche ». Au lieu d’être

limpide, cette lumière est plutôt diaphane voire impénétrable : elle éclaire tout en

projetant de l’ombre sur ce qu’elle éclaire. Elle échappe à l’intelligence humaine, mais

ranime chez le poète des souvenirs de l’immémorial en supprimant la rupture entre le

passé et le présent. Elle change secrètement la perception du temps : dans cette lumière,

le poète éprouve l’impression de vivre dans l'instant tout en faisant l'expérience de

l’éternité.

Les chênes, le temps et la mort

Jaccottet voit dans les chênes un lien particulier avec le temps, non pas le temps

cruel qui ronge et menace la vie, mais le temps immobile et bénéfique. Il parle souvent

d’une « force noire » dans ces arbres de prédilection, qui semble leur permettre de lutter

423 Philippe Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., p. 12.

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contre la mort, comme il l’a exprimé dans le texte éponyme des Paysages avec figures

absentes : « Il y a de grandes étendues pleines de pierres : le chêne vert y réussit encore à

pousser, avec ses feuilles comme autant d’épineuses carapaces d’insectes en fin de mue »

(p. 465). La croissance lente mais ininterrompue des feuilles est un signe de victoire de la

vie sur le passage du temps. L’image des « carapaces d’insectes » renvoie elle aussi à

l’idée de la continuité et du dépassement. Le chêne, en résistant au double défi du sol

caillouteux et du temps rigoureux, symbolise une force hivernale très appréciée par

Jaccottet, celle qui « dure et supporte », « patiente, immobile, recueillie »424.

À la fin de la « Prose au serpent », le poète, qui se détourne des « grands pins »

pour se diriger vers « la muraille aux yeuses », éprouve le sentiment de « quitter l’été pour

entrer dans l’hiver » ; il reconnaît dans ces yeuses une présence calme et essentielle, et y

découvre un lien fort avec la mort. Ces arbres évoquent pour lui « l’os de la terre »

« couvert de cendre » : « je descendais d’un pas lourd, intimidé, vers des éléments plus

profonds encore » (p. 499). La grande « tombe » végétale est moins sinistre que

séduisante, « grave sans tristesse », « sombre sans désespoir », comme des pyramides

égyptiennes où le défunt est entré pour mieux « sortir au jour » - pensons à l’autre titre du

Livre des morts.425 « C’est encore un monument », dit le poète en percevant l´ordre

cosmique qui y règne, et la juste proportion entre « Le sombre et le clair, le lourd et le

léger », comme si « tout est soumis à des lois si grandes, si souveraines, qu’il n’y a aucune

place ici pour la mélancolie, ni pour la crainte, ni pour une seule défaillance » (p. 499).

Fasciné par le mystère des chênes, Jaccottet n’ignore pourtant pas la leçon des

autres arbres, notamment ceux qui parlent une langue « si différent[e] » de celle des

chênes.

[…] sur les bords les arbres nus, leurs troncs lisses, d’un gris à peine jauni ou rosé par la faible lumière, leur ramure ascendante et simple - au contraire des arbres tordus, noueux qui habitent les rochers. Un lieu de frêle ascension, une brume rameuse, si différent des groupes, des cercles auguraux des chênes couverts de lierre, avec leur force noire, leur chaînes, leurs lourdes grilles, contenant, défendant on ne sait quelle austérité, quelle pierre levée, source ou tombe (p. 350).

Deux espèces d’arbres sont mises en comparaison dans cette note écrite au

printemps 1960 qui précède justement celle sur le « cercle de chênes ». Elles s’opposent

dans la mesure où les arbres « riverains » aux « troncs lisses » proposent un lieu de « frêle

ascension » tandis que les chênes, « tordus » et « noueux », défendent plutôt « une force

noire » : celle d’en bas. Jaccottet a eu recours à deux écritures distinctes pour représenter 424 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 463. 425 En Égypte antique, le Livre des morts était appelé Livre pour sortir au Jour.

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deux arbres opposés : les arbres riverains sont décrits dans un vocabulaire botanique et

réaliste, portant sur leur « tronc », « ramure » et couleur, tandis que les chênes, associés

tour à tour au « cercles auguraux », à la « force noire » et aux « lourdes grilles », sont

évoqués dans un langage imagé et fantastique. Si ces derniers sont honorés pour enfermer

en soi « on ne sait quelle austérité, quelle pierre levée, source ou tombe », les arbres

riverains portent également une signification particulière en donnant une « Autre leçon

du monde » (p. 351). Pour Jaccottet, ils se présentent comme deux aspects d’une même

réalité : « Comme deux vies, deux pensées possibles: l’une noueuse, attentive, méditative

et liée à la nuit, à la pierre, druidique, penchée sur la bouche du sol; l’autre vive, légère,

presque insolente ou leste, au fil étincelant des jours (p. 350) ».

On constate à nouveau ce principe de dualisme, déterminant dans la poésie de

Jaccottet, qui se manifeste également dans sa manière de regarder le monde où il

découvre partout « l’harmonie des contraires ». Malgré leurs voix différentes, tous arbres

du monde, « offrandes portées un peu au-dessus de la terre »426, sont pour le poète dignes

de vénération.

3.3.2. Pommiers : symboles de la Maison

Jaccottet est un grand amoureux des « vergers », espace délimité et protégé à la

manière d’un temple, qui n’est ni soigneusement aménagé comme le jardin ni

complètement « sauvage » comme la pleine nature, mais apparaît comme un

intermédiaire entre les deux. En septembre 1965, le poète note rapidement dans son

cahier ses impressions d’un verger de pommiers :

Pommier dans le verger. Ce rouge pourpre, ce jaune de cire; saisir leur sens. Arbres bas, chargés, proches, liés entre eux (p. 388).

On remarque qu’au fil du temps, l’écrivain tend moins à s’intéresser aux plantes

« nobles » qu’à celles d’un aspect modeste telles que des fleurs « sans nom » au ras de la

terre, ou encore aux arbres domestiques, qui sont pour lui autant de signes de l’inconnu

dont le « sens » est à « saisir ». Privilégiés par Jaccottet pour leur connivence avec la terre,

les pommiers, « proches » les uns des autres et « liés entre eux », forment une espèce de

« réseau » en donnant une « texture » particulière au lieu. Le terme « lier » exprime une

homogénéité spatiale à l’intérieur du verger et en même temps une hétérogénéité entre

426 « Septembre 1962 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 369.

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celui-ci et l’espace qui les entoure. Une « cassure »427 éliadienne est constatée par le

poète : celle-ci fait du verger un lieu fort et couvert, à l’abri du monde profane. Ces

« Arbres bas » sont « chargés » de fruits comme de mystères.

Ses yeux se promenant dans le verger, Jaccottet accède par l´imagination à un

certain « labyrinthe » dont le chemin qui mène « vers le centre de son être » se présente

comme « un rite de passage du profane au sacré »428. Décrypter la parole divine que nous

transmettent les choses insignifiantes du monde constitue la mission première du poète :

« il fallait toujours recommencer », d’où cette injonction qu’il s’adresse à lui-même :

« saisir leur sens ».

Il y a l’idée du feu, d’un feu comme endormi dans le nid des feuilles; il y a l’idée de globe, de rondeur, de sphère, celle de fruit en général; mais propre au pommier, peut-être quelque rudesse, rusticité paysanne, quelque chose de plus hirsute d’harmonieux, en tout cas d’irrégulier et de rude, de simple, de commun. […] C’est la campagne d’Europe, donc l’enfance aussi, les parents, la demeure. Quelque chose de central. Arbres domestiques (p. 389).

Le pommier de Jaccottet n’a aucun rapport avec le « fruit interdit » dans la

tradition biblique ou l’« arbre mauvais », comme le désigne son nom latin malus.

Soucieux de lui restituer son identité première d’« arbre domestique », le poète l’associe,

tour à tour, au « feu » du foyer, au « nid », à la « rusticité paysanne » et à « l’enfance ».

Toutes ces images suggèrent la présence d’une « maison » invisible commune à tous les

êtres du monde et dont ces pommiers évoquent le lointain souvenir. Examinons-les

maintenant l´une après l´autre. Premièrement, le « feu comme endormi » fait penser au

foyer domestique, centre symbolique de chaque maison, sur lequel veille éternellement la

déesse Hestia. Ensuite, la deuxième suite d’images qui a surgi dans l’esprit du poète, celle

« de globe, de rondeur, de sphère », évoque un sentiment de sécurité et de protection,

comme le montre Bachelard dans la Poétique de l’espace en méditant sur une

« phénoménologie du rond » :

[…] la formule « L’être est rond » deviendra pour nous un instrument nous permettant de reconnaître la primitivité de certaines images de l’être. Encore une fois, les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait être que rond429.

427 « Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. » Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op. cit., p. 21. 428 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit, p. 30. 429 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op.cit., p. 210.

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Procurant à tout ce qui s’y abrite une protection parfaite, la forme ronde est

retrouvée dans beaucoup d’images liées à la maternité et à la maison telles que l’œuf, le

nid, le berceau, en tant qu’une « centralisation » autour « des foyers de vie »430. Les

pommiers, chargés de fruits d’aspect « de globe, de rondeur, de sphère », raniment chez le

poète son amour viscéral de la Maison, de l’Origine, qui se traduit ensuite par les mots

comme « demeure », « parents », « enfance » et « campagne d’Europe ». Dans une

certaine mesure, ces arbres domestiques ont extériorisé nos liens anciens et

fondamentaux avec la Terre-Mère. Les pommes sont autant de fruits de la Mémoire, où

le bon vieux temps est préservé sous des feuillages comme « milles paupières vertes »431.

Ce sont bien sûr ces liens avec la terre maternelle, sur cette mémoire « comme endormie »

que le poète fonde sa raison d’être. Ces arbres « bas » qui tendent leurs branches vers le

ciel, sans oublier leurs racines dans le terreau, peuvent être considérés comme un

archétype du « Quadriparti » qui unit en leur sein le haut et le bas, l’homme et le divin. Ils

sont sans doute la meilleure incarnation de cette déesse du foyer, Hestia, « maîtresse du

ciel et de la terre », comme la nomme Aristonoos.

Cette perception des plantes comme médiateurs entre la terre et le ciel est très

présente dans la pensée de Jaccottet :

Donc elles [les coquelicots] montent aussi, écrit-il dans « Le pré de mai », ces herbes folles, ces fleurs vives et brèves ; même ces modestes sœurs du sol montrent le haut ; et ces pétales de papier, s’ils tiennent à peine à la tige, c’est qu’ils se confient, c’est qu’ils se livrent à l’air… (p. 493) .

Tous ces verbes, comme « monter », « montrer le haut » ou encore « se livrer à

l’air » suggèrent un lien entre ces plantes, « modestes sœurs du sol », et le ciel. Celles-ci

pointent vers le haut tout en demeurant terrestres, et acquièrent une dimension aérienne à

l’instar des oiseaux. Le haut et le bas s’y confondent si bien que le poète se demande si les

pétales ondulant au gré du vent ne finissent pas par se diluer dans ce dernier : « s’ils

étaient des morceaux d’air tissé de rouge, révélé par une goutte de substance rouge, de

l’air en fête ? » (ibid.) L’air et la fleur échangent librement entre eux. Si les pétales de

coquelicots sont autant de « morceaux d’air tissé de rouge », l’air n’est-il pas tissé des

milliers de fleurs invisibles auxquelles on aurait enlevé la « goutte de substance rouge » ?

C’est pourquoi le poète est profondément fasciné par la structure bipartite des plantes

« Enracinées sans doute par en bas, mais un peu plus haut presque libres, détachées »,

« Exposées, offertes » (p. 493). À l’exemple des oiseaux, les végétaux qui jouissent du

430 Ibid. 431 « Fruits », Airs, op. cit., p. 429.

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grand espace entre ciel et terre, et qui est leur maison même, sont « libres mais au-

dedans » « jamais en dehors »432.

Or, toutes ces images paraissent toujours insuffisantes pour saisir le sens des

pommiers, ordinaires et énigmatiques à la fois, comme quelqu’un que l’on « connaît »

depuis des années sans vraiment le « connaître ». C’est dans le but d’exprimer « quelque

chose de central » dans l’expérience de la rencontre avec les pommiers que Jaccottet, ne

se contentant plus qu’en dresser un portrait réaliste, invite à « éveiller » des

« impressions » et des « atmosphères »433 à leur propos, tout comme les poètes du haïku :

[…] il ne s’agit pas de voir tout cela à la loupe. Simplement, que ce soit saisi en passant et de loin, de façon immédiate et profonde. Je ne m’occupe pas tellement, au fond, des qualités propres à l’arbre, comme s’y applique, superbement, Francis Ponge. On saisit, en un clin d’œil, une combinaison d’éléments; mais ce n’est pas du tout abstrait et général non plus […] (p. 389).

La révélation des pommiers est importante et conduit Jaccottet à réfléchir sur

quelques principes de base de sa pratique poétique, résumés par ces cinq expressions

mises en italique à l’intérieur d’une seule phrase – ce qui arrive très rarement chez

Jaccottet qui n’a pas habitude de tirer l’attention en élevant la voix ou accentuant ses

mots. Il ressent ici la nécessité urgente de saisir les objets « en passant » et « de loin »,

c’est-à-dire de les saisir à l’intérieur du premier instant de leur apparition et de les aborder

en toute franchise et par intuition, sans avoir recours à l’esprit analytique ni au jeu de

mots. Malgré son admiration pour Francis Ponge et leur amitié de longue date, Jaccottet

a opté pour une écriture écartée de celle de Ponge, laquelle, selon Bonnefoy, s’oppose à la

poétique du haïku par son souci de l’« idée » ou du « concept » :

Sautant sur la lentille d’eau / dérivant avec elle, / la grenouille » nous ne recevons pas de ces quelques mots ce qu’un Buffon - ou Francis Ponge peut-être même - auraient voulu nous donner, une certaine « idée » d’une bête en la particularité de ses mœurs, ce qu’un concept aurait retenir, ou une écriture évoquer […]434.

Le poète de Grignan, clairement conscient de la nature « insaisissable » des

choses, comprend que toute tentative de les accrocher à une « idée » où à une « notion »

finira par les emprisonner, les déformer et les détruire. L’esprit rationnel et systématique

n’a pas de place dans sa poésie qui s’exhorte à « dénotionnaliser435 » la chose et « notre

rapport à la chose », tout comme Bonnefoy le constate dans l’art du haïku où « Des mots

432 « La tourterelle turque », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 482. 433 Selon Nelly Delay, « Le monde visuel japonais est destiné à éveiller des "impressions", des "atmosphères", et à transformer le spectateur en un créateur qui complète dans son esprit la part de la réalité qu’il a sous les yeux. » Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 32. 434 Yves Bonnefoy, préface du Haïku, op. cit., p. 17. 435 Ibid., p. 24.

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ont été employés […] contre cette pesanteur, la notion qui nous fait un monde trop

familier de ce qui "en réalité" est ailleurs, décentré de nous, ignorant même de soi, - de ce

qui, en dépit du nom, est en profondeur du non-être »436.

Tournant le dos à l'« application » ainsi qu´à l'« insistance » pongienne, Jaccottet

a pris parti pour le sensible et l'intuition, tirant son inspiration de ce « seul moment » de la

rencontre avec les choses, « plein de fraîcheur et comme d’insouciance », où le regardant,

s’oubliant dans son regard, n’a pas encore le temps de procéder à la « notionnalisation » :

Comme quoi il faut associer le proche et le lointain, l’instant et la permanence, le particulier et le commun […], non par application, insistance, labeur, etc. Toute la recherche devrait disparaître. En passant, alors que l’esprit était soucieux d’autre chose, désespéré peut-être ce signe lui a été fait, ce don (p. 389).

Ce qui demeure au centre de la poésie de Jaccottet, n’est pas un souci de

« posséder » la chose par les mots, mais celui de suivre son libre mouvement et ses

instructions muettes, la gardant ainsi intacte au cours de l’entreprise d’écriture. Ce

principe de « passage », omniprésent dans le cosmos, est déterminant dans la poétique de

Jaccottet et constitue pour celui-ci la clef d’entrée de l’inconnu.

3.3.3. Fleurs d’amandier et de pêcher : l’art de l’imparfait

Signes avant-coureurs du printemps, les fleurs de l’amandier et du pêcher

apparaissent chez Jaccottet comme une ligne de partage entre la saison de la mort et celle

du renouveau. En fait, l’histoire des deux fleurs comme symbole de renouvellement et de

fécondité remonte très loin. Dans la mythologie grecque comme dans la tradition

biblique, la floraison de l’amandier, très printanière, est conçue comme signe de

renaissance et liée à la virginité437. De même, la fleur du pêcher est un emblème du

mariage en Chine, célébrée il y a plus de deux mille ans dans les chants populaires qui

seront recueillis plus tard dans le Classique des vers, première anthologie poétique chinoise.

Ces deux fleurs ont touché le poète de Grignan par l’espoir qu’elles représentent d´une

part dans le recommencement cyclique du temps, et de l’autre par la rigueur de

l’environnement dans lequel elles s’épanouissent.

Floraison de l’amandier, du pêcher, comparée à celle des cerisiers, pommiers, pruniers, orgueil du Nord. Il y a de l’excès dans ces boules écumeuses au-dessus de l’herbe haute, elle-même fleurie, presque de l’ostentation. Tandis qu’ici, ce comble de délicatesse

436 Ibid., p. 17. 437 Selon les Grecs, l’amandier est le symbole d’Attis, né de Nana, fille du dieu-fleuve Sangarios, qui le conçut à partir d’une amande. Cette légende semble avoir nourri l’imagination des Chrétiens qui mettent l’arbre en rapport avec la Vierge Marie.

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qu’est la fleur dans un air encore frais, sur les branches nues, la terre nue, les unes et l’autre presque de même couleur […] (pp. 348-349).

Préparant l’éclosion dès les derniers jours de l’hiver, les fleurs de l’amandier et

du pêcher, ornées rien que par les « branches nues » et la « terre nue », sont distinguées

des fleurs orgueilleuses « du Nord », décorées de manière ostentatoire et honorées par de

« l’herbe haute » « fleurie elle-même » qui les entoure ; le mot d’« excès » évoqué par le

poète permet d’en souligner l’aspect démesuré ou abusif, qui les éloigne de l’idéal

jaccottéen de l’ordre et de la mesure. Par contraste, la nudité de l’environnement dans

lequel s’ouvrent les fleurs de l’amandier et du pêcher, parmi les plus printanières, a donné

à celles-ci un côté rude, sauvage et viril, créant ainsi une « alliance du rugueux et de

l’exquis, et comme de l’ancien avec la plus frêle jeunesse » qui est « une des merveilles du

monde » (p. 349).

L’alliance des qualités contradictoires dans ces fleurs printanières nous fait

penser à des tasses de thé japonaises fabriquées à partir de la terre cuite qui ne sont polies

que grossièrement mais représentent sur la paroi des motifs très gracieux. Cette tendance

à mélanger le sauvage et le raffiné, que Claude Lévi-Strauss assimile à un « art de

l’imparfait »438, est devenue au fil du temps très importante dans la pensée esthétique des

Japonais. On retrouve constamment dans leurs œuvres artistiques ou même des

ustensiles les plus simples de la vie, une merveilleuse combinaison de la pureté et de

l’élégance, qui touchent justement par la beauté du contraste. Jaccottet, partageant un

même goût esthétique, éprouve ainsi un « coup de cœur » devant ce tableau d’avant-

printemps avec des fleurs chatoyantes sur une toile de fond « couleur de terre », qui

illustre parfaitement cet « art de l’imparfait ».

Les impressions premières étant notées, le poète tâche de pénétrer l’intimité de

ces fleurs pour comprendre leur « sens caché » :

Montrer cela, saisir cela: poussière et fleur, bois et soie. Que dire de ce blanc, de ce rose? Le rose de la carnation est d’un autre ordre, et il y a autour du mot « rose » beaucoup d’impressions qu’il faudrait effacer ici, en particulier les érotiques (p. 349).

Pour Jaccottet, la langue humaine, ayant subi des milliers d’années d’aliénation,

devient fondamentalement insuffisante de nos jours. Chargée de toutes sortes d’images,

de connotations, de non-dits, elle est trop pesante et impure pour évoquer ce qui est le

plus simple. C’est pourquoi, à chaque fois que le poète essaie d’aborder le fond d’une 438 « Ainsi naquit le goût pour les matières rugueuses, les formes irrégulières, ce qu’un maître de thé appela d’un mot qui fit école : "l’art de l’imparfait". En cela, les Japonais sont les vrais inventeurs de ce « primitivisme » que l’Occident redécouvrira plusieurs siècles plus tard. » Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op. cit., p. 113.

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chose, il commence toujours par éliminer des idées reçues qui lui sont liées. Afin de saisir

le message des fleurs, Jaccottet chercher à arracher à ce mot « rose » toutes les

implications culturelles qui ont formé autour de celui-ci une écore dure et en ont rendu

invisible le « noyau ». Le mot ainsi dévêtu, devient une sorte de trouée dans le monde des

signifiants, en retrouvant son état initial de « vide » ; comme si ce vide, mieux que toutes

les images qui lui étaient naguère attachées, lui permettrait de dévoiler le secret des fleurs,

« Car il s’agit de la chose la plus pure » (p. 349). Ces fleurs, symboles de la pureté et qui

produisent chez le poète un effet cathartique, lui ont appris comment écrire au ras de la

langue, et au plus près du monde visible.

3.3.4. Rosiers : un « entretien à mi-voix » avec le cosmos

Les plantes ont leur manière particulière de communiquer avec le cosmos.

Éblouies par la lumière printanière, les « feuilles du rosier » ne cherchent pas à louer

celle-ci à l’exemple des hommes, c’est-à-dire au moyen de la langue qui est un outil de

communication très limité puisqu’elle ne permet pas de pénétrer vraiment l’intimité de la

beauté. Les feuilles ont choisi d’exprimer leur émerveillement par des mouvements

corporels en se livrant à un « volettement », à une « animation perpétuelle », si bien que

ces « émerveillées » sont devenues parties prenantes de la « merveille »439. A l’opposé de

l’homme qui rend hommage à la beauté par la parole sans paraître beau lui-même, les

rosiers, louant la clarté et la fraîcheur de mai par leur danse, se confondent à la beauté

louée : « la merveille étant le volettement des feuilles de rosier contre les pierres vieilles et

chaudes ». C’est leur manière de parler au monde ou, comme l’appelle Jaccottet,

d’entamer un « entretien » cosmique « à mi-voix » (p. 361).

Néanmoins, l’homme s’approchait de ces rosiers à une certaine époque de

l’histoire où, comme eux, il exprimait ses émotions face à des paysages à travers des

danses et des chants improvisés. Dans ce sens-là, l’homme primitif était beaucoup plus

proche du centre de la beauté que ne l’est l’homme moderne. Pour communiquer

vraiment avec le monde, la parole et l’écriture ne suffisent pas, il faut s’incorporer dans la

beauté et faire de la poésie une sorte de réponse à l’appel de la « belle ordonnance » du

monde.

Un entretien de feuilles sur le mur de pierre, nous ne parlerons pas au soleil plus longtemps.

439 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 361.

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Le dos à cette dalle chaude nous rions puis il n’y a plus que l’ombre ou le nom de la feuille (p.362).

Cette voix qui vient de s’éteindre et ce sourire ensoleillé, appartiennent-ils au

poète ou aux feuilles de rosier ? Jaccottet, en opérant une intériorisation du dehors,

pénètre dans un monde apaisant et réconfortant qu’il désire longtemps, inspiré sans doute

par Rilke qui évoque dans ses Poèmes épars la métamorphose magique de l’homme en

végétal : « Je veux grandir, je vois : / dehors, c'est l'arbre qui grandit en moi »440. Le poète

autrichien, en s'identifiant à un arbre, accède à cet espace merveilleux qu’il désigne sous

le nom de Weltinnenraum qui est « l’espace intérieur du monde »441 où la limite disparaît

entre le Dedans et le Dehors. On trouve le même rêve, celui de la « confusion des

espèces »442 chez Pierre-Albert Jourdan qui aspire plus fortement que personne à devenir

un « homme-arbre » tant il va « loin dans l’ordre de la communauté », comme il l’avouera

dans un entretien avec Yves Leclair443. Libéré de son individualisme, l’homme devenu

arbre prend la dimension du cosmos tout entier : il n’est plus « cet être déraciné, éternel

solitaire qui dévisage l’univers », mais devient « le cœur battant » et « l’œil éveillé » de

l'univers444.

Les rosiers, qui appellent à innover notre manière de communiquer avec le

monde, nous permettent de renouer une « veille entente » avec lui. C’est un « locus

amoenus » par excellence, apprécié dans le climat méditerranéen pour la fraîcheur qu’il

apporte : « ces feuilles à peine plus lourdes que leur ombre, et d’elle à peine distinctes »,

s’appuient sur « les pierres vielles » et partagent « la tranquillité ancienne du mur » (p.

361), abritant ainsi le poète de la chaleur tumultueuse de l’été.

Mais je me rappelle ce que cela devient plus tard - en mai surtout, avant les grandes chaleurs sèches - quand l’espace se referme et se recouvre, se voûte sans être jamais accablé, devient une maison de feuilles et de fleurs, le plus bel abri contre l’étendue (p. 361).

Les trois verbes, proches les uns des autres, « se referme », « se recouvre » et « se

voûte », contribuent à tracer l’image d’une maison verte qui protège et apaise. Il s’agit

d’un lieu de repos et surtout d’un espace de communication où l’homme peut entamer, à

l’exemple des rosiers, un « entretien à mi-voix » avec l’invisible qui lui parle d’une voix

odorante et enivrante. La fonction de « bel abri » des verdures est reprise dans « Sur le

440 Rilke, Poésie, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 430. 441 Rilke par lui-même, op. cit., p. 100. 442 Voir Pierre-Albert Jourdan, op. cit. p. 106. 443 Ibid., pp. 106-107. 444 François Cheng, Œil ouvert et cœur battant, Paris, Desclée de Brouwer Collège des Bernardins, 2011, pp. 59-60.

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seuil » où Jaccottet s’intéresse au côté maternel et protecteur des arbres en recourant,

deux fois dans le même passage, à l’image de « maison » et à son champ lexical comme «

toit », « abri » ou encore « camp » :

C'est sous le toit ajouré des arbres, à peine est-on entré dans cet abri, où le soleil ne brûle plus, dans la maison qui n'est jamais fermée, et il y a une fraîcheur, un parfum inséparables l'un de l'autre. Le ciel descend dans les feuilles. Sous les pins, l'ombre est sans épaisseur (p. 475).

Comme les bras de la Terre-Mère, les feuilles et les branches nous protègent non

seulement de la chaleur méditerranéenne, mais encore de la peur de la mort, laquelle n’a

pas sa place dans cette « maison cosmique » où toutes choses chantent la jeunesse

brillante et l’énergie de la vie, où même l’ombre paraît limpide et claire, « sans

épaisseur », se conciliant avec la lumière. Les végétaux sont les lieux du Quadriparti par

excellence : en plongeant ses racines sous terre et en recevant le ciel qui « descend dans

les feuilles », la maison verte accueille en son sein le haut et le bas, prenant ainsi la

dimension de l’univers tout entier.

4. L’art d’approcher le monde : sentir, écouter et regarder

Après avoir vu des leçons que le poète tire de la nature et surtout de certains

signes qui lui sont particulièrement chers, il est nécessaire de nous intéresser maintenant

à la question « épistémologique » ou méthodique. Il s’agit de savoir quelles sont les

manières propres à Jaccottet d’approcher le monde, et comment il se sert de ses « sens »,

c’est-à-dire de ses organes de la perception, notamment l’odorat, l’ouïe et la vision pour

accueillir dans son espace intérieur le monde extérieur.

4.1. Sentir

Pour Jaccottet, le parfum est le messager par excellence de l’insaisissable. Dans

une note datant du printemps 1962, il a renouvelé plusieurs fois sa tentative de mettre en

mots un tel attribut, très subtil, chez les arbres : « Au-dessus des marronniers chargés de

fleurs, au-dessus de ces parfums, de ces émanations, de cet émoi, de cette activité, le bleu

surprenant du ciel […] » (p. 367). Le mot « parfum », repris trois fois par des appositions

comme « émanation », « émoi » et « activité », satisfait à peine le poète angoissé de ne pas

trouver un accord parfait entre la langue et la chose. Néanmoins, ces quatre mots

évoqués rendent compte déjà d’une réalité : ce parfum est issu d’une origine, d’un

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« centre » qui n’a ni poids, ni volume, ni apparence. C’est justement cette qualité

insaisissable qui fait du parfum la clef de l’autre monde. Néanmoins, pour la même

raison, l’odorat est considéré généralement comme le moins « fiable » entre tous les sens

humains. Le parfum se dissipe souvent de manière si rapide et discrète que l’homme tend

à se fier des sens plus « stables », dont la vision notamment, pour capter les données du

monde extérieur. C’est pourquoi on constate une surabondance des images dans la

société moderne au détriment des autres sens que sont l’odorat, l’ouïe, le toucher et le

goût, lesquels demeurent encore relativement peu étudiés par rapport à la vue. Mais ce

manque d’intérêt produit un effet inattendu qui s’avère positif : tous ces sens moins

valorisés que la vision ont par là même échappé au geste de l’appropriation et de la

notionnalisation par l’homme comme l’ont connu les yeux, mais relèvent toujours du

domaine de l’intuition. C’est ainsi que Jaccottet voit en ceux-ci la potentialité de le

conduire au centre de l’invisible, c’est-à-dire là où la vision ne fonctionne pas et « où les

mots n’accèdent pas » ; mais c’est justement là que « quelque chose » « se comprend » et

que « l’entendement » est juste445.

Sensible au parfum des fleurs, le poète a surtout une prédilection pour celui de la

violette, qu’il associe très souvent à la nuit, sans doute parce qu’il devine dans ce parfum

opaque et somptueux un secret qui est aussi profond que la nuit:

Violettes, pourquoi Si sombres, si parfumées? (p. 375)

Bachelard a raison de considérer les « odeurs » comme les « qualités les plus

fortement substantielles de l’air »446. Le poète de Grignan aime désigner les parfums sous

le nom de parole divine puisque ceux-ci, outre leur fonction biologique d’attirer les

insectes dits « pollinisateurs » dans le but de la reproduction, portent, en plus, une

dimension mystique. Expressive et insistante, la voix de la violette, très singulière, mène

tous ceux qui l’écoutent dans une « si douce voie » :

Cœur plus sombre que la violette (œil bientôt refermé du gouffre) sache exhaler ce parfum qui ouvre une si douce voie au travers de l’infranchissable (p. 364).

La « voie » « si douce », frayée par le parfum de la violette, nous fait penser à la

notion cosmologique chinoise du tao qui signifie d’abord « chemin », « route », « voie » et

445 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 76. 446 Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, José Corti, 1987, p. 157.

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renvoie aussi à l’ordre et aux lois du monde. Ce parfum est évocateur de la « voie » et du

tao dans la mesure où il représente l’archétype du « passage » pour le poète qui accède au

centre de la vie sous son guide. Selon lui, le parfum « nous introduit au réel », et « nous

ouvre l’accès à un autre espace, étranger à l’espace, selon la dimension de la

transcendance »447. C’est pourquoi le poète a associé, très tôt, la leçon du « parfum » à la

vocation de poète :

Disons qu’il ne s’agirait pas de prolonger son nom au-delà de la mort, ni même de faire durer des moments fugitifs; mais plutôt de donner à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle - et forme est encore mal dire; ainsi le parfum de la violette de mars, qui fanera pourtant, semble creuser un couloir ténébreux et velouté dans le mur du temps et s’ouvre brusquement sur ce qui n’a plus ni nom, ni parfum, ni saison448.

Par son caractère insaisissable, le parfum de la violette illustre parfaitement

l’idéal poétique de Jaccottet, dont le but ne consiste pas à suspendre l’écoulement du

temps ni à abolir la mort, mais, au contraire, à restituer à des « moments fugitifs » ce

qu’ils comportent de l’éphémère, du fragile et de l’informe, parce que c’est justement

cette part « informe » de la vie qui en constitue le noyau irréductible et lui permet

d’échapper à la malédiction du temps, comme on le retrouve dans ce parfum de la

violette qui, si fugace paraît-il, parvient à « creuser un couloir » « dans le mur du temps ».

Le poète, en embarquant dans ce parfum qui ressemble à une machine à voyager dans le

temps, retrouve de lointains souvenirs d’enfance :

Parfums des fleurs: respirer un iris ou une rose est l’unique geste qui me reporte immédiatement, irrésistiblement, à l’enfance; et non pas comme si je me rappelais un de ses instants, mais comme si j’y étais, le temps d’un éclair, transporté. Il est étrange que la présence d’un âge déjà lointain se soit attachée à ce qui est le plus frêle, le plus invisible, au souffle d’êtres aussi brefs (p. 392).

Selon la théorie freudienne de la « conservation de la vie psychique », « rien de ce

qui s'est formé dans la vie de l'âme ne peut disparaître, que tout reste conservé d'une

manière ou d'une autre et peut réapparaître dans des circonstances particulières »449. On

constate que des parfums, des sons ou des goûts, sont souvent plus aptes que des images

à créer ce genre de « circonstances particulières » qui permettent de ranimer ce qui est

« conservé » au plus profond d’une âme, comme le remarque le héros d'À la recherche du

temps perdu :

[…] quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus

447 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement: "Le passage" », in Littérature, nº 104, 1996, p. 41. 448 Observations, op. cit., p. 35. 449 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Payot et Rivages, 2010, p. 49.

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fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir450.

En tant que résidu le plus tenace et à la fois le plus indistinct du passé,

« l’odeur », avec « la saveur », sont les compagnons fidèles de l’écrivain sur le chemin à la

recherche du temps perdu, en l’aidant à reconstruire « l’édifice immense du souvenir ».

C’est pour la même raison que Jaccottet, malgré son principe de « l’effacement du soi » et

sa répugnance à évoquer des matières autobiographiques dans son œuvre, revient

pourtant régulièrement sur un détail de sa vie, celui d’une fleur jetée, comme il l’écrit

dans Obscurité : « […] le parfum d’une pivoine blanche dont les pétales mouillées font

frissonner mes jambes nues […] C’était tout de même assez étrange que parmi ses rares

souvenirs enfantins […] il y eût, plus intense que tous les autres, celui d’un parfum de

fleur avivé par une averse »451. Jean-Pierre Jossua rappelle à ce propos un poème de

Jaccottet qui a repris le même sujet :

(Il y avait un canal miroitant qu’on suivait, le canal de l’usine, on jetait une fleur à la source, pour la retrouver dans la ville…) Souvenir de l’enfance452.

La distance qui sépare le passé du présent semble avoir un effet de

« kaléidoscope » sur la mémoire, qu’elle déforme plus ou moins et dont elle conserve une

part de vérité. Les souvenirs qui reviennent sont soumis à une sorte de

« dématérialisation » : des formes cèdent la place à ce qui est informe, tandis que la

parole se substitue par l’indicible. Mais les émotions anciennes ranimées à nouveau grâce

à certaines circonstances favorables n’ont rien perdu de leur intensité : « Un parfum, la

pluie, un feu, des chevaux; un canal, une fleur, une fabrique, une vallée humide…

Choses en elles-mêmes profondes, communes, qui touchent aux plus secrets

mouvements, aux plus vifs besoins de notre cœur […], formes, graves ou souriantes,

prises par l’Insaisissable […] »453.

450 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1988, p. 104. 451 Philippe Jaccottet, L'Obscurité, Paris, Gallimard, 1961, pp. 105-110. 452 Jean-Pierre Jossua, Figures présentes, figures absentes, Paris ; Budapest ; Torino, l'Harmattan, 2002, pp. 15-28. 453 L'Obscurité, op. cit., pp. 105-110.

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4.2. Ecouter

Le son est à l’origine du cosmos selon les Indiens qui croient que c’est le verbe

(vâk) qui a créé le monde par l’effet des vibrations rythmiques du son primordial (nâda).

Tout ce qui est perçu comme son est considéré comme parole, message ou leçon. Le

poète de Grignan est un grand amateur de musique cosmique, qui pense, à l’instar des

Indiens, que l’ouïe, étant antérieure à la vue, est susceptible de nous conduire là où le

regard n’accède pas. C’est pourquoi il apporte son attention aux murmures des

« insignifiantes fleurs » au bord des chemins, à la réponse des pins au vent « pleine de

grâce, un peu tremblante »454, et à la musique des gouttes d’eau « Trop claires pour nous,

trop nettes »455.

Les divers sons de la nature sont philosophiques pour le poète qui ne les perçoit

pas comme de simples bruits, mais plutôt comme une musique composée, pleine

d’harmonie. Dans cette musique, Jaccottet reconnaît un ordre, une eurythmie ou une

« grammaire », qui font d’elles un langage chargé de sens. Il se rapproche, sur ce point,

des poètes japonais qui prennent plaisir à écouter des cris d’insectes. Selon ce que

rapporte Nelly Delay, le docteur Tsunoda Tadanobu, neurologue japonais, a montré que

ses compatriotes, à la différence de tous les autres peuples, traitent les cris d´insectes par

l’hémisphère gauche du cerveau, non par l’hémisphère droit : « ce qui donne à penser

que, pour eux, les cris des insectes, plutôt que des bruits, sont de l’ordre du langage

articulé »456. Cela explique pourquoi le prince Genji fait vernir dans son jardin depuis des

landes lointaines des insectes et se réjouit de leur chant457. La pratique d’écoute est

tellement répandue dans la vie des Japonais que presque tous ceux qui visitent le temple

prennent leur temps pour écouter la musique produite par une sorte de clepsydre de

bambou, comme le rapporte Nelly Delay : « une fois vide, le bambou se redresse dans sa

position initiale en produisant un son mat qui résonne chez ceux qui l’entendent, non

dans l’esprit ni dans le cœur, mais dans ce centre de l’être où les mots n’accèdent pas, où

pourtant "quelque chose" comprend, où "l’entendement" est juste »458. De même que les

Japonais qui reconnaissent dans les sons du bambou le rythme du cosmos et le symbole

du temps, Jaccottet apprécie beaucoup cette manière d’apprendre le monde par la voie de

l’ouïe, car le son du monde est aussi leçon du monde. 454 « Septembre 1962 », La Semaison (carnets 1954-1967), op. cit., p. 370. 455 « Sur le seuil », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 476. 456 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 73. 457 Ibid., p. 74. 458 Ibid., p. 76.

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4.2.1. Le Son ou Leçon du cosmos

Dans un beau texte nommé « Sur le seuil », le poète promeneur s’est arrêté

devant un mur qui apparaît « comme une très ancienne porte » et au pied duquel « il y a

une ouverture, une bouche » (p. 476), pour écouter longuement une voix qui s’est tue

depuis longtemps et qui émane maintenant à nouveau de cette « bouche » couverte de

feuilles mortes : « Il a fallu des jours de neige drue, suivis de plusieurs semaines de dégel

et de pluie, pour que la bouche reparle, pour la première fois depuis très longtemps,

depuis que je m'arrête sur ce seuil » (ibid.). Le poète reste concentré sur cette voix qui se

réveille tout doucement, lui parvenant de « l’autre bord » :

Alors, tout à coup, sans qu'on s'y attende, on a entendu ces gouttes multipliées, et on ne sait plus à présent si on les a vues aussi ou s'il a suffi de les entendre pour s'imaginer les avoir vues, cristallines, froides et gaies, minuscules, nombreuses, limpides, hors de la mousse qui est sombre et tendre : une sorte de carillon infime et décidé dont les cloches seraient éparpillées à différentes hauteurs du rocher, et tinteraient sans ordre apparent, gaies et pourtant cachées, parlant à la surface de la terre ; et l'on est contraint de s'arrêter, de faire silence, si l'on parlait ; sans pour autant se mettre à genoux (ibid.).

L’écoute de la Voix du monde se passe à plusieurs niveaux. Tout d’abord, le

poète se laisse toucher par la beauté acoustique des sons « limpides » et « cristallins ».

Ensuite, il découvre dans la mélodie naturelle un ordre caché qui met en ensemble ces

sons apparemment déliés et qui crée à partir de ceux-ci une musique très parlante où sont

exprimées des émotions, « froides » ou « gaies », d’un compositeur invisible.

Etrangement, il a l’impression que cette musique vient d’un « ailleurs » inaccessible et de

son for intérieur à la fois : « tout près de nous, en même temps comme très loin, comme

au-delà », « paroles d’un autre monde qu’on aurait à peine le droit d’écouter » (ibid.).

Enfin, il observe dans la musique une puissance énorme qui ne suscite pourtant pas de

peur. Il s’agit d’une présence sacrée, attendue depuis longtemps, qui se manifeste soudain

et comme naturellement à travers ces sons multipliés, sans donner une impression de

supériorité. Elle ménage tout simplement autour d’elle un espace de silence comme un

blanc acoustique, et fait revenir dans la mémoire ce qui est oublié afin que celle-ci puisse

rejoindre à nouveau l’Origine :

Simplement, on se tait, on sourit peut-être comme à ces souvenirs qui s'allument dans l'obscurité de la tête, quelquefois » (ibid.).

Encore une fois, il s’agit du temps, de ce « premier ennemi » du poète. Des sons

de gouttes invitent des images fuyantes à réhabiter la mémoire, qui se vide et ensuite se

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comble au rythme de la musique cosmique. Celle-ci, en faisant ressusciter le passé et

abolissant ainsi la malédiction du temps, ranime doucement chez le poète une joie très

ancienne et très intense, celle de retrouvailles avec le Sacré qui était autrefois si proche de

nous. « La fable des sources », murmure le poète à la fin du même passage. Ce qu’il a

écrit plus loin dans le même texte évoque à nouveau la dimension mystique de cette

musique ; les sons qu’il entend « sur le seuil » sont autant de messages du dieu « sans

nom » :

On est debout à cette porte, appuyé à ses montants de pierre immémoriale, et dont la chute vous briserait. Comme un pèlerin écoutant matines, mais sonner dans un espace inconnu, pour un dieu encore sans nom. Ou comme celui qui entend pour la toute première fois des voix converser il ne sait où, près de lui pourtant, mais il ne parvient pas à les localiser, ce devaient être des enfants, une seule enfant qui chantonnait. (p. 477)

C’est la poésie du cosmos, simple et majestueuse à la fois, que le poète s’est

chargé de faire passer avec ses propres poèmes. L’idéal musical s’approche de l’idéal

poétique : « Rêve d’écrire un poème, écrit Jaccottet dans une note de La Semaison, qui

serait aussi cristallin et aussi vivante d’une œuvre musicale, […] Une musique de paroles

communes, […] un pur et tranquille délice pour le cœur, avec juste ce qu’il faut de

mélancolie, à cause de la fragilité de tout »459.

Le poète reconnaît dans les sons de gouttes une harmonie qui est conçue comme

la base de la musique : « Les notes ne sont ni aussi nombreuses, ni aussi pressées que l'on

pourrait s'y attendre ; il y a du temps entre elles, des intervalles irréguliers »460. En effet, la

musique est depuis la Grèce antique fortement imprégnée de conceptions philosophiques.

Les Pythagoriciens définissent la musique comme « une combinaison harmonique des

contraires, l'unification des multiples et l'accord des opposés »461, la classant comme une

des quatre sciences de la mesure qui s’appuient précisément sur la justesse et l’ordre. Les

peuples anciens se servirent de leur connaissance sur le rapport entre la musique et les

mathématiques pour créer des instruments. Ces petites cloches « éparpillées à différentes

hauteurs du rocher » auxquelles Jaccottet associe la musique des gouttes nous font penser

au bianzhong chinois, ce vieux carillon qui date de plus de trois mille six cents ans et

comporte de nombreuses cloches.

Le poète de Grignan est profondément fasciné par des lois des nombres qui

commandent la musique des gouttes, dont l’organisation semble calculée avec une

459 « Janvier 1959 », La Semaison (carnets 1954-1967), op. cit., p. 339. 460 « Sur le seuil », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 476. 461 Voir Théon de Smyrne, Expositions des connaissances mathématiques utiles pour la connaissance de Platon, op. cit., 1966.

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grande précision : « On dirait des paroles d'un autre monde et qu'on aurait à peine le droit

d'écouter. Trop claires pour nous, trop nettes » (p. 476). Il sait que de profonds secrets

sont enfouis dans ce langage apparemment commun. Ces « paroles du ciel à la terre »,

comme « autant de "oui" ronds, lumineux, décidés » (ibid.) témoignent en effet d’un

Amour cosmique, au sens que lui accorde Empédocle462, comme une sorte de réponse du

ciel donnée à la terre, qui le demande en mariage.

4.2.2. Oiseau invisible « entièrement transformé en voix »

Les oiseaux sous la plume de Jaccottet échappent souvent au regard.

L’invisibilité est nécessaire dans la mesure où elle préserve le mystère d’oiseaux dans un

état occulté. On remarque un bon nombre d’« oiseaux invisibles » dans les poèmes du

poète : « paysage léger / où des oiseaux jamais visibles, m’appellent / des voix,

déracinées comme des graines »463, « Tout un jour les humbles voix / d’invisibles

oiseaux »464, ou encore « Je ne vois presque plus rien que la lumière / les cris d’oiseaux

lointains en sont les nœuds » 465 . Mieux que les yeux, les oreilles favorisent la

communication du dedans et du dehors : le cri d’oiseau traverse le couloir de l’ouïe et

ouvre un passage « par où l'esprit suivant l'appréhension des sens, devrait pouvoir

s'infiltrer dans l'univers invisible »466.

L`Ordre et le chant d’oiseaux

Faisant pleinement confiance à ses oreilles, le poète se laisse guider par son ouïe

pour sentir le monde tel qu’il le ressentait pour la première fois de sa vie. On trouve dans

Paysages avec figures absentes un très beau texte consacré à ces « Oiseaux invisibles » « en

pleine lumière », que rien ne cache « sinon justement la lumière » « peut-être aveuglante »

(p. 489). Pour le poète, le chant d’oiseau illustre parfaitement l’ordre du cosmos :

Écoute donc encore […] tu entends encore. Tu perçois les lieux, les intervalles. Autrefois déjà tu as pressenti ce rapport, cette figure. Il y a une constellation en plein jour, dans l'ouïe ! Il y a de l'eau qui sourd là, et là, et là ! (p. 491)

462 Voir Empédocle, De la Nature – Purifications, in L’Aurore de la philosophie grecque, John Burnet, op.cit., fgt. 20. 463 Philippe Jaccottet, Poésie (1946-1967), Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1985, p. 43. 464 Ibid., p. 130. 465 Ibid., p. 180. 466 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., p. 123.

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Le poète, qui évoque cette « figure » dessinée par les cris d’oiseaux dans son

univers sonore se rapproche du grand présocratique Pythagore, qui paraît un des

premiers à affirmer des proportions arithmétiques présidant dans la constitution des

formes géométriques. En plus, l’image d’une « constellation dans l’ouïe » rappelle la

théorie du philosophe grec sur la relation de la musique avec l’astrologie467 : « les corps

célestes, qui sont distants deux à deux selon les proportions des sons consonants,

produisent, par leur mouvement et la vitesse de leur révolution, les sons harmoniques

correspondants »468. Et Platon qui, selon la légende, aurait lu des ouvrages de Pythagore

lors de son premier voyage en Sicile et s’en serait servi dans l’élaboration du Timée469,

parle de la musique et de l’astronomie comme deux sciences sœurs. Il remarque dans la

disposition des étoiles un ordre proche de l´harmonie musicale, et nous dit que le dieu «

organisait » le ciel où « les astres et les planètes figurent la progression de l’éternité »470.

Rilke s’est également attardé sur l’ordre du ciel qui est reproduit dans l’organisation du

monde terrestre : « le ciel le plus indescriptible (presque sans pluie) prend part de très haut

à ces perspectives et les anime d’une atmosphère tellement spirituelle que la position

réciproque des choses, […] semble à certaines heures, manifester cette tension que nous

croyons percevoir entre les astres d’une constellation » 471 . C’est dans un même

mouvement de pensée que Jaccottet a associé, un peu plus haut dans le même livre que

l’on vient de citer, les groupes de genévriers à « des espèces de constellations terrestres

dont ils seraient les astres » (p. 466).

En effet, le « rythme » de cette « constellation » sonore est mis en accent dès le

début du texte : « Chaque fois que je me retrouve au-dessus de ces longues étendues

couvertes de buissons et d’air […], je perçois, à ce moment de l’année, invisibles, plus

hauts, suspendus, ces buissons de cris d’oiseaux, ces points plus ou moins éloignés

d’effervescence sonore » (p. 489). La première impression du poète sur ces cris d’oiseaux

consiste en une double régularité temporelle et spatiale. D’abord, des mots comme «

chaque fois », « re-trouver », « à ce moment de l’année » semblent souligner une promesse

467 « Le monde est comme une lyre à sept cordes. Ainsi pour les pythagoriciens la gamme est un problème cosmique et l'astronomie une théorie de la musique céleste. » Jean Brun, Les Présocratiques, op. cit., p. 34 468 Ibid. 469 On prétend que c’est Philolaos qui aurait trahi les secrets de la secte et vendu à Denys de Syracuse, ou à Dion, trois livres contenant la doctrine ésotérique, livres que Platon aurait lus ou achetés lors de son premier voyage en Sicile. Voir Jean Brun, Les Présocratiques, op. cit., p. 27. 470 Platon, Le Timée, trad. Emile Chambry, Garnier Flammarion, 1949, p. 417. 471 Rilke, lettre à Marie de La Tour et Taxis, citée par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op. cit., p. 145.

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ferme de la part des « oiseaux invisibles », qui montrent une fidélité jamais démentie pour

ces rendez-vous périodiques avec le poète. A la régularité temporelle s’ajoute un rythme

spatial : ces points sonores « plus ou moins éloignés », qui sont assimilés à des « buissons

», aux « peignes pour l’air » et aux « sonores instruments de mesure », maintiennent entre

eux des distances proportionnés en s’échelonnant sur la grande étendue entre terre et ciel

avec « un précieux équilibre » :

[…] c’est une chose, surtout, qui rend sensible une distance, qui jalonne l’étendue ; et il apparaît que cette distance, loin d’être cruelle, exalte et comble. Tantôt cela se produit en plusieurs points à la fois, évoquant un réseau dans lequel on se réjouirait d’être pris, ou de grêles mâts soutenant, chacun la soulevant un peu à sa pointe, la tente de l’air (massif de légères montagnes) ; ou encore un groupe de jets d’eau, colonnes transparentes d’une ruine sans autre toit que le ciel infini ; tantôt successivement, à intervalles inégaux rétablissant aussitôt le silence jusqu’au fond du monde, comme une série de fenêtres ouvertes l’une après l’autre sur le matin dans la grand maison de famille… (pp. 489-490)

La « distance » que chante l’oiseau n’est pas « cruelle » puisque celui-ci connaît

par cœur des rapports proportionnels qui régissent l’univers, et que ces points sonores

qu’il dépose dans l’espace gardent les uns avec les autres des distances appropriées en

suivant l’exemple de la « belle ordonnance » du cosmos. L’espace d’un instant, le pouls

du monde est entré en résonnance avec le battement du cœur du poète absorbé tout entier

par ce qu’il entend. Comblé, exalté et ensuite profondément apaisé dans cette musique à

la fois si simple et si révélatrice, le poète s’arrache ainsi à la solitude fondamentale qui

pèse comme une malédiction sur l’être humain, pénétrant ainsi dans « l’Ouvert » de cet

espace que Rilke appelle l’« espace intérieur au monde »472. En effet, la « distance » dans

le chant de l’oiseau rapproche plus qu’elle ne sépare. La musique limpide remédie à un

grand vide chez l’homme moderne en mettant fin à sa situation tragique de « l’isolé » ou

« l’exilé », et l’intègre de nouveau au réseau du monde « dans lequel on se réjouirait d’être

pris ». Les cinq images que Jaccottet a évoquées successivement pour exprimer une

nouvelle perception de « distance » ont pour point commun de mettre en avant une

relation d’harmonie entre l’ensemble et les parties. Tout particulièrement, les deux

dernières images, liées à l’architecture, illustrent encore mieux la notion d'« intervalle

harmonique »473 importante pour les Pythagoriciens et qui se trouve au fond de la pensée

cosmique de Jaccottet. On remarque qu’en effet, cette notion apparaît très souvent dans

la construction des architectures sacrées tant occidentales qu’orientales. En évoquant des

« colonnes transparentes d’une ruine sans autre toit que le ciel infini », le poète de

472 Rilke par lui-même, op. cit., p. 100. 473 Jean Brun, Les Présocratiques, op. cit., p. 35.

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Grignan ne pense-t-il pas au Parthénon grec dont des scientifiques ont découvert dans les

intervalles de colonnes des nombres rigoureusement proportionnels à la gamme

pythagoricienne ?

Le poète de Grignan, dont l’espace intérieur est mis en ordre par le chant

d’oiseau, porte désormais un nouveau regard sur le monde, transfiguré semble-t-il sous

une lumière qui est autrement éclairante : « Suprême harmonie, justice de l'Illimité. On

aurait dit que chacun recevait sa juste part, la lumière qui paraît infinie distribuée selon

l'aérienne convenance » (p. 492). Dans ce monde nouveau soumis tout entier à un grand

Ordre, le poète connaît non seulement un changement au niveau de la perception de

l’espace, mais encore sur le plan du temps :

[…] c’est une chose suspendue (c’est-à-dire à la fois "en suspens" - l’arrêt, l’attente, le souffle retenu pour ne rien troubler d’un précieux équilibre -, et "flottante", montant et descendant doucement sur place, tel un amer selon le souffle des eaux) (p. 489).

Par sa racine latine, pendere, qui signifie « peser » ou « pendre à une balance », le

mot « suspendre » laisse entendre un « précieux équilibre » dans le mouvement de

l’oiseau et encore dans sa situation cosmique. N´étant jamais rattaché à rien, l’oiseau

« suspendu » maintient toujours sa place intermédiaire entre le ciel et la terre, entre le

passé et l’avenir. Ce « suspens » ontologique fait penser au principe du maintien du

« Juste milieu » dans la philosophique de confucianisme. « Flottant » entre le haut et le

bas, l’oiseau parvient à garder sa place initiale par là même, « montant et descendant »

« sur place ». Il s’agit d’un mouvement qui est au fond immuable, d’un « devenir dans

l’être »474 comme l’appelle Héraclite. L’oiseau échappe à la puissance destructrice du

temps justement en se laissant emporter par son « courant ». Selon Bachelard, s’appuyant

sur la pensée de Jean Lescure, l’oiseau « fait oublier le temps » et « nous arrache aux

voyages linéaires de la terre pour nous entraîner » « dans un voyage immobile où les

heures ne sonnent plus, où l’âge ne pèse plus »475. Bien qu’il n’y ait « pas de cloches », le

poète de Grignan, plongé dans la mélodie céleste, entend « l'heure de l'éternité qui bat »

dans « toute l’étendue » (p. 492).

L’oiseau cosmique et le monde devenu son « espace intérieur »

Les cris d’oiseaux ne sont pas de simples bruits pour le poète, mais considérés

comme chargés de sens et assimilés à des « leçons ». À la manière des appels, ces sons ont 474 Jean Brun, Les Présocratiques, op. cit., p. 89. 475 Gaston Bachelard, L'Air et les songes, op.cit., p. 84.

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réveillé chez le poète de vieux souvenirs très importants. À la fin de longues recherches,

Jaccottet découvre tout d’un coup le non-dit de ces cris qui nous apprennent, en effet, sur

le secret de notre relation au monde, sur la « trop vielle entente » comme l’appelle Rilke :

Entre moi et le cri de cet oiseau qu’était-il convenu ? Je ne sais plus, - entre moi et le cri de cet oiseau. Non, non, ce n’était pas que pluie prochaine, que surcroît de jardin, ou parce que les oiseaux aiment à entendre les oiseaux. Maintenant quelque chose devait en mon cœur commencer… quoi ? L’entente. Une trop vieille entente. Ah, c’est de tels oublis que naît le temps…476

L’oiseau apparaît comme messager de dieux pour le poète, parce que ce premier

a rappelé à l’homme oublieux qui s’est éloigné du « paradis de l’animalité » la « vieille

entente » qu’il avait naguère avec toutes les choses du monde. L’oiseau est vu comme un

archétype de l’union entre le monde et l’individu. Jaccottet, intéressé par l’expérience de

l’écoute d’oiseau chez Rilke à Capri, s’est livré à une réflexion profonde sur la question

du « dedans » et du « dehors » :

Il se souvient de l’heure passée dans cet autre jardin, dans le Sud (à Capri) : un cri d’oiseau était là soudain, accordé au-dehors et en lui-même ; c’est-à-dire qu’il ne se réfracta pas aux limites du corps, qu’il concilia les deux directions en un espace ininterrompu où, mystérieusement protégé, ne persista qu’une tache de la plus pure, de la plus profonde conscience. Il avait alors fermé les yeux pour qu’une aussi noble expérience ne fût point dérangée par les contours de son corps, et l’infini le submergea de toute part avec une telle intimité qu’il put croire sentir dans sa poitrine le poids léger des étoiles qui venaient de se lever477.

Les deux poètes trouvent tous deux dans l’oiseau un idéal de fusion entre le

dedans et le dehors, entre le corps et l´esprit. Assimilé à « une tache » « de la plus

profonde conscience », l’oiseau est soumis à la « dématérialisation » : les cris émanent,

semble-t-il, directement de l’esprit de l’oiseau, et pénètrent tout droit au plus profond de

l’être. Ce sont deux pensées, celle de l’homme et celle de l’oiseau, qui s’ouvrent l’une à

l’autre : « c’est pourquoi aussi nous saisissons le cri d’un oiseau si aisément au-dedans de

nous-mêmes, il nous semble le traduire sans réserve en notre sentiment propre »478.

L’oiseau, qui se confond avec le monde extérieur, devient infiniment grand et prend la

dimension de l’univers. Le chant d’oiseau est exemplaire de la poésie humaine pour

Jaccottet qui envie sans doute à celui-ci ses « points sonores », disposés harmonieusement

476 Voir Rilke par lui-même, op. cit., p. 97 477 Ibid., p. 100. 478 Ibid., pp. 100-101.

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dans le fond nocturne comme autant d’étoiles. Il rêve d’écrire une poésie qui ne sera pas

seulement une expression personnelle, mais un chant cosmique à l’exemple de celui de

l´oiseau. L’oiseau, en devenant cosmique, transforme le monde tout entier en son

« espace intérieur », c’est-à-dire en son « nid » :

D’où l’exquise position de l’oiseau, dans la voie vers l’intérieur ; son nid n’est-il pas en quelque sorte un sein maternel consenti au-dehors par la nature, qu’il ne fait qu’élaborer et couvrir, au lieu de le contenir tout entier ?479

Ce nid d’oiseau illustre parfaitement l’idéal de « maison » chez Jaccottet, qui

consiste en « une forme ouverte de toutes parts et qui n'en demeure pas moins forme, un

infini architecturé, rien de démesuré précisément, ou même d'incommensurable »480.

L’oiseau qui construit son nid ne tente jamais de l’enfermer, préférant faire de celui-ci un

lieu d’échange entre le dedans et le dehors. Le poète voit à travers ce geste de bâtir la

maison une « confiance affective » « tout à fait particulière » que l’oiseau montre à l’égard

du monde extérieur, qualité rare « parmi les animaux », « comme s’il se savait partager

avec lui le plus intime secret »481.

Jaccottet aspire tellement à cette aisance chez l’oiseau qui parvient à établir sans

peine des liens d’affection avec le monde : « il chante au sein du monde comme s’il

chantait en son propre intérieur, […] ce cri, pour un instant peut transformer le monde

tout entier en espace intérieur, parce que nous sentons que l’oiseau ne distingue pas entre

son propre cœur et celui du monde »482. L’oiseau est particulièrement apprécié par Rilke

parce qu’il représente pour lui l’habitant de l’espace idéal où il n’y a pas de « rupture »

laquelle est son pire ennemi et qu’il dénonce « dans les deux grands Requiem », « deux de

ses plus beaux poèmes » selon Jaccottet483. Le poète praguois apprécie tellement la

compagnie des oiseaux : en ne trouvant pas de « rossignols dans notre jardin », « et guère

de cris d’oiseaux »484, il exprime sa déception profonde dans une lettre à sa femme Clara.

Mais il y décrit aussi l’émerveillement, inattendu, pendant quelques nuits où « un appel

[l]e réveille », « un appel quelque part au fond de la vallée, à plein cœur »485.

479 Ibid. 480 « Poursuite », Eléments d’un songe, op. cit., p. 314. 481 Rilke par lui-même, op. cit., p. 100-101. 482 Ibid. 483 Ibid. 484 Ibid., p. 102. 485 Ibid.

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Cette douce voix qui monte, qui ne cesse pas de monter ; qui est comme un être entièrement transformé en voix, dont tout : la forme et le geste, les mains et le visage sont devenus voix, grande voix conjurante dans la nuit486.

À la manière d’un filtre, la nuit intercepte tout ce qui est visible, la « forme », le

« geste », le « visage », et laisse traverser seulement ce qui est audible. L’absence de

l’image favorise la concentration de l’ouïe. Dans la grande étendue entre le ciel et la terre,

il ne reste plus que des sons. À l’écoute de l’oiseau « transformé » tout entier « en voix »,

le poète ne sent plus que ses oreilles : l’espace d’un instant, la vie elle-même est devenue

musique.

La voix d’oiseau est celle qui apporte la lumière dans l’obscurité. « Conjurante »,

comme le dit Jaccottet, elle chasse les vieux démons de la peur. Cette voix montante,

élévatrice, qui grimpe dans l’air comme des « degrés invisibles », invite l’âme à une

ascension. C’est ainsi que les deux poètes reconnaissent une dimension mystique dans les

cris d’oiseau.

Et hier, je les ai trouvé tous, les rossignols, j’ai passé sous un tiède vent de nuit devant eux, non, à travers eux ; comme à travers une foule d’anges chantants qui ne se divisait que pour me laisser passer, close qu’elle était devant moi, et derrière moi se refermant…487

On reconnaît là une analogie profonde entre l’oiseau et l’ange dans la pensée de

Rilke. Le poète désespérément solitaire - « Qui, si je criais, m’entendrait donc, parmi / les

cohortes des anges… »488 - semble entendre dans la voix de ces rossignols, sacrée et

ordonnée, qui « naît du contact immédiat avec les choses, le dehors, l’espace », une sorte

de réponse à sa propre voix, souvent « par trop de silence tentée »489. De même, Jaccottet

est sensible à la dimension « angélique » de l’oiseau ; mais soucieux de la connotation

religieuse du mot, il fait appel à l’image de « l’ange » avec beaucoup de prudence,

l’appelant « ce qui eut nom "ange" » :

Écoute, regarde, respire. Ce qui eut nom « ange » quand cela ressemblait encore à l'oiseau des hauteurs qui fond sur sa proie, à la flèche qui s'enflamme d'avoir voulu trop promptement porter la nouvelle en plein cœur, ce qui eut nom « ange » aura battu de l'aile un instant, peut-être, dans l'aire du monde490.

Plus allègre et plus exalté que celui chez Rilke, l’oiseau-ange de Jaccottet

représente l’idéal d’une poésie vive et ailée, qui atteint son objet comme l’oiseau

prédateur qui « fond sur sa proie ». En l’associant à « ce qui eut nom "ange" », le poète

486 Ibid. 487 Ibid. 488 Rilke cité par Jaccottet dans la préface pour Vergers, op. cit., p. 7. 489 Ibid., p. 10. 490 « Oiseaux invisibles », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 491.

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procède à une sorte de « spiritualisation » ou « sublimation » de l’oiseau, considérant

celui-ci comme l’annonciateur de « la nouvelle » venue de « l’autre bord ».

Un chant qui illumine l’existence humaine

Bien qu’il se réjouisse d’habiter l’espace idéal qui s’ouvre avec le chant des

oiseaux, le poète comprend que le séjour rêvé ne peut pas durer longtemps et que lui-

même, finira tôt ou tard par retrouver le monde terrestre et ordinaire où « tout était

beaucoup plus humble, proche et réservé », écrit Jaccottet dans « Oiseaux invisibles » (p.

491).

C'était notre vie, avec ses cahots : peu de mérite, peu d'ardeur, partout des menaces. Un cœur peu généreux, un esprit incertain et prudent, rien que des vertus négatives, d'abstention ; et quant au monde : un visage tailladé. Le fer dans les yeux, l'os carié. Le siècle que l'on ne peut plus regarder en face (ibid.).

Une vision apocalyptique du monde demeure toujours à l’arrière-plan de l’œuvre

de Jaccottet, comme en atteste cette image de la « tache de sang » qui ne cesse de revenir

dans son imaginaire491 ; même le clair de lune ne peut lui faire complètement oublier « ce

que la vie contient d’atrocité »492. La souffrance, la mort, la nuit, ces thèmes que l’on

retrouve dans des poèmes de Rilke qui ont exercé « la première grande influence »493 sur

le poète suisse adolescent, n’ont cessé de marquer ses œuvres tout au long de sa vie, et

s’expriment de façon moins directe et plus approfondie avec le temps. Ainsi, confronté à

ceux qui lui reprochent de chercher « un asile » dans la nature « contre le monde et contre

la douleur » en prétendant que « les hommes » et « leurs peines » « ne comptent pas assez

à [s]es yeux », Jaccottet répond qu’« à bien lire ces textes, on y trouverait cette objection

presque toute réfutée »494.

Peut-être n'est-ce pas moins utile à celui-ci (en mettant les choses au pis) que de lui montrer sa misère ; et sans doute cela vaut-il mieux que de le persuader que sa misère est sans issue, ou de l'en détourner pour ne faire miroiter à ses yeux que de l'irréel (deux tentations contraires, également dangereuses, entre lesquelles oscillent les journaux et beaucoup de livres actuels) (p. 463).

491 Voir « Devant l’ombre maltraitée », Eléments d’un songe, op. cit., pp. 298-308. 492 « Nouveaux conseils de la lune », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 109 493 Voir l’interview entre M.B. Yoken et Philippe Jaccottet, in The French Review, Vol. LIX, nº 4, mars 1986, Oxford, pp. 596-599, cité par Christine Lombez dans Transactions secrètes, op. cit., p. 66. 494 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 463.

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Cela explique pourquoi le poète éprouve une sorte de « nausée » à l’égard des

littératures actuelles 495 , laquelle l’a conduit à s’installer dans la petite commune

provençale loin du milieu littéraire parisien. Tournant le dos aux « jérémiades »

interminables aussi bien qu’à la vision utopique d’un « Pays aux milles couleurs »496, il

refuse de se laisser submerger par le désespoir, ni de se consoler vainement avec des

illusions, mais cherche un remède aux misères humains dans le monde naturel, qui

« semble dire au corps : un seul geste, et tu n’auras plus de poids, plus de peine ; avance

encore, monte encore, adore encore, et […] tu ne craindras point les plus douloureux, les

plus extraordinaires changements »497. Ces « conseils de la lune » ne s’écartent pas de la

leçon des oiseaux :

Et rien que d'avoir entendu ces voix auxquelles je ne m'attendais plus, ainsi liées aux arbres et au ciel en même temps, ainsi placées entre moi et le monde, à l'intérieur d'une journée, ces voix qui se trouvaient être sans doute l'expression la plus naturelle d'une joie d'être (comme quand on voit s'allumer des feux pour une fête de colline en colline) et qui la portaient, cette joie, à l'incandescence, faisant tout oublier des organes, des plumages, de la pesanteur (comme fondus dans sa sphère), rien que d'avoir entendu cela, mon attention s'était portée à nouveau, par surprise, par grâce, vers ce qui, plus pur et, plus lumineux, l'illumine. (pp. 491-492)

La leçon qu’a tirée le poète du chant d’oiseaux porte sur la « confiance » que

ceux-ci expriment à l’égard du monde. Jean-Marc Sourdillon a montré que la

« confiance » est ce qui caractérise l'existence de l'oiseau :

[…] il est dans le monde du dehors pourtant plein de périls et d'insécurité comme dans son propre intérieur. Si bien que son cri, qui n'est que l'expression de cette existence à la fois confiante et risquée, retourne, pour qui l'entend, tout l'espace qui l'entoure en une intimité rassurante »498.

Éprouvant un sentiment de sécurité dans la vie, l’oiseau laisse entendre dans son

chant une « joie d’être » qui va s’intensifiant avec le temps, et qui fait tout oublier « des

organes, des plumages, de la pesanteur ». Puissante et limpide, cette « joie d’être », que le

poète constate un peu partout dans la nature, l’aide à se maintenir dans un « précieux

équilibre » malgré l’effondrement du monde. Ces cris d'oiseau, à la manière des rayons

du jour qui traversent le brouillard de la vie pour pénétrer dans son centre, ont soutenu le

poète dans sa lutte contre l’Innommable. Ils sont autant d’« oasis » « Dans ce désert » ou

de « points de lumière » « dans cette nuit », qui nous réconfortent « dans l'éternité

495 Voir Ecrits pour papier journal, Paris, Gallimard, 1994, pp. 57-60. 496 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 89. 497 « Nouveaux conseils de la lune », Ibid., p. 109. 498 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., pp. 123-124.

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hostile » et nous permettent de nourrir de l’espoir quant à « des instants dont on dirait

qu'ils lui échappent, ou qu'ils en attestent une autre, favorable »499.

4.3. Regarder

Tenant la vue pour la source de la poésie, Jaccottet rêve que son œuvre devienne

cette « anémone qui se referme, le soir, sur ce qu’elle a absorbé de jour, et se rouvre le

lendemain un peu plus grande »500. Il se donne comme « tâche des années suivantes » de

« rester fidèle » « à cette intuition » afin que le visible ne se perde pas lorsque les yeux se

ferment mais qu´il soit conservé par le moyen de l’écriture501. La question du regard,

essentielle pour le poète, s’est posée à maintes reprises dans les poèmes d’Airs :

Qu’est-ce que le regard ? Un dard plus aigu que la langue la course d’un excès à l’autre du plus profond au plus lointain du plus sombre au plus pur un rapace (p. 427).

L’idéal d’un regard aussi aiguisé que celui d’« un rapace » rappelle les remarques

que Jaccottet fait à propos de Góngora dont la sensualité de la langue est rapprochée à

celle de Ponge. Chez ces deux écrivains qu’il admire énormément, Jaccottet note une

extraordinaire « attention aux choses visibles, saisies comme par l’œil avide et prompte

d’un rapace »502.

Bien qu’il envie au « rapace » cette « vision assez claire/ pour chanter même

dans la nuit »503, le poète de Grignan ne cherche pas à imiter les deux « poètes de soleil »,

mais adopte un « art de regard » qu’il découvre chez les poètes japonais : « Aussi la

beauté toujours légère des haïkus comporte-t-elle en fin de compte un art de regarder, un

art de vivre que personne ne méditera sans bénéfice »504. La leçon qu’il tire de ces petits

poèmes limpides qui lui sont si chers n’est pas seulement d’ordre poétique, mais concerne

avant tout un « art de regarder », qui, comme tant d’autres arts du Japon tels que le tir à

l'arc, la calligraphie, le jardinage et la peinture, est nourri de la sagesse du zen et placé 499 Philippe Jaccottet, préface pour Vie d'un homme de Giuseppe Ungaretti, Paris, Gallimard, Éditons de Minuit, 1981, p. 7. 500 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 85. 501 Ibid. 502 Voir José-Flore Tappy, notice d’Airs, in Œuvres, op. cit., p. 1426. 503 « Oiseaux », Airs, op. cit., p. 435. 504 « Nouvel an japonais », Tout n'est pas dit, op. cit., p. 103.

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sous le signe de la cosmologie orientale. Dans une certaine mesure, les textes du poète de

Grignan qui s’écrivent autour des paysages et des signes du monde peuvent se lire

comme des « pratiques autonomes »505, selon le mot de Christine Dupouy, où il s'entraîne

à écrire et surtout à « regarder » le monde tel qu’il ne l’a jamais vu. C’est pourquoi Pierre

Chappuis, en commentant les poèmes d'Airs, fait remarquer chez Jaccottet une volonté

de « réapprendre le regard » :

Prévaut, dans Airs, une soumission exemplaire aux choses les plus humbles encore que privilégiées - l’aube, le débordement des eaux printanières, le vol d’un oiseau, un parfum de fleur -, saisies dans les données immédiates du temps, de l’heure, de la lumière. […] comme s’il n’était question d’abord que de les épeler, de les réapprendre et du coup de réapprendre le regard, à l’instar du peintre à qui semblent volés les titres, rares, des poèmes: Lune à l’aube d’été, Fruits, Arbres, etc.506.

4.3.1 La fusion entre le regardant et le regardé

« Élève du monde »507, le poète de Grignan qui se veut « ignorant » n'a jamais

cessé d'apprendre et de réapprendre le monde. Il constate la métamorphose étonnante de

la vue à mesure qu’il prolonge son regard sur un figuier sous la lune : « Il semble qu’on

recommence à voir, un arbre de nouveau semble la chose la plus incompréhensible »508.

Nous pensons ainsi à une époque lointaine où le regard apparaissait comme le symbole et

l’instrument de la révélation. Nettement distinct du regard utilitaire et égocentrique de

l'homme moderne qui regarde sans voir, le regard idéal que poursuit le poète ressemble

plutôt à celui, patient et tendre, de l’enfant qui fixe longuement la pluie florale :

L’enfant bouche bée qui contemple des fleurs qui tombent est un Bouddha509. (Kubutzu)

Grâce à ce regard prolongé, le statut du regardant se transforme ; le visage

rayonnant d’une clarté légère et douce, le jeune contemplateur de fleurs n'est plus un

« simple spectateur passif »510 ou un « étranger » qui demeure à jamais à l’extérieur du

regardé, mais s’incorpore dans la Beauté qu’il contemple, et devient lui-même beau et

sacré à la manière d’« un Bouddha ». Ce regard, qui permet de se plonger à l’intérieur du

regardé, est évoqué dans de nombreux ouvrages traditionnels japonais qui enseignent à 505 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op. cit., p. 181. 506 Pierre Chappuis, Tracés d'incertitude, Paris, José Corti, 2003, p. 43. 507 Philippe Jaccottet, préface pour Pierre-Albert Jourdan, Le bonjour et l’adieu, op.cit. 508 « Août 1965 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 385. 509 Haïku, op. cit., p. 27. 510 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement : "Le passage" », op. cit., p. 35.

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« mieux regarder ». L’entraînement du regard est crucial pour ceux qui souhaitent exercer

de la méditation dont on distingue environ cinq étapes : « voir la lune à travers un léger

nuage », « purifier la lune de son léger nuage », « devenir un avec la lune », « réaliser la

parfaite non-dualité », « approfondir l’illumination » 511 . Cette manière de voir

« progressivement » la lune, autant que toute chose du monde, où l’on finit par se

confondre avec ce que l’on regarde, est commune aux artistes de l’Extrême-Orient. C’est

pourquoi, selon François Cheng, la tradition picturale de la Chine exige que « la vraie

création soit précédée d'une longue période d'apprentissage au cours de laquelle le peintre

assimile, dans toutes leurs nuances, formes et figures offertes par la Nature »512. Su Tong-

po, le grand poète et peintre du Song conseille : « Avant de peindre un bambou, laisse-le

d'abord pousser en toi-même » alors que Wang Yü, l’artiste du Qing, exhorte de peindre

les monts et les fleuves qui jaillissent directement « de l'infini du cœur »513. Le moment

réel de peindre ne vient qu’après que le peintre contemplateur a pénétré l’intimité de ce

qu’il regarde.

En effet, le regard permet au regardant d’« assister au monde » et de passer « de

la simple présence à l’assistance »514, comme le dit Jean-Christophe Bailly. L’espace d’un

instant, ce « triste souci de la peau », premier ennemi du poète de Grignan, semble

disparaître, si bien que le monde ordinaire change d’apparence et dévoile devant ses yeux

éblouis ce qui lui échappait d’habitude. Pendant ce moment magique, le monde-ci se

transforme en la Terre promise à laquelle le poète n’a cessé de rêver. Au fond, la rupture

qui s’impose entre les deux espaces est liée à notre manière de voir le monde. Nous

songeons ainsi à un petit poème très chargé de sens et cité par Bonnefoy dans la préface

rédigée pour une anthologie de haïku :

Touchée par le fil de la canne à pêche la lune d’été515 (Chiyo-ni)

La « canne à pêche » semble nous indiquer, tel un « doigt tendu », la direction

dans laquelle il faut regarder. La lune vue dans l’eau présente à la fois des similitudes et

des dissimilitudes avec son double accroché à l’éther. Par l’eau miroitante, la grande

étendue entre le ciel et la terre est divisée en deux qui, l’un réel, l’autre onirique, se

511 Voir Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., pp. 70-71. 512 François Cheng, L'Espace du rêve : mille ans de peinture chinoise, Paris, Phébus, 1980, pp.9-10 513 Ibid. 514 Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage, op. cit., p. 232. 515 Haïku, op. cit., p. 63.

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réfléchissent, se regardent, et s’échangent. D’une vibration subtile, déclenchée par la

canne à pêche, tout un monde inconnu monte à la surface du visible où, comme l’écrit

Bonnefoy, « il s'agit moins de voir, par analogie, une lanterne au bout d'une hampe, ou

un poisson brillant dans le fleuve-monde, que d'éprouver brisée toute interprétation

possible, toute organisation de l'espace »516.

4.3.2 L’invisibilité du visible

A l’instar de l’enfant qui fixe des yeux la chute des fleurs, Jaccottet prend son

temps pour contempler longuement les arbres de l’île d’Ibiza, et dépose lentement sur son

cahier ces quelques mots : « Arbres, offrandes portées un peu au-dessus de la terre ; ou,

selon la forme, abris, dômes, toits »517. On remarque que malgré son rejet des surréalistes

à qui il reproche un « abus » d’images518, Jaccottet a recours ici à quatre « images » de

suite ; ce geste sera justifiable si l'on connaît la distinction faite par le poète entre deux

espèces d’« images » : la vue réelle et la métaphore519. Ainsi, tout en répugnant à la

surabondance de métaphores et de comparaisons dans la littérature actuelle, Jaccottet

adhère fermement à l’autre « image », c'est-à-dire la vue, le visible, le réel. Les quatre

images, « offrandes », « abris », « dômes » et « toits » sont évoquées non pas dans le but

de « surprendre » comme chez des surréalistes selon Jaccottet, mais pour exprimer une

« vue réelle », pour saisir la qualité protectrice et surtout sacrée des « arbres » qu’il a vus

réellement. Pourtant, cette « vue » qui est très proche de la vision relève de la « première

couche de sens » et précède la langue selon Jean-Christophe Bailly, si bien que qu’elle

paraît souvent informe, irréelle et de ce fait indicible :

Avant le langage et en-deçà de lui, le regard décide d’un état de sens dans lequel ce que nous savons du sens ne se reconnaît pas, mais qui fait partie de lui, comme l’infrarouge et l’ultraviolet font partie de la bande spectrale sans atteindre à la visibilité. Dans cette région du sens, qui est première, qui est sous le sens, réside une infra-pensée […]520.

516 Yves Bonnefoy, préface du Haïku, op. cit., p. 17. 517 « Septembre 1962 », La Semaison, op. cit., p. 369 518 « Je crois qu’il y avait en moi, depuis longtemps, un agacement, un éloignement à l’égard de la poésie surréaliste, où l’abus de l’image me paraissait particulièrement net, et où je trouvais que, finalement, je ne voyais que des mots », avoue Jaccottet dans son entretien avec André Chalard, De la poésie, op.cit., p. 23. 519 « […] il m'arrive d'employer le mot image d'une manière qui n'a pas rigoureusement le même sens. Dans je ne sais plus quel poème, je dis que j'ai de la peine à me détacher des images… Dans ce cas-là, il ne s'agit pas de l'image poétique, il s'agit simplement du visible, si vous voulez, des apparences. » Philippe Jaccottet, De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, op. cit., p. 23. 520 Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage, op. cit., p. 232.

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Le propos de Bailly est révélateur sur la question du regard que l’on pourrait ici

diviser en deux parties : l’une est accessible par la langue et la raison alors que l’autre,

leur échappant, se présente comme une région du non-dit, ou comme une trouée dans le

monde des signifiants où des mots se font absorber sans faire aucun bruit. La tâche du

poète consiste précisément à mettre au jour cette seconde partie du regard qui se situe

« Avant le langage et en-deçà de lui ». C’est pourquoi Jaccottet, en contemplant des

arbres d’Ibiza, met à l’essai plusieurs images essayant de trouver celle qui s’accorde le

mieux à la clarté sacrée et énigmatique qui en émane. Dans une note de janvier 1964, le

poète a repris le problème de ce dualisme fondamental dans le regard, devinant qu’il y a

toujours une part « invisible » dans le visible laquelle constitue justement son « noyau

dur ». Il croit entendre, dans « toutes choses visibles », « des cris et des soupirs de

l’invisible souffrant d’être invisible » (p. 377) qui s’élèvent de l’autre côté d’un « mur » qui

nous sépare du centre de la vie :

Toute couleur, toute vie naît d’où le regard s’arrête Ce monde n’est que la crête d’un invisible incendie521

Les « émanations » de cet « incendie » ou de cette « consomption forcenée »

qu’est le monde ont traversé la frontière entre le visible et l’invisible pour arriver

jusqu’aux yeux humains, et nous faire rêver davantage sur ce qui est derrière : « Qu’est-ce

donc qui se passe de central et de profond, se demande le poète, dont nous ne voyons que

les émanations multiples, les projections à l’infini […] ? » (p. 377). Il devine, à l’origine de

« ces oiseaux », de « ces sueurs », de « ces pierres », voire de ces hommes, c’est-à-dire à

l’origine de toute chose du monde, une « graine commune » d’où celles-ci sont issues et

« ne cessent de sortir au-dehors » (ibid.). Ainsi, il met à l’épreuve des mots, souvent

obscurs et équivoques, comme « appel » « émanation », « montée » et « ouverture », pour

dire cette origine universelle ou ce « centre » invisible où « a commencé la création » de la

Terre522 :

Parfois, il nous semble que de soudaines ouvertures se creusent devant nous dont la direction désigne un centre, comme produites par la foudre, et si quelque chose alors en

521 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op. cit., p. 425. 522 « Il arrive même que les traditions cosmologique expriment le symbolisme du Centre dans des termes qu’on dirait empruntés à l’embryologie. "Le Très Saint a créé le monde comme un embryon. Tout comme l’embryon croît à partir du nombril, de même Dieu a commencé à créer le monde par le nombril et de là il s’est répandu dans toutes les directions." » Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, op. cit., p. 28.

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nous se répercute et gronde comme un ébranlement prometteur, déjà c’est un autre jour, une autre nuit, et tout pourrait aussi bien s’achever avant que rien ne se fût produit… (p. 377)

Ces « ouvertures », d’ordre moins spatial que métaphysique, conduisent non à un

« ailleurs » au sens géographique du mot, mais plutôt à des aspects non découverts de ce

monde-ci qui, soumis ainsi à un nouveau regard, se déploie dans toute sa plénitude

devant les yeux du poète. Le « paradis » de Jaccottet n’est pas extraterrestre, mais

coïncide avec notre monde apparemment ordinaire que l’on croit bien connaître avec

l’évolution des sciences mais qui enferme en effet toujours en son sein une part de

l’inconnu. C’est ainsi que le poète considère l’apparence des choses « comme autant

d’appels » et a exprimé, sur ce point-ci, son accord avec George William Russell selon

qui « chaque fleur était un mot, une pensée », toute chose du monde était « langage »523.

Le monde visible est comparé par l’écrivain irlandais à une tapisserie dont « l’envers »

pourrait être révélé à des moments opportuns : « Si cette tapisserie se soulevait, ne fût-ce

qu’un instant, je savais que je me trouverais au paradis »524.

C’est pendant cet instant éphémère où la « tapisserie » du monde « se soulevait »

que l’invisible était rendu soudain visible. L'espace restreint de notre vie s'élargit tout

d’un coup grâce à ce nouveau regard, et notre perception du temps évolue aussi. Tout en

vivant dans l’instant, où « tout pourrait aussi bien s’achever avant que rien ne se fût

produit », le poète éprouve une sérénité particulière et le sentiment d’habiter le Temps

avec tranquillité, en faisant l’expérience d’« un autre jour », d’« une autre nuit », c’est-à-

dire d’une « autre modalité du temps ». Ce moment de l’illumination est court, mais il

sait que d’autres ne vont pas tarder à venir :

Partout on lit des signes, mais l’œil qui les décèle est déjà près de se fermer, et ils restent épars, intermittents comme cris d’oiseaux avant le jour. La poussière soulevée par le vent ou le souffle retombe sur la table; la nuit est pleine de poussière brillante. Pourquoi ce noyau s’est-il ouvert? De quel autre sortit la force qui l’a fait se fendre? (p. 377)

Dans ce passage, Jaccottet revient à nouveau sur la question de comment

préserver les signes de l’invisible qui sont, par nature, insaisissables, associés d’abord à

« des espèces de flammèches » et ensuite à de la « poussière brillante ». Cette dernière

image est à la fois belle et signifiante : les signes du monde, qui demeurent la plupart du

temps fermés sur soi, ternes et inaperçus comme la « poussière », rayonnent parfois, dans

des circonstances favorables, comme des astres brûlants une fois que l’invisible s’ouvre à

nous – pensons au sens astrologique du mot « signe » qui signifie aussi « zodiaque » ou

523 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 85. 524 Le Flambeau de la vision d’A.E. cité par Jaccottet, ibid.

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« constellation ». Le monde moderne est conçu comme une nuit interminable, semé de

cette espèce de « poussière brillante » qui s’allume et s’enténèbre sans cesse comme des

clins d’œil espiègles, comme des bouches hésitant à parler, illuminant notre existence

terrestre d’une lumière intermittente.

4.3.3. Le regard « qui est pris dedans »

L'invisibilité du visible est cruellement ressentie par Jaccottet. Attiré par des

« appels » lancés depuis le fond des choses, il rêve d’avoir un regard qui permet de

pénétrer au « dedans » du monde où celui-ci « rayonne de sa lumière intérieure »525 : « Ne

pas voir cela du dehors. Ce ne peut être un spectacle, c’est ce qui est réellement vécu,

traversé, le secret où l’on habite, auquel on ne peut être extérieur »526. Le poète ne veut

pas se limiter au statut de « spectateur » mais désire rentrer à l’intérieur de ce qu’il

regarde, là où il éprouve ce sentiment exquis d’être « enfermé » ou, pour mieux dire,

d’être chez-soi.

Quand on est dans le corps, au cœur du monde - non plus un regard, même quand on regarde, le regard est pris dedans. Prisonnier, alors seulement on vit, non pas quand on est détaché. Dans ces chaînes en sueur, polies, douces Désirant cet enchaînement, cet aveuglement Dans cette eau sombre et brillante, dans cette cage de soupirs Bain Comme à l’intérieur d’un fruit… (p. 383)

Un contraste est constaté entre la première phrase, longue et prosaïque, et la

suite de la citation, qui est proche de la poésie et chargée d'allégories telles que celles de

« prisonnier », « chaînes », « cage » et « fruit ». Tous ces signes renvoient à un

enfermement ambigu, dans un lieu qui est à la fois la prison et la maison, entouré de

« chaînes » « douces » mais aussi plein de « soupirs ». Le poète ne peut pas s’empêcher de

désirer « cet enchaînement », « cet aveuglement » car c’est là que les yeux s’ouvrent

vraiment, le « regard » étant « pris dedans ». Pour Jaccottet, le regard n’est pas seulement

destiné à capter des données du monde extérieur, mais reste lié directement à la pensée

ou, plus précisément, à cette « infra-pensée » comme l’appelle Jean-Christophe Bailly. Un

regard qui est « pris dedans » peut frayer un passage à l’intérieur des choses pour engager

l'homme contemplateur dans le grand réseau du monde en tant que « le cœur battant » et

525 « Le jour me conduit la main », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 97. 526 « Juillet 1964 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit, p. 383.

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« l’œil éveillé de l’univers vivant »527. Grâce à ce regard « pris dedans », l'homme n’est

plus « cet être déraciné, éternel solitaire qui dévisage l’univers, c’est que l’univers pense

en nous528 », comme le dit François Cheng.

Il nous est à présent nécessaire de revenir au haïku cité au départ de notre étude

sur le regard : « L’enfant bouche bée qui contemple / des fleurs qui tombent / est un

Bouddha », afin de voir comment un regard profond peut conduire le regardant à « l’état

de béatitude » qui est « une imitation de la condition divine »529 : celui-ci qui s'oublie dans

son regard se libère par là même de la pesanteur de l'existence terrestre pour s’élever vers

un « paradis », « confirmé dans l’antique intuition de ce que peut l’homme au plus haut

de son génie »530, comme l’évoque Jaccottet dans des notes pour La Promenade sous les

arbres :

Simplement, je ne pouvais pas ne pas comprendre que tout était de nouveau là, tout proche, accessible à la plus dénuée des âmes, dans la plus monotone ou la plus difficile des existences: que tout redevenait possible (p. 138).

La relation de l’homme et du monde évolue en même temps que le regard se

prolonge et s’approfondit. Par moments, il semble que le « dedans » des choses se dévoile

soudain devant les yeux du poète. On a l’impression que l’Ailleurs est rapatrié Ici

l’espace d’un instant, grâce à la nouvelle lumière qui éclaire un monde « régénéré ». Cette

expérience de voir réapparaître le monde, on ne saurait mieux la formuler que par les

mots de Jaccottet lui-même, à propos d´un même mouvement chez Jean Paulhan :

[…] il a suffi de ce hasard pour qu’il redécouvre un lieu […] que l’usure de l’habitude lui avait fait perdre ; qu’il a suffi que l’apparence de ce lieu se brise, parte en morceaux, pour que lui soit rendu le réel, tel qu’un primitif […] l’éprouve531.

Mais très souvent, ce regard de l’illumination ne nous est accordé que de

manière temporaire, pendant le premier instant de nos rencontres avec les choses où

« une sorte de courant mystérieux passe », comme le décrit Jean-Marc Sourdillon dans

une étude sur la pensée du passage chez Jaccottet :

527 François Cheng, Œil ouvert et cœur battant, op. cit., pp. 59-60. 528 Ibid. 529 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 46. 530 Philippe Jaccottet, « Poussin tout proche de nous », Ecrits pour papier journal, Paris, Gallimard, 1994, p. 210. 531 Dans sa préface pour Le clair et l’obscur (p. 13), Jaccottet relate un anecdote de Jean Paulhan qui, en rentrant d’une soirée tard, et ne voulant pas éveiller sa femme déjà endormie, se contente d’allumer un court instant, puis s’efforce de gagner son lit sans bruit, dans l’obscurité. C’est là qu’« à son grand étonnement », l’espace tout entier semble se réorganiser sous cette lumière éphémère et révélatrice.

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La sensibilité est touchée, la pensée, l’imagination sont mises en ébranle par l’émotion. C’est tout l’être, à la fois physique et intellectuel, avec son passé, sa culture et le don de la parole, qui est donc requis532.

Deux regards, celui de l’homme et celui du monde, se croisent à un certain point

de l’axe du Temps : « au lieu de leur rencontre » « s’ouvre fugitivement la possibilité d’un

autre monde »533. Cette rencontre, Sourdillon l’a décrite comme une « possibilité qui ne

trouvant pas l’occasion de s’accomplir devient chance perdue », ou un « élancement à

l’endroit du passé et alimentant une nostalgie qui va devenir la semence d’un poème »534.

Cette « mini-intrigue » de la « rencontre », apparue un siècle plus tôt dans le sonnet « À

une passante » de Baudelaire, est reprise par Jaccottet dans « Le Pré de mai » :

Ces choses, herbes et fleurs, ces coloris, cette foules, entr’aperçus par hasard, en passant, au milieu d’un plus vaste et vague ensemble,

herbes et coquelicots croisant mes pas, ma vie, pré de mai dans mes yeux fleurs dans un regard, rencontrant une pensée, éclats rouges, ou jaunes, ou bleus, se mêlant à des rêveries, herbes, coquelicots, terre, bleuets, et ces pas entre des milliers de pas, ce jour entre

des milliers de jours (p. 493)

Ce genre de rencontre « profonde » ne se produit qu’au contact de l’immédiat.

Elle est enrichissante et inoubliable par sa fugacité même. On s’y arrête, on s’en va. Ce

qui est vu est conservé dans sa première fraîcheur au sein de la mémoire avant que

l’esprit rationnel n´ait eu le temps de procéder à son traitement. Plus la rencontre est

courte, plus elle dure sous forme de souvenir. La rencontre est donc le moment où deux

existences qui évoluaient sur des parcours distincts se croisent et s’unissent, comme si un

nœud était créé par une main invisible afin de les inclure dans un « vaste et vague

ensemble », où une « essentielle-intimité » s´établie entre homme et chose, homme et

homme, où des inconnus éprouvent le sentiment de se connaître depuis longtemps.

Pendant ce court instant, leurs âmes s’ouvrent les unes aux autres. Ces « nœuds » de

rencontres sont autant de « centres » du monde où ceux qui se rencontrent font

l’expérience de la plénitude de la vie :

Quelquefois, comme au croisement de nos mouvements (ainsi qu'à la rencontre de deux regards il peut se produire un éclair, et s'ouvrir un autre monde, il m'a semblé deviner, faut-il dire l'immobile foyer de tout mouvement ?535

Pendant ces moments de rencontre avec l'insaisissable, Jaccottet reconnaît, une

fois de plus, la loi cosmique du « passage » car, pour lui, l'expérience poétique peut très

532 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement : "Le passage" », op. cit., p. 39. 533 Ibid., p. 37. 534 Ibid. 535 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 464.

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bien se raconter comme « l'histoire d'une relation amoureuse avec celle qui toujours

disparaît »536. Dans « La Rivière échappée », le poète a évoqué ce « courant mystérieux »

qui circule entre lui et le cours d’eau :

Une chose me reste néanmoins : que je découvris en elle une rencontre dans le mouvant et le fluide (comme celle de deux regards au sein de leur imperceptible et inévitable vieillissement) ; un éblouissement né d'une rencontre, et cela dans un espace qui frémit, qui murmure et qui change537.

Pour accueillir dans son texte les moments intenses du « premier croisement », le

poète se met à la recherche d’un regard et d’une langue qui seront « à la vitesse » de ces

« signes du monde » qui apparaissent et disparaissent en un rien de temps. L’idée est

exprimée à de multiples reprises : « Plus de détours : mais retourner comme un fouet à la

cible. Le regard, la parole comme un fouet. »538 ; « Les choses devraient être saisies

brusquement mais exactement, comme d’un coup de fusil »539, ou encore « […] les vérités

poétiques étaient faites « pour le regard prompt et bientôt détourné d’un oiseau sans

poids »540.

Seul le regard rapide permettra de préserver la fraîcheur du regardé, de nous faire

remonter à la source intacte de l’inconscient avant que le processus de « théorisation » et

de « notionnalisation » ne se déclenche automatiquement dans notre tête, et nous

conduira à ce que Bailly appelle « la première couche du sens » qui est « brumeuse,

incertaine », « qui n’a pas de rails », « sans direction, sans signification et même sans

usage »541. De même, le poète de Grignan veut saisir la vue dans cet état de « pré-signe »

où elle « n'est que signifiance »542 en ayant recours à un « art de regard » proche de celui

des poètes japonais qui selon Bonnefoy accueillent dans leurs poèmes cet « immédiat »

qui « s’enflamme souvent dans quelque objet que l’on négligeait » et « qui s’étend dans

l’instant à tout le champ de notre expérience, substituant à ce qui eût été vécu

antérieurement comme un réseau d’articulations l’évidence d’une simultanéité sans

contenu notionnel et donc sans arrière-plan, sans ailleurs dans la concurrence des

choses »543.

536 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement : "Le passage" », op. cit., p. 37. 537 « La Rivière échappée », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 114. 538 « Avril 1962 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 366. 539 « Octobre 1962 », Ibid., p. 372. 540 « Remarques sans fin », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 138. 541 Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage, op. cit., p. 232. 542 Ibid. 543 Yves Bonnefoy, préface du Haïku, op. cit., pp. 20-21.

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Plus le regard se prolonge, plus il perd de son pouvoir d’évoquer, comme le

ressent le jeune héros d’À la recherche du temps perdu qui goûte à la seconde gorgée du

thé pour tenter de comprendre le « plaisir délicieux » éveillé par la petite madeleine

ramollie dans le thé : « Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans

la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde »544.

4.3.4. Regard et langue

La relation entre la vue et la langue est complexe. D’une part, la vue, en

comportant en elle une part « indicible », semble dépasser le pouvoir de l'expression. De

l’autre, la poésie, quintessence de la parole humaine, est fondée tout entière sur la vue et

le regard : « Qu’est-ce que le chant ? / Rien qu’une sorte de regard », écrit Jaccottet dans

un poème d’Airs (p. 445). Néanmoins, quand le poète tente de transformer la vue en

poésie, « inéluctablement se produit une altération, interaction de l'objet et de son

reflet »545, comme le dit Christine Dupouy dans La Question du lieu en poésie. La langue est

ressentie comme dangereuse par Jaccottet, se méfiant des détours et des ornements de

celle-ci qui menacent de déformer la vue. C’est peut-être pourquoi on est souvent réduit

au silence devant la beauté qui « excède absolument toute parole »546.

Ils sont sans parole l'hôte l'invité et le chrysanthème blanc547(Ryôta)

Roger Munier citant ce haïku dans l’avant-propos rédigé pour une anthologie de

haïku, y découvre « un silence à trois » où « L'hôte se tait et l'invité, mais aussi le

chrysanthème blanc »548. Les deux hommes, selon Munier, en contemplant la fleur, « sont

incités, comme contraints à partager » le silence du chrysanthème : « Leur propre silence,

dès lors, n'est plus seulement admiratif, mais d'adhésion à un dehors qui les dépasse,

auquel ils n'accèdent qu'en se taisant »549. Si Jaccottet n'est pas allé jusqu'à se taire devant

la beauté et continue de semer des notes-graines, il n’a pourtant pas davantage de

confiance en la parole, notamment en celle de notre époque. Il pense que la vérité n’est

possible que dans les « bouches malhabiles », ainsi qu´il l’évoque dans une étude portant

544 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 101. 545 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op. cit., p. 183. 546 Roger Munier, avant-propos de Haïku, op. cit., p. V. 547 Ibid. 548 Ibid. 549 Ibid. p. VI.

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sur Büchner et sur le fameux personnage de Woyzeck, qui ressent d'une manière si forte

la présence d’une « seconde nature » sans savoir pourtant « comment s’expliquer », tant

« les mots lui manquent » :

Et la seconde nature, Docteur, vous ne l’avez jamais vue? Quand le soleil est au midi, et que le monde a l’air de s’en aller en flammes, il m’arrive souvent d’entendre une voix terrible! » Ainsi, l’Autorité parle selon des formules mortes, et meurtrières, et le pressentiment d’une nouvelle vérité possible est dans des bouches malhabiles. « Je comprends », disait Rimbaud, « et ne sachant m’exprimer sans paroles païennes, je voudrais me taire550.

La langue moderne est une langue corrompue, ce qui est à l’origine de cette

impuissance à évoquer la vérité chez Woyzeck. Mais Jaccottet y voit justement l’espoir

d’une nouvelle langue qui naît du bégaiement des « bouches malhabiles », celles des

« fous », des enfants et peut-être des poètes angoissés : « Là précisément où le soldat

Woyzeck commence à bafouiller, parce qu’il ne trouve pas de mot pour exprimer ce qu’il

ressent, là commence la poésie »551. Cette « maladresse » est elle-même prometteuse,

parce que ce qui paraît inexprimable « aspire », « par là même », « à l’expression », la

désirant, la demandant :

[…] c’est à cet appel du monde obscur et sans voix que le poète, presque toujours, est sensible, et s’efforce de répondre. Il essaie de parler dans le domaine même où les autres renoncent […]552.

En balbutiant et en parlant avec maladresse, le poète ne cesse d’approcher le

centre de la « nouvelle vérité ». Si l’écriture de Jaccottet devient avec le temps plus

fragmentaire et plus dispersée, dans laquelle on constate souvent des reculs et des

hésitations, c’est parce qu’à chaque fois qu’il sent que la manière dont il s´exprime

commence à s’éloigner du réel et à se couvrir d’illusions, il se reprend et revient à son état

originaire pour tenter de s´accorder de nouveau à la vue. On ne saurait jamais trop

souligner le rôle fondamental d’un « double effort » dans le travail poétique, c’est-à-dire

celui du regard et celui de la langue en même temps, comme l’évoque Roger-Gilbert

Lecomte : « Regarder à se crever les yeux, à éclater le crâne, avec les yeux de derrière, les

yeux de derrière la tête… ». Le poète de Grignan, citant ces mots dans son texte consacré

à Büchner, commente ensuite : « Percer les apparences, voir l’invisible, deviner l’ordre

vrai sous les organisations qu’on pressent fausses, connaître, comprendre : tel est le

besoin humain »553.

550 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 328. 551 Ibid., p. 330. 552 Ibid. 553 Ibid., pp. 330-331.

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Deuxième partie : Lieu et temps

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Chapitre IV : Lieu et cosmos

La notion de lieu et celle de temps sont constitutives de la pensée du cosmos

chez les Chinois. Selon le philosophe Mo-Tseu (479-392 av. J.-C.), le mot « cosmos »

(« yu zhou » en chinois) est composé de deux entités interdépendantes, puisque « yu »

signifie l’espace illimité et « zhou » le temps infini. Dans le but de mieux comprendre la

perception jaccottéenne du cosmos, nous devons nécessairement examiner la question du

lieu et du temps chez le poète. L’« ordre du monde » qu’il n’a cessé de poursuivre

n’acquiert sa réalité qu’à l’intérieur d’une étendue spatiale et temporelle.

Le rapport du lieu et de l’ordre cosmique est révélé d’abord par Platon dans le

Timée. Le philosophe grec montre qu’au commencement, toutes les choses étaient en

désordre, ne connaissant « ni raison ni mesure »554 ; c’est le dieu organisateur qui

« entreprit » ensuite « d’ordonner le tout » en introduisant des « proportions » dans

chacune des choses et dans leur relation les unes par rapport aux autres555 :

C’est dans cet état qu’il les prit, et il commença par leur donner une configuration distincte au moyen des idées et des nombres. Qu’il les ait tirés de leur désordre pour les assembler de la manière la plus belle et la meilleure possible […]556.

Cet ordre accordé à l’univers par le Démurge n’est pas séparable de l’espace,

lequel se présente comme une sorte de réceptacle où la « belle ordonnance » cosmique se

déploie. Ainsi, l’apparition du mot χώρα (« lieu » en grec) dans le Timée est plus que

significative, qui contribue à approfondir considérablement le sens de l’espace physique

dans la pensée grecque. Augustin Berque, méditant sur la question de l’ordre et de

l’espace chez Platon, déclare que « la mise en ordre (kosmos) des choses les unes par

rapport aux autres, dans le tissu de relations réciproques (summetriai) » forme

concrètement « leur milieu (chôra) au sein du monde sensible (kosmos) »557.

554 Platon, Le Timée, op.cit., 53c-54c. 555 ibid., 70a-71b. 556 ibid., 53c-54c. 557 Augustin Berque, « La chôra chez Platon », Espace et lieu dans la pensée occidentale, op.cit., p. 21.

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1. Lieu, paradis, patrie

Plus que la Suisse romande, la terre de Grignan représente l’idéal de la « patrie »

pour Jaccottet. Dans cette lumière méditerranéenne revitalisante et thérapeutique, qui

s'oppose à l'obscurité parisienne et au froid helvétique, il puise une force spirituelle

nouvelle qui permet de résister contre les « maladies » de la modernité. Distingué du

monde profane et quotidien où la vie tend à perdre son sens, Grignan est un haut-lieu

pour le poète, comme il l’évoque dans Paysages avec figures absentes :

Dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire, ces paysages où le monument humain se distingue mal du roc et de la terre nous donnent un ébranlement profond, entretiennent le rêve d’une sorte de retour en arrière 558 auquel beaucoup sont sensibles, effrayés par l’étrange avenir qui se dessine (p. 394).

Ce n’est que sur cette terre chaude et surtout réchauffante qui semble à l’abri du

ravage du temps, que le poète peut espérer à la confusion du soi et du monde, à un retour

à l’Origine, éprouvant le sentiment d’être relié, « dans les paysages d’ici », « au très

ancien et à l’élémentaire » (ibid.). Ces liens, très précieux, constituent « la grandeur » de

Grignan ou de la Provence, et les transforment en « nouvelle Grèce » de Jaccottet,

laquelle n’est pas sans rappeler celle de Hölderlin. La Grèce des deux écrivains n’est pas

celle, « classique », de Goethe ou de Schiller, mais apparaît comme l’archétype d’un pays

idéal, d’une patrie perdue, que les poètes nostalgiques veulent faire coïncider avec la terre

qu’ils habitent réellement. À la « Grèce souabe » de Hölderlin, répond la « Grèce

provençale » de Jaccottet où séjournent ses propres dieux, « figures absentes » qui lui sont

chères.

L’Origine ou le Commencement est très présent à Grignan, parce que le temps

ne s’y écoule pas en un sens unique mais se déploie dans l’étendue. Différentes époques

de l’histoire coexistent simultanément dans ce pays qui est le lieu de « la conservation

intégrale du passé »559. En ce sens, Grignan est proche de la ville de Rome que Freud

demande à son lecteur d’imaginer, comme « si rien de ce qui s’[y] est une fois produit ne

558 Bien que Jaccottet évoque un rêve de « retour en arrière », il s'oppose pourtant à ce goût de primitivisme qui gagne du terrain dans la littérature actuelle. Pour lui, la mission du poète consiste moins à célébrer superficiellement quelques éléments archaïques qu'à « rendre à nouveau plus visible » « la force qui s'était traduite autrefois dans ces monuments » et à restaurer « la belle ordonnance » du cosmos. D'ailleurs, cette présence de « l'élémentaire » et du « très ancien » à Grignan laisse penser que l'Âge d'or n'est pas une époque lointaine impossible à retrouver de même que le paradis n'est pas extraterrestre. Celui-ci est réel et atemporel, habité hic et nunc par l'homme : « ces éléments, que je le veuille ou non, intervenaient, plus ou moins loin de la conscience, dans ce qui se formait en moi autour de ce mot : "paradis". » « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 469. 559 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Payot et Rivages, Paris, 2010, p. 49.

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s’y [était] perdu et [si] toutes les phases récentes de son développement [subsistaient]

encore à côté des anciennes »560. Baigné d’une lumière « grecque », le poète se promène

parmi « les sources, les arbres, les montages » que « les dieux habitaient » autrefois561,

découvrant ici un autel dédié aux nymphes, là une resserre à outils qui évoque des

« fondations de forts ou de temples », où il éprouve le sentiment non seulement d’assister

« au commencement de notre histoire » mais de pénétrer de plus « dans les

soubassements de notre pensée et de nos rêves »562. Les « figures absentes » des dieux qu’il

voit partout dans les paysages de Grignan font rêver au monde de l’immémorial, qui est

organisé tout entier suivant des lois cosmiques et « mis en rapport avec un ensemble »563.

1.1. L’absence de l’homme dans les paysages de Jaccottet

On remarque que les lieux de prédilection de Jaccottet sont, pour la plupart, peu

fréquentés. « On est entré dans un cercle de collines, écrit-il dans la « Prose au serpent ».

Si solitaire que parfois, des nuages couvrent-ils le ciel, le silence en devient presque

inquiétant » (p. 494) ». Plus tard, le versant calme de ce paysage est souligné à nouveau :

« Personne toujours. Nul qui ouvre la porte des forêts. Tout a-t-il cessé de vivre ? » (p.

495) Il semble que la parole de l’invisible n’est audible que dans ce cadre purement

naturel, privé de traces humaines, puisque « le message ne doit pas être ébruité » et qu’il

s’agit d’un secret dont « la victoire ou le salut dépend »564. L’éloignement du milieu

humain s’avère nécessaire ou même vital : le poète, entouré par la nature sauvage,

parvient à pénétrer dans « l’essentielle intimité » des choses et à opérer un retour à

l’Origine. L’espace d’un instant, le monde retrouve son statut sacré tel qu’il l’était jadis

dans l’inconscient collectif des hommes primitifs qui le vénéraient et le redoutaient à la

fois.

À la « sublimatas » du cosmos, le poète ne peut répondre que par une « humilitas

de la conduite et de la parole » ou « une modestie de l’âme », qui n’est nullement chez

Jaccottet « une attitude éthique assimilable à quelque désir d’abaissement » mais relève,

comme le dit Claude Esteban, de « la reconnaissance intellectuelle d’une situation

560 Ibid. 561 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p, 470. 562 Ibid., p. 472. 563 « Prose au serpent », Ibid., p. 494. 564 « Hameau », Après beaucoup d’années, in Jaccottet, Œuvres, op.cit. p. 834.

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métaphysique qu’il n’appartient pas à la conscience de modifier »565. Ce sentiment

d’humilité, l’homme a depuis longtemps cessé de l’éprouver à l’égard de la nature. Si les

siècles qui précèdent l’âge de l’industrialisation étaient caractérisés par un rapport de

force défavorable à l’homme qui devait se plier à l’ordre de l’environnement pour

survivre, ce rapport est maintenant inversé à l’époque de la modernité où l’espèce

humaine se croit libérée des caprices de la nature et se déclare maître de l’univers. Cette

perversion de la relation avec la nature, qui est à l’origine de la perte de foi de l’humanité

et de toutes sortes de malédictions que nous connaissons aujourd’hui, a profondément

angoissé le poète de Grignan qui cherche à restituer à l’individu son ancien statut

d’homme « humble » face au monde, afin de renouer ses liens affectifs avec le cosmos, à

la manière de l’enfant ingrat avec sa mère.

C’est dans les campagnes, dans les paysages rarement fréquentés et restant

inchangés au fil du temps, que le poète devient particulièrement sensible au pouvoir

impressionnant de la nature et prend pleinement conscience de la « supériorité » de celle-

ci. C’est là qu’il se procure une solitude exquise et saine, propice à la méditation

profonde et aux rêveries poétiques, comme on le trouve chez Rousseau, le promeneur

solitaire et, plus particulièrement, chez Roud, qui arpente régulièrement la campagne

vaudoise et qui a inspiré à Jaccottet l’amour des paysages. Dans son entretien avec

Sébastien Labrusse, le poète de Grignan précise qu’à l’époque de sa jeunesse où il

n’éprouvait pas encore d’attrait pour la peinture ni pour les paysages naturels, il allait,

« mais en [se] forçant un peu » se promener dans la campagne pour « imiter Gustave

Roud » qu’il admirait beaucoup566. Le jeune poète comprendra plus tard que la solitude

est bien ce qui fait toute la « différence » de Roud, qui « le privait à jamais de cet accord

avec le monde et avec les autres dont l'image lui apparaît souvent, dans ses poèmes, au-

delà d'une vitre (qui le lui montre et l'en sépare) »567. De la solitude roudienne « à double

tranchant », Jaccottet ne retient que la leçon positive : la solitude semble non seulement

« acceptable », mais « nécessaire et presque désirable », dans la mesure où elle est vécue

comme « la condition même d'une vision plus aiguë du monde, voire de la poésie, et le

lot du contemplatif »568. Par conséquent, la solitude du poète est très enrichissante, elle

permet d’extraire le plus pur chant des pires menaces.

565 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., p. 146 566 Philippe Jaccottet, Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., p. 14. 567 Philippe Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op.cit., p. 11. 568 Ibid., p. 14.

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La promenade solitaire et silencieuse est appréciée par beaucoup d’écrivains de

notre époque et notamment par ces « voyageurs d’hivers », selon le mot de Jaccottet, qui

partent à la recherche de la vérité du monde au moyen de la marche et de la poésie.

Parfois, l’amertume de l’isolement peut être récompensée par l’euphorie de la découverte

inattendue du paradis rêvé. C’est pourquoi la solitude est caractérisée d’« irisée » par

Jaccottet569, tant elle est bénéfique et instructive, conduisant l’égaré vers sa destination à

la manière du fil d'Ariane.

Pénétrant dans la nature sauvage, le promeneur fait l’expérience d’une sorte de

« désocialisation » et réintègre progressivement la belle ordonnance du cosmos. Dans ce

« cercle de collines » « solitaire », le corps du poète ainsi que son âme s’ouvrent

entièrement au grand dehors. Tous ses sens sont en éveil, à même de saisir non

seulement des mouvements infimes des roseaux, mais aussi leur « chuchotement » qui

« passe de l'un à l'autre, un peu plus haut que le sol » et « au-dessus, des cris épars

d'oiseaux que l'on devine, que l'on perd de vue » (p. 495). En ce lieu loin des bruits de la

société moderne, le poète entend soudain le « murmure » « éternel » qui monte du fond

de la Terre-Mère. Le monde se dévoile dans toute sa plénitude devant les yeux éblouis du

promeneur solitaire : « Entre le ciel et ses reflets. Rien que l'espace, presque immobile

[…] »570. Cet espace immense, que le poète perçoit pendant les meilleurs moments de sa

vie et ne cesse de revoir dans ses rêves, est soumis tout entier à l’ordre cosmique. Les cris

d'oiseaux et le chuchotement des roseaux qu’il écoute avec grande attention sont autant

de points sonores déposés harmonieusement dans l’étendue. Ils ont accordé à l’espace

une espèce de rythme et permettent à l’informe de prendre forme.

L’ordre cosmique dont fait preuve la terre de Grignan s’oppose à un autre ordre,

le « pseudo-ordre » qui préside à la vie moderne, « une organisation plutôt qu’un ordre »,

« qui semble n’avoir aucun sens en dehors de sa nécessité »571. Le ordre véritable, celui

que le poète n’observe que dans la nature, ne ressemble point à une telle « organisation »,

mais confine plutôt à ce que l’on perçoit comme « désordre » ou « confusion ». Dans ces

« paysages sans figures », le végétal, le minéral et l’animal se distinguent à peine les uns

des autres : « Surtout la pierre usée, tachée de lichens, proche du pelage ou du végétal, les

écorces »572. Dans cette région où la limite est si peu visible entre les différents « règnes »

de la nature, le monde semble n’avoir pas encore achevé le processus de différenciation 569 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 496. 570 Ibid., p. 495. 571 Observations, op.cit., p. 26. 572 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 394.

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pour passer du chaos au cosmos. Même l’espèce humaine semble rester encore à

l’intérieur du « paradis perdu de l’animalité »573. Les ruines de monuments antiques,

dressés jadis en hommage aux dieux, se mêlent aujourd’hui aux herbes et aux

insignifiantes fleurs du printemps. Les œuvres de l’homme qui deviennent inutiles au fil

du temps acquièrent une dimension cosmique. C’est bien la disparition de cet aspect

utilitaire ou fonctionnel qui leur permet de réintégrer la nature et d’apparaître de nouveau

comme modèles de « l’ordre du monde ».

1.2. « Appels » du lieu

L’acte d’entrer dans les « lieux », c’est-à-dire dans les paysages « signifiants » et

par conséquent « sacrés », a pour le poète un sens rituel qui équivaut à une sorte de

consécration ou d’initiation et promet un recommencement de l’existence. L’attirance du

lieu est ressentie dès le début de la « découverte » « prodigieuse » « du paysage à partir de

Grignan » dont l’écho est plus que présent dans l’œuvre de Jaccottet574. Une force

« centripète » semble le pousser continûment vers un « centre » qu’il découvre lors

d’occasions inespérées. Le poète demeure passif, inerte, humble, face à la grande nature

vue comme « une instance supérieure dont rien ou presque ne peut être dit »575, ainsi que

le remarque Claude Esteban dans son étude sur Jaccottet. Incapable de prendre

d’initiative, le poète de Grignan n’a d’autre choix que de tâtonner comme un « aveugle »,

se laissant conduire par une « voix » énigmatique :

Dès que j'ai regardé, avant même - à peine avais-je vu ces paysages, je les ai sentis m'attirer comme ce qui se dérobe, ainsi que parfois dans les contes, en particulier dans celui, si beau, des Mille et Une Nuits où le prince Ahmed, ne retrouvant plus la flèche qu'il a tirée, est entraîné toujours plus loin à sa recherche pour aboutir enfin au lieu aride où se cache la demeure d'une fée. (p. 468)

En évoquant le prince Ahmed, le poète place son expérience extatique dans un

contexte fantastique qui permet de réduire plus ou moins le degré de « l'absurdité » de ses

« impressions », celles d’une réalité qui confine à l’irréel. En effet, Jaccottet recourt

souvent à des expressions comme « dans les contes », « dans le rêve » ou « dans toutes les

illusions du rêve »576 pour ne pas surprendre les lecteurs par ce qui pourrait paraître

insolite et invraisemblable dans ses textes – d’ailleurs, un des reproches qu’il a fait aux

573 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 110. 574 Philippe Jaccottet, Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., p. 14. 575 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., p. 146. 576 « Sur les pas de la lune », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 105.

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surréalistes porte justement sur leur intention de « surprendre »577. On retrouve cette

prudence propre à Jaccottet dans sa prose nommée « Sur les pas de la lune » où celui-ci,

pour évoquer « en douceur » sa vision de l’apparition d’un « royaume de morts » sous le

clair de lune, choisit de placer celle-ci dans le cadre d’un thème fictif : « il me parut que,

tel le héros d’un conte, j’avais ouvert par mégarde une porte sur un lieu »578. La

découverte de l’inconnu dans les choses qui lui sont proches et familières a suscité chez le

poète une excitation intense et ancienne, qui remonte aux souvenirs d’enfance des

premières lectures des Mille et une nuits, mentionnées dans une note de La Semaison579.

Jean-Claude Mathieu a souligné, d’ailleurs, la fascination de Jaccottet pour la fameuse

formule magique « Sésame, ouvre-toi »580, tirée du grand classique oriental qui contribue,

avec Le Livre des morts des Anciens Egyptiens et Rituels accadiens de Thureau-Dangin581, à

nourrir chez le poète un « élan confus » vers l’Orient582, lequel est considéré comme

l’archétype de la « Terre promise » lointaine et inaccessible, vers où il est « entraîné

toujours plus loin » :

De la même façon, ma pensée, ma vue, ma rêverie, plus que mes pas, furent entraînées sans cesse vers quelque chose d'évasif, plutôt parole que lueur, et qui m'est apparu quelquefois analogue à la poésie même. (p. 468)

En effet, l’idéal poétique de Jaccottet est intimement lié à l’imaginaire d’une

patrie lointaine dont il entend des appels émanant du fond des paysages qui l’entourent.

Pour lui, la poésie n’est autre chose qu’une réponse à ces appels et à la « parole » évasive

du cosmos.

Je crois que c'était le meilleur de moi qui entendait cet appel, et j'ai fini par ne plus me fier qu'à lui, négligeant l'une après l'autre toutes les voix qui auraient pu m'en détourner et sur lesquelles je ne m'attarde pas ici, leurs objections me paraissant vaines, en dépit de ce qu'elles peuvent avoir de persuasif ou d'autoritaire, contre l'immédiateté et la persistance de cette parole lointaine. (p. 469)

577 Il y a chez Jaccottet, « depuis longtemps », « un agacement, un éloignement à l’égard de la poésie surréaliste » et de leur intention de surprendre par « l’abus de l’image ». Philippe Jaccottet, De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, op. cit., p. 23. 578 « Sur les pas de la lune », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 105. 579 « Je pense à la fascination qu’exerça sur moi, enfant, une édition illustrée de quelques contes des Mille et Une Nuits, fascination retrouvée depuis, différente mais tout aussi profonde. » « Décembre 1966 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 408. 580 « Dans les contes d’Orient les "clefs" le fascinaient, qui donnaient accès à un trésor ; la plus miraculeuse tenait en une formule magique : ne revit-il pas, ce Sésame, dans l’efficace des mots du poème ? » Jean-Claude Mathieu, Philippe Jaccottet : l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, op.cit., p. 11. 581 Voir Observations, op.cit., pp. 27-29. 582 À partir du mot Russie, op.cit., p. 1174.

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L’appel de l’autre monde n’est percevable que lorsque l’auditeur se trouve dans

le « meilleur de soi ». Comme une parcelle de terre gardée intacte sous la neige, ce

« meilleur de soi » est bien une partie du « soi » sans être tout à fait à l’intérieur de celui-

ci, mais qui s’en détache pour s’élever vers une « instance supérieure ». Intermédiaire

entre le dedans et le dehors, l’âme et le corps, ce « meilleur de moi » ne se dévoile que

pendant les moments poétiques et intenses de la vie, et demeure la plupart du temps

inconnu et inintelligible pour le « soi » de tous les jours qui s’est depuis longtemps éloigné

de l’Origine.

Pendant ce pèlerinage par « le chemin de l’ouïe »583, le poète de Grignan

redécouvre les sons du monde. On remarque que l’acte d’écoute se passe à deux

niveaux chez lui. Il entend d’abord des sons concrets tels que des chants d’oiseaux ou des

gazouillis de ruisseaux, et ensuite, une parole beaucoup plus ample et profonde,

transmise par ces sons concrets, tel un « appel » venu de l’Ailleurs reçu par « le meilleur

de soi ». Cette voix ambivalente, à la fois « lointaine » et « immédiate », peut pénétrer au

plus profond de l’âme, comme cette épine de rosier, sous la plume d’Oscar Wilde qui

traverse le cœur du rossignol amoureux pour faire jaillir le plus beau chant du monde584.

1.3. Le « paradis terrestre »

Dans toute l’œuvre de Jaccottet, le livre de Paysages avec figures absentes tient une

place particulière, apportant un éclairage nouveau sur ses « impressions » ou

« entrevisions » qui ne sont évoquées que vaguement dans les publications précédentes.

Dans ce recueil qui pourrait sans doute se lire comme un livre de « traduction », l’écrivain

suisse a consigné de manière minutieuse son expérience en tant qu’auditeur de la « parole

de choses » à Grignan, qui se résume enfin à un seul mot :

Maintenant encore (et pourtant les années auraient dû m'user), il m'arrive de retrouver aussi intense le sentiment qui me vint au commencement, et qui se traduisit aussitôt en moi par le mot : « paradis ». Traduction parfaitement absurde [...]. (p. 469)

[…] ces éléments, que je le veuille ou non, intervenaient, plus ou moins loin de la conscience, dans ce qui se formait en moi autour de ce mot : « paradis ». (p. 470)

« Paradis », c’est bien le mot juste que le poète entend sonner dans sa tête depuis

longtemps sans avoir le courage de le prononcer, par crainte de déformer ou obscurcir les

583 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op.cit., p. 123. 584 Oscar Wilde, Le Rossignol et la rose, Œuvres, préface et notices Pascal Aquien, Paris, Librairie Générale Française, 2003.

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pressentiments informes et fragiles. Bien que très prudent avec les termes à connotation

religieuse, Jaccottet se voit obligé d’avoir recours à celui de « paradis », « chargé de

culture », tant son impression est immédiate et persistante, puisque dans ce pays de

Provence, il semble voir réaliser le rêve d’Empédocle d’un Âge d’or585 ou celui de

Hölderlin d’un« second âge de l’humanité » où le monde retrouve son harmonie perdue

dans la lumière d’une « divinité qui embrasse tout »586.

Pour Jaccottet, les notions de « paradis », de « patrie » ou encore de « lieu » sont

très proches les unes des autres, ou même interchangeables. Si ces paysages lui

chuchotent le mot de « paradis », c’est parce qu’il y éprouve le sentiment de

« respirer mieux », « comme quelqu'un qui retrouve la terre natale » (p.473). Rappelons-

nous que l’auteur de La Semaison, en méditant sur la question importante « Qu’est-ce

qu’un lieu ? », définit celui-ci précisément comme un espace où nous pouvons

« recommencer à respirer », « à croire une vie possible » (p. 395), et où nous cessons de

vivre en marge de la vie pour pénétrer dans son centre où nous nous sentons « plus

lourds, plus forts, plus rayonnants »587. La question du « centre » est reprise par Jaccottet

en vue d’éclairer son image de « paradis » :

Quand on quitte la périphérie pour se rapprocher du centre, on se sent plus calme, plus assuré, moins inquiet de disparaître, ou de vivre en vain. Ces « ouvertures » proposées au regard intérieur apparaissaient ainsi convergentes, tels les rayons d'une sphère ; elles désignaient par intermittences, mais avec obstination, un noyau comme immobile (p. 473).

Deux caractéristiques du « paradis » de Jaccottet sont évoquées dans ce passage.

On remarque d’abord dans cet espace idéal une « correspondance » entre un « regard

intérieur » et un regard extérieur ou cosmique, incarné par « les rayons d’une sphère ». Il

s’agit sans doute d’une inspiration platonicienne, puisque l’on trouve dans le Timée un

même jeu de miroir entre le « Feu-lumière » cosmique qui « pénètre en nous par les

rayons » et un autre feu « au-dedans de nous » qui est « frère de celui-là » et rayonne à son

tour « par nos yeux » : « Le semblable se combine avec son semblable, et ce rayon mixte

va toucher les objets »588. Ainsi, l’homme n’est rien d’autre qu’un miroir du cosmos, alors

que son « regard intérieur » est le reflet de ce « Feu-lumière » astral. Par ailleurs, c’est bien

cette double lumière extérieure et intérieure qui nous permet de « voir » car, l’œil est « du

585 Il s’agit d’une époque où « Tout était doux et familier pour l'homme, soit bêtes, soit oiseaux ; la bienveillance régnait » ; « les arbres étaient toujours couverts de feuilles et de fruits, et toute l'année donnaient une abondante récolte ». Voir Empédocle, « De la Nature – Purifications », in L’Aurore de la philosophie grecque, op.cit., fgt. 130. 586 Voir Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op. cit., p. 177. 587 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 80. 588 Voir Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination, Paris, J. Corti, 1965, p. 169.

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feu céleste condensé, et sa forme ronde le désigne pour le rôle de microcosme, de petit

ciel »589. La deuxième caractéristique du « paradis » jaccottéen, qui relève toujours d’un

héritage grec et cosmologique, consiste en l’idéal d’une sphère s’organisant autour d’un

centre-noyau comme immobile, laquelle se rapproche en quelque sorte de la sphère

parménidienne ronde, immuable et contiguë à elle-même : « il [l’Etre] est sans manque,

dit Parménide, terminé de toute part, semblable à la courbure d’une sphère bien

arrondie ; à partir du centre il est également rayonnant. […] il est éternel et immobile, il

ignore par conséquent le temps et l’espace »590.

Proche du modèle parménidien et platonicien, le « paradis » de Jaccottet est donc

le centre rayonnant d’un espace stable où « l’exilé » retrouve la « patrie » désirée depuis

longtemps. Témoin des innombrables catastrophes du monde moderne, visibles ou

invisibles, toutes destructrices, le poète, en gagnant la terre de Grignan, éprouve le

sentiment d’être « enserré » de nouveau dans les liens puissants de la nécessité et d’être

relié « au très ancien » ainsi qu’« à l’élémentaire »591. Ce paradis-patrie auquel il rêve n’est

pas extraterrestre, mais tout proche de lui : il s'agit d'une partie ignorée mais pourtant

vraie de ce même monde. Semblable à ce que Woyzeck appelle la « seconde nature »592

de l’univers, cet « autre monde » qui préoccupe fortement Jaccottet, la plupart du temps

échappe au regard de ses contemporains. Si certaines images sous la plume du poète ont

donné l’impression d’être fantastiques ou surnaturelles, elles relèvent en effet toujours de

la réalité et restent « un morceau du monde »593. C’est pourquoi, si fasciné soit-il au

départ par l’expérience extatique de George William Russell dans Le Flambeau de la vision,

Jaccottet prendra par la suite ses distances avec le poète mystique irlandais dont les

visions lui paraissent trop éloignées du réel et relèvent d’une « promesse de l’Âge d’or

comme présence actuelle non tenue », « puisque c’était d’un autre monde qu’il nous

entretenait » et que cette « parole qui cherche à échapper à ce monde » risque de

s’égarer594. Jaccottet précise que si la terre de Provence a suscité chez lui un sentiment

589 Ibid., p. 170. 590 On pourrait séparer, sans doute grossièrement la cosmologie présocratique en deux familles d’esprits qui se placeraient sous le signe d’Héraclite et celui de Parménide. Contrairement aux partisans d’Héraclite qui ont le goût du mouvement et de l’infini, les parménidiens sont les « amants de l’immuable » et mettent en avant l’idéal d’une sphère « parfaite » qui échappe à la fois au temps et à l’espace. Voir Jean Brun, Les Présocratiques, op.cit., p. 72, ou Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination, op.cit., pp. 18-28. 591 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 394. 592 Voir Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 328. 593 « Hameau », Après beaucoup d’années, op.cit., p. 834. 594 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 89.

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intense de « paradis », il ne s’agit pourtant pas de ces « terres où coulent le lait et le

miel »595. Il rejette, les unes après les autres, les interprétations religieuses, les souvenirs

d’enfance et les images littéraires, pour retenir enfin l’image d’une terre qui n’a rien de

surnaturel ni d’extraordinaire ; il s'agit d'un « paradis » terrestre, d’un chez-soi simple,

d’une Arcadie réelle et atemporelle.

Le Paradis est en quelque sorte dispersé sur la terre entière, diffusé partout, - et c’est pourquoi il est devenu si méconnaissable. Ses traits épars doivent être réunis, son squelette réhabillé. Une "régénération" du Paradis596.

Tirant une leçon importante de Novalis, Jaccottet comprend que la mission du

poète moderne ne consiste pas à nourrir l’illusion d’un « paradis » utopique et

inaccessible, mais plutôt à restituer à ce monde-ci son aspect originaire de « paradis ».

C’est ainsi qu’un passage du Poetic principle de Poe est jugé « essentiel » par le poète de

Grignan :

[…] quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé597.

C’est dans un même mouvement de pensée que Rilke se demande « si le temps

n’est pas venu pour les poètes de dire non plus le ciel, l’ineffable, mais la terre, l’"ici", le

proche et le simple598. A l’instar d’Ulrich, homme « sans qualités » pour la société

moderne à travers qui Musil exprime sa propre vision du monde, Jaccottet rêve à une «

Terre promise » « sans croire ni à Dieu ni à l’âme, même pas à un Au-delà ou à un

recommencement », mais simplement en tant qu’« homme de ce monde »599. Dans le

texte liminaire de Paysages avec figures absentes, l’auteur craignant que l’on lui reproche la

recherche d’un refuge dans la nature contre le monde réel, précise que ses textes « ne

parlent jamais que du réel », « de ce que tout homme aussi bien peut saisir »600. Pour le

poète de Grignan, chacun d’entre nous dispose du potentiel pour découvrir le monde

merveilleux proche du « paradis » sous sa plume, si l’on prend le temps de « réapprendre 595 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 469. 596 Novalis, Œuvres complètes, II, p. 307, fr. 433, cité par Jaccottet dans Observations, op.cit., p. 53. 597 En citant ce passage de Poe dans ses Observations, Jaccottet a souligné l’influence importante qu’il a eue sur lui comme sur Baudelaire qui « se l’est en quelque sorte appropriée » dans ses Notes nouvelles sur Poe. Voir Observations, op.cit., p. 53. 598 « Peut-être sommes-nous ici pour dire : maison, / pont, fontaine, portail, cruche, verger, fenêtre - / au mieux : colonne, tour… mais dire, comprends-moi, / comme les choses même jamais n’ont cru être / intimement… » Mots de Rilke cités par Jaccottet dans Le Bol du Pèlerin, in Jaccottet, Œuvres, op.cit., p. 1130. 599 Robert Musil, L’Homme sans qualités, op.cit., t. 2, p. 111. 600 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 463.

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le regard »601. Ce que dit Claude Esteban à propos de l’essence de la poésie moderne

illustre parfaitement la relation entre l’autre monde et « ce monde-ci » chez Jaccottet :

« La poésie n’a pas d’autre lieu d’existence que cet Ici et Maintenant d’un peu de terre

compromise, mais sous le "bleu adorable" d’un Ailleurs et d’un Toujours »602.

1.4. La leçon de l’immédiat

L’image du « paradis terrestre » chez Jaccottet n’est pas sans rappeler une leçon

du bouddhisme : « La vérité est ici, la vie est voie »603, dit Huineng, le sixième patriarche

du zen en Chine. De même, Kukai, le saint fondateur de l’école bouddhiste Shingon au

Japon nous apprend que l’expérience que l’homme fait « ici et maintenant » du monde

constitue sa « réalité suprême », « au-delà de laquelle nul ne peut aller », puisque « c’est

dans notre propre corps et dans ce monde-ci que l’on devient Bouddha » 604 .

L’attachement oriental à ce monde-ci où l’on devine une vérité inconnue est partagé par

des poètes modernes occidentaux, comme Rilke l’écrit dans une lettre à Clara, au temps

du Livre d’heures : « je marchais et je voyais, mais je ne voyais pas la nature, seulement les

visions qu’elle m’inspirait… »605. Le poète apprend « à voir et à faire » comme s’il était

jadis aveugle et sourd au monde. La même expérience visionnaire est connue par

Hölderlin devant le Rhin qui remercie Dieu de lui ouvrir les yeux à ce paysage

extraordinaire que « des milliers auraient passé sans rien voir », « soit qu’ils fussent

habitués à de tels spectacles, soit qu’ils n’eussent que de la graisse en place de cœur »606.

Et dans un même mouvement de pensée, Jaccottet tend à accorder une place toujours

plus importante à l’immédiat dans son œuvre :

L'immédiat : c'est à cela décidément que je m'en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n'a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante. (Paysages avec figures absentes, p. 469)

Le mot « immédiat », dérivé du latin « immediatus » composé de « in- » (« sans »),

« medium » (« milieu ») et le suffixe « -atus », signifie en effet le fait d’aller au but sans

passer par le milieu. Si Jaccottet désigne le monde visible sous le nom de « l’immédiat »,

601 Pierre Chappuis, Tracés d'incertitude, Paris, José Corti, 2003, p. 43. 602 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., la quatrième de couverture. 603 Voir Nelly Delay dans Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 74. 604 Ibid., p. 69. 605 Voir Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 61. 606 Hölderlin, Éd. Hellingrath, t. I, p. 225, cité par Jaccottet, Observations, op.cit., p. 39.

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c’est qu’il ressent un courant d’énergie qui passe directement de celui-ci dans son propre

corps, sans aucun intermédiaire. Le « coup de foudre » a eu lieu au premier moment où

les deux regards, cosmique et humain, se croisent : « Dès que j'ai regardé, avant même –

à peine avais-je vu ces paysages, je les ai sentis m'attirer » (p. 468). Les choses du monde,

qui sont autant d’« apparitions disparaissantes » 607 comme les appelle Jean-Marc

Sourdillon, échappent au regard aussi bien qu’à la langue. Mais elles reviennent dans

l’esprit du poète avec « une insistance toujours vive et décisive », suscitant « une

découverte chaque fois surprenante » (p. 469). Des rencontres avec l’immédiat se

multiplient : l’espace d’un instant, on a l’impression que « le monde est retrouvé », « les

liens sont renoués », « le sensible est justifié dans sa précarité même »608. C’est en

apprenant et réapprenant sans cesse le monde que le poète a l’impression de comprendre

« cette leçon un peu mieux », celle de l’immédiat, « sans qu'elle ait perdu de sa force » (p.

469).

Le parcours de la recherche de l’immédiat chez Jaccottet ressemble beaucoup à

celui de chez Hölderlin. Ils sont passés tous deux des « éclats de voix » - comme on le

trouve dans les odes du poète allemand ou dans les œuvres de jeunesse du poète romand

-, à une écriture « au plus près du monde et de la nature environnante », « pour atteindre

à l’immédiateté »609. Dans une note d’Observations, Jaccottet a parlé de l’absence « presque

complète » de « détails vécus » dans les premiers écrits de Hölderlin : « Ses lettres, hors

quelques indispensables détails pratiques, enregistrent, non sans monotonie, l’alternance

d’exaltations et de dépression, les unes et les autres hyperboliques, qui fait toute sa vie

d’alors. Jamais une chose vue, jamais un détail » (p. 38). Néanmoins, le poète qui

craignait « le particulier, le quotidien, le vil » et qui se passionnait pour des grands idéaux

de l’humanité afin de s’évader hors du monde vers un « mauvais infini »610, est ramené au

réel au fur et à mesure, pour se tourner de plus en plus vers le simple et le proche.

Et d’or au-dessus du ruisseau Le lys élève vers nous son parfum611.

Lisant la deuxième version du poème « Der Abschied », le poète de Grignan est

« frappé » par le « caractère insolite » de ses deux derniers vers, car « Toute l’ode est

607 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement: "Le passage" », op.cit., p. 43. 608 Jean Starobinski, « La parole juste », in Alentour de Philippe Jaccottet, Marseille, Sud, nº 80-81, 1989, p. 61. 609 Christine Lombez, Transactions secrètes, op.cit., pp. 87-88. 610 Jaccottet, « Une lumière plus mûre », Une transaction secrète, op.cit., p. 261. 611 Hölderlin, Éd. de Stuttgart, t. II, p. 27, voir Observations, op.cit., p. 42.

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d’ordre abstrait » « et tout à coup, inattendu, un détail de paysage » (pp. 42-43). « Ainsi

arrive-t-il, commente Jaccottet, que notre regard, jusque-là perdu dans le vague, se fixe

sans l’avoir voulu, mais alors avec une intensité hagarde, sur un détail qui semble "venir

en avant" et occuper tout l’espace spirituel, "en gros plan" » (p. 43). « Lys », « ruisseau »,

« parfum », ces quelques signes ont pris une dimension démesurée dans l’esprit du poète

qui s’y identifie, en s’effaçant, en s’oubliant. Le regard porté au monde change, ou plutôt

le regard n’existe plus. Le poète s’incorpore dans le monde et dans ses objets, comme si

lui-même qui s’élevait vers le ciel en répandant son « parfum » à la manière du lys.

L’espace d’un instant, le sentiment de la solitude qui le hantait dans le monde humain

disparaît, grâce à la chaleur et l’intimité retrouvées dans la maison cosmique.

Ainsi le regard de Hölderlin fut longtemps vague et perdu ; puis de plus en plus souvent il se fixa sur tel ou tel détail du monde concret, sans dire pourquoi. Et c’est une des raisons pour lesquelles la poésie de sa maturité est d’un accent si moderne (p. 43).

À l’instar de Jaccottet, Claude Esteban constate une « manifestation soudain

pressante de la réalité naturelle »612 dans les derniers poèmes de Hölderlin qui précèdent

le temps de la « folie », où les sentiments hyperboliques font place aux « signes plus clairs

d'une appréhension du sensible »613, comme en attestent ces vers exquis dans le fragment

« De l’abîme en effet », écrit après son voyage de Bordeaux :

…de la ville Où jusqu’à en souffrir aux narines monte Une odeur de citron et l’huile, de la Provence…614

Citant ce poème dans « Si simples sont les images, si saintes… », le poète de

Grignan constate un « assaut des choses contre la sensibilité » dans ces « notations

concrètes qui ne nous étonnent pas dans notre siècle, mais qui stupéfient aux premières

années de XIXe siècle »615. La modernité de Hölderlin, sans être comprise, est assimilée à

de la « folie » par ses contemporains qui lui sont très étrangers. Le mystère du monde, le

poète l’indique, « simple doigt tendu », sans rien expliquer :

Rien n’est dit qu’une seule chose très simple, un fragment de paysage dans lequel monte un parfum. Ce que cela veut dire. On ne peut traduire une image de cet ordre (p. 43).

Le poète de Grignan comprend combien la leçon de l’immédiat est insaisissable,

car « aucune vérité vivante ne peut se réduire à une formule », la langue n’étant, au

mieux, que « le passeport qui permet d'entrer dans un pays, après quoi sa découverte reste

612 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., p. 143. 613 Ibid. 614 Hölderlin, Œuvres, op.cit., p. 914. 615 « Si simples sont les images, si saintes… », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 520.

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à faire »616. Ainsi, le secret de l’immédiat reste et restera pendant longtemps entre le sacré

et le poète, malgré les tentatives de décryptage chez celui-ci pour le « faire passer

ailleurs ». Vu le rapport ambivalent entre la langue et les objets qu’elle poursuit en vain,

les poètes modernes ne s’expriment qu’avec une grande peine : « Là précisément où le

soldat Woyzeck commence à bafouiller, écrit Jaccottet sur l’œuvre de Büchner, parce

qu’il ne trouve pas de mot pour exprimer ce qu’il ressent, là commence la poésie »617.

Comme la vérité ne se laisse pas traduire entièrement, il faut un effort de compréhension

de la part du lecteur pour restituer la pensée de l’auteur qui précède la langue. Le poète

qui « déploie » le secret tout en « l’abritant », l’évoque par le détour ou même le non-dit.

Dans l’esthétique traditionnelle japonaise, une « évocation », mieux qu’une

« représentation » peut contribuer à créer une atmosphère et stimuler l’imagination.

Ainsi, le lecteur est transformé en un « créateur » qui complète « dans son esprit » la part

de la réalité qui se cache entre les lignes618.

Et l'on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu'avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée. Elles-mêmes, d'une certaine façon, se dérobent toujours. Même, qui sait ? à la mort619.

Soucieux de la « justesse de la langue », le poète tient à maintenir la bonne

distance avec « les choses essentielles » pour qu’elles se dévoilent à lui sans pour autant

perdre de leur force originelle. Il les aborde « obliquement », « à la dérobée », marchant

sur la pointe de ses pieds comme pour ne pas troubler le sommeil de « l’âme du monde ».

Enfin, si le mystère de l’immédiat échappe au pouvoir de la langue, il échappe du même

coup à « la mort ». La leçon de l’immédiat est un « salut » pour le poète qui lui permet de

se libérer de la hantise de la mort.

De même que Hölderlin, Jaccottet a vécu une sorte de « réorientation » dans son

travail poétique en se tournant de l’abstrait au concret, de l’invisible au visible. Son

intérêt pour l’immédiat et la vie simple ne s’est manifesté qu’après l’installation à

Grignan. Lorsque l’on est jeune, c’est la poésie qui fait la vie ; et plus vieux, c’est la vie

qui devient l’essence de la poésie. Cela reste vrai pour Hölderlin comme pour Jaccottet

qui entend un battement de cœur si proche du sien en lisant le poète allemand, ce dès

616 Ibid., p. 469. 617 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 330. 618 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 32. 619 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 469.

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l’époque de l’adolescence. C’est L’Effraie, première œuvre reconnue par Jaccottet, qui

marque la réussite d’une réforme au double niveau de l’écriture et du contenu.

Sous l’influence positive du groupe 84 et de Pierre Leyris notamment qui lui a

fait connaître T. S. Eliot pour lequel la poésie « ne peut pas se permettre de perdre

contact avec le langage changeant de la conversation ordinaire »620, Jaccottet a compris à

quel point sa publication précédente, Requiem, est éloignée de cet idéal. Il se met ainsi à la

recherche d’un nouveau ton, plus familier, qui lui permet d’accueillir dans sa poésie les

circonstances de sa vie la plus simple. Le premier compte rendu de lecture que Jaccottet

donne à la revue 84 porte sur la réédition chez Mondadori des Occasioni d’Eugenio

Montale dont il a fait sienne la profession de foi :

Promeneur, il s’arrête, à peine à un fait divers, à un infime détail du monde : un chien qui buvait à la fontaine, une petite vieille avec un perroquet à la fenêtre […] ; ce sont ses "occasions" de salut dans un monde de dissolution, les signes d’une autre vie, ou de la mort621.

Plus tard, Jaccottet devient lui-même un grand observateur de « détails » du

monde en adoptant une écriture fragmentaire qui saisit au mieux, avec quelques mots

simples et rapides, sans prétention, ses « occasions » à lui. Cette foi en un pouvoir

salvateur des choses et des matières se renforce au fil du temps. Elle se manifeste de

manière particulièrement visible dans la période qui succède à la publication de

L’Obscurité dont la fin de l’élaboration porte un sens symbolique pour le poète qui y voit

une « sortie au jour ». Le 13 janvier 1961, libéré temporairement de son gigantesque

chantier de traduction successive de Hölderlin, de Musil et de Góngora, Jaccottet prend

le temps de se reposer et écrit une lettre à Roud où il exprime la joie d’être à nouveau en

contact avec l’immédiat :

[…] J’ai aussi nettoyé le jardin de ses vieilleries d’hiver, dans le doux premier soleil qui nous est venu ces jours derniers. Rien n’est plus beau que cette lumière faible sur la terre nue – tandis que levant la tête je vois à l’horizon la neige à la cime des montagnes bleues ou roses selon les heures622.

Ces quelques lignes annoncent en effet un nouveau projet de création chez

Jaccottet qui, depuis L’Ignorant, n’a pas touché à la forme versifiée, préférant consigner sa

dépression profonde dans la prose et les récits à tonalité fort tourmentée, comme en

attestent L’Obscurité et Eléments d’un songe. Ayant traversé cet « hiver » de la création

poétique - dénoncé également comme le « désert » -, il recommence à semer les mots- 620 T. S. Eliot, De la poésie et de quelques poètes, Éditions du seuil, 1964, pp. 31-32 et p. 34. 621 84, nº 14, septembre 1950, p. 75, cité en note dans Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, op.cit., p. 166. 622 Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, op.cit., p. 304.

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grains dans le vent fécond du printemps, en se débarrassant des « vieilleries » du cœur à la

manière d’un jardinier qui nettoie son jardin pour le préparer au renouveau. De l’esprit

allégé et assoupli, le poète accueille dans ses nouveaux poèmes nombre d’éléments

aériens comme la lumière, le vent, le ciel, l’oiseau et le nuage. Le livre tourne autour de

la relation problématique entre l’homme et une force ascensionnelle évoquée sous

l’image de l’air, ce qui explique le choix du titre Airs.

Beaucoup plus loin que les bois L’aile de la neige veille. Tout par elle est éclairé. Il n’est pas d’autre devoir Que, disparaissant, d’en faire Un plus limpide miroir623.

Ce petit poème, inséré dans la lettre à Roud, est écrit dans la coordination du

double souffle individuel et universel. La vie ne prend son sens que pendant ces petits

moments où le poète sent le vent onduler autour de son corps et respire comme dans le

poumon du cosmos. Il comprend tout d’un coup le but du travail poétique qui consiste,

en effet, à « miroiter » le monde. Le « limpide miroir » qu’il est lui-même s’avère la

meilleure arme contre l’invasion de la mort. Le poète qui s’efface devant la nature fait de

son corps un espace poreux et ajouré où les signes du monde entrent, passent et sortent,

dans un éternel retour. Il n’est pas allé chercher le monde, c’est le monde qui vient à sa

rencontre : « De même qu’un enfant ne répond qu’à telle ou telle inflexion maternelle, il

semble que l’œil du poète ne s’ouvre que si d’abord le monde le regarde, et d’une certaine

façon »624. La réciprocité est cruciale parce que la vraie communication entre l’homme et

le monde est à deux sens. C’est pourquoi Jean Paulhan reconnaît une « fausseté » dans

ces formules : « Je pensais, je sentis que… » ; il faut plutôt dire : « Les choses

s’imposèrent à moi, me bousculèrent » ; non pas « j’éprouvai », mais « je fus éprouvé

par »625. La relation change entre l’observateur et l’objet : l’homme n’est plus seulement le

« sujet » qui regarde mais aussi l’« objet » qui est regardé. Ainsi, le poète, « l'errant

malheureux » à la poursuite des signes du monde, ne sent plus si désespérément

seul désormais, car il sait que le monde est également à sa recherche :

Ici la Nature n’est pas un dictionnaire dans lequel le poète cherche le symbole qui lui conviendra ; mais ce sont plutôt certaines choses de la Nature qui cherchent le poète, et le

623 Ibid. 624 Observations, op.cit., p. 40. 625 Philippe Jaccottet, préface pour Le clair et l’obscur, op. cit., p. 16.

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symbole qui naît alors n’est que l’émanation d’une rencontre non voulue, c’est-à-dire tout autre chose qu’un ornement littéraire626.

On pense au sens du mot « symbole » en grec ancien qui signifie « mettre

ensemble », « comparer ». En Grèce, un « symbole » était au sens propre et originel un

tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants qui, pour

liquider le contrat, devaient comparer leur morceaux pour voir s’ils s’emboitent ou pas.

Constitué de deux parts qui sont destinées à se réunir, le symbole est par nature un signe

de reconnaissance. Le fleuve est un « symbole » pour Hölderlin dans la mesure où il

permet au poète de se réunir avec le monde en renouant le « contrat secret ». La poésie

jaillit précisément à ce moment où deux « séparés », liés d’une origine commune, se

rencontrent et forment un assemblage parfait.

1.5. La « méditerranéité » chez Jaccottet627

Le paradis de Jaccottet est lié à un rêve grec et plus généralement à celui de la

Méditerranée, car il trouve dans cette région riche en lumière et en chaleur un « abri »

contre le « grand froid » qui envahit le temps moderne et surtout « certains êtres

particulièrement purs » tels que Hölderlin, Musil, Büchner, Baudelaire et Jaccottet lui-

même628. Ainsi, après avoir écarté les idées reçues autour de l’image du « paradis »,

l’écrivain suisse propose celle d’un paradis méditerranéen, en affirmant que l’association

est « beaucoup moins absurde que la première » - celle entre Grignan et les terres où

« coulent le lait et le miel » -, « puisqu'il existait évidemment une ressemblance

première » : « aux Baléares déjà, surtout à Majorque, » « j'avais éprouvé la même

correspondance et la même émotion »629.

1.5.1. Une « voix méditerranéenne »

La voix qui me parlait, attirante, autour de Grignan, était une voix méditerranéenne : et pourtant, quand je marchais dans ces terres, j'étais fort peu soucieux de culture, de pensée, et sans aucune envie de me choisir une quelconque patrie. Mais ces éléments, que je le veuille ou non, intervenaient, plus ou moins loin de la conscience, dans ce qui se formait en moi autour de ce mot : « paradis » (p. 470).

626 Observations, op.cit., p. 40. 627 Michèle Monte a employé ce néologisme dans son étude intitulée « Nymphes, barques et autres "lieux" dans l’œuvre de Philippe Jaccottet », Babel, nº 2, 1997, pp. 93-108. 628 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit. p. 328. 629 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 470.

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Conduit par cette « voix méditerranéenne », le poète se dirige vers la Maison

natale dont il ouvre la « porte » en ressentant « quelque chose » « qui était presque un

poème, presque le bonheur »630. La nostalgie d’une patrie lointaine, qui s’agite comme un

nœud dans l’estomac des poètes modernes et se développe souvent en dépression, se

laisse doucement combler par la lumière réconfortante de la Méditerranée, par ses

parfums thérapeutiques qui montent de la terre sèche.

[…] je découvris bientôt qu'à ce mot [« paradis »], qui voulait sans doute d'abord traduire dans mon esprit une impression d'exaltation, de perfection, de lumière, se liait une idée de la Grèce, pays que je n'avais jamais vu qu'en image, mais dont j'allais maintenant comprendre que la lumière m'avait nourri plus profondément que je n'aurais jamais pu le croire. (p. 470)

Ce passage apporte un éclairage particulier sur la notion de paradis chez

Jaccottet. On remarque dans presque tous les « lieux » qui lui sont chers le triple principe

d’« exaltation », de « perfection » et de « lumière ». Il est donc nécessaire pour nous de les

examiner d’une manière plus approfondie. Commençons par le mot « exaltation » qui est

dérivé du verbe « exalter ». La racine latine de celui-ci, « exaltare », est composé par le

préfixe « ex- » et le mot « alere » dont l’ancien participe passé, « altus », est un synonyme de

« haut ». Par « exaltation », le poète de Grignan entend sans doute un « jaillissement

incontrôlé » de l’énergie de la vie, une « puissance quelquefois sauvage, comportant

blessures et dangers » 631 . Le mot renvoie à la force ascensionnelle d’un « Souffle

universel » qui traverse le cosmos tout entier afin de favoriser la croissance et l’échange

des êtres – rappelons-nous que le verbe latin « alere » signifie précisément « nourrir » ou

« faire grandir ». Cette « exaltation » du Tout sur la terre de Provence dont le poète fait

l’éloge est en effet un principe fondateur de la vie et de la « nature », dont l’étymologie

grecque φύσις (physis) exprime également l’idée de « croissance ». Il faut toutefois préciser

que chez Jaccottet, situé à mi-chemin entre les poètes atteints d’un « grand froid » dans

l’esprit comme Leopardi et les « poètes de soleil » comme Ungaretti ou Ponge,

l’« exaltation » relève plutôt d’une passion retenue, une force vitale nourrie et stimulée par

la mort.

Regardons ensuite le mot de « perfection », deuxième caractéristique du

« paradis » jaccottéen, qui évoque avant tout une idée d’ordre et de convenance. Nous

avons vu que la « perfection » est un des fondements de la cosmologie grecque. Dans Le

Cosmos et l’imagination, Hélène Tuzet fait remarquer un goût du « parfait » chez les

Parménidiens : « Le parfait ne devient pas, il est ; le parfait a nécessairement des limites.

630 « Poursuite », Eléments d’un songe, op.cit., p. 309. 631 Ibid. p. 313.

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Il est pareil à cette sphère qui pour Parménide est le Tout, l’Être même, engendré et

impérissable, homogène, immobile »632. De même, dans le Timée, Platon a souligné le

versant « parfait » du cosmos en comparant celui-ci à « un vaisseau sphérique d’une

polissure parfaite, étanche, sans saillies, ni fenêtres »633. Grand connaisseur de la culture

grecque, Jaccottet reconnaît dans les constructions de ce pays idéal « d’abord une mesure,

une perfection mesurée », et ensuite, « la grandeur et la limite »634. Puisque le Démiurge

avait voulu créer le monde « de la manière la plus belle et la meilleure possible » selon

Platon, la « perfection » s’impose ainsi comme un principe fondateur du « cosmos » dans

le sens premier du mot, c’est-à-dire l’« ordre ». On remarque, de plus, que l’étymologie

latine du mot « monde », « mundus », renvoie également à ce qui est « arrangé », « net » et

« pur ».

Enfin, quant à la troisième dimension du « paradis » qu’est la « lumière », le

poète de Grignan a longuement hésité avant d’affirmer quoi que ce soit à ce sujet de

façon catégorique. À la fois réelle et fantastique, extérieure et intérieure, cette lumière est

très ambivalente et énigmatique. Chargée de culture, elle est d’une grande force poétique

et mérite d’être étudiée plus en détail. Nous y reviendrons ultérieurement et nous nous

contenterons ici de remarquer que ces trois mots, « exaltation », « perfection », « lumière »

se rejoignent et forment l’image d’une « Grèce idéale » chez Jaccottet.

1.5.2. La Grèce

Divers signes, les uns réels comme l’autel aux nymphes, les autres (beaucoup plus nombreux) partiellement ou totalement imaginaires, orientaient ici l’esprit vers un certain point de l’espace et du temps, vers la Grèce, vers l’Antiquité ; non pas le moins du monde dans un mouvement d’érudition ou de réflexion abstraite (pas davantage de retour au passé comme à un temps meilleur que le présent, de fuite dans le révolu), ni d’une façon méthodique ou exclusivement rationnelle (pp. 472-473).

L’évocation spontanée de la Grèce ancienne exprime l’attirance profonde du

poète pour l’« Origine » et le « Fond ». Sa préférence géographique est énoncée un peu

plus loin dans « Si les fleurs n’étaient que belles… » : « Il est vrai aussi que je reste

d’abord attiré par cette aire où les Grecs ont rayonné, ou par l’Asie (jamais par le Nord,

ni par l’Afrique, ni par l’Amérique) »635. La fascination pour la Grèce antique est

constatée chez de nombreux poètes modernes. Pour Hölderlin, c’est le lieu où « l’âme se

632 Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination, op.cit., p.18. 633 Ibid. p. 19. 634 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471. 635 « Si les fleurs n’étaient que belles », Ibid., p. 512.

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retrouve, où la parole interrompue tente […] un essentiel recueillement »636. De façon

analogue, René Char célèbre « la force jaillissante de l’archaïsme préhistorique »637 en

Grèce où, selon lui, « s’élancèrent à l’aurore le souffle de la connaissance et le

magnétisme de l’intelligence »638. En effet, ces hommes nostalgiques rêvent moins au

pays de la Grèce ou à sa culture qu’à l’image poétisée qu’elle propose d’un Âge d’or réel,

c’est-à-dire ce « point de l’espace et du temps » où l’être humain menait une vie de

plénitude et atteignait l’apogée de sa sagesse.

L’image de la Grèce « parfaite » a émergé très tôt chez Jaccottet, grâce

notamment à deux enseignants, auxquels il a dédié sa traduction de L'Odyssée en 1955.

Après Carl Stammelbach au collège, Jaccottet a eu comme professeur André Bonnard.

Celui-ci a surtout développé sa connaissance de Sapho et de Sophocle, deux auteurs que

cet helléniste romand avait traduits lui-même. Arrêté en 1952 et inculpé d'espionnage au

profit de l'U.R.S.S, Bonnard a adressé à ses juges un discours qui n’a cessé depuis de

retentir dans la mémoire de son disciple : « Ne croyez pas que la littérature ne soit faite

que pour être lue. Elle est faite pour être vécue. Si elle n'enseignait pas à vivre, si elle

n'était qu'un jeu, je ne m'y serais pas intéressé »639. Ces mots ont contribué à établir un

principe important chez Jaccottet menant depuis une double recherche poétique et

étique.

On constate que des liens sont faits entre la Provence et la Grèce dès le moment

où Jaccottet s’est rendu sur cette terre, « avant même - à peine avais-je vu ces paysages »,

de son propre aveu. À la vue des modestes resserres paysannes, il pense tout de suite au

« Trésor de Delphes », « sans plus bien savoir ce qu’était ce « Trésor », si cela existait

vraiment, si [il] ne confondai[t] pas avec autre chose, il y a avait un rapport possible »640.

Comme enveloppée par « une multiplicité de caresses », l’âme du poète se dilate, sort

hors de lui-même : « on est ravi dans l’inconnu, on aborde à une Terre promise »641.

La leçon que je devinais cachée dans le monde extérieur ne pouvait être énoncée qu’obscurément, telle qu’elle avait été écoutée : dans l’intérieur de ces lieux était un souffle, ou un murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais ; déchirant de fraîcheur, déchirant de vieillesse. (p. 473)

636 Claude Esteban, « Ces dieux que tu pleures toujours », Critique de la raison poétique, op.cit., p. 65. 637 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 111. 638 René Char, Œuvres complètes, intro. Jean Roudaut, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 253. 639 Mots de Jaccottet cités dans Chronologie, op.cit., p. XLII. 640 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471. 641 À travers un verger, op.cit., p. 557.

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La notion de souffle a été longuement évoquée dans une note de La Semaison642.

Ici nous nous contentons de nous intéresser au caractère « universel » de ce « souffle » qui

parcourt non seulement de vastes étendues spatiales, mais traverse aussi l’épaisseur du

temps. Né le premier jour de la Cosmogonie, il continue de circuler aujourd’hui dans les

paysages de Grignan. À la fois « le plus ancien et le plus frais », il relie le présent au passé

et à l’avenir, car « rien n’est achevé », « le monde n’est que la forme passagère du

souffle »643. Les deux extrémités rejointes, l’« axe du temps » se transforme en cercle, dans

lequel l’homme oublieux, situé au « centre », retrouve la plus intime mémoire de

« l’Origine ».

1.5.3. L’Italie

Une autre ville typique de la Méditerranée, Rome, apparaît également très

souvent sous la plume de Jaccottet, du fait de ses ressemblances particulières avec la terre

autour de Grignan, marquée par la « méditerranéité ». À la différence de la Grèce qu’il

n’a visitée que tardivement, l’Italie était la première destination de voyage du jeune poète

à la sortie de l’université :

Je n’ai pas vu la Grèce pourtant, mais j’ai aimé de véritable amour l’Italie, sans jamais m’y comporter en archéologue, en historien d’art, pas même en connaisseur ; la recevant toujours comme un don, et tout entière, je veux dire ses villes, ses passants, son vacarme, ses paysages, et mélangés à cela, ses monuments, et tout ce que la mémoire y ajoute644.

À la vue des « yeuses qui hérissaient sur les rochers, sur un des côtés de

l’étang », le poète pense « plus irrésistiblement encore à cette ville » qui l’a touché jadis

plus qu’aucune autre645. Le rapprochement entre Rome et Grignan n’est pas seulement

fondé sur une ressemblance superficielle, celle du climat méditerranéen par exemple,

mais encore sur un ordre « composé et concerté » qui se manifeste à l’intérieur des

paysages de ces deux lieux. Un même ordre est également constaté dans la peinture de

Poussin, notamment dans les œuvres produites à la fin de sa vie. Les ornements y sont

dépouillés pour laisser apparaître le grand rythme de la nature :

Dès la première fois, aussi, j’avais pensé à des peintures de Poussin, aux plus admirables, celles où les personnages semblent presque engloutis par l’espace n’en sont pas moins le foyer (p. 498).

642 Voir « Mars 1960 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., pp. 355-356. 643 Ibid., p. 356. 644 « Si les fleurs n’étaient que belles … », Paysages avec figures absentes, op.cit., pp. 512-513. 645 « Prose au serpent », op.cit., p. 498.

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Le poète de Grignan, contenant à peine son admiration, fait l’éloge de cet

« espace-monument » chez Poussin : « Les mesures sont amples et calmes. La terre et le

ciel reçoivent leur part juste, et dans ce monde harmonisé il y a place pour les dieux et les

nuages, pour les arbres et les nymphes »646. Ses tableaux de paysages « avec figures

absentes » ont exercé sans aucun doute une influence significative chez Jaccottet qui y

voit son propre idéal d’un monde où toutes les choses, commandées par une « belle

ordonnance », prennent leur juste place dans le réseau du cosmos. Ce « sentiment de

Poussin », Nietzsche l’a repris de façon « si dense et si puissante » dans un texte de

Humain, trop humain intitulé « Et in Arcadia ego » :

Tout cela grand, tranquille, lumineux. La beauté de l’ensemble donnait le frisson et invitait à une muette adoration de l’instant qui la révélait, […] on imaginait dans ce monde de lumière pure et vive (où il n’y avait place ni pour la nostalgie, ni pour l’attente, pour aucun regard en arrière ou en avant), des héros grecs ; on ne pouvait pas ne pas retrouver le sentiment de Poussin et de son élève : héroïque à la fois et idyllique. – Or, c’est ainsi que certains hommes ont su également vivre, ainsi qu’ils se sont sentis dans le monde et ont senti le monde en eux ; durablement ; parmi eux, l’un des plus grands, l’inventeur de la manière héroïque-idyllique de philosopher : Epicure647.

Par le truchement de ses œuvres, Poussin invite ceux qui les admirent à suivre le

conseil des Anciens. Le poète de Grignan apprend, grâce à sa peinture, un mode de vie

« héroïque-idyllique ». Plus loin, le sentiment d’un ordre caché dans les paysages est

renforcé, observé à nouveau dans l’organisation des yeuses sur la muraille : « c’est encore

un monument. Le sombre et le clair, le lourd et le léger, tout est soumis à des lois si

grandes, si souveraines, qu’il n’y a aucune place ici pour la mélancolie, ni pour la crainte,

ni pour une seule défaillance »648. Le monde rêvé du poète est là où les contraires se

concilient, où les dieux et les mortels se rejoignent : « L’esprit des augures, s’il n’y

commande plus depuis longtemps, pourrait persister encore en ce lieu, comme le sourire

d’un ancêtre sur le visage d’un lointain descendant »649. Par opposition avec « l’étendue

informe qui l’entoure »650, « ce lieu » parsemé d’yeuses est privilégié et préservé contre le

ravage du temps, en tant que point de convergence des trois « présents » de Saint

Augustin : « le présent des choses passées », « le présent des choses présentes » et « le

646 Ibid. 647 Friedrich Nietzsche, Le Voyageur et son ombre : Opinions et sentences mêlées (Humain, trop Humain, II), trad. H. Albert, Paris, 1902, pp. 395-397, cité par Jaccottet dans La Seconde Semaison, in Jaccottet, Œuvres, op.cit. p. 953. 648 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 499. 649 Ibid. 650 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op.cit., p. 21.

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présent des choses futures »651. Le temps y est présent autrement, comme le remarque

ensuite l’auteur :

Le temps ici ne joue ni ne délire. Il est pareil à la lumière qui dore les dômes de feuillage et ceux des villes lointaines, les chemins et les rochers. À travailler aussi lentement les choses, il perd son tranchant (p. 499).

Nettement distinct du « temps mesquin » qui commande la vie de l’homme

moderne, cet autre temps, paisible et rassurant, qui paraît n’avoir plus son « tranchant »,

est très précieux pour le poète hanté constamment par l’ombre de la mort. Ce

« tranchant » du temps constitue une question centrale dans l’œuvre de Jaccottet,

notamment dans Leçons, recueil de poèmes consacré au beau-père décédé, où le poète se

demande avec amertume : « L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air, faudrait-il, pour le

dénouer, fer si tranchant ? »652. À Grignan, refuge du poète contre l’invasion de la mort,

où « une autre modalité » du temps est inaugurée653. Tout en étant inscrite dans le cours

du temps, la vie d’ici n’en porte pourtant pas « le fardeau » et « n’en enregistre pas

l’irréversibilité »654. L’homme en vieillissant gagne en force et en beauté, avec « la majesté

des forteresses, des pierres, et justement de ces arbres noueux et sombres qui s’accordent

bien aux rochers »655. Le rapprochement des vieillards avec les « arbres » fait penser à des

poèmes anciens japonais adressés à l’empereur où des végétaux - notamment des pins-,

sont évoqués comme symboles de longévité et où le passage du temps est « par

allégorie », « reporté sur la nature dont on sait qu’elle renaît cycliquement au

printemps »656.

1.5.4. Le « feu » méditerranéen

On remarque chez Jaccottet une sensibilité toujours accrue aux couleurs depuis

qu’il s’est initié à la peinture et à l’art des paysages, presque au même moment, à partir

de Grignan. « Pin et sable », expression qui ouvre la « Prose au serpent », évoque une

combinaison typiquement méditerranéenne et fait penser à une autre « mer », celle du

désert. Cette « mer » terrestre et sableuse, clairsemée de verdure à la manière des récifs,

suggère l’idée de la chaleur, de l’immensité et du repos.

651 Cité par Nelly Delay dans Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 7. 652 Leçons, in Jaccottet, Œuvres, op. cit., p. 456. 653 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement: "Le passage" », op.cit., p. 36. 654 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 104-105. 655 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 499. 656 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 21.

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Le poète ajoute ensuite une précision à la couleur de « sable » dans le tableau

qu’il dépeint en disant que, par son teint légèrement mat, celle-ci est proche d’un « feu qui

dormirait, qui se serait replié en sommeil », « d’un incendie changé en lit » (p. 494). De

même, la verdure, revêtant une « couleur d’ombre », ne paraît ni brillante ni fraîche. Ces

contrées chaudes et sèches sont comme des volcans dormants qui renferment en leur sein

une énergie latente ou une « langueur enhardie », comme la nomme Jaccottet, sur

laquelle il s’attarde longuement :

Alors, nos corps seraient reçus par ces flammes alanguies, par cette souple poudre de feu, sous les hauts éventails verts, couleur d’ombre, qui, si leurs plumes sèchent et tombent, ne font qu’ajouter aux draps du sable une couche à peine moins rose, à peine moins tendre (ibid.).

Ces images de « lit », de « drap », de « couche » et de « plume » nous conduisent

vers un pays onirique, plein de couleurs merveilleuses – « onirique » parce qu’il ne

participe pas tout à fait du réel, mais est entrevu de loin, à travers un « écran » de

brouillard. Le corps du poète, « reçu » par des « flammes alanguies » et éventé doucement

par « les hauts éventails verts », semble retrouver le berceau maternel et entre peu à peu

dans le sommeil. Mais un terrible pressentiment persiste : sur ce « lit » transformé de

l’« incendie », il sait que son rêve « n’a que le temps de s’ébaucher » (ibid.).

Le volcan endormi explose soudain, crachant le « feu » de la Méditerranée. Bien

que ses premiers rayons, plutôt doux, aient accordé une certaine sérénité intérieure au

poète, la lumière intensifiée très vite émet une chaleur acharnée, qui devient d’autant plus

brûlante qu’elle acquiert une dimension allégorique et mystique pour le poète. Celui-ci,

marchant entre les troncs, perçoit devant lui « la mer » qui « y éparpille enfin ses

étincelles et ouvre un autre lit encore aux bêtes, aux déesses qui courraient y baigner leur

autre feu » (ibid.). Ce « feu » de la Méditerranée semble lié à l’auréole des dieux qui

habitaient jadis le monde terrestre et continuent d’exister aujourd’hui dans l’imaginaire

du poète. Voyant ces « étincelles » comme autant de signes, Jaccottet comprend pourtant

que « la proximité de ses signes » n’empêche pas ce feu de « rester lointain, tempéré »

(ibid.). Eminemment ambivalent, celui-ci est à la fois lointain et proche, hermétique et

signifiant. Le poète désire percer son secret et souffre en même temps de ce désir : « on se

chauffait à sa distance ; on le tenait dans ses mains comme un visage ou une rose » (ibid.).

Ce feu ancien et divin, évoque-t-il sans doute le foyer éternel de Hestia, symbole

de la maison et de l’origine. En effet, le mot de « feu », dérivé du latin focus, désignait

justement le « foyer » au Moyen Âge, premièrement au sens strict comme endroit où

brûle le feu, puis au sens figuré, comme la maison ainsi que la famille elle-même. Si le

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« feu » méditerranéen est associé à la maison par Jaccottet, c’est parce qu’il éprouve un

sentiment de sécurité et de confiance à l’intérieur de cet espace comme enveloppé par une

chaleur maternelle où il peut s’« adosse[r] au mur encore chaud de la maison » (ibid.).

Dans le « chez-soi » perdu et maintenant retrouvé, il n’y pas de place pour la honte, la

pudeur ou l’hypocrisie ; l’homme socialisé connaît une sorte de désocialisation pour

redevenir l’enfant qui habite au plus profond de son cœur. Se désintéressant des jeux

d’intelligence, le poète s’abandonne aux plus simples des plaisirs de la vie : « L’idée du

plaisir brûle et court, les pieds nus, entre ces troncs » (ibid.). Ici le « plaisir » n’a rien d’un

« péché » auquel il est associé par le dogmatisme religieux, mais apparaît comme

condition préliminaire à la délivrance de l’être. Rien ne faisant obstacle à l’élévation

spirituelle, le soi du poète se confond avec l’âme du monde : « il y a la place, rien n’arrête

les pas ni la vue » (ibid.).

En fait, l’obsession du feu persiste tout au long de la promenade du poète : « Au-

delà de l'étang, le chemin suit le pied d’une colline en forme de pyramide, plantée de

pins, où la terre est pourpre. Je marche maintenant dans ce feu encore plus lointain,

encore plus vieux » (p. 495). On retrouve ici l’accord méditerranéen de « pin et sable »

dans lequel apparaît ce feu « vieux » et « lointain », chargé des souvenirs de

l’immémorial. La couleur pourpre de la terre est comme une espèce de trace du « feu »

qui passe, même la verdure semble s’enflammer :

De hautes fougères flambent doucement, comme suspendues, portant leurs graines sous l’aile avant de les prodiguer autour d’elles. Les plantes s’élèvent-elles pour autre chose que ce don léger ? Ainsi voit-on des jeunes filles répandre le pollen de leurs regards (ibid.).

Ayant recours à un champ lexical de la « dissémination » avec des mots comme

« graine », « prodigue », « pollen », le poète s’intéresse à la dimension symbolique du

« feu », considéré comme prometteur de renouveau et associé à la diffusion des « dons

légers » de l’invisible. La flamme montante qui répand autour d’elle une chaleur

constante n’est-elle pas proche des plantes qui poussent vers le haut et éparpillent partout

des « graines » porteuses de nouvelles vies ? Jaccottet, en comparant la dissémination du

feu à celle des végétaux, pense sans doute au Grains de pollen de Novalis qui évoque une

autre « dissémination », essentielle, celle des « traits épars » du paradis perdu.

Dans une ambiance méditerranéenne, le poète s’interroge ensuite sur la

légitimité d’évoquer l’eau ou la « pluie » qui ne sont que rarement présentes sur la terre

aride, surtout en cette saison chaude :

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Seulement, ici, y a-t-il de l’eau ? On ne s’en assure qu’en s’engageant dans les fourrés de roseaux plus hauts que vous : une eau stagnante, une espèce de sol évasif se révèle alors sous vos pieds, qui hésitent à s’y perdre (p. 494).

En fait, la combinaison des deux éléments, feu et eau, est présente dès le début

du texte. Ils s’opposent et s’accordent à merveille sur la terre desséchée, recouverte par

endroits d’une verdure gorgée d’eau, paysage que le poète nomme à la picturale « pins et

sable ». Si l’image du feu est très présente, celle de l’eau apparaît également de manière

récurrente sous forme de « brume verte » mentionnée quatre fois de suite657. L’étang

caché au fond du cercle des collines est comme « une goutte, la plus pure dirait-on, de la

pluie », abritée par « cette feuille de la plante » dite « cabaret-des-oiseaux » à laquelle le

poète assimile « Toute la combe » (ibid.). La structure bipartite du « centre » et de la

« périphérie », que l’on découvre partout dans les constructions sacrées, est retrouvée

dans cet étang délimité de tous côtés par « un groupe de nénuphars », devenu un espace

privilégié à la manière du sanctuaire d’un temple où se situerait le statu divin. À la vue de

l’étang qui se dégage soudain des barrières naturelles qui l’enferment, le poète fait

l’expérience d’un dévoilement, à la fois visuel et spirituel, accédant ainsi à un état de

béatitude où le soi se transforme en une sorte de réceptacle des « dons légers » de

l’inconnu. La combe, l’homme, l’étang et tout ce qui s’y trouve portent une dimension

cosmique en tant que le « creux » où sont « recueillis » le ciel et la terre.

1.6. L’image du « seuil » chez Jaccottet

Aspirant à un paradis terrestre où il s’attend à découvrir une « réalité

supérieure », Jaccottet avoue parfois son étonnement de voir des ouvertures se creuser

soudain dans le courant banal de la vie dont la direction désigne le centre de l'être,

comme il l’exprime dans une note de 1981 : « après déjà beaucoup d’années, / n’avoir

pas pu constater qu’une chose, toujours la même : / "comme si une porte

s’ouvrait…" »658. Toutes ces images qui hantent le poète telles que celles d’« ouverture »,

de « porte » ou encore de « seuil », convergent vers la vision d’un espace inconnu qui se

cache sous notre monde ordinaire. Ce « complexe du seuil » chez Jaccottet est partagé

par Bonnefoy pour qui la question est située au centre de l’œuvre. « L’obsession du point

657 « C’est une espèce de brume verte qui flotte, séduisant, décevant la vue », plus loin dans le même passage, « cette brume s’est approchée » (p. 494), et dans le passage suivant : « cette brume de roseaux, qui font un bruit de paille ou de papier de verre quand on approche » et plus loin, « on s’aperçoit qu’ils ne sont pas une simple brume verte » (p. 495). 658 « Janvier 1981 », La Seconde semaison, op.cit., p. 870.

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de partage entre deux régions, deux influx m’a marqué dès l’enfance et à jamais »659,

avoue Bonnefoy dans L’Arrière-Pays, reprenant plus tard l’image de l’enfant « livré à cette

obsession, sur ce seuil » dans Rue traversière660. Dans son texte consacré à Dans le leurre du

seuil, Jaccottet a souligné la hantise d’un « ici » et d’un « là-bas » chez Bonnefoy dont « le

regard sera toujours hanté », « le pas orient » « par cette lumière au-delà du seuil, sur

l’autre rive »661.

L’image du « seuil » est bien ambivalente, étant signe de séparation et de

communication à la fois. Elle s’impose comme une ligne de démarcation entre « l’Ici » et

« l’Ailleurs », entre un dedans et un dehors. Nous pensons aux valeurs symboliques du

seuil dans les sociétés traditionnelles où celui-ci était considéré comme une marque de

l’hétérogénéité spatiale, protégeant et privilégiant un espace contre le reste du monde.

Aujourd’hui encore, les coutumes de certaines cultures continuent à témoigner d’un

tabou du « seuil sacré », où il est recommandé de ne pas toucher le seuil du temple, du

sanctuaire ou du mausolée, mais de le franchir en une seule enjambée. Mêmement sacré,

le seuil de Jaccottet n’est pourtant pas situé à l’entrée d’un haut lieu mais se trouve à la

lisière des vergers, des prairies voire de son propre jardin. Dans un texte intitulé « Bois et

blés », le poète avoue être atteint par un certain « trouble qui ressemble à du respect »

lorsqu’il s’approche d’un bosquet de chênes dont l’orée lui paraît être une sorte de

« seuil » au-delà duquel se dévoilera la vérité de la vie (p. 477). Il éprouve sans doute la

même stupéfaction qu’Agathe, héroïne de L’homme sans qualité, qui découvre par hasard

la porte secrète ouvrant sur l'autre monde : « Pendant un très court instant, il lui était

facile de croire qu'elle avait heurté une vérité et une réalité supérieures ou, du moins,

qu'elle avait atteint ce point de l'existence où une porte dérobée mène du jardin terrestre

au monde supraterrestre »662. Cette porte magique, Jaccottet aime à l'appeler « l’œil de la

terre », étant persuadé que le monde, vivant et spirituel, est tout naturellement capable de

regarder, de penser et de parler. En suivant ce regard cosmique et enchanteur, il

débarque, comme le prince Ahmed des Mille et une nuits, dans un « lieu » « où se cache la

demeure d’une fée »663.

On constate que l’image de « l’œil de la terre » est devenue, chez Jaccottet,

obsédante, surtout dans le recueil poétique d’Airs : « Où est l’œil de la terre/ nul ne le

659 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, op.cit., p. 51. 660 Voir Jaccottet, « Une lumière plus mûre », Une transaction secrète, op.cit., p. 260. 661 Ibid. 662 Robert Musil, L’Homme sans qualités, op.cit., p. 514. 663 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit. p. 468.

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sait/ mais je connais les ombres/ qu’elle apaise »664, ou encore : « L’œil : une source qui

abonde// Mais d’où venue ?/ De plus loin que le plus loin/ de plus bas que le plus bas/

Je crois que j’ai bu l’autre monde »665. Cette obsession de l'image de la porte, du seuil et

de « l’œil de la terre » chez Jaccottet repose en effet sur une perception ambivalente de

son statut au monde : « Nous habitons encore un autre monde / Peut-être l’intervalle »666,

écrit-il toujours dans Airs. En occupant cet espace intermédiaire, le poète entend à

plusieurs reprises une voix sourde et mystérieuse qui incite à passer au-delà du seuil.

Dans La Seconde Semaison, le poète évoque sa « rencontre » avec un églantier en écrivant

que « Ses branches dessinaient une arche sous laquelle on était tenté de passer, comme

pour accéder à un autre espace » (p. 870). Un réseau polyphonique s’y tisse : à la voix

enchanteresse qui s’élève de l’autre côté du seuil et qui intime l’ordre de passer, répond

cette voix quelque peu hésitante du poète en-deçà du seuil, tenté de faire ses premiers pas

vers l’autre monde. Cet appel insistant est repris dans un texte intitulé « Hameau » :

Une voix me disait […], bizarrement : « Faites passer … » - comme on le fait d’une consigne pour la troupe si le message ne doit pas être ébruité, s’il s’agit d’un secret dont la victoire ou le salut dépendent (p. 834).

S’écartant des traditions religieuses, Jaccottet précise ensuite que cette voix n’a

nul besoin d’église pour être sensible : ces paroles, qui sont intériorisées une fois

prononcées, proviennent d’une présence mystérieuse que le poète sent si proche de lui et

qui « n’était pas dans le ciel » : « cela se longeait, se touchait de la main, se traversait,

vous enveloppait… » (p. 835). Le poète, humble de cœur, tente de comprendre le

message de la consigne laconique :

« Faites passer », disait la terre elle-même, ce matin-là, de sa voix qui n’en est pas une […] Était-ce là le message que transmettait sans rien dire la parole sans paroles : « Passez outre à ce monde, par ce col » ? « Prenez congé de nous » ? (p. 838)

Mais on se demande de qui il s’agit ce « nous » ? Sans doute des hommes d’ici-

bas, des « morts-vivants » qui ne voient ni n’entendent, errant comme des fantômes

aveugles à la surface de la terre, et qui sont à la fois prisonniers et expatriés…

Plus loin, Jaccottet, en prenant conscience de son penchant vers l’irréel, se pose

la question sur les aspects négatifs du seuil. Celui-ci, s’il aide au passage et à la

communication, ne mène-il pas aussi à la rupture entre un « ici » et un « ailleurs » ? Le

goût de « l’Ailleurs » entre en conflit avec l’ancrage à « l’Ici » si bien que le poète se

664 « Champ d’octobre », Airs, op.cit., p. 433. 665 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op.cit., p. 427. 666 « Monde », Airs, op.cit., p. 438

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demande si l’action de franchir un seuil ne traduirait pas un signe d’adieu à « l’Ici ». Une

esquisse de réponse semble être donnée à la fin du même texte :

On aurait plutôt pressenti, en fin de compte, non pas un abandon, comme d’un bagage ou d’un vêtement superflu, de tout ce que le corps, le cœur, la pensée reçoivent de ce monde-ci afin d’accéder à on ne sait trop quoi qui aurait toute chance d’apparaître diaphane, spectral, glacé, mais un pas à la suite de quoi rien de l’en-deçà du seuil, ou du col, ne serait perdu, au contraire ; où tout : toute l’épaisseur du temps, d’une vie, de la vie, avec leur pesanteur, leur obscurité, leurs déchirures, leurs déchirements, tout serait sauvé, autrement présent, présent d’une manière que l’on ne peut qu’espérer, que rêver ou, à peine, entrevoir (p. 838).

Enfin, l’Ici ne disparaît pas à la suite de l’entrée à l'Ailleurs, car les deux espaces

apparemment contradictoires sont, au fond, intimement unis. L’évasion vers un outre-

monde ne pourra pas répondre à l’idéal de l’Ailleurs chez Jaccottet dans la mesure où le

seuil ne signifie pas une rupture irrémédiable pour lui, mais plutôt une clôture poreuse et

perméable qui sera moins séparation que communication. Le fait de franchir le seuil

entre l’Ici et l’Ailleurs n’implique pas nécessairement un déplacement spatial mais une

évolution dans la manière dont l’homme envisage son statut au monde et une démolition

des barrières mentales, afin que soient renoués les liens essentiels entre homme et

homme, homme et choses, et que sous un nouveau regard, le monde réapparaisse sous

son ancien aspect de « paradis », puisque celui-ci n’est rien d’autre que notre monde

ordinaire « régénéré et transfiguré » « illuminé par un astre inconnu »667.

2. Les « traits épars » du « paradis » jaccottéen

Après une longue méditation quant à l’image d’un « paradis » qui lui est propre,

le poète aborde sans transition celle des « lieux », dont un examen approfondi permet

justement de comprendre ces rapprochements « apparemment injustifiés » entre Grignan

et la Terre promise. Tout en reconnaissant l’impression de « paradis » comme

« absurde », Jaccottet n’hésite pas à lui rendre justice en disant que « Ce n'eût pas été

m'égarer, et le mot "paradis", c'est bien vers ce monde-là qu'il orientait sourdement ma

réflexion »668. En énonçant le mot « paradis », il trace une limite visible entre le monde

ordinaire habité par l’espèce humaine et celui qu'il appelle « l’autre monde » ou « ce

monde-là ». Mais cette limite est loin d’être étanche et s’avère plutôt « poreuse », ce qui

rend possible le passage entre deux espaces séparés. Nous allons maintenant examiner de

667 Chronologie, op. cit., XLVI. 668 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471.

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plus près quelques « lieux » chers à Jaccottet qui constituent justement des « brèches » sur

cette frontière, par lesquelles le poète s'introduit de temps en temps afin de gagner son

espace rêvé.

2.1. Le Val des Nymphes et le temps des dieux enfuis

Dans le texte liminaire des Paysages avec figures absentes, Jaccottet s’est attardé

longuement sur un lieu qui porte un sens particulier pour lui, nommé le Val des

Nymphes. Ce nom n’est pourtant pas mentionné dans le texte, comme si le poète préfère

que le lieu reste anonyme dans l’intimité du silence et loin du regard indiscret des

touristes. Il semble que l’absence d’occupation humaine soit la condition première afin de

préserver cette lumière sacrée qui rayonne à l’intérieur du val :

Il y a un certain lieu de cette contrée qui est une combe presque déserte (p. 470).

Par cette phrase d’ouverture, Jaccottet révèle deux traits importants du lieu qui

consistent en la forme géographique de la « combe » ainsi qu’en l’absence des hommes.

Regardons ces deux points l’un après l’autre. On remarque d’abord que la vallée,

synonyme de « combe », est généralement très appréciée par le poète qui y reconnaît une

forme de « passage » par excellence et une « indication » sur le Souffle universel669.

« Parole-passage » « de Dieu » et « ouverture laissée au souffle »670, la vallée est appelée

« réceptacle du monde » et porte une dimension sacrée depuis l’antiquité, où sa vacuité

était considérée comme demeure des vies et le pays de verdure. Par ses courbes douces,

elle évoque le creux du bas maternel, premier lieu de repos pour l’humanité, ce qui

explique l’amour viscéral de Jaccottet pour elle et son désir constant d’y rester ou même

de s’y allonger à la manière d’un nouveau-né. Reposant au fond de la Terre-Mère, le

poète n’est pourtant pas détaché du ciel, et y retrouve son statut de « l’homme entre terre

et ciel » : « Si je me couchais maintenant dans la terre, je volerais », écrit Jaccottet dans

une ébauche de poème, souhaitant faire du vallon sa « tombe » où recommence justement

la nouvelle vie671.

Outre le trait géomorphologique de la vallée, l’autre caractère du Val de

nymphes qui attire Jaccottet consiste en son aspect « désert ». La distance qui le sépare de

la société humaine fait du val un lieu propice à la méditation solitaire, où le poète

669 Voir « Mars 1960 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 356. 670 Ibid. 671 Voir « Travaux au lieu dit l’Etang », Paysages avec figures absentes, op.cit., pp. 488-489.

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pourrait entamer un dialogue silencieux avec le cosmos. L’absence des hommes est mise

en évidence dans le texte qui suit :

On n'y trouve guère qu'une ferme, et une longue bâtisse qui a pu être une manufacture dont on voit maintenant par les hautes fenêtres les salles vides et poussiéreuses (p. 470).

La poussière qui s’accumule lentement dans la manufacture auparavant occupée

et maintenant abandonnée est le signe de passage du temps et la trace de la mémoire

matérialisée. Dans ce lieu où le passé coexiste avec le présent, où la vue se mêle à la

vision, on semble voir des « figures absentes » et des ombres d’ouvriers qui s’y affairaient

il y a longtemps. Ainsi, le lieu n’est pas « désert » au sens absolu du terme ; l’homme

demeure présent au sein de la nature d’une manière indirecte et discrète, par le

truchement de ses constructions telles que la manufacture désuète ou encore ces

« bassins » oblongs construits par les Celtes primitifs, premiers habitants de la région :

Tout au fond de la combe, au pied de rochers couverts de lierre, sous de grands chênes, une source coule ; elle alimente encore quelques bassins oblongs, couchés dans les hautes herbes, parmi des cerisiers (ibid.).

Il s’agit d’un paysage ordonné et « architecturé », où les éléments de la nature et

des constructions humaines se confondent de manière harmonieuse. L’ordre qui règne

dans le lieu est souligné par des adverbes comme « au fond », « au pied », « sous »,

« dans » ou encore « parmi », autant d’« indices » qui renseignent sur la position relative

des choses. En plus de tout cela, le « point névralgique » du paysage est trouvé ; il s’agit

d’une « source » qui coule au pied des « rochers » et des « chênes » et qui se jette ensuite

dans les « bassins » sous l’ombre des « herbes » et des « cerisiers ». À la manière d’un pont

ou d’une route, la « source » permet d’assembler les éléments épars du paysage qui serait,

sans elle, rien qu’un « morceau de nature »672. Le rôle médiateur ou unificateur de l’eau se

manifeste aussi à un niveau métaphysique, puisque la source se présente comme un point

de rencontre privilégié entre les dieux et les mortels, ce qui ajoute ainsi une dimension

mythique au Val des Nymphes. Comme elle sert de demeure aux Naïades, la source se

trouve à l’origine de nombreux rituels celtiques dédiés aux « mères nymphes », comme en

atteste l’inscription « Matris Nymphis » sur un autel découvert dans la combe et

aujourd’hui préservé dans une église du village voisin, La Garde Adhémar. Les déesses

des eaux sont considérées comme celles de la prospérité et de la fécondité à l'époque

672 Selon Jean-Marc Sourdillon, Ungaretti soupçonne dans le paysage l'existence d'un « ordre caché » « sans lequel d'ailleurs il n'y aurait pas de paysage mais simplement un morceau de nature ». D’ailleurs, c’est cet ordre du paysage qui est « susceptible de soutenir l’ordre humain ». Un lien radieux, op.cit., pp. 131-132.

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païenne de la Grèce, tandis que la source qui se repose dans les bassins druidiques avait,

chez les Gaulois, les propriétés permettant de guérir les blessures et de ramener en vie les

guerriers morts au combat.

Tout auprès s'élève une chapelle, qui fut un petit temple ; et l'on peut voir encore, dans l'église du village voisin, un autel dédié aux nymphes que ce temple honorait. Évoquer cette simple inscription d'ailleurs plus qu'à demi effacé semblerait suffire à faire comprendre que cet appel que j'entendais venait de très loin, du temps presque impossible à imaginer où l'on croyait quels dieux habitaient les sources, les arbres, les montagnes ; […] (ibid.).

L’inscription sur cet autel apparaît comme une sorte d’hiérophanie pour le poète.

« Matris Nymphis » (« Aux mère nymphes ») : nous n’avons qu’à lire ces mots pour voir

une porte s’ouvrir tout d’un coup devant nous et cette lumière antique émanant d’un

autre monde. L’espace d’un instant, le poète est contemporain d’une époque

immémoriale où les dieux « habitaient » encore la terre. Ces figures sacrées, qui

transparaissent à travers les paysages et se raniment dans la mémoire du poète, rendent

encore plus insupportable le monde réel où l’être humain, tourmenté constamment par la

nostalgie d’un paradis perdu, se doit d’apprendre « à endurer le manque persistant du

dieu »673 : « Soyons endurants comme les bêtes674 », conseille le poète dans une note de La

Semaison.

Si le temps moderne est défini par Hölderlin comme celui des dieux enfuis, ce ne

sont pourtant pas les dieux qui ont quitté la terre, mais plutôt les hommes qui ont choisi

d’ignorer la présence de ces premiers qui n’ont, en effet, jamais cesse de nous

accompagner. Les Japonais croient aujourd’hui encore que les dieux sont partout

présents dans leur vie quotidienne, comme le remarque Claude Lévi-Strauss à propos de

l’organisation « invariable » de leur jardin où l’on retrouve toujours à « l’angle nord-est »

l’autel de la divinité du lieu et « du côté de l’ouest » la soue à porcs et les latrines, « les

unes et l’autre placée sous la protection de dieux spécialisés »675. Selon Empédocle, l’être

humain n’a commencé à errer « loin des dieux » qu’à partir du moment où il a mis sa

« confiance » « dans la Haine insensée »676, et est devenu ainsi agressif dans la poursuite

de ses propres intérêts. Rien d’autre ne pourrait mieux exprimer notre profond remords

que ce poème de Ronsard intitulé Contre les bûcherons de la forêt de Gastine :

Escoute, bucheron, arreste un peu le bras, Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,

673 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 36. 674 « Septembre 1965 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 387. 675 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., p. 95. 676 Empédocle, De la Nature – Purifications, in L’Aurore de la philosophie grecque, op.cit., fgt. 115.

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Ne vois-tu pas le sang, lequel degoute à force, Des Nymphes vivoient dessous la dure escorce677 ?

On peut trouver nombre de points communs entre Ronsard et Jaccottet quant à

leur vision du monde. Le poète de la Pléiade, dans son « Hymne du ciel », a célébré avec

ferveur un monde parfaitement organisé qui correspond bien à l’idéal spatial de

Jaccottet :

Tu n’as en ta grandeur commencement, ne bout, Tu es tout dedans toy, de toutes choses tout, Non contrainct, infiny, faict d’un finy espace Qui sans estre borné toutes choses embrasse678.

En outre, les nymphes qui habitent constamment l’imaginaire de Jaccottet

occupent également une place importante chez Ronsard. Si les deux poètes croient tous

que les arbres abritent des fées sous leur écorce, il s’agit moins d’une hantise de « figures

de Désir » que d’une perception du monde comme étant vivant et pensant, capable de

ressentir la joie comme la souffrance, et qui pleurerait naturellement sous les coups de

hache du bûcheron. Néanmoins, dans notre société mécanique et rationnelle, l’homme a

depuis longtemps cessé de percevoir le monde comme un ensemble organique, mais le

considère plutôt comme une simple ressource à exploiter sans ménagement. Préoccupé

par ses propres intérêts, il reste insensible à la douleur des arbres, débités par sa hache.

Seul le regard limpide du poète voit dégoutter le sang des nymphes meurtries habitant

« dessous la dure écorce ». Ces bras de bûcheron, qui s’élèvent pour abattre le bois ne

sont pas sans rappeler ceux des hommes travaillant durement mais en vain dans « le

bruyant atelier » sous la plume de Hölderlin :

Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus, Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés A leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier, Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies679.

Le désir excessif chez l’homme moderne de s’approprier le monde naturel

entraîne non seulement la dégradation de son propre habitat, mais détruit aussi

l’ancienne demeure des dieux dont la nostalgie est si forte chez Jaccottet qu’il se rappelle

inévitablement la belle image de Maurice de Guérin : « Au temps où je veillais dans les

cavernes, j'ai cru quelquefois que j'allais surprendre les rêves de Cybèle endormie... »680.

677 Ronsard cité par Jaccottet dans Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471. 678 Pierre Ronsard, Hymnes, intro. et noté par Albert Py, Genève, Librairie Droz, 1978, p. 211. 679 Hölderlin cité par Stefan Zweig dans Le Combat avec le démon, op.cit., p. 120. 680 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471.

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Cette « déesse mère » – souvenons-nous de l’inscription « Magna Mater » - d’origine

phrygienne qui possède le pouvoir de guérir les malades et de protéger son peuple

pendant la guerre, ne ressemble-t-elle pas à ces nymphes qui habitaient la source du Val

et qui avaient pour les Gaulois la magie d’effacer les blessures des guerriers ? L’évocation

du Centaure de Maurice de Guérin est d’autant plus justifiée que le Val des Nymphes

présente de nombreuses ressemblances physiques avec la grotte du héros, tous deux étant

des lieux sacrés où se cachent les secrets de la Nature. Rappelons-nous que la nature

sauvage est personnifiée par Cybèle chez les Romains et les Grecs anciens : « surprendre

les rêves de Cybèle » signifie ainsi accéder inespérément aux mystères du cosmos. Dans

ce genre de lieux où l’on fait l'expérience de « légères ondulations qui écartaient le

sommeil sans altérer [le] repos »681, où « la vie étrangère […] se détachait de [lui] goutte à

goutte, retournant au sein paisible de Cybèle »682, le poète de Grignan, tout comme le

centaure, éprouve un sentiment de plénitude en opérant un retour à « l’Origine ».

2.2. Les « resserres à outils » et la présence de l’immémorial

Dans le Val des Nymphes, Jaccottet connaît une révélation qui le conduit à

mieux appréhender la question du temps dans la vie humaine : « ce lieu était à peu près le

seul où cette présence immémoriale fût demeurée visible, inscrite en toutes lettres dans la

pierre »683. Le rêve de l’immémorial du poète, ne relevant pas simplement d’un goût pour

l’antiquité, est lié aux mystères les plus profonds de notre existence. Le mot

« immémorial » qui signifiait au début « sans mémoire » est dérivé du latin immemorialis

dont le préfixe de négation « im- » nous permet de voir la rupture infranchissable entre

deux temps, le nôtre et celui qui est « hors de l’histoire ». Dans son ouvrage La Question

du lieu en poésie, Christine Dupouy a montré l’accès difficile de l’immémorial :

« L’immémorial est en effet l’autre nom de l’origine, et ne saurait être que tentation : on y

aspire sans jamais le ou la rejoindre »684. N’ayant aucune prise sur cette époque inconnue

qui refuse la mémoire, le poète ne peut l’approcher que par le sensible et l’intuition. Il est

pourtant persuadé que l’être humain menait alors une vie de plénitude, en compagnie des

dieux qui « habitent les sources, les arbres, les montagnes ». Et cette intuition est

maintenant confirmée par la présence du temple ancien et par les mots inscrits sur l’autel, 681 Maurice de Guérin, Œuvres, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 188. 682 Ibid. 683 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471. 684 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 109.

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qui sont autant de réponses affirmatives à la question que le poète s’est posée depuis

longtemps : l’Âge d’or auquel on n’a cessé de rêver, a-t-il existé réellement dans l’histoire

de l’homme ?

Le Val des Nymphes se présente pour le poète comme un sanctuaire. C’est un

« lieu » exceptionnel qui par son lien intime avec le sacré marque l’hétérogénéité spatiale

du monde. Se distinguant des étendues « profanes » ou « amorphes »685, la combe est l’un

de ces rares endroits où le vieux feu de la Vérité est encore préservé. Celui-ci, qui a l’air

d’être éteint depuis fort longtemps, continue pourtant de se propager ici sous la terre pour

nourrir la poésie et la vie. Afin de souligner l’unicité du lieu, le poète nous dit que cette

« présence immémoriale » est introuvable « ailleurs », avant de nuance ses propos :

[…] ce n'est pas ici un pays de ruines, illustres ou modestes, où la main, en creusant, puisse espérer trouver autre chose que des cailloux ou des racines. Je n'ai pas l'esprit d'un archéologue, et ne cours pas après les vestiges (p. 471).

Ces quelques mots prouvent, une fois de plus, que la question de l’immémorial

ne concerne pas uniquement l’ancienneté. Si la terre autour de Grignan, pauvre en

« antiquités » ou « vestiges », n’attire pas l’attention des archéologues, le poète y éprouve

pourtant le sentiment d’être lié « au très ancien et à l'élémentaire ». En effet, le sacré y est

« autrement présent », « présent d’une manière que l’on ne peut qu’espérer, que rêver ou,

à peine, entrevoir »686. Les signes divins y sont « moins visibles », mais s’avèrent plus vrais

et plus révélateurs. La recherche de l’immémorial chez Jaccottet, moins méthodique et

rationnelle que celle d’un archéologue, est marquée par un profond attachement affectif à

la Terre-Mère. Il a exprimé plus d'une fois son rejet vis-à-vis des approches dites

scientifiques : « je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées […] Je ne me suis pas

penché sur le sol comme l'entomologiste ou le géologue »687. D’ailleurs, le poète en quête

de « l’Origine » s'intéresse moins aux monuments historiques qu’aux éléments de la

nature tels que les rochers, les sources ou les « grands chênes », qui ont mieux su résister

à l’usure du temps que les constructions humaines. Si parfois des bâtiments le touchent,

ceux-ci ne relèvent point des constructions de grande envergure, mais des plus banales et

des plus quotidiennes.

[…] quand je voyais les petits édifices qu'ont bâtis les paysans (il n'y pas si longtemps sans doute, mais sur un modèle qui pourrait remonter au XVIIe siècle, peu importe d'ailleurs) pour servir de resserres à outils dans les jardins, il est vrai qu'en les voyant, non seulement j'admirais toujours que l'on pût avoir construit si bien à des fins si humbles (alors

685 Voir Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op.cit., p. 21. 686 « Hameau », Après beaucoup d’années, op.cit., p. 838. 687 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 464.

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qu'aujourd'hui…), mais encore je pensais, une fois de plus immédiatement et absurdement, à ce que l'on appelle, je crois le « Trésor » de Delphes : comme je le dis ici, sans plus bien savoir ce qu'était ce « Trésor », si cela existait vraiment, si je ne confondais pas avec autre chose, s'il y avait un rapport possible (p. 471).

En passant du « temple » aux « resserres à outils », c’est-à-dire d’un monument

religieux aux petits édifices paysans à des fins pratiques, le poète a élargi

considérablement le sens des « lieux saints ». L’inspiration n’est pas moins forte lorsque

l’on se trouve devant des bâtiments d’aspect moins imposant voire très modeste. Bien que

ces resserres à outils ne soient pas « anciennes » au sens absolu du terme, la présence de

l’immémorial y reste pareillement sensible. Parce qu’elles témoignent, tout comme les

bassins celtiques et le temple à moitié en ruine, d’une « grande séparation » entre le temps

de la déréliction qui est le nôtre et le temps des dieux sur terre - celui où l’acte de

construire signifiait encore « cosmiser » et devait être consacré par une série de

cérémonies, où l’on pouvait encore « avoir construit si bien à des fins si humbles ». Ces

constructions modestes sont comme autant de « Trésors » de Delphes aux yeux de ceux

qui y remarquent la présence du sacré et veulent s’y recueillir :

Quoi qu’il en fût, ces petits édifices m’évoquaient des constructions grecques en manière d’oratoires, c’est-à-dire d’abord une mesure, une perfection mesurée, et ensuite, ce qui fut la grandeur et la limite de la Grèce, la maîtrise du Sacré, que l’on était parvenu à faire descendre dans une demeure, sur la terre, sans le priver de son pouvoir et sans détruire son secret… (p. 471)

Les resserres à outils sont des monuments religieux dans le sens où elles

représentent, à la manière des constructions du temps immémorial, un imago mundi ou

encore une « imitation plus ou moins heureuse » du « Souffle » de Dieu qui « se soumet à

un ordre, à une forme, donc qui ne se perd pas, ne se gaspille pas »688 - d’où la

« perfection mesurée » de ces humbles bâtiments. On constate, encore une fois,

l’apparition de l’image de la Grèce telle une sorte de leitmotiv dans la pensée du cosmos

chez Jaccottet. Idéalisée consciemment ou inconsciemment par le poète, elle l’a fasciné

en tant qu’archétype de la « Terre promise » à laquelle aspirent constamment les

« voyageurs d’hiver ». Pour Jaccottet, la Grèce antique représente le vrai Âge d’or sur

terre, où les mortels détenaient « la maîtrise du Sacré », c’est-à-dire le pouvoir de

communiquer avec le divin. En revanche, les hommes modernes, « modernes » dans le

sens d’être postérieurs à la disparition des dieux, ont depuis longtemps tourné le dos à ces

derniers et ont cessé de les accueillir parmi eux. Ils s’épargnent la peine de construire des

bâtiments « à des fins si humbles », comme le constate le poète. Ainsi, la « grande

688 « Mars 1960 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 356.

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séparation » entre l’homme et le divin se produit à partir du moment où l’homme ne sait

plus « maîtriser » correctement « le Sacré ». D’une part, le poète reproche au

christianisme sa froideur et son hypocrisie : à l’image d’un Christ crucifié, « assumant la

mort de l’homme pour l’anéantir »689, il préfère infiniment les dieux grecs à ressemblance

humaine, qui partagent les défauts et les péchés des mortels et acceptent de « descendre »

« dans une demeure » « sur la terre ». D’autre part, Jaccottet trouve inappropriées nos

façons de nommer le sacré car les noms trop précis risquent de nous en éloigner. Il a

enfin choisi, pour désigner cette présence insaisissable, le nom de « cela »690 qui s’avère le

meilleur pour préserver « son pouvoir ». Dans les deux cas, il s’agit de maintenir la bonne

distance avec le sacré et d’avoir recours à une « technique » subtile que les Grecs antiques

connaissaient par instinct. De nos jours, il revient au poète de retrouver cette vieille

sagesse religieuse perdue et d’apprendre à s’approcher du « Sacré » tout en se

« maintenant dans l’éloignement », car « la proximité à l’origine est secret »691.

2.3. Les vieux murets : signes « moins visibles » du sacré

Dans ce texte éponyme des Paysages avec figures absentes, l’auteur passe d’un lieu

« visiblement » sacré comme le temple à des resserres à outils, et finalement à des murets

désuets. Il n’a cessé de redéfinir le sacré, en dirigeant son regard et celui des lecteurs vers

« le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai »692 :

Ce pays est un pays de murs. Les villages souvent ont gardé leurs remparts, certains élevés, majestueux, et de plan assez complexe ; et dans les terres, le long des chemins, autour des propriétés, subsistent nombreux ces murets de pierres sèches […] Quelquefois, ce sont simplement des dalles dressées en ligne sur leur côté le plus court, et qui, depuis le temps qu’elles ont été ainsi plantées, n’ont pu se maintenir toutes également droites […] (pp. 471-472).

La phrase d’ouverture « Ce pays est un pays de murs » souligne déjà l’ancienneté

des civilisations qui existaient jadis dans ces contrées. Le poète de Grignan reconnaît des

signes de « l’Origine » dans ces dalles dont le mauvais alignement exprime « quelque

chose de plus hirsute qu’harmonieux, en tout cas d’irrégulier et de rude, de simple, de

commun »693 et traduit une sorte d’insouciance propre à nos ancêtres primitifs. Il y voit

689 Michèle Monte, « Nymphes, barques et autres « lieux » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet », op. cit., pp. 93-108. 690 « Poursuite », Eléments d’un songe, op.cit., p. 310. 691 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 29. 692 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 471. 693 « Septembre 1965 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 389.

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sans doute « l'image d'une tentation » : vivre « comme une pierre » « sans les

complications de l'âme »694 et dormir de ce fameux « sommeil bien ivre sur la grève »695.

En effet, ces murs anciens avaient non seulement la fonction pratique de protéger le

village contre des ennemis et des animaux, mais jouissaient également d’une dimension

religieuse et métaphysique. En traçant autour du lieu habité une ligne de démarcation, ils

le distinguaient des zones incultes, chaotiques, c’est-à-dire non sanctifiées, et

s’imposaient ainsi comme les premières limites entre le κόσµος (« cosmos ») et le χάος

(« chaos »).

Soudain, le regard du poète s’arrête sur une image à la fois touchante et insolite

où se côtoient avec harmonie les vieux murs du pays et les fleurs d’amandiers : « c’est

une présence au bord des chemins à la fois funèbre et honorable et qui, pour peu que l’on

découvre au-delà, en février ou mars, l’aurore des amandiers, ébranle notre plus intime

mémoire »696. Fraîches et fragiles, ces fleurs qui ne séjournent que très peu de temps sur

leurs branches contrastent avec les murets en pierre qui restent inchangés durant des

milliers d’années. Ayant sans doute devant les yeux un sourire d’enfant à côté d’un vieux

visage ridé, le poète sent que « dans l’intérieur de ces lieux était un souffle, ou un

murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais ; déchirant de

fraîcheur, déchirant de vieillesse »697. La combinaison de cette « fraîcheur » et de cette

« vieillesse », toutes deux parties inséparables de la vie, accorde en effet à celle-ci une

beauté étrange qui va jusqu’à ébranler « notre plus intime mémoire ».

Or, ces murs aussi, simples murs de clôture ou de bornage, dont beaucoup ne doivent même pas être tellement anciens, me faisaient confusément penser à des monuments très antiques, fondations de forts ou de temples ; leur beauté me demeurait elle aussi très mystérieuse, et je serai venu de nouveau à la rapprocher des pierres de sacrifices, et des dieux ; [… ] (p. 472).

On constate que toutes les constructions qui touchent Jaccottet le mènent sans

exception à la pensée de « l’Origine » au sens non seulement historique mais surtout

ontologique du terme, c’est-à-dire là où est encore préservé l’essence de l’être. Ce passage

apporte un éclairage significatif sur la relation entre la beauté et le sacré chez Jaccottet

qui tend à les associer étroitement. La « beauté » demeure pour lui « très mystérieuse » car

l’œil ne reconnaît comme beau que ce qui est ordonné, c’est-à-dire ce qui reproduit en soi

l’Ordre du monde. Et cet Ordre, qu’il considère comme sacré et n’a cessé de poursuivre,

694 Philippe Jaccottet, « Le Dernier livre de Camus », Ecrits pour papier journal, op.cit., p. 65. 695 Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1972, p. 95. 696 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 472. 697 Ibid., p. 473.

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est à l’origine de la beauté et lui confère son caractère mystérieux. Lorsqu’un paysage

l’attire, le poète ne doute pas qu’il ait « un sens ». A la vue des fleurs inconnues à cœur

jaune, il s’attarde longuement sur ce « Jaune indéchiffrable » et s’invite à en comprendre

le secret : « il faudrait déchiffrer, comme pour être fortifié »698. L’admiration de la beauté

implique nécessairement des efforts de compréhension et de « déchiffrage ». En effet,

l’attirance pour ce qui est incompréhensible est à l’origine de presque toutes les religions,

par lesquelles l’homme exprimait ses premières réflexions sur ce qui dépasse sa

compréhension et que l’on désigne sous le nom de l’inconnu.

D’ailleurs, tout ce qui est beau peut favoriser la communication entre l’homme et

la divinité. La beauté « touche », au premier sens du mot, c’est-à-dire qu’elle entre en

contact avec la peau de ceux qui la contemplent et les met ainsi en relation avec ce qui se

cache derrière cette beauté. De même, si le poète a qualifié de « funèbres » les vieux

murets, c’est parce qu’ils se rapprochent des « pierres de sacrifices » en faisant

communiquer le Haut et le Bas, les vivants et les morts. Toutes les émotions que nous

éprouvons à l’égard de la beauté sont, au fond, nourries par une conscience du sacré,

« comme si c’était ce que l’on doit inévitablement retrouver à la base ; non seulement au

commencement de notre histoire, mais dans les soubassements de notre pensée et de nos

rêves ; comme ce qui continue, d’une certaine manière, à conduire notre vie »699. Or,

comment formuler cette conscience du sacré ? Quel langage adopter pour l’éclairer sans

jamais « détruire son secret » ? Le poète ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur la

relation entre le sacré et la poésie :

Au pied de ces murs, au soleil, j’imaginais aussi que l’on eût dû trouver des statues de dieux ou de héros, des monnaies portant quelques mots, probablement tronqués (et j’aurais voulu que ma poésie fût comme une parole écrite sur ces médailles remontées du fond de la terre, quand elle ne l’était pas sur les monnaies des graines ; […] (p. 472).

Le « soleil » de Provence et « ces murs » désuets, ayant vraisemblablement le

pouvoir magique de faire voyager dans le temps, ont rendu le poète contemporain d’un

âge « de dieux » et « de héros ». Les « monnaies portant quelques mots » qu’il imagine

exhumées « au pied de ces murs » représentent une parole impérissable auquel il rêve

depuis toujours. Ces monnaies sont proches de la feuille d’or babylonienne découverte au

musée du Louvre pendant son séjour à Paris : étant inscrite sur de la pierre ou du métal,

la parole acquiert une dimension palpable et durable, dont la légèreté et la fragilité est

compensée par la consistance des matières. Ces mots, matérialisés, assurent non

698 La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 389. 699 Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 472.

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seulement la continuité entre la matière et l’esprit, mais permettent en plus à la pensée

qu’ils expriment de durer dans le temps. Et les artisans de l’époque qui ont gravé ces mots

de leurs mains sont « immortels » dans un certain sens. Ils continuent d’être présents dans

notre monde à travers leurs « œuvres ». En effet, Jaccottet n’est pas le seul à éprouver une

attirance pour la magie de l’inscription et à considérer les mots inscrits comme une sorte

d’augure divine. On se souvient du mot grec « ἀνάγκη » (« nécessité ») gravé sur le mur de

la cathédral Notre-Dame de Paris qui a inspiré à Victor Hugo son roman éponyme.

« Exhumer, c’est libérer ce qui avait été provisoirement renié, enfoui », écrit

Christine Dupouy en évoquant le commentaire de Freud sur la Gradiva de Jensen700. Les

« monnaies » exhumées portent en elles une langue simple et puissante, employée

autrefois par nos ancêtres lointains et rejetée par l’homme moderne. La parole idéale de

Jaccottet, dont il est profondément nostalgique, est bien celle des poètes présocratiques,

chez qui la poésie se présente comme une offrande au cosmos, comme une réponse à

cette parole « remontée du fond de la terre », à la fois vieille et neuve. Le poète de

Grignan pense à Empédocle : « L’éther en son élan revêtait des formes diverses, et sous la

terre ses longues racines s’enfonçaient », ou chez Parménide : « Une lumière empruntée

rôde pendant la nuit autour de la terre… »701 Dans les deux vers, on trouve des couples

antagonistes qui sont harmonieusement alliés tels que « éther » et « terre », « lumière » et

« nuit ». Les poètes présocratiques écrivaient souvent d’une façon cosmique, en

condensant la totalité de l’espace et du temps dans leurs textes succincts. Leurs mots

partagent la « longévité » des choses qu’ils nomment, telles que la lumière, le ciel ou la

terre, et répondent secrètement au rêve de Jaccottet d’une langue éternelle telle que celle

inscrite sur les monnaies métalliques ou « sur les monnaies des graines ». Néanmoins,

rejetant plus tard toutes ces images, le poète se détourne de rêveries quelque peu

narcissiques en affirmant que « pourtant, ce n’était pas le cas, et ce n’était pas

nécessaire », afin de avancer vers la vérité dépouillée de tous ornements : « Ainsi, par une

suite de négations, approchais-je quand même d’une découverte quant à ces paysages… »

(p. 472).

700 Voir Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 95. 701 Empédocle et Parménide cités par Jaccottet, « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 472.

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2.4. Grignan en hiver : une force d’en bas

« Plus qu'aucune autre saison, j'aime en ces contrées l'hiver qui les dépouille et

les purifie », écrit Jaccottet dans Paysages avec figures absentes (p. 464). Dans cette saison

hivernale qui donne l’exemple de la « vacuité du monde » (Śūnyatā en sanskrit), il semble

que toutes choses ici se mettent à l’écoute d’un enseignement cosmique. Se soumettant à

une « catharsis » spirituelle, l’âme du poète « cesse d'entendre les conseils de ce qui brûle,

se tord, se renverse et soupire, de ce qui serpente et se dénoue » (ibid.), mais suit l’ordre

de l’hiver en opérant un retour au vide : « Tout est purifié, écrit Jaccottet dans une note

de janvier 1959, les ornements sont tombés, rien ne reste que les formes essentielles »702.

Ce n’est qu’en hiver que le monde est restitué dans son état d’origine, tel qu’il était au

moment de la Cosmogonie.

Car se sont éteints les feux tendres de fleurs, se sont tus leurs aveux et leurs appels, refermés leurs yeux ; car sont tombées au sol, qu'elles n'encombrent même plus, toutes ces verdures qui avaient édifié pour les rêves ou le souvenir de trop sournois asiles, pavillons d'ombre pareils à la grotte où Didon et Énée s'enfermèrent, fuyant un orage pour un autre, non moins humide, non moins brûlante ; […] (ibid.)

La chaleur, la passion, le fantasme, et tout ce qui rend bouillonnant l’esprit

disparaît d’un seul coup. La force masculine du Yang s’apaise ici pour faire place au Yin

qui enlève, comme d’une main fraîche, la fièvre du monde. Tous obstacles supprimés de

son champ de vision, le poète recommence à voir : « le regard est libre de courir au loin,

de mesurer l'espace et d'en rejoindre les éléments » (ibid.). C’est bien la saison où l’ordre

du monde se manifeste de manière la plus visible, où « Cadences, parallélismes, relations

et intervalles stables animent l’étendue entière d’échos et de réverbérations savamment

calculés »703. Dans un silence épuré, on entend à nouveau la voix sourde du cosmos :

[…] peut-être, plus légère, incertaine qu’elle dure, est-elle celle qui chante avec la voix la plus pure les distances de la terre704.

Le poète perçoit un rythme du monde qui est non seulement spatial mais

également temporel, rendu sensible par une force purificatrice si bien qu’il se croit dans

« une saison pour les anges » (ibid.). Invitant le lecteur à « oublier les fades images » des

traditions religieuses, Jaccottet rapproche alors ces créatures adorables des « puissances

702 « Janvier 1959 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 339. 703 Pierre Schneider, Le voir et le savoir : essai sur Nicolas Poussin, Paris, Mercure de France, 1994. p. 61. 704 « Fin d’hiver », Airs, op.cit., p. 421.

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promptes et limpides » et des « navettes aveuglantes éternellement occupées à tisser, au-

delà de toute allégresse, l'étoffe de la lumière » (ibid.). Cette image d’anges tisseurs de

lumière fait sans doute allusion à la relation intime entre la lumière et le temps car,

l’« étoffe de la lumière » est aussi l’étoffe du temps705 si l’on pense aux « fileuses »

mystiques, Moires ou Parques, qui mesurent la vie des hommes et tranchent leur destin

en tissant.

Commandant le rythme de la vie, les anges tisseurs n’apparaissent qu’en hiver,

saison où la Barque cosmique se décharge et se recharge, où la périodicité de la nature est

ressentie de manière plus sensible. En ce sens, l’hiver est moins décourageant que

réconfortant. Il apparaît comme un moment de répit au cours duquel l’univers se prépare

à un renouveau. Dans Le mythe de l’éternel retour, Mircea Eliade attire notre attention sur

les recherches d’Otto Huth et de J. Hertel qui, en s’appuyant sur les faits romains et

védiques, ont insisté sur les thèmes de « renouvellement du monde par la ranimation du

feu lors du solstice d’hiver, renouvellement qui équivaut à une nouvelle création »706. Les

hommes primitifs, en tirant des leçons du cosmos, avaient acquis une sagesse particulière

sur la relation entre la vie et la mort, censées se succéder l’une à l’autre dans un cycle

d’éternel retour. La vieillesse de l’homme, semblable à l’affaiblissement de la nature en

hiver, n’est pas irréversible, mais représente un pas en arrière pour avancer vers plus

loin :

Les couleurs solaires, le sang et l'or, colère et richesse, où est-ce passé ? Du monde, pour un temps, lions et taureaux s'absentent, sans qu'il en paraisse affaibli. Plus de conquêtes, sinon pour le seul regard ! Et le bleu n'est plus une matière, c'est une distance et un songe. Et le vert qui persiste dans le lierre et l'yeuse se couvre de cendre ou d'ombre, comme une pensée qui veut se garder secrète, et s'adjoindre la mort pour mieux durer (p. 465).

L’image du combat entre lions et taureaux constitue en effet un thème de

prédilection au début de l’époque de la sculpture baroque, comme on le trouve par

exemple dans les œuvres de Giambologna. Mais cette image du combat est évoquée par

le poète de Grignan sous forme de souvenir ou d’« absence », car l’énergie cosmique

705 N’oublions pas qu’aujourd’hui encore, le monde scientifique se sert du rayon lumineux pour définir une seconde. Depuis 1967, la seconde est définie à partir d’un phénomène physique qui est à la base du concept d'horloge atomique: le temps nécessaire à un rayon lumineux bien accordé pour effectuer 9 192 631 770 oscillations. Ce rayon lumineux bien accordé servant à définir la seconde est celui dont la fréquence provoque une excitation bien déterminée d’un atome de césium-133 (transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état de base de cet atome). Ceci signifie qu’en une seconde, il y a 9 192 631 770 périodes de ce « pendule » atomique ou horloge atomique dont la fréquence d’horloge est proche des 10 gigahertz. 706 Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 83.

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qu’incarnent les deux animaux et qui déborde pendant d’autres saisons de l’année

s’apaise d’un seul coup en hiver.

Même la « palette » de couleurs du cosmos s’épure en cette saison : les couleurs

froides comme le « bleu » ou le « vert », associées traditionnellement au Yin dans la

pensée chinoise, ont remplacé les couleurs « sang » et « or » qui se trouvent du côté du

Yang, considéré généralement comme masculin, actif et chaud. En outre, même les

couleurs froides paraissent moins saturées en hiver comme pour répondre à la tendance

« minimaliste » de la saison. Lié très souvent à la jeunesse et à la vitalité, le « vert » ici « se

couvre de cendre ou d’ombre », comme pour « s’adjoindre la mort » qui permet,

paradoxalement, de « mieux durer ». Ces couleurs appellent elles aussi à suivre la

philosophie dialectique de la saison hivernale : la vie ne « dure » « mieux » qu’en s’alliant

à la mort ; la fin prépare le recommencement.

La force qu'ici l'hiver célèbre, ce n'est donc pas celle qui triomphe par le fracas et la rapidité des armes, celle qui, survenue d'en haut, fauche et piétine, avec des étendards, des trompes, des panaches, des trophées ; […] (ibid.).

Ces images guerrières, très présentes dans ses œuvres de jeunesse dont l'Ignorant

notamment, révèlent un goût baroque chez Jaccottet, nourri probablement par ses

premières lectures littéraires, comme le montre Jean-Claude Mathieu dans son bel

ouvrage sur le poète707. Néanmoins, ces images « baroques » sont écartées au fur et à

mesure que le poète tourne son regard vers ce qui est simple et « immédiat » dans la vie.

En effet, cette tendance chez Jaccottet à dépouiller la poésie de ses ornements pour faire

apparaître ce qui est essentiel va dans le même sens que le mouvement purificateur de

l’hiver qui est devient ainsi sa « saison préférée ». Celle-ci invite en effet à retrouver la vie

simple et à adhérer à « la force qui dure et supporte, celle qui est en bas, patiente,

immobile, recueille, portant couleurs de bure et de buis, d'humilité et de silence » (ibid.).

On remarque que cette force hivernale que célèbre Jaccottet comporte en effet à peu près

toutes les caractéristiques du Yin dans la philosophie traditionnelle chinoise708.

Il s’agit d’une force montant du bas que l’on ne parvient à rejoindre qu’en

s’inclinant vers la Terre-Mère - d’où le geste très pratiqué dans la culture asiatique pour

signifier le respect envers une autre personne ou un dieu : on se prosterne pour

707 Jean-Claude Mathieu montre que « les coteaux, en apparence modérés, de Jaccottet, ce qu’il nomme sa "voie médiane", s’élève, comme Gide ou Ponge l’affirmaient du classicisme, sur un baroque, un romantisme, un rimbaldisme, domptés ». Voir Philippe Jaccottet : l’évidence du simple et l’éclat de l’obscur, op.cit., p. 16. 708 Voir Histoire de la pensée chinoise d’Anne Cheng, Paris, Éditions du Seuil, 1997, pp. 241-243.

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s’approcher davantage d’une « source » du sacré qui se trouve « en bas ». Ainsi, le poète

n’hésite pas à associer la force hivernale à « un monument de pierre qui, au lieu de

s'élever pour imposer, se réduirait à une immense et profonde assise qu'il faudrait se

pencher pour honorer » (p. 465).

Ce « monument de pierre » qu’évoque le poète fait penser à des totems des

cultures amérindiennes ou plus généralement à l’axe du monde qui constitue, selon Eliade,

le « centre » de « chaque microcosme, chaque région habité », le « lieu sacré au-dessus de

tout » où se rassemblent le ciel et la terre709. L’espace immense que l’hiver permet de

dégager est un lieu de « retrouvailles » des contraires : « On dirait maintenant que font

accord le solide et l'ajouré : un instant, la terre a l'air d'une grande barque de bois

éprouvé, gréée de ciel clair […] (p. 465) ». L’image de la barque, mélangée aux lointains

souvenirs du Livre des morts des Anciens Egyptiens, persiste :

Il y a bien, pourtant, cette vieillesse touchante des vielles fontaines creusées dans des troncs au plus sombre des forêts, des vielles carènes qui ont beaucoup porté (autant de morts, celles-là, que celles-ci de poissons) ; et il y a bien, dans les arbres, à la place des feuilles, cette blancheur, ce battement de lointains… Et le monde, si l'on y songe, n'est pas à l'ancre… (ibid.).

Ces « veilles fontaines », remontent-elles au temps du Styx, fleuve qui sépare le

monde terrestre des Enfers ? L’écorce fissurée des arbres ne rappelle-elle pas le visage ridé

de la « magicienne » qui a promis de nous faire « passer sans peine un seuil »710 ? De

nouveau, le poète ressent la présence du sacré dans ces creux laissés au fond des troncs

qui ont rendu, avec le temps, toujours plus sensible l’absence des nymphes qui s’y

abritaient autrefois.

Barque des morts, fontaines, fées… la mythologie gréco-romaine se mêle à celle

de l’Égypte pour tracer ensemble les contours d’un monde rêvé dont « la proximité

n’empêchait pas de rester lointain, tempéré »711, comme l’exprime Jaccottet d’une façon

très touchante : « le monde, si l’on y songe, n’est pas à l’ancre » (ibid.).

D’ailleurs, l’hiver est le moment où le temps et l’espace se trouvent conciliés. Si

la Russie est devenue une sorte de « patrie » pour Rilke, c’est non seulement parce qu’il

s’agit du pays d’origine de sa bien-aimée Lou Andreas-Salomé, mais surtout parce que

dans ce paysage immense couvert de neige où l’hiver est plus présent que presque partout

ailleurs, le temps, « premier ennemi » du poète, est gelé, dompté et « converti en

709 Voir l’analyse du symbolisme du « centre » dans Images et symboles de Mircea Eliade, Gallimard, Paris, 1979. 710 À travers un verger, op.cit., p. 557. 711 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 494.

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espace » : « chaque heure s’écoule plus près de l’éternité »712. Dans un même mouvement,

le poète de Grignan éprouve, en hiver, le sentiment d’embrasser la totalité du temps :

« c'est le passé épais, c'est le sombre, l'immémorial » (ibid.).

2.5. L'île de Majorque : paysages thérapeutiques

2.5.1. L’expérience du « sauvage »

Le paysage de Majorque est rempli de couleurs, de nuances et de textures. Le

lieu se distingue des contrées dites « civilisées » où la présence humaine est dominante

par rapport à la nature sauvage qui est largement réduite et surtout « humiliée », ne

recevant pas le respect qui lui est dû. Il y a sur cette terre qui est à peine explorée un

« juste rapport » entre les choses et les êtres, y compris l’espèce humaine qui s’y situe

modestement. Celle-ci, entourée de verdure et de rochers, se débarrasse des prétendues

« connaissances » et renonce à son statut de « chef du monde » pour retourner « à la

proximité de l'Origine ». Le poète reconnaît un principe primordial de la vie dans ce

paysage où il perçoit partout l'éclat des « présences souveraines » :

Cherchant à exprimer ce que j’éprouvais entre la mer et les forêts de pins, sous cette lumière aveuglante, je sentais qu’il me fallait parler de la force, de la proximité, de la richesse du monde visible. Le bleu dense de la mer, le vert profond des bois, l’aération du ciel, la chaleur du sol : en tout cela, ni hésitations, ni tremblement, ni détours, ni intermédiaires: un éclat presque immobile, des présences souveraines713.

Cette expérience exquise, accordée par la nature sauvage, nous laisse penser à

ces quelques mots écrits en hommage à André du Bouchet, qui donnent une sorte de

définition du mot « sauvage » : « Le sauvage : ce qui est tout au fond, le sans apprêt,

l'assise retrouvée, le sol sur lequel on ne vacille pas »714. Dans ce lieu « sauvage » qu'est

Majorque, l'immédiat s’ouvre tout d’un coup, et la lumière du jour pénètre jusqu’au plus

profond de l’âme. Les « écrans » qui obsèdent Jaccottet depuis le commencement de La

Semaison sont écrasés ici par la main « autoritaire » de la Nature. Elle abolit le « triste

souci de la peau » pour conduire le poète vers « l’effacement du soi » :

Richesse, puissance au-delà des murs : force immobile et constante, tranquille autorité de l’espace, bruit machinal de la mer, on oublierait presque l’infinie légèreté de nos fardeaux. (p. 337)

712 Lettre de Rilke à Ellen Key cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op.cit., p. 34. 713 « Devant l’ombre maltraitée », Éléments d’un songe, op.cit., p. 300. 714 Truinas, le 21 avril 2001, op.cit., p. 1207.

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Ce sentiment d'allégresse et de légèreté suscité par le chant merveilleux du

paysage fait écho à ces vers de saint Jean de la Croix dont « la poésie brûlante » constitue

une « sorte d’équivalent verbal de ce paysage aveuglé de soleil » selon Jean-Marc

Sourdillon715 :

Quand plus haut je m'élevais ma vue en fut éblouie et la plus forte conquête à l'obscur s'accomplissait […] et je fus si haut si haut que ma proie je l'atteignis716

Le poète de Grignan avoue qu'il n’a jamais « entendu de plus ardent, ni de plus

purs » que ces mots de saint Jean de la Croix qui sont pour lui « comme des flèches, ou

des flammes, vers les cimes du ciel »717. Jusqu’alors tourmenté par « l’attachement à soi »

et l’angoisse de la mort, Jaccottet en lisant ces poèmes du mystique espagnol et en

écoutant le rythme de la mer, s’élance comme un oiseau dans l’espace lumineux du

grand dehors. Ni la vie ni la mort ne pèsent plus : « Je vis sans vivre en moi / et de telle

sorte j’espère / que je meurs de ne pas mourir »718. Ici, la poésie et le paysage chantent en

chœur :

Toutes paroles intraduisibles d'être à la fois si sonores, si précises et si simples… Je croyais enfin les comprendre, ici, parce que sans le savoir, sans le vouloir, elles exprimaient aussi un secret du paysage que je m'efforçais de cerner : ce feu aveugle du soleil que ne cessaient d'éventer, d'éparpiller les vents venus de la mer, cette sonore animation de l'espace, ces flammes blanches de l'écume sur les rocs, et d'un bout à l'autre du lieu comme un frais incendie...719

Le « lieu » et la langue s’échangent. Le paysage éclaire le sens de la poésie tandis

que la poésie permet de saisir les « signes du monde ». L’expérience du « sauvage » sur

l’île de Majorque réveille chez le poète une « joie d’être » très intense, qui lui permet de

mieux affronter les malheurs dans la vie et de regarder droit dans les yeux cette figure

« arrêtée, maltraitée, écrasée sous la meule – ainsi le grain sous l'obscurité de la pierre qui

tourne »720 en laquelle se résume l’image de l’humanité tout entière. Il s’agit, en quelque

sorte, d’une « résurrection » pour le poète qui commence à envisager la mort d’un regard

715 Jean-Marc Sourdillon, notice d’Eléments d’un songe, op.cit., p. 1403. 716 Saint Jean de la Croix cité par Jaccottet, « Devant l’ombre maltraitée », Eléments d’un songe op.cit., p. 301. 717 Ibid. 718 Saint Jean de la Croix cité par Jaccottet, ibid. 719 Ibid., p., 302. 720 Ibid., pp. 300-301.

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plus serein et parvient à se remettre progressivement des crises accablantes tant

individuelles que sociales telles qu’il les évoque dans L’Obscurité et Éléments d’un songe.

2.5.2. La « tache de sang » et le paysage « sans tache »

Le terme de « tache » est riche de sens chez Jaccottet. En prononçant ceci :

« Rien de mobile ni de scintillant non plus. Pas davantage une tache » (p. 336), le poète

ne donne pas seulement l’image d’une mer calme dont les nuances de couleur sont

rendues homogènes par la lumière crépusculaire, mais renvoie également à la disparition

progressive de cette « tache de sang » qui était pour lui « le signe obsédant de la mort »721.

Cet événement tragique auquel il assistait par hasard est raconté dans « Devant l'ombre

maltraitée »722 dont l'écriture minutieuse des détails paraît rare chez ce poète humble qui

n’aime pas évoquer ses souvenirs autobiographiques. Tout le texte est écrit sous le double

signe de vie et de mort. L’auteur y met côte à côte le paysage de Majorque et l’image de

cette « tache de sang » qui ne cesse de se répandre sur l’oreiller de l’agonisant. En lisant

ce texte, le lecteur se sent toute de suite mal à l'aise – effet sans doute voulu par l'auteur-,

car il n'y a aucune transition entre la description du paysage et celle de l’accident si bien

que le contraste y apparaît brutalement. Néanmoins, en y regardant plus près, nous ne

tardons pas à découvrir le lien entre ces paysages « sans tache » de Majorque et la « tache

de sang » du mourant : l’expérience du « sauvage » aide effectivement à faire disparaître

le « signe obsédant de la mort ». Le monde intérieur du poète, fort troublé au départ, finit

par se transformer en un paysage « sans tache ». L’auteur quelque peu pessimiste de

L’Ignorant et de L’Obscurité parvient à acquérir une nouvelle force pour affronter la mort

qu’il doit à « l’appui des substantiels alliés »: « tout d’abord la beauté et la richesse

abruptes du paysage de Majorque » et ensuite, « sorte d’équivalent verbal de ce paysage

aveuglé de soleil, la poésie brûlante de saint Jean de la Croix »723, comme le dit Jean-

Marc Sourdillon qui cherche à percer l’origine de ce texte « insolite » : « C’est parce qu’il

peut s’appuyer sur cette double force du paysage et du poème, "cette sonore animation de

721 Jean-Marc Sourdillon, notice d’Éléments d’un songe, op.cit., p. 1403. 722 Voir Éléments d’un songe, op.cit., pp. 298-308. Jaccottet y évoque l’expérience où il se trouvait « dans la proximité de la mort », en assistant à l’accident d’un « petit homme » « sans force, sans courage », « n’importe qui », renversé par un camion et ramassé dans la rue. « Cette mort proche, dit Jaccottet, […] je l’ai vue […] travailler avec la patiente lenteur d’une machine invisible, d’un outil, contre quoi il n’y avait déjà presque plus rien à faire ». 723 Jean-Marc Sourdillon, notice d’Éléments d’un songe, op.cit., p. 1403.

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l’espace", qu’il peut, éclairé par leur feu commun, pénétrer à l’intérieur de l’opacité de

cette tache pour s’y confronter au "dernier obstacle" »724.

2.5.3. L’ordre du monde et la loi de la dialectique

L’Île de Majorque est non seulement un « haut lieu » au sens touristique, mais

presque « religieux », produisant un effet de « catharsis » sur l’esprit malade de l’homme

moderne qui se purifie et se réconforte ici. La présence d’un « ordre du monde » y est si

sensible que l’âme du poète, « mise en ordre » à son tour à l’exemple des paysages,

retrouve une sérénité profonde :

Une assemblée ordonnée de présences fortes, riches et calmes. Une puissante sérénité. Des assises larges. Un éclat autoritaire sans que jamais la voix soit forcée (p. 337).

Les paysages sont « dématérialisés » par le poète, devenant des « symboles » et

des « signes » du monde. Désignés par des mots abstraits comme « présence »,

« puissance » et « assises », ils évoquent la présence secrète d’une loi fondamentale qui

règne sur cette région « ordonnée ». On constate une « intériorisation du dehors » chez le

poète à l’écoute de ce rythme du cosmos qui répond au battement de son propre cœur :

« Intense, mais calme, immobile, opaque, profond » (p. 336). Des adjectifs qui paraissent

contradictoires comme « puissant » et « serein », ou « intense » et « calme », reviennent à

plusieurs reprises sous la plume de Jaccottet pour dépeindre une terre qui se caractérise

par le contraste et surtout par l’équilibre. Si, au premier abord, les « forces » « brûlantes »

semblent menacer de tourner à la violence, elles sont en fait bien « ordonnées » et

retenues les unes par les autres : « Tout le paysage, […] plutôt immobile quoique aéré,

fort et léger tout ensemble, vibrant et calme, puissant sans ostentation, plutôt debout

qu’étendu » (pp. 336-337).

Par son aspect contrasté, la terre de Majorque dévoile la loi de la dialectique qui

commande aussi bien la nature que la condition humaine, et met en relief la relation

ambivalente entre les contraires qui s’opposent et se compensent à la fois. Contemplant

longuement des rochers situés au croisement de deux forces antagonistes, celle de la mer

« acharnée » et celle de la terre « immobile » et non moins puissante, le poète ne tarde pas

à en tirer une leçon :

Les rochers. En certains endroits ils sont comme les feuillets d’un dossier […], comme les pages d’un livre […]. Entre l’éclat mobile de la mer et le calme fécond des sols.

724 Ibid.

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[…] Choc d’une puissance acharnée contre une puissance tout immobile, bassement, immensément muette […] (p. 337)

La beauté est née au moment où « la limite et l’illimité deviennent visibles en

même temps »725, dit Jaccottet dans une longue note de mars 1960. Et ces rochers

« perforés » et « creusés en tous sens par la mer » proposent réellement un lieu où l’illimité

« impose sa forme au limité » et où « tout est ordonné par une architecture grandiose »726.

Comme taillées par la main de « l’inconnu », les trouées sur les rochers, à la

manière d’une constellation énigmatique, ont rendu visible l’énergie informe de la mer.

Ces rochers ne se présentent pas aux yeux du poète comme une matière sans âme ni sens,

mais sont considérés comme les supports de « signes » du cosmos, ou d’idéogrammes du

liber mundi. D’ailleurs, le poète a recours à un vocabulaire « livresque » en associant les

rochers aux « feuillets » et aux « pages ».

De même que les rochers, le mouvement des « vagues » traduit également la loi

de la dialectique. En associant les « gouttes d’eau » à la « floraison » « fanée aussitôt » (p.

337), le poète contemplateur de la mer pense au destin humain, soumis à la contradiction

sans doute la plus grande du monde qui est celle de la vie et de la mort : « Ainsi le temps

nous use, poursuit-il, et nos travaux étincellent un instant sous ses coups » (ibid.). Le

travail poétique ne prend sens qu’au sein de la contradiction ou de l’équilibre entre

l’usure permanente du temps et l’instantanéité de la beauté. Comme un « creux de l’eau

orageuse » qui est « vite effacé, en mer, par le gonflement de la vague », chaque mot

déposé sur la page comme au seuil de la mort est « ce creux dans la présence-absence du

grand dehors », brillant dans une « épiphanie du Rien » et permettant à « l’en-soi » de se

« re-signifier »727.

3. Le « lieu » selon Jaccottet

Associée à « un mystère de nature païenne »728, la notion de « lieu » chez

Jaccottet s’écarte de la logique disjonctive aristotélicienne qui compare le « lieu » à une

« vase immobile », séparée de la chose qui l’occupe en mouvement. Le poète se méfie

également du paradigme cartésien-newtonien selon lequel un « lieu » est considéré

comme « un point définissable abstraitement par ses coordonnées cartésiennes (l'abscisse,

725 « Mars 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 354. 726 Ibid. 727 Yves Bonnefoy, préface du Haïku, op.cit., p. 19. 728 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 394.

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la cote et l'ordonnée) »729. En effet, le lieu de Jaccottet, plus proche de la « chôra » de

Platon que du « topos » d’Aristote, comporte avant tout des valeurs « existentielles et

vitales »730. Dans une note de mai 1966, le poète a donné une définition personnelle du

« lieu » qui apporte un éclairage important sur sa pensée cosmologique :

Qu’est-ce qu’un lieu? Une sorte de centre mis en rapport avec un ensemble. Non plus un endroit détaché, perdu, vain. En ce point on dressait jadis des autels, des pierres. C’est l’évidence au val des Nymphes. Dans les lieux, il y a communication entre les mondes, entre le haut et le bas; et parce que c’est un centre, on n’éprouve pas le besoin de partir, il y règne un repos, un recueillement (pp. 394-395).

Le passage présente quasi tous les traits fondamentaux du « lieu » jaccottéen : le

« centre », la « mise en rapport avec un ensemble », la présence de vestiges rituels, le

sentiment de la « communication » et enfin, le « repos ». Ces caractéristiques du « lieu »

seront analysées une par une dans la présente partie de notre étude.

3.1. Le lieu et le « complexe de liage »

L'expression « mis en rapport » est riche de sens chez Jaccottet qui nous conduit

vers deux pistes de réflexion. Dans un premier temps, nous remarquons que le mot

« rapport » a une dimension « cosmique » : la première définition donnée par le

dictionnaire Hatier quant à la forme pronominale du verbe « rapporter » est συµβαίνω,

c’est-à-dire « être conforme », ce qui fait penser inévitablement à la notion de « cosmos »

qui, pour Homère, « devait certainement signifier cette idée de convenance, ce qui est

approprié » 731 . Dans un second temps, notre attention est attirée vers une autre

expression, « mis en relation », qui est très proche de celle de « mis en rapport » et

évoquée aussi très souvent par le poète. Le mot « relation », qui désigne en grec le fait de

« participer » et d'« associer »732, renvoie à l’idée d’unité dans l’ordre du cosmos, tandis

que le mot « rapport », comme nous venons de le voir, dévoile son côté de « conformité ».

Si Jaccottet a insisté sur les liens intimes entre le « lieu » et l’ensemble de l’univers en

disant qu’il s’agit d’un centre « mis en rapport avec un ensemble » et qu’il n’est pas

« détaché, perdu, vain », c’est parce qu’en un « lieu », le poète promeneur peut prendre

729 Augustin Berque, « La chôra chez Platon », op.cit., p. 19. 730 « Il s'ensuit que, pour de tels êtres humains (Périclès ou Platon), la notion de chôra devait être empreinte de connotations existentielles et vitales, dont il nous faudra tenir compte, herméneutiquement, dans le propos du Timée. » Augustin Berque, ibid., p. 18. 731 Sébastien Bassu, « Ordre et mesure, kosmos et metron : de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », op.cit., p. 2. 732 Victor Magnien, Maurice Lacroix, Dictionnaire grec-français, Librairie classique Eugène Belin, Paris, 1969, p. 990.

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part à la vie cosmique au même titre que les arbres, les rochers ou même les « figures

absentes », et pénétrer dans le « Forum »733 de l’univers - rappelons que la racine latine du

mot « forum » signifie précisément « ouverture », « sortie » et « dehors ». C’est ici que l’on

recommence à sentir le monde entier « comme un souffle suspendu »734.

« Mis en rapport avec un ensemble », l’existence individuelle du poète

commence à s’inscrire dans le courant général du temps ainsi que dans le réseau

immense du cosmos. Ce sentiment intense, Jaccottet ne veut pas l’exprimer par des mots

religieux, mais se contente de l’évoquer, brièvement et vaguement, comme un « mystère

de nature païenne ». Le mot « païen », formé à partir du terme latin « paganus » qui

signifie « paysan » et qui provient lui-même du mot « pagus » lequel renvoie au « village »,

portait à l'origine une connotation péjorative et passait pour être « l'antithèse » de « la

cité » et de « la civilisation » selon les chrétiens qui tentaient de décrédibiliser les

anciennes croyances. On remarque une analogie entre le mot de « païen » et celui de

« lieu », dérivé de « chôra » en grec ancien qui désigne la « campagne », par opposition à

l’astu (ville). Si la signification du « lieu » s’est élargie au fil du temps et se rapporte

aujourd’hui à une « portion de l’espace » ou à « l’endroit indiqué », il n’empêche que son

soubassement reste lié plus à la zone rurale qu’au milieu urbain. Augustin Berque,

méditant sur la « chôra » de Platon, souligne le caractère « nourricier » ou même

« maternel » de la campagne par rapport à la ville : « Pour les citoyens de la polis, la chôra,

c’était la campagne nourricière dont tous les jours ils voyaient, au-delà des remparts de

l’astu, les collines couvertes de blé, de vigne et d’oliviers. De là, quotidiennement, leur

venaient ces nourritures terrestres qui leur permettaient de vivre. Dans ce monde-là, pas

d’astu sans chôra 735 ! » On remarque ainsi chez Jaccottet une prédilection pour la

campagne au détriment des zones urbaines. L’évocation de Paris comme une ville

infiniment « étrangère » et le choix de passer le reste de sa vie dans un petit village de

Provence confirment cette préférence qui n’est pourtant jamais clairement prononcée. Ce

sont les paysages de la campagne, fréquentés avec grande assiduité, qui assurent chez lui

une méditation continue sur la vie comme sur la poésie, et l’inspirent à écrire les plus

beaux chants de notre époque.

Concernant l’expression de « mettre en rapport », nous avons montré qu’elle

exprime l’idée de « participation » et « conformité » dans la langue grecque. Maintenant il

733 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 394. 734 « Mars 1960 », Ibid., p. 356. 735 Augustin Berque, « La chôra chez Platon », op.cit., p. 23.

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convient de l’examiner sous un nouveau jour, en nous appuyant sur la conception du

« cosmos-tissu » dans la pensée archaïque étudiée par Mircea Eliade dans son ouvrage

magistral Images et symboles. En effet, pour les peuples primitifs, « tout est lié à tout par

une texture invisible » « dans le Cosmos aussi bien que dans la vie humaine »736, comme

le montre l’historien des religions :

[…] le Cosmos lui-même est conçu comme un tissu, comme un énorme « réseau ». Dans la spéculation indienne, par exemple, l’air « a tissé » l’Univers, en reliant, comme par un fil, ce monde et l’autre monde et tous les êtres ensemble […], tout comme le souffle a « tissé » la vie humaine. (« Qui a tissé en lui le souffle? », Atharva Veda, X, 2, 13). […] Plusieurs autres complexes symboliques caractérisent, presque avec les mêmes formules, la structure du Cosmos et la « situation » de l’homme dans le monde. Le mot babylonien markasu, « liaison, corde », désigne dans la mythologie « le principe cosmique qui unit toutes les choses » et aussi « le support, la puissance et la loi divine qui tiennent ensemble l’Univers ». De même, Tchang Tseu parle du tao comme de la « chaîne de la création entière », ce qui rappelle la terminologie cosmologique indienne737.

Un « complexe de liage » est souligné par Eliade dans la psychologie collective

des peuples anciens qui considéraient le cosmos tout entier comme un lieu de « liaison »

et de « communication », où toute chose était « mise en rapport » avec l’ensemble. Par

contraste, la société d’aujourd’hui s’évertue à diviser, à séparer, à mettre partout des

barrières pour « protéger » la soi-disant « propriété », si bien que l’image du « cosmos »,

soumis à un regard utilitaire et instrumentaliste, n’apparaît plus sous son ancien aspect

unitaire du « tissu ». Dans notre monde marqué par le fractionnement et par la dispersion

– non pas une dispersion « séminale » de « graines » comme l’a souhaité Jaccottet738 mais

plutôt celle de la mort -, l’homme n’éprouve que rarement le sentiment d’être « mis en

rapport avec un ensemble » et ce, seulement dans les « lieux ». On constate, avec la

paronomase entre « lieu » et « lier » une coïncidence ou une correspondance : le « lieu »

est justement ce « lien » ou bien ce cordon ombilical qui nous lie au « centre » de la Terre-

Mère. Le Val des Nymphes, un de ses « lieux » les plus chers, préserve des traces de notre

lien avec la « Mère cosmique » ; l’autel et le temple en hommage à la grande fée

maternelle y sont dressés par les Celtes préhistoriques dans le but de rappeler à leur

progéniture la présence éternelle des « figures absentes » et nos liens inséparables avec

elles.

736 Mircea Eliade, Images et symboles, op.cit., p. 150. 737 Ibid., p. 152. 738 Voir la conception de la « beauté » chez Jaccottet dans La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 365.

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3.2. Lieu du Quadriparti

Comme le « lieu » jaccottéen est celui de la « communication » et de la

« combinaison », et implique avant tout la « mise en ordre » ou la « cosmisation »739 d'une

multiplicité, on pourrait dire qu'il s'approche de l'image du « pont » heideggérien « qui par

excellence rassemble, faisant communiquer une rive avec l'autre, cœur de la région

autour de son fleuve, élan entre le ciel et la terre »740. Pour Jaccottet, « Dans les lieux, il y

a communication entre les mondes, entre le haut et le bas » 741 . Dans un même

mouvement de pensée, Bonnefoy a écrit ces belles phrases à propos de l'observatoire de

Jaïpur :

Dans un enclos aujourd'hui plein d'herbe les instruments qui soudaient le ciel se sont convertis à la terre, j'entendis qu'ils ne sont plus qu'un lieu, qu'on rejoint, qui séduit, qu'on quitte après qu'une heure a passé, quand il faut recommencer à vieillir. […] On a bâti Jaïpur, comme Amber, pour que l'ici et l'ailleurs, qui partout s'opposent, 'ici', dans ce lieu qui s'efface, se marient742.

Cette communication du ciel et de la terre, de « l'ici » et de « l'ailleurs », fait

penser à la notion stoïcienne de « système » (σύστηµα en grec) : Chrysippe, le second

fondateur du stoïcisme, définissait le « monde » comme « système du ciel et de la terre »

ainsi que de toutes les natures qui sont en eux », et comme « le système des dieux et des

hommes ainsi que des êtres qui en sont la fin »743. Heidegger reprend l'idée du philosophe

grec dans son cours de 1936 sur Schelling en interprétant le monde (κόσµος) comme « la

com-position [σύστηµα] du ciel et de la terre »744. Cette intuition du monde comme

Quatriparti ou Geviert commande de part en part la pensée de Heidegger à l'arrière-plan

de laquelle demeure la figure de Hölderlin, le « révélateur »745. Le texte de Hölderlin qui a

inspiré Heidegger à la quadrature du cosmos est sans doute cette esquisse tardive « ...Le

Vatican… » :

739 Néologisme que nous créons à partir du verbe « cosmiser » employé par Mircea Eliade dans Le mythe de l’éternel retour, op.cit., pp. 20-21. 740 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 83. 741 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 395. 742 Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, op.cit., p. 30. 743 Stobée, Eclogae, I, 184, 8, Storicorum Veterum Fragmenta, éd. Von Arnim, Leipzig, 1905 ; réimpression Stuttart, 1968, t. II, nº 527, cité par Jean-François Mattei, Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, Paris, PUF, 2001, p. 18. 744 Martin Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, cours du semestre d'été 1936, trad. fr. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 54. 745 Selon Jean-François Mattei, « […] le Quadriparti qui, sans porter encore de nom propre, perçait dès l’origine dans les cours et les conférences sur Hölderlin. Le poète va ainsi servir de révélateur à cette intuition constante qui, jusqu’en 1934, restait impensée et inexprimée dans les écrits du premier Heidegger, mais qui, secrètement, l’orientait vers cette Dimension première où la métaphysique trouve son site. » Voir Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, op.cit., p. 16.

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Alors s'élève le chant nuptial du ciel. Repos plénier. Pourpre dorée. Et voici résonner la côte Du sableux globe terrestre dans l'ouvrage de Dieu D'explicite architecture, vert de nuit Et d'esprit, l'ordonnance de ses colonnes, liaison Vraiment totale, et centre en même temps, Et brillantes746

Jaccottet évoque la relation intime entre les deux souabes dans une note du

poème qu’il écrit pour la Pléiade de Hölderlin : « Heidegger, citant ces vers dans

Hölderlin Erde und Himmel (Hölderlin-Jahrbuch1958º|1960), suppose que ces mots

expriment la quaternité Terre-Ciel-Dieu-Homme, « relation infinie » qui prend aussi le

nom de Gesckick. Quoi qu’il en soit, nul doute que l’on n’entende à travers ces mots une

sorte d’accomplissement, d’équilibre souverains »747. Si Jaccottet n’a jamais prononcé le

mot « Quadriparti », cette intuition de « liaison fondamentale » du cosmos et de l’être

revient constamment sous sa plume. D’ailleurs, dans ce poème de Hölderlin, on retrouve

nombre de caractéristiques du « lieu » jaccottéen, telles que le « repos », la « liaison » ou la

communication, le « centre », l'« ordonnance » et la présence du sacré. On remarque que

la « quadrature » du cosmos est intimement liée à celle de l’être parce qu’en un « lieu » où

le ciel, la terre, le divin et le mortel s’échangent, l’être se concentre et s'intensifie pour

devenir lui-même un des « centres » du cosmos. En reconnaissant que le cosmos est

« l’ajointement » (σύστηµα) « du ciel et de la terre », Heidegger met en avant la

« mêmeté » de « l’être » : « le système est l’ajointement de l’être lui-même »748. Selon Jean-

François Mattei, toute l’intuition de Heidegger se concentre dans cette brève formule :

« Le système est l’ajointement de l’étant en totalité »749. Et cet « ajointement » que Mattei

propose de nommer « l’étreinte de l’être »750 ne se produit qu’au sein d’un « lieu », où le

corps et l'esprit s'unissent, où le rythme de la respiration s’accorde à celui du cosmos.

3.3. Lieu où « règne un repos »

Ni excité ni émerveillé, on se sent plutôt apaisé, rassuré et consolé dans cet

endroit magique où le « cosmos », de nouveau « mis en ordre », retrouve son aspect

d’origine. Le sentiment du « repos », qu’évoque Jaccottet en parlant du lieu ne relève pas

746 Hölderlin, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, dir. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1967, pp. 915-916. 747 Ibid., p. 1227. 748 Martin Heidegger, Schelling, op.cit., p. 64. 749 Jean-François Mattei, Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, op.cit., p. 19. 750 Ibid., pp. 18-19.

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du « sommeil » qui implique la perte de conscience du monde extérieur, mais d'un

« recueillement » où l’être se ressaisit et se concentre par la détente et par la méditation

profonde favorisée par le « lieu ». Dans cette mesure-là, le « repos » que l’on se procure en

un « lieu » est semblable à celui d’un yogi qui se tient tranquille et de façon stable tout en

se gardant de dormir, accédant ainsi à une contemplation profonde du soi et du monde.

Dans La Semaison, l’expérience du « lieu » est décrite comme celle de la redécouverte de

l’être où l'on réapprend à « respirer », geste le plus simple et le plus fondamental pour

l’homme :

Là seulement ils recommencent à respirer, à croire une vie possible. D’une certaine manière, nous avons bénéficié de leurs dons et nous nous sommes fait une existence moins fausse que beaucoup d’autres. Mais cela comporte un éloignement étrange de toutes les préoccupations actuelles, et plus d’un danger. Reconnaissons toutefois nos privilèges (p. 395).

Chez l’homme, la respiration se fait par le truchement du poumon, de la peau et

des cellules. Lorsqu’il se trouve à l’aise dans un certain lieu, tous ses pores se mettent à

respirer librement, son corps se rafraîchit et son âme « renaît » - on se rappelle que le

terme « âme », dérivé du latin « anima », désignait à l’origine l’« air » et le « souffle ». Les

hommes archaïques étaient pleinement conscients du rôle important du « souffle » dans le

maintien de la vie. Presque toutes les religions très anciennes appellent à l’attention sur la

respiration. Dans l’hindouisme, les maîtres invitent à maintenir la respiration pour élever

l’énergie spirituelle. Les moines orthodoxes pratiquent une « prière du cœur »

(hésychasme), qui est une prière silencieuse invoquant le nom de Jésus au rythme de la

respiration. Dans la tradition bouddhique, on a tout un Soutra de l'Attention à la Respiration

(Ānāpānasati Sutta) qui indique aux disciples la voie de la contemplation à travers la

respiration. Jamais les sages ne parlent de « maîtriser » la respiration mais demandent

aux disciples simplement de « devenir conscient » de leur haleine et de la laisser circuler

librement dans le corps en fonction de son rythme initial. Il faut aimer respirer, c’est-à-

dire inspirer l’air comme pour se nourrir d’un nectar et expirer des bouffées impures

comme pour se nettoyer. Le poète de Grignan respire avec la joie d’être au monde et

s’invite à « sentir cette exhalation », sachant que « le monde n’est que la forme passagère

du souffle » 751 . Pourtant, chez l'homme moderne, ce mouvement fondamental de

« respirer » est souvent oublié, ignoré et manipulé. Retrouver une respiration naturelle,

c’est la première chose à faire pour se sentir chez soi. Il faut que ceux « qui sont à la

751 « Mars 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 356.

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maison » apprennent à « s’accoutumer à être chez eux »752 afin d’habiter véritablement le

« lieu » ou la « patrie », parce qu’« exister » signifie avant tout « respirer », « respirer au-

dedans de tout, simplement respirer sans chercher à posséder, à vouloir ni à interpréter en

fonction de soi »753.

En fait, Jaccottet évoque la vocation poétique comme la recherche d’une « façon

de respirer »754. Dès que l’on aura appris à respirer, la poésie fleurira naturellement sur la

page et dans la vie, parce que « chanter signifie se risquer librement dans l’Ouvert, se

glisser dans le rythme du Tout, respirer au sein de la respiration universelle, couler son

souffle dans le souffle de Dieu »755. Dans ses Sonnets à Orphée, Rilke met en avant le

rapport essentiel entre la poésie et la respiration :

Chanter en vérité est encore une autre haleine, Une haleine pour rien. Un souffle en Dieu. Le vent756.

Chanter au rythme du Souffle universel permet au poète de franchir « sans

peine » un « seuil » et d’atteindre l’invisible, où il se vide et s’oublie, libéré ainsi de la

conscience du soi et de la peur de la mort pour s’incorporer dans un « espace

insurveillé » : « Qui chante […] respire, aspirant le dehors, le mêlant à soi et l’exhalant au

dehors. Par la respiration, l’haleine du chant, c’est un seul souffle qui nous traverse,

réunissant autour de lui dehors et dedans en un espace d’un seul tenant : l’immense »757.

Le poète s’invite ainsi à respirer « hors de toute intention » et à restituer à ce

geste élémentaire sa part d’instinctivité. Ce faisant, il atteint un état de béatitude en

respirant tout simplement, à la manière de Dieu comme à la manière des plus humbles

choses du monde. C’est sans doute pourquoi Jaccottet a insisté sur le sentiment de

« respirer mieux » en un « lieu », où l’haleine de l’individu commence à prendre une

dimension cosmique en « se gliss[ant] dans le rythme du Tout »758.

752 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 17. 753 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., p. 126. 754 « La poésie selon Jaccottet est le lieu des métamorphoses. En vérité, à peine un lieu, rien que le temps d’une traversée, un souffle venu d’ailleurs qui soulève soudain tout l’inerte de nos pensées, de nos images. Ou, comme il le dit lui-même et mieux que je ne saurais le faire: une façon de respirer. » Claude Esteban, Critique de la raison poétique, Flammarion, Paris, 1987, p. 147. 755 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., p. 126. 756 Rilke, Poésie, op.cit., Sonnets à Orphée, Partie I, nº 3, p. 380. 757 Jean-Marc Sourdillon, Un lien radieux, op. cit., p. 126. 758 Ibid.

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3.4. Lieu comme « centre »

Ayant examiné tous les autres points qui caractérisent la notion de « lieu » chez

Jaccottet, revenons maintenant sur son premier trait, le plus important sans doute, qui

détermine l’essence du « lieu » en tant que « centre ». Bonnefoy, méditant sur Hollan,

considère le « lieu » comme le « centre » qui s’oppose à l’immensité de l’espace, « ainsi

étendu » :

[…] être en un lieu, vivre ainsi, c’est avoir avec quelques êtres ou choses des rapports personnels, donc intérieurs, non représentables, avec un centre ici, au point où l’on est, par opposition au « là-bas » du point de fuite […]759.

Dans La Question du lieu en poésie, Christine Dupouy évoque le « lieu » comme

« concentration, intensité d’être »760. Heidegger souligne la même « intensité » du « lieu »

en faisant appel à une métaphore : « Originellement le mot Ort (lieu) dit la pointe de la

lance. En elle tout concourt »761. Pour Bonnefoy, le lieu, « par opposition relative ou

absolue à d’autres points, à d’autres régions de notre intérêt pour la terre », se présente

non simplement comme « un segment d’espace », mais aussi comme « ce point dans

l’espace où notre attention se porte et se voit retenue »762, où l’être tout entier se

rassemble et s’approfondit, et ce, aucunement par force, mais par la détente ou le

« repos ».

Dans la pensée archaïque, le haut lieu est souvent « un lieu dangereux par

excellence, celui où l’on ne pénètre pas impunément »763, comme le dit Roger Caillois

dans L’Homme et le sacré. La peur et l’horreur qui caractérisent l’appréhension ancienne

du « lieu » n’apparaissent pourtant pas chez Jaccottet. Selon Christine Dupouy, « la

découverte du vrai lieu apporte une sérénité inconnue dans le reste du monde »764 au

poète de Grignan, séduit plutôt « par une harmonie classique à la Poussin »765, ce qui fait

penser à ces vers de Tortel :

Et parfois je rencontrerai un lieu Où avoir envie de rester Le temps de l'oublier [...]766.

759 Yves Bonnefoy, La Journée d'Alexandre Hollan, Cognac, le temps qu’il fait, 1995, p. 28. 760 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 65. 761 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1979, p. 41. 762 Yves Bonnefoy, « Le désert de Rets et l'expérience du lieu », Le Nuage rouge, Folio Essai 1999, p. 370. 763 Roger Caillois, L'Homme et le sacré, Folio Essais, 1991, p. 47. 764 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 129. 765 Ibid., p. 130. 766 Jean Tortel, Progression en vue de, Maeght, 1991, p. 174.

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On constate que la remarque de Bachelard sur l’expérience de la « rondeur

d’être » peut très bien s’appliquer à celle du « lieu » dans la mesure où celui-ci aide « à

nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première

constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans »767. Le philosophe français,

en commentant une formule de Jules Michelet, « L’oiseau, presque tout sphérique »768, se

livre à une analyse de la « phénoménologie du rond » :

Le géomètre, ici encore, pourrait s’étonner, d’autant plus que l’oiseau est ici médité dans son vol, dans son plein air, et que, par conséquent, les figures de flèches pourraient venir ici travailler d’accord avec l’imagination de la dynamité. Mais Michelet a saisi l’être de l’oiseau dans sa situation cosmique, comme une centralisation de la vie gardée de toute part, enclos dans une boule vivante, au maximum par conséquent de son unité. Toutes les autres images, qu’elles viennent des formes, des couleurs, des mouvements, sont frappées de relativisme devant ce qu’il faut appeler l’oiseau absolu, l’être de la vie ronde769.

Selon Bachelard, Michelet en s’aidant de l’image de l’oiseau « sphérique » décrit

la « situation cosmique » de l’être, où celui-ci se rassemble et se concentre sur soi en un

point central, protégé du reste de l’univers. Ainsi, cet espace « rond » désigné par

Michelet est bien un « enclos » qui, par son statut de « centre », s’oppose à la

« périphérie ».

Dans son étude sur Le Sacré et le profane, Mircea Eliade observe une opposition

entre la périphérie, c’est-à-dire l’espace profane, et le centre qui se révèle sacré dans les

sociétés archaïques :

Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. « N’approche pas d’ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Il y a donc un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d’autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l’homme religieux, cette non-homogénéité spatiale se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure770.

La rupture qui marque « l’hétérogénéité spatiale » se présente en effet comme un

« tabou » dans la psyché collective du peuple archaïque, c’est-à-dire une sorte de

« prohibition très ancienne » contre « les désirs les plus intenses de l’homme »771. Toute

tentative imprudente d’y entrer sera punie, comme le prouve le proverbe arabe : « Celui

qui tourne autour du hima finira par y tomber »772. Christine Dupouy attire notre

767 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, op.cit., p. 210 768 Jules Michelet, L'oiseau, p. 291, cité par Bachelard, ibid., p. 212. 769 Ibid., pp. 212-213, souligné par Bachelard. 770 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op.cit., 1965, p. 21. 771 Sigmund Freud, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot, 1986, p. 46. 772 Roger Caillois, L'Homme et le sacré, Folio Essais, 1991, p. 47.

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attention sur une « enceinte » qui distingue le « centre » du reste de l'espace : « Ces zones

précieuses par où s'effectue l'irruption du sacré sont des lieux distingués par une enceinte

qui les protège et favorise l'échange entre les dieux et les hommes »773. Cette enceinte qui

enferme le lieu sacré se présente souvent sous forme circulaire. D'ailleurs, le terme

« enceinte », dérivé du verbe « enceindre » qui signifie « environner », « entourer », se dit

en particulier des ouvrages de guerre qui servent à « circonscrire ». Regardons un

exemple de ces « lieux » circulaires qui jalonnent les carnets de La Semaison :

Les prés fauchés, à la lisière des arbres, en demi-cercle ; le regard soudain s’y arrête. C’est un lieu. L’invisible est caché au centre (p. 383).

Le sentiment de la présence d'un « lieu » « sacré » surgit promptement chez le

poète de Grignan à la vue d'une « lisière » où il reconnaît la rupture eliadienne qui sépare

l’espace sacré de l’espace profane, d'autant plus que celle-ci se présente sous forme de

« demi-cercle ». On constate que Jaccottet est fasciné par presque toutes les formes

circulaires - cercle, demi-cercle et spirale-, qu’il associe à l'espace « idéal » qui est censé

comporter un « centre » en son sein. On retrouve le « cercle » dans une note un peu plus

ancienne :

Béliers, leurs combats, les bêtes formant cercle, scène sacrée (p. 365).

Grand connaisseur de la culture égyptienne, Jaccottet ressent le sacré à la vue

des béliers - animaux divins associés au dieu Amon dont le nom signifie en égyptien

« l'inconnaissable » et indique l'impossibilité de connaître sa vraie forme -, d’autant plus

que ceux-ci sont naturellement disposés en « cercle ». La forme est intimement liée au

sacré et à l'insaisissable. Un an après, le poète revoit la « scène sacrée » où des objets

simples forment des « cercles » et se présentent comme une sorte d'hiérophanie :

Gerbes de blé couchées en cercles, comme des socles d’autel, sur le champ pâle, le soir, tandis que les murs deviennent roses comme un feu qui s’éteint. Ces grands cercles de pailles, ces cratères secs et cassants (p. 367).

Si Jaccottet associe ces cercles de « gerbes de blé » et de « pailles » directement

aux « socles d'autel », c’est parce que, pour lui, le monde tout entier est un sanctuaire et

que l'acte de vénération a lieu partout et chez tous les êtres. D'ailleurs, l'image de

« cratères » auquel sont assimilés les « cercles de pailles » ne fait que renforcer ce

sentiment de sacré, car, servant de cercueil à Empédocle, le cratère est considéré par le

773 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 68.

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rêveur grec comme l'entrée d'un monde nouveau : « la destruction [par le feu] est plus

qu'un changement, c'est un renouvellement »774.

Bonnefoy nourrit lui aussi un goût marqué pour le cercle : « Les civilisations que

j'assemble, nées du désir de fonder, ont pour signe de soi le cercle, le plan central et le

dôme »775. Dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger montre que « le temple est

constitué d'une série de cercles concentriques se refermant sur la statue du dieu »776. On se

souvient que dans la société archaïque, le chaman dansait autour d'un feu « sacré » pour

entrer en communication avec les dieux, alors que toute la tribu dansait autour du sorcier

pris comme le centre névralgique d’un « cercle ». Pour élucider la pensée de la « rondeur

d’être », Bachelard commence par exposer successivement quatre formules, prononcées

par des voix très distinctes les unes des autres : « Tout être semble en soi rond. » (Jaspers,

Von Der Wahrheit ) « La vie est probablement ronde. » (Van Gogh) « On lui a dit que la

vie était belle. Non ! La vie est ronde. » (Joë Bousquet) « Une noix me rend toute ronde »

(La Fontaine)777. Cette représentation de « l'être rond » est sans doute nourrie par un

souvenir lointain lié à l'origine de la vie, celui de l’embryon, du nombril, de l’œuf

cosmique, etc. À l'impression de ces cercles « natals » s'ajoute, plus tard, l'attachement

instinctif de l'homme au berceau, aux bras maternels, à toutes ces courbes abstraites ou

concrètes qui suscitent un sentiment de sécurité et de chez-soi.

Si, au premier abord, le cercle impose un espace délimité à celui qui s'y

recroqueville et l'« excès de concentration » « implique son extrême individualité, son

isolement, sa faiblesse sociale »778, l'être enfermé n'est pourtant pas entièrement étanche

par rapport à l'extérieur, comme le remarque Rilke :

… Ce rond cri d’oiseau Repose dans l’instant qui l’engendre …Grand comme un ciel sur la forêt fanée Tout vient docilement se ranger dans ce cri Tout le paysage y semble reposer779.

L'être qui se rassemble dans un cercle rassemble par là même l'univers tout entier

au sien de cet espace limité. La rondeur de l'oiseau se propage à son entourage et au ciel.

Christine Dupouy montre que « le rassemblement paradoxalement permet

774 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, pp. 31-40. 775 Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, op.cit., p. 26. 776 Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op.cit., p. 44. 777 Les quatre formules sont toutes citées par Bachelard dans La Poétique de l'espace, op.cit., p. 208. 778 Jules Michelet, L’oiseau, cité par Bachelard, ibid., p. 212. 779 Rainer Maria Rilke, Poésie, trad. Maurice Betz, Emile-Paul frères, Paris, 1938, p. 95.

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l’ouverture »780. A. E., poète irlandais marqué d'un ardent mysticisme affirme à son tour :

« Il n'y a pas dans l'espace visible un seul point, fût-il d'une tête d'épingle, qui ne contient

un microcosme du ciel et de la terre. Nous savons cela, car où que nous nous mouvions,

il n'y a point de lieu où l’œil ne reçoive sa vision de l'infini »781. Si Jaccottet s'attache à

l'espace restreint de son jardin ou de certains vergers, il n'est point un poète à l'écart du

monde, réfugié dans les paysages locaux. Pour lui, le lieu n'est pas « un endroit détaché,

perdu, vain ». « L’entrée » dans un « lieu » équivaut à « la sortie » dans l'infini :

L’entrée dans le jardin, grâce à ce poète et à quelques autres qui se relaient dans le temps, c’est la sortie, pour quelques instants du moins, dans l’espace grand ouvert, dans la demeure aux limites effacées782.

Selon Merleau-Ponty, « l'existence est spatiale » : « elle s'ouvre sur un

« dehors » » « par une nécessité intérieure »783. Néanmoins, l'attirance pour la « limite »

chez Jaccottet est à nuancer : les images de « mur », d'« écran », d'« abîme » sont

repoussées en raison de leur « imperméabilité » qui entravent le mouvement vital de

« passage », alors que toutes les barrières « poreuses » et pénétrables sont privilégiées

puisqu'elles « définissent » l'espace mais ne l'« emprisonnent pas », et « suscitent

l'étrangeté d'un ailleurs » en arrêtant le regard 784 . Et Jaccottet apprécie tout

particulièrement le mur « démantelé » de ces constructions anciennes à moitié en ruines.

3.5. Entre l’espace profane et l’espace sacré : les barrières poreuses

Si Jaccottet nous amène à regarder les paysages de Grignan sous une lumière

« sacrée », ceux-ci n’ont pourtant aucun rapport avec les religions dogmatiques, surtout le

christianisme.

Notre église, c’est peut-être cet enclos aux murs démantelés où poussent silencieusement des chênes, que traversent parfois un lapin, une perdrix. Nous hésitons à entrer dans les autres à cause des schémas intellectuels qu’elles interposent entre le divin et nous. Naturellement, ce n’est pas une issue à quoi que ce soit (p. 395).

Participant d’un « mystère de nature païenne », les « stèles épars » et les « traces

de temples » ont touché le poète-passant moins par leurs valeurs religieuses que par le

souvenir qu'ils évoquent de la sincère vénération du peuple préhistorique envers le 780 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op.cit., p. 67. 781 Cité par Jaccottet dans « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 93. 782 Jaccottet, préface au Bonjour et l'adieu de Pierre-Albert Jourdan, Mercure de France 1991, p. 14. 783 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 339. 784 « L'Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 102.

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cosmos. Avant la christianisation de la région, le Val des Nymphes était un sanctuaire

celte en l’honneur des nymphes qui habitaient la source. En fait, le culte celtique, comme

celui du shinto, reconnaît une « essence spirituelle » à tous les êtres de l’univers, ce qui

paraît naturel et compréhensible pour le jeune héros d’À la recherche du temps perdu, à qui il

arrive de tomber amoureux d'une fleur d’aubépine :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous785.

On remarque que les « schémas intellectuels » inventés par l’homme

« intelligent » qui en est plutôt fier n’ont fait que pervertir notre connaissance du « lieu »

et rompre notre contact avec celui-ci, comme le révèle Michaux dans Ecuador : « Pour les

Anciens, ces points personnels n'étaient point négligeables, et c'était Monseigneur le

rocher, Madame la rivière. Les savants, après les juifs et les chrétiens, ont détruit tout

cela. / Qui peut maintenant parler convenablement d'un bosquet ? » 786

Jaccottet ne reconnaît de vrais lieux que dans ces stèles et ces temples en ruines

auxquels l’usure du temps a enlevé la fonction religieuse. Par leur aspect délabré, ils se

tiennent à distance de tous « schémas intellectuels ». Ces constructions dressées pour

honorer la Nature se décomposent progressivement et s’y incorporent enfin. Ne nous

montrent-elles pas une des meilleures façons de la vénérer ? Au lieu de les anéantir, le

temps a rendu plus sensible le côté « sacré » chez elles, qui ne sont devenues de vraies

« hiérophanies » qu’à partir du moment où elles se sont déformées sous des forces

naturelles. C’est là qu’elles cessent d’être l’œuvre de l’homme mais deviennent l’œuvre

cosmique. Elles constituent ainsi une sorte de frontière qui sépare la nature de l’homme

et qui en même temps les unit. C’est dans ces barrières perméables à travers lesquelles

circule le « Souffle universel » que le poète, obsédé depuis toujours par un désir paradoxal

de la « limite » et de son « franchissement », reconnaît l'accès au « lieu ».

3.6. La maison cosmique

Ces caractéristiques essentielles du « lieu » que Jaccottet évoque plus haut telles

que la liaison, la « communication », le « repos », le complexe de la Terre-Mère, nous

785 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op.cit., p. 100. 786 Henri Michaux, Ecuador, Paris, Gallimard, 1949. p. 31.

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conduisent enfin à lier la notion de « lieu » à celle de « maison ». Le dictionnaire français-

grec Hatier nous apprend que le « lieu » peut désigner « habitation » ou « local » en

grec787. Quand on accède à un « lieu », on participe « à cette chaleur première » liée au

souvenir de la maison natale et « à cette matière bien tempérée du paradis matériel », -

« C’est dans cette ambiance que vivent les êtres protecteurs »788, comme le remarque

Bachelard. « Il nous semble que, dit Jaccottet, dans un monde uniquement tissé de tels

lieux, nous aurons encore pu accepter de nous risquer, et de succomber »789. Ces lieux

« nous aident » à l’instar de la « maison » qui nous soutient dans notre affrontement avec

le monde « étranger ».

Le poète avait d’abord choisi la Provence comme une sorte de refuge contre

Paris, et plus tard, il « n’éprouve plus le besoin d’en partir », décidé à s’y installer

durablement, car la terre de Grignan se dévoile comme « l'immobile foyer de tout

mouvement »790. Le poète se fait initier au secret de la « belle ordonnance » dans ce lieu

où les choses se disposent et se combinent de manière harmonieuse, suivant les lois

cosmiques, comme en atteste ce paysage vu pendant une « Promenade par temps doux et

clair » :

Dans un lieu où la rivière en débordant, d’autres années, a laissé de grandes étendues de cailloux et de limon, avec du bois mort. Une digue protège les champs. Sur le Ventoux, sur les collines, on voit de la neige. A l’abri du talus de la digue, un pré planté de trois peupliers, et au-delà, des rangées de cyprès protégeant les cultures. Plus loin, un bosquet de hauts trembles, et à leur pieds des troncs sciés, de grandes pierres blanches en assemblée: une fois de plus le lieu d’une combinaison comme sacrée, en tout cas mystérieuse et touchante, d’éléments naturels sous une lumière frêle et pure. (p. 384)

Un seul objet n'est pas à même de nous toucher. L’« ordre du monde » se trouve

dans l’assortiment et l’organisation d’un ensemble de choses, mises en relation les unes

avec les autres. Pour comprendre cet « ordre », il fallait méditer sur des « rapports » qui

les rassemblent au sein d'un « cosmos-tissu ». Avec des substantifs comme « assemblée »

et « rangée » qui mettent en relief la disposition régulière et raisonnée d'un paysage,

tableau plutôt architecturé qu’improvisé, les adverbes comme « à l’abri », « au-delà »,

« plus loin », « à leur pieds » sont employés abondamment pour attirer l’attention du

lecteur sur les liens entre ces « éléments naturels ». Si Jaccottet a eu deux fois recourt au

verbe « protéger » (« une digue protège les champs » et, plus bas, « des rangées de cyprès

protègent les cultures »), c'est parce que le monde se présente à ses yeux comme une

787 Dictionnaire français-grec, dir. H. Berthaut, Paris, Éditions Hatier, 1956, p. 515. 788 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, op.cit., p. 27. 789 « Mai 1966 », La Semaison, op.cit., p. 395. 790 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 464.

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maison où les êtres entretiennent des relations affectueuses les unes avec les autres à la

manière des membres d’une famille qui se protègent et s'aiment mutuellement. Le poète

se rappelle peut-être d’une « connivence » entre les choses qui est très présente dans les

haïkus, par exemple chez Bashô : « Une châtaigne tombe / les insectes font silence /

parmi les herbes »791 ou encore chez Shiki : « Un oiseau chanta - / tomba au sol / une

baie rouge »792.

Cependant, s'installer à Grignan ne signifie pas « arriver » à la « patrie », puisque

le « lieu » ne se borne pas à une simple notion spatiale mais porte une valeur

métaphysique pour Jaccottet. Le « centre » n’est accessible que par intermittence, « à la

faveur de certaines circonstances ». Si l'accès au « centre » est interdit à la majorité des

hommes lesquels ne peuvent occuper qu’un espace « amorphe » et « profane »793, le poète,

bien qu’il soit privilégié du Divin, ne peut non plus demeurer continuellement au sein du

« sanctuaire », mais se tient la plupart du temps sur un « seuil », terrain ambigu, et habite

tour à tour l’espace sacré et l’espace profane, d’où cet « effroi de perdre l’espace »794

propre au poète moderne :

Plus question d’habiter sur le sol ferme on est emporté on ne possède plus que du fugace Tout ce qui est sûr s’éteint comme une lampe étouffée on se précipite sur une source qui a fui On est nourri par le vent du matin. (p. 373)

Le poète de Grignan a constaté la curieuse condition humaine de l’époque

moderne : l’homme occupe sa maison sans être chez lui. Nous sommes des étrangers à

l’intérieur de notre propre patrie. Nous vivons sans vivre, errant comme morts-vivants.

Tous ces sentiments pourraient être désignés comme une sorte de « conscience de l’exil »,

qui est à l'origine de la grande détresse des poètes modernes et qui motive chez eux une

recherche de la « patrie » éternelle.

La conscience de l’exil de Jaccottet se manifeste dès 1948 dans un article de Pour

l’art consacré à « Ungaretti, homme de peine » où il cite un passage de la Genèse : « C’est

ainsi que Dieu chassa Adam : et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui

agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie ». Le poète

commente ensuite ce passage de manière révélatrice, en disant que cette séparation est à

791 Haïku, op.cit., p. 124. 792 Ibid., p. 125. 793 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, op.cit., p. 21. 794 Voir Jaccottet, Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, op.cit., p. 304 et p. 308.

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l’origine de toutes nos souffrances et qu’« il n’y a pas d’autre péché que cette

séparation »795. Bien que l’intuition d’une séparation primitive qui est sans doute à

l'origine de notre destin tragique semble tirer son inspiration d’images chrétiennes, la

question de l'exil qui préoccupe depuis longtemps Jaccottet est d'ordre moins religieux

qu'ontologique, relevant d’un éloignement prolongé de l'essence de l'être. C’est pourquoi

Jaccottet, dans son premier recueil de prose La Promenade sous les arbres, a comparé la

réalité à une sphère dont « nous parcourions le plus souvent les couches superficielles,

dans le froid, l'agitation et le détachement »796. Étant exilés du centre de la vie, nous

sommes tous habitants d'un « ailleurs » qui ne nous appartient pas, tourmentés

constamment par la nostalgie d’une Terre natale.

Certains esprits des plus brillants avaient pris très tôt conscience de cet Exil

fondamental de l’humanité tel qu'Empédocle, qui insistait sur l'idée que l’homme est un

être exilé et errant sur la terre où il doit expier les fautes de son existence antérieure avant

de revenir au paradis perdu. Il s’identifiait lui-même à ces expatriés : « Je suis maintenant

[…] un banni et un homme errant loin des dieux, […] Je pleurai et je me lamentai quand

je vis le pays, qui ne m’était pas familier » 797 . La terre natale paraît désormais

méconnaissable aux yeux de l'homme aveuglé par le Mal, pour qui « l’Ici » est devenu

« l'Ailleurs ». La perversion de la nature humaine a entraîné la détérioration de son

habitat qui, en revanche, lui inflige cette souffrance de se sentir « partout étranger sur

cette terre »798. De même, on remarque l’enracinement d’une mélancolie profonde en la

personne de Hölderlin, tourmenté par « un sentiment d’isolement indicible sur cette

terre » et « la tristesse qu’inspire à un ange déchu la pensée du ciel qu’il a perdu »

« comme une nostalgie gémissante et enfantine de l’invisible patrie »799. Pour le poète

allemand, la simple présence sur la terre natale qui est « la Renfermée » « difficile à

gagner », ne permet pas à « l’arrivant » comme aux gens du pays de « l’atteindre »800 :

« Ceux qui dans la patrie ont leurs soucis », « ne sont pas encore préparés à s’approprier

ce que le pays a de plus secret […] comme leur fond propre »801. On devait continuer à

chercher, car « ce qu’il cherche n’est pas encore trouvé », « si trouver veut dire recevoir en

795 Philippe Jaccottet, « Ungaretti, homme de peine », Pour l’art, nov.-dec., 1948 ; in Jean Pierre Vidal, Philippe Jaccottet, Lausanne, Payot, 1989, p. 13. 796 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 80. 797 Voir Empédocle, De la Nature – Purifications, op.cit., fr. 115 et 118. 798 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op. cit., p. 138. 799 Ibid., pp. 131-132. 800 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 16. 801 Ibid., p. 17.

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propre ce qu’on a trouvé comme un fonds pour y fonder sa demeure propre »802. Et

Jaccottet constate que « de plus en plus nombreux » sont ceux qui « n’en peuvent plus

d’être étrangers à l’espace » et partent ensuite à la recherche d’un lieu où ils peuvent

« recommencer à respirer »803. Ces « chercheurs de lieu » sont donc tous les « éveillés » qui

ont pris conscience de leur monstrueuse situation d’« exilé » dans l’existence et qui

refusent d’habiter plus longtemps un pays qui ne leur appartient pas et auquel ils

n’appartiennent pas non plus. C’est ainsi qu’ils se mettent en route comme des

« voyageurs d'hiver », déterminés à retrouver la Maison authentique qui sera « tissé[e]

uniquement de ces lieux »804. Ils sont donc ce que Heidegger appelle des « Méditatifs » et

des « Patients », « qui ne passent pas en hâte à côté de ce qu’a trouvé et préservé la parole

du poème » et qui apprennent « à endurer le manque persistant du dieu »805. Ils « font

escorte au souci du poète » et se conduisent en ses « alliés »806. Dans un certain sens, l’exil

est aussi pèlerinage : la vie du poète moderne en tant qu’émissaire du divin, se déroule

comme un voyage continu vers le monde idéal dans lequel il habitait jadis.

802 Ibid., p. 16. 803 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 395. 804 Ibid. 805 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 36. 806 Ibid.

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Chapitre V : Temps et cosmos

Ayant évoqué le rapport du lieu et du cosmos dans le Timée au commencement

du chapitre précédent, on remarque que Platon y traite également la dimension cosmique

du temps en montrant que le Dieu, songeant à « faire une image mobile de l’éternité »,

« organisait le ciel » et « fit de l’éternité qui reste dans l’unité cette image éternelle qui

progresse suivant le nombre, et que nous avons appelé le temps »807. Le temps n’existe

donc pas avant « la naissance du ciel » ; le soleil, la lune et les cinq autres astres sont créés

par le Dieu pour « donner l’existence au temps », et « conserver les nombres du

temps »808. Ces planètes sont donc considérés comme autant d’instruments de mesure du

temps, ainsi que le constate Mircea Eliade dans la pensée primitive : « la Lune sert en fait

à "mesurer" le temps », dit l’historien des religions qui rappelle l’étymologie du mot dans

les langues indo-européennes. En effet, la majorité des termes désignant le « mois » et la

« lune » sont dérivés de la racine « me- », laquelle a donné en latin mensisi, metior et en

français « mesurer »809. Cette conception de la « mesure » céleste ou cosmique du temps

est reprise par Platon qui reconnaît dans la disposition des constellations « les jours, les

nuits, les mois, les années »810.

Les peuples primitifs avaient ainsi développé une perception « cyclique » du

Temps en observant le mouvement des astres dont la lune notamment. Seul astre que

l’homme peut vraiment observer, « face à face » et à l’œil nu, la lune est « le véritable lien

entre le ciel et l’homme », offrant « le seul accès » pour lui « à l’univers cosmique où se

règlent les lois des saisons »811. Inspirés par les diverses phases de celle-ci, « apparition,

croissance, décroissance, disparition suivie de réapparition » 812 , l’homme primitif

remarquait donc un rythme immuable dans l’évolution du temps qui se reproduit

périodiquement. Ces observations physiques qui dévoilaient la « structure lunaire du

devenir universel » 813 s’approfondissaient progressivement pour nourrir chez nos ancêtres

807 Platon, Le Timée, op.cit., p. 417, 38d-39d. 808 Ibid. 809 Mircea Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, op.cit., p.105. 810 Platon, Le Timée, op.cit., 38d-39d. 811 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 34. 812 Mircea Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, op.cit., p.106. 813 Ibid.

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une sagesse de la vie, laquelle était assimilée au cycle de la lune. Ceux-ci parvenaient à

comprendre que, si la disparition de la lune était nécessairement suivie par l’apparition

d’une nouvelle lune, la mort de l’homme, ou même de l’humanité, n’équivalait donc pas

à la chute irréversible dans le néant mais pouvait entraîner des conséquences positives en

menant à la résurrection. Selon Mircea Eliade, cette conception cyclique du temps est à

l’origine d’un « optimisme » typique dans la pensée archaïque :

Nous pouvons observer que ce qui domine dans toutes ces conceptions cosmico-mythologiques lunaires est le retour cyclique de ce qui a été auparavant, l’« éternel retour » en un mot. […] Cet « éternel retour » trahit une ontologie non contaminée par le temps et le devenir. De même que les Grecs, dans le mythe de l’éternel retour, cherchaient à satisfaire leur soif métaphysique de l’« ontique » et du statique (car, du point de vue de l’infini, le devenir des choses qui revient sans cesse dans le même état est par suite implicitement annulé et on peut même affirmer que « le monde reste sur place »), de même le « primitif », en conférant au temps une direction cyclique, annule son irréversibilité. Tout commence à son début à chaque instant. […] Le temps ne fait que rendre possible l’apparition et l’existence des choses. Il n’a aucune influence décisive sur cette existence - puisque lui-même se régénère sans cesse814.

Ces lignes d’Eliade sont révélatrices et consolatrices pour l’humanité moderne

hantée par l’image d’un « temps mesquin », considéré comme limité et irréversible. Le

grand historien des religions fait remarquer une rupture fondamentale entre la conception

du temps chez l’homme traditionnel et celle de l’homme modernes. Selon lui, le temps

n’a commencé à prendre une forme linéaire et non renouvelable qu’à partir du XIIe

siècle, avec la perception « progressiste » de l’Histoire de Francis Bacon et de Pascal

notamment. Plus tard, la foi en « un progrès infini » a été prononcée par Leibniz et

vulgarisée au XIXe siècle par les idées évolutionnistes qui ont, en quelque sorte,

généralisé la notion de temps linéaire. Ainsi, dans ce chapitre de notre étude placé tout

entier sous le signe de cette « rupture », nous allons examiner respectivement ces deux

conceptions du temps chez les primitifs et chez les modernes dans le but de mieux

comprendre la relation du cosmos et du temps dans la pensée de Jaccottet.

1. Le temps linéaire et irréversible chez l’homme moderne

Une mélancolie poignante est ancrée dans l’esprit de chaque homme de notre

époque, engendrée précisément par la conscience de la limite du temps. On reconnaît que

le temps est infini en lui-même, mais il ne l’est pourtant pas pour l’homme qui ne trace

qu’une infime séquence sur son axe. Le poète est parfois envahi d’insomnie lorsqu’il

814 Ibid., pp. 108-109.

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pense à « certaines vies » qui lui « parurent d’abord presque héroïques, brillantes en tout

cas » et qui « s’achèvent dans la détresse sans recours de la maladie »815. Si « sûrs d’eux »,

si « pleins de vanité », ils ne sont pourtant que de pitoyables « passagers du temps »816.

« Êtres éphémères ! L'homme est le rêve d'une ombre », soupire Pindare dans Pythiques.

Tout le tragique de l’être humain repose sur cette « malédiction » du temps.

1.1. La conception de la mort

Tout homme est un « être-vers-la-mort » en un certain sens, unissant en lui les

promesses les plus lumineuses et les désespoirs les plus mortels. L’image de la mort est

partout présente dans l’œuvre de Jaccottet qui l’associe à de nombreuses images

poétiques. Elle est évoquée sous le nom de « la scie » dans une note de La Semaison pour

représenter la force lugubre usant lentement et continument notre vie :

Comme la scie qui fend le bois La destruction à travers le cœur Le temps dans l’épaisseur de l’air (p. 387).

Plus loin, le thème de la mort ressurgit, se mettant dans la peau d’une « charrue »

qui « divise l’homme de la douceur, de la lumière » (p. 386). Au bout de sa force, le poète

perplexe et furieux lance une dernière question : « Qui pèse sur ce manche ? sur ses

cornes ? » (ibid.) On remarque que le temps est parfois désigné directement sous le nom

de « Destructeur », qui « enlève les questions de la bouche » et « désarme » l’être en

l’« éparpillant comme pétales d’amandier » (p. 353).

Le souci du temps habite le centre de l’œuvre poétique de Jaccottet dès son

adolescence, en majeure partie sous l’influence de Rilke. On constate que les premières

tentatives littéraires du poète suisse sont tout particulièrement marquées par un « faste

rilkéen » dont il essaiera de s’éloigner par la suite. Jacques Chessex nous fait remarquer

dans le chant du Requiem de Jaccottet, « plus fastueux, plus ample, inspiré qu’il est d’un

thème tragique », une intensité lyrique analogue à celle des Elégies817. Nombre de thèmes

sont communs aux deux écrivains tels que la nuit, le mystère, la mort anonyme ou la

« mauvaise mort », et la « fascination de la souffrance »818. La proximité avec Rilke paraît

815 « Avril 1966 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 391. 816 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 204. 817 Cité par Christine Lombez, Transactions secrètes, op. cit. pp. 67-70. 818 Expression empruntée à Jacques Chessex dans « Hommage à Philippe Jaccottet », où le critique montre que « Le travail de Jaccottet a consisté d’abord à contenir l’élan, le pathos dramatique de ses premiers poèmes » et que L’Effraie est le premier livre où il trouve sa vraie

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frappante dans Trois poèmes aux démons, premier recueil poétique de Jaccottet « marqué

par l’omniprésence du néant » et qui constitue « le véritable cadre tragique à une écriture

qui semble au bord de l’abîme »819. Cependant, ayant ensuite pris conscience du danger

de faire du « sous-Rilke », le poète suisse a décidé de s’ouvrir à de nouvelles tentatives

poétiques qui se concrétisent dans L’Effraie, premier signe d’une prise de distance à

l’égard du poète autrichien. Ce livre, dont un « tournant » est constaté au double niveau

de l’écriture et du contenu, est destiné à « contrebalancer l’excès de recherche, de

raffinement »820 typique de l’écriture rilkéenne et offre l’exemple d’une poésie orientée

vers la lumière et l’aérien. La « face noire et cruelle » du monde, très présente dans les

premières œuvres de Jaccottet, s’estompe progressivement avec le temps. Elle est

remplacée par une nouvelle vision du monde, celle de la dialectique, qui est plus

optimiste en un certain sens. Désormais, la mort ne paraît plus indomptable pour le

poète-chevalier :

Approche encore, Destructeur, que je regarde ta face et qu’elle me conseille en brisant. Mais c’est moi qui m’avance et je crois le voir devant moi Sous le masque au parfum de violettes de Carnaval. N’est-ce pas urgent de le connaître avant qu’il ne me brise les os ? (p. 353)

1.1.1. « Briser » le faux « mètre »

Le combat avec la mort se poursuit tout au long de l’œuvre de Jaccottet.

Omniprésent dans les moments de bonheur comme dans les périodes de dépression, le

souci de la mort est le « compagnon » le plus fidèle du poète qui en souffre et en tire profit

à la fois : « c'est de pires menaces, quelquefois, qu'il tire le plus pur de son chant »821,

écrit-il à propos de Roud en pensant à sa propre expérience. La mort est à l’origine d’une

« poignance » qui marque profondément l’esprit de Jaccottet et qui fait justement la

beauté inimitable de son œuvre. Le poète a vécu plusieurs crises destructrices dans sa vie,

se trouvant « à la proximité de la mort », dont l’une des plus violentes survient au

moment de l’agonie du beau-père où il ressent cruellement un « abîme » entre le monde

où est parti le cher parent et celui des vivants, comme il l’exprime dans un poème de

Leçons :

voix en y montrant « une aisance forte, constamment juste, qui le dégage de façon décisive des fastes et des fascinations de la souffrance ». Voir ibid. 819 Ibid. 820 ibid. 821 Philippe Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op.cit., p. 14.

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S’il est un lieu hors de toute distance, ce devait être là qu’il se perdait: non pas plus loin que toute étoile, ni moins loin, mais déjà presque dans un autre espace, en dehors, entraîné hors des mesures (p. 453).

L’impression de la « rupture » est très accentuée, notamment par le mot « hors »

employé deux fois de suite et que l’on retrouve également dans le mot « dehors »

évoquant une distance irréductible entre la vie et la mort. Le rêve de la résurrection,

nourri depuis longtemps par la lecture du Livre des morts, est-il brisé dès cette première

expérience de la « mort réelle » ? Et le « royaume des morts » des Egyptiens, considéré

comme communicant avec le monde des vivants, est-il remplacé par cet « autre espace »

où a disparu le beau-père, hors du temps et « hors des mesures », c’est-à-dire hors de

« l’ordre du cosmos » et dans un Chaos inconnaissable. La colère produite par la perte de

mesure atteint son paroxysme dans la suite du poème :

Notre mètre, de lui à nous, n’avait plus cours: autant, comme une lame, le briser sur le genou (p. 453).

Le « mètre » a non seulement perdu son utilité en tant qu’instrument de mesure,

mais s’est transformé en arme meurtrière contre celui qui s’en sert. Cette exaspération

que l’on ne remarque que très rarement chez Jaccottet, poète d’une grande pudeur, se

prolonge dans la strophe suivante, toujours à propos de l’image de « mesure » :

(Mesurez, laborieux cerveaux, oui, mesurez ce qui nous sépare d’astres encore inconnus, tracez, aveugles ivres, parcourez ces lignes, puis voyez ce qui brise votre règle entre vos mains. Ici, considérez l’unique espace infranchissable.) (p. 454)

La répétition est évidente dans cette strophe qui est presque une reprise de la

version précédente, où apparaissent de nouveau ces mots de « mesurez » (« mesures »),

« règle », « brisé », « astre » (« étoile »), comme si le poète trop déprimé devait crier de

manière répétitive pour se défouler. On remarque que cette deuxième strophe est toute

entière mise entre parenthèses, ajoutées sans doute après-coup par pudeur, afin

d’estomper l’intensité émotionnelle. Néanmoins, on ressent quand même une énergie

intérieure puissante qui déborde de ces mots pulvérisés, de ces phrases serrées entre elles,

toutes à l’impératif, lancées comme des coups de poing sur le mur invisible qui sépare les

vivants des morts, sur le poète lui-même, impuissant, démuni, emprisonné dans

« l’unique espace infranchissable ». En effet, le « mètre » ou la « mesure » évoqués par

Jaccottet renvoient à un « pseudo-ordre » qui commande la pensée humaine et la société

moderne. Le poète est furieux contre lui-même parce que, clairement conscient de

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l’inutilité de ce « mètre » qui, au lieu de nous conduire sur le chemin de la vérité,

s’impose comme un obstacle obstruant le passage vers « d’autres astres » où se repose

l’âme du défunt, il ne parvient pourtant pas à empêcher son « laborieux cerveau » de

continuer à s’en servir. Enfin, le poète s’aperçoit que ce n’est pas le monde des morts qui

est hors du cosmos et soumis au chaos, mais le nôtre, c’est-à-dire le monde des vivants,

qui s’organise suivant un faux « ordre » en mesurant toute chose par un faux « mètre », si

bien qu’il exhorte deux fois de suite à « le briser sur le genou » ou « entre vos mains ».

C’est précisément dans la question de « l’ordre » et de la « mesure » que Jaccottet

reconnaît l’origine de notre angoisse face à la mort, devenue de nos jours une sorte de

maladie psychologique généralisée.

1.1.2. Deux attitudes différentes envers la mort

Depuis un certain temps, l’être humain a commencé à considérer l’évolution du

monde comme linéaire et progressif. Pour lui, la société devait s’engager dans un

mouvement de bas en haut et s’éloigner du monde des animaux pour se rapprocher du

pays divin. Ajoutant foi à un « progrès infini », nous tendons à surévaluer tout ce qui est

« nouveau » au dépit de ce qui paraît ancien, désuet, retardé. Mircea Eliade nous dit que

« la différence capitale » entre l’homme primitif et l’homme moderne réside dans la

« valeur croissante » que celui-ci accorde aux « nouveautés »822. Contrairement à la

naissance d’un bébé qui est censée mériter toutes nos félicitations, le vieillissement et la

mort sont rejetés dans notre société, associés au signe de la chute de la vie. Un poème,

toujours de Leçons, met en scène la tension typique entre le mourant et le « on » qui

renvoie sans doute à ceux qui sont complices de la mort, ayant hâte de se débarrasser du

corps agonisant et de supprimer ses dernières traces sur terre :

Cadavre. Un météore nous est moins lointain. Qu’on emporte cela. Un homme – ce hasard aérien, plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de tulle, ce rocher de bonté grondeuse et de sourire, ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs -, arrachez-lui le souffle : pourriture. Qui se venge, et de quoi ? par ce crachat ?

822 Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 179.

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Ah, qu’on nettoie ce lieu (p. 458)

Un rapport de force inégal est constaté entre ce « on » charognard qui attend

avec impatience la venue de la mort d’autrui et le vieillard agonisant qui se débat de plus

en plus faiblement, comme un « météore » qui s’éloigne : « Déjà ce n’est plus lui. /

Souffle arraché : méconnaissable » (ibid.). Ce « souffle », qui renvoie non seulement à la

respiration mais encore au « Souffle universel » véhiculant l’énergie inépuisable du

cosmos et assurant le libre-échange entre la vie et la mort, n’existe plus aujourd’hui, étant

« arraché » par les vivants. Ceux-ci maudissent le « bon maître » agonisant, le traitent de

« cadavre » et de « pourriture », et dénouent d’un « fer si tranchant » le « nœud d’air » qui

est le « nœud » de vie.

Opposé à cette vision linéaire du temps où le passé est méprisé au profit de

l’avenir, le peuple traditionnel vénérait la mort au même titre que la vie ; la mort est

censée exercer un effet de renouvellement sur l’homme en libérant chez lui une force

ascensionnelle trop longtemps emprisonnée dans son corps usé par le temps. De même,

Hölderlin a fait dire au sage grec Empédocle le « sens sublime » du trépas au bord de

l’Etna : « la vie est destruction, parce qu’elle est morcellement ; tandis que la mort

maintient l’être dans sa pureté en le dissolvant dans l’univers »823. La mort se propose

comme un lieu de repos et de ressourcement où l’âme parvient à s’unir avec le cosmos

avant de partir de nouveau vers la vie, c’est-à-dire au « morcellement ». Considérée

comme la « fin » et le « recommencement » à la fois, la mort humaine n’échappe pas à la

loi cosmique de l’éternel retour. De même, la vieillesse ne paraît pas négative aux yeux

de nos ancêtres lointains, y reconnaissant une croissance de la force intellectuelle qui

compense l’affaiblissement de la force physique, comme l’ont constaté les

anthropologues américaines Margaret Mead et Judith K. Brown qui nous font remarquer

un fait largement répandu dans les civilisations primitives : arrivées à un certain âge, les

femmes se faisaient « couronner » comme sage, médecin, sage-femme ou oratrice, c’est-à-

dire qu’elles commençaient à prendre en charge des métiers respectables à l’intérieur du

tribu. Certains privilèges leurs étaient accordés pour qu’elles gravissent rapidement

l’échelle sociale, et ce, précisément en raison de leur vieillesse, laquelle était considérée

comme enrichissante et assimilée à un signe de sagesse.

Dans un certain sens, la vie est éternelle pour les hommes primitifs qui

respectaient la mort et nourrissaient la foi en la métempsycose. Ils ne craignaient pas le

823 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op. cit., pp. 187-188.

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néant en prenant conscience que l’existence ne s’éteignait pas après la disparition de la

vie mais se renouvelait avec la mort. Par contre, la vie cesse d’être « recyclable » pour

l’homme moderne qui procède à une sorte de « hiérarchisation » des diverses étapes de la

vie, en rejetant le passé et la mort au profit de l’avenir et la vie. Si le poète a appelé

plusieurs fois à « briser votre règle » qui est celle de la pensée, c’est parce que le tragique

humain résulte précisément d’une mauvaise interprétation du temps par l’homme

moderne. C’est sans doute pourquoi Jaccottet se pose la question : « le Nil va-t-il couler

jusqu’à ce cœur » ? Pour lui, le cœur humain est tant obstrué qu’il ne laisse plus entrer

aucune barque de salut.

De nos jours, on trouve partout des gens qui se montrent « charognards » envers

les mourants, persuadés que la mort des uns puisse favoriser la vie des autres. Il suffit de

voir « le bon maître » cruellement « châtié » pour comprendre combien la dignité du mort

est foulée au pied. « Jeté bas » par « le premier éclat de douleur », le pauvre est ensuite «

acculé », « cloué », « vidé » (p. 453). Aujourd’hui, la mort n’est plus le signe de

renouvellement tel qu’elle l’était auparavant, mais se présente comme un adieu à jamais.

Ce qui effraye le poète au plus haut point n’est pas la mort en elle-même, mais la

« mauvaise mort ». On se rappelle que l’homme jouissait autrefois de la « belle mort »,

comme en atteste par exemple l’« enterrement céleste » chez les tibétains qui laissent le

corps de leur parent sur l’herbe, autour duquel tournent des moines en chantant et en

brûlant de l’encens. Le corps humain est destiné ensuite à être mangé par les vautours,

comme un « retour » ou une « compensation » pour les ressources naturelles consommées

par les vivants. Contrairement aux peuples anciens qui montraient un double respect au

défunt et au cosmos, les hommes modernes imposent à autrui comme à eux-mêmes la

« mauvaise mort » ou bien la mort « maltraitée ». Ces « régiments de malades », « armées

de mourants » et « peuples de morts » que Rilke devine dans des grandes métropoles, sont

incapables de « bien mourir », c’est-à-dire de mourir avec grâce, avec sérénité, et surtout

avec espoir824. Ce que souhaite le poète à l’humanité n’est pas cette mort anonyme et

insignifiante : « leur propre mort pend en eux comme un fruit/ vert, amer, et qui ne mûrit

pas »825, mais une mort « qui ne soit pas autre chose que l’épanouissement de la vie,

plutôt que sa rupture ou son effondrement »826. On remarque d’ailleurs que le rejet rilkéen

du christianisme est fondé en partie sur le fait que celui-ci « fausse » la mort « en la

824 Voir Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 52. 825 Rilke, Livre de la Pauvreté et de la Mort, cité par Jaccottet, ibid., p. 74. 826 Ibid.

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détachant de la totalité »827. Lorsque Jaccottet parle de « l’unique espace infranchissable »,

il pense à abolir la rupture entre la vie et la mort, essayant justement de relier cette

dernière avec « la totalité ».

1.1.3. Franchir l’« espace infranchissable »

On le déchire, on l’arrache, cette chambre où nous nous serrons est déchirée, notre fibre crie. Si c’était le « voile du Temps » qui se déchire, la « cage du corps » qui se brise, si c’était l’« autre naissance » ? On passerait par le chas de la plaie, on entrerait vivant dans l’éternel… Accoucheuses si calmes, si sévères, avez-vous entendu le cri/ d’une nouvelle vie ? (p. 457)

On constate que ce poème tourne autour d’une tension entre « l’enfermement » -

évoqué par les images de « chambre », de « voile » ou encore de « cage » - et

« l’ouverture », qui se traduit par les verbes comme « déchirer », « arracher », « briser »,

« entrer » et aussi par les images de « plaie » et d’« accoucheuses ». En effet, la mort était

pendant longtemps considérée comme un signe de dévoilement, de passage et

d’illumination dans l’inconscient collectif de l’humanité, si bien que l’on retrouve dans

beaucoup de rituels d’initiations traditionnels une « phase de mort », qui précède celle de

l’accès à une nouvelle vie.

L’image de « l’accouchement difficile » est riche de sens dans ce poème. En

détruisant tout, la mort déchire du même coup le « voile du temps » qui séparait la vie de

la mort ainsi que « la cage du corps » qui limitait l’étendue d’une existence, permettant

ainsi à celle-ci de se libérer tant au niveau du temps que de l’espace. Par la magie de

l’écriture, la scène de l’agonie est transformée en celle de la mise au monde d’une

nouvelle vie, sortant justement de la blessure maternelle. On remarque que le corps du

mourant connaît ici la même expérience et la même douleur que le corps de la mère qui

enfante. Le point de départ de la vie semble coïncider avec son point final. Cette idée est

déjà prononcée, vaguement, dans un poème un peu plus haut où le beau-père mourant

était associé à l’enfant : « qu’il semble faible enfançon / dans le lit de nouveau trop grand,

827 Ibid., p. 133.

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/ enfant sans le secours des pleurs » (p. 452). Le poète qui retrouve dans l’image d’une

vie disparaissant celle d’une autre vie qui est en pleine croissance, commence à envisager

la mort sous un nouveau regard, proche sans doute de celui des Egyptiens qui est plutôt

« tourné vers l’avenir ». Deux mouvements inverses de la vie, l’un ascendant, l’autre

descendant, convergent dans la personne du mourant-enfant dont on voit la promesse

étinceler dans les yeux. L’image de l’enfant, reprise plus loin, est largement approfondie,

et acquiert une dimension symbolique :

L’enfant, dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose auprès du mort, une barque de terre: le Nil va-t-il couler jusqu’à ce cœur ? Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux pareilles à la corne de la lune. Aujourd’hui, je ne crois plus que l’âme en ait l’usage, ni d’aucun baume, ni d’aucune carte des Enfers. Mais si l’invention tendre d’un enfant sortait de notre monde, rejoignait celui que rien ne rejoint ? Ou est-ce nous qu’elle console, sur ce bord ? (pp. 458-459)

L’enfant qui « supervise » la disposition des barques « de terre » lesquelles font

penser nécessairement à celles « des tombeaux », n’évoque-il pas la figure d’Osiris, dieu

funéraire qui commande le royaume des morts? À l’instar de celui-ci, l’enfant, par son

« invention tendre », nous aide à traverser « l’unique espace infranchissable » et nous

accorde par là même une chance de résurrection. Aux yeux de Jaccottet, l’enfant est

moins proche de la société humaine que du monde des choses, et incarne l’image de

l’homme avant qu’il n’ait reçu toute éducation socialisante ou aliénante visant à adapter

chaque individu à une vie et à une pensée standardisées. L’enfant « sort[ant] de notre

monde » nous lance un appel depuis l’autre rive où la mort n’est pas séparée de la vie

mais constitue avec celle-ci une « totalité ». On remarque que l’époque de l’enfance d’un

individu ressemble à l’aurore de l’histoire humaine à plusieurs niveaux ; le point le plus

important est que l’enfant et l’homme primitif partagent en effet une même perception du

monde comme étant solide, cohérent et rassurant.

1.1.4. Le poète-passeur

Inspiré par l’image de l’enfant jouant avec « la barque de terre », Jaccottet

découvre un rapport secret entre la vocation de poète et celle de passeur qui conduit la

barque. A la différence de l’enfant-Créateur qui apporte le salut par son « invention

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tendre », le statut que le poète-passeur s'accorde à lui-même est beaucoup plus humble,

s’occupant à « aider les eaux qui prennent source en ces montagnes / à creuser le berceau

des herbes, / à porter sous les branches basses des figuiers, / à travers la nuit d’août, / les

barques pleines de brûlants soupirs » (p. 459). Ces barques qu’il souhaite conduire ne

vont pas dans le Nil ni dans le Styx, mais passent « sous les branches basses des figuiers »

qui « dessinaient une arche sous laquelle on était tenté de passer », « comme pour accéder

à un autre espace »828. Pour Jaccottet, l’espoir ne réside pas dans un royaume des morts

imaginaire, mais dans les choses simples de notre monde réel, car, ces « herbes », ces

« branches », ces « montagnes », mieux que tout fleuve, peuvent porter la barque vers le

pays rêvé.

Dans son remerciement pour le prix Rambert, Jaccottet évoque une autre image

de « passeur », celle d’un « vieux Chinois anonyme », « peignant dans une cave à la

lumière d’une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une

cascade, ou un visage de femme »829. L’apparence humble du vieux peintre et son

attention portée aux paysages et aux choses le rapprochent du poète de Grignan qui

tâtonne dans un monde de ténèbres à la recherche d’un peu de clarté qui illuminerait sans

doute une « vraie vie » sur terre.

[…] et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, s’il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d’un air d’intelligence et, la page dans la main comme un débris d’un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l’attend pour l’engloutir ou le changer830.

À l’exemple du vieux peintre chinois qui apporte le salut à son voisin par sa

peinture, Jaccottet cherche à faire de son écriture un nouveau Livre des morts qui

éclairerait le moment du passage et accompagnerait « doucement » « le mourant vers la

mort »831. C’est là qu’il reconnaît une « profonde légitimité » de son « artisanat des

mots »832, adressés, non à un seul voisin, mais à l’humanité qui est tout entière « en

difficulté » dans sa condition actuelle. Ainsi, les textes de Jaccottet, bien qu’ils donnent

l’impression de tourner autour de la nature, portent toujours un sens humanitaire. Malgré

sa voix peu élevée et peu accentuée, son œuvre rayonne d’une lueur faible mais

828 « Janvier 1981 », La Semaison (carnets 1980-1994), op.cit., p. 870. 829 « Remerciement pour le prix Rambert », Une transaction secrète, op.cit., p. 296. 830 Ibid. 831 Voir Hervé Ferrage, notice de L’Ignorant, in Jaccottet, Œuvres, op.cit., p. 1386. 832 Ibid.

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constante, qui nous guide pour traverser l’obscurité du siècle, tout comme la « lumière

d’une bougie » qui éclaire la cave du vieux peintre.

1.2. La recherche de l’immémorial

Puisque le « temps mesquin est compté » dans son existence pitoyable, l’homme

rêve toujours à un moment de l’histoire qui se trouve hors du temps, situé dans

l’immémorial. Si on en croit Hésiode dans la Théogonie, le temps « n’est pas là tout de

suite », et son absence dure jusqu’à l’intervention de Kronos dans la Genèse833. A l’instar

des mythes grecs, le langage chrétien cherche également à exprimer cette intuition

humaine d’un moment « hors du temps », décrivant ainsi la période qui précède

l’expulsion d’Eve et d’Adam comme extérieure au temps.

1.2.1. Là où « nous inaugurons la distance et le temps »

Dans le texte intitulé « Prose au serpent », Jaccottet s’est lancé dans une longue

méditation sur le temps, inspiré par un serpent à la fois réel et symbolique. Pour le poète,

le reptile « nous répugne peut-être parce que nous savons son histoire » (p. 496), puisque

dans la tradition biblique, son image est associée en permanence à la sournoiserie et à la

déloyauté. Le grand serpent vu lors d’une promenade du poète, et qui avait vite disparu

dans les « hautes herbes jaunâtres », a immédiatement conduit l’esprit vers un espace

fantastique et surnaturel. Jaccottet se demande, dans un silence pesant et serpentin, s’il va

« imaginer qu’une femme le dérange, qui approche entourée de ses cheveux » (p. 495).

De là, l’image du serpent tend à se confondre avec celle de la femme, avec qui un lien

inséparable est illustré par nombre de personnages mythiques, tels que Méduse en Grèce,

Nâge dans l’hindouisme ou encore Shahmeran chez les Turcs ou les Kurdes. Comme

une chevelure ondulante, le serpent s’enroule autour du corps féminin pour s’introduire

ensuite dans son âme. La femme innocente qui était encore « prise dans le globe clos du

jour » et inconsciente de tout ce que l’on appelle « danger, faute, mensonge » (p. 496), est

incitée par une voix sournoise à perpétrer des crimes qui entraîneront son expulsion du

Jardin, tombée ainsi dans un monde où elle connaîtra « la distance et le temps ».

Cette prise de conscience de la distance et du temps, qui est à l’origine de toutes

les douleurs de l’humain déchu, est abordée très tôt dans un article consacré à Ungaretti 833 Voir Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 201.

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où, après avoir cité un passage de la Genèse portant sur l’exil de l’homme par Dieu,

Jaccottet a ensuite ajouté un commentaire révélateur : « Tous, quand nous naissons,

chassés du Jardin où il n’y a pas de séparation, […] nous inaugurons la distance et le

temps. Nous ne souffrons de rien d’autre, et il n’y a pas d’autre péché que cette

séparation »834. Le recours aux images bibliques vise à représenter une sorte de rupture ou

de tournant dans la conception humaine de l’espace et du temps entre un « avant »,

désigné sous le nom de l’immémorial ou de l’Âge d’or et un « après », c’est-à-dire notre

siècle à nous, caractérisé par Empédocle comme une phase de la progression de la

« Haine », c’est-à-dire celle du morcellement de l’univers.

Incommensurables pour les peuples archaïques, l’espace et le temps sont

ressentis comme « distance » et « durée » de nos jours. Ils sont devenus, en quelque sorte,

limitatifs et quantitatifs, impliquant souvent un point de commencement et par symétrie,

un point final. « Nous inaugurons la distance et le temps », car nous commençons à voir

d’innombrables ruptures apparaître dans cette étendue spatiale et temporelle que nous

habitons. Et ce sont justement ces ruptures qui effrayent, s’imposant comme une

malédiction sur le destin humain.

Par contraste avec l’homme qui encourt une punition lourde à la suite du crime

commis dans l’Eden, le serpent, qui est à l’origine du crime, reste toujours au paradis,

avec ses yeux qui « ignorent le temps » (p. 496), et jouit d’une vie sans fin. On constate

que celui-ci est souvent représenté comme l'animal de « l’éternel retour » dans les mythes

populaires, qui se régénère périodiquement au rythme des saisons en muant et faisant

peau neuve. Il apparaît également comme l'une des plus vieilles aspirations chimériques à

la jeunesse éternelle si bien que les alchimistes pensent que la pierre philosophale est

logée dans sa tête oblongue. En outre, le serpent est censé connaître tous les secrets de

l'après-vie, possédant un savoir essentiel et vital sur l'avenir comme sur le passé. Ces

images traditionnelles du reptile ont traduit non seulement les émotions complexes

éprouvées par l’homme envers cet instigateur insidieux telles que la haine et la jalousie,

mais aussi l’aspiration de celui-ci à regagner le Jardin sacré où il pourrait de nouveau

« habiter avec tranquillité le Temps » (p. 497). Le poète de Grignan n’a de cesse d’y rêver

en se promenant dans « la solitude irisée de cette combe » où, surpris par ce serpent qui

disparaît vite, il ne peut s’empêcher de lancer une suite de questions à l’animal

silencieux :

834 Philippe Jaccottet, « Ungaretti, homme de peine », op.cit., p. 13.

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« Pourquoi vieillis-tu, pourquoi pars-tu, pourquoi me trahis-tu ? » ou encore : « Quel est le chemin du lieu sans tache ? » (p. 498).

Ces questions du poète, adressées à de différentes personnes, à Ève expulsée, à

l’humain déchu, au serpent, et finalement à soi-même, restent sans réponse. À l’intérieur

du silence étouffant, Jaccottet prend son choix : « Ou nous refusons cette limite, et nous

refusons tout (par quelque forme que ce soit de délire, d’excès), ou nous l’acceptons, et

nous vivons avec elle » (ibid.). Le premier choix, celui de refuser « cette limite » et refuser

tout, a été adopté par certains esprits des plus purs de notre époque tels que Hölderlin,

Rimbaud, Van Gogh. Mais Jaccottet, malgré la grande admiration qu’il voue à ceux-ci, a

opté pour le deuxième, croyant au paradis sans pour autant cesser de tirer plaisir de la vie

profane et corrompue de l’homme. Il a accepté la limite de notre condition et s’accorde

bien avec elle. L’acceptation n’équivaut pourtant pas à la résignation ; le poète ne

cherche point à briser son « élan vers le Jardin » « chaque fois qu’il se reforme » ni à

« chasser le plus faible de ses reflets » (ibid.). Et la poésie repose justement sur un équilibre

subtil entre l’élan et la retenue : « Plutôt, ceux-ci, les saisir en leur rapide passage, sous

toutes leurs formes (variables selon les temps, les lieux, les natures), les maintenir tant

bien que mal, aveuglément, n’importe quelle lueur au mur d’une prison étant bienfait… »

(p. 498)

1.2.2. Nymphes réinitialisant le Temps et recréant le paradis

Le poète a trouvé la solution au problème du Temps dans une écriture tournée

vers les choses et les paysages. Ceux-ci sont nourris de la mémoire et s’enracinent dans

« la profondeur de l'histoire, de la patrie »835 : « des nymphes, des dieux qui lui avaient

autrefois donné son sens y resurgissaient, ou du moins leurs traces, leurs reflets, leurs

échos »836. En effet, la quête jaccottéenne de l’Origine et l’immémorial est menée contre le

grand oubli qui caractérise la mentalité de l’homme moderne. Celui-ci, en se détournant

du passé et des traditions, est devenu invulnérable à l’invasion du nihilisme. Ainsi, le

poète se donne pour mission de « recharger » de « mémoire » notre vie, notre langue et

nos lieux. C’est sans doute pourquoi ses paysages sont très souvent peuplés de « figures

absentes », notamment celles des nymphes. Dans une longue parenthèse qui s’ouvre au

835 Philippe Jaccottet, préface pour Giuseppe Ungaretti, Vie d'un homme, op.cit., p. 9. 836 Ibid.

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beau milieu de cette « Prose au serpent », le poète se livre à une méditation approfondie

sur le rôle des nymphes dans son œuvre :

(Mais, qu’est-ce que je cherche à comprendre ? La jeunesse bel et bien perdue, des corps sans défaut se glissent à la moindre occasion dans mes paysages, comme à l’enfant qui feuilletait les dictionnaires s’offraient toujours les mêmes troublantes peintures. Et pourquoi pas ? (p. 497)

Un effet de contraste est produit deux fois, d’abord entre le poète vieillissant et

les nymphes éternellement jeunes, et ensuite entre l’innocence de l’enfant et les

« troublantes peintures ». Ces deux couples antagonistes évoqués par le poète traduisent

une fascination instinctive pour « l’interdit », pour ce que l’on ne peut s’empêcher de

« s’offrir » que secrètement. Michèle Monte a souligné chez le poète suisse, « au

demeurant très contemporain », un attrait pour les nymphes, évoquées comme « des

figures du Désir » qui « franchissent le temps pour faire surgir la force du désir sous

l’apparence troublante de corps nus à peine aperçus et déjà enfuis »837. En fait, le « désir »

renvoie moins aux pulsions charnelles qu’à une aspiration à la perpétuité, incarnée par

ces « corps sans défauts » qui suggèrent la possibilité de « franchir » la limite du temps.

« Au lieu de surgir fragiles, perdues, spectrales, dans l’isolement du présent », les

nymphes sont « enveloppées ou nourries de mémoire, paradoxalement rajeunies d’être

baignées dans les plus antiques fontaines », écrit Jaccottet vers la fin du texte éponyme

des Paysages avec figures absentes. « La douloureuse distance du Temps, poursuit-il, ces

figures l’enjambent comme une arche irisée ; ou plutôt, la changeaient en profondeur

brillante et familière ; d’une rupture, elles faisaient un lien… » (p. 474). Si ces

personnages mythiques sont très présents dans les paysages sous la plume de Jaccottet,

c’est parce qu’ils répondent, d’une manière discrète, à des questions fondamentales qui

l’ont obsédé depuis toujours, sur le temps et la condition humaine. Les nymphes

réduisent, en quelque sorte, « la distance du Temps » inaugurée lors de la « grande

séparation », évoquée plus haut à travers les images bibliques. Et tous nos rêves d’un

« présent éternel », d’un temps ininterrompu, et d’une mort qui « ne soit pas autre chose

que l’épanouissement de la vie », ne sont réalisables qu’au sein de ces paysages habités

par des figures divines.

Pourront-elles jamais cesser d’animer nos regards, elles, les fraîches, les décevantes, les douces, nos bergères, ces lueurs ou ces clés qui tournent dans l’obscurité, qui ouvrent le monde, en déplacent les murs, elles justement qui semblent des habitantes du Jardin, qui le recréent un instant autour de nous ; […] (p. 497).

837 Voir Michèle Monte, « Nymphes, barques et autres « lieux » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet », op.cit., pp. 93-108.

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Associés aux « habitant[e]s du Jardin », les nymphes se confondent avec la figure

d’Ève. La mythologie gréco-romaine et la tradition judéo-chrétienne sont évoquées

conjointement par le poète qui ne s’attache à aucune religion particulière et qui ne

cherche qu’à exprimer sa propre vision du temps à travers ces mythes. À la différence

d’Ève, les nymphes grecques n’ont pas encouru de châtiment, mais habitent toujours le

Jardin et parfois « le recréent un instant autour de nous ». Ces « corps sans défaut » font

preuve d’une jeunesse éternelle et d’un pouvoir magique chez ces déesses capables de

réinitialiser régulièrement le temps en se baignant « dans les plus antiques fontaines ».

Dans une certaine mesure, les nymphes sont là pour réparer les erreurs d’Ève ; elles

« ouvrent le monde » et « en déplacent les murs », supprimant en ce faisant les « limites »

infligées à la femme déchue ainsi qu’à sa progéniture.

Au demeurant, ce Jardin recréé autour de nous ne dure qu’« un instant »,

menaçant de s’effondrer à tout moment. Mêmes les chères nymphes peuvent changer

d’humeur rapidement, désignées sous le nom de « Bergères décevantes » par le poète, car

il sent que « le Jardin » recréé n’est pas tout à fait identique au Jardin originel :

[…] c’est comme quand on voit des images en surimpression, ou que derrière le plus beau ciel on se rappelle la nuit ou l’on pressent un orage, comme quand on devine le crâne sous la peau, c’est déjà plein de flammes derrière les fruits mûrs, les degrés ascendants basculent, le haut et le bas se confondent, le caché émerge, flambe, une odeur de dissolution gagne, comme si de toutes les beautés la plus irrésistible ne paraissait que pour nous faire sentir par un plus court chemin la mort (p. 497).

Une fois de plus, le poète ressent ce sentiment très désagréable où l’irritation se

mêle à l’impuissance, confronté à la limite irréductible de notre condition et à la précarité

de toutes les choses qui « changent » et qui « pourraient fuir ». Si l’Arcadie que nos

ancêtres lointains habitaient naguère réapparaît devant le poète lorsqu’il se trouve en

certains « lieux » et « à la faveur de certaines circonstances », elle ne se maintient que

pendant un moment très court, celui de l’extase. Tout redevient humble et décevant dès

qu’il se réveille, retrouvant la vie « avec ses cahots » : « peu de mérité, peu d’ardeur,

partout des menaces »838. C’est pourquoi il n’a de cesse de rêver à l’existence des hommes

traditionnels surtout de l’Egypte, de la Mésopotamie et du Japon, par goût pour le

monde simple, cohérent et ordonné dont ils réjouissaient.

838 « Oiseaux invisibles », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 491.

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2. Le temps cyclique et réversible pour l’homme ancien

Opposé au temps linéaire et irréversible des hommes modernes, un autre

« temps », perçu comme cyclique, a dominé pendant les longs siècles qui ont précédé la

modernité, puisque « l’intérêt pour l’irréversibilité et la "nouveauté" de l’histoire » n’est

qu’une « découverte récente dans la vie de l’humanité », comme nous le dit Eliade en

faisant remarquer, dès l’ouverture de son ouvrage, la « révolte » des sociétés

traditionnelles contre un temps « historique », c’est-à-dire irréversible, et leur nostalgie

d’un « retour périodique au temps mythique des origines, au Grand Temps »839.

On peut retrouver l’héritage de cette conception archaïque de « l’éternel retour »

dans les premières spéculations des présocratiques, comme en atteste l’« apeiron »

d’Anaximandre d’où toutes les choses sont censées naître et où elles doivent retourner à

leur fin840, ou encore le double principe de l’« Amour » et de la « Haine » chez Empédocle

qui soumet l’univers à un mouvement infini de bascule entre le rassemblement et la

division841. Enfin, l’idée du recommencement sans fin du temps finissait par devenir

dominante dans la culture gréco-romaine. Les recherches de Joseph Bidez nous montrent

qu’il est « de plus en plus probable qu’au moins certains éléments du système

platonicien » sont d’origine irano-babylonienne, dont notamment le mythe de « l’éternel

retour » comme on le trouve dans Le Politique : « Cet univers, tantôt Dieu lui-même le

dirige dans sa marche, et lui imprime un mouvement circulaire ; tantôt il l’abandonne,

lorsque ses révolutions ont rempli la mesure du temps marqué ; le monde alors, maître de

son mouvement, décrit un cercle contraire au premier, car il est vivant, et il a reçu

l’intelligence de celui qui, dès le commencement, l’ordonna avec harmonie. Quant à la

cause de cette marche rétrograde, elle est nécessaire, innée en lui, et la voici »842.

Si Jaccottet évoque constamment les signes archaïques dans son œuvre, surtout

ceux de la Mésopotamie, de l’Egypte, de la Grèce antique et du Japon traditionnel, c’est

moins dans le but de rejoindre un certain point dans l’histoire que de réintroduire le

temps archaïque dans le monde moderne, ce temps gentil, bénéfique et tolérant qui fait

contraste avec le « temps mesquin » qui est le nôtre. Bien que ces civilisations

839 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 9. 840 Voir Anaximandre, Fragments et témoignages, traduction, introduction et commentaire par Marcel Conche, Presses universitaires de France, Paris, 1991. 841 Voir Empédocle, « De la Nature – Purifications », L’Aurore de la philosophie grecque, op.cit.. 842 Le Politique ou de la royauté, trad. Dacier et Grou, 1985, version numérique, par Daniel Banda, http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html, consulté le 9 oct. 2016.

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apparaissent comme les meilleures époques de l’histoire humaine pour le poète, il refuse

pourtant d’y adhérer de manière aveugle comme les poètes qui « divinisent le soleil, les

rivières, les taureaux », car il ne croit pas que l’on puisse rendre à la poésie « sa force

native en imitant, en poursuivant seulement ce sens naturel du sacré qui nourrit toute

poésie dite primitive »843. Ainsi, de ces cultures où il sent des « correspondances » « qui le

fortifiaient », « lui toujours menacé par le doute », et qui « l’emplissaient de joie et de

gratitude en le confirmant dans sa singularité », il n’en saisi que, par intuition, « certains

aspects », c’est-à-dire ce qui « révélait, précisait certains mouvements essentiels de sa

propre nature »844.

2.1. La Mésopotamie : le temps renouvelable

Initié dès le collège à l’histoire de la Mésopotamie, dont la connaissance se

limitait pourtant seulement à sa « période tardive » et s’est réduit ensuite à « quelques

souvenirs » par l’usure du temps, Jaccottet n’a ressenti une véritable « curiosité », de son

propre aveu, pour cette civilisation que des années plus tard « au Louvre, très

précisément dans la salle V des Antiquités orientales »845. Cette « redécouverte » du

mystère babylonien à l’occasion d’une visite au musée, mentionnée à plusieurs reprises

dans ses textes ou ses entretiens, s’avère décisive pour la vie du poète. « Le rituel des

civilisations primitives : à creuser »846, ces quelques mots qu’il dépose sur son cahier de

notes font preuve d’une passion qui n’est pas venue sur un coup de tête, mais qui

donnerait lieu à des recherches sérieuses, par exemple dans les « rituels d’Assur » et « des

épopées babyloniennes »847.

2.1.1. Les « objets sacrés » ou le patrimoine matériel

Dans les notes d’Observations, Jaccottet qui venait de s’installer à Paris a consigné

avec minutie les détails de sa rencontre fulgurante avec une « feuille d’or », dont l’image

n’a cessé de revenir dans son œuvre : « Il y avait là, dans la vitrine centrale, une feuille

d’or, de la grandeur d’une page de carnet, couverte de signes cunéiformes commémorant

843 Observations, op.cit., p. 31. 844 Voir Rilke par lui-même, op.cit., p. 34. 845 Observations, op.cit., p. 27. 846 Ibid. 847 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 81.

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la fondation, par Sargon II, du palais de Khorsabad ; objet qui, comme à l’improviste, me

toucha » (p. 27). Le poète, habité depuis toujours par « une nostalgie » et « une

fascination des origines », éprouve l’impression que la barrière de la mémoire est comme

tout d’un coup brisée par la lame de la « feuille d’or » si bien qu’« Aussitôt après, comme

l’eau contenue par une digue se précipite dès la moindre brèche ouverte, d’autres objets,

bien plus étonnants, affluèrent » (p. 27). En nommant un par un ces objets quotidiens de

l’antiquité tels que « les vases de Suse », vaisselle des souverains morts, ou encore « les

curieux sceaux » qui servaient de signature au marchand, le poète semble les caresser de

ses propres mains tremblantes, essayant de retrouver des témoins précieux d’un passé

perdu. Heidegger nous dit que l’histoire de la métaphysique est celle de l’oubli de l’être.

En s’intéressant aux civilisations archaïques, le poète de Grignan cherche à retrouver la

mémoire de l’Origine afin de sortir de la situation de « l’oubli ».

Pénétrant dans la profondeur du temps, le poète s’aperçoit vite que la feuille d’or

occupe une place centrale dans l’ensemble de la collection qui s’organise autour d’elle

comme autour d’un point névralgique : « c’est bien cette petite page de carnet qui avait

permis, en m’émouvant leur afflux » (p. 28). Ainsi, il décide de ne se pencher que sur cet

objet important qui l’a ému en premier, « même, ou surtout quand on ne peut pas

l’expliquer tout de suite » (ibid.). À la recherche du « sens caché » de celui-ci, Jaccottet

pense tout d’abord à un vers de Rimbaud qui surgit du fond de la mémoire : « N’eus-je

pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or

[…] »848. En remontant encore plus loin vers la source de cette énergie psychique

déclenchée par la feuille d’or, le poète voit devant lui ces images troublantes de la ruine et

de l’Apocalypse :

Ensuite, elle (la feuille d’or) me rappelait comment ces beaux travaux de l’homme, ces palais, ces temples, ces canaux, finalement s’effritent, s’enlisent et deviennent objets de voirie. […] je voyais aussi bien le Louvre lui-même, et Paris à son tour fournissant des ruines aux archéologues futurs (p. 28).

La feuille d’or est une vraie « œuvre » au sens heideggérien du terme dans la

mesure où elle permet « d’ouvrir et installer un monde »849 autour d’elle. Si le palais de

Khorsabad construit par Sargon II est depuis longtemps détruit par le temps, son

souvenir demeure pourtant impérissable dans ces signes cunéiformes le

« commémorant ». De nature passagère, les constructions humaines s’inscrivent dans la 848 Voir Arthur Rimbaud, poème « Martin », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 277. Jaccottet l’a repris dans Observations, op. cit., p. 28. 849 Voir Martin Heidegger « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, pp. 31-37.

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même « structure lunaire » que nos ancêtres avaient découverte dans le monde naturel.

Le palais babylonien qui « dispose et ramène » autour de lui « l’unité des rapports »

apparaît comme un miroir à l’être humain qui y voit les phases de son existence :

« naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine »850.

Propre à révéler « l’ampleur ouverte de ces rapports dominants », la feuille d’or

est lourde de sens pour le poète, qui la voit, avec d’autres témoins matériels de la culture

qu’ils préservent, comme autant d’« objets sacrés » qui sont à distinguer des « œuvres

d’art » (p. 28), dans le sens courant de l’expression relevant traditionnellement de

« l’esthétique »851. C’est pourquoi « les statues égyptiennes et sumériennes » le fascinent

« infiniment plus » que celles de « Michel-Ange, Rodin ou n’importe quel sculpteur des

temps modernes », de l’aveu propre de Jaccottet, qui constate, d’ailleurs, qu’« elles

tendaient à devenir de plus en plus vivantes dans nos musées, alors que les autres,

pourtant plus proches de nous dans le temps, ne nous parlaient plus »852.

Contre la précarité du monde, l’unique arme que trouve le poète réside dans la

magie de l’écriture qui seule est invulnérable à l’érosion de l’histoire. Bien que le palais

de Khorsabad soit tombé en ruine et que le roi Sargon II soit englouti par la mort, les

mots inscrits sur l’or restent intacts à travers le temps et s’en trouvent même

« grandis » « par l’usure et la distance »853. C’est sans doute pourquoi Jaccottet souhaite

faire de sa poésie « une parole écrite sur ces médailles remontées du fond de la terre »854,

sur ces « objets sacrés » qui sacralisent les mots qu’ils portent. Il semble qu’à l’époque, la

langue humaine soit encore assez pure et puissante pour « convoquer dans la présence »

les choses du monde en les nommant et pour les faire durer dans le temps855. Jaccottet a

raison d’évoquer cet anecdote de Goudea, qui fait dresser des statues à son image dans

les temples non pour « embellir » ceux-ci mais pour « y être toujours présent ». Le

gouverneur de Lagash, « de peur que sa présence ne fût pas réelle », faisait graver son

nom sur la statue, « pensant, comme tous ses contemporains, qu’il suffisait de nommer

un objet pour lui donner la vie » (p. 28).

850 Ibid., p. 32. 851 Voir la critique de l’esthétique dans Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971. 852 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., pp. 80-81. 853 Ibid., p. 81. 854 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 472. 855 Voir les réflexions sur l’essence de la langue chez Heidegger, « La parole », Acheminement vers la parole, op.cit., pp. 16-22.

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2.1.2. Les « inscriptions » et le patrimoine textuel

À la différence de civilisations voisines comme celle des Assyriens dont le

souvenir est préservé dans des textes bibliques, la culture des Sumériens restait ignorée

pendant très longtemps par l’histoire. Sa découverte n’a débuté qu’à la première moitié

du XIXe siècle grâce à des fouilles sur les sites en Mésopotamie. C’est avec la mise au

jour du site de Tello, l’antique cité de Girsu, que des chercheurs eurent enfin accès à une

quantité importante de textes écrits uniquement dans la langue sumérienne. Il incombe à

François Thureau-Dangin d'en publier les premières traductions, marquant ainsi une

étape décisive dans la compréhension du sumérien. Des ouvrages très connus, tels que

Les Inscriptions de Sumer et d’Akkad et Rituels accadiens, ont profondément intéressé Philippe

Jaccottet qui s’en sert comme le fondement de ses propres recherches sur une culture qui

s’avère être une des origines de l’espèce humaine. A côté des objets matériels découverts

au Louvre, les textes cunéiformes transcrits par Thureau-Dangin s’avèrent indispensables

afin de développer une compréhension approfondie des actions apparemment

« superstitieuses » « des peuplades primitives » qui, en effet, s’accordent parfaitement à

l’ordre cosmique.

Jaccottet a cité plusieurs fois les Rituels accadiens dans ses notes d’Observations,

faisant notamment remarquer que la fête du Nouvel An avait une place centrale dans la

vie du peuple accadien si bien que sa « célébration est consignée dans les annales les plus

succinctes à côté des victoires et des constructions royales, durant douze jours » (pp. 28-

29). On constate que cette célébration du Nouvel An « fondée sur l’observation des

rythmes bio-cosmiques »856 était très répandue parmi les sociétés archaïques du monde

entier et s’inscrivait dans la conception fondamentale de la régénération périodique du

temps.

Vu à la fois comme le dénouement et le recommencement d’une année, le

Nouvel An signifie une « Création » nouvelle, c’est-à-dire une répétition de l’acte

cosmogonique, où le monde profite de cette occasion pour retourner à son état originel et

indifférencié du « Chaos » lorsqu’« en haut le ciel n’était pas nommé, et que la terre

n’avait pas de nom… » (p. 28). Ce grand poème babylonien de la Création, Enuma elish,

cité par Jaccottet, dont la récitation fut l’« un des éléments essentiels de la liturgie du

Nouvel An » invite à un retour à l’Immémorial, au « vide primitif » (p. 28). Ensuite,

Jaccottet ressent la nécessité de citer longuement Thureau-Dangin sur des événements

856 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 67.

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qui se déroulent immédiatement après le Nouvel An, en soulignant leur date sur l’échelle

temporelle : « 7e jour : réveil du temple […] » ou encore « le cinquième jour du mois,

deux heures après l’aube, le grand-prêtre doit faire procéder à la purification du temple »

(p. 29), ce qui nous amène à penser à une description analogue de la Cosmogonie dans

La Genèse et surtout dans Les Travaux et les jours dont l’auteur grec, d’ailleurs, semble avoir

tiré son inspiration des mythes babyloniens sans doute transmis par son père qui avait

caboté en Asie. En faisant référence à Hésiode, Jaccottet a mis en parallèle deux rituels

cosmogoniques qui sont très proches malgré la distance entre les deux pays : « Le

huitième jour du mois, châtrez le porc et le taureau mugissant ; le douzième, les mulets

patients […] » (p. 30). Ces coutumes, de civilisations différentes, contribuent à affirmer

une même réalité à l’époque archaïque : l’Histoire est abolissable et donc renouvelable

pour ces peuples qui, « lors de cette coupure du temps » qu’est le Nouvel An, assistent

« non seulement à la cessation effective d’un certain intervalle temporel et au début d’un

autre intervalle, mais aussi à l’abolition de l’année passée et du temps écoulé »857. Au

Japon, pendant les fêtes du Nouvel An, la marque du temps est absente, surtout dans le

palais impérial où règne un éternel présent : « Aucun signe non plus de vieillissement sur

les visages des hommes ou des femmes de la noblesse, tous maquillés de blanc, de ce

blanc des masques de nô qui ne laisse paraître aucune expression, qu’elle soit de joie ou

de tristesse. […] la cour est un théâtre où chaque personnage a une place définie dans un

temps figé, irréel »858. De cette manière, les hommes traditionnels, tout en inscrivant leur

existence dans le passage du temps, n’en portent pourtant pas la trace, et n’en

« enregistrent pas l’irréversibilité »859.

Nombre de rituels sont pratiqués pour imiter symboliquement un retour in illo

tempore. Jaccottet a noté dans les notes d’Observations certains procédés de la

« purification du temple » qui se déroulent « le cinquième jour » après le Nouvel An et qui

sont effectués par deux agents principaux dont un « incantateur » qui asperge le temple

« des eaux du Tigre et de l’Euphrate » et un « porte-glaive » qui tranche la tête d’un

mouton pour frotter le mur du temple de son sang (p. 29). Ce geste de décapiter un

animal pour « purifier » la construction sacrée nous fait penser à des rituels analogues qui

se produisent au moment de la célébration de la construction d’un palais ou d’un

bâtiment important, où l’on coupe la tête à un serpent, symbole du chaos, pour imiter

857 Ibid., p. 69. 858 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 22. 859 Voir Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., pp. 104-105.

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l’acte du Créateur mettant fin au désordre et établissant l’ordre du cosmos860. Jaccottet a

raison de remarquer que ces rites apparemment « obscènes » ou « sanglants » des

« peuplades primitives » (p. 26) sont en effet raisonnables, témoignant d’une espèce de

« rituel » qui « préside » à leur vie telle « le grain sous le sol » qui suit « son destin » (p.

30). On retrouve ce geste de purification périodique dans les traditions de nombreuses

civilisations du monde, sous une forme ou une autre (purges, jeûnes, confession des

péchés), dans le but de supprimer le passé et de renouveler le temps. Selon Eliade, cette

purification annuelle est au fond « une tentative de restauration, même momentanée, du

temps mythique et primordial, du temps "pur", celui de l’"instant" de la Création »861.

2.2. L’Égypte : un art funéraire « tourné vers l’avenir »

Grand lecteur du Livre des morts, Jaccottet croit, à l’instar des anciens habitants

du bord du Nil, à la coexistence de deux mondes occupés respectivement par les morts et

les vivants, et aux voyages que l’homme peut y faire successivement. Suite à la lecture

d’un ouvrage de Jean-Christophe Bailly intitulé L’Apostrophe muette, le poète suisse

découvre pour la première fois cet « Homme tenant un rameau d’olivier » reproduit en

couleurs dans le livre. Il a été « stupéfait », comme il l’avoue dans La Troisième Semaison,

« de voir à quel point ce rameau, rose et vert, sur le fond blanc de la toge, était proche,

justement, des couleurs et peut-être même de la touche du grand Bolognais » (p. 1049). Il

semble que ce visage n’a jamais vieilli, de même que le rameau d’olivier qu’il tient dans

la main, symbole de la pérennité. Comme le rameau coupé du tronc qui n’en reste pas

moins vert, le défunt coupé de la vie, ou plutôt de sa vie « antérieure », continue à vivre à

travers le temps.

Il semble que ces portraits nous regardent depuis « le seuil du pays des morts »,

« d’un lieu à propos duquel il importe de ne pas élever la voix plus qu’eux-mêmes ne le

font » (ibid.). Un silence prend sa source au Nil antique et descend jusqu’à nous pour

nous immerger doucement comme une eau qui enlève toutes nos impuretés. Opposé au

« silence effrayant du Styx », c’est-à-dire à celui des mythes funéraires grecs, un « autre

860 « En effet, dans certaines cosmogonies archaïques le monde a pris existence par le sacrifice d’un monstre primordial, symbole du Chaos (Tiamat), ou par celui d’un macranthrope cosmique (Ymir, Pan’Ku, Purusha). Pour assurer la réalité et la durée d’une construction, on répète l’acte divin de la construction exemplaire : la Création des mondes de l’homme. » Voir Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., pp. 32-33. 861 Ibid., p. 69.

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silence » règne dans l’Au-delà égyptien, pays de silence et surtout « pays qui aime le

silence ». Celui-ci n’est pas mortel mais, au contraire, reposant et même régénérant, car

il « inclut la mort dans le compte total du vivant » et « associe vie et mort dans la tension

d’une écoute commune »862. Le regard est sensible dans cet espace où la parole perd son

pouvoir. Toute notre attention aurait été retenue par ces gros yeux qui nous fixent de

l’autre côté de la « frontière ». Cependant, ce regard reste « muet » ; il ne communique

point, et résiste au regard interrogatoire des vivants, ainsi que l’évoquent ces très belles

phrases de Bailly863 :

Le regard ne symbolise rien, ne raconte rien, il se tait, il est indéchiffrable, comme rien d’autre ne se tait, comme rien d’autre n’est indéchiffrable, comme ne se tait même pas la bouche silencieuse, il n’a devant lui que le monde où il est venu et qu’il va quitter : le regard ne dit pas l’adieu, il est l’adieu…864

Ce regard muet garde la frontière entre le monde des vivants et l’Au-delà, lieu

saint où l’on ne pénètre pas aisément, et où se déroulent les rituels hermétiques de la

renaissance de l’homme et du monde.

Dans les portraits du Fayoum, Bailly reconnaît « toute la violence de ce qui jette

la vie dans la vie, mais comme recueillie en douceur à la frontière où la vie s’en va », cite

Jaccottet dans une note de mars 1997 (ibid.). On remarque que les Egyptiens chérissaient

beaucoup le « corps », qu’ils momifiaient et embaumaient afin que celui-ci puisse à

nouveau servir dans une autre vie. Opposé à cette attitude égyptienne envers le corps, les

Indiens « enterrent » aujourd’hui encore les défunts dans le Gange en les accompagnant

de fleurs et de prières dans l’espoir que l’âme éternelle se réincarne dans un nouveau

corps. Ces deux traitements différents du corps chez les Egyptiens et chez les Indiens

témoignent en effet d’une manière similaire de considérer la mort : que le corps soit

« recyclable » ou pas, l’âme ressuscitera et restera inchangée à travers le temps.

2.2.1. La conception égyptienne de la mort

Le livre de Bailly consacré aux portraits du Fayoum a eu une influence

significative et inattendue sur Jaccottet qui y reconnaît une espèce de confirmation de son

862 Jean-Christophe Bailly, L’Apostrophe muette, cité par Jaccottet, La Semaison (Carnets 1995-1998), in Œuvres, op. cit., p. 1049. 863 L’admiration de Jaccottet pour Bailly porte non seulement sur son point de vue original et pertinent à propos des portraits du Fayoum, mais encore sur son écriture : « ce serait encore relativement peu de chose, si son propre langage, par une sorte de vibration sourde et de légèreté dans la gravité, n’était à ce point digne de son objet ». ibid. 864 Jean-Christophe Bailly, L’Apostrophe muette, cité par Jaccottet, ibid., pp. 1049-1050.

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ancienne intuition, celle de l’absence de limite entre la vie et la mort. Cette découverte l’a

tellement émerveillé qu’il se demande « combien Rilke aurait aimé ces œuvres », lui qui,

« à sa manière de moderne, sans appui sur davantage qu’une nostalgie du sacré, a hanté

si souvent ces parages, cette limite entre vie et mort, et si intensément rêvé qu’elle

s’effaçât, qu’elle s’était effacée, pour Orphée, qu’elle s’efface encore pour les anges qu’il a

inventés » (p. 1050). Bien qu’il ne se souvienne pas que Rilke ait parlé du livre de Bailly,

Jaccottet, tout simplement, ne peut pas nier une inspiration commune aux deux écrivains

- comme à lui-même. Prenant leurs distances avec la pensée funéraire des Grecs, ancêtres

spirituels des Occidentaux modernes qui portent un regard « rétrospectif et représentatif »

sur la mort, les trois écrivains ont tous pressenti la possibilité d’une mort tournée « vers

l’avenir », comme en témoigne justement cet art funéraire de l’Egypte ancienne. Sans

« vouloir annuler l’une par l’autre », Bailly compare la pensée de la mort égyptienne et

celle de la Grèce, touchant ainsi à l’essentiel :

L’envoi des morts dans leur royaume, qui fait du défunt égyptien une sorte de voyageur, est ainsi clairement opposé à l’adieu au vivant en quoi se résume ou se résumerait l’attitude des Grecs. Sans doute ne s’agit-il que d’un schéma, mais à travers lui, et sur fond d’origine, deux comportements envers la mort sont posés : l’un, qui insiste ou parie sur une continuité comme si la ligne humaine se poursuivait par-delà la mort, l’autre, qui insiste au contraire sur la rupture que la mort introduit de façon irréversible865.

La question tourne autour du problème de la frontière entre vie et mort. Signifie-

t-elle une « rupture » ou plutôt l’espoir de la « continuité » ? L’analyse de Bailly sur les

symboles mythologiques du monde funéraire des deux cultures semble y apporter une

réponse :

Le Styx, qui est à la fois pour les Grecs une coulée et un trou et que les dieux eux-mêmes, selon Hésiode "ont en horreur", est comme une mort dans la mort, comme un souvenir toujours agissant du chaos. Comme tel, il est proche du non-monde égyptien, dont la menace reste toujours suspendue. Mais tandis que la menace du Styx semble contiguë à l’Hadès et que celui-ci demeure indistinct et comme envahi de pénombre, la réponse égyptienne à la menace du chaos trouve dans la mort même la clarté d’une évasion. A la fureur de Cerbère, elle substitue un chien silencieux, un dieu qui sait866.

La mort est vue par les Egyptiens comme une évasion, comme une « sortie au

jour ». Il est nécessaire de rappeler que le Livre des morts, qui a tant fasciné le poète de

Grignan, a pour véritable titre, à l'époque de l'Égypte antique, Livre pour Sortir au Jour. Le

« jour » en question est celui des vivants, mais aussi de tout principe lumineux s'opposant

aux ténèbres, à l'oubli, à l'anéantissement. Le défunt égyptien est censé voyager dans la

barque du dieu solaire Rê pour traverser le royaume d'Osiris qui est la version nocturne

865 Jean-Christophe Bailly, L’apostrophe muette, Hazan, 2000, p. 9 866 Bailly cité par Jaccottet, La Semaison (Carnets 1995-1998), op. cit., p. 1049.

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du Soleil diurne en cours de régénération. Dans un certain sens, le royaume des morts

peut être considéré comme une escale sur le chemin vers un « pays meilleur ». Si la

« menace du chaos » est « suspendue » en permanence, personnifié par le terrible serpent

Apophis qui s’attaque régulièrement à la barque du défunt dans le but d’empêcher le

processus de résurrection, ce démon est, dans la plupart des représentations, soumis,

battu ou tué, ce qui symbolise le triomphe de l’ordre sur le « chaos primitif ». Les

Egyptiens gardent toujours leur optimisme à l’égard du retour périodique du chaos qui se

traduit par la mort. C’est sans doute encouragé par cette vision positive de la mort que le

poète de Grignan, plongé dans la douleur et la dépression au moment de la mort de son

beau-père, parvient finalement à retrouver le moral en dirigeant son regard vers

« l’opposé » de l’obscurité mortelle :

Plutôt, le congé dit, n’ai-je plus qu’un seul désir : m’adosser à ce mur pour ne plus regarder à l’opposé que le jour867.

On retrouve ici la dimension symbolique du « jour » qui renvoie au

renouvellement continu de la vie, à l’espoir qui ne s’éteint jamais, tout comme cet

« aurore » et ce « candide jour » qu’évoque Ungaretti dans son poème consacré à son fils

mort jeune où la détresse cède finalement la place à la sérénité868.

2.2.2. Symboles culturels de l’Egypte

L’image de l’Egypte est présente tout au long de l’œuvre de Jaccottet. Les

symboles tant culturels que mythologiques auxquels il a recours régulièrement, tels que

ceux de « passeur », d’« obole » et de « barque », concourent à nourrir chez lui une

perception de la mort comme le signe de passage, où se préserve la possibilité d’une

communication avec les morts. Le poète a évoqué ces images non pour exprimer une

passion de la civilisation antique et encore moins pour montrer son érudition, mais dans

le but de tracer les contours de sa propre vision du sacré. Chez Jaccottet, le réel se

867 Leçons, op.cit., p. 459. 868 « Il fait doux et peut-être tu passes tout près, / Disant : « Que ce soleil et cet immense espace / Te calment. Tu peux dans le vent pur / Entendre cheminer le temps avec ma voix. / En moi j'ai recueilli peu à peu, puis enclos, / L'élan silencieux de ton espoir. / Je suis pour toi l'aurore et le candide jour. » Cité par Jaccottet dans la préface qu’il rédige pour Ungaretti, Vie d’un homme, op.cit., p. 12. Selon le poète suisse, « Jamais le chant d'Ungaretti n’a été plus ample, plus sonore, plus solennel que dans La Douleur, les poèmes de 1937-1946 qui affrontent cette mort et cette catastrophe (la mort de son frère et de son fils) » ibid.

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confond avec le monde imaginaire des Egyptiens, comme on le constate par exemple

dans ce poème d’Airs :

Tout à la fin de la nuit quand ce souffle s’est élevé une bougie d’abord a défailli Avant les premiers oiseaux qui peut encore veiller ? Le vent le sait, qui traverse les fleuves Cette flamme, ou larme inversée : une obole pour le passeur (p. 426)

La nuit est un moment particulièrement propice à la prolifération des images du

« royaume des morts ». La tradition gréco-romaine s’unit à la mythologie égyptienne

dans l’image de l’« obole », monnaie antique que le Grec ancien plaçait sous la langue du

mort pour que celui-ci puisse payer le « nocher des Enfers » et se faire transporter à

travers le fleuve des ombres, Achéron ou Styx, pour accéder au pays des morts. Si

Jaccottet aime à associer la lune et la flamme de bougie à cette monnaie, décisive dans le

passage vers l’Au-delà, c’est que ces faibles lueurs de la nuit, mieux que la lumière

diurne, permettent de « racheter » notre vie et de payer, en échange de cette « obole », une

nouvelle vie. À la différence du soleil qui remplit l’espace tout entier de ses rayons

puissants, la lune ou la bougie, constituant des « trouées » de clarté sur une toile de fond

sombre, peuvent établir des passages lumineux entre la lueur et le regard humain qui

l’accueille en lui. Conduit par son propre regard, on accède à un « centre », un espace

saint qui se déploie au sein de la lueur. Semblables à l’obole, la lune et la flamme de

bougie nous permettent de traverser un fleuve-frontière entre jour et nuit, entre vie et

mort. Au demeurant, ce passage reste fragile, car un coup de vent suffit pour que « la

bougie » « défailli[sse] » :

Tant d’années, et vraiment si maigre savoir, cœur si défaillant ? Pas la plus fruste obole dont payer le passeur, s’il approche. -- J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide, je me suis gardé léger, pour que la barque enfonce moins869.

869 « On voit », Pensées sous les nuages, in Jaccottet, Œuvres, op.cit., pp. 715-716.

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Les doutes persistent malgré l’aspiration profonde du poète à l’espace « sans

rupture » dont jouissaient les Egyptiens. Il reprend ce sentiment d’insécurité dans « Bois

et blé » en proposant l’image d’un « royaume des morts » qui lui est propre, dont

l’ambiance sinistre est créée dès le moment où sont évoqués ces « petits os de paille » et

ces « légers squelettes d’herbe » (p. 479). L’inspiration égyptienne est ensuite confirmée

par un rapprochement entre la nuit « qui montait » et le « Nil, qui gonflait, qui croissait

entre ces bords couronnés d’arbres maintenant couleur de violette » (ibid.). Plus loin,

l’Egypte apparaît de nouveau, mais d’une manière indirecte :

L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches (ibid.).

En tant que lecteur passionné du Livre des morts des Anciens Egyptiens, Jaccottet

connaît sans doute la formule 99 qui relate le voyage du défunt sur un cours d’eau guidé

par les passeurs. La fin de cette formule indique que la destination du bac est ce que l’on

appelle le « Champ des Souchets », où le défunt est pourvu en nourriture, et plus

précisément, d'un champ de blé et d'orge. Contemplant longuement le champ devant lui,

Jaccottet voit apparaître soudain une « barque sombre, chargée d’une cargaison de blé »

qui apporte la chance de la résurrection : « Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et

qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux » (ibid.).

La barque est chargée d’autant d’espoir que de blés qui comblent le défunt

affamé au bout de son voyage. N’ayant pas peur, le poète y « embarque sans mot dire »

(ibid.) pour se laisser conduire jusqu’au centre invisible du Fleuve où « tout s’apaise et

s’arrête ».

Cependant, le passeur n’est pas au rendez-vous, la barque vagabonde sans

direction : « je ne sais où nous glissons, tous feux éteints » (ibid.). Il semble qu’ayant

perdu sa foi en la « belle mort », le monde moderne paraît si effrayant même pour le

passeur qu’il préfère rester loin, nous laissant sans salut comme des fantômes égarés.

Mais le poète ne perd pas son courage, montant à bord de la barque sans avoir « plus

besoin du livre » ni du passeur (ibid.). Le Livre des morts, très important dans le voyage

funéraire du défunt égyptien, décide de son destin dans l’Au-delà, le renseignant sur ce

qu’il devait nécessairement savoir pour répondre aux questions des passeurs. Selon les

Egyptiens, le voyageur doit en effet prouver à deux divinités dont Mahaef, le passeur et «

Aqen », le gardien de l’embarcation, qu'il sait où il va et que le monde de l'Au-delà n'a

pas de secret pour lui. Si le poète dit qu’il n’a « plus besoin du livre », c’est qu’il est sans

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interlocuteur puisque sa barque est sans passeur, s’enfonçant ainsi tout seul dans

l’inconnu. C’est « l’eau » qui « conduit », on est « à la dérive » (ibid.). Mais on s’aperçoit

que « l’eau » est en effet le meilleur des passeurs. Suivant l’ordre de la nature, l’eau nous

conduirait justement là où l’on devait aller. Le geste d’« embarquer sans mot dire » n’est-

il pas un signe de confiance en ce qui est inconnu et même inconnaissable ? Au lieu de

chercher partout « le chemin du centre », le poète s’abandonne au mouvement naturel de

l’eau, puisque « l’immobile foyer » où « rien ne s’éloigne, rien ne voyage », n’apparaît

nulle part ailleurs que dans le mouvement même (ibid.).

L’image de l’Egypte a également hanté le poète pendant son séjour à l’île

d’Ibiza, évoqué dans une note de La Semaison. Se tenant « Sur le seuil » entre « La Vision

et la Vue », il voit le réel se mêler au fantastique : « Et ces chiens d’Egypte, de

sarcophages, maigres, errants, de couleur pâle. Rapides. Ayant fui les tombeaux » (p.

369). Il semble que le poète pense moins au dieu funéraire des Egyptiens, souvent

représenté comme un grand canidé et censé être le protecteur des embaumeurs, qu’à des

chiens charognards opportunistes errant la nuit dans les nécropoles à la recherche de

cadavres, qui sont d’ailleurs à l’origine de l’inspiration de la forme canine du dieu

funéraire. Cessant d’exercer la fonction d’accueillir les défunts et de les momifier pour les

rendre imputrescibles et éternels, les chiens mythiques perdent leurs valeurs en tant que

dieux pour basculer du côté des animaux sauvages, dont les attributs prédateurs sont mis

en avant par le poète. « Maigres » et affamés, mais toujours « rapides », ces carnivores

errants sont à la recherche de chair, qu’elle soit fraîche ou pourrie, même celle des

« Personnages enterrés avec leurs rêves, leurs trésors » (ibid.). Le pays des morts, qui était

celui de la résurrection à l’époque antique, est-il devenu aujourd’hui un lieu sans espoir ?

Et le poète de Grignan, a-t-il déjà renoncé à la vision égyptienne d’un monde sans

rupture, à l’image d’une barque capable de rejoindre « celui que rien ne rejoint »870 ?

Fort d’un esprit de contradiction, Jaccottet ne peut se résoudre à oublier d’un

seul coup ces images qui venaient à son secours pendant les moments de désespoir.

Convié par les étoiles, il « passera » quand même « la nuit dans cette barque » sans

« lanterne à la proue ni à la poupe »871 : « J’aborderai à une rive douteuse, balisée par les

rares cris des premiers oiseaux, effrayés. / Âmes enlevées au monde, pourquoi ne pas

espérer pareil accès? Il y a peut-être des espèces de cris inconnues, un regard que rien

870 Leçons, op.cit., p. 459. 871 « Janvier 1963 », La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 374.

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n’arrête, qui ne peut rien épuiser - quelque chose qui passe tout savoir, toute imagination,

tout désir ? »872

Il croit toujours que « des âmes peut-être demeurent, pareilles à ces feux,

agissant comme eux en secret » (p. 369). Ces « feux » sont donc essentiels pour la

pérennité des « âmes ». De quels « feux » s’agit-il ? On touche ici à un aspect fondamental

de la pensée funéraire de Jaccottet, puisque sa propre version du pays des morts est

placée tout entière sous le signe des « feux » :

Feux invisibles, les plus brûlants, qui existent tout de même à leur manière, comme ce qui est entre les choses et n’apparaît point, sauf dans une altération ou exaltation des choses qu’il lie. […] Ces feux, ces chaînes. Telles sont les distances d’un arbre à l’autre, d’une barque à l’autre (ibid.).

Le monde de l’Au-delà pour Jaccottet ne coïncide pas tout à fait avec le royaume

des morts égyptien, dont il propose plutôt une version moderne. Il trouve le salut moins

auprès des dieux funéraires tel Anubis, dieu de canidé ayant « fui les tombeaux »,

qu’auprès de ces « feux invisibles » qui renvoient, tout simplement, aux « rapports » des

choses, à « l’essentielle intimité » qu’elles maintiennent les unes avec les autres. C’est

grâce à ces « rapports » qui sont autant de « chaînes » pour le poète, que le monde est uni

comme « un même ensemble sacré », qu’« un arbre » est lié à « l’autre » et qu’« une

barque » est également attachée à « l’autre » pour constituer une sorte de passage par

lequel le mort traversera le Styx (ibid.). Chez Jaccottet, le vœu de remédier à la rupture

entre vie et mort se traduit donc par son attention portée sur l’immédiat, sur les choses et

sur leurs rapports. Sa « barque » à lui n’est pas celle, surnaturelle, des Egyptiens, mais

peut évoquer « la terre », qu’il assimile à « une grande barque de bois éprouvé, gréée de

ciel clair »873, ou la tourterelle qui « cacherait en l’emportant quelque reine couchée dans

le bouillonnement de ses draps, de l’écume »874, ou les montagnes, « ces barques des

collines dans la brume »875 ou encore le corps lui-même, « cette barque d’os qui t’a

porté »876. La « barque » jaccottéenne est donc toute chose du monde qui est capable de

proposer un « passage » en nous invitant à un voyage, « tantôt heureux, tantôt funeste,

convenant bien à notre précaire condition »877.

872 Ibid., pp. 374-375. 873 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 465. 874 « La tourterelle turque », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 480. 875 « Décembre 19623, La Semaison (carnets 1954-1967), op.cit., p. 373. 876 Chants d’en bas, in Jaccottet, Œuvres, op.cit., p. 542. 877 Voir Michèle Monte, « Nymphes, barques et autres « lieux » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet », op. cit., pp. 93-108.

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2.3. Le Japon : le présent éternel

À la différence des Egyptiens et des Babyloniens qui croient à un temps continu

où la vie et la mort se succèdent à l’intérieur d’un cycle éternel, les Japonais imaginent le

temps infini à partir de sa discontinuité même. Considéré comme ni linéaire ni cyclique,

leur temps prend une forme particulière de « pointillés », constitué d’innombrables

« instants ». Le mot japonais qui désigne le temps, « toki », évoque moins une « continuité

abstraite » que « l’instant ponctuel ». Il consiste en une actualisation de la présence ainsi

qu’en une « transformation de ce qui perpétue ». Chaque moment de la vie est un don du

ciel pour les Japonais, rassemblant en lui le passé, le présent et le futur. L’étude de Nelly

Delay est révélatrice de la notion de temps chez le peuple de l’empire « sans ride »,

« hormis celles que le vent fait frissonner à la surface d’un lac »878 :

Au plus loin que remonte la tradition ou que l’imaginaire relaie la mémoire, il n’existe pas au Japon de continuité du temps… seulement une succession d’instants et d’intervalles qui surgissent dans un espace transitoire. Le Japon, « pays du monde éphémère et mouvant », celui du « pont flottant des songes », correspond à la pensée d’Augustin d’Hippone: « il y a trois temps: le présent des choses passées, le présent des choses présentes et le présent des choses futures ». Nul n’a mieux su exprimer cette notion extrême-orientale, et plus particulièrement japonaise, du temps: un éternel éphémère879.

Les Japonais ne considèrent pas le monde dans son « objectité », ni le perçoivent

comme étant extérieur, mais le confondent à leur espace intérieur. Ils s’exhortent à

découvrir « impérativement » « le rythme et la mesure » de ce monde afin de pouvoir

vivre en phase avec lui, c’est-à-dire « vivre tout simplement ». Ils n’éprouvent que

rarement une inquiétude quant à l’avenir ou une nostalgie du passé, mais portent leur

attention sur ce qui se passe hic et nunc. L’immédiat est à la source de leurs joies et de

leurs mélancolies ; c’est pourquoi leur présence sur terre est pourvue d’une réalité et

d’une consistance que l’on ne retrouve plus chez l’homme moderne.

Dans la poésie japonaise, la notion de « l’intervalle de temps » (ma) est essentiel,

caractérisé souvent par le silence, où il y a toujours un ancrage du « non-dit » qui

prendrait toute sa signification chez celui qui écoute sans mot dire, puisque « l’image ne

se forme que dans la pensée de l’autre », c’est-à-dire celle du lecteur ou de

l’« auditeur »880. Nettement distinct d’un « mutisme » qui évoquerait l’inertie spirituelle et

physique, le « silence » se présente comme une sorte d’ouverture et consiste en le temps

qui précède le dévoilement de la vérité.

878 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 33. 879 Ibid., p. 7. 880 Ibid., p. 94.

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Ce moment de silence est très propice à la méditation, pendant lequel le poète

parvient à découvrir le vrai monde et le « meilleur de soi », « où tout s’apaise et s’arrête »

comme au « centre » de la Terre881. En contemplant silencieusement le champ de blé

semblable à une mer dorée, le poète pense à ce Nil fictif qui transporte le défunt vers

l’Au-delà. C’est là que la vue tourne à la vision, connaissant sans doute une sorte de

« fermentation » sous cette chaleur qui habite au cœur de cet instant qui paraît éternel :

« On est dans le calme, dans le chaud »882. Le silence est doucement réchauffé, non par les

rayons du jour mais plutôt par la chaleur « corporelle », de quelqu’un d’invisible qui nous

est si proche et si lointain à la fois. Ce silence chaud est bienfaisant, formant un « cocon »

protecteur autour du poète qui éprouve le même sentiment d’aisance et de confiance que

« Les huppes » qui y « dorment »883. Le temps demeure immobile à l’intérieur de ce petit

moment de silence qui se présente comme une sorte de « halte », proche du « ma » des

Japonais. L’espace d’un instant, le monde semble soudain intemporel : les rides et les

taches disparaissent des mains du poète qui les « tend » au « feu » du soleil couchant,

alors que les enfants qui « ne parlent plus » mûrissent « tout à coup ». Les contraires

s’unissent sous la lumière crépusculaire qui se distingue à peine de l’ombre pendant cet

instant qui confine à l’éternité.

Ce goût de l’instant, Jaccottet l’a retrouvé chez Gustave Roud dont la

promenade est régulièrement interrompue par des « temps morts » où le poète de

Carrouge prend le temps de contempler la vie des autres lorsqu’ils s’arrêtent au beau

milieu de leur travail : « le répit du paysan », « l'arrêt du voyageur à l'auberge », « le repos

du cavalier », ou simplement « tel instant où quelqu'un reste immobile, inactif, comme en

suspens »884. Le regardant et le regardé sont tous deux immobiles dans le temps, pendant

ces instants de « suspens » qui se présentent comme des sortes d’« entractes » dans

l’existence humaine, où l’on cesse de se préoccuper des « mille soucis » de la vie pour

s’initier soudain au vrai sens de celle-ci, et se laisse conduire à ce que Jaccottet désigne

comme le « centre d’un grand cercle » : « celui de l'horizon, mais aussi celui des saisons et

de leurs travaux, celui, peut-être du cosmos »885.

Inspirés par le « lieu-centre » de Jaccottet, nous pensons qu’il existe sans doute

une sorte de « temps-centre » où l’ordre cosmique devient particulièrement visible, où « la

881 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 479. 882 Ibid., p. 480. 883 Ibid. 884 Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op.cit., p. 12. 885 Ibid.

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réalité du monde » est comme « en relief, comme vous submergeant, presque à couper le

souffle »886. Les deux notions sont intimement liées, puisque ce « temps-centre » ne nous

est accordé qu’au sein d’un « lieu-central » tandis que ce dernier n’est accessible qu’à des

moments opportuns. C’est pourquoi les Chinois anciens pensaient qu’il y avait des lieux

et des temps particuliers pour le contact avec le sacré, et que « ces lieux et ces temps »

étaient « séparés des activités ordinaires » où nous étions « sinon absents, du moins tenus

à distance »887. Dans un même mouvement, Jaccottet reconnaît dans ces « lieux-centres »

et « temps-centres » une espèce d’« écran » qui sépare le monde ordinaire, bruyant et vide

de sens, et « l’autre monde » apaisé, épuré, soumis à l’ordre cosmique :

On peut alors se jeter dans toutes sortes d’activités forcenées, de même qu’un invité, dans une soirée, s’agite et se dépense pour se persuader qu’il s’amuse. Mais si l’on attendait en ne parlant pas, il semble qu’une espèce d’ordre pourrait se faire, un mouvement ascendant, même très imperceptible, se substituer à la chute. Ainsi, dans une tranquillité tremblante, dans le silence ou plus exactement dans un espace où les bruits s’éloignent et s’étagent, comme lorsqu’on sort d’une ville et atteint les premiers forêts, dans cet espace pareil à une maison, quelque chose pourrait se passer peut-être, s’entrouvrir, s’éclairer888.

Pour le poète, cet instant où l’esprit se vide et se ressource pour faire place à une

« nouvelle vérité » est plus enrichissant que d’autres moments de la vie apparemment

pleins ou comblés. En fait, le bruit, l’image, le parfum et tout ce qui plaît à nos organes

de sens, ne font que rendre notre vie plus pesante, entraînée ainsi dans une chute

constante. Et ils disparaissent tous pendant ce moment de silence où la vie se délivre de

cette pesanteur pour s’engager dans « un mouvement ascendant ». À la manière de l’hiver

qui produit un effet purificateur sur la nature, ce moment de silence propose une sorte de

catharsis à l’homme qui, débarrassé de tous ses déguisements, retrouve le soi mis à nu et

s’inscrit à nouveau dans la belle ordonnance du monde. Ce silence l’invite à s’ouvrir et à

rejoindre le grand dehors. C’est en accueillant, de temps en temps, le silence au sein de sa

vie que le poète parvient à garder une sorte d’hygiène spirituelle et à rester fidèle à son

choix de vie, comme il l’écrit dans La Promenade sous les arbres :

[…] quand je songeai à trouver un critère qui me guidât dans ce choix, tout appui extérieur me faisant défaut, je ne vis guère que mon sentiment d’avoir vécu, certains jours, mieux, c’est-à-dire plus pleinement, plus intensément, plus réellement que d’autres ; […] (p. 79).

Reposant exclusivement sur « certains jours » ou certains « moments » de la vie,

ce « choix » du poète qui est sa raison d’être paraît sans doute peu convaincante aux yeux

de beaucoup. Néanmoins, elle s’avère le fondement d’une vie substantielle et d’une vraie

886 Voir Truinas, op.cit., pp. 1195-1209. 887 Vincent Goossaert, « Espace et temps sacrés : les temples », op.cit., p. 28. 888 Observations, op.cit., p. 32.

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« présence au monde ». De son propre aveu, Jaccottet ne se sent « plus lourd, plus fort,

plus rayonnant » que pendant ces courts instants de la vie où il éprouve « du même coup

l’attrait de l’expression poétique » (p. 80). Dans une certaine mesure, ils sont proches de

ce que le maître Dogen appelle « le temps d’une présence » ou « l’être-temps » (uji) à

l’intérieur duquel notre existence prend sens889.

3. Les signes de « l’éternel retour » dans l’œuvre de Jaccottet

Une vision du temps, propre à Jaccottet, se forme progressivement, marquée

profondément par la conception de l’éternel retour des hommes traditionnels. Dans ses

cahiers de notes – une forme devenue toujours plus chère au poète avec le temps, il

consigne des changements subtils de la nature entraînés par l’écoulement des heures ou le

passage des saisons. C’est dans cette écriture fondée sur l’ordre cosmique qu’il puise une

grande force pour contrecarrer la fragilité du tout dans la vie. Sous la lumière printanière,

l’inquiétude se calme peu à peu chez le poète de Grignan pensant que « le triomphe de

Flore » n’est pas « moins réel que sa déroute »890.

En évoquant la déesse de la fertilité et des fleurs sauvages, le poète voit sa vision

de l’Âge d’or se transformer secrètement. Celui-ci n’est plus considéré comme une

époque lointaine, définitivement révolue, mais paraît répétable ou atemporel, susceptible

de revenir sur terre de temps en temps, tout comme ce « char » de Flore, « orné de chants

et de rires » qui vient, part et revient dans un cycle éternel. Ainsi, sa « déroute » n’est que

temporaire, placée sous le signe de temps cyclique, qui évoque moins la détresse que

l’espoir. Si la fête cosmique au printemps « prend fin », si « musiciens et danseurs, tôt ou

tard, cessent de jouer et de danser », le poète sait qu’il ne faut pas pour autant « en refuser

les dons » et encore moins « en bafouer la grâce », car cette fête recommencera l’année

prochaine où les musiciens et les danseurs reprendront leur chant et leur danse, car le

char divin « ne s’arrête pas »891.

La loi de l’éternel retour remarquée dans l’évolution des saisons, se manifeste

également à l’intérieur d’une journée. C’est pourquoi le poète apporte une attention

particulière à ces moments de passages comme l’aube ou la tombée de la nuit, et à celui,

889 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 81. 890 « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op.cit., p. 755. 891 Ibid.

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ambigu, de la nuit où le monde semble retourner à l’état du chaos, c’est-à-dire celui de

l’indifférenciation générale qui est « pré-cosmique ».

3.1. Aube

À l’aube, moment de passage par excellence, toutes les choses du monde

commencent à surgir de la masse de la nuit et du chaos, retrouvant petit à petit leur

forme et leur nom, afin d’exister en tant qu’elles-mêmes. Le monde passe alors de

l’indifférenciation à la distinction pendant cette « heure magique » où l’on constate la

présence simultanée du « signe de l’argent » et du « signe de l’or », c’est-à-dire de la lune

et du jour, « de chaque côté du ciel »892. Ainsi, le petit matin est le moment de la

confusion et de la contradiction par excellence.

Plusieurs poèmes d’Airs sont consacrés à ce moment de prédilection chez

Jaccottet, comme en font preuve leurs titres tels que « Lune à l’aube d’été », « Au dernier

quart de la nuit », « Aube » ou encore « Lever du jour ». Il s’agit sans doute du moment le

plus aérien, le plus léger de la journée,

Là où la terre s’achève levée au plus près de l’air (dans la lumière où le rêve invisible de Dieu erre) entre pierre et songerie cette neige : hermine enfuie (p. 424).

Au poète en proie au déchirement, croyant que « nous ne devons ni pouvons

sortir de la contradiction », l’aube procure un moment de repos et de détente en montrant

la grande union cosmique. Non seulement les limites spatiales disparaissent entre le ciel

et la terre « levée au plus près de l’air », mais l’inquiétude du temps et de la mort s’apaise,

puisque pendant ce moment magique toute métamorphose semble possible : les

contraires sont rassemblées « dans le creux d'une main », comme sous la force de ce

qu’Empédocle appelle l’Amour, et rejoignent leur opposé dans un univers qui retrouve

son aspect de l’œuf cosmique tel qu’il était au commencement du monde. Là seulement,

la lune dont la « faible flamme » emprisonnée dans « du verre » et le soleil levant tel « la

braise promise » se retrouvent face à face et partagent un même ciel. La coexistence de

deux astres opposés et associés tous au « feu » - bien que la lumière lunaire soit beaucoup

892 « Août 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 363.

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plus discrète comparée à celle du soleil qui est ardente -, exprime parfaitement cette idée

de convergence des antagonistes qui revient dans de nombreux textes de Jaccottet.

Peu avant 8 heures, par ciel entièrement couvert, le monde n’est plus que brun, une table de terre. Ici une lampe allumée dans la rue, jaune comme un soleil sans rayon, là une porte dorée qui s’ouvre, une ombre regardant le temps qu’il va faire sur le jardin893.

Sortant tout juste de l'obscurité pour entrer dans les premiers rayons du jour, le

monde apparaît sous un aspect ambivalent. Le thème de la « confusion » est présent aux

trois niveaux dans ce petit passage. D’abord, la couleur « brune » qui caractérise le

paysage du petit matin peut être considérée comme un noir mitigé, comme un mélange

entre ombre et clarté. Ensuite, la lampe qui assume la mission d’éclairer l’obscurité,

« jaune comme un soleil sans rayon », rassemble également en elle plusieurs couples de

contraires, en transformant la nuit en une sorte de « faux jour ». Enfin, l’idée de la

confusion se traduit dans cette figure humaine, seule dans un monde à peine réveillé,

désignée par le poète sous le nom d’« une ombre » « regardant le temps qu’il va faire sur

le jardin ». Cet homme se distingue à peine de son ombre pendant cette « heure

magique » où le concret se confond avec l’abstrait, le réel avec le rêve. Le thème de la

confusion et du mélange est repris plus loin dans cette note de novembre 1959 de La

Semaison :

Automne, feu pluvieux, vieux feu, bûcher. Ferraille, bois et brumes. Rouille, cendre. Aube cendreuse, consumée, fête finie, ornements déchirés, délavés. Brumes armées, en marche sur champs et jardins. Le soc du froid s’avance et brille. L’ombre debout et arrière laboure (pp. 343-344).

Libérée des règles grammaticales, l’écriture jaccottéenne est souvent très

fragmentaire, ainsi que le prouve le « chapelet » de substantifs dans ce passage, liés

majoritairement aux « éléments » dans le sens de la philosophie naturelle, tels que le

« feu », la terre (« champ »), l’air (« brume »), l’eau (« pluvieux »). Pour décrire ce moment

ambigu et presque indicible, Jaccottet a fait appel aux quatre éléments pythagoriciens et à

plusieurs métaphores filées qui relèvent, successivement, du vocabulaire festif (« fête »,

« ornements »), guerrier (« armées », « en marche ») et agricole (« soc », « laboure »).

Ecrivant dans cette langue « pulvérisée » qui mime sans doute le « feu pluvieux », le poète

se délivre des contraintes stylistiques pour donner libre cours à l’inspiration qui ne sert

que la vérité. Ce principe de passage et de confusion qu’il constate dans le paysage de

l’aube répond à un désir profond d’abolir les « écrans » et les « abîmes » dans le monde

humain afin de laisser y circuler le « Souffle universel ». Ici, l’image de « fête » n’est pas

893 Ibid., p. 338.

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dépourvue de sens : l’aube, située entre la nuit et le jour, reproduit la « scène sacrée » du

Commencement où le monde passe du « chaos » au « cosmos », du désordre à l’ordre.

C’est pourquoi les Indiens antiques chantent :

L’Aurore éveille toutes choses… Repoussant les haines, gardiennes de l’Ordre Et née dans l’Ordre, riche de faveurs, incitatrice de bienfaits, Heureuse en présage et portant l’invite divine, Lève-toi, Aurore : tu es la plus belle de toutes les beautés894.

On se rappelle que pour les Egyptiens, chaque lever du soleil marquait la victoire

du dieu solaire Rê sur le terrible serpent Apophis, symbole des forces mauvaises de la

nuit et personnification du Chaos. Si l’homme peut éprouver un sentiment de la

« renaissance » en sortant doucement du sommeil à cette heure magique où la nuit cède

la place au jour et qui est sans doute le meilleur moment de toute la journée, l’humanité

tout entière a quant à elle connu son Âge d’or à l’époque aurorale de notre histoire où

elle était « partie prenante à cette création en même temps que d'autres êtres vivants »895.

Et cette aube « cendreuse et consumée », vestige d’une « Fête » « finie », évoque justement

cette époque d’insouciance et de bonheur où chaque jour était vécu comme une fête.

C’est pourquoi Jaccottet nous dit que l’aube est « l'énigme toujours fraîche, féminine, du

commencement » et « l'arrachement aux ténèbres qui a peut-être suscité le premier rêve

humain de résurrection »896.

Et pour dire cela, pour dire que notre monde est toujours à la fois lumière et ombre, chaleur et fraîcheur, volupté et souffrance, pour saisir ces passages et ces tensions comme rassemblés dans le creux d'une main, dans le creux d'une montagne, il fallait la poésie la plus chargée de charmes sensuels en même temps que la plus ferme (et de cette densité fraîche et vibrante, je crois que seul le meilleur de René Char peut offrir une analogie en français) : « Le ciel a trop langui déjà / il brille de nouveau / Et d'iris sème la source. // Vipère brusque, / Idole mince, fleuve juvénile, / Âme, été revenu de nuit, / Songe le ciel. // Prie j'aime ton bruit, / Tombe inconstante. »897

Unissant en elle le jour et la nuit, l’aube témoigne également de la réconciliation

entre la vie et la mort. Elle s’oppose à la vision pessimiste de la mort en rendant visible la

894 Voir Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 86. 895 À la question de lui posait Junzo Kawada pendant un entretien : « Croyez-vous qu’il y ait, dans l’histoire de l’humanité, un stade optimal de la vie humaine? », Claude Lévi-Strauss a répondu : « je ne désignerai aucune époque en particulier. Je dirais: une époque où existait encore, entre l’homme et la nature, entre les hommes et les espèces naturelles, un certain équilibre; où l’homme ne pouvait pas s’affirmer comme le maître et le seigneur de la création, mais savait qu’il était partie prenante à cette création en même temps que d’autres êtres vivants qu’il devait respecter ». Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., p. 180. 896 Jaccottet, préface pour Ungaretti, Vie d’un homme, op.cit., p. 10 897 Ibid., pp. 10-11.

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loi de l’éternel retour du cosmos. Les premiers rayons du jour éveillent souvent en nous

la joie intense d’être présent au monde.

On retrouve le thème de la contradiction dans l’image de la lumière matinale

dépeinte dans une note de juillet 1962 : « Je n’ai pas su dire encore comment ce monde

brille au matin […]. / Lumière qui rime, par vent du sud, avec poussière, par vent du

nord avec rivière » (p. 367). D'une manière magique, le mot « rime » nous fait voir un

« tissu » de lumière dans lequel la « poussière » est mise en relation avec la « rivière ». Les

deux images qui, au premier abord, paraissent éloignées l’une de l’autre, en réalité

communiquent entre elles par l’intermédiaire de la lumière. Ce charmant tableau,

composé du couple antagoniste, « poussière » et « rivière », a bien réjoui les yeux et

l’esprit du poète qui fredonne plus qu’il n’écrit : « Lumière poussiéreuse - lumière

miroitante, ruisselante. Lumière sèche, desséchante - lumière pétillante » (pp. 367-368).

Les contraires se rassemblent dans une noce lumineuse ; la poussière et la rivière se

présentent en effet comme deux expressions de la lumière, l’une terrestre et l’autre

aquatique. « Toutes les distinctions » « franchies », le poète de Grignan est libéré de la

malédiction de la contradiction qui caractérise notre existence. La mort oubliée, il n’a

que l’« envie » de parcourir toutes les parcelles de cette terre bénie par la lumière

bienheureuse : « Il y a quelque chose à dire sur cette impression de brillant, de légèreté,

de transparence, sur l’envie de marcher dans ces jardins, ces prairies, au pied de ces

montagnes, sur cette impression irrésistiblement paradisiaque, on ne saurait préciser

pourquoi » (p. 368).

Dans le mouvement ascendant du jour, propre à remonter le moral à la manière

qu’une mélodie qui s’élève crescendo, l’homme voit la traversée heureuse de sa propre

vie qui passe de l’obscurité à la lumière, mouvement qu’il constate également dans

l’envol de l’oiseau matinal qui annonce et prépare l’épanouissement d’une journée. La

tourterelle qui désire « rompre ce que la nuit lie » en devançant le « premier pas du

jour »898, se comporte comme un médiateur entre l’ombre et la clarté, et surtout entre le

passé et le présent. Dans l’image de l’oiseau volant qui apparaît comme un « trait

d’union » « à travers le jour vers la terre », on remarque la loi des contraires unis qui se

manifeste au double niveau du temps et de l’espace.

Puis de nouveau dans la lumière, Par la lumière même usé, À travers le jour vers la terre

898 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op.cit., p. 431.

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Cette course de tourterelles899.

L’oiseau anachronique, usé par la lumière et toujours rafraîchi dans l’aurore et

dans « la jeunesse du jour », abrite dans son ventre le « vieux feu » que recherche le poète

de Grignan depuis toujours900. L’oiseau, jouissant de l’espace immense entre le haut et le

bas, est à la fois céleste et terrestre. Compagnon loyal de l’homme et délégué d’une

« instance supérieure », l’oiseau est un signe du Quadriparti par excellence, et chargé de

réparer le lien entre ciel, terre, dieux et mortels.

À l’écoute des « premiers oiseaux louer/ la toujours plus longue journée/ la

lumière toujours plus proche »901, on sent que « l’autre monde » est « toujours plus

proche » et que la « revenue des dieux » est imminente. L’évolution du rapport de force

entre le jour et la nuit pendant ce moment de passage a une dimension symbolique pour

Jaccottet : le soleil levant qui annonce sa victoire sur le monde des ténèbres apporte

toujours un nouvel espoir au poète, envahi par la dépression et le désespoir pendant la

nuit. On remarque que l’oiseau matinal est l’un des rares motifs « absolument » positifs

dans l’œuvre de Jaccottet, qui le réconforte même pendant des pires moments :

Au moment orageux du jour Au moment hagard de la vie Ces faucilles au ras de la paille Tout crie soudain plus haut que ne peut gravir l’ouïe902

3.2. Crépuscule : le ciel comme mesure du temps

La tombée de la nuit, autre moment de passage par excellence, est un thème

également très privilégié chez le poète de Grignan. Elle signifie la mort d’une journée qui

ne reviendra jamais, teintée d’une légère mélancolie due à la nostalgie. Le moment est

d’autant plus beau en raison de sa proximité avec la nuit ainsi qu’avec la mort, tel un

dernier chant du dieu solaire. Si l’on a souvent les larmes aux yeux en contemplant le

crépuscule, c’est que l’on reconnaît dans le cycle d’une journée celui même de notre vie.

Fixant du regard le ciel qui s’éteint progressivement, le poète porte une attention intime

899 « Fin d’hiver », ibid., p. 424. 900 Jaccottet a évoqué longuement le lien entre l’oiseau et un « feu lointain » dans un texte portant sur le même oiseau dans « La tourterelle turque », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 481. 901 « Fin d’hiver », Airs, op.cit., p. 424. 902 « Oiseaux, fleurs et fruits », ibid., p. 428.

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aux détails les plus infimes de celui-ci et à ses moindres mouvements, comme à ceux du

visage d’un cher ami mourant.

À mesure que le bas, le fond est plus sombre, plus vert, plus poignant de je ne sais quel signe d’enfance, de souvenir, de temps accumulé dans l’herbe, le haut et le lointain devient plus rose, plus doré, plus lumineux. Des fumées passent rapidement dans un jardin. Mais dans le ciel ce sont des fleurs, des lambeaux de feu, de la lumière modelée en nuages. Le plus haut est le plus clair903.

Dans ce court passage, on retrouve huit occurrences de l’adverbe « plus » dont

six qui marquent une progression en terme de degré d’intensité. Écrire le crépuscule, c'est

écrire l’écoulement du temps. Si le temps est souvent insaisissable, car relevant d’une

« intuition intérieure » qui, selon Kant, « ne nous fournit aucune figure »904, il est pourtant

rendu visible dans l’étendue du ciel crépusculaire dont le changement de couleurs peut

être considéré comme une sorte de barème du temps qui s’écoule. Le kaléidoscope du

ciel coloré permet d’extérioriser ou de visualiser le temps, comme l’évoque Jaccottet

pendant sa traversée de l’Italie dans la voiture de Christiane Martin du Gard en octobre

1959 :

Ce soir, lumière dorée dans l’air froid. Comme elle quitte vite les arbres et s’élève jusqu’aux nuages emportés par le vent. […] Voici que maintenant l’or vire au rose, et que le vert des champs, des arbres, fonce, passe du vert-jaune au vert-bleu. Flèches du vent. La route a la couleur de l’eau, de l’ardoise905.

Devant ce ciel qui change de visage à chaque instant, on sent l’approche sans

cesse de la nuit. Le poète fasciné par l’écoulement du temps rendu manifeste par le

crépuscule, parvient à prolonger ce « temps mort » qui « habite le cœur » de ces moments

de passage par la magie de l’écriture qui sont pour lui autant de « présents éternels »906. La

tombée de la nuit n’est pas sans espoir, parce qu’elle se répète tous les jours ; une mort

répétitive n’est pas la vraie mort, mais signe de renaissance. Nous pensons alors à ce que

dit Pythagore du dernier astre qui disparaît dans le ciel à la tombée de la nuit qui est

identique au premier astre qui se lève le lendemain. C’est à cet instant suspendu, où

l’espace et le temps chavirent à la fois dans l’autre monde et dans l’autre nuit, que

commence une vie toujours nouvelle où « s’incarne » précisément « un recommencement

sans rupture, une durée »907.

903 « Mars 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 352. 904 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1968, p. 63. 905 « Octobre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 340. 906 Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement: « Le passage » », op.cit., p. 33. 907 Jacques Borel, Poésie et nostalgie, « Le présent de Jean Follain », Paris, Berger-Levrault, 1979, p. 108.

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La lumière crépusculaire est parlante, instructive, révélatrice. Elle nous renseigne

sur les énigmes profondes de la vie. La terre de Grignan, très chère à Jaccottet, devient

particulièrement douce et réconfortante dans ce moment de passage. C’est une étendue

« qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée » où l’« On a envie de

tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer »908. Sous cette terre endormie, le

soleil couchant se transforme en une « lampe » qui ne « sera pas éteinte avant que nous ne

soyons passé », c’est-à-dire la lampe de la maison lointaine allumée dans l’attente du

retour de l’enfant expatrié. Par ailleurs, c’est à ce moment que la couronne neigeuse des

basses montagnes de la Drôme commence à étinceler d’une beauté insolite sous les

derniers rayons du jour :

[…] ce soir-là, une vue plus déchirante et plus secrète encore m’attendait quand […] j’aperçus au-dessus des murs et des toits, entre les rares arbres, la montagne basse éclairée par le soir, juste veinée de très peu de neige à la cime. Je sais encore moins comment elle me parla, ce qu’elle me dit. C’était une fois de plus l’énigmatique luminosité du crépuscule, une transparence et un suspens extrême, tout ce qu’essaie d’évoquer le mot « limpide », et c’était aussi autre chose […]909.

La neige éclairée ressemble à une auréole, qui entoure « un anneau d’espace

intact autour du siège des dieux »910. Non seulement l’espace paraît statique et fermé,

mais le temps aussi est tenu en un « suspens extrême ». L’étroite relation entre le temps

immobile et la lumière sereine est évoquée dans la « Prose au serpent » où Jaccottet nous

dit que « Le temps » qui « ne joue ni ne délire » est « pareil à la lumière qui dore les

dômes de feuillages »911. Cette lumière, à la fois simple et inconnaissable, le poète pense

que seul « le langage des anges » pourrait la « signifier avec justesse » bien qu’« il s’agisse

du plus humble, du plus proche, du plus commun »912. La lumière qui plane au-dessus de

la cime neigeuse semble avoir rendu sacrée cette présence pure qui parle au nom d’un

dieu invisible, commandant de haut notre destin, « pareil à un grand rapace invisible »

« tenant le monde suspendu dans ses serres ou rien que dans son regard, comme si une

grande roue de plumes très lentement tournait autour d’une lampe visible seulement par

son halo… »913.

908 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 480. 909 « Paysages avec figures absentes », ibid., p. 468. 910 « Bois et blés », ibid., p. 478. 911 « Prose au serpent », ibid., p. 499. 912 « Paysages avec figures absentes », ibid., p. 468. 913 Ibid.

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3.3. Nuit

Le poète de Grignan distingue en effet deux sortes de nuits : l’une inquiétante et

troublante avec « les angoisses qui se réveillent de préférence dans les dernières heures de

la nuit lorsque le sommeil a fui »914, l’autre plutôt apaisante, appelée directement

« bonheur » par le poète. Lisons cette ébauche de poème dans La Semaison qui évoque très

bien la nuit à double visage dans l’imaginaire de Jaccottet.

Les longues soirées, plus chaudes, la lune rose ou orange, le monde bleu, suspendu, plein de douceur.

Plein d’horreur (p. 396).

La nuit ne paraît longue que pour l’insomniaque, qui se force sans doute à

admirer la lune pour se consoler tout seul de l’insomnie, ce qui ne l’empêche pas d’être

continuellement rongé par une inquiétude atroce : « A la place du sommeil, devoir

regarder la nuit, la douleur qu’elle abrite »915. La nuit incarne l’image du néant par

excellence, étant « une autre espèce de rien », « une autre espèce d'étendue », « effrayante

comme la cécité, l'opacité »916. Dans sa poésie aussi bien que dans sa prose, l’écrivain

suisse évoque très souvent un malaise profond qui le saisit pendant la nuit, et dont le

silence est un complice sournois :

Le silence presque absolu qui se fait parfois au-dehors, écrit Jaccottet dans La Promenade sous les arbres, même dans une grande ville, à la fin de la nuit, ne m’est pas apparu comme un bonheur, j’en étais effrayé plutôt […] (p.104).

Tout comme les malades qui ressentent davantage la douleur le soir, le malaise

croissant du poète atteint son paroxysme pendant ces « moments difficiles » de la nuit.

L’angoisse suscitée par ses contemporains, autant de « mort-vivants » ou de « fantômes »

errant dans un monde qui n’est pas loin des Enfers, se précise et s’intensifie dans

l’obscurité nocturne : « […] il semble que dans l’espèce de mur qui nous protège se soit

ouverte brusquement une faille derrière laquelle s’amassent, mais sans entrer, les troupes

du vide, de gros fantômes cotonneux » (pp. 104-105).

Le pire malheur est celui qui n’est pas encore advenu mais dont la menace reste

toujours suspendue au-dessus de nos têtes, comme l’évoque cette « espèce de mur » qui se

lézarde sans s’écrouler et ces troupes de fantômes qui « s’amassent » « sans entrer ». Pris

au sein d’une tension intense et constante, le poète se trouve seul devant des intrus

« informes » qui sont « les troupes du vide », « de gros fantômes cotonneux » (p. 104). Au

914 Voir la notice de La Promenade sous les arbres par Jean-Marc Sourdillon, op.cit., p. 1371. 915 La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 379. 916 Jaccottet, préface pour Ungaretti, Vie d’un homme, op.cit., p. 7.

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fond, c’est l’image de la mort qui est dernière tous ces cauchemars ; elle se tient à l’écart,

prenant un sournois plaisir à regarder sa proie lentement anéantie par la peur. C’est

pourquoi dans plusieurs civilisations anciennes, le dieu de la nuit est associé à celui de la

mort917. Le poète insomniaque est facilement en proie à la dépression sous l’influence de

la nuit sombre : « À présent le ciel se recharge ; il fait lourd. Cela suffit pour que la main

lâche. À force d’être frappés, de loin, ne serait-ce que par des menaces ou des images, on

s’épuise »918.

Dans la nuit, même « la voix claire d’un enfant » ne console pas919. L’être

insouciant est « initié » à la tristesse sous le guide du maître nocturne : « L’enfant dit

qu’elle pense, la nuit, à des choses tristes ; à la mort de ses parents. Ce sont comme des

oiseaux rapides dans son ciel ; leur ombre sur ses jeux, sur sa source »920. Il semble que

l’enfant a soudain grandi ou, plus précisément, vieilli pendant la nuit, commençant à

ressentir des émotions négatives devant tout ce qui est sombre et douloureux dans la vie :

« On tremble pour leurs jours à venir. / On se croit immobile et on descend

lentement »921. Cette vision noire de la nuit où l’absence de lumière va de pair avec la

disparition de la joie, de la sérénité et de tout ce qui est positif dans la vie, le poète tente

de la sauver en un dernier sursaut : « Tirer de cette chute une ascension »922.

Détournons-nous pour l’instant de cette nuit néfaste pour nous intéresser à

l’autre espèce de nuit, celle du « bonheur » à laquelle le poète a consacré deux textes de

suite dans La Promenade sous les arbres, intitulés respectivement « Sur les pas de la lune » et

« Nouveaux conseils de la lune ».

« Deux ou trois ans après cette nuit de lune que je viens de décrire, je retrouve la

même merveille » (p. 106), ainsi s’ouvre le second texte où est soulignée la rareté de cette

nuit de « bonheur » qui ne revient qu’une seule fois pendant des années et qui apparaît

comme une « éclaircie » parmi les nuits « néfastes » lesquelles sont, malheureusement,

majoritaires.

917 Selon la Théogonie d’Hésiode, Nyx, déesse de la nuit a engendré Thanatos, la Mort. Elle est également mère des Kères, les Esprits des morts violentes, selon d’autres sources. Pour les Egyptiens, Apophis, dieu des mauvaises forces de la nuit, est celui qui s’attaque à la barque du défunt pour mettre fin au processus de résurrection et le faire rester dans le pays des morts. 918 « Avril 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 391. 919 « Juin 1966 », Ibid., p. 397. 920 Ibid., p. 399. 921 Ibid., p. 397. 922 Ibid.

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Vraiment plein de douceur, et comme de bonté. Ces nuits de pleine lune […] dénouent le cœur à force de tiédeur et de calme. Ascension lente, imperceptible, de ce globe couleur de blé ; […]923.

Inspiré par le mouvement ascendant de la lune et d’autres astres du soir,

l’homme pense à s’envoler à son tour. « Baignons dans cette eau laiteuse ne serait-ce

qu’un instant, avant d’être rabroués », conseille le poète924. Si l’action de « baigner »

s’effectue habituellement du haut vers le bas, il est ici inversé puisqu’en se baignant dans

l’« eau laiteuse » de la voie lactée, le poète s’engage dans un mouvement d’élévation pour

dormir « dans ce berceau d’air »925, dans les bras de la Nuit maternelle.

3.3.1. La nuit et l’ordre

La nuit bénéfique se présente comme l’un de ces moments intenses de la vie où

la belle ordonnance du cosmos se dévoile pleinement au poète. Dans cette mesure-là, la

« nuit de lune » peut être considérée comme l’occasion d’une sorte d’initiation, d’un

« renouvellement » à la fois cosmique et individuel.

Tout au contraire, en cette nuit de lune dont je veux parler, le silence semblait être un autre nom pour l’espace, c’est-à-dire que les bruits très rares, ou plutôt les notes qui étaient perçues dans la fosse nocturne, et en particulier le cri intermittent d’une chouette, ne s’élevaient que pour laisser entendre des distances, des intervalles, et bâtir une maison légère, immense et transparente (pp. 104-105).

Si l’espace cosmique propose une toile de fond pour les choses qui s’organisent

en son sein, le silence - « un autre nom pour l’espace » -, prépare lui aussi un

« encadrement » pour de « rares bruits » qui s’y posent harmonieusement à la manière de

traits de lithographie. À la différence du silence effrayant qui règne pendant la nuit

« néfaste », le silence est ici recueillement et réserve, où « quelque chose comme Dieu se

devine, caché, attendant d’être découvert et, si l’on peut dire, recréé »926. Au lieu d’être de

« bruits », terme qui s’entend souvent dans un sens négatif, ces « cris d’une chouette »

« intermittents » que le poète entend dans le silence nocturne et qui laissent percevoir des

« distances » ou des « intervalles », sont dignes du nom de « musique » car on y trouve

une certaine « mesure » qui les organise et les « compose » comme des notes musicales.

923 Ibid., p. 396. 924 Ibid., p. 397. 925 Une expérience analogue, celle d’être entouré par l’air comme par les bras maternels, est reprise à la fin de Leçons : « Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste, / enveloppé dans la chevelure de l’air », p. 460. 926 Jaccottet remarque chez Rilke un goût pour la nuit silencieuse, à l’opposé du jour « trop sonore » qui n’est que prodigalité et dissipation. Voir Rilke par lui-même, op. cit., pp. 39-40.

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En effet, l’« harmonie » est le fondement même de la musique. Afin d’illustrer cette

première, Pythagore, grand spectateur et spéculateur du cosmos, a eu recours au

paradigme musical pour mettre au jour « la fonction du nombre et de la proportion à

l'intérieur d'une réalité physique caractérisée par sa beauté »927. À l’origine de la beauté

cosmique, l'« harmonie » exprime pour le mieux la qualité des relations que les choses

entretiennent entre elles. Les cris de chouette ainsi que d’autres « rares bruits » sont

harmonieux et mélodieux dans le sens qu'ils s'accompagnent, se répondent les uns aux

autres et, ce faisant, établissent entre eux des rapports ordonnés et « mathématiques »

pour donner lieu enfin à une construction aérienne « légère, immense et transparente » (p.

104). L’image de « maison cosmique » surgit à nouveau sous la plume du poète dont la

« belle ordonnance » réjouit non seulement les oreilles mais encore les yeux:

[…] il en était de même pour les astres ; tenté d’abord de les comparer à un filet scintillant au-dessus de moi, je voyais bien que l’image était trop concrète; mais qu’ils ne fussent que des signes, des nombres, des figures; […] d’une certaine manière, ils étaient reliés, ils ressemblaient aux cris de la chouette (ibid.).

Une fois de plus, on remarque cette tentative typique chez le poète de doter ses

mots d’un ordre qui répondrait à celui du cosmos. Rejetant l’image « trop concrète » du

« filet scintillant », le poète opère un retour au simple et à l’« élémentaire » pour rester au

plus près de cette « mesure » cosmique résumée par le terme pythagoricien de « nombre »

et par ce mot « signe » riche de sens qui, par son lien ancien avec le zodiaque, évoque un

ordre divin régnant dans la constellation sous la plume de Platon.

[…] en réalité, poursuit Jaccottet, toutes les choses qu’on pouvait discerner cette nuit-là, c’est-à-dire simplement des arbres dans les champs, une meule peut-être, une ou deux maisons et plus loin des choses, toutes ces choses, claires ou noires selon leur position par rapport à la lune, ne semblaient plus simplement les habitants du jour surpris dans leur vêtement de sommeil, mais de vraies créations de la lumière lunaire; […] (pp. 104-105).

De même que la lumière du jour « donne à tout son emplacement » et « garantit

à chaque chose » « l’espace d’être qui lui revient »928, la lumière lunaire est à même

d’organiser ou de réorganiser la disposition des choses. La lumière, solaire comme

lunaire, exerce une fonction cosmogonique dans la mesure où elle modifie la manière

d’exister des choses et leurs relations entre elles. Moins lumineuse que le soleil, la lune

éclipse la présence de la majorité des « habitants du jour » et, ce faisant, met en relief

quelques « rares » objets qui, paraissant ordinaires sous la lumière solaire, ont acquis

pendant la nuit de « nouveaux » sens. La rareté en est soulignée : « une » meule, « une ou

927 Sébastien Bassu, « Ordre et mesure, kosmos et metron de la pensée archaïque à la philosophie platonicienne », op.cit., p. 14. 928 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 19.

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deux » maisons et de « rares » étoiles. La nuit semble exprimer ici une préférence secrète

pour le minimalisme en montrant une attention affectueuse pour les choses apparemment

infimes, comme on le retrouve dans la peinture de l’Extrême-Orient ou chez Cézanne,

peintre cher à Jaccottet, où quelques objets quotidiens sont privilégiés et placés au centre

de tableaux.

La lumière lunaire, en alternant avec l’ombre, donne un rythme de clair-obscur

aux paysages nocturnes où les « distances » sont rendues sensibles entre les « rares »

objets éclairés, tels que le Ventoux qui est devenu une sorte d’« indication du lointain »

pour le poète (p. 104). Ces objets peu perceptibles, auxquels s’ajoutent quelques bruits qui

jalonnent le silence, restituent au monde nocturne sa dimension initiale, qui devient

maintenant « aussi vaste » qu’il l’était « dans l’enfance, ou aux premiers moments de

l’amour »929. C’est pourquoi le poète écrit ceci en contemplant le ciel nocturne d’Ibiza :

« Le soir, plus vaste que midi »930. Au sein de ce cadre temporel spécial qu’est la nuit,

l’espace s’étend et se détend, et le poète se laisse doucement bercer par des rêveries.

3.3.2. Ordre cosmique et ordre des mots

La première escale de l’aventure imaginaire de Jaccottet est un pays de glace : « à

toutes ces choses, […] les mêmes images venaient s’attacher dans mon esprit fasciné sans

jamais le satisfaire : je pensais à de la glace, à l’univers des glaciers, dont j’ai de profonds

et lointains souvenirs » (p. 105). L’engouement pour les pays froids est nourri depuis

l’enfance par la lecture de Jules Verne931 et ensuite renforcé sous l’influence de Rilke qui

« avait cru trouver en Russie une patrie »932. Néanmoins, le poète de Grignan a presque

immédiatement renoncé à cette rêverie de glaciers, en la jugeant quelque peu éloignée du

réel.

[…] mais le vent très faible qui faisait s’élever jusqu’au mur éblouissant de la maison l’odeur de l’herbe coupée chassait ces trop froides images ; je pensais à de la brume, mais tout était limpide; je pensais à la fraîcheur des torrents que j’avais toujours aimés (cette foudre d’eau dans les rocs), mais c’est alors l’extrême immobilité du paysage que je troublais de trop de turbulence. Les mots léger, clair, transparent, me revenaient sans cesse à l’esprit avec l’idée des éléments air, eau et lumière; […] (p. 105).

Dans son atelier d’écriture que propose cette page blanche devant lui, le poète

cisèle les mots et, avant tout, décharge ceux-ci des « sens » qui leur sont étrangers. A

929 « La Perte perpétuelle », Eléments d’un songe, op.cit., p. 329. 930 « Septembre 1962 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 369. 931 Voir A partir du mot Russie, op.cit., pp. 1171-1178. 932 Rilke par lui-même, op.cit., p. 45.

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l’instar du clair de lune qui lave le monde de la souillure de la journée en éclipsant la

plupart des choses, ne laissant paraître que quelques « rares objets », rendus sensibles de

ce fait même, le poète procède au même travail minimaliste en rayant tous les mots-

fantômes, à la recherche d’une parole juste et limpide dont la sonorité répondrait à la

musique cosmique: « A la mesure que j'ai perçue répond nécessairement cette mesure du

vers, et sans doute y répond-elle selon ma nature, selon les dispositions de mon oreille

intérieure »933.

De ce fait, sont repoussées les images des « glaciers » dont le froid stérile semble

contredire la douceur des nuits provençales, rappelée par l’odeur de « l’herbe coupée »

qui s’élève « jusqu’au mur éblouissant de la maison » (p. 105). C’est un parfum égayant et

rassurant, lié directement aux sentiments d’« être chez soi ». Les images « concrètes »

telles que celle de « brume » et de « torrent », dont certains attributs les rapprochent de

cette nuit de lune aussi bien que d’autres les en éloignent, sont tour à tour adoptées et

chassées. Enfin, le poète ne retient que quelques propriétés telles que « léger », « clair » et

« transparent », indépendantes de leur « supports » que sont les choses. En supprimant les

« couches » « superficielles » qui couvrent l’objet, le poète réussit à pénétrer dans son

« centre » où il découvre les « éléments » : « air », « eau », « lumière ». Ce sont des

« matières premières » cosmiques à partir desquelles le monde fut créé in illo tempore.

Pendant cette nuit de lune, ces « éléments », organisés de manière ordonnée tels qu’ils

l’étaient au moment de la cosmogonie, livrent au poète le secret de la « belle

ordonnance » du cosmos. C’est pour cette raison que l’on pourrait rapprocher cette nuit

d’une initiation pendant laquelle, par un retour à l’élémentaire et à l’essentiel, le poète se

projette dans un temps mythique où les dieux étaient encore présents ou bien

« nommables ».

[…] mais ces mots, chargés de tant de sens, ne suffisaient pas, il eût fallu encore les situer les uns par rapport aux autres pour qu’entre eux aussi s’établissent de mélodieuses, et pas trop mélodieuses distances. Il fallait continuer à chercher (p. 105).

Cette « justesse » de parole, toujours désirée, n’est jamais totalement acquise par

Jaccottet, éternel exilé dans le pays de la langue. Néanmoins, cette expérience de

« l’enracinement difficile » se révèle enrichissante voire indispensable pour le poète dans

la mesure où elle lui interdit de s’ancrer en tout terrain « étranger » et de se soumettre à la

« fallacieuse stabilité » du monde934. Chez Jaccottet, le travail du langage va dans le

933 « Poursuite », Éléments d’un songe, op.cit., p. 311. 934 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., p. 142.

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même sens que la quête de l’Ordre du monde auquel il tente de répondre par l'ordre des

mots.

[…] la recherche de la justesse donne profondément le sentiment qu’on avance vers quelque chose, et s’il y a une avance, pourquoi cesserait-elle jamais, comment n’aurait-elle pas de sens? (p. 108)

C'est ainsi que, très souvent, le poète achève - le verbe d'« interrompre » sera sans

doute plus approprié vis-à-vis de cette errance sans fin - son travail de langage par cette

phrase : « Il fallait continuer à chercher ».

3.3.3. La nuit, paradigme du passage

Si l’aube – comme nous l’avons exposé plus haut – reproduit la scène sacrée où

le monde passe du Chaos au Cosmos, la nuit invite donc à un mouvement en sens

inverse où le Temps retourne au Commencement, au Chaos, c’est-à-dire à la confusion et

à l’indifférenciation universelle, où les contradictions de toutes sortes que l’on avait

remarqué dans la journée ne sont plus là. La nuit est propice à la cohabitation des

contraires et à leur passage des uns aux autres. C’est ainsi que Jaccottet voit dans la

« Nuit miroitante » la noce de l’eau et du feu, pendant ce « Moment où l’on dirait que la

source même prend feu »935. Ce même couple antagoniste est repris dans un autre poème

d’Airs, où le poète nous conseille :

Pour entrer dans l’obscurité prends ce miroir où s’éteint un glacial incendie (p. 423).

Tout l’univers apparaît comme un grand miroir où des liens de symétrie sont

établis entre les contraires qui semblent libres de se transformer les uns les autres. Dans

ce passage cosmique, le poète s’attarde sur une question essentielle : « qu’est-ce qui passe

ainsi d’un corps à l’autre ? »936 Examinons maintenant deux modes de passage qui ont

lieu pendant la nuit.

Passage entre la vie et la mort

A quoi pensais-je encore dans ce bonheur ? Eh bien ! si absurde que cela puisse paraître, l’idée me vint de ce qu’on appelle le « royaume des morts » ; […] Un instant donc, il me parut que, tel le héros d’un conte, j’avais ouvert par mégarde une porte sur un lieu jusqu’alors inconnu ou même interdit, et que je voyais, avec une parfaite tranquillité d’esprit, le monde des morts ; ce n’était pas une vision funèbre, pas davantage une imagerie

935 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op.cit., p. 431. 936 Ibid., p. 425.

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pieuse ; cela ne ressemblait, je crois, à aucune tradition sur l’Au-delà, et je dois encore préciser que j’y avais accédé avec l’aisance et le naturel propres aux événements fabuleux (p. 105).

Le sentiment du « bonheur » et l’imaginaire du « monde des morts » semblent se

contredire si bien que l’expérience est qualifiée d’« absurde » par le poète lui-même. Dès

le début, il a précisé que ce texte porte sur une nuit hors du commun, nettement distincte

des nuits redoutables où les « fantômes » l’obsèdent. Par cette nuit de lune, les « morts »

semblent se transfigurer, suscitant moins la frayeur que la sérénité. Si l’on remonte à

l’origine de l’expression « royaume des morts », on verra qu’elle était tout d’abord

employée pour désigner l’« enfer » dans la Grèce mythique, enfer plutôt neutre avec

toutes les ombres errantes sans pensée ni sentiment, qui est à distinguer de celui du

christianisme où l’âme souffre de l’éternelle damnation. À l’instar de la Grèce antique,

les civilisations que l’on qualifie de « primitives » partageaient presque unanimement

cette conception de l’enfer neutre comme lieu de passage entre la vie et la mort,

considérée comme une sorte de « pré-vie », où le défunt se prépare pour une nouvelle vie.

Cet imaginaire archaïque de l’enfer semble proche de celui du « royaume des morts » de

Jaccottet derrière lequel on retrouve ce désir éternel de passage. En accompagnant les

morts, le poète partage en effet un « temps commun » avec eux. La rupture entre la vie et

la mort semble abolie par la présence simultanée du vivant et du mort pendant cette nuit

de lune, considérée comme un moment de passage par excellence.

Le poète romand, ne réclamant « aucune tradition sur l’Au-delà », nous raconte

simplement son impression d’être dans un « conte ». Il nous conduit dans un contexte

fantastique et atemporel comme pour mettre à distance le monde réel dans lequel les

« événements du passage » sont rarement visibles. Le lien indéniable entre la vie et la

mort, qui était considéré comme réalité chez les peuples archaïques et qui se manifestait,

par exemple, dans leurs rituels d’« accueil » de morts, est devenu impensable dans la

société moderne, si bien que le poète se voit obligé d’employer un vocabulaire qui relève

de l’irréel afin de parler du réel avec « l’aisance » et le « naturel » : « sans doute m’égarais-

je dans le rêve, et dans toutes les illusions du rêve » (p. 105).

Par cette nuit de lune, le poète a vu se réaliser son vieux rêve de passage :

« J’avais trouvé un passage, et non point tortueux ni difficile ni même dangereux, mais

au contraire parfaitement aisé, délicieusement simple et direct » (p. 108). Et le

« passeur », figure de passage par excellence, entre alors une fois de plus dans la rêverie

du poète:

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[…] de même pourrait monter des profondeurs noires le murmure de celui qui fait passer sa barque de l’un à l’autre bord du fleuve, une sorte de conseil qu’il nous souffle à l’instigation d’Hécate: que d’une main bienheureuse et tremblante telle la main qui flatte une femme étendue, nous poussions cette porte aux ferrures brillantes, que nous ouvrions cette fenêtre embuée sur un air à jamais léger (p. 107).

Le geste de « pousser » la « porte » et celui d’« ouvrir » la « fenêtre » permettent

en effet de bâtir un espace ouvert qui évoque plus le « paradis » que l’« enfer » : l’accès au

« monde des morts » signifie sans doute pour le poète une sorte de « retour », ce qui

justifie l’évocation de l’image d’Hécate, déesse du foyer qui veille sur le feu éternel du

« chez-soi ». La nuit de lune crée un espace de « commune présence » de la vie et de la

mort, et estompe petit à petit la peur de la mort chez le poète qui se laisse gagner par une

quiétude limpide.

Passage entre le dedans et le dehors

Les choses n’avaient plus de corps ; ou du moins, ce qui s’attache pour nous à la pensée du corps, moiteur, fatigue, poids, caducité, corruption, elles en étaient délivrées, véritables oiseaux; mais cette délivrance ne les faisait pas pour autant spectrales ou chimériques, […] Comme les astres, je le redis, elles n’étaient ni des rêves, ni des notions ; comme le Ventoux splendide encore que presque imperceptible, elles étaient toujours la terre et cependant la lune les avait changées (pp. 105-106).

Ce « changement » ou « métamorphose » reprend l'idée de la « création »

cosmique par la lumière lunaire évoquée un peu plus haut. Couleurs, poids, dimensions,

toutes ces propriétés de choses, sensibles dans la journée, le sont moins sous la lumière

tamisée de la lune. Ce n’est pas que les choses elles-mêmes se soient transformées, mais

parce que l’homme qui les observe se trouve affaibli sur le plan sensoriel. De ce fait, ces

« propriétés » qu’il a saisies à travers ses sens s’avèrent précaires voire trompeuses dans la

mesure où elles sont marquées par une très grande subjectivité, ne dévoilant la vérité des

choses que partiellement ou de manière erronée. Par cette nuit de lune, le poète renonce

à la manière habituelle d’approcher le monde par ses « propriétés » ou ses « données »,

mais choisit d’adopter un nouveau mode de communication qui permet plus d’intimité et

de sincérité.

Si le monde laisse découvrir son « intérieur », le poète dévoile à son tour son

« moi » profond. Ainsi, il accède à un lieu d’échanges mutuels, qui comprend « à la fois

monde intériorisé et moi extériorisé », « où s'abolissent les limites fatales entre le dedans

et le dehors »937. Le seuil aboli « entre son propre cœur et celui du monde »938, le poète

937 Rilke par lui-même, op.cit., p. 100. 938 Journal de Rilke cité par Jaccottet, ibid., p. 101.

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s’abandonne dans son propre poème comme dans le grand poème cosmique. Le chant est

spontané, jaillissant de lui sans qu’il s’en aperçoive. Le rythme cosmique devient alors

celui de son propre corps. C’est donc le moment où « les trois sens » du « cosmos », c’est-

à-dire l’ordre, la beauté (« parure des femmes ») et le monde, s'unissent pour laisser

« surgir une beauté qui est la convenance d'un monde »939. L’espace quotidien se

transforme secrètement, et devient ce que Rilke désigne sous le nom de « l’Ouvert », c'est-

à-dire « un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose »940.

Une terre plus libre, plus transparente, plus paisible que la terre ; un espace émané de ce monde et pourtant plus intime, une vie à l’intérieur de la vie, des figures de la lumière suspendues entre le soir et le matin, le chagrin et l’ivresse, le pays des morts sans doute teinté de noir mais quand même sans horreur, pas un bruit qui ne parût juste et nécessaire, n’étais-je pas entré cette nuit-là, sur les pas de la lune, à l’intérieur d’un poème? (p. 106)

Les connecteurs multipliés comme « mais » et « entre » insistent sur un état de

« suspension » ou d’entre-deux qui est propre aux « habitants » nocturnes. La nuit, en

effet, est placée toute entière sous le signe de la dialectique, dont le principe de

contradiction ou d’entre-deux se révèle crucial et omniprésent. C’est ainsi que le

« royaume des morts », bien que « teinté de noir », est « quand même » « sans horreur » :

le lieu de damnation devient ainsi celui de purification et de résurrection, tandis que le

Cerbère monstrueux qui garde l'entrée de l'Enfer est remplacé par les « figures de la

lumière » « suspendues » « entre le soir et le matin, le chagrin et l'ivresse », lesquelles font

penser à ces lanternes sous le toit des Japonais, censées pouvoir éclairer le chemin du

retour pour les fantômes. On remarque, d’ailleurs, que le terme « Ouvert » renvoie déjà

chez Rilke comme chez Schuler à « l’espace commun aux morts et aux vivants »941.

3.3.4. Leçon de la lune

La nature est instructive pour Jaccottet, en tant que premier et dernier maître de

l’homme. « Sur les pas de la lune » et « Nouveaux conseils de la lune », ces deux textes

que nous venons d’analyser, peuvent se lire comme des prises de notes d’une leçon

cosmique par le poète de Grignan, « élève du monde ». Cette leçon tirée des nuits de

« bonheur » est inséparable de la notion de « métamorphose ». C’est pourquoi il évoque,

dans les « Remarques sans fin » qui se présentent comme une sorte de clôture à La

939 « Si les fleurs n’étaient que belles… », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 508. 940 Rilke, Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis, cité par Jaccottet dans Rilke par lui-même, op.cit., p. 101. 941 Ibid., p. 126.

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Promenade sous les arbres, un nouvel « éclairage » apporté par ces nuits bénéfiques qui

laissent paraître les choses « dans leur possibilité de métamorphose » (p. 120) :

[…] nous ne voyons plus simplement un monde immobile dont les structures et l’éventuelle unité sont devenues visibles par la puissance enivrée de nos yeux, mais un monde qui semble prêt à changer, qui se meut, qui tend à une autre forme ou paraît au moins en contenir la possibilité (pp. 124-125).

Ce monde « prêt à changer » nous fait penser à la conception japonaise de

l’ukiyo-e (« l’image du monde flottant »). On remarque d’ailleurs que la période de

l’élaboration de La Promenade coïncide avec celle de la découverte de la poésie japonaise

par Jaccottet, laquelle est très attachée à la beauté de « la nature en mouvement »942.

Contemplant le monde mouvant qui se déploie sous la lumière lunaire, le poète de

Grignan semble touché par le « pouvoir de métamorphose »943 cosmique et invité à suivre

l’exemple des choses qui s’évaporent :

[…] un seul geste, et tu n’auras plus de poids, plus de peines ; avance encore, monte encore, adore encore, et ce qui t’effraie se résorbera en fumées, fais-toi de plus en plus fin, de plus en plus aigu et pur, et tu ne craindras point les plus douloureux, les plus extraordinaires changements (p. 109).

La nuit a donné une sorte de réponse à la question que l’homme a posée autour

de son destin misérable et de ses « peines » interminables. Il semble que cette réponse est

plutôt positive et encourageante, surtout dans la première approche de la lune qui

termine dans une ambiance harmonieuse entre le monde et l’individu. Ce dernier, en

accordant son propre mouvement au rythme cosmique, devient partie prenante de

l’univers :

J’allais poser le pied dans l’herbe, n’ayant plus peur, prêt à tous les changements, altérations et métamorphoses qui pourraient m’advenir (p. 106).

Ce premier texte sur la lune se termine ainsi sur un ton optimiste, dans un espace

ouvert et lumineux. Néanmoins, pour Jaccottet dont l’esprit est fondamentalement

dialectique, l’émerveillement ne dure qu’un court instant. C’est pourquoi dans « Les

Nouveaux conseils de la lune », il revient plus longuement sur la leçon de la nuit en

insistant sur son caractère de précarité et d’ambiguïté, s’opposant à l’affirmation quelque

peu rapide du premier texte qu’il croit nécessaire de reprendre.

Mais encore, et encore, et encore ? Sur quelle balance peser ces mots trop prompts à affirmer et à nous réjouir? Est-ce que nous ne tirons du monde que l’écho de nos désirs ? (p. 109)

942 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op.cit., p. 97. 943 Robert Musil, L’Homme sans qualités, op.cit., t. II, p. 465.

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L’authenticité de l’« enseignement » cosmique est mise en doute : s’agit-il d’un

message de la part de « l’inconnu » ? ou d’un simple produit imaginaire du poète,

percevant seulement son ombre sur le paroi de la caverne platonicienne ? En effet, il

semble impossible pour Jaccottet, qui est quelqu’un d’esprit profondément sceptique, de

croire sans aucune réserve en quoi que ce soit. On remarque dans ses tentatives de

communication avec le monde, des mouvements vers l’avant alternant avec des reculs,

des contestations succédant à des affirmations. Et les « leçons » qu’il en a tirées sont

semées de doutes, désignées très souvent sous le nom d’« illusions » ou de « songes ». Le

scepticisme est présent dans toutes les dimensions de la vie du poète qui, au bout des

féroces combats avec lui-même, finit par s’accommoder avec ses doutes. C’est donc tout

naturellement que son expérience d’« élève du monde » est marquée par l’hésitation et

par la méfiance. Si la leçon cosmique ne saurait être assimilée une fois pour toutes, elle

rebâtit pourtant « à chaque fois, dans l’esprit du songeur, des clartés toujours nouvelles et

toujours à refaire » (p. 110).

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Troisième partie : Poésie et cosmos

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Chapitre VI : L'ordre du monde et l'ordre de la poésie

1. Une poésie pensante

Malgré l’attention qu’il porte aux choses, le poète de Grignan, décidément, n’est

pas « une demoiselle qui s’extasie devant la nature »944, comme il le dit à propos de

Jourdan, un de ses amis proches. Il se distingue des poètes lyriques, au sens traditionnel

du mot, qui cherchent seulement à mettre en vers leurs expériences psychiques. Il

s’oppose également à ceux qui font de la littérature un ornement, un accessoire qui

agrémentent le cours de la vie. La poésie de Jaccottet est chargée du poids des

responsabilités et des engagements envers l’humanité tout entière, ce qui nous rappelle

l’image que Hölderlin propose du poète dans « Comme au jour de fête » : « Mais à nous

revient, sous les orages du dieu / O poète, de tenir à tête découverte »945. À l’instar du

poète souabe, Jaccottet accorde à sa poésie une fonction cruciale, celle de réfléchir sur

l’essence de la poésie et le destin de l’Occident. Face à la crise et aux signes de

l’Apocalypse – puisque « l’existence de l’homme dans le Cosmos » est « comme une

chute », comme le dit Mircea Eliade946 -, la poésie est considérée par Jaccottet comme un

remède aux maladies du monde moderne, caractérisé par la désorientation, la déréliction

et le scepticisme généralisé. Profondément « pensante », la poésie jaccottéenne est

jalonnée d’observations sur des problèmes fondamentaux de l’époque. Elle a pour

objectif de retenir l’espèce humaine de la chute en rétablissant l’ordre du cosmos dans

notre société.

1.1. La langue moderne « maltraitée »

La langue, trésor de l’espèce humaine et « le fondement qui supporte

l’histoire »947 selon Heidegger, n’a jamais été si « maltraitée » jusqu’ici à tel point que

Jaccottet se demande dans La Semaison : « Qui t’a ainsi maltraitée ? Tu étais un feu

944 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 283. 945 Hölderlin, « Comme au jour de fête », v. 56-57. 946 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 92. 947 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 54.

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parfumé, maintenant tu es cassée et tremblante, on va te jeter avec les déchets, te cacher

dans la terre. Ta beauté égarait l’esprit ; l’horreur de ta fin, il ne la peut même pas

supporter à distance, en pensée » (p. 379). Jaccottet a exprimé à plusieurs reprises un

sentiment de « nausée » suscité par les littératures actuelles, envahies par les critiques non

avisés, les journaux qui dépouillent les détails de la vie privée des écrivains, ou encore la

production romanesque abondante des « hordes de gens » qui se sentent « le droit, sinon

le devoir, de nous raconter [leurs] déboires »948.

Le poète précise qu’il « ne prophétise nullement la fin de la littérature », mais il

est seulement navré de voir la langue humaine, qui était autrefois le fondement de

« l’être-là de l’homme » et qui lui permettait d’accéder à une relation ferme avec le

monde, être bourrée de « bavardages » et d’« événements » aujourd’hui, comme si elle ne

s’intéresse plus qu’à ce qui se passe dans les « couches superficielles » de la vie.

L’impossible : événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les journaux tous les jours, c’est à proprement parler l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et l’on poursuit cependant. Comment ? (p. 386)

Datant de septembre 1965, cette note dénonce la littérature actuelle comme celle

d’« événements », proche de ce que Mallarmé désigne sous le nom de « l’universel

reportage ». Georges Perec émet une opinion analogue en disant que « Ce qui nous parle,

c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extraordinaire », et en révèle la motivation

psychologique qui consiste en un goût pervers pour le « scandale », la « fissure » ou

encore le « danger », « comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le

spectaculaire »949. Opposé à cette littérature d'« événements » composée de « formules

mortes » et « meurtrières »950, Jaccottet est à la recherche d’une poésie qui permet

d’exprimer « le pressentiment d’un nouvelle vérité possible »951. Contrairement à la

fluidité de la langue moderne, le poète comprend que la vraie poésie est issue des

« bouches malhabiles » et proche du balbutiement d’enfant, car elle est encore à l’état

primitif : « Là précisément où le soldat Woyzeck commence à bafouiller, parce qu’il ne

trouve pas de mot pour exprimer ce qu’il ressent, là commence la poésie »952.

Privilège de l’homme et signe de sa « transcendance », la langue était jadis un «

feu parfumé » dont jouissait le peuple ancien et qui élevait l’existence de celui-ci au rang

948 Écrits pour papier journal, op.cit., p. 58. Voir également Observations, op.cit., p. 26. 949 Georges Perec, Cause commune, numéro 5, février 1973, cité par Jean-Marc Sourdillon, « Philippe Jaccottet, une écriture de l’événement: "Le passage" », op.cit., p. 32. 950 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 328. 951 Ibid. 952 Ibid., p. 330.

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des immortels. La parole est ce qui fait l’unicité de l’être humain selon Heidegger : « Qui

est donc l’être humain ? Celui qui doit témoigner ce qu’il est. Témoigner signifie d’une

part révéler, dénoncer ; mais en même temps cela veut dire aussi : répondre, dans la

dénonciation, de ce qui est dénoncé »953. Parler constitue précisément la manière dont

l’homme porte témoignage de « ce qu’il est » ; la langue est une réponse, ou un signe de

reconnaissance envers le monde qui lui accorde tout. Ainsi, la tâche du langage, selon

Heidegger, consiste à « révéler l’étant comme tel dans l’œuvre et de le garantir » : « Par le

langage, peuvent s’exprimer ce qu’il y a de plus pur et de plus abscons, aussi bien que le

confus et le commun », dit le philosophe allemand954. Mais une telle mission est menée

avec beaucoup de difficultés à notre époque, puisque notre langue est plus que jamais

« maltraitée ». Le poète n’avance que péniblement à la recherche des mots qui ont « assez

de poids » pour tenir « à côté de l’innommable », comme Jaccottet s’exprime à ce propos

à plusieurs reprises dans La Semaison :

Mais c’est être perpétuellement à deux doigts de l’impossible (p. 386).

Aucun mot d’assez de poids ni assez simple pour tenir, semble-t-il, à côté de l’innommable; c’est lui qu’on voudrait trouver (ibid.).

Maintenant tout est moins facile / La douceur est presque oubliée / On est plus prudent avec les mots / Maintenant le vol retombe / L’aile boite (pp. 381-382).

La poésie était au départ « le langage primitif d’un peuple historial »955 qui

permettait non seulement d’exprimer « ce qu’il y a de plus pur et de plus abscons », mais

surtout de mener une vie correcte dans « l’habitation poétique », c’est-à-dire de se tenir

« en la présence des dieux » et d’être « atteint par la proximité essentielle des choses », par

où s’éclaire la parole tardive de Hölderlin : « Riches en mérites, c’est poétiquement

pourtant / Que l’homme habite sur cette terre »956. Ce langage précieux, don du ciel et

proche de ce que Heidegger appelle le « dire primordial »957, a laissé son empreinte sur le

parler actuel des paysans, des bergers et de tous ceux qui vivent en bonne intelligence

avec la nature, comme en témoigne l'expérience de René Char dont la poésie,

« hermétique » pour beaucoup de lecteurs intellectuels, se laisse comprendre

953 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 41. 954 Ibid., pp. 46-47. 955 Ibid., p. 55. 956 Voir Hölderlin, « En bleu adorable… » 957 Voir Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 120 : « L'être est langage, il est le langage originaire, c'est-à-dire l'avènement silencieux à la faveur duquel toute chose apparaît dans sa vérité, c'est-à-dire ad-vient à elle-même (er-eignet). L'homme ne parle qu'en tant qu'il écoute ou entend ce dire primordial.»

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immédiatement par un braconnier. Si la langue était pure et sacrée chez le peuple primitif

dont chaque phrase prononcée équivalait à un vers, elle se transforme aujourd’hui en ce

que Baudelaire appelle des « miasmes morbides »958. L’effondrement de la civilisation

moderne que le poète parisien n’avait « vécu » qu’« en rêve »959 a fini par se réaliser à

notre époque.

La langue « courante », avec tout ce que cette épithète suppose de précipité et de

futile, ne permet plus au locuteur d’entamer une conversation profonde avec le monde. Si

la poésie est considérée par Heidegger comme « l’occupation la plus innocente de

toutes »960, elle est aussi le « bien le plus dangereux »961, puisqu’une parole révélatrice peut

nous conduire vers le pays de merveilles aussi bien que vers l’abîme. Elle crée dans la vie

des trouées vitales qui permettent de respirer mais qui pourraient devenir un jour des

pièges mortels, comme le philosophe l’explique en commentant Hölderlin, poète des

poètes selon lui qui dévoile l’essence de la poésie :

Mais comment le langage est-il le « bien le plus dangereux » ? […] Le danger est une menace de l’être par quelque étant. Or, ce n’est qu’en vertu du langage que l’homme se trouve exposé en général à un révélé, qui en tant qu’étant l’assiège et l’enflamme dans son être-là, et en tant que non-étant l’abuse et le désabuse. C’est le langage qui crée d’abord le domaine révélé où menace et erreur pèsent sur l’être ; c’est lui qui crée ainsi la possibilité de la perte de l’être, c’est-à-dire le danger962.

La parole est pour l’homme à la manière d’un jouet trop grand pour un enfant

qui ne le maîtrise pas encore parfaitement. L'avancement vers la langue poétique ou

authentique est dangereux, qui implique le risque d’« être consumé par les flammes »,

comme pour « payer la rançon de la flamme que nous n'avons pu dompter »963. C’est

pourquoi Jaccottet évoque le « lot » du poète comme celui « de voler et de retomber, de

voler d'une aile blessée, de s'écraser enfin au sol »964. La poésie moderne est placée tout

entière sous le signe de la « blessure » :

Parole coûte si peu aux lèvres Mais les coller sur la plaie Si c'est le seul chemin965

958 Charles Baudelaire, « Élévation », Les Fleurs du mal. 959 Voir Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 328. « Hölderlin, […] fût peut-être l’un des premiers à en ressentir les atteintes ; Baudelaire allait poursuivre, qui vit en rêve toutes nos ruines, […] ». 960 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 41. 961 Ibid., p. 46. 962 Ibid. 963 Hölderlin cité par Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op.cit., p. 232. 964 Observations. 1951-1956, op.cit., p. 46. 965 « Janvier 1964 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 380.

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Si la parole ne devrait se produire qu'en passant par une « ouverture », Jaccottet

veut que ce soit par la « plaie » plutôt que par la « bouche ». De nature « blessée » et

« blessante », la parole du poète est destinée à blesser le corps malade de la civilisation

moderne afin de la guérir justement par ces blessures par où sortira le mauvais sang. On

pense au traitement traditionnel chinois de la ventouse où le médecin cherche à créer des

irritations locales et à stimuler ainsi le système immunitaire dans le but d’éliminer de

grandes maladies. De même, la poésie moderne produit des blessures ou des irritations

pour tenter de sauver la société moderne entrée en léthargie et la mettre en alerte. Pour

Hölderlin, les hommes en absence de dieux sont étrangers à leur propre essence, mais ils

restent inconscients de leur exil dans un pays étranger. Ils sont « sans douleur », dit

Hölderlin, c’est-à-dire sans détresse, mais c’est « cette absence de détresse qui constitue

précisément notre plus grande détresse »966.

Semblable à l’accouchement humain, la création poétique semble pénible et

lente, accompagnée de souffrances et de promesses à la fois. La voix de Jaccottet, l’une

des plus humbles et des plus inaperçues de notre époque, paraît ambivalente au lecteur,

étant située à mi-chemin entre le jour et la nuit, entre « la lumière d’hiver » et les « chants

d’en bas ». Malgré la peine de l’expression, la lenteur de la création et la raréfaction de

mots, Jaccottet n’a jamais cessé de croire au pouvoir de la vérité et à celui de la « parole

juste », ainsi qu’il l’écrit dans La Semaison :

L’expression juste, oui, si elle éclaire, si elle ouvre la voie (p. 387).

Ce qui me rend aujourd’hui l’expression difficile est que je ne voudrais pas tricher - et il me semble que la plupart trichent, plus on moins, avec leur expérience propre; la mettent entre parenthèses, l’escamotent (p. 386).

Pour moi, de plus en plus, j’entends le mensonge des paroles, ce qui me paralyse. Je voudrais que la misère les dénudât. Ce n’est qu’un vœu. Je ne suis ni rude, ni simple (p. 391).

Si Jaccottet veut que la poésie « colle aux plaies » et soit « dénudée » par « la

misère », il n'adopte pourtant pas une écriture en proie au désespoir et aux « jérémiades »

comme il en trouve régulièrement dans la littérature moderne. En raison d’un scepticisme

qui lui est propre et presque inné, le poète ne peut se conduire ni en pessimiste ni en

optimiste, amené plutôt vers un espace d'entre-deux.

966 Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 115.

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1.2. La poésie de l'incertitude et de l'ignorance

La « terre mouvante, horrible et exquise » sur laquelle le poète séjourne et qui ne

lui permet pas un « enracinement facile », constitue la matrice de la poésie moderne qui

se charge d’en consigner la précarité. Sur ce point, Jaccottet est d'accord avec le poète de

l'Isle-sur-la-Sorgue : « « Magicien de l’insécurité, le poète… » juste parole de Char »967.

Selon Jaccottet, les hommes modernes sont tous témoins et victimes d'une époque de

désenchantement. Dénonçant une après une les anciennes doctrines religieuses comme

trompeuses, nous avons abandonné presque tous les appuis spirituels sur lesquels nos

ancêtres faisaient fonder leur vie : « aujourd’hui plus de thomisme, de nombres sacrés,

etc. » dit Jaccottet dans La Semaison (p. 341). Aujourd’hui, les hommes errent longuement

dans les ténèbres à la manière des fantômes sans domicile. « Solitude », « abandon » et

« menaces » (ibid.), tels sont le prix qu’ils doivent payer pour s’être délivrés des jougs

religieux sans trouver un remplaçant lequel pourrait continuer de les soutenir dans leur

existence modeste.

La valeur du « savoir » humain est tout entière mise en doute par le précurseur

de la poésie moderne : « Hölderlin, non par une vue de l’esprit, mais par une expérience

intime, a compris que l’homme d’Occident à mesure qu’il accroissait son savoir,

accroissait son isolement », écrit Jaccottet dans une des Observations (p. 46). Au lieu de

nous aider à croître dans notre être, le savoir nous mène à la solitude mortelle. C’est sans

doute pour cette raison que le poète de Grignan a toujours préféré « l’ignorance » au

« savoir noir » de notre époque.

En effet, le savoir ou la connaissance marquent le début de la malédiction. Initié

au secret de dieux, Hölderlin est frappé de l’éclair céleste et en même temps de démence :

« Celui que les dieux aiment meurt jeune », nous dit le Grec Ménandre. Waiblinger, qui

selon Stefan Zweig connaissait bien Hölderlin et le voyait souvent pendant les jours où

son esprit était obscurci, a associé le poète talentueux au personnage de la mythologie

grecque, Phaéton, dans un de ses romans. À l’instar du bel adolescent fictif, le poète

allemand s’est élancé vers les dieux avec enthousiasme qui le laissent approcher pour,

plus tard, le précipiter dans les ténèbres : « Les dieux châtient ceux qui ont la hardiesse de

s’approcher d’eux de trop près : ils brisent leur corps, aveuglent leur regard et rejettent les

audacieux dans l’abîme du destin »968. Tenant compte du châtiment divin et surtout de sa

967 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 343. 968 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op.cit., p. 138.

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propre insuffisance, Jaccottet revendique « l’ignorance » comme un principe de sa vie et

de sa poésie. Au fond, cette impuissance fatale est liée à la limite de la situation humaine,

comme invitent à le penser ces quelques lignes écrites au début des Observations :

Un Sage d’Orient, dont le nom m’échappe, prétendait qu’à force de sentir sous ses doigts, le front dans la main, sa future tête de mort, il n’avait pu faire que ses pensées ne prennent une couleur particulière, et comme une perpétuelle incertitude (p. 25).

À cause de la durée limitée de sa vie, l’homme ne peut pas atteindre à la dernière

vérité. Claude Lévi-Strauss constate entre Montaigne et les bouddhistes orientaux

nombre de points communs dont « le rejet des apparences, le scepticisme envers toutes

les croyances, la renonciation à atteindre une vérité dernière »969. Reconnaître son

ignorance et son incertitude est un art de s’accommoder du monde et de vivre

sereinement. Par opposition à ceux qui se croient savants, le poète « ignorant » se montre

humble face au monde et ménage au sein de lui un espace vide destiné à recevoir la vérité

en devenir, qui ne sera jamais épuisée mais qui gagne en force avec le temps. Ces mots de

Socrate sonnent sans doute aux oreilles de Jaccottet : « Je ne sais qu'une chose, c'est que

je ne sais rien »970, si bien que celui-ci s’exhorte à se débarrasser de tout ce qui participe

des « savoirs faux » que lui impose la société moderne afin de se purifier.

« Il y avait plus qu’un merveilleux spectacle » : tout le mystère est dans ce « plus » qui se dérobe et impose de le cerner. Et, bien que nous soyons « trop lourds…, trop fiers…, trop hébétés par notre civilisation de "pointe" », à l’école du jardin, nous apprendrons peut-être à désapprendre : « désapprendre pour s’ouvrir »971.

Ces mots que Jaccottet écrit à propos de Pierre-Albert Jourdan évoquent la

résolution de la dualité entre l’ignorance et l’illumination. Huineng, maître de zen

chinois, donne une leçon analogue : « Du point de vue des hommes ordinaires,

illumination et ignorance (lumière et ténèbres) sont deux choses différentes. Les hommes

sages qui réalisent à fond leur nature propre savent qu’elles sont de même nature »972.

Pour le poète de Grignan, l’ignorance permet d’accéder à la vraie sagesse, et l’incertitude

est le point de départ de la recherche de la vérité :

A partir de l’incertitude avancer tout de même. Rien d’acquis, car tout acquis ne serait-il pas paralysie? L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source. Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort. Bégayant, je ne suis pas encore terrassé973.

969 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., pp.125-126. 970 Platon, Apologie de Socrate, trad. Claude Chrétien, Ill. Hervé Tullet, Paris, Hatier, 2012. 971 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 283. 972 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 586. 973 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 343.

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Dans son étude sur le « Portrait du poète en ignorant », Jean-Michel Maulpoix

évoque l’ignorance comme condition de la « fructification » de l’être : « Ne pas savoir, ne

pas connaître, cet état blâmable (en latin chrétien ignorantia désignait l’ignorance de la

religion de Dieu) est ici susceptible de devenir comme l’amorce paradoxale d’une

sagesse… »974. On connaît ainsi une conclusion presque invariable chez Jaccottet lorsqu’il

tente d’approcher les choses, qui est marquée toujours par un ton d’incertitude, comme

par exemple : « c’est cela, et c’est toujours autre chose encore »975, ou « Il fallait continuer

à chercher »976, ou encore « En route donc encore une fois ! Je suis un marcheur voûté par

ses doutes »977. Toutes ces déclarations laissent voir un « démon critique » qui avait

tourmenté le poète pendant de nombreuses années978 et qui, au lieu de le détruire, finit

par devenir son allié au fil du temps. L’esprit d’incertitude et d’autocritique s’avère vital

pour sa création poétique, et fait de celle-ci un « work in progress » par excellence. Les

phrases que l’on vient de citer et qui servent souvent à conclure ses textes relèvent moins

d’un aveu d’impuissance que d’un signe de promesse : l’œuvre de Jaccottet ne sera

jamais vraiment « achevée », mais avance toujours en vue de la « justesse de la langue » et

se renouvelle au rythme de la réalité changeante. D’ailleurs, on constate que l’une des

raisons pour lesquelles Jaccottet s’éloigne du christianisme consiste en l’usage par celui-ci

d’un langage par trop affirmatif, comme le relève Michèle Monte dans son étude sur

Jaccottet : « La tradition judéo-chrétienne codifiée en dogmes ne fait pas suffisamment

droit à l’incertitude, à l’errance d’un être humain fragile et soumis aux coups de boutoir

de la mort »979. À l’opposé de cette parole qui ne supporte pas de doutes, la poésie de

Jaccottet est caractérisée par l’hésitation, l’incertitude et le changement. À la place

d’affirmer, il préfère parler sur un mode interrogatif :

974 Jean-Michel Maulpoix, « Portrait du poète en ignorant », Pour un lyrisme critique, José Corti, Paris, 2009, p. 207. 975 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 467. 976 « Sur les pas de la lune », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 105. 977 « L’Habitant de Grignan », ibid., p. 94. 978 Le 5 mars 1947, Jaccottet écrit à Roud pour lui faire part de son désarroi : « Maintenant, je sens seulement que c’est dans la création surtout que je me sens au centre de moi, mais rien de plus. Alors le démon critique devient dangereux et vous paralyse. » Quelques semaines plus tard, il se plaint d’avoir jamais aussi peu écrit que pendant ces premières semaines parisiennes et parle à nouveau dans sa lettre à Roud de « ce diable d’esprit critique qui, au lieu d’agit après, agit maintenant en même temps que la création : démon destructeur, raillant chaque mot à peine écrit ! ». Voir Philippe Jaccottet, Gustave Roud, Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, op.cit., pp. 131-132, p. 140. 979 Michèle Monte, « Nymphes, barques et autres « lieux » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet », op. cit., pp. 93-108.

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Que notre condition est très étrange en ceci qu’elle ne comporte pas de progrès substantiel, puisque jamais n’est approchée aucune réponse définitive. Nous savons ne pouvoir obtenir de réponse, et nous n’en questionnons pas moins, parce que questionner est l’essence de notre nature980.

La dénonciation de l'absence de « progrès substantiel » dans la société humaine

fait penser à Charles Darwin, grand « évolutionniste » controversé qui refuse fermement

le mot de « progrès » que l’on affuble à sa thèse. Pour lui, l’histoire de la terre consiste en

une série de changements aléatoires et n'évolue jamais de manière linéaire. Par

conséquent, il est impossible de qualifier cette histoire de « progrès » ni de « recul », car

tous les deux mots impliquent une direction et une destination. Jaccottet est lui aussi

conscient du non-sens de ce « progrès » qui fascine tellement l'homme moderne,

comprenant que l’on « n’apprend jamais le fin mot de l’histoire »981. Néanmoins, c’est

précisément cette absence du « fin mot de l’histoire » qui fait la source de la poésie. Selon

Jean-Michel Maulpoix, la poésie existe grâce à l’ignorance de l’homme sur sa fin car elle

ne vit que dans l’espace laissée vide par le savoir : « Elle naît de la division du sujet, de

son retournement sur soi et de son absence de maîtrise »982, dit Maulpoix.

L'ignorance et l'incertitude donnent naissance aux questions. Devenu crucial

pour la poésie moderne, l’acte de questionner permet au poète de survivre à la

catastrophe de déréliction et d'aller au-delà de « notre essence limitée »983. Au fond, la

question est innée en chacun de nous, comme le dit Jaccottet : « questionner est l’essence

de notre nature ». Écrivant dans un langage ontologique, Jaccottet assume la double

vocation de poète et de philosophe lorsqu’il médite sur ce problème fondamental qui leur

est commun, celui du « sens de l’être ». Par le truchement de la poésie, il tente de

retrouver « une donation de sens pour l’étant et le monde »984. Le problème de la

« donation de sens », renommée « le sens de l’être » et « le don de l’être » par

Heidegger985, n’a jamais cessé de préoccuper les philosophes depuis Socrate. Néanmoins,

selon le poète de Grignan, la vérité n’est pas encore révélée par aucune expérience

humaine, « religieuse ou philosophique par exemple » : « elle doive être refaite, revécue,

980 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 342. 981 A travers un verger, op.cit., p. 566. 982 Jean-Michel Maulpoix, « Portrait du poète en ignorant », Pour un lyrisme critique, op.cit., p. 204. 983 Roger Munier, l’avant-propos de Haïku, op.cit., p. V. 984 Nous avons emprunté le mot à Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas », texte des 7-9 mai 1934, trad. D. Franck, Philosophie, numéro 1, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 15, 21. Cité par Jean-François Mattei, L’Ordre du monde, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 14. 985 Jean-François Mattei, L’Ordre du monde, ibid.

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pour avoir quelque valeur ; et qu’ainsi il faille toujours recommencer » 986 . Si le

questionnement prend une importance grandissante dans l’œuvre de Jaccottet, c’est parce

que, pour lui, l’homme ne peut dépasser sa limite et partir vers une terre nouvelle qu’en

se (re)mettant à questionner.

Le poète de Grignan aurait reconnu une vision proche de la sienne dans la

sagesse du bouddhisme selon laquelle « Aucune question ne saurait recevoir de réponse,

car chacune appelle une autre question, rien ne possède une nature propre, les prétendues

réalités du monde sont transitoires, elles se succèdent et se confondent sans qu’on puisse

les capter dans les mailles d’une définition »987, comme Claude Lévi-Strauss l’écrit à

propos de la différence entre l’esprit occidental et celui de l’Orient. Cette sagesse du

bouddhisme se manifeste surtout dans sa manière d’enseigner par certains koans, qui

constituent en des questions brèves, destinées à provoquer l’éveil des disciples, par

exemple celle-ci : « Le bruit de deux mains frappant l’une contre l’autre… mais quel est le

bruit d’une seule main? »988, ou encore : « Tout retourne à l’Un, mais où retourne

l’Un? »989. Dans les deux cas, des maîtres de zen lancent une question « percutante,

déroulante à laquelle l’esprit ne peut- par réflexion - trouver une signification »990. Grâce

aux questions qui rendent soudain visibles « l’incohérence, l’absurdité, la rupture dans la

pensée », l’esprit se libère, l’espace d’un instant, de tout repère et de toute direction pour

se concentrer sur sa propre présence991.

Par amour de la question, Jaccottet prend ses distances avec les écritures qui se

pressent de donner des réponses ou des explications. Aspirant à une poésie « sans aucun

recours » « à une quelconque explication »992 dont fait l’exemple le haïku, le poète

cherche simplement à tracer le portrait du monde avec fidélité : « Ne rien expliquer, mais

prononcer juste »993. Cela veut dire ignorer délibérément les prétendues « connaissances »

qu’invente l’homme et qui brouillent la vue des choses, afin de donner libre cours à cette

main qui écrit sous la dictée de l’immédiat. Le principe de ne pas « expliquer » fait penser

986 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 342. 987 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., pp. 119-120. À cette sagesse du bouddhisme, l’anthropologue oppose la « suffisance » qui caractérise l’esprit de l’Occident, « chercheur de sa nature », pour qui « il n’y a pas de question à laquelle on ne puisse ou ne doive trouver réponse ». D’ailleurs, Claude Lévi-Strauss fait remarquer avec beaucoup de justesse que « l’esprit scientifique est là en germe ». Ibid. 988 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 72. 989 Ibid., p. 75. 990 Ibid. 991 Ibid. 992 « Remarque sans fin », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 137. 993 « Novembre 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 343.

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à la notion d’« ainsité » qui demeure au cœur du bouddhisme et a profondément nourri la

poésie japonaise « disant la chose comme elle est, […] sans question, sans pourquoi, ainsi

sans plus, dans une sorte d’antériorité soustraite au temps qui est au cœur de

l’illumination subite » 994 . Ces quelques lignes par Roger Munier illustrent

merveilleusement bien le souci d'une poésie « juste » et « sans explication » chez

Jaccottet.

1.3. « Opposer l’impossible à l’impossible »

Dans un poème de L’Ignorant, Jaccottet décrit la demeure céleste à laquelle il

aspire comme éclairée d’une lumière vacillante, qui est vouée à disparaître : « La lumière

est bâtie sur un abîme, elle est tremblante, / hâtons-nous donc de demeurer dans ce

vibrant séjour, / car elle s’enténèbre de poussière en peu de jours / ou bien elle se brise et

tout à coup nous ensanglante »995. Le poète qui sent le sol se dérober sous ses pieds, est

conscient de la fragilité de cette maison aérienne, fondée sur « des images de la

dématérialisation »996, comme le dit Bachelard à propos des images de l’air :

Bien souvent, nous nous sommes demandé si nous « tenions un sujet ». Est-ce un sujet que l’étude des images fuyantes ? Les images de l’imagination aérienne, ou bien elles s’évaporent, ou bien elles se cristallisent997.

Dans une certaine mesure, la poésie de Jaccottet est celle de « l’impossible »

parce qu'elle évoque « des images fuyantes » et tourne autour « d’un pouvoir qui se

perd »998. Chaque mot mis à l'épreuve par le poète fait partie de la « première et dernière

parole » qui s'épanouit sous la lumière d'un « autre ordre » et qui s'éteint aussitôt. À

l’instar des grands « voyageurs d’hiver » tels que Hölderlin, Büchner et Gustave Roud, le

poète de Grignan s’est choisi un long chemin épineux, presque « impossible » à passer à

travers, distingué des chemins faciles empruntés par la plupart de ses contemporains.

Bonheur désespéré des mots, défense désespérée de l’impossible, de ce que tout contredit, nie, mine ou foudroie. A chaque instant c’est comme la première et dernière parole, le premier et dernier poème, embarrassé, grave, sans vraisemblance et sans force, fragilité têtue, fontaine persévérante ; encore une fois au soir son bruit contre la mort, la veulerie, la sottise ; encore une fois sa fraîcheur, sa limpidité contre la base. Encore une fois l’astre hors du fourreau (p. 361).

994 Roger Munier, avant-propos de Haïku, op.cit., p. IV. 995 Jaccottet, « Le Locataire », L’Ignorant, op.cit., p. 160. 996 Gaston Bachelard, L'Air et les songes, Paris, José Corti, 1987, pp. 20-21. 997 Ibid. 998 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 361.

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Au moment où il dépose cette note, c’est-à-dire en avril 1960, le poète, qui vient

tout juste de sortir d’une dépression prolongée pour entrer dans la grande maison

cosmique et respirer cet air printanier embaumé par les premières fleurs. Il puise une

nouvelle force de la nature pour se lancer, une fois de plus, dans le combat contre la

mort. Il oppose à celle-ci une poésie de « l’impossible » qui tire l’inspiration des pires

conditions de la vie et qui rend visible la présence de l’éternel en faisant face au fuyant.

Maintenant je prends le parti de l’impossible et ma main vieillissante, je la voue encore une fois à la toujours plus lointaine cible, à des flèches si promptes que le feu les dore. Moi périssant, je ne parle plus que pour l’or, et, presque nul, pour l’immensité de l’espace, et, vile terre, pour les sphères des rapaces, et paille, pour le vent et le feu les plus forts. […] mais moi qui croule, je ferai le jour régner999.

À l’âge de trente-cinq ans, Jaccottet qui écrit d’une main « vieillissante » sent

déjà l’haleine de la mort tout près de lui. Celle-ci a cessé d’être une ombre lointaine

comme il l’imaginait dans les poèmes de jeunesses situés dans la filiation de Rilke, mais

fait montre d’autorité en lui arrachant l’une après l’autre quelques vies qui lui sont les

plus chères. Néanmoins, plus les ténèbres gagnent du terrain, plus le poète s’attache aux

signes de la clarté et de la promesse. Ce qu’il dit à propos de la valeur positive de la nuit

amène à porter un regard nouveau sur la mort :

La nuit n’est pas ce que l’on croit revers du feu, chute du jour et négation de la lumière, mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire1000.

De même que cette nuit bénéfique et révélatrice, la mort rend plus fort le

jaillissement de la vie. La « mission impossible » du poète moderne consiste à se faire

nourrir par la mort et ensuite se lever contre elle :

[…] on ne peut plus avoir affaire qu’à l’impossible, opposer l’impossible à l’impossible. […] À cette limite ne peut recommencer que la prière muette, l’âme recroquevillée d’effroi et de chagrin, l’esprit désarmé. Ne peut reprendre qu’un murmure insensé, comme dépourvu de lieu, de direction, d’espace, le bégaiement du fond. Dépourvu de fin peut-être aussi, n’ayant d’existence qu’en tant que tel, égaré (p. 379).

Au moment où ces mots sont déposés, c'est-à-dire en janvier 1964, Jaccottet

travaille comme relecteur des traductions des Œuvres de Léopardi chez Del Duca. Le

profond scepticisme à l’égard de la poésie qu’il exprime dans cette note est sans doute

999 Ibid., pp. 361-362. 1000 « Au petit jour », L’Ignorant, op.cit., p. 151.

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nourri par la lecture du poète italien marqué d’un désespoir existentiel. Sans chemin ni

but, les poètes modernes, autant d’« exilés », tâtonnent dans une nuit interminable : « Tel

serait le chemin quand il n’y a plus de chemin »1001. Il semble que la poésie de

« l'impossible » soit la seule et dernière arme que nous avons pour nous opposer au destin

humain voué à « l'impossible ».

2. La poésie comme réponse à la voix du monde

2.1. Nommer

À une époque lointaine, l’espèce humaine partageait la même langue avec le

monde des choses, et savait comment « convoquer en présence » un objet en lui donnant

un nom. Pour les Japonais, le nom est une sorte de formule magique qui « enferme » et

apprivoise la chose nommée, pour qu’elle « accède à une relation ferme » avec celui qui

la nomme. En revanche, l’homme moderne qui a oublié la « vieille entente » avec le

cosmos perd ainsi le pouvoir magique que lui permet la nomination. En réfléchissant sur

ces mots de Senancour : « Jonquille ! violette ! tubéreuse ! vous n’avez que des

instants…», Jaccottet risque ceci :

[…] jamais la jonquille ne dira « jonquille », et c’est sans doute pourquoi elle nous paraît à la fois si belle et si insaisissable. Les fleurs sont sans regard, sans larmes, sans voix. Comme les flocons de neige, ce matin-là, comme les rochers, comme la boue1002.

On suppose que, plutôt que « sans nom », les choses s’expriment en effet dans

une autre langue, archaïque et « sauvage », qui est devenue inintelligible à « l’homme de

progrès ». Jaccottet nous dit que la parole humaine avait « dû naître quand on avait cessé

d’être tout entiers à l’intérieur du monde et accordés à lui comme semblent l’être les

plantes et les pierres »1003. La langue humaine est une forme altérée ou restreinte de la

langue cosmique ; son invention marque la séparation entre l’homme et le monde.

Néanmoins, fasciné et intriqué par les signes que les choses émettent par intermittence,

Jaccottet tente sans cesse de comprendre cette voix cosmique et énigmatique. Pour sortir

de la Tour de Babel, il commence par restituer à l’acte de nommer ce qu’il comportait de

meilleur à l’époque primitive.

1001 « Janvier 1964 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 379. 1002 Truinas, le 21 avril 2001, op. cit., p. 1200. 1003 Ibid.

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Iris, tulipes, giroflées, pervenches1004.

Ici, le poète ne fait que nommer. Cette parole éclatée et intermittente fait penser

au bégaiement de Woyzeck. Il semble que plus la parole s'alourdit, plus elle s'éloigne de

l'objet. Soucieux de la rapidité et de la brièveté de son écriture, Jaccottet condense sans

cesse celle-ci jusqu’à ce qu’elle devienne la simple nomination. On constate une tendance

« minimaliste » dans le travail poétique de Jaccottet, qui essaie d’écarter les uns après les

autres les descriptions, les analyses, les rêveries ainsi que tous les mots qui paraissent

étrangers à l’objet - « comme dans cette splendide scène de Shakespeare où le roi Richard

II se dépouille successivement de tous les attributs de sa puissance »1005. Selon Heidegger,

le poème est le « parlé à l'état pur »1006, alors que le propre de la parole poétique se trouve

dans l'acte de nomination1007 lequel permet au locuteur d’accéder dans la proximité des

choses : « Nommer est appel. L'appel rend ce qu'il appelle plus proche… L'appel appelle

à venir »1008. Alain Boutot, en commentant le philosophe allemand, ne manque pas de

préciser que l’acte de « nommer » ici ne signifie pas « simplement donner un nom », mais

d'abord « convoquer dans la présence, faire venir » ce qu’il nomme et par conséquent le

« faire voir » et le « rendre manifeste »1009. Si le processus de la mise en mots participe de

la seconde phase du travail poétique évoquée par Roger-Gilbert Lecomte, laquelle vise à

transformer la vue en écriture, il renforce également la première phase, celle du regard,

en rendant « manifeste » l’invisible et laissant « deviner l’ordre vrai sous les organisations

qu’on pressent fausses »1010. « Iris », « tulipes », « giroflées », « pervenches », tous ces noms

qui sont déposés au fur et à mesure sur la page et reliés par des virgules à la manière des

perles d’un collier font penser à un des sens fondamentaux du terme « cosmos » qu’est la

« parure des femmes » où transparaît l’idée de l’agencement et de l’ordre chez les Grecs.

La nomination poétique présuppose une interaction entre l’homme et la chose.

D’un côté, l’homme qui nomme se doit de faire paraître une chose en la nommant et plus

précisément de « la faire paraître dans son être-même »1011, puisque « le langage est la

maison de l'être »1012, dit Heidegger. De l’autre, l’acte de nomination qui est le propre de

« la parole poétique » permet à l’homme de renouer son lien avec le monde et le divin : 1004 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 360. 1005 « La leçon de l’hiver », Tout n'est pas dit, op.cit., p. 113. 1006 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, op.cit., p. 18. 1007 Voir Alain Boutot, Heidegger, op.cit., pp. 118-119. 1008 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, op.cit., p. 22. 1009 Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 119. 1010 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., pp. 330-331. 1011 Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 119. 1012 Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 149.

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« La parole humaine […] est une réponse ou une correspondance à la voix de l'être, ou

encore à la voix du cadre du monde, du quadriparti »1013, dit Alain Boutot. Heidegger

montre que cette « voix » du monde, ou bien ce « dire primordial », constitue la source de

la langue humaine : « L’être humain, n’est capable de parler que dans la mesure où,

appartenant à la Dite, il lui prête écoute afin de pouvoir, disant à sa suite, dire un

mot »1014. La voix du poète est considérée comme un écho à une autre voix, cosmique et

divine. Selon Jean-Christophe Bailly, la langue humaine est fondée sur « une écoute

intériorisée » et devait accueillir en son sein les bruits du monde :

Un art d’écouter qui simultanément se donne à entendre, cela pourrait passer pour une définition de la poésie : la langue contient son propre poème latent, […] toute langue est la terre familière ou l’herbe connue (« l’erba che so ») qui se tend, passive, sous les fruits prêts à tomber sur elle selon la justice de leur saison1015.

Dans cette mesure, la parole est moins invention de l’homme que reproduction

d’un « dire primordial ». On constate que beaucoup de chants archaïques étaient créés par

nos ancêtres de manière spontanée pour répondre au gazouillement de ruisseau, au

bruissement d’arbres, au chuchotement des insectes, etc. La musique s’écoule de la gorge

des hommes primitifs pour participer ensuite au grand concert du cosmos. Les poètes

modernes éprouvent une nostalgie profonde à l’égard de la langue à la fois innocente et

puissante du peuple ancien, laquelle comportait maints échos à la voix du monde. Dans

une lettre à son éditeur, Roud évoque la « vraie » « poésie » comme « une quête de signes

menée au cœur d'un monde qui ne demande qu'à répondre, interrogé, il est vrai, selon

telle ou telle inflexion de voix »1016. Dans un même mouvement de pensée, Jaccottet nous

dit que la voix du poète a besoin de celle du monde pour se réveiller et ensuite s’élever :

« le poète ne parle que si d’abord le monde lui souffle une parole, mais pour qu’il

l’entende, il faut qu’il la porte en lui sans le savoir »1017. On se rappelle ce que dit

Heidegger à propos de la vocation de « témoigner » chez l’espèce humaine, qui devait

« répondre, dans la dénonciation, de ce qui est dénoncé »1018. Ainsi, Jaccottet prête une

attention intime à la musique de la nature afin l’introduire dans sa propre écriture. En

percevant le bruit d’éclosion de bourgeons, il fait fleurir les mots sur la page à l’exemple

de ceux-ci :

1013 Alain Boutot, Heidegger, op.cit., p. 121. 1014 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, op.cit., p. 254. 1015 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 212. 1016 Philippe Jaccottet, préface d’Air de la solitude, op. cit., pp. 11-12. 1017 Observations, op.cit., p. 40. 1018 Voir infra p. 296.

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[…] déjà renaît, comme un bourdonnement qui prend ici, puis là, selon un ordre immuable, la verdure ; celle de troènes et des rosiers grimpants avec celle du pêcher et de l’amandier, puis du plaqueminier, brillante, presque jaune, puis du figuier ; plus tard encore celle particulièrement légère et tremblante de l’acacia, en dernier lieu celle du tilleul1019.

Il nomme une par une ces fleurs qui entrent en présence grâce à la magie de

l’écriture. La phrase fragmentaire, scandée par des virgules et des points-virgules se

propose comme un espace vert où les bourgeons de mots surgissent « ici », « puis là ». Les

noms prononcés suivent le même « ordre immuable » que les arbres qui fleurissent. En

nommant, le poète fait accorder le rythme poétique au rythme cosmique, éprouvant ainsi

une sérénité profonde à l’instar des yogis qui procèdent à la relaxation en nommant

successivement les parties du corps, du cuir chevelu jusqu’aux orteils. Les noms se

poursuivent comme des marches qui apparaissent les unes après les autres pour mener au

« centre de soi » où toutes inquiétudes s’apaisent, où l’âme épurée s’apprête à

communiquer avec le monde. L’acte de nomination exerce une fonction cathartique et

réconfortante. Pour le poète, nommer ce qui est « innommable » permet de dompter la

mort.

2.2. La poésie, la musique, le cosmos

Afin d’introduire des sons cosmiques dans sa poésie, Jaccottet prête l’écoute à

tous les êtres vivant dans le monde naturel qui l’entoure, que ce soit « les paroles confuses

mais insistantes » des insignifiantes fleurs au bord des chemins1020, ou bien les « concerts »

symphoniques présentés par des paysages vastes, tels que ceux de l’île de Majorque dont

la dimension sonore est soulignée à plusieurs reprises dans La Semaison :

Lumineux monuments, vastes domaines éventés. Pas d’enflure. Cuivres de Gabrieli (p. 337).

La sonore forêt (p. 337).

La langue de Góngora, celle même de saint Jean de la Croix, pourrait se décrire dans les mêmes termes que le paysage de Majorque : l’air, l’or, la roche (p.358).

Pour Jaccottet, la poésie « brûlante » de ces grands auteurs, dont la lecture ou la

traduction1021 ont accompagné son séjour à Majorque, constitue une sorte « d’équivalent

1019 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., pp. 360-361. 1020 Chronologie, op. cit., XLVI. 1021 « De mai à juillet : grâce à une bourse de travail de la fondation Pro Helvetia, Jaccottet séjourne trois mois sur l’île de Majorque, à Cala Ratjada. Il lit saint Jean de la Croix (dont il traduit « En una noche oscura »), Góngora, Maître Eckhart, Paulhan […] » Chronologie, op.cit., LV.

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verbal de ce paysage aveuglé de soleil »1022. Leurs voix entrent en harmonie avec la

musique cosmique somptueuse du lieu, où l'on retrouve le « goût » chez Góngora

« d’agrandir l’espace et de l’orner de trophées - absents ou lointains »1023. La musique, la

poésie et le cosmos : ces trois instances tendent à s’unir dans un même espace immense et

poreux, où la limite est abolie entre le concret et l’abstrait, le matériel et le spirituel. En

fait, la musique est depuis toujours promue comme modèle de la poésie par Jaccottet :

Rêve d’écrire un poème qui serait aussi cristallin et aussi vivant qu’une œuvre musicale, enchantement pur, mais non froid, regret de n’être pas musicien, de n’avoir ni leur science, ni leur liberté. Une musique de paroles communes, rehaussée peut-être ici et là d’une appoggiature, d’un trille limpide, un pur et tranquille délice pour le cœur, avec juste ce qu’il faut de mélancolie, à cause de la fragilité de tout. De plus ne plus, je m’assure qu’il n’est pas de plus beau don à faire, si on en a les moyens, que cette musique-là, déchirante non par ce qu’elle exprime, mais par sa beauté seule. On n’explique absolument rien, mais une perfection est donnée qui dépasse toute possibilité d’explication1024.

On observe ici trois caractéristiques essentielles de l’idéal poétique et esthétique

de Jaccottet : « pur », « commun » - mais non monotone -, et enfin légèrement

mélancolique « à cause de la fragilité de tout ». Cette poésie-musique ne relève pas d'un

instrument personnel d’expression ou d’explication : elle précède la raison ou même le

sensible pour se situer « dans une sorte d’antériorité soustraite au temps qui est au cœur

de l’illumination subite »1025, comme l’écrit Roger Munier à propos du haïku. Pour le

poète, la parole est née d'une attirance irrésistible de l’homme pour la beauté, dont il se

charge de compenser la « fragilité » par la consistance de mots. Jaccottet pense à des voix,

très rares, qui savent produire une telle musique : « Racine quelquefois, Pétrarque,

Góngora par éclairs, Labé ? Daniel ? Scève ? »1026 . Ceux-ci, évoqués sur un mode

interrogatif ou presque, ne se présentent pas comme des exemples absolus, mais sont

considérés plutôt comme des « astres » lointains et « épars »1027 qui n'éclairent que

faiblement le chemin de la poésie que chaque poète devait frayer tout seul.

Vu la relation « essentielle » que Jaccottet a noué avec la musique depuis la jeune

enfance, on comprend facilement son choix d’évoquer l’idéal poétique dans un langage

musical. Initié très tôt aux œuvres de Wagner et de Beethoven par la tant Lily Kautzch,

1022 Jean-Marc Sourdillon, notice d’Éléments d’un songe, op.cit., p. 1403. 1023 « Mars 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 358. 1024 « Janvier 1959 », Ibid., p. 339. 1025 Roger Munier, avant-propos de Haïku, p. IV. 1026 « Janvier 1959 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 339. 1027 D’autres astres, plus loin, épars, tel est le nom que Jaccottet donne à une anthologie des poètes européens du XXe siècle choisis par lui-même.

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« passionnée (à l’excès) par l’univers germanique »1028, Jaccottet a connu plus tard le

« choc » des Passions de Bach dans une église lausannoise et encore celui, « jubilatoire »,

« des concertos pour clavier de Bach avec le grand Edwin Fischer »1029. Par ailleurs, il a

eu une expérience de vraie révélation, « initial[e] d’une passion qui l’accompagnera toute

sa vie1030 », en 1947, en assistant à un concert de l’Orchestre de chambre de Lausanne où

il a découvert Monteverdi et un de ses plus beaux madrigaux. Dix-sept ans plus tard,

dans une note de La Semaison, le poète revient sur ce choc « jamais oublié » :

Monteverdi : c’est de la flamme qui se change en ornement sans cesser de brûler. Cela donne, plus qu’aucune autre musique, une idée de feu, de nuit et d’astres. […] plutôt qu’il ne descend une pluie d’or sur la nudité, c’est, dans ces airs, comme si du corps, de la substance, de l’épaisseur colorée, veloutée, s’élevait jusqu’au point extrême du ciel une puissance transfigurante, […] (p. 380).

Selon Jaccottet, la musique, encore plus directe et plus performante que la

poésie, permet d'unir l’homme au ciel et au divin. Cette dimension sacrée et aérienne de

la musique est reprise par l’écrivain lors de l’élaboration de la « Chronologie » pour la

version Pléiade qui est lui est consacrée : « Il m’arrive de penser que certaines œuvres

musicales, les Variations Goldberg, tel Intermezzo tardif de Brahms aussi bien, sont comme

des nids tressés avec le plus grand art pour qu’y éclosent encore, à nouveau et toujours,

ce qu’on a appelé des dieux »1031. La présence du sacré qui transparaît à travers ces

musiques est nettement distinguée de celle dont se réclament certaines religions perverties

par des mensonges. La musique permet l’envolée de l'âme et l’émancipation de l’esprit

tandis que la religion impose souvent le fardeau. Le pouvoir élévateur de la musique

repose sur l'énergie intérieure de l’homme, émanant « du corps » et « de la substance »,

alors que la religion recommande d'attendre des secours de l'extérieur, comme l’illustre

bien cette image de la « pluie d’or » évoquée par le poète.

3. L’écriture « cosmique » de Jaccottet

3.1. Les « notes-graines »

Dans une lettre à Roud écrit au même temps de la parution d’Éléments d’un songe,

Jaccottet fait part au poète de Carrouge de son projet de tenir un journal tout au long de 1028 Chronologie, op.cit., p. XL. Il s’agit des « interventions de l’auteur » « restituées entre guillemets ». 1029 Ibid., p. XLVI. 1030 Ibid. 1031 Ibid.

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la vie : « Peut-être, faudrait-il le lire comme un Journal avec ses hauts et ses bas. C’est

d’ailleurs sous cette forme que j’imagine, vaguement encore, mon prochain livre. Ne pas

craindre de faire se succéder, se mêler poèmes et proses, comme dans l’opéra il y a des

préparations un peu plates ou froides, et de grands airs qui n’en paraissent que plus

beaux »1032. Dès lors, le poète de Grignan ne s’obstine plus à reproduire le modèle

mallarméen qui est traversé souvent d’un souffle soutenu ; il se détente en trouvant une

sorte d’issue dans la forme de notes qui lui convient sans doute le mieux. Il remet en

cause certains préjugés de sa jeunesse lausannoise où « le carnet tout autant que le

Journal » étaient vus comme « des façons trop ostensiblement littéraires de se rapporter

au quotidien »1033, et commence à tenir un carnet de notes à partir des années 1950.

Les titres de livres de Jaccottet renseignent sur l’état fragmentaire de son

écriture : Eléments d’un songe, La Semaison, Taches de soleil, ou d’ombre, Notes du ravin, etc.

La langue se morcèle et s’éparpille comme pour mimer le processus de la dissémination.

D’ailleurs, c’est sur ces « pauvres gouttes d’encre », autant de « larmes noires qui

tremblent et brillent un peu, avant de tomber » que repose la « théologie de la lumière »

de Jourdan, ce qui n’est pas sans rappeler les « taches de soleil » de Jaccottet. Ces mots

qui ne pèsent pas plus que l’air, guident et soutiennent l’esprit du poète. Ils mettent de

l’ordre dans le chaos et contribuent à « cosmiser » le monde : « Tout le perdu, le

misérable, le gris, bref la fatigue plus ou moins visible de ce bas monde, j’essaie de la

reconduire vers un sens, de la transfigurer », écrit Jourdan en évoquant la fonction

cruciale des notes1034. Si les deux poètes, en passant par de nombreuses formes, adoptent

enfin celle de fragments1035, vue comme « l’une des expressions les plus originales de

[leur] recherche poétique »1036, il ne s’agit pourtant pas d’un choix personnel, mais de

quelque chose qui est décidé en avance et écrit dans le « Livre du destin ». Cette écriture

s’est formée naturellement chez eux, comme poussée en eux : « le fragment s’est imposé,

a poussé en moi comme des bourgeons éclatés, car quand on écrit, on est écrit, en vérité,

on est mu par des forces profondes, par tout un magma qui vous fait accoucher de

1032 Cité par Jean-Marc Sourdillon dans la notice d’Éléments d’un songe, op.cit., pp. 1399-1405. 1033 Hervé Ferrage, notice de La Semaison, op.cit., p. 1409. 1034 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », in Pierre-Albert Jourdan, op.cit. p.108. 1035 Voir Jourdan, ibid., p.109 : « J’ai traversé beaucoup de strates d’écriture avant d’en arriver là : le poème, le verset, la prose poétique, le roman, le conte… Et il m’est apparu finalement que ma distance, ma forme était le fragment, le texte bref, avec sa qualité de tension spirituelle et ses breaks qui laissent entrer l’air par tous les bouts. » 1036 Hervé Ferrage, notice de La Semaison, op.cit., p. 1409.

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structures, de formes particulières, de continents inconnus »1037. Les mots épars du poète,

tout comme ceux d’enfant, balbutiés, relèvent d’une expression des plus directes, plus

franches et plus intérieures, qui s’écrivent au plus près de l’être de l’auteur, qui restent

encore chaud après l’« accouchement », d’où sa force d’émouvoir.

3.1.1. Une œuvre « en chemin »

« Ces premières "observations" sont des notes, avec tout ce que le mot suppose

d’hésitant et d’altérable, en vue d’une étude sur la Métamorphose poétique » (p. 25).

Cette phrase d’ouverture d’Observations où le poète s’essaie pour la première fois aux

notes journalières, indique le caractère inachevé de l’œuvre ou pour mieux dire,

« interminable », car elle est et sera toujours « en chemin » - empruntons ce mot employé

par Heidegger pour qualifier ses propres œuvres. L’incertitude, l’hésitation, l’anxiété,

toutes ces émotions considérées autrefois comme énergies négatives et qui ont amené le

poète suisse à haïr chaque mot qu’il déposait sur page, se sont transformées en ses alliés

après qu’il a adopté l’écriture fragmentaire. Elles poussent l’œuvre à évoluer avec le

temps et l’inscrivent dans le mouvement de la réalité, et surtout dans cette

« Métamorphose poétique » que Jaccottet souhaite observer en la rendant visible

justement à travers cette écriture souple, toujours en cours de renouvellement. Si le poète

de Grignan se sent toujours proche de Jourdan, ce n’est pas seulement pour le peu de

distance géographique qui sépare leur maison, mais surtout pour une proximité au

niveau de l’esprit1038. Les deux poètes qui vouent une passion commune et constante à la

forme de fragments, partagent un même « chemin » qui n’en est presque pas un, comme

le décrit Jourdan dans son entretien : « à partir d’un très incertain moment, plus de

pancarte, plus de route, plus de chemin, car l’infini n’a pas de but. Un but est une limite.

1037 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p.109. 1038 En parlant de Pierre-Albert Jourdan, Jaccottet éprouve souvent un sentiment d’intimité naturel. Il s’agit moins d’un respect « à distance » que d’une camaraderie. Le poète de Grignan est saisi d’euphorie lorsqu’il découvre cette âme-sœur qui sait sans doute mieux exprimer ce à quoi il pense lui-même. En évoquant Fragments et L’Angle mort, il avoue : « ces livres me sont proches au point que je voudrais les avoir écrits, que je suis presque dépité, par moments, d’en avoir été incapable. » Voir Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 277. D’ailleurs, ces quelques livres posés sur la table de Jourdan, où l’on trouve non seulement les auteurs chers à Jaccottet mais aussi ses propres œuvres, laissent voir combien ils sont proches l’un de l’autre : deux tomes des Carnets de Joubert, les Journaux de voyage de Bashô, la bible des Philosophes taoïstes, La Semaison de Philippe Jaccottet, les Ecrits de Gustave Roud. Voir Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p.110.

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Continuons à errer… »1039. Au lieu d’emprunter un chemin facile, les deux poètes sont

déterminés à se frayer un passage « à travers les rochers ». C’est pourquoi, si souvent, ils

bégaient, tâtonnent, trébuchent, mais ne renoncent guère à l’aventure, conscients que

leurs œuvres qui s’approchent parfois du balbutiement prennent plus de sens qu’une

parole rapide qui ne laisse pas de trace sur terre, ainsi que le dit Jourdan :

Et mes fragments sont plutôt des tâtonnements qui se reconnaissent comme tels, des chrysalides, des peaux mortes qui tombent, des mues que je laisse s’arranger comme les plantes dans ce jardin sauvage qui nous entoure ici, qu’ils s’agissent de médiations sur la mort comme dans L’Angle mort ou bien sur la nature comme L’Entrée dans le jardin1040.

Les « mues » ou les « peaux mortes » auxquelles Jourdan compare ses textes sont

pourtant porteuses d’espoir, faisant penser aux corps nouveaux qui naissent à partir des

« chrysalides ». Il s’agit d’une écriture qui se renouvelle avec le temps, qui ressuscite

d’innombrables fois, qui ne se permet pas de tomber dans l’oubli et de se faire rejeter par

« l’univers amnésique ». Cette forme qui mime la fragilité du monde est justement contre

celle-ci. Les recherches de Christine Lombez montrent que l’écriture de La Semaison obéit

à « une logique analogue en suivant le rythme des jours, des mois et des années » et

s’inscrit dans « l'économie d'un "éternel retour" » 1041 . S’effaçant et se renouvelant

régulièrement avec le temps à la manière des éléments de la nature, cette écriture est plus

durable, plus vivace que d’autres formes qui ont l’air plus solides. C’est pourquoi Jourdan

nous dit que « le journal est une manière de s’inscrire non pas dans le seul instant, mais

dans la durée »1042. L’écrivain, en enregistrant ce que la vie comporte de fragile et

d’éphémère, découvre que c’est là que réside le secret de l’éternité. Il n’y a pas de vrai

point final dans cette écriture. L’impression des choses ne reste pas figée, mais se met à

jour à chaque fois que l’auteur y revient, comme Jaccottet le dit à propos de Jourdan :

Souvent, quand il s’essaie à saisir sans l’éteindre la lumière des choses, il procède par touches et retouches juxtaposées qui finissent par dessiner une figure un peu à la manière des écailles de l’aile des papillons. Il nomme, il désigne, mais de façon telle que les choses nommées, loin d’en périr, apparaissent. Il recense les signes, inlassablement ; et inlassablement, il en tire des leçons1043.

Ces mots que Jaccottet consacre à Jourdan, peuvent très bien s’appliquer à lui-

même. Cette écriture à l’image des écailles, n’est-elle pas mêmement chère au poète de

Grignan, qui prend et reprend les choses, ou, pour mieux dire, les apprend et les

1039 Ibid., p. 109, parole de Jourdan enregistrée par Yves Leclair. 1040 Ibid.,108. 1041 Christine Lombez, Transactions secrètes, op.cit., p. 87 1042 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p.109. 1043 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 282.

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réapprend, par crainte de les emprisonner dans les mots figés. Ce que dit Jaccottet dans le

texte liminaire de Paysages avec figures absentes, est révélateur sur sa façon de travailler :

« Je n'ai jamais cessé, depuis des années, de revenir à ces paysages qui sont aussi mon

séjour » (p. 463). Le verbe « revenir » renseigne sur comment le poète approche ces lieux

qui lui sont chers : il n’y demeure pas de manière durable, mais y retourne par

intermittence. Le mot de « séjourner » est sans doute plus juste plus caractériser son mode

d’habiter les lieux, comme invite à le penser la définition donnée par Le petit Robert du

mot « séjourner » : « rester assez longtemps » en un lieu « sans toutefois y être fixé »1044.

Pour Jaccottet, les paysages de Grignan sont à découvrir et à redécouvrir sans cesse, car

le « centre » dont ils indiquent la direction est en mouvement, et son accès n’est que

temporaire. C’est pourquoi le geste de « revenir » est vital : seule une fréquentation

continue permet d’aborder cette terre taciturne qui garde jalousement son secret. Le poète

n’a d’autre choix que de « revenir » plusieurs fois aux mêmes lieux et aux mêmes objets

pour « s’approprier ce que le pays a de plus secret »1045 « pour y fonder sa demeure

propre »1046 . L’expérience de « revenir » se traduit dans son texte par des reprises

constantes qui rappellent l’image des « écailles » que Jaccottet évoque pour qualifier le

travail de Jourdan. À propos de ces « reprises », Jaccottet a pris soin de préciser qu’il ne

s’agit « pas de simples répétitions », mais d’« une découverte chaque fois surprenante »1047

qui permet de voir les choses les plus familières sous un éclairage nouveau. S’il aime

comparer la création littéraire à la dissémination, ce n’est pas seulement pour une

analogie au niveau de l’apparence, mais surtout pour la promesse que des notes-graines

portent en elles. Ainsi, La Semaison lui paraît être un « recueil de graines légères, pour

replanter, essayer de replanter "la forêt spirituelle" »1048. Les mots qu’il fait naître sur la

page ne sont pas destinés à y rester immobiles – c’est-à-dire morts, mais sont censés

germer, pousser, et éventuellement fleurir.

Revenons encore sur le mot de « revenir » et constatons que celui-ci implique

deux mouvements en sens inverse : l’éloignement de l’objet dans un premier temps et son

rapprochement dans un second temps. Le premier geste est aussi important que le

deuxième, car le poète sait qu’il est inutile de rester longtemps devant « la porte fermée »

1044 Le petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, dir. Jozette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, le Robert, 2015. 1045 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 17. 1046 Ibid. 1047 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 469. 1048 Voir Philippe Jaccottet, La Semaison (carnets 1954-1979), Paris, Gallimard, 2011, quatrième de couverture.

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derrière laquelle se cachent « toute couleur » et « toute vie »1049. S’éloigner, c’est pour

mieux revenir. En attendant, le promeneur prend le temps de se faire rafraîchir l’esprit et

le regard : « J'ai pu seulement marcher et marcher encore, me souvenir, entrevoir,

oublier, insister, redécouvrir, me perdre », dit Jaccottet dans Paysages avec figures absentes

(p. 464). Les yeux intérieurs s’ouvrent par intermittence au monde, en fonction du

rythme de la marche. Cette promenade qui est devenue un rituel dans la vie du poète, lui

procure non seulement un nouveau regard mais surtout une écriture « vivante » qui

évolue avec le temps et s’avère capable de « nommer ce qui se perd »1050 : « J'ai vu ces

choses, qui elles-mêmes, plus vite ou au contraire plus lentement qu'une vie d'homme,

passent » (p. 464).

Pour le poète, il est crucial de maintenir le bon mouvement de l’écriture. S’il ne

veut pas faire de son œuvre un « cadastre de ces contrées » ni « leurs annales », c’est parce

que « ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères » : « sous prétexte d'en

fixer les contours, d'en embrasser la totalité, d'en saisir l'essence, on les prive du

mouvement et de la vie ; oubliant de faire une place à ce qui, en elles, se dérobe, nous les

laissons tout entières échapper » (p. 464). C’est pourquoi, au moment d’approcher les

choses, Jaccottet commence toujours par se débarrasser des habitudes de pensée qui les

enferment, ce qui n’est pas sans rappeler ces mots de Gilles Deleuze : « La peinture ne

peint pas sur une toile vierge, ni l'écrivain n'écrit sur une feuille blanche, mais la page ou

la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu'il faut d'abord

effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d'air issu du

chaos qui nous apporte la vision »1051. C’est sans doute pourquoi l’œuvre jaccottéenne

n’est jamais achevée, mais se présente comme le reflet d’un « équilibre » intérieur,

« toujours à refaire », « entre ordre et désordre », puisque la vie même est un

« mouvement », qui « se construit au fur et à mesure dans son dynamisme en dépit de nos

tentatives de le figer »1052. Ainsi, pour lui, la poésie se doit moins d’« arracher le périssable

au temps », « comme on le croit souvent », que d’« intégrer l’éphémère, l’ombre, la ruine,

pour saisir la profonde, l’unique réalité »1053.

1049 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op. cit., p. 425. 1050 « « Quel souci y a-t-il dans le poème, sinon de nommer ce qui se perd ? » […] « Nommer ce qui se perd », donc, parce qu’il n’y a pas de réalité pour nous qui n’inclue la mort. » Voir Philippe Jaccottet, « Vers le "vrai lieu" », L’Entretien des Muses, op.cit., p.332. 1051 Gilles Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. 1052 Jean-Pierre Klein, Penser l'art-thérapie, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 313. 1053 Philippe Jaccottet, « Vers le "vrai lieu" », L’Entretien des Muses, op.cit., p. 332.

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Cette volonté d’« intégrer l’éphémère » n’est pas loin de la philosophie orientale

qui met en avant l’idée d’un « monde flottant ». On s’étonne de voir combien sont

proches les textes de Jaccottet et les Notes de chevet de Sei Shônagon1054. L’amour de la

nature chez celle-ci et l’attention qu’elle porte « aux plus subtiles variations d’humour des

êtres », « à la fragilité des choses », auraient très bien touché le poète suisse qui vient dix

siècles après elle. Pour le Japon, pays où règne une « esthétique de l’impermanence », les

choses éphémères sont « propres à émouvoir » (« mono no aware »), telles que la beauté des

femmes, les fleurs de cerisiers, les feuilles d’érable à la première neige : tous ces dons de

la nature sont dignes de respect et d’amour1055.

On remarque en plus une ressemblance entre l’œuvre de Jaccottet et celle de

Sengaï1056. Malgré la distance géographique et l’écart temporel qui les séparent, les deux

intellectuels vouent une passion commune au « périssable ». Ils célèbrent la coïncidence

entre une réalité éphémère et un « meilleur de soi » qui surgit soudain pour répondre à

cette réalité. En fait, la peinture zen de Sengaï, en refusant « toute réalité permanente aux

êtres et aux choses », exprime l’essence de la pensée bouddhique : « rien ne possède une

nature propre, les prétendues réalités du monde sont transitoires, elles se succèdent et se

confondent sans qu’on puisse les capter dans les mailles d’une définition »1057. Ces lignes

nous aident à comprendre le choix de fragments par Jaccottet, lequel n’est confirmé que

lorsque le poète commence à envisager autrement le temps, sous une forme continu et

cyclique. « Tant que je présume que le temps passe à sens unique, je ne puis jamais saisir

le sens de l’inachevé »1058, dit un autre maître de zen, Dogen. À l’instar de la peinture de

Sengaï, l’œuvre jaccottéenne a une forme moins spatiale que temporelle, où les mêmes

thèmes sont sans cesse repris pour donner lieu à de nombreux exemplaires, comme le

précise Nelly Delay dans Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère :

Il n’existe pratiquement pas chez lui d’œuvre isolée, mais des séries, de la même façon que, pour le bouddhisme, l’apparente individualité de chaque chose ou être se résout en une série (samtâna) de phénomènes physiques, biologiques ou psychiques unis à titre précaire, qui se succèdent, se mêlent ou se répètent. Dans un tel art, le tableau n’existe pas, à

1054 Sei Shônagon est une femme de lettres japonaise connue pour ses Notes de chevet, qui constitue, avec Le Dit du Genji, deux chefs-d’œuvre de la littérature japonaise de l'époque de Heian (IXe – XIIe siècles). 1055 Voir Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., pp. 27-28. 1056 Moine japonais (1750 - 1837) de l’école de Rinzai, connu pour ses enseignements et ses œuvres de peinture sumi-e. 1057 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., p. 120. 1058 Nelly Delay, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, op. cit., p. 79.

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la façon des nôtres, comme un objet : c’est quelque chose qui arrive et qui s’efface derrière un autre tableau également passager1059.

Appartenant à un certain point de l’espace et du temps, les mots d’un poète ou

les touches d’un peintre ne peuvent, tout naturellement, couvrir la totalité de la réalité, et

en reflètent, au mieux, une part très limitée. L’apparence fragmentaire et passagère de

l’écriture de fragments est décidée, au fond, par la même apparence que revêt le monde.

N’étant pas destinés à être éternels, les mots de Jaccottet comme ceux de Jourdan sont

d’une légèreté aérienne et presque divine, qui apparaissent pour ensuite disparaître sans

bruit, ainsi que le dit Jourdan : « Le fragment, c’est une écriture qui saisit et creuse le plus

petit tremblement sur le visage du temps et qui, comme la bougie vacille dans la nuit,

s’efface au fur et à mesure, tracé en décomposition que laissent les pas derrière vous,

avant que le vent et la poussière ne les recouvrent »1060.

3.1.2. La Semaison : livre de la « cosmogonie »

Les carnets de La Semaison participent du projet jaccottéen d’inscrire la pratique

poétique dans l’ordre du cosmos, comme en témoignent le choix du titre et l’écriture de

notes qui mime littéralement ce processus végétal. Dans une des premières notes, le poète

contemple longuement les roseaux qui se reproduisent : « Les roseaux : comment leurs

épis veloutés se déchirent, laissent échapper lentement un flot de graines, un jabot, dans

le plus absolu silence » (p. 336). S’émerveillant devant cette image où la nature se

régénère sans peine, le poète pense inévitablement au même acte dans le monde humain

marqué par la douleur : « L’accouchement humain : plaintes, sang » (ibid.). Une ligne de

démarcation est tracée entre le monde végétal et celui de l’homme, d’où le soupire de

Novalis qui retentit aujourd’hui encore à nos oreilles : « Eloignement infini du monde des

fleurs ! »1061. Au lieu de se conduire en « mères tourmentées », les roseaux qui disséminent

en confiant leurs graines au vent sont autant de danseuses allègres, pour qui

l’accouchement apporte moins la douleur que la joie. Aux cris et au sang des mères

humaines, les roseaux maternels opposent un « silence absolu » et une « lenteur douce »

(p. 336), donnant ainsi leçon d’une « belle régénération » qui traverse l’ensemble de

l’œuvre jaccottéenne : « Semaison : Dispersion naturelle des graines d’une plante ». Cette

définition donnée par le Littré du mot « semaison » constitue l’épigraphe de tous les

1059 Ibid., p. 120. 1060 Pierre-Albert Jourdan, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p. 109. 1061 Novalis cité par Jaccottet dans La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 349.

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volumes de La Semaison parus chez Gallimard avant d’être réunis sous le même titre. On

voit que la définition tourne autour du thème de la « naissance », dont le sujet est

« graine » et la forme « dispersion ». On pourrait ainsi lire La Semaison comme un livre de

« cosmogonie », placé tout entier sous le signe de la vie et de la régénération sans pour

autant exclure la mort qui « se change alors en un principe de vie »1062. Cette écriture n’est

pas « anti-mort », mais s’oppose à la peur de la mort et à la perception erronée de celle-ci

chez l’homme moderne.

Ce livre qui sème des « notes-graines » en les inscrivant « dans l’évidence sereine

d’un processus végétal »1063 exprime un idéal poétique ou même social chez Jaccottet où

« la culture deviendrait nature »1064. Les fragments saisissent les meilleurs moments de la

vie et les représentent dans l’état initial de « pointillé », c’est-à-dire discontinus, dans le

but de répandre des graines de joie et d’espoir dans notre existence modeste. Jourdan

nous dit que cette écriture est « un travail sur soi, d’abord », « une façon de racheter la vie

courante » et « de ravauder le vêtement de l’incomplétude, comme le pigeon qui pique

quelques miettes sur le trottoir »1065. Ces fragments, à l’intérieur desquels se préservent

quelques rares éclats de notre monde au bord de la destruction, constituent « le tremplin

de l’oubli au-dessus d’une vie, d’une existence creuse »1066, et nous permettent de ne pas

succomber à la tentation du nihilisme. Ces mots épars qui paraissent sans poids sont à

même de rendre la dignité à l’homme rampant par terre et de lui restituer une vie

correcte, ainsi que l’écrit Jourdan : « Je dirais plutôt que l’écriture est une canne, une

canne droite, en buis, qui me permet de vivre plus dignement, je veux dire non pas au-

dessus de la mêlée, mais comme un être humain »1067.

Cette écriture aide à vivre et « rouvre l’accès au monde »1068. En constatant que

chez Rilke, « le besoin d’écrire a été lié » « à une nécessité jugée urgente » et « s’est

confondu avec le besoin de vivre »1069, Jaccottet pense sans doute à lui-même et à tant

d’autres confrères pour qui écrire est avant tout une nécessité vitale, « une façon de

respirer mieux, ou moins mal ». Il n’a cessé de semer des mots, tout en sachant que ceux-

ci ne vont pas tous donner de fleurs, comme Novalis l’enseigne : « Des fragments de ce 1062 Hervé Ferrage, notice de La Semaison, op.cit., p. 1413. 1063 Ibid., pp. 1408-1419. 1064 Ibid., p. 1411. 1065 Pierre-Albert Jourdan, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p. 111. 1066 Ibid., p. 112. 1067 Ibid. 1068 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 278 1069 Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même, op. cit., pp. 52-53.

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genre-ci sont des semences littéraires : il se peut, certes, qu’il y ait dans leur nombre

beaucoup de grains stériles, mais qu’importe, s’il y en a seulement quelques-unes qui

poussent ! »1070 La leçon de Novalis est décisive dans la conversion aux notes chez

Jaccottet. En consignant ces mots de Grains de pollen dans son premier « journal »,

Observations, Jaccottet retient du poète allemand « la valeur séminale ou générative du

fragment », ainsi que le remarque Hervé Ferrage : « les notes préparent tout à la fois une

littérature à venir et une façon inédite ou peut-être oubliée d’habiter la terre ; elles se

veulent moins les ébauches d’une œuvre personnelle que des ouvertures prometteuses

vers un avenir capable de porter fruit »1071.

3.1.3. La forme de l’écriture qui mime la forme du monde

L’écriture fragmentaire accueille en son sein le « présent éternel » et restitue le

caractère durable à des instants de la vie qui sont pris pour être éphémères. Pour Jourdan

qui est allé loin « dans l’ordre de la communauté »1072, de son propre aveu, comme pour

Jaccottet qui aime s’effacer dans son œuvre pour y laisser apparaître entièrement le

monde, l’écriture idéale est imaginée sous forme de la « maille », tissée « du vent » peut-

être, qui laisse pénétrer quelques rayons de l’être et qui les retient, l’espace d’un instant,

dans ses « nœuds d’air », comme nous le dit Jourdan : « l’écriture fragmentaire permet de

tisser, de repriser, d’entrelacer les thèmes, comme, par exemple, dans la musique

sérielle… »1073.

Cette écriture discontinue sait « laisser l’initiative » à « l’Autre » et

« s’interrompre pour écouter »1074. La légèreté et la porosité sont importantes par Jourdan

comme par Jaccottet, préférant aux textes solidement construits ces « Pointillés de l’âme,

lignes de fuite qui noircissent très peu le papier, mais qui aèrent et permettent une

véritable hygiène mentale »1075. Yves Leclair, pour qualifier les fragments de Jourdan,

évoque l’histoire que rapporte Lie-Tseu à propos de tablettes en bambou : « de même que

l’on joignait un morceau de tablette à un autre pour déchiffrer le message ou pour

autoriser le passage d’une frontière ou d’une porte dans la Chine ancienne, de même un

1070 Novalis, Grains de pollen, p. 114, cité par Jaccottet dans « Observations II », Observations, op.cit., p. 52. 1071 Hervé Ferrage, notice de La Semaison, op.cit., p. 1410. 1072 Voir Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. pp. 106-107. 1073 Ibid., pp. 110-111. 1074 Ibid., p. 111. 1075 Ibid., p. 111.

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fragment (plus généralement un livre de fragments) constitue un phénomène particulier

qu’il faut compléter par la réflexion, l’expérience intérieure et existentielle »1076. La maille

où se laisse prendre une parole éparse rappelle l’image du « cosmos-tissu » qui hantait

l’imaginaire primitif. Le « blanc », ou pour mieux dire, les morceaux de « blanc », que le

poète ménage à l’intérieur de son œuvre, sont autant de portes que les mots entrent et

ensuite sortent pour prendre un nouveau visage. Ils connaissent une sorte de

métamorphose à travers le baptême du « blanc ». Au sein de cette structure « spongieuse »

de l’écriture fragmentaire, les mots sont plus libres et plus riches de sens, entraînant

l’esprit plus loin que le roman ou la prose. Ces formes mieux construites et plutôt

achevées ressemblent parfois à des palais somptueux et vides, où leurs auteurs demeurent

fermés sur eux-mêmes. En revanche, les fragments de Jaccottet ou de Jourdan se

rapprochent plutôt de ces « bergeries basses », c’est-à-dire « un lieu dont l’ordonnance est

souple, les murs poreux, la toiture légère »1077, où le dedans n’est pas séparé du dehors.

Cette écriture se propose comme un lieu de rencontre idéal où plusieurs vies

s’entrecroisent, s’enchâssent, et s’échangent.

En fait, la forme de fragments ou de notes est éminemment cosmique parce

qu’elle reproduit en soi la forme du monde qui est lui-même poreux ou troué, comme

Jourdan l’évoque toujours dans son entretien avec Yves Leclair : « Ce monde où nous

errons, le plus souvent angoissés, quelques fois jubilants, est plein de trous. Il y a tous

ceux où l’on peut tomber, celui où l’on ne doute pas qu’on tombera un jour; mais il y a

aussi les trouées par où afflue une lumière surprenante; et il arrive qu’on se demande si ce

ne sont pas les mêmes »1078. À la différence de la « maille » des mots, qui retient les éclats

de la vie et qui nous empêche de tomber, l’autre « maille », celle du monde, est sournoise,

qui se tend comme une sorte de piège. L’« effroi de perdre l’espace » qui obsède le poète

de Grignan n’est pas étranger à Jourdan qui, sensible lui aussi à l’impermanence du

monde, s’exprime à ce propos dès son premier livre, La langue des fumée : « Les demeures

nous n’y pouvons songer »1079. Ainsi, dans son texte consacré à Jourdan, Jaccottet le

rapproche du philosophe perse : « Je crois que Jourdan aimerait ces lignes de

Sohravardi : « Ô David ! c’en est fini pour moi des demeures. J’habite chez ceux dont le

1076 Ibid., p. 109. 1077 « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op.cit., p. 756. 1078 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p. 108. 1079 Cité par Jaccottet dans « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 278.

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cœur est brisé. » Car son jardin n’escamote pas l’ombre »1080. Cette écriture fragmentaire

chez les deux poètes accueille en son sein le plus innommable de la vie. Encore une fois,

elle ne relève pas d’un choix délibéré de la part des auteurs, qui y sont acculés plutôt par

« notre ère atomique » qui, en proie à la ruine, fait que la langue s’émiette à son tour.

Pourtant, cette langue émiettée, plus que tant d’autres qui sont apparemment nobles ou

cohérents, se présente comme un des remèdes aux problèmes de la modernité. Plus elle

est brisée, plus elle est résistante ; son morcellement est son arme même qui la protège et

qui l’empêche d’être réduite au néant. À partir de la terre inhabitable, les poètes

cherchent à « bâtir » une œuvre qui est susceptible de les abriter, ainsi que Jourdan

l’avoue : « Mes livres de fragments ne consistent pas seulement à retrouver un paradis

terrestre, ni à reconstruire ici-bas un royaume d’existence. Je n’oublie pas, je ne laisse pas

de côté tout le négatif, tout l’obscur, le non-sens de ce monde. Je le traverse au contraire

sans cesse. Le fragment, son écriture brisée (à la lettre !) par la mort, en est la preuve plus

ou moins exactement l’épreuve… »1081.

3.2. Problème de l’image

3.2.1. Peinture et paysage

A l’instar du jeune Hölderlin saisi de stupéfaction devant le Rhin « dans son

majestueux repos », le poète de Grignan se laisse toucher par la beauté du ciel lors d’une

promenade avant la tombée de la nuit, qu’il note ensuite dans Paysages avec figures

absentes. L’image le renvoie, « sur l’instant », à une toile de Lucas de Leyde intitulé Loth

et ses filles, représentant une sorte d’« incendie » à l’arrière-plan (p. 467). Le

rapprochement immédiat entre le paysage et la peinture est facilement justifiable chez le

poète qui en a connu une « expérience analogique », de son propre aveu. Lors de son

entretien avec Sébastien Labrusse, Jaccottet nous révèle que la peinture n’est entrée que

relativement tard dans sa vie, à la suite de son mariage avec Anne-Marie et surtout de

leur installation à Grignan où il a eu des « rencontres inattendues » et « prodigieuses »

dans la nature, en redécouvrant des choses simples de la vie et tout ce qu’il n'avait pas

regardé quand il était adolescent1082. Dans ce sens, Grignan est pour lui un lieu de l’éveil

à la beauté de la nature, où ses yeux s’ouvrent véritablement à la vue ainsi qu’à la vision. 1080 Ibid., p. 284. 1081 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. p. 108. 1082 Philippe Jaccottet, Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., p. 14.

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Il semble qu’un « troisième œil », celui de la « connaissance », paraît au front du poète et

éclaire pour lui le visible aussi bien que l’invisible. Chaque croisement de regards donne

occasion de renaître au regardé et au regardant, entre lesquels passe un courant d’énergie

revitalisante.

Les émotions, que j'ai éprouvées face à certains tableaux ont été vécues d'une manière analogue à celles que j'ai ressenties en marchant dans la campagne : elles ont été d'autant plus fortes qu'elles étaient inattendues, donc saisissantes1083.

Les images réelles et les images peintes remontent à une source commune dont

le poète tente de s’approcher avec patience. Ayant « longtemps cherché sans trouver », il

éprouve une joie particulièrement en trouvant « sans chercher ». Les choses simples

commencent soudain à lui « parler en profondeur ». Il envie parfois aux peintres la force

et l’exactitude avec lesquelles ils représentent le monde, et surtout ce ciel, « s’offrant à la

fois et se dérobant au cœur » : « je ne saurais expliquer autrement ni ce qu’ont poursuivi

tant de peintres […], ni le pouvoir que le monde exerce encore sur eux et, à travers leurs

œuvres, sur nous » (p. 463). Il s’arrête longuement sous ce ciel plein d’énigmes, tel le

« sphinx affleurant », et prend le temps d’admirer tous ses détails, afin de les reproduire

sur une page blanche à la manière des peintres :

[…] le ciel avait des couleurs de tableau ancien, rose et or, à peine réelles. C’était d’abord, le long de la ligne d’horizon, une bande dorée, puis, au-dessus de celle-ci, un cercle rose, ou l’épanouissement d’une rose, ou mieux un poudroiement rose tendant confusément au cercle. Alors qu’en bas le paysage fonçait, ne gardant pour toute clarté que les champs couleur de paille, de grandes étendues de paille humide. Un paysage couleur de paille et de fumier, une grande écurie glacée (p. 467).

La peinture et l’écriture ont un objectif commun, celui de sauvegarder la vérité

captée par les yeux, afin que les images éphémères du monde visible échappent à la

poursuite du temps et se stabilisent sur des supports durables tels qu’une toile ou une

page. Nous songeons à ces mots de Roger-Gilbert Lecomte qui ont laissé une influence

prolongée chez Jaccottet : « exprimer la vision, pour trouver des mots justes qui ne

l’obscurcissent pas, mais la rendent communicable, c’est-à-dire profitable à tous »1084.

Soucieux de la correspondance entre le fait et le dit, le poète de Grignan se montre

chaque jour plus exigeant sur la justesse de son expression : « Et là au-dessus, encore une

fois, comment dire, comment ne pas trahir ce qu’on a vu, au bas du ciel, cette lumière

rose et or ? » (p. 467). Bien que la légitimité des images soit très souvent mise en question,

le poète ne peut pas se résoudre à cesser d’y recourir. Selon Bachelard, l’appartenance de

1083 Ibid., p. 15. 1084 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., pp. 330-331.

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l’homme « au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être » que son

appartenance « au monde des idées ». Toutes les études sur les images poétiques du

philosophe français ont pour but d’attirer l’attention sur la faiblesse des explications

rationnelles. Le poète de Grignan, malgré sa réticence envers les surréalistes à cause de la

notion de « l’inconscient » qu’ils mettent en avant1085 et surtout de leur « abus de

l’image », apprécie pourtant les images de Breton qui dessinent chez lui « le tracé d’une

constante » et qui revêtent « une beauté magique » :

Libres, certes, les images de Breton les resteront jusqu’à la fin ; mais somme toute, il aura rapidement renoncé aux ruptures provocantes qui ont conduit tant de poètes de moindre envergure à sombrer dans l’incohérence1086.

Contrairement à la plupart des surréalistes qui cherchent parfois simplement à

surprendre le lecteur par la combinaison des images éloignées, Breton « s’en tient à une

certaine rigueur, la logique contrant la trop grande liberté analogique »1087, écrit Christine

Dupouy dans La Question du lieu en poésie. On constate que Jaccottet voue également une

admiration à deux « poètes de soleil » qui dévoilent pleinement la puissance de l’image.

Celle-ci, au lieu d’aller à l’encontre de la raison, se présente comme « armée de raison, en

vue d’agrandir, enrichir, animer la raison »1088. Mais la question de l’image reste toujours

ambiguë chez Jaccottet qui s’en méfie tout en résistant mal à sa tentation.

3.2.2. Le danger des images

Afin d’exprimer des impressions que le ciel produit chez lui, le poète de Grignan

laisse courir son imagination et s’accumuler des images : « On pense rapidement, tour à

tour : ostensoir, joaillerie, Byzance, auréole, nimbe… Encensoir aussi, fumée, et dans la

fumée, là où elle se défait, une seule étoile, cristalline » (p. 467). On remarque que les

premières images qui viennent à l’esprit du poète sont liées à des symboles traditionnels

du sacré et tout particulièrement à ceux du christianisme, nourries sans doute par les

souvenirs d’enfance d’une éducation protestante, dans laquelle il ne se reconnaît pas

vraiment. Bien que les images bibliques soient évoquées parfois avec une tonalité sereine,

comme on en trouve dans la description de Grignan en hiver dont la lumière épurée est

1085 « [L’automatisme] me restera toujours, je le crains, étranger (et, du même coup, presque toute la poésie surréaliste à proprement parler). » Jaccottet, « Un discours à crête de flammes », L’Entretien des Muses, op.cit., p. 101. 1086 Ibid., p. 102 1087 Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie, op. cit., p. 218. 1088 Jaccottet, « Francis Ponge », L’Entretien des Muses, op.cit., p. 154.

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assimilée aux anges comme « puissances promptes et limpides »1089, elles sont pourtant,

dans la plupart des cas, utilisées comme un repoussoir.

En réalité, Jaccottet distingue deux sortes d’« images » dont ce qui est vu

réellement et ce qui participe des « images poétiques », c’est-à-dire des « métaphores » et

« comparaisons »1090. Selon lui, ces dernières ne sont pas à même de saisir la vérité en

devenir, mortes une fois figées sur des pages. Ce poète qui est extrêmement « sensible au

risque de mensonge des images », reprend la question un peu plus loin pour s’en prévenir

davantage : « L’image cache le réel, distrait le regard, et quelquefois d’autant plus qu’elle

est plus précise, plus séduisante pour l’un ou l’autre de nos sens et pour la rêverie » (p.

490). Mues d’une force spontanée de l’imagination, les images qui sont censées servir

d’intermédiaire entre la pensée et la chose finissent souvent par en devenir des obstacles.

En proliférant excessivement, elles s’éloignent de l’objet qu’elles visent. La vérité est

parfois « si simple » alors que les images alambiquées ne permettent que d’en garder « la

coque, vide, même pas : des masques, une singerie… » (p. 485). Ainsi, le poète s’exhorte

à continuer à chercher pour saisir le mieux possible le paysage devant lui :

C’est encore autre chose, de plus surprenant, de plus fort, de plus simple. Prononcer des mots comme ostensoir, encensoir, c’est encore égarer l’esprit. On sent qu’il faut chercher plus profondément en soi ce qui est atteint, et surtout l’exprimer plus immédiatement (p. 467).

Que ce soit « ostensoir » ou « encensoir », ces images ne conviennent au réel

« qu’en marge ». Dans le meilleur des cas, elles en « éclairent un pan » pour « laisser les

autres obscurs ». Selon le poète, elles ne doivent pas se substituer aux choses ni les

« costumer », mais plutôt montrer « comment elles s’ouvrent, comment nous entrons

dedans ». Il conseille de « voir en elles plutôt des directions » (pp. 466-467). Ainsi, la

vocation de la langue et surtout de la poésie est de faire « entrer en présence » les choses

qui, grâce à la simple nomination de l’énonciateur, s’ouvrent à l’intelligence humaine et

se déploient dans la plénitude. Conscient de la crise que traverse la langue moderne,

Jaccottet attire l’attention sur la tentation dangereuse des images « toutes faites » que l’on

évoque souvent par simple paresse et qui ne correspondent pas à la réalité :

1089 Évoquant les anges, le poète invite le lecteur à oublier « les fades images à quoi les religions en vieillissant les rabaissent », c’est-à-dire les « petites créatures roses, joufflues, ou fantômes sans nerf ». Il essaie de restituer à ces images, surchargées de symboles par l’Eglise, leur force première qui n’est pas loin de celle qui traverse l’hiver de Grignan. Voir Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 464. 1090 Philippe Jaccottet, De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, op. cit., p. 23.

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Les premières [images] qui se présentent à l'esprit ne sont pas nécessairement les plus simples, les plus naturelles, ni les plus justes ; au contraire, ce sont plutôt les toutes faites, celles des autres, celles qui flottent, toujours disponibles, en nous (p. 483).

Tout en reconnaissant le mensonge des images, le poète affirme pourtant que

celle-ci permet de « sauver au moins un aspect » de la réalité. Si celles-ci sont incapables

de dire la totalité de la vérité, c’est que les signes du monde se dérobent sans cesse et ne

se laissent pas capter dans le filet des mots. Néanmoins, cette fuite « décourage et en

même temps assure » : « plus le signe se dérobe, plus si y a de chances qu’il ne soit pas

une illusion » (p. 484). Dans « Travaux au lieu dit l’Etang », l’écrivain s’engage dans le

labyrinthe cérébral pour examiner le processus de la mise en mots chez lui. Nombre

d’images y sont convoquées et ensuite dissipées par le poète afin de faire coïncider la

langue avec le réel : « Il faut donc aller vers quelque chose de plus exact, mais qui finira

peut-être encore par une image, mais corrigée ». Même si le poète ne nie pas l’importance

des images et tend même à affirmer que « toute vérité tiendrait en définitive pour [lui]

dans une image » « comme celle de la cloche désaccordée par la neige » de Hölderlin qui

l’a tellement hantée1091, Jaccottet ne manque pas de préciser que « leur tâche est délicate

», tout comme la sienne : les images ne paraissent fausses que sous la condition que notre

manière d’en avoir recours est inappropriée. « On laisse venir, on laisse aller les images »

(p. 384), dit le poète qui considère celles-ci comme autant de guides qui nous amènent

jusqu’au seuil d’un espace nouveau et qui nous laissent là pour découvrir tous seuls ce

qui est inconnu.

3.2.3. L’aspiration à un « énoncé direct »

Les images, qui comportent toujours un degré d’incertitude en elles, risquent de

conduire l’esprit dans une dérive à la fois dangereuse et excitante. Jaccottet se demande si

une écriture trop travaillée fait perdre ce cette « inattendue fraîcheur » qu’il a tant admirée

dans l’œuvre d’André du Bouchet qui, « justement, n’abuse pas des images » et « restitue

aux mots, par l’emploi qu’il en fait, une fraîcheur archaïque »1092. Puisque les images,

dans le meilleur des cas, ne proposent qu’un itinéraire indirect et sinueux vers leur

référent. Le poète de Grignan n’a cessé de rêver à une langue « directe » qui révèle la plus

simple des vérités : « il faut seulement dire les choses, seulement les situer, seulement les

1091 « Éclaircies », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 524. 1092 Philippe Jaccottet, Au cœur des apparences, op.cit., p. 38.

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laisser paraître » (p. 490). Jaccottet exprime, plus loin, son idéal d’une poésie épurée et

spontanée, qui va droit au but :

[…] l’énoncé direct, le plus simple, quelque chose comme : « l’étendue est peuplée d’oiseaux invisibles qui chantent », ce que l’on rêve d’obtenir, une ligne sans ornements et sans détours, tracée avec modestie, presque naïvement, serait-ce qu’il nous est désormais impossible d’y atteindre ? (p. 491)

Afin de se procurer cet « énoncé direct », le poète se doit de procéder à un double

« catharsis » de la pensée et de l’écriture, c’est-à-dire de ramener d’abord l’esprit à un état

originel d’innocence et, ensuite, de dépouiller la langue de tous ses « ornements ». Cette

pureté extrême est reconnue dans la forme brève de la poésie japonaise, où Jaccottet

retrouve la « fraîcheur archaïque » et ce « goût de l’originaire » d’André du Bouchet.

Selon le poète suisse, le haïku donne exemple d’« une poésie sans images », « en laquelle

s’établit un rapprochement d’une réalité avec une autre, mais non pas pour les comparer,

plutôt pour les distinguer »1093. Cette écriture limpide, qui se passe des métaphores ou des

comparaisons, ne s’intéresse qu’aux choses en tant qu’elles-mêmes et à la « relation »

« illuminante » entre elles1094. A l’exemple des auteurs d’haïkus, le poète de Grignan tente

de retenir « les seuls éléments qui vous ont paru essentiels » et surtout de « les situer les

uns par rapport aux autres » (p. 484). Face au paysage qu’il ne parvenait pas à saisir avec

des images « qui s’en détournent », l’écrivain fait une nouvelle tentative en écrivant ces

quelques lignes, en guise d’ébauche de poème :

Ce matin l’eau voile l’herbe l’écume revient aux roseaux, plume par le vent poussée ! (p. 484)

Afin que les images ne dirigent pas l’attention du lecteur vers « autre chose » ou

« ailleurs », le poète les a presque complètement éliminées – sauf celle de « plume », de ce

petit poème tripartite qui rappelle le haïku. On sent une innocence presque enfantine

dans ces quelques mots où la présence de l’immédiat paraît « extraordinairement

proche », « soudain ici », « aux dépens même de nous »1095. Jaccottet exprime, une fois de

plus, son désir d’écrire dans une langue transparente où les objets seront mis à nu, par

cette phrase qui conclut le travail poétique sur le ciel crépusculaire :

Car ce sont les choses qui sont telles, terre et ciel, nuées, sillons, broussailles, étoiles ; ce sont les choses seules qui se transfigurent, n’étant absolument pas des symboles, étant le monde où l’on respire, où l’on meurt quand le souffle n’en peut plus » (pp. 467-468).

1093 Ibid., pp. 37-38. 1094 Ibid. 1095 Yves Bonnefoy, préface du Haïku, op. cit., p. 20.

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De même, après s’être essayé à de multiples images pour décrire la vue

merveilleuse du lieu dit « l’Étang », le poète s’aperçoit que si « l'écume » l’a « touché »,

« c'est d'abord en tant qu'elle-même » et que, pareillement, l'eau l’a atteint « en tant

qu'eau, et non pas comme miroir » (p. 483).

3.2.4. Paysages « avec figures » et paysages « sans figures »

Le poète de Grignan, qui envie beaucoup aux peintres leur efficacité pour

exprimer « le pouvoir que le monde exerce encore sur eux », a choisi de nommer

plusieurs de ses poèmes à l’instar des peintres « à qui semblent volés les titres », tels que

« Fruits », « Oiseaux », « Arbres » et notamment le maître-livre Paysages avec figures

absentes. Celui-ci se place sous l’horizon de la peinture, et précisément sous celui de la

peinture « sans figure », genre relativement tardif où le paysage n’est plus peint, comme il

l’a été longtemps, en tant que « le décor d’une scène religieuse ou mythologique », donc «

avec figures », « mais pour lui-même »1096.

Au départ, Jaccottet était fasciné par des paysages « avec figure », et se montrait

sensible au « pouvoir troublant » des Bacchanales et à la « sérénité » des Parnasses que

représentaient les peintres de la Renaissance ayant redécouvert la grâce de l’Antique.

Pourtant, il ne peut pas s’empêcher d’en « ressentir toujours une impression » de

« théâtre », sans doute parce que les récits développés au sein de ces œuvres dans une

esthétique classique sont déjà trop loin de la vie d’aujourd’hui, et « que la vérité qu’elles

exprimaient avait cessé d’être la nôtre » (p. 475). Les nymphes, les temples en ruine, les

satyres et les dieux qui peuplaient les lieux ont disparu de notre monde sombré dans la

déréliction. Si ces figures continuent à émouvoir le poète de Grignan, celui-ci les envisage

plutôt sous forme de « figures absentes », « déposées au fond du souvenir », qui se

superposent avec les paysages réels :

Mais je ne crois pas qu’il y eût une main derrière cette coupe, et c’est là tout le mystère. Aucune servante, cette fois, se tenant discrètement dans l’angle le plus sombre de la salle ; ni même changée en arbre, comme qui fit pour échapper à l’avidité d’un dieu. Comme si ce n’était plus nécessaire à présent, ou que ce ne l’eût plus été du moins ce jour-là, en ce lieu-là, et que la servante fût dans votre cœur (p. 757).

La lumière divine qui éclaire tous les recoins du monde ancien s’est retirée

depuis longtemps dans une sorte de cocon pour devenir une lumière plutôt « intérieure »

et peu visible, dont les poètes comme les peintres essaient de se rapprochent non sans

1096 Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., p. 53.

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peine. C’est pourquoi Jaccottet entend des soupirs dans la poésie de Keats qui « se perd

dans un envol d’hirondelles », et voit dans les tableaux de Cézanne où il avait essayé

quelquefois de « situer des baigneuses », une certaine maladresse, un égarement, alors

que ce qu’il souhaitait exprimer « n’avait nul besoin de l’être autrement que par un

certain ordre de la lumière » selon le poète de Grignan (p. 475). En revanche, Jaccottet

préfère de loin les paysages du peintre provençal « où il n’y avait que montagnes,

maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies », car il y ressent encore la

présence de « la grâce de l’Origine ». Une même intuition l’a conduit vers la peinture de

Poussin, surtout ses derniers paysages où « il n’y presque plus de scènes, de nymphes, de

héros ou de prophètes », où « les personnages, extrêmement petits ou extrêmement

grands comme Orion ou Polyphème, se confondent avec la puissance désormais

triomphante de la nature »1097. C’est là que, par son absence, le divin devient « le plus

saisissable » et « le moins douteux ». « Plus de scènes, aujourd’hui, plus de figures, et ce

n’est pourtant pas le désert », se dit le poète (p. 475). Le monde substantiel n’apparaît

qu’au moment où les « figures » s’absentent. « L’antique n’était plus un décor, les dieux

des ornements de plafond », mais Jaccottet le sent « présent dans l’épaisseur même de la

matière, dans les assises mêmes de notre vie »1098.

Dès que le regard de peintres se détache des « figures » pour se diriger vers les

choses, leur tableau, résultant « d’une attention recentrée », se laisse dépouiller « de toute

évocation du sacré et de toute allusion au drame humain » pour se rassembler « autour de

certaines choses »1099. Ainsi, si les choses ou les paysages ne constituent qu’une sorte de

décor ou d’accessoire dans l’esthétique classique, ils occupent pourtant une place centrale

dans la peinture sans figure. Celle-ci se soumet à un nouveau regard, limité à quelques

objets seulement mais aiguisé par sa limite même, et sensible aux « liens entre les

éléments du paysage », aux nœuds du cosmos-tissu, à ce « Vide intermédiaire » qu’il

comporte en son sein1100. C’est précisément ce nouveau regard qui permet de peindre,

selon Sébastien Labrusse en empruntant l’expression à Alexandre Hollan, la « vie

silencieuse » qui « habite les choses et l’espace entre elles »1101. On remarque ainsi un

point commun entre le peintre de paysages « sans figure », celui de natures mortes et

1097 Philippe Jaccottet, « Poussin tout proche de nous », Ecrits pour papier journal, Paris, Gallimard, 1994, p. 210. 1098 Ibid. 1099 Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., pp. 54-55. 1100 Le « Vide intermédiaire » constitue, en plus de la terre, de l’eau, du feu et du vent, le cinquième élément dans la cosmologie japonaise. 1101 Sébastien Labrusse, Au cœur des apparences, op.cit., pp. 54-55.

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encore le poète de Grignan, qui se contentent tous de révéler à travers leurs œuvres

« seulement quelques aspects sensibles, soit du monde naturel, soit du monde des

objets »1102. Les textes de Jaccottet ayant pour sujet les plus simples choses de la vie, ne

rappellent-ils pas les nuages d’Eugène Boudin ou les buissons dans les creux de quelques

rochers de Nasser Assar, et toutes œuvres qu’on aurait considérées naguère comme

« ébauches » « en vue d’un tableau achevé »1103 ? Sébastian Labrusse a souligné avec

beaucoup de justesse que la simplicité, l’incertitude et la concentration du regard sont « la

condition paradoxale de la manifestation de l’invisible au cœur du visible », car les

paysages avec figures absentes, « limités aux choses terrestres », ouvrent pourtant le

regard « à l’infini » et « manifestent ce que Jaccottet nomme l’Origine »1104.

3.3. Le haïku pour Jaccottet

Si Jaccottet succombe parfois à l’enchantement des « images » et à la tentation

d'un « autre monde », il n'a jamais oublié la rencontre faite avec le haïku, « poésie sans

images », « qui ne fit qu’établir des rapports, sans aucun recours à un autre monde, ni à

une quelconque explication »1105. En lisant ces petits poèmes japonais, le poète suisse

opère un « retour amont » pour s’épurer dans un pays de sources. Le haïku lui révèle un

monde d’innocence où toutes choses trouvent leur juste place dans le cosmos et évoluent

avec une aisance particulière, suivant des règles implicites, « sans explication ». Cette

poésie limpide ne fait que « désigner », « simple doigt tendu », la chose « comme elle

est »1106 à ce moment présent, et ignore délibérément le passé et le futur qui l’entourent

sur l’axe du temps. C’est pourquoi, Pierre-Albert Jourdan, fidèle à ses modèles de

l’Extrême-Orient, caractérise le maître Bashô comme « l’errant aux doigts agiles, peintre

d’instants dénoués »1107. Au lieu de suspendre le cours du temps, le haïku en inaugure une

autre modalité. Vivant dans un éternel présent, l'âme japonaise ne porte pas le fardeau du

temps.

1102 Ibid., p. 56. 1103 Ibid. 1104 Ibid., p. 57. 1105 « Note III », La Promenade sous les arbres, op. cit., p. 137. 1106 Philippe Jaccottet, « L’Orient limpide », Une transaction secrète, op.cit., p. 129. 1107 Mots de Jourdan cité par Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 280.

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3.3.1. Un inconnu familier

La rencontre du poète de Grignan avec le haïku est le fruit d’un hasard. Jacques

Masui, fondateur de la revue Hermès et directeur de la collection « Documents spirituels »

chez Fayard et qui a favorisé la parution de nombreux ouvrages sur l’Extrême-Orient, a

fait remarquer dans un premier temps une correspondance entre des textes de Jaccottet et

la poétique du Japon. Masui souligne, dans sa recension de La Promenade sous les arbres

pour les Cahiers du Sud, un point commun que partagent les deux écritures fondées toutes

deux sur une « constatation » qui « ne peut être que brève » et qui serait le « comble de

l’objectivité » 1108 . Ainsi, dans une lettre à Jaccottet, il mentionne l'existence de

l'anthologie de Blyth dont la découverte s’avère significative pour le poète suisse. La

première remarque qu’il a faite du haïku apparaît dans une note d’août 1960 dans La

Semaison : « Les quatre volumes de Hai-ku de Blyth […], capital » (p. 363). L’épithète

« capital » révèle combien il apprécie l’ouvrage de Blyth qu’il qualifie d’« admirable » et

qu’il se donne la peine, plus tard, de traduire de l’anglais en français, bien que cette

première lui paraissent moins familière par rapport à d’autres langues étrangères telles

que l’allemand, l’italien ou encore l’espagnol. L’entreprise est motivée par la simple

passion, comme dans le cas de Mandelstam qui a lancé Jaccottet dans le chantier de la

traduction du russe. De plus, le poète de Grignan se met depuis à citer quotidiennement

les vers de Shiki, Taigi, Issa, Buson et Bashô dans son cahier. Grâce à ces poèmes

japonais, comparés à « des ailes qui vous empêchent de vous effondrer »1109, le poète a pu

se libérer d’une angoisse mortelle qui avait pesé lourdement sur lui jusqu’à l’avoir amené

à la stérilité poétique, et s’est lancé à nouveau dans la création versifiée. Au même

moment de cette « découverte capitale », il commence à déposer dans La Semaison les

premières ébauches d’Airs, livre qui se distingue par son allure aérienne et son « vertu

magique » qui « nous console mystérieusement dans notre "effroi de perdre l’espace" »,

ainsi que le célèbre Gustave Roud1110. Il suffit de lire un de ces petits poèmes de Jaccottet

dont Jean-Claude Mathieu observe avec perspicacité « la forme limpide et anti-discursive

du haïku » pour comprendre l’héritage de la poésie japonaise chez le poète de Grignan :

Images plus fugaces que le passage du vent bulles d’Iris où j’ai dormi !

1108 Jacques Masui, « L’Expérience poétique de Philippe Jaccottet », repris dans Philippe Jaccottet, éd. J. P. Vidal, op.cit., p. 156. 1109 « Août 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 364. 1110 Correspondance Jaccottet-Roud, Lettres des 17 et 30 août 1961, op.cit., p. 322.

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Qu’est-ce qui se ferme et se rouvre suscitant ce souffle incertain ce bruit de papier ou de soie et de lames de bois légers ? Ce bruit d’outils si lointain que l’on dirait à peine un éventail ?

L’analogie avec le haïku se manifeste non seulement sur le plan de la forme

comme en témoigne la légèreté et la souplesse de ces vers, virevoltant dans l’air comme

autant de papillons, mais surtout dans une sensibilité vis-à-vis de la fugacité de la vie et

de l’instabilité de l’espace qui caractérise profondément le haïku. On retrouve, d’ailleurs,

dans ce petit poème plusieurs objets typiques de la civilisation orientale tels que

« papier », « soie », « lame de bois » ou encore « éventail ». Le poète de Grignan, n’aspire-

t-il pas secrètement à la vie des lettrés japonais qui tirent plaisir des détails de la vie et qui

jouissent de ces instants bénis où « la mort paraît vaine », où « le désir même est oublié /

pour ce qui se plie et déplie / devant la bouche de l’aube »1111 ? Habitué à la prudence et à

la modération, le poète cache à peine son euphorie en parlant des échos incroyables entre

son espace intérieure et une civilisation à l'autre bout du monde :

Je pourrais en citer des pages. Il m’est arrivé de penser plus qu’une fois, en lisant ces quatre volumes, qu’ils contenaient, de tous les mots que j’ai jamais pu déchiffrer, les plus proches de la vérité. (p. 364)

[…] j’aurais été comblé presque à l’excès, au point de n’avoir presque plus rien à faire qu’à citer de ces brefs poèmes dont chacun eût montré, avec une modestie éblouissante, que ce à quoi j’aspirais confusément existait déjà, avait existé dans un lieu et un temps donnés, au sein d’une civilisation précise, en se fondant sur une pensée formulable encore que jamais suffisante. […] j'étais trop heureux, trop rassuré, trop plein d'un nouvel espoir1112.

Plongé dans l’univers poétique du Japon, le poète suisse éprouve l’impression

d’atteindre son espace rêvé qui se trouve être le monde quotidien des Japonais

traditionnels. Ceux-ci vivaient, en toute sérénité, dans le « pays de merveilles » et ne se

doutaient point qu’il allait s’effondrer un jour. En lisant le haïku, Jaccottet éprouve sans

doute la même stupéfaction que Hölderlin regardant le Rhin qui lui paraît être « debout ».

Ils découvrent que ce qu’ils ne voyaient jusque-là que dans leurs rêveries et leurs

« entrevisions », existe bel et bien, « dans un lieu et un temps donnés », « au sein d’une

civilisation précise ». Bien qu’il n’ait jamais gagné réellement cette terre, le poète de

Grignan connaît sans doute depuis toujours le monde décrit par les poètes de haïku, à

force de le parcourir d’innombrables fois dans l’imagination, qui se pourvoit maintenant

d'une « preuve » ou d'un « appui » dans le monde réel : 1111 « Oiseaux, fleurs et fruits », Airs, op.cit., p. 432. 1112 « Note III », La Promenade sous les arbres, op. cit., pp. 137-138.

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J’aurais eu alors la preuve de ce que je pressentais aussi, qu’une telle transparence, qu’une réduction si souveraine à quelques éléments, en pouvaient être atteintes qu’au sein d’un état donné dont j’avais d’ailleurs vaguement dessiné les contours : grâce à l’effacement absolu du poète, grâce à un sourire, une patience, une délicatesse fort différents de ceux que le christianisme a enseignés au moyen âge occidental (p. 137).

Le poète ébloui ne tarde pas à découvrir nombre de points communs qu’il

partage avec les auteurs de haïku, tels que l’idéal d’une poésie « transparente », la

« constatation » simple de « quelques éléments », le principe de l’effacement du soi,

l’attente patiente avant d’écrire, et l’amour de la beauté légèrement mélancolique « à

cause de la fragilité de toute »... On sait que la liste est loin d’être exhaustive. Jaccottet se

sent moins proche de sa propre culture ankylosée à cause du règne long la chrétienté que

de cette civilisation à l’opposé de la sienne que Chamberlain considère comme « le

monde du tout-à-l’envers »1113 et qui est caractérisée par la légèreté et la limpidité. Grâce à

cette découverte de « l’Autre », le poète perce plutôt les secrets du soi, et inaugure une

nouvelle poétique :

En même temps que je me débattais encore dans la forêt des pensées dans l’obscurité de l’inquiétude, impatient de me voir ainsi retomber dans les jérémiades à quoi excellent nos contemporains, je découvrais ces poèmes légers sans être jamais angéliques, lumineux d’une lumière terrestre ; j’avais, en les relisant, l’impression de guérir d’une maladie qui m’eût sans doute conduit à la mort spirituelle. (p. 137)

S’éloignant de Paris et se tenant ainsi à l’écart du milieu littéraire de l’époque,

Jaccottet tente de se placer sous la lumière des « astres, plus loin, épars » d’où il puise une

force constante. L’auteur d’Airs a cessé de se plaindre du monde ordinaire et de se

consoler par le rêve d'un « pays de merveille », mais part à la découverte d’une « lumière

terrestre ».

3.3.2. Un monde « lumineux d’une lumière terrestre »

La « région » vers laquelle nous mène le haïku n'est ni extraterrestre ni même

lointaine, parce qu'il s'agit, « dans tout le haïku », « de la vie quotidienne et du monde

donné au premier venu »1114. En quelque sorte, le haïku a sensibilisé le poète à l'immédiat,

au présent et à l'Ici, comme il l’écrit à ce propos :

1113 « Dans un de ses livres [de Chamberlain], Things Japonese, paru en 1890, composé en forme de dictionnaire, sous la lettre T un article intitulé « Topsy-turvydom », « le monde du tout-à-l’envers », développe l’idée que « les Japonais font beaucoup de choses de façon exactement contraire à ce que les Européens jugent naturel et convenable ». Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., p. 128. 1114 Philippe Jaccottet, « L'Orient limpide », Une transaction secrète, op.cit., p. 129.

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Le plus remarquable dans cette découverte me paraissait son immédiateté ; le fait que je n’avais besoin, la plupart du temps, d’aucun effort pour me retrouver contemporain des poèmes que je lisais. Il ne s’agissait nullement de ce retour aux sources dont je n’avais pas voulu, de la nostalgie du sacré qui me saisissait devant les œuvres égyptiennes, ni même de l’attente dont a vécu Hölderlin. Il n’était non plus question de se convertir à l’orientalisme, de commencer l’étude du zen, de respirer à la manière des yogis ; enfin, de changer quoi que ce fût de visible à ma vie. Simplement, je ne pouvais pas ne pas comprendre que tout était de nouveau là, tout proche, accessible à la plus dénuée des âmes, dans la plus monotone ou la plus difficile des existences : que tout redevenait possible ; que l’accès du château m’était rouvert, maintenant que j’avais deviné qu’il ne s’agissait pas d’un château, et que les mots mêmes de chemin, d’accès, de recherche, avaient pu m’égarer (pp. 137-138).

Ce passage résume parfaitement la plus grande leçon que Jaccottet tire des

poètes japonais. S’il éprouve l’impression de redécouvrir le monde ordinaire, c’est parce

que brille devant lui en ce moment le « dedans des choses », et que le monde semble

rayonner « de sa lumière intérieure »1115. Il se tient maintenant à la proximité de l’Origine

et aperçoit le monde dans son état le plus réel. Les Japonais ne parlent pas du « retour

aux sources », puisque les sources du temps sont « atemporelles » pour eux, situées moins

dans l’immémorial que dans le présent1116 qui est auréolé d’une lumière modeste émanant

des objets quotidiens. En réalité, l’homme n’a rien à chercher « ailleurs », car le mystère

de « l'ici » est inépuisable. Ainsi, il n'existe ni de « château », ni de destination, ni même

de chemin ; le poète-chevalier est depuis toujours à « la maison » qui est cosmique, où

« toutes les créatures » « parlent de Dieu »1117.

Oui, « toutes les créatures », y compris le poète et ces quelques mots simples qui

germent lentement sur la page : « Les fêtes de Noël approchaient, le jardin était plein de

violettes, l’hiver plus limpide qu’aucun de ceux que nous avions vécus dans cette

campagne » (p. 138). La phrase n’est pas sans rappeler la structure tripartite du haïku qui

a, d’ailleurs, pour tradition de commencer en signalant la saison et le temps. Ces mots

portant sur le jardin « plein de violettes » ne sont pas loin des derniers poèmes de

Hölderlin où apparaît ce « jardin plein de fleurs », « presque somnolent d'épices », où

l’immédiat se dévoile à lui avec une intensité inouïe. La parole sans ornement revêt une

beauté singulière, témoignant d’une simplicité et d’une insouciance propres au petit

peuple qui ne philosophe point dans la vie mais possède la plus grande des sagesses.

1115 « Le Jour me conduit la main », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 98. 1116 Au Japon, Claude Lévi-Strauss remarque la coexistence du présent et du passé : « […] ce que j’ai beaucoup admiré, comme anthropologue, c’est la capacité du Japon, dans ses manifestions les plus modernes, de se sentir en solidarité avec son passé le plus lointain. Tandis que nous autres nous savons bien que nous avons des « racines », mais nous avons le plus grand mal à les rejoindre. Il y a un fossé que nous n’arrivions plus à franchir. Nous les regardons de l’autre coté du fossé. » L’autre face de la lune, op.cit., p. 172. 1117 Maître Eckhart cité par Jaccottet dans La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 357.

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Combien digne d’admiration Qui ne pense point : La vie est fuyante En voyant l’éclair! (Bashô) (p. 364)

Le poète de Grignan retrouve la sérénité en suivant l’exemple de ceux qui sont

d’un cœur simple et qui s’attachent à l’immédiat, à l’instant même où ils sont présents au

monde. Ils sont presque tout le temps animés de la joie d’être, et de ce fait, n’ont pas de

crainte de la mort. Lao-Tseu, fondateur du taoïsme, nous apprend que celui qui est sage

n’en a pas l’air. La sagesse « naïve » du haïku dont Jaccottet a fait sienne lui a permet de

se remettre d’une maladie grave qui « [l]'eut sans doute conduit à une mort spirituelle ».

L'auteur de La Promenade sous les arbres trouve une quiétude profonde, venant tout juste de

terminer les textes de prose « dans lesquels s'étaient déposés au cours de ces quatre

années tous les éléments de [s]on incertitude » : « Il dut se produire en moi, sans que je

m'en rende compte aussitôt, une décantation »1118. C’est à ce moment-là que l’aspiration

nouvelle à un « petit poème de circonstance » commence à se substituer à l’ancienne

ambition de maîtriser les vers longs et réguliers.

3.3.3. « Un chant qui est à lui-même sa faux »

Il est intéressant de remarquer que la première citation japonaise qui apparaît

dans La Semaison porte sur le « lieu » et la deuxième sur le « temps », alors que cette

troisième, venant de Blyth lui-même, aborde la nature de la poésie, voilà les trois thèmes

dont le poète se soucie sans doute le plus.

« Hai-ku are self-obliterating » : « Le chant qui est à lui-même sa faux », écrit Jacques Dupin (p. 363).

Cette phrase peut s’entendre à deux niveaux de sens. Dans un premier temps,

nous songeons à une parole « jamais terminée, toujours en cours », qui se tisse et se défait

sans cesse pour mieux s’adapter aux images d’un « monde flottant », car, dans la pensée

japonaise, « rien ne possède une nature propre », comme Lévi-Strauss l’indique à ce

propos : « les prétendues réalités du monde sont transitoires, elles se succèdent et se

confondent sans qu’on puisse les capter dans les mailles d’une définition »1119. Dans un

second temps, nous supposons que Blyth évoque sans doute le haïku comme une poésie

qui tend à se rendre transparente à côté de l’objet qu’elle désigne. La citation est reprise

1118 « Note III », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 138. 1119 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., pp. 119-120.

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plus tard dans « L'Orient limpide », où le poète fait remarquer un art d’éclipser les mots

au profit de l’apparition du visible :

Du haïku, M. Blyth peut écrire qu'il est self-obliterating : comme si le poème n'avait pour souci que de s'effacer, de s'abolir au profit de ce qui l'a fait naître et qu'il désigne, simple doigt tendu, dit encore l'auteur ; ou simple passerelle, que l'on oublie pour s'éblouir de la région où elle mène (p. 129).

Le haïku, qui tend à se dissimuler sous l’ombre des choses qu’il désigne et qui

sont mises au premier plan, revêt une limpidité et une légèreté presque incomparables.

Cette langue très succincte avoue son impuissance à redire le Tout, mais sa limite est en

même temps sa force. Les mots que Yves Leclair dit à propos de la forme fragmentaire de

Jourdan s’applique bien au haïku : « C’est comme un radeau : une fois l’autre rive

atteinte, on l’oublie jusqu’au prochain passage… »1120. Jaccottet partage avec les poètes

japonais une même humilité face au monde et aux choses.

L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte ; et du même coup plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau1121.

Cette note qui ouvre La Semaison apporte un éclairage sur l’ensemble de ses

carnets de notes dont le temps de la rédaction s'étend sur plus d’un demi-siècle où

« l’effacement du soi » est annoncé comme un principe à la fois poétique et éthique. Une

comparaison entre les cahiers manuscrits et les textes publiés permet de constater que le

poète a fait une sélection stricte de ses notes au moment de l’édition du livre où la

majorité des matières « autobiographiques » de manuscrits sont éliminées pour donner

une place grandissante aux constatations du monde naturel. S'effacer soi-même, c'est

pour rendre plus visible le monde. Le « moi » « self-obliterating » ne disparaît pas vraiment,

mais devient un lieu cosmique et « insubstantiel » « où quelque chose du monde

s’exprime à travers lui »1122. Jaccottet évoque une idée analogue dans À travers un verger :

« Dire : nous ne sommes que des instruments, imparfaits, dont le plus haut usage est de

faire circuler la lumière - contre l’obscurité qui semble fatalement l’emporter; […] » (p.

563). Si Jaccottet se sent souvent proche des poètes de zen, c’est que pour ceux-ci, « le

moi est le moyen par lequel le signe s’exprime, et, subsidiairement, prend en charge

l’individualité » de l’auteur1123. Contrairement à une telle tradition poétique orientale, la

littérature occidentale est très souvent animée par un mouvement « centrifuge » selon 1120 Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », in Pierre-Albert Jourdan, op.cit. p. 111. 1121 « Mai 1954 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 335. 1122 Claude Lévi-Strauss, L’autre face de la lune, op.cit., p. 121. 1123 Ibid., p. 124.

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Claude Lévi-Strauss, où celui qui écrit cherche avant tout à s’exprimer et à se faire

connaître. L’anthropologue observe une « Opposition entre centrifuge et centripète »1124

en comparant les deux civilisations, laquelle se manifeste même dans leur structure

linguistique. Un Occidental est habitué à commencer sa phrase par le sujet alors qu’un

Japonais « met le sujet en dernier »1125. Très souvent, plus on cherche à se mettre au

centre, plus on s’en éloigne. Le poète de Grignan a choisi de suivre plutôt le modèle des

lettrés japonais qui, en mettant le monde au premier plan et s’effaçant derrière,

demeurent pourtant toujours au centre de l’être.

La découverte des paysages à partir de Grignan lui a permis de s’éloigner des

poèmes de jeunesse orientés vers le monde intérieur, et a donné naissance à un lyrisme

nouveau, une œuvre « où se conjuguent arts de dessaisissement et du

ressaisissement »1126. Si le poète continue de s’interroger sur ses émotions, c’est moins

dans le but de s’exprimer que de sonder les secrets du monde visible à travers celles-ci qui

en constituent une sorte d’échos1127.

1124 Ibid. 1125 Ibid. 1126 Hervé Ferrage, notice de La Semaison, op.cit., p. 1415. 1127 On peut distinguer deux sortes d’« émotions » chez Jaccottet qu’il traite de manière différente : il n’évoque que rarement celles qui sont purement personnelles et subjectives alors que, quant à celles qui sont suscitées par le dehors, il les examine minutieusement afin de percer le mystère du monde.

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Chapitre VII : L’écriture reliée à l’élémentaire

À « ce moment de l’histoire où l’homme n’a jamais été plus loin de

l’élémentaire », le poète entouré du paysage de Grignan se sent relié « au très ancien et à

l’élémentaire »1128. L’élémentaire, c’est la base, le non-décomposable, la « racine » – voilà

le terme qu’emploie Empédocle pour évoquer les quatre principes du cosmos, appelés «

quatre racines », alors que le mot « élément » n’est apparu que plus tard, chez Platon.

L’écriture de Jaccottet est cosmique non seulement du fait de sa forme fragmentaire qui

mime la « dispersion naturelle des grains d’une plante », mais surtout en raison de son

attention constante portée aux choses et aux éléments, ainsi qu’invite à le penser une note

de La Semaison : « Comme la lune est le miroir du soleil, l’eau est de la lumière qui

s’enfonce dans la terre, une lumière fraîche » (p. 335). En évoquant trois des quatre

composants primordiaux de l’univers, « eau », feu (« lumière ») et « terre », le poète

reproduit la cosmogonie à l’intérieur de son poème. On y retrouve le principe du « Tout

en Un » de Héraclite, selon qui toutes choses, quelques différentes qu’elles paraissent,

évoluent vers leur contraire. Le poète de Grignan, pour qui l’eau n’est pas loin du feu ou

de la lumière, évoque plus tard l’étoile comme « un feu d’eau, un feu glacé » (p. 335),

inspiré sans doute de ces quelques lignes de Parménide, citées en janvier 1964 dans La

Semaison :

Une lumière empruntée rôde pendant la nuit autour de la terre… Éternellement tournée vers les rayons éclatants du soleil… La terre enracinée dans l’eau. (p. 378)

Moins aux « éléments » en tant qu’eux-mêmes, le philosophe grec s'intéresse

avant tout aux rapports qui unissent ceux-ci dans un ensemble cosmique. « Emprunté »,

« autour », « tournée vers », « enracinée dans », autant de mots qui indiquent des

échanges et des interactions entre ces « éléments », qui se répondent et se confondent

dans un espace commun. Même si ceux-ci sont par nature immuables, ils se combinent

en proportions harmonieuses pour donner naissance à toutes choses du monde. Loin

d’être cloisonnés de manière rigide, les quatre éléments se mélangent et évoluent vers leur

contraire, comme par exemple chez Novalis qui assimile l’eau à la « flamme mouillée »

dans ses Maximes inédites. Pour nombre de philosophes grecs, la cosmogonie est fondée 1128 « Mai 1966 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 394.

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sur la transformation mutuelle du feu, de l’air, de l’eau et de la terre. On remarque,

d’ailleurs, que la vision du temps éternel repose précisément sur la perception du cosmos

comme étant un immense cycle au cours duquel les éléments se combinent, se divisent, et

se rassemblent de nouveau, pour créer des individualités toujours nouvelles. La théorie

de quatre éléments qui connaissait un vif succès dans le monde de la Grèce antique,

s’avère le fondement de la conception du cosmos ordonné, ainsi que le révèle Platon : «

en ce qui regarde les proportions relatives à leur nombre [des quatre éléments, terre, feu,

air, eau], à leurs mouvements et à leurs autres propriétés, il faut penser que le dieu, dans

la mesure où la nature de la nécessité s’y prêtait volontairement et cédait à la persuasion,

les a partout réalisées avec exactitude et a ainsi tout ordonné dans une harmonieuse

proportion »1129 .

1. Feu

La fascination des hommes pour le feu remonte loin dans l’histoire humaine. La

domestication du feu par Homo erectus, qui lui a permis de se distinguer des autres

espèces, est considérée comme un tournant dans la préhistoire. Destiné à chasser les

animaux et à faire cuire les nourritures, le feu paraissait important dans la vie matérielle

du peuple primitif comme dans sa vie spirituelle où il incarnait la présence de dieux. Le

feu est divinisé et adoré par de nombreuses civilisations dans l’histoire, celle des Perses

notamment dont le culte du feu était fondamental dans la vie religieuse et qui saluaient

tous les matins le lever du soleil comme le symbole du feu le plus pur. Dans la tradition

gréco-romaine, le feu est vu comme un bien sacré, volé aux dieux par Prométhée. Dans

les églises catholiques ou orthodoxes, les cierges sont généralement utilisés comme

marque des temps de liturgie ou comme offrande aux saints. Le feu est sans doute le plus

passionnant et le plus énigmatique parmi les quatre éléments. Bachelard qui a consacré à

chacun des trois autres éléments un ouvrage, en a pourtant écrit trois à propos du feu : La

Psychanalyse du feu par lequel il ouvre la série de la réflexion philosophique sur les quatre

éléments, La Flamme d'une chandelle qui l’achève et enfin l’œuvre posthume, Fragments

d'une poétique du feu.

1129 Platon, Timée, op.cit., 56d-57c.

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1.1. Le feu comme principe unificateur de la vie et de la mort

Faisant partie des quatre éléments de base du cosmos, le feu, avec l’eau, l’air et

la terre, compose les matières du monde selon la loi de la proportion. La dimension

allégorique du feu est très présente dans l’inconscient collectif de l’humanité. Il est

considéré comme l’un des instruments de la justice transcendantale, ce qui fait que le

bûcher est devenu une des condamnations pénales les plus courantes au Moyen-Âge. De

plus, le feu est censé être doté du pouvoir de purification. C’est pourquoi il occupe une

place importante dans la religion des peuples romains et védiques lesquels procèdent au

renouvellement du monde par la ranimation des feux au moment du solstice d’hiver.

Ceux-ci sont d’abord éteints rituellement pour signifier la fin des formes existantes et

« usées du fait de leur propre durée », et ensuite rallumés pour symboliser la naissance des

formes nouvelles, « issue[s] d’une nouvelle Création »1130. Le poète de Grignan qui passe

devant un champ de lavandes parsemé de graminées « ivoires » évoque « Purification par

le feu solaire », comme si la lumière pouvait produire un effet cathartique presque

religieux sur le monde. Connaissant une sorte de baptême du feu, les graminées sont

associées par le poète à l’image chargée de culture d’« agneaux », qui nous fait penser au

symbole si présent dans la civilisation méditerranéenne de l’agneau premier-né qui

incarne le triomphe du renouveau et de la victoire répétée de la vie sur la mort.

L’archétype du feu purificateur et rénovateur, enraciné dans l’imaginaire de

l’espèce humaine, l’a sans doute amenée à pratiquer l’agriculture sur brûlis. On constate

que Jaccottet éprouve une fascination constante pour le feu que des paysans mettent aux

champs peu avant l’hiver dans le but de les rendre plus fertiles :

Traînées du feu dans l’herbe avant la neige comme ce flamboiement au ciel d’ouest avant la nuit sursaut de l’âme avant la mort combattant qui se pare de blessures1131.

Le feu terrestre peut être assimilé à un reflet du feu céleste et surtout de celui du

crépuscule qui précède l’ombre de la nuit. Ce feu nous fait voir l’aspect positif de la fin et

de la destruction qui s’imposent comme conditions nécessaires de la renaissance.

Profondément lié au renouveau du temps, le feu du champ permet d’introduire la loi

cosmique de « l’éternel retour » dans l’existence terrestre des hommes.

1130 Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 83. 1131 « Novembre 1958 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 337.

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Le symbole du feu comme réunion de la mort et de la résurrection tend à trouver

une sublimation dans le suicide d’Empédocle. Sensible au rôle dramatique de l’Etna,

Hölderlin évoque d’abord le philosophe grec à la fin d’Hypérion ou L’Ermite de Grèce et

ensuite dans les trois versions inachevées de La Mort d’Empédocle. Exilé d’Agrigente où il

est pris pour une menace pour l’ordre politique et ecclésiastique, Empédocle trouve la

vraie patrie dans le « mont paternel » où « la présence des dieux croît sur les

hauteurs »1132. En se jetant dans le feu du volcan, il enseigne une dernière fois la leçon sur

la dualité des forces contraires : la dissolution de l’univers prépare sa régénération ; la

mort est la source de la vie :

Il n’est point de fin Dans la mort […] Il y a seulement un effet de mélange Et de séparation de ce qui fut mêlé1133.

Ainsi, la mort signifie moins la fin que le recommencement, moins la

« séparation » que le « mélange » : « la vie est destruction, parce qu’elle est morcellement ;

tandis que la mort maintient l’être dans sa pureté en le dissolvant dans l’univers », voici la

leçon que Hölderlin tire d’Empédocle1134. Mourir, c’est retourner à la maison cosmique,

d’où on est exilé, si bien que maints poètes de l’histoire ont désiré la mort, étant

nostalgiques d’un pays idéal qu’ils croient habiter avant la vie et qu’ils souhaitent

retrouver après le trépas. Dans son article intitulé « L’Etna et Empédocle (Friedrich

Hölderlin, George Sand) », Véronique Léonard associe le fameux volcan de l’Etna à

l’« expression de l’élan et de la chute, du départ et du retour, de la destruction et de la

fertilité »1135. Empédocle, par sa métamorphose à travers le feu à la manière d’un phénix

qui ressuscite à partir de ses propres cendres, confirme la possibilité de réconcilier les

contraires au sein de la mort, parce que « L’immolation dans la "tombe de flammes"

volcanique est plénitude, sortie du temps chronologique, participation aux cycles

régénérateurs du cosmos »1136. L’unité cosmique est retrouvée dans le corps qui se

consume peu à peu dans le feu grâce auquel il se libère du Multiple pour rejoindre l’Un.

De ce corps, s’élève le chant du cygne, qu’entend Hölderlin dans sa tête :

1132 Véronique Léonard, « L’Etna et Empédocle (Friedrich Hölderlin, George Sand) », in Le rivage des mythes : Une géocritique méditerranéenne : Le lieu et son mythe, dir. Bertrand Westphal, Limoges, Pulim, 2001, p. 143. 1133 Vers d’Empédocle cités par Aétius, voir ibid., p. 148. 1134 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op.cit., pp. 187-188. 1135 Véronique Léonard, « L’Etna et Empédocle (Friedrich Hölderlin, George Sand) », op.cit., pp. 147-148. 1136 Ibid.

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[…] et bientôt mon souffle Sera plus libre et léger, et comme la neige Sur ces hauteurs de l’Etna se réchauffe et brille A la lumière du soleil et fond et quitte La montagne à flots tandis que s’ouvre et s’élance L’arc joyeux d’Iris sur ses ondes en cascade, Ainsi de mon cœur s’écoule et roule par vagues Ce dont le temps m’accabla, et l’écho s’en meurt, La pesanteur tombe, tombe, et la vie Ether limpide, s’épanouit par-dessus1137.

Plusieurs couples antagonistes surgissent dans ce poème, tels que celui du feu

(« soleil ») et de l’eau (« ondes », « cascade », « vagues »), du chaud et du froid, de la vie et

de la mort, de la légèreté et de la « pesanteur ». Ceux qui sont censés s’opposer les uns

aux autres se réconcilient ici pour constituer un tableau de la Terre promise tant rêvée, où

le feu terrestre ou même souterrain du volcan s’unit avec le feu inextinguible de

l’Olympe. Le philosophe grec reconnaît dans le cratère l’entrée à la Demeure parfaite. Si

on en croit Bachelard, la solitude du poète prend fin justement au moment où il procède

à la « mort cosmique » :

Alors qu'Hypérion choisit une vie qui se mêle plus intimement à la vie de la Nature, Empédocle choisit une mort qui le fond dans le pur élément du Volcan. Ces deux solutions, dit fort bien M. Pierre Bertaux, sont plus proches qu'il ne semble à première vue. Empédocle est un Hypérion qui a éliminé les éléments werthériens, qui, par son sacrifice, consacre sa force et n'avoue pas sa faiblesse […]. La mort dans la flamme est la moins solitaire des morts. C'est vraiment une mort cosmique où tout un univers s'anéantit avec le penseur. Le bûcher est un compagnon d'évolution1138.

Le corps dévoré par la flamme cesse d’être un bien de l’individu, mais prend une

dimension cosmique. L’âme du philosophe monte sur les hauteurs d’Etna et devient

source des « ondes ». Le poids du temps, la gravité de la terre, ainsi que le fardeau de

l’existence disparaissent d’un même coup. Chantonnant à la place d’Empédocle,

Hölderlin s’identifie au philosophe mythique et s’imagine lui aussi au bord du volcan, qui

n’est pas celui de l’Etna mais plutôt celui de la poésie :

L’artiste doit approcher le cratère d’assez près pour nourrir son œuvre en puisant dans son "intériorité pure", lors de cette descente narcissique aux Enfers dont il faudra bien remonter pour faire apparaître l’œuvre au grand jour1139.

Hölderlin n’est pas étranger à cette expérience de la descente et de la montée qui

s’ensuit. En tant que messager du divin, il est tombé du ciel dans un abîme de ténèbres où

il vole un feu vital qu’il tendra ensuite à ses protecteurs célestes ainsi qu’aux peuples 1137 Hölderlin, La Mort d’Empédocle, voir ibid. 1138 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1985. 1139 Henri Vermorel, « Freud, Empédocle et le mythe du feu créateur et destructeur », in L’Ile et le volcan. Formes et forces de l’imaginaire, p. 42, cité par Véronique Léonard, « L’Etna et Empédocle (Friedrich Hölderlin, George Sand) », op.cit., p. 152.

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terrestres qui attendent l’illumination. En fait, les poètes les plus chers à Jaccottet, parmi

lesquels on peut citer surtout Hölderlin et Novalis1140, sont presque tous passionnés par le

feu et animés par la « salamandre »1141. Lisant un poème de Hölderlin intitulé « Der

Abschied », Jaccottet s’attarde longuement sur l’image de la flamme qui est, « avec le

fleuve, le signe favori » du poète allemand. Il porte une attention particulière aux deux

derniers vers de la première version de l’ode publiée à Stuttgart :

Et délivré, dans les airs, S’envole en flammes notre esprit1142.

Écrit deux ans après la rupture avec Suzette - appelée « Diotima » dans les lettres

de Hölderlin, ce poème tourne autour de la question de la séparation, ou pour mieux

dire, celle du dépassement de la séparation laquelle est devenue une sorte de « libération

de l’esprit » pour le poète : « cet esprit s’envole comme un oiseau, comme une flamme :

ainsi les Anciens peignirent-ils l’âme s’échappant du corps », écrit Jaccottet dans

Observations (p. 42). En faisant sienne la leçon d’Empédocle, Hölderlin s’aperçoit que le

tragique d’amour dans le monde réel est une sorte de prix que cet amour doit payer afin

de connaître une sublimation dans la création poétique. La « flamme », à laquelle

Hölderlin compare son âme, est en effet « la parole violente et inexplicable » de Dieu qui,

l’espace d’un instant, s’introduit dans le corps du mortel pour l’amener à une ivresse

temporaire. « Que l’esprit devienne flamme, c’est alors seulement qu’il rejoint le divin »,

poursuit Jaccottet citant à ce propos un passage de la lettre de Hölderlin à Böhlendorff,

datant du 4 décembre 1801 : « Car entre toutes les choses que je puis voir de Dieu, ce

signe [l’éclaire] est celui que j’ai élu » (ibid.).

Le poète allemand tourmenté par le dépit amoureux parvient enfin à retrouver la

sérénité en considérant la peine de la séparation comme une expiation de la haine qui

divise dieux et hommes. La figure de « Diotima » qui devient abstraite et spirituelle au fur

et à mesure, se confond avec celle du Divin qui tient compagnie au poète solitaire à la

place de la bien-aimée. L’amour parfait est l’enfant de l’amour impossible, qui se sublime

dans la nostalgie éternelle où l’esprit de ceux qui s’aiment se libérer des contraintes du

1140 Toujours dans La Psychanalyse du feu, Bachelard nous dit que « Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l'on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité. […] Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l'amour. » 1141 Bachelard écrit ainsi dans La Psychanalyse du feu : « La rêverie a quatre domaines, quatre pointes par lesquelles elle s'élance dans l'espace infini. Pour forcer le secret d'un vrai poète [...], un mot suffit : « Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnome, la salamandre, l'ondine ou la sylphide ? ». » 1142 Hölderlin, Ed. de Stuttgart, t.II, p. 25, cité par Jaccottet dans Observations, op.cit., p. 42.

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monde réel pour s’envoler « en flamme ». Par son mouvement dans le sens vertical, le feu

se distingue de la terre et de l’eau, mais s’apparente plutôt à l’air parmi les quatre

éléments de base du cosmos. Pointant vers le haut, le feu relie la terre et le ciel. Il est un

signe de passage par excellence, qui conduit le poète à nourrir l’espoir de rejoindre les

dieux.

D’ailleurs, en lisant une lettre de Hölderlin à Diotima datée de décembre 1799,

« la plus belle peut-être » selon Jaccottet, celui-ci constate une autre dimension du

symbole de feu :

Chaque jour il me faut réinvoquer la divinité disparue. Quand je pense aux grands hommes des grands moments de l’histoire, chacun gagnant autour de soi comme un feu sacré, transformant le bois mort et la paille du monde en une flamme qui volait avec eux jusqu’au ciel, puisque je pense à moi, moi qui souvent rôde comme une veilleuse tremblante, prêt à mendier l’aumône d’une goutte d’huile pour luire un moment tout entier et à voix basse je m’interpelle d’un mot terrible : mort vivant !1143

L’image du feu est très présente dans ce passage, dont on peut relever tout un

champ lexical, constitué par des mots comme « huile », « luire », « flamme » ou encore

« feu sacré ». Si Hölderlin désire la gloire du Voleur du feu, il est pourtant conscient que

l’histoire ne peut plus se reproduire, car le mythe prométhéen appartient à l’époque de

dieux et de héros, alors qu’au temps moderne, « dont le noyau est du vide » ne produit

qu’« une étrange sorte de génie »1144. Ayant soif du feu céleste, il ne peut, au mieux, qu’en

être un « mendiant », qui demande toujours « l’aumône d’une goutte d’huile ». Plus il

aspire à ces « grands hommes » et à ces « grands moments », plus il se sent accablé

d’humiliation et de désespoir. Dans un certain sens, Hölderlin est mort brûlé vif sur un

« bûcher » intérieur dont le feu, au lieu de l’élever au rang des Immortels, finit par le

dévorer. C’est le tragique du Prométhée moderne, du Prométhée humain et humilié. Ces

mots de Jaccottet écrits à la fin d’« Observations I » sont lourds de sens : « L’ivresse de la

création, le vol de l’aigle ne seront pas son lot ; mais de voler et de retomber, de voler

d’une aile blessé, de s’écraser enfin au sol. / Depuis lors, nous nous traînons tous avec

cette même blessure » (p. 46).

1.2. Les éclats du cosmos à saisir

Bien que les poètes modernes ne reçoivent pas l’auréole dont jouissaient les

poètes anciens, ces premiers n’ont pas pour autant renoncé à la mission que leur confie

1143 Cité par Jaccottet, ibid. 1144 La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit.

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Hölderlin qui a, en quelque sorte, inauguré la poésie moderne. Ils continuent à « rôder »

tels « une veilleuse tremblante » pour mendier un peu d’huile qui alimentera la « lampe »

de la vie. L’image de la « lampe » et celle de la « bougie » apparaissent régulièrement dans

l’œuvre de Jaccottet comme symbole de la vérité finale. Leur lumière, loin d’être

puissante, ne circonscrit qu’un halo bien limité autour de la flamme. Conscient du

rapport de force inégal entre l’obscurité et la clarté au temps où il vit, le poète de Grignan

se donne pour mission de maintenir en vie ce « reste de feu » de la Vérité1145.

Il nous semble nécessaire de préciser que la « lampe » de Jaccottet n’est pas

l’objet de « l’extrapolation métaphysique ou religieuse » de la part des visionnaires, mais

sa lumière se mélange à celle du monde naturel. Très souvent, le poète a recours à

l’image de la lampe pour renvoyer aux paysages ou choses réelles où il reconnaît le

« soleil d’Ici »,

Alors dans le nid des branches apparut le chant du merle et ce fut comme si l’huile de la lumière brûlait doucement dans cette faible lampe noire1146

Pour le poète de Grignan, les « gouttes d’huile » que « mendie » Hölderlin sont

bien extraites de la matière du monde. Ainsi, dans une note La Semaison (III), il s’arrête

longuement devant « les lanternes des iris allumées en bleu clair ce matin dans le jardin,

lampes bleues dans la lumière bleue »1147. L’expression « lumière bleu » qui confine à

l’oxymore est plus que signifiante. Si la lumière matinale, source de chaleur, revêt une

couleur froide et s’approche de l’ombre, c’est sans doute parce que le matin est un

moment de l’ambivalence par excellence où le jour se distingue à peine de la nuit. Nous

pensons ensuite à une autre possibilité : le poète qui contemple longuement les

« lanternes » d’iris, sans l’avoir voulu, fait réduire son champ de vision jusqu’à ces

quelques fleurs qui paraissent « venir en avant et occuper tout l’espace spirituel », « en

gros plan »1148. L’espace d’un instant, ces « lampes bleues » deviennent le centre du

monde qui est « lui-même toujours possiblement le grand luminaire cosmique » et

teintent celui-ci de la même couleur qu’elles revêtent, d’où la belle image des « lampes

bleues dans la lumière bleue ». Très souvent, ces petites choses de la nature constituent le

point névralgique de la vue et permettent la métamorphose du monde. En elles, se

produisent la condensation de l’infini et la dilatation du fini. Ainsi, nous comprenons

1145 Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 329. 1146 « Nouvelles notes pour la semaison », L’Ignorant, op.cit., p. 147. 1147 « Avril 1997 », La Semaison (Carnets 1995-1998), in Œuvres, op.cit., p.1048. 1148 Observations, op.cit., p. 43.

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mieux la parole d’A.E. que Jaccottet cite longuement dans La promenade sous les arbres :

« Il n’y a pas dans l’espace visible un seul point, fût-il d’une tête d’épingle, qui ne

contienne un microcosme du ciel et de la terre. Nous savons cela, car où que nous nous

mouvions, il n’y a point de lieu où l’œil ne reçoive sa vision de l’infini » (p. 93).

1.3. « Allumer une bougie / à une autre bougie »

Cette lampe, qui reste depuis longtemps le symbole du foyer désiré par les

« voyageurs d’hiver », n’est pas aussi loin que l’on le croyait. Suspendue « sur l’autre

rive », elle n’est pourtant pas inaccessible : « "l’autre monde" dont [elle] ouvre la

perspective […] reste, tout comme ce côté-là, [….] "à l’intérieur du nôtre" »1149, écrit

Patrick Née dans Philippe Jaccottet : À la lumière d’Ici. Ce que dit le poète dans Paysages avec

figures absentes met en avant une vision analogue :

Paysages qui emportent l’esprit, qui le ravissent, l’entraînent dans leur labyrinthe où brille le fil des eaux ; guides du regard amoureusement attaché à cette lampe intermittente, dont on ne sait qui la tient, et que l’on croit parfois voir […] déjà sur l’autre rive, déjà rendant le jour à des corps depuis si longtemps endormis (p. 468).

La lampe invisible qu’il devine à l’intérieur des paysages de Grignan est propre à

repousser l’obscurité et même la mort. Cette lumière qui ne « sera pas éteinte avant que

nous ne soyons passé »1150 éclaire le passage entre le monde des vivants et celui des morts.

Jean-Christophe Bailly a proposé une vision similaire dans Le propre du langage : « [à]

Salzbourg, dans le Petersfreidhof, sous la roche, ou en Grèce, dans les îles, sur chaque

tombe brûle une lampe. Dans la faible lumière du quinquet vit une âme, qui se résout en

souvenir […] »1151. Mais on se demande si cette lumière permet vraiment à l’âme de

survivre au-delà de l’extinction du corps ; l’obscurité est tellement grande dans le monde

où nous vivons que cette « lampe », sur laquelle repose tout le poids de notre existence,

semble particulièrement impuissante :

De toi, tu ne tireras pas grand-chose de plus que cela de toi, c’est-à-dire de cette lampe friable et de la flamme qui décline à l’intérieur…1152

Est-ce que le poète a perdu sa confiance en la flamme qui éclaire faiblement le

monde sacré de l’au-delà, par crainte qu’elle s’éteigne « avant d’aller rejoindre les pauvres

1149 Patrick Née, Philippe Jaccottet : À la lumière d’Ici, op.cit., p. 193. 1150 « Bois et Blés », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 480. 1151 Jean-Christophe Bailly cité par Jaccottet, dans La Semaison (Carnets 1995-1998), op.cit., p. 1048. 1152 « Avril 1989 », La Semaison (Carnets 1980-1994), op.cit., p. 930.

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os / qui n’ont plus de nom et de visage que dans ta mémoire »1153 ? La réponse semble

négative, car le poète s’est préparé au pire : même si la lumière serait éteinte, elle ne se

laisserait pas vaincre par l’obscurité, car on aura tout le temps de rallumer la lampe :

Allumant une bougie à une autre bougie: une soirée de printemps1154. (Buson)

L'image des bougies qui s’allument une après une, semble reproduire « à

l'envers » celle des « traces de pas des oiseaux » qui s'effacent au fur et à mesure, évoquée

dans un autre haïku1155 cité un peu plus haut par Jaccottet dans La Semaison. Le regard du

moine concentré sur la bougie qu’il est en train d’allumer, n’est-il pas identique à celui

qui se porte sur la trace des « pas d’oiseau » qui n'existe que dans le présent, ou pour

mieux dire, dans un présent « éternel » ? Ce geste lent et répétitif du poète de zen qui

allume des bougies nous fait penser à la fascination de Jean Follain pour « le geste,

toujours le même, des glaneuses, près de l’usine atomique, dans ce temps, le nôtre,

penchées vers la terre, » et « celui de la repasseuse jadis, de l’empailleur ». « C’est qu’en

ce geste précisément s’incarne un recommencement sans rupture, une durée », écrit

Jacques Borel en commentant Follain1156. Dans cette patience à la fois salubre et

enrichissante, on peut découvrir une valeur positive du temps qui évoque moins l’usure

que la promesse. En recommençant toujours les mêmes gestes qui se déroulent dans

l’infini, l’homme devient lui-même mesure du temps, non pas de celui qui s’écoule mais

celui qui se fige dans l’instant même. C’est sans doute là que réside la beauté du monde

traditionnel où « l’éternel retour » du cosmos se manifeste dans la vie des hommes.

Celui qui allume les bougies avance lentement vers le centre du soi, longeant un

chemin, moins extérieur qu’intérieur, éclairé par un chapelet de flammes. Le silence se

creuse autour du halo comme autour de l’homme silencieux, et ménage pour lui un

espace d’intimité, un enclos sacré, à la manière cet « anneau d’espace intact autour du

siège des dieux »1157 auquel le méditatif accède inespérément. Jean-Christophe Bailly a

écrit avec beaucoup de justesse à propos de ce geste signifiant d’« allumer » :

Allumer une lampe est devenu un acte si simple et si spontané qu’il ne s’accompagne plus d’aucune sorte de préparation, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a

1153 Ibid. 1154 Buson cité par Jaccottet dans La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 363. 1155 « Il n’y a pas de lieu où chercher l’esprit : / il est comme les traces de pas des oiseaux dans le ciel. » Cité par Jaccottet, ibid. 1156 Jacques Borel, Poésie et nostalgie, « Le présent de Jean Follain », Berger-Levrault, Paris, 1979, p. 108. 1157 « Bois et blés », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 478.

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avec les lampes d’extérieur comme d’intérieur un art d’habiter la nuit et que cet art est comme une écriture, mais qui serait réduite à sa ponctuation, c’est-à-dire à ses silences1158.

Allumer une bougie ou une lampe, c’est donc mettre de la lumière dans le cœur

de celui qui allume. Ce n’est pas la peine de chercher sa lampe dans un monde extérieur,

où l’on ne trouve pas de chemin qui communique la vie et la mort, car toute lampe et

tout chemin sont dans le cœur de celui qui les cherche. Ceux-ci n’apparaissent qu’au

moment où son âme est allumée et éclairée d’une lumière intérieure, celle de la poésie

même : « [L]a poésie […] nous force à avancer vers un foyer pareil à la lampe qu’avait

cru apercevoir le promeneur nocturne », écrit Jaccottet dans Observations (p. 36).

2. Eau

2.1. La parole de l’eau

« Toute eau évidemment nous parle », dit Jaccottet dans Paysages avec figures

absentes (p. 483). À l’instar de Pierre-Albert Jourdan qui fait de temps en temps « un brin

de conversation avec une branche de thym », le poète de Grignan va également « loin

dans l’ordre de la communauté »1159. Le voile qui nous sépare d’ordinaire du réel se

déchire au moment où il sort des murs de Babel, où le langage des choses lui paraît

soudain intelligible.

On remarque que Jaccottet porte une attention égale à « toute eau ». « Il n’est pas

nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait

tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines […] », dit Bachelard qui

partage la passion de Jaccottet pour « toute eau »1160. On parvient à pénétrer l’intimité des

eaux inconnues dès le moment où l’on commence à les écouter. Il semble que, dans

l’espace qui nous entoure, empli de toutes sortes de bruits, s’élève soudain un son

1158 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., pp. 103-104. 1159 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », in Pierre-Albert Jourdan, op.cit. pp. 106-107. 1160 Né dans le Vallage, pays de ruisseaux et de rivières nommé du fait du grand nombre de ses vallons, Bachelard est un vrai rêveur de l’eau. Il évoque longuement ses affinités avec celle-ci dans L’Eau et les Rêves : « En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur… […] Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, […] ». Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 2007, pp. 13-15.

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signifiant et pénétrant qui atteint directement le fond du cœur, qui nous parle « avec une

insistance, une grâce particulières » (p. 483). Plus la rencontre est fugitive, plus la voix de

l’eau est inoubliable pour le poète en la trouvant là où il ne s’y attendait pas et surtout en

sachant « qu'elle ne pourrait subsister (ainsi le palais qu'Aladin découvre à son réveil en

se frottant les yeux d'émerveillement) » (ibid.). L’apparition soudaine de l’eau se présente

comme une sorte d’illumination, qui frappe le poète tel un éclair. Elle donne l’impression

d’être surnaturelle et visionnaire si bien que Jaccottet songe au palais d’Aladin, comme si

cette eau risque de s’évanouir d’une seconde à l’autre. Tout laisse à croire qu’elle est

ancrée dans la réalité, mais « comme quelque chose qui n’existe pas, ou existe autrement,

d’une réalité autre »1161.

D’une « grâce particulière », la langue de l’eau s’avère la plus pure de toutes. Le

poète de Grignan se souvient d’une voix similaire, celle de Dante dans sa première

œuvre « sûrement authentique », c’est-à-dire Vita nova, où « on croirait entendre une

fugue de verre où rien n’empêcherait jamais le passage d’une lumière tendre, déchirante

quelquefois parce que lointaine, insaisie », écrit Jaccottet dans Cahier de verdure (p. 754).

Cette écriture, modèle de la langue humaine auquel aspire Jaccottet, comporte en elle-

même juste ce qu’il faut de limpidité et d’opacité, confondues dans une diaphanéité

touchante, comme en témoigne la voix de l’« eau » : « Et comme quelquefois, nous

voyons tomber l’eau mêlée de belle neige, de même il me semblait voir leurs paroles

sortir mêlées de soupirs »1162, poursuit le poète italien qui voue une prédilection pour cette

matière « la plus légère, la plus limpide » à laquelle il aime associer la langue. L’eau parle

et invite ceux qui l’écoutent à parler comme elle : « Il advint ensuite que, passant par un

chemin le long duquel s’en allait un ruisseau très clair, me saisit une telle volonté de dire

que je me mis à penser à la manière de m’y prendre… »1163. Le poète, suivant le conseil

du ruisseau, adopte une langue aussi limpide et légère que la sienne. Les mots coulent

naturellement de son esprit et s’accordent au rythme de ses pas : « Tout, d’ailleurs, ici,

n’est que pas et parole. Dante passe, et parle ; il entend rire, pleurer, parler », commente

Jaccottet (p. 754). L’image de l’eau personnifiée, considérée comme pensante et parlante,

nous invite à penser à son incarnation, les Naïades, dans la mythologie grecque. Cette

eau est l’extériorisation d’une eau intérieure, située au fond de tout individu, celle dans

1161 Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, op.cit., p. 134. 1162 Phrases de la Vita nuova traduites par Jaccottet, voir « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op.cit., p. 754. 1163 Ibid.

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laquelle s’est noyé l’enfant innocent qu’il était naguère. Les rêveurs de l’eau, assis

longuement à son bord, voient sans doute le premier « moi », depuis longtemps oublié,

monter de nouveau à la surface du conscient. En marchant le long de « l’eau qui mène la

vie ailleurs », nous découvrons que cet « ailleurs » « ne va pas plus loin », mais coïncide

avec l’« ici » qui est en effet tout « un monde » : « Je ne le connais pas tout entier : je n’ai

pas suivi toutes ses rivières », dit Bachelard 1164.

De cette eau en repos, « formant une mare qui est comme une enfance pour un

vagissement », Jean-Christophe Bailly distingue une autre eau, celle du « pur jailli »

hölderlinien. Si la première relève d’une eau « secondaire », un « écho », la dernière

évoque l’eau dans la violence de sa naissance quand elle voit le jour : il s’agit d’une

source, d’une eau sans mémoire. Mais on pense encore à une autre eau, encore plus près

de l’origine, celle de la pluie. Si l’atterrissage signifie la mort pour l’eau, « sa mort

horizontale », comme l’appelle Bachelard, l’eau de pluie est toujours vivante, engagée

dans un mouvement éternel : « L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours »1165.

2.2. Eau cosmogonique

Dans Paysages avec figures absentes, Jaccottet s’intéresse moins aux « eaux

profondes », « dormantes », « mortes » telles qu’elles sont dans la rêverie d’Edgar Poe

selon Bachelard1166, mais dirige son regard vers la pluie qui témoigne du caractère

mouvant et transitoire de l’eau. « L’eau est vraiment l’élément transitoire », écrit

Bachelard qui ajoute ensuite : « L’être voué à l’eau est un être en vertige »1167.

À peine y eut-il cette ligne divisant l’eau de l’air comme le fil d’une épée entre eux dans le lit de l’espace, que l’une et l’autre frémirent, se troublèrent, attendirent (p. 496).

Jaccottet évoque ici deux images guerrières, celle du « fil d’une épée » et celle des

« flèches », auxquelles il assimile les gouttes de pluie. Elles ont suscité chez lui deux

émotions bien différentes. Avec celle du couteau et de la lame, l’image de l’épée évoque

l’idée de rupture tragique, parfois à cause de la mort – pensons à ces mots furieux écrits

pendant les jours qui ont suivi la disparition de la mère de l’écrivain, où ces images

1164 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., pp. 13-15. 1165 Ibid. 1166 Voir Ibid. 1167 Ibid.

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reviennent à plusieurs reprises1168. Au contraire, l’image de la « flèche » ou du « dard »

vient dans l’esprit du poète généralement pour renvoyer à quelque chose de positif1169. À

la manière de la flèche, la pluie traverse l’espace universel « d’une extrémité à l’autre », et

remédie à la rupture entre « l’eau couchée » et « l’air », deux étendues séparées comme

par « le fil d’une épée ». En abolissant les anciennes limites du monde, la pluie réorganise

celui-ci en le soumettant à une autre géométrie, « indéchiffrable et très puissante ». Cette

vision de la « cosmogonie aquatique » a hanté l’imaginaire humain depuis fort

longtemps. Le déluge, avec la conflagration et d’autres visions apocalyptiques, est censé

permettre de régénérer périodiquement la vie historique. La pluie est confirmée comme

une des « clés » de la résurrection par le Talmud : « Dieu a trois clés : celle de la pluie,

celle de la naissance, celle de la résurrection des morts »1170. Parmi les quatre éléments

cosmogoniques, l’eau est le plus important pour le philosophe grec Thalès dont la

doctrine est connue surtout grâce à Aristote : « l'humide est l'aliment de tous les êtres, et

que la chaleur elle-même vient de l'humide et en vit »1171. L’image qu’évoque Jaccottet

par la suite est évocatrice de la cosmogonie :

Déchirure sur déchirure. Comme d’une infime graine tombée en terre sort une tige, et de celle-ci des branches, et de chaque branche des feuilles, de la première énorme distance naissaient mille distances de plus en plus courtes et subtiles, chaque pôle se formant aux extrémités de chaque intervalle comme un fruit1172.

À partir de la fissure créée par une goutte de pluie, l’espace universel se divise, se

ramifie et se renouvelle. L’image rappelle la fameuse devise du taoïsme prononcée par

1168 « […] c’était, ce cadavre blanc et si extraordinairement long, mince et raide, comme un couteau qui se serait inséré dans le corps du jour, une lame glacée dont celui qui la tenait ainsi immobile ne pouvait pas être visible, d’aucune façon. Mais pas une épée, certes pas ! […] rien qu’une lame de couteau, c’est-à-dire de l’acier, du tranchant, du rigide, du froid, de l’implacable […] ». Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre. Notes sauvegardées 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 97. 1169 « Flèches du vent. La route a la couleur de l’eau, de l’ardoise ». La Semaison (Carnets 1954-1967), op.cit., p. 340. Plus loin, à la page 390, Jaccottet compare « Le petit pêcher rose » vu à distance à « une flèche qui creuse au plus profond de nous ». La flèche est associée également au vol d’oiseau, à la puissance de la poésie, au regard aiguisé. 1170 Cité par Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op.cit., p. 79. 1171 Aristote, Métaphysique, A, III, 983, trad. Victor Cousin, 1838. Aristote suggère également que Thalès n’est sans doute pas le premier à percevoir le feu comme étant le principe fondateur du cosmos : « Plusieurs pensent que dès la plus haute antiquité, bien avant notre époque, les premiers théologiens ont eu la même opinion sur la nature : car ils avaient fait l'Océan et Téthys auteurs de tous les phénomènes de ce monde, et ils montrent les dieux jurant par l'eau que les poètes appellent le Styx. En effet, ce qu'il y a de plus ancien est ce qu'il y a de plus saint ; et ce qu'il y a de plus saint, c'est le serment. Y a-t-il réellement un système physique dans cette vieille et antique opinion ? C'est ce dont on pourrait douter. Mais pour Thalès on dit que telle fut sa doctrine ». 1172 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 496.

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Lao-Tseu il y a plus de deux mille ans, qui dévoile le principe de la régénération du

cosmos :

Le Tao d’origine engendre l’Un, L’Un engendre le Deux, Le Deux engendre le Trois, Le Trois engendre les Dix-mille êtres. Les Dix-mille êtres endossent le Yin, Embrassent le Yang, Accèdent à l’harmonie Par le souffle du Vide médian1173.

Le taoïsme présente de nombreux croisements avec la pensée de Jaccottet au

niveau de l’imaginaire de la cosmogonie, du principe de l’harmonie des contraires, et

encore de la présence d’un « Souffle universel ». Toutes ces idées se traduisent ici par

l’eau en mouvement qu’est la pluie. Portant un regard patient et minutieux sur la

propagation des ondes, le poète observe la reconstruction progressive de l’espace, qui

devient une sorte de maille parsemée de trous. Le mot d’« intervalle » et celui de

« distance » soulignent le caractère ordonné de cette « maille » cosmique. À l’exemple de

la pluie, toutes choses du monde viennent participer à la réorganisation du monde :

Des gazelles couraient pour mesurer les sables, des oiseaux arpentaient l’air. Ils ne prenaient pas seulement mesure des distances naissantes, ils essayaient de lier les points de l’espace sans cesse croissant comme on lie une gerbe, de surmonter des gouffres, pareils en cela aux futurs navigateurs, sur leurs barques ou dans leurs fusées1174.

Les animaux qui se déplacent sont autant d’instruments de mesure de l’espace :

les gazelles prenaient la mesure de la terre alors que les oiseaux « arpentaient » le ciel.

Mesurer, c’est pour rassembler ce qui est séparé et éparpillé. Les gazelles et les oiseaux

sont cosmogoniques dans la mesure où ils mettent de l’ordre dans l’espace, et proches des

animaux élus par Noé et rassemblés sur son arche qui, après avoir échappé au déluge, se

doivent de recréer le monde. Aussi bien fécondante que dévastatrice, l’eau cosmogonique

se présente souvent sous forme de déluge. Elle ne crée le monde qu’au moyen de la

destruction, condition première de la résurrection. En effet, le monde se détruit et se

renouvelle à chaque instant, à une échelle petite ou grande ; il passe régulièrement du

cosmos au chaos et vice versa : « Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de

sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce

le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau », dit Bachelard dans L’Eau

1173 François Cheng, Souffle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Paris, Editions du seuil, 2006, « Un art de vie, un art de vivre », pp. 161-171. 1174 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 496.

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et les Rêves1175. Le souffle indifférencié qu’évoque Lao-Tseu et qui circule partout dans

l’univers est l’âme du chaos qui est présente constamment à l’intérieur du cosmos, pour

rendre celui-ci instable et lui permettre de se renouveler périodiquement.

La pluie contribue à la restructuration de l’espace en brisant les limites du temps

figé et « usé ». Sous la pluie, le monde semble retourner à son état originel

d’indifférenciation. Tout seul dans ce monde hors du temps, Jaccottet assiste à sa

différenciation progressive en percevant des « signes de divisions plus étranges, plus

effrayantes » :

La bête qui achevait une course n’était plus la même que celle qui l’avait commencée ; elle n’avait pas franchi que des sables ou des savanes ; elle avait traversé des aubes pareilles à des grottes de nacre pour s’arrêter devant la braise des crépuscules ; les jours vieillissaient. Il est vrai qu’ils renaissaient aussi1176.

Les gazelles et les oiseaux évoqués un peu plus haut sont appelés ici « la bête »

par le poète, cherchant à faire oublier la spécificité au profit de la généralité, puisque c’est

l’ensemble des animaux et des choses qui participent à la métamorphose de l’espace et du

temps sous la pluie. S’il fait remarquer que « La bête qui achevait une course n’était plus

la même que celle qui l’avait commencée », c’est que la gazelle qui court se multiplie à

chaque seconde. Les milliers de gazelles immobiles ont composé l’image d’une gazelle en

mouvement. Le passage du temps est neutralisé par la multiplication de l’individu dans

l’espace. Nous songeons, inévitablement, au fameux discours de Héraclite : « On ne peut

pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c'est une autre eau qui vient à vous ;

elle se dissipe et s'amasse de nouveau ; elle recherche et abandonne, elle s'approche et

s'éloigne »1177. L’idée du mouvement interminable et universel, lequel est à l’origine de la

précarité des signes du monde, ne relève pas d’une vision pessimiste parce que, si « les

jours vieillissaient », « ils renaissaient aussi ». « Nous descendons et nous ne descendons

pas dans ce fleuve, nous y sommes et nous n'y sommes pas » : le principe de la

contradiction et de la dialectique est à la base de la vision du temps cyclique. En pensant

à la même image du monde renaissant sans cesse, tant au niveau du macrocosme que du

microcosme, le poète s’initie soudain à la beauté étrange du « tournoiement superbe ».

Persuadé que les gouffres seront franchis – même celui entre la vie et la mort-, il ne craint

plus la destruction, et déclare même ceci : « On n’était pas encore assez déchiré, assez

1175 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., pp. 13-15. 1176 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 496. 1177 Alfred Fouillée, Extraits des grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, p. 25.

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désirant. Le serpent vint approfondir la blessure »1178. Le poète, désire-t-il secrètement la

mort ? Attend-il avec impatience ce Destructeur qui approche pour mettre à bas l’ordre

du monde existant ? L’effondrement que connaît l’homme moderne est nécessaire dans la

mesure où elle prépare « une époque meilleure », « un monde plus beau ». Notre époque

ressemble à ce « dernier quart de la nuit » qui prend une dimension symbolique chez le

poète, pendant laquelle il perçoit quelques lueurs de l’espoir dans « cette course de

tourterelles », « de nouveau dans la lumière »1179.

2.3. Eau purificatrice

Plus que le feu, l’eau est connue pour son pouvoir purificateur qui s’exerce au

double niveau du corps et de l’esprit, comme invite à le penser un hymne du Rig-Veda :

… Vous les Eaux, donnez sa plénitude au remède, afin qu’il soit une cuirasse pour mon corps, et qu’ainsi je voie longtemps le soleil ! … Vous les Eaux, emportez ceci, ce péché quel qu’il soit, que j’ai commis, ce tort que j’ai fait à qui que ce soit, ce serment mensonger que j’ai prêté1180.

S’immerger dans l’eau, c’est pour enlever la souillure et retourner à la source où

l’on puisera une nouvelle force. L’homme qui prend feu intérieurement ne peut se

rafraîchir qu’en se jetant dans l’eau, ainsi que Jaccottet l’écrit dans La Promenade sous les

arbres : « Parfois, dans la nuit, l’homme devient fauve ; le fragile, le doux, le peureux se

sent pousser des ongles et des crocs ; le délicat brûle et dévore : vite un saut dans la

rivière, pour quitter cet habit de feu ! Fraîcheur, neuve fraîcheur, transparence… » (p.

112). L’eau atténue ce qui est de l’animalité chez l’homme et l’approche des dieux, d’où

ces anciens rituels de baptêmes et de bains. En « entrant » entièrement dans l’eau1181, on

fait l’expérience d’une « vérité singulière ». On se soustrait un instant à la vie habituelle

en quittant l’« habit du feu » et se plonge dans une pureté silencieuse. La plupart des sens

sont réduits ou même abolis, tels que la vue, l’ouïe, l’odorat, alors que seul le toucher

fonctionne sous l’eau où il est rendu particulièrement aiguisé. Grâce à ce

disfonctionnement partiel du corps, l’homme oublie, l’espace d’un instant, les soucis de

la vie pour rejoindre l’enfant qu’il était. 1178 « Prose au serpent », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 496. 1179 « Au dernier quart de la nuit », Airs, op.cit., p. 424. 1180 Le Veda, tra. Jean Varenne, Paris, Éditions Planète, 1967, p. 137. 1181 Selon Jean-Christophe Bailly, l’eau est, parmi les quatre éléments cosmogoniques, le seul dans lequel on peut vraiment entrer. Voir à ce propos Le propre du langage, op.cit., p. 63.

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Une autre dimension de l’eau purificatrice est évoquée dans Paysages avec figures

absentes où Jaccottet parle d’une « ouverture » dissimulée qui se trouve au pied d’un vieux

muret, « comme une très ancienne porte », selon ses propres mots (p. 476). Elle ne se

dévoile qu’après « des jours de neige drue, suivis de plusieurs semaines de dégel et de

pluie » (ibid.). Ce « piège » dangereux où « le pied glisse » pendant d’autres jours est

transformé, grâce à la magie de l’eau, en « une bouche » qui « reparle » « pour la première

fois depuis très longtemps », bouche cosmique par où le poète accède à l’intérieur de la

Terre-Mère. Celle-ci, « où si rapidement toute pourriture se nettoie, se répare, s'assainit »,

réapparaît sous son aspect originel, « assez chaude, assez douce pour que l'on s'y allonge,

assez stable encore pour que l'on se fie à elle », comme un « immense lit fumant en

hiver » (ibid.).

Et là, tout à coup, suintant de la surface, naissant des profondeurs comme la perle se forme de la nacre, comme la plante se hasarde, le bourgeon, la gemme, tout à coup (ou il semble que ce soit soudain), un jour, s’ouvrent ces gouttes qu’on entend seulement (ibid.).

À l’encontre des gouttes de pluie qui descendent du ciel pour atteindre la terre,

celles d’eau suintant du fond de la terre suivent un itinéraire en sens inverse en montant

du bas vers le haut, comme autant d’embryons de la terre, ou encore de ses graines. La

valeur symbolique de l’eau en tant que régénérateur du cosmos prend tout son sens dans

cette parole très belle de Jaccottet : « Terre fleurie d'eau, terre où l'eau germe, un jour »

(ibid.). Masse indifférenciée, l’eau est le germe des germes et contient en elle tout

l’informe et tout le virtuel.

3. Air

3.1. « Air » et « or » : la poésie estivale chez un « voyageur d’hiver »

Une nouvelle poétique se forme progressivement chez Jaccottet après son arrivée

à Grignan, surtout pendant l’année 1960 qui s’avère cruciale dans sa vie. D’abord, grâce

à ses amis les Palézieux, déménagés dans une petite maison à Grignan en début d'année,

le poète découvre la lumière méridionale qui prend corps dans une peinture épurée et

réduite à « l’essentiel ». Ayant pour référence primordiale Giorgio Morandi, Gérard

Palézieux constitue une sorte d’intermédiaire entre le peintre italien et le poète de

Grignan qui reçoit depuis une influence constante de ce premier. La même année,

Jaccottet a entamé, en plus, un chantier de traduction qui signifie beaucoup pour lui,

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celui des Soledades de Góngora. Le travail l’a accompagné pendant vingt-cinq ans avant

la parution de l’édition en bilingue de l’œuvre en 1984. En outre, la découverte fondatrice

du haïku, « à l’égal de celles de Rilke, de Hölderlin ou, plus tard, de Mandelstam »1182, a

conduit le poète vers un monde où « rien ne pèse plus ». Toutes ces expériences

contribuent à nourrir une nouvelle poétique, celle de « l’or » et de « l’air », qui se déploie

pleinement dans le recueil de poèmes, Airs, dont les premières ébauches datent

précisément du printemps de 1960. Ce livre se présente comme une étoile éclatante parmi

l’ensemble des œuvres de Jaccottet caractérisées souvent par une tonalité tourmentée. Le

recueil poétique peut se lire, selon José-Flore Tappy, comme « une réponse vitale à

l’effondrement du monde, à l’émiettement des formes et au désenchantement »1183, car il

montre que « Là est aussi l’espoir : dans l’obscurité, dans l’impossibilité » dit Jaccottet

dans La Semaison (pp. 356-357).

D’une allure aérienne, ces poèmes permettent à Jaccottet, qui se voit comme un

« voyageur d’hiver », de se rapprocher des « poètes de soleil » qu’il admire passionnément

tout en éprouvant un sentiment d’impuissance auprès d’eux, tels que Góngora et

Ungaretti dont la voix fait écho à la lumière dorée de la Méditerranée : « La langue de

Góngora, celle même de saint Jean de la Croix, pourrait se décrire dans les mêmes

termes que le paysage de Majorque: l’air, l’or, la roche » (p. 358). Sous un regard

rafraîchi, le monde apparaît avec une clarté nouvelle que le poète n’hésite pas à associer à

l’or, dont la pesanteur et la froideur en tant que métal sont oubliées et duquel on ne

retient que la brillance éclatante et la valeur symbolique d’immoralité. Longuement le

poète contemple, sous le contre-jour, « les jeunes blés » et « les herbes nouvelles d’une

luminosité intense, comme éclairés du dedans par de l’or, du jaune d’or » (p. 359). Cette

« luminosité intense » qui est ensuite transformées en chant, coule comme une rivière

limpide sur la page. L’écriture de cette clarté « dorée » des choses participe d’« une

recherche de sublimation » chez Jaccottet, visant « avant tout à vaincre la fuite du

temps »1184 : « parfois tout est si clair que nous en oublions les ans »1185.

Selon Claude Esteban, toute l’expérience poétique de Jaccottet s’inscrit sous le

signe majeur du « travail de l’air ». Sa poésie représente une sorte de réponse à l’« appel »

1182 Chronologie, op.cit., p. LVII. 1183 José-Flore Tappy, notice d’Airs, op.cit., p. 1432. 1184 Sandrine Jury, « L’imagination des éléments dans la poésie de Philippe Jaccottet », Dix-huit études d'anthropologie littéraire sur Eugène Ionesco, Agatha Christie, Marguerite Duras..., dir. Georges Cesbron, Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1988, p. 113. 1185 « Le Locataire », L’Ignorant, op.cit., p. 160.

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d’une « sublimité »1186. Or, cet appel céleste ne se montre point supérieur, mais invite,

tout simplement, à la joie et à la délivrance : « loin d’imposer la prosternation résignée, il

paraît tirer vers le rire, l’ardeur, l’essor ; il nous change en oiseaux légers »1187. Le poète

associe naturellement le sentiment de joie et d’euphorie à l’air, signe par excellence de la

délivrance. Nous songeons à ce que dit François Cheng à propos de la joie qui est, selon

lui, « l’irruption de l’infini dans notre finitude »1188 au moment où « notre être se fait léger,

aérien, toutes ailes déployées »1189. Si les « décombres du savoir » de la société moderne

ont soumis l’homme à la « finitude », la nature, en revanche, l’invite à relâcher toutes ses

forces primitives - la joie entre autres. Celle-ci constitue en effet le moteur de la « éternité

jaillissante » à laquelle Jaccottet assimile la vie. L’impression de « renaissance » qui

accompagne celle de joie est soulignée par Cheng : « La joie […] surgit dans ces moments

privilégiés où nous avons la nette sensation de renaître à la vie, ou d’accéder à un nouvel

état de vie, soudain délivré des anciennes chaînes »1190.

3.2. L’air qui n’équivaut pas au vide

Dans les notes qui remontent au printemps de 1960, c’est-à-dire au mois où

Jaccottet inaugure le projet d’Airs, on observe une multiplication d'images aériennes,

associées à celles de l’or. Se tenant debout sur le plateau de Rochecourbière, le poète voit

que « sur ce plateau c’est l’air, une fièvre d’espace, un envol »1191. Il y revient encore dans

une autre note de La Semaison :

L’aile s’est élevée, a tourné, s’est dorée. D’or à la pointe et d’ombre vaste par-dessous. Heure où l’air s’envole, où le sol flambe, Où le plus haut de l’air se glace… (p. 360)

Cet homme qui passe son temps à contempler l’air devait paraître plus insolite

aux yeux de ses contemporains que le héros d'À la recherche du temps perdu qui, « oublieux

de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant

des heures, immobile, essayant de [s]e souvenir, sentant au fond de [lui] des terres

reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent »1192. Si Marcel a encore un objet

1186 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, op.cit., p. 146. 1187 « L’Approche des montagnes », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 100. 1188 François Cheng, La Joie, op.cit., p. 7. 1189 Ibid., p. 5. 1190 Ibid., p. 3. 1191 « Avril 1960 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit, p. 360. 1192 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op.cit., p. 128.

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devant lui qu’est le clocher, le poète de Grignan semble regarder droit dans le vide, dans

cette « vastitude claire, sans épaisseur ni poids » (p. 352), cherchant dans sa mémoire non

pas des épisodes d'un passé personnel, mais d’un passé commun de l'humanité, d’une

« Origine » qui se projette dans la nature.

Pour Jaccottet, l'air n’est pas équivalent au vide. Dans l’air « encore froid » du

printemps, il sent « des bouffées de chaleur, comme des boules de laine qui rouleraient

dedans » (p. 360). Si l'air, « invisible », refuse de se soumettre à l’inspection du regard, le

poète tente de mobiliser ses autres sens pour l’approcher, et parvient à en saisir la forme

ronde, la texture laineuse et la température plus ou moins tiède. Matière transparente et

intangible, l’air ne se dévoile qu'à ceux qui savent l’admirer. On pense à ces poètes

japonais qui aiment peindre la « couleur » de l’air : « Sous la pluie d’été / les feuilles du

prunier / ont la couleur du vent frais »1193 (Saimaro), « Sur la mer très loin / où va-t-il / le

vent vert et brumeux ? »1194, « Plus blanc que les pierres / de la pierreuse montagne / le

vent d’automne »1195 (Bashô).

L’air est perçu comme rond par Jaccottet. Dans La Promenade sous les arbres, il

évoque l’espace aérien comme une « spirale », forme de prédiction pour lui : « Comme

l’oignon semble fait d’une infinité de pelures enroulées l’une sur l’autre, il est une spirale

de transparences, ou encore une enfilade de portes invisibles, l’éternelle invitation au

voyage » (p. 100). On retrouve la spirale dans toutes ces images évoquées par Jaccottet

telles que celles de l’« oignon » ou de l’« enfilade de portes » qui tendent à relever un

« mystère de l’air ». Si la spirale est privilégiée par le poète de Grignan, c’est parce qu’elle

symbolise non seulement un mode de vie idéal, tel que l’on le remarque chez des peuples

archaïques1196 ou encore dans le monde floral1197, mais encore parce qu’elle représente

une vision du monde propre à Jaccottet selon qui l’être humain parcourt le plus souvent

« les couches superficielles » de la vie et n’en atteint que rarement le « centre »1198. En

outre, la spirale évoque l’idée de l’ordonnance, de l’enchaînement et de l'« éternel

retour » : en longeant un itinéraire spiral, on avance vers l’infini sans pour autant

1193 Haïku, op.cit., p. 69. 1194 Ibid., p. 103. 1195 Ibid., p. 116. 1196 Concernant le modèle de l’éternel retour représenté en une spirale, voir Mircea Eliade, Images et symboles, op.cit., pp. 188-190. 1197 « Nous considérons une chose vivante elle aussi, une vie, mais différente de la nôtre parce qu’elle se déroule selon un cycle annuel – fleurs, feuilles, fruits, branches nues -, créant ainsi l’illusion d’une permanence, alors qu’il s’agit d’un mouvement en spirale par rapport au nôtre, qui serait en ligne droite. » A travers un verger, op.cit., p. 555. 1198 « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres, op.cit., p. 80.

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s’éloigner du centre, itinéraire pris par les « voyageurs d’hiver » à la recherche du foyer

central et qui sont toujours en chemin. Nous pensons à Bashô sur sa « sente étroite du

Bout-du-Monde », Hölderlin marchant parmi des ruines et désireux d’une Grèce perdue,

Gustave Roud qui arpente la campagne « ouverte » de la patrie, et Jaccottet se promenant

sous les arbres de Grignan et causant avec le cosmos.

3.3. Souffle, air, parole de Dieu

À la différence des trois autres éléments cosmogoniques dont la terre et l’eau

notamment qui sont plutôt matérialisantes, l’air est avant tout un symbole de la

spiritualisation. Dans La légende des Siècles, Victor Hugo évoque l’air comme un élément

essentiel qui eut participé à l’anthropogonie : « L’être est d’abord moitié brute, moitié

forêt ; / Mais l’air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît ». Du fait de la dimension

spirituelle qu’il comporte, l’air est très souvent assimilé à l’âme du monde et à la

divinité : « L’illimité est le souffle qui nous anime. L’obscur est un souffle ; Dieu est un

souffle », écrit Jaccottet dans une note de La Semaison (p. 354), qui y revient un peu plus

loin : « Dieu, dedans de la parole, Souffle » (p. 356).

Les poètes sont censés être plus près de Dieu parce qu’ils savent manier ce

souffle : « ils ont donc le devoir de respecter la parole parce qu’elle porte le souffle, au

lieu de le cacher, de le figer, de l’éteindre » (ibid.). Le corps du poète se présente comme

un lieu de passage pour le Souffle divin, ou un instrument de musique à l’intérieur duquel

se répercute la parole de dieu. C’est sans doute pourquoi Hölderlin croit en l’origine

sacrée de la poésie, et proclame « sa souveraineté planant au-dessus de la terre »1199. La

poésie est cosmique et divine dans la mesure où elle se réfère à un modèle céleste. Selon

Jaccottet, le rythme de la parole du poète est une « imitation plus ou moins heureuse de

cette haleine » qui est sacrée (ibid.). Ce rapprochement entre la parole et le souffle nous

fait penser au dieu du vent dans l’hindouisme, appelé Vāyu qui symbolise le souffle

cosmique et qui s’identifie en même temps au Verbe.

Alimentée par le souffle cosmique, la poésie cherche à le rendre visible au moyen

des mots. Le poète n’éprouve un sentiment de sécurité qu’en tenant ce souffle dans sa

main. Mais il est conscient, plus que tout autre, que celui-ci nous anime tout en nous

échappant. Il faut ainsi inventer « à cet effet un langage où se combinent la rigueur et le

1199 Stefan Zweig, Le Combat avec le démon, op.cit., p. 119.

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vague, où la mesure n’empêche pas le mouvement de se poursuivre, mais le montre,

donc ne le laisse pas entièrement se perdre » (p. 354). Proche de Jourdan, Jaccottet

évoque le travail poétique comme celui de « signaler, désigner ces trouées » du cosmos-

tissu où traverse le souffle qui constitue une sorte de « Vide intermédiaire ». Pour le saisir

sans l’étouffer, le poète s’exhorte à rassembler ces trouées « sans les boucher, autant de

"bols d’air" que l’étonné respire »1200. Ce souffle, non mesurable, non visible, échappe au

regard des utilitaristes, mais se repose dans l’écriture du poète, associée à un « monument

à l’inutilité » par Jourdan.

Parole-passage, ouverture laissée au souffle. Aussi aimons-nous les vallées, les fleuves, les chemins, l’air. Ils nous donnent une indication sur le souffle. Rien n’est achevé. Il faut sentir cette exhalation, et que le monde n’est que la forme passagère du souffle (p. 356).

Jaccottet énumère ici quatre motifs qui lui sont chers et qui constituent tous des

archétypes du passage : vallée, fleuve, chemin et air. En effet, le Souffle divin qui traverse

parfois l’œuvre du poète est partout présent dans le monde matériel qu’il anime et dont il

rend possible la métamorphose. La libre circulation du souffle cosmique est le reflet du

mouvement incessant de Dieu, comme le proclame Eckhart : « Dieu aussi se fait et se

défait, devient et passe… » (p. 357). L’haleine de Dieu est soumise à un ordre, à une

forme, se proposant comme exemple de l’ordre du monde ainsi que de celui de la poésie.

L’air est depuis toujours un mobile universel, qui motive l’évolution du monde et lui

permet de mourir et de ressusciter à chaque instant :

Toute chose est un arrêt du souffle, provisoire, un repos d’un instant pour la divinité perpétuellement respirante. L’univers entier comme un souffle suspendu. Ainsi quand le vent tombe dans le jardin ; puis il reprend, et les choses changent ; mais rien n’est perdu ; la divinité respire éternellement. / La puissance invisible, le cœur du monde un instant reprend son souffle : naissent les arbres, les montagnes ; mais au regard attentif apparaissent leur précarité, leur mouvement, leur nature de suspens et de passage (p. 356).

Ce souffle dont parle Jaccottet relève moins de l’air matériel que d’une énergie

vitale, contrôlée et transsubstantiée, proche du « qi » en chinois qui désigne la respiration

subtile du cosmos. Ce souffle abstrait qui traverse le monde naturel, Jaccottet le surprend

parfois dans un léger trouble de l’air ou encore dans « la lumière d’avant-printemps »,

pressentant que « la surprise, l’émotion venaient d’un foyer plus secret, antérieur à la

description » (pp. 380-381). Il rêve ainsi d’un dieu qui commande, de loin, tout cela, et ne

manque pas préciser qu’il ne s’agit pas du dieu « trop maltraité » par les Eglises, mais

d’un « dieu commode » qui « ne demande rien, n’exige rien » : « Qu’est-ce que ce dieu-là

[…] a à voir avec le Christ, dieu le plus difficile ? Le dieu du pressentiment secret n’est

1200 Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 280.

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pas moral, mais je le sens plus proche que l’autre » (p. 381). On touche par là à une

question ambiguë qu’est celle de la religion selon Jaccottet. On remarque que, malgré son

éducation du christianisme, Jaccottet dénonce celui-ci comme une religion

« vieillissante ». En fait, chaque religion, à l’époque de sa création, offre l’occasion à ses

inventeurs de s’exprimer à propos de ce qui leur paraît être inconnaissable ou

innommable. Nous pouvons y trouver les premières réflexions de nos ancêtres sur la vie

spirituelle et sur le cosmos. Néanmoins, les religions « vieillissantes », dogmatisées et

instrumentalisées avec le temps, ont perdu leur fonction initiale de servir d’intermédiaire

entre l’homme et le monde. Les symboles religieux sont réduits aux « fades images » de

nos jours, comme les appelle Jaccottet, lesquels traduisent moins un sentiment du sacré

que certains désirs de ceux qui s’en servent. Au lieu de s’opposer aux religions, le poète

de Grignan tente, tout simplement, de les ramener à leur source, de « réparer un Dieu

que les Eglises ont par trop maltraité »1201. Ainsi, celui-ci se charge tout d’abord de

dépouiller le Dieu des images superflues qui l’étouffent :

[…] maintenant, rien de visible ne semble plus à l’abri du pouvoir de l’homme ; mais le vrai invisible n’a changé ni diminué ni faibli en rien ; il a seulement trouvé sa véritable nature, qui est sans images. Maintenant, Dieu est vraiment esprit, et absolument hors d’atteinte des images, sinon négatives. Maintenant, Dieu ne peut même plus s’appeler Dieu. On ne le prendra plus pour un roi (p. 355).

Le mot « maintenant » qui apparaît trois fois ici, souligne la rupture entre une

époque où Dieu vivait dans l’intimité des hommes et une autre, la nôtre, où il devient

insaisissable et innommable. Tous noms et toutes images paraissent inutiles pour le

caractériser car il se trouve maintenant décidément « hors d’atteinte ». Ce nom de

« Dieu » abandonné, le poète est à la recherche d’un nouveau nom, mais la tentative

semble vouée à l’échec, car le « nom », appartenant à la parole, c’est-à-dire au limité, ne

sera jamais à même d’embrasser complètement ce qui émane de la divinité. Jaccottet finit

par se contenter de la désigner sous le nom de « cela », un pronom très imprécis mais qui,

par l’obscurité qu’il comporte en lui, préserve la part de l’insaisissable chez Dieu1202.

Paulhan s’est posé la même question dans Le clair et l’obscur et a fait le même choix :

« Faut-il parler de Dieu, de la Vérité, du Réel ? Pourquoi pas ? Cependant il n’est pas un

de ces mots qui n’appelle son contraire. Peut-être faudrait-il dire, à la façon de certains

1201 À ce propos, voir Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 39. 1202 Pour Jaccottet, Dieu n’est pas « la Raison », pas « Zeus ou Jéhovah ou Allah », « pas le Christ ou Bouddha », « pas davantage l’Âme du monde, l’Humanité, l’Avenir… Mais cela, pour être détaché de toute histoire et de tout lieu, n’en est pas moins, n’en est que plus irrésistible, présent et fort ». « Poursuite », Éléments d’un songe, op.cit., p. 310, souligné par Jaccottet.

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Orientaux, cela »1203. Enfin, c’est en renonçant à l’emploi des images et des noms que le

poète de Grignan parvient à s’approcher progressivement de l’invisible, se demandant « si

Dieu fut jamais plus puissant qu’aujourd’hui où sa mort a été proclamée » (p. 355), car il

s’agit moins de la mort de Dieu que de celle de ses fausses représentations.

4. Terre

4.1. « C’est la terre que j’aime… »

La présence de la terre est particulièrement sensible à Grignan. Même la neige

qui, « ailleurs, en hiver », « vient dissimuler le sol, amollir la forme »1204, ne couvre que

rarement ce terrain. Il s’agit d’un « pays découvert » selon le mot de Jaccottet dans La

Semaison : « Il est peu de lieux où soient plus visibles la terre, le sol, les assises » (p. 348).

Ici, tous les mouvements aériens, tel que le vol d’oiseaux, la danse de papillons ou encore

le frémissement des feuilles, reposent sur une assise terrestre « inébranlable » qui les

soutient, et qui se propose comme une toile de fond pour eux : « Il faut dire ici un grand

espace d’air, de mobilité, d’éclat, d’animation, au-dessus de l’inébranlable, de l’ancien, de

l’immémorial à peine orné de guirlandes, couronné de laurier » (ibid.). La modestie et la

sobriété de la terre contrastent avec l’agitation de l’air dans cette région où le haut et le

bas s’accordent dans une belle harmonie. C’est une maison cosmique pourvue à la fois

des toits légers et d’un fondement solide : « la roche n’est pas lourde : elle est grave,

sévère, elle fait penser à des guerriers invincibles mais sans jactance ni panache, à une

force vraie, silencieuse - qui permet, et rend plus pure, l’animation gaie de l’air au-

dessus » (ibid.).

À l’encontre des éléments aériens qui se métamorphosent à chaque instant, la

terre symbolise ce qui reste inchangé à travers le temps. Sa nudité témoigne de sa

sincérité. À la manière d’un troubadour sans âge, la terre de Grignan chante sa propre

histoire, sans ornement ni embellissement. C’est un pays sans ride, où l’immémorial

garde toujours sa fraîcheur, où l’espace et le temps se confondent dans un merveilleux

mariage. L’épaisseur de la terre représente l’épaisseur de l’histoire. Aux yeux du poète,

Grignan est tout entier un vestige, à l’intérieur duquel on sent « l’action et l’inclination

1203 Philippe Jaccottet, préface pour Le clair et l’obscur, op.cit., p. 17. Souligné par Jaccottet. 1204 « Février 1960 », La Semaison (carnets 1954-1967), op. cit., p. 348.

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des ancêtres, accueillies et en quelque sorte reconnues par la nature, grandir et durer »1205.

Il semble que l’angoisse du poète « exilé » y soit moins vive qu’ailleurs et qu’un lien se

crée à nouveau - ou bien qu’il n’est jamais rompu-, entre le présent et le passé, entre

l’homme moderne et ses ancêtres :

[…] chaque paysage s'enracinait dans la profondeur de l'histoire, de la patrie, était nourri de mémoire ; des nymphes, des dieux qui lui avaient autrefois donné son sens y resurgissaient, ou du moins leurs traces, leurs reflets, leurs échos ; nécessairement, la langue même devait retrouver la mémoire, se recharger, après s'être dénudée, de la complexité d'une tradition1206.

Même s’il n’est pas parsemé de monuments historiques, le lieu est pourtant très

riche en « mémoire ». Il semble que cette mémoire aide à mettre fin à l’errance des

hommes et à les ancrer sur un territoire stable. L’auteur tente de recharger notre vie et

notre langue de cette même mémoire.

Dès le début du texte nommé « L’habitant de Grignan », Jaccottet précise que ce

ne sont pas les constructions humaines qui l’attirent, mais plutôt ce que la région possède

de plus simple et de plus important, la terre.

Décidément, je ne parlerai pas de ce château qui s’élève, avec quelque grandeur sûrement, mais aussi de la prétention, au-dessus de nos toits ; ni de la dame qui fait notre réputation au loin et survit dans l’enseigne des cafés. Aucun goût ne fut jamais en moi pour l’histoire, littéraire ou autre. C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent […] (p. 94).

Vu comme le pays natal par Jaccottet, Grignan garde jalousement ce que la terre

a de plus secret, ce qui nous fait penser à la définition heideggérienne du « natal » en

méditant sur le « retour » de Hölderlin : « Ce qui est gardé sain et sauf est "natal" dans

son être »1207. L’histoire du lieu que Jaccottet cherche à connaître ne se réduit pas à celle

de son château, ni à celle consignée dans les lettres de Mme de Sévigné, mais relève de la

grande Histoire, celle du cosmos tout entier, préservée dans la terre et dans chacun de ses

détails :

[…] je vois en ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs, ne faisant bientôt plus qu’une seule masse noire où des lumières de phares circulent, alors qu’au-dessus le ciel, pour un moment encore du moins, demeure un espace, une profondeur presque légère, à peine menacée de nuages (pp. 94-95).

À force de promener son regard de bas en haut, du proche vers le lointain, le

poète est stupéfait par l’immensité de l’espace et sent davantage son impuissance en tant

qu’individu : « j’ai peu d’espoir de jamais pouvoir saluer dignement tant de force… mais

1205 Rilke par lui-même, op.cit., p. 10. 1206 Ibid., p. 9. 1207 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 21.

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voici au moins l’ébauche de ce qui m’attache à ces lieux »1208. Connaissant mieux cette

terre avec le temps, il en observe plus de détails : « Si l’on descend, tout change. Car le

terrain est inégal ; ce n'est ni un plateau, ni une vallée, mais une confusion de dépressions

et de collines » (p. 95). La géographie diverse du pays paraît être le reflet de la vie

intérieure du poète qui alterne entre des jours d’élévation et ceux de dépression. Il tire, de

cette terre, une leçon sur la dialectique, qui se manifeste notamment dans la combinaison

de ces deux images contraires :

Somme toute, un pays de montagnards et de nymphes… D’un côté un peuple pauvre, de rudes bergers osseux, et comme pour nourrir leurs nuits qu’un vent violent secoue jusqu’aux racines, ces lieux féminins, cette ombre verte, ces nymphes ; leurs rapports sont peut-être un des secrets de cette contrée (p. 95).

Au lieu de créer une discordance, les éléments contradictoires se trouvent dans

une symbiose harmonieuse à ce pays : le masculin et le féminin, le rude et le raffiné, les

mortels et les Immortels... Ils se confrontent et se confondent pour donner naissance à

une terre pleine de tensions bénéfiques et vivifiantes. Au-delà de son caractère « inégal »,

Jaccottet s’intéresse également à une autre dimension de la terre provençale, qui consiste

en sa capacité de « parler » ou bien de « signifier ». Cette langue est odorante et enivrante,

prononcée par sa flore :

Il n’y a pas encore d’olivier (le mistral les glacerait), mais des collines rocheuses, d’une certaine roche, sur lesquelles pousse en abondance le chêne vert, arbre maigre, presque noir, pas du tout frémissant, arbre avare et vieux, protecteur de la truffe ; puis des genévriers hérissés, le thym noueux, des genêts à balais ; plutôt arbustes qu’arbres, et toujours ce qu’il y a de plus sec, de plus tordu, ne donnant aucune ombre, aucun murmure, mais d’intenses parfums [...] (p. 95).

Bien que maigres et tordus à cause du manque d’eau, les végétaux du pays

possèdent une sève très riche et une odeur divine. Grâce à la chaleur ambiante qui rend

accélérée la vaporisation, leurs parfums sont condensés, somptueux, comme autant de

mots que la terre prononce avec insistance. Ainsi, on a l’impression que cette terre est

plus parlante et expressive que partout ailleurs. Ici on entame plus facilement une

conversation avec le monde, et on se sent tout particulièrement en contact avec

l’immédiat.

1208 La possibilité d’« écrire » un lieu est déjà mise en doute au début du même texte : « Parfois, un tel poids est sur nous que nous décidons de […] ne rien écrire. Cela se peut-il en parlant simplement d’un lieu ? C’est la question que je me suis posée devant ce texte ». Il ne peut, au mieux, qu’en proposer une sorte d’« ébauche », comme l’appelle-t-il : « Provisoirement, en tout cas, rien d’autre ne m’intéresse, et tant pis si je m’égare ». Ibid., p. 94.

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4.2. Habitants de la terre

Autant que la terre elle-même, les hommes qui l’habitent fascinent Jaccottet si

bien qu’il choisit de commencer la série des « Exemples » de La Promenade sous les arbres

par « L’Habitant de Grignan ». Lorsqu’il prononce ce terme de « l’habitant », le poète en

évoque surtout une dimension ontologique, qui ne renvoie pas simplement aux

occupants géographiques du village, mais à ceux qui prennent conscience d’un lien

profond avec la terre. Pour Hölderlin, l’arrivant au pays n’atteint son vrai chez-soi que

lorsqu’il se tient « en la présence des dieux » et dans la « proximité essentielle des

choses »1209. Menant une vie simple, les villageois de Grignan que célèbre le poète

possèdent la « folle sagesse »1210 évoquée par Jourdan et une lucidité parfaite. Ils sont

dignes du nom d’habitant au sens hölderlinien du mot, dans la mesure où ils vivent dans

l’intimité des choses, et, ce faisant, se trouvent en compagnie des dieux.

En évoquant la vie raréfiée des paysans suisses après la guerre dans un texte

nommé « Bruits de guerre dans les champs », Jaccottet nous dit que « la lumière la plus

pure que l’on puisse rêver continue d’éclairer ces campagnes assoupies »1211. Patrick Née

a raison de faire remarquer que cette lumière n’éclaire pas seulement les champs mais

encore, par métonymie, les « campagnards qui, tous assoupis qu’ils soient, ne s’en

trouvent pas moins plongé dans un tel bain de lumière qu’elle les pénètre d’une autre

sorte de présence au monde »1212.

Si cette lumière que Jaccottet saisit dans le regard tranquille et quelque peu

résigné des paysans, paraît plus ou moins « rétrograde », étant liée à la nostalgie des

temps anciens et au maintien des traditions, elle connaît un élargissement dans l’univers

romanesque d’André Dhôtel qui célèbre chez des « jeunes gens » qui « poursuivent un

grand rêve de liberté » une « lumière qu’on peut trouver en dehors de toute richesse et de

toute gloire, dans des chemins perdus », « dans une soumission non pas servile, mais

naturelle, à l’ordre du monde »1213. Les personnages de Dhôtel sont souvent solidement

ancrés dans la vie comme dans la terre qu’ils occupent, tout comme ces habitants de

Grignan pour Jaccottet. Ceux-ci, qui habitent le « centre » du lieu mènent une vie

hautement rituelle, conforme à celle de leurs ancêtres. À force de contempler « les

travaux et les jours » des campagnards, « hommes mieux incarnés », comme l’appelle 1209 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, op.cit., p. 54. 1210 Voir Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », op.cit. pp. 106-107. 1211 Philippe Jaccottet, « Bruits de guerre dans les champs », Tout n’est pas dit, op.cit., p. 11. 1212 Patrick Née, Philippe Jaccottet : À la lumière d’Ici, op.cit., p. 168. 1213 Philippe Jaccottet, « Une magie à peine visible », Tout n’est pas dit, op.cit., pp. 31-32.

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Gustave Roud, le poète de Grignan renoue, semble-t-il, avec un temps révolu : « Etre lié

à de telles traditions, s’y tenir, se reconnaître en elles dans les détours à peu près

anonymes de la vie : est-il rien de plus fiable, de plus noble, de plus pur, de plus

cordial ? » se demande-il après la lecture du Livre de raison qui lui fait sentir à quel point

lui manque « ce lien avec un domaine familial »1214.

La dimension rituelle de la vie des habitants de Grignan se manifeste surtout

dans le fait qu’ils vouent un respect profond aux choses qui les entourent. Ils

s’émerveillent devant celles-ci avec une intuition innée de la beauté. À l’opposé du

« besoin de vie » que constate Rilke chez les habitants urbains, ceux de la campagne

jouissent d’une vie comblée qui prend tout son sens dans la « vieille entente » entre

l’homme et le monde. Tenant le cosmos pour l’extension de son propre corps, les

hommes qui maintiennent la vie des ancêtres s’appliquent à prendre soin du monde en

obéissant à ses lois. Ils suivent le rythme des saisons et des heures, ne faisant pas de « la

nuit le jour ni du jour une course sans répit ». Conscient de leur rôle de « créateur », mot

qui prend un sens crucial pour eux, ils nourrissent la terre laquelle les nourrit en retour,

en procédant régulièrement à son engraissement. Ils participent ainsi à la recréation de la

terre. De ce fait, leurs instruments agricoles ont une valeur presque religieuse selon

Jaccottet qui associe les resserres à outils paysannes au « Trésor » de Delphes, comme si

les outils que l’on y dépose sont autant d’offrandes aux dieux. Il faut préciser que les

machines colossales de l’agriculture industrielle qui exploitent sans merci la terre

n’intéressent point le poète, attiré plutôt par les outils traditionnels qui existent depuis la

nuit des temps. Une charrue suffit pour l’amener à une rêverie poétique, comme il l’écrit

dans Paysages avec figures absentes :

Sous ces pierres que la charrue déplace en crissant (le soc si net que l’on y pourrait voir voler des reflets de pigeons, et l’homme qui le pousse, c’est comme s’il voulait enfouir des miroirs dans la terre, y enfoncer le ciel glacé […] (p. 466).

L’apparence rude et caillouteuse du pays atteste de la présence intacte de

l’immémorial et du primitif. À chaque coup du soc qui s’enfonce comme un point

d’interrogation, la terre se laisse découvrir un peu plus, « sombre, lourde, muette comme

une sorte de sphinx affleurant » (p. 465). La charrue n’a pas pour but simplement de

labourer, elle est avant tout instrument de dévoilement et de rassemblement. Par un « jeu

de miroir », comme Heidegger l’évoque en expliquant la notion de « choséité », le soc

réfléchissant réunit en son sein de multiples images qui sont éloignées les unes des autres,

1214 Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 10.

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dont celles du ciel (« reflets de pigeons », « ciel glacé »), de la terre, de l’homme et enfin la

divinité présente dans toutes les choses du monde. Contraire à la hache du bûcheron qui

faisait pleurer la fée hébergée sous l’écorce de l’arbre coupé1215, la charrue du paysan ne

fait pas mal à la terre, qu’elle entretient et soigne plus qu’’elle ne l’exploite.

La rêverie ne s’arrête pas là, les offrandes des paysans au monde sont suivies par

d’autres offrandes, présentées par les bergers. « Les seules bêtes qui s’accommodent de

ces pâtures de pierres sont les moutons qui en ont la teinte, avec leur naïveté farouche,

presque muette, portant leur fourrure effilochée et sale tels des saints Jean-Baptiste »,

poursuit Jaccottet dans le même texte (p. 466). Les moutons sont tellement liés à la terre

qu’ils finissent par s’y incorporer. La couleur terre qu’ils revêtent relève d’abord d’un

héritage génétique, en tant qu’une espèce de couverture protectrice qui leur permet de se

confondre avec l’environnement et d’éviter ainsi d’être repérés par des prédateurs. Mais

cette apparence « pro-terre » a encore une valeur symbolique. En associant ces moutons,

vêtus de fourrure usée, à l’image de Jean le Baptiste, Jaccottet entend sans doute la voix

du saint qui annonce à l’humain la venue de Jésus, appelée lui-même « l’agneau de

Dieu ». Ces moutons sont autant d’alliés du prophète et du poète qui endurent avec

persévérance l’absence de la divinité et qui croient toujours en son retour. C’est pourquoi

Jaccottet nous invite à suivre leur exemple dans La Semaison : « Soyons endurants comme

les bêtes » (p. 387). Le « cortège » de « pèlerins » qu’il voit passer lentement sur ces

« pâturages de pierres » abrite et transporte sans doute « quelque chose de lumineux en

leur centre ». Plus d’une fois, il évoque ces animaux comme « sacrés » :

La nuit, on peut les entendre doucement bêler sous la lune, à laquelle on les dirait voués comme au fanal laiteux de leur étable1216.

Transhumance. Troupeaux sur le mail, lune croissante, bêlements accordés à sa lumière. Ânes attachés au mur. Béliers, leurs combats, les bêtes formant cercle, scène sacrée1217.

Ces deux scènes qui ont touché le poète se ressemblent à plusieurs niveaux,

ayant pour « personnages » les troupeaux, pour toile de fond la nuit de lune, et pour

« musique de fond » les « bêlements » qui sont « accordés » à la lune, c’est-à-dire à la

« mesure du temps » et à la belle ordonnance du cosmos. Dans notre monde qui manque

de « bergers », les troupeaux semblent prendre le relais de ceux-ci pour servir eux-mêmes

de « bergers » qui nous conduisent vers les « verts pâturages », vers la « vérité verte » dont

1215 Voir infra pp. 205-206. 1216 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 466. 1217 « Juin 1961 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 365.

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rêve Francis Ponge1218. Les bergers qui fascinent le poète de Grignan ne sont pas ceux de

l’idylle, mais ceux avec « des mains de berger », comme il dit de David, sans doute le plus

connu des bergers qui nous dit : « L’Éternel est mon berger »1219. Les bergers traditionnels

observent le ciel et la lune, et prévoient le temps. Ils sont censés posséder une sagesse

infinie :

[…] tout cela, les troupeaux, l’herbe et l’eau rares, étaient son monde ; et il devait être à peine moins réel, en ce temps-là, de voir transparaître, derrière, un autre monde : une herbe éternelle, une eau éternelle et, sur leurs bords, un berger invisible mais puissant en qui se reposer comme en un père ou un prince.

Jaccottet reconnaît dans ces bergers visionnaires, initiés à la « vérité verte »

pongienne, « les derniers survivants d’un monde très ancien (celui où régnait peut-être un

instinct « à la fois naïf, enfantin et sage ») et, comme tels, auréolés de notre nostalgie »1220.

Il les tient pour modèle du poète moderne. À la vue des bergers qui passent la nuit dehors

« autour d’un feu » en hiver, il semble voir autant de poètes qui tâchent de préserver « le

reste de feu qui leur a permis de faire circuler encore dans les paroles cette irrépressible

beauté »1221. Même pour un poète « civilisé » comme Rilke, poète « fin de race » comme

l’appelle Jaccottet, le berger aperçu en Espagne, debout « sur le rebord terreux de la

montagne », est vu comme un modèle pour le poète moderne, « égaré, presque spectral, à

qui manque "le baume des troupeaux" » : « Tour à tour il s’attarde et passe, tel le jour, /

et les ombres des nuages / le traversent, comme des pensées que l’espace / penserait pour

lui, lentement »1222.

1218 Grâce à cette « vérité verte », Jaccottet n’est pas éloigné tant que cela de Ponge : « Transporté tout à coup par une sorte d’enthousiasme paisible / En faveur d’une vérité, aujourd’hui, qui soit verte ». Ces mots qu’il entend lire par Christian Rist au seuil de la tombe de Ponge l’ont profondément touché si bien que le nom de celui-ci est presque toujours lié aux « Pâturages et prairies » pour lui. Voir Jaccottet, Ponge, pâturages, praires, op.cit. 1219 Ce psaume de David a retenti également autour de la tombe de Ponge. Le pasteur a choisi de le lire, « parce que le défunt avait été un poète », explique-t-il. Voir ibid., p. 12. 1220 Ibid., pp. 14-15. 1221 Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu », op.cit., p. 329. 1222 Cité par Jaccottet dans Ponge, pâturages, praires, op.cit., p. 15.

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Conclusion : Le poète cosmique

« Dans l’amitié des forêts. Pourquoi pierres, mousses tendres, lierre, bois morts,

champignons, tout ce qui compose ces sols de sous-bois, semble-t-il avoir tant de bonté

pour nous ? », écrit Jaccottet dans La Semaison (p. 404). Le poète éprouve une « amitié »

plus grande pour les choses que pour les hommes. La nature, qui suscite chez lui un

sentiment de sérénité profonde, n’est pas simplement perçue comme un réservoir de

belles choses, qui effleurent les yeux et tombent ensuite dans l’oubli. Au contraire, elle est

ressentie comme quelque chose d’intérieur au poète : elle le pénètre, le traverse, le

transforme secrètement, si bien qu’il a l’impression d’être « porté dans une main, soutenu

et accueilli » (ibid.). La distance disparaît tout d’un coup entre le monde et l’’homme.

Celui-ci, jusque-là enfermé dans son individualité, s’ouvre maintenant au grand cosmos

qui l’enveloppe doucement de toutes parts à la manière d’un cocon de soie, d’une couette

chaude. L’impression du « retour chez soi » se renforce à mesure que les rencontres se

multiplient entre le poète et les choses. On pense surtout à la « maison verte » ou

« maison tranquille » que constitue la verdure. Pour Jaccottet, les « herbages » et les

« feuillages » sont autant de murs protecteurs et de toitures légères : « pour nous :

ombrages, fraîcheur, asile d’un instant »1223 . Malgré le pressentiment que cet asile

disparaîtra bientôt, le poète ne peut pas se résoudre à en détacher le regard. Chaque

seconde qu’il y passe est pour lui précieuse et inoubliable. Ainsi, il préfère ignorer ce

conseil de la courtisane dans La Dame d’Egughi : « À cet asile d’un instant n’attachez pas

votre cœur », qui n’a cessé de retentir à ses oreilles depuis l’âge de seize ans1224, mais il

accorde au contraire une confiance presque aveugle à cette présence verte ressentie

comme « tranquille » et « indéniable », qui a pour lui quelque chose de si « solide », si

« simple », si « clame », et si « épais »1225.

Si l’asile ne dure qu’« un instant », ce n’est pas parce que la verdure disparaît,

mais parce que le poète qui en a découvert l’accès ne peut se maintenir dans l’état

1223 « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, op.cit., p. 757. 1224 « […] ce nô lu à seize ans et jamais oublié », dit Jaccottet, ibid. Cette forme théâtrale japonaise a laissé une grande influence chez le poète si bien qu’en 1944, c’est-à-dire à l’âge de 19 ans, il a fait une adaptation du nô intitulé Benkei sur le pont pour le théâtre de marionnettes de Gilbert Koull. Voir note 7 du Cahier de verdure, ibid., p. 1507. 1225 « Blason vert et blanc », ibid., p. 753.

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d’extase. Il perd cet « asile » au même moment où il perd le « meilleur de soi ». Depuis,

un mur invisible s’impose entre l’homme et le monde des choses : « La distance à

franchir est si courte qu’il est impossible de faire le dernier pas »1226. La plupart du temps,

le poète qui marche de long en large devant la porte fermée de l’invisible, est « ténébreux,

inquiet, instable »1227, étant obligé de rester sur « cette rive ». Les choses, illuminées par la

lumière de l’autre rive, il peut très bien les regarder, sentir et toucher ; mais elles restent

tout de même inaccessibles : « Nous nous tenons, côte à côte, en étrangers, qui ne parlent

pas la même langue mais qui éprouvent l’un pour l’autre une profonde sympathie… »1228.

Malgré ce silence prolongé, Jaccottet se console en pensant à cette « profonde

sympathie », persuadé que, si aucune langue n’a désormais plus cours en ce monde pour

faire communiquer les différentes espèces, un lien, autrement profond, peut se tisser entre

l’homme et les choses.

Au fond, le rêve du poète est de « brouiller » la distance ou la rupture qui le

sépare des choses, et de rentrer dans l’ordre du cosmos. Cette rupture, Jaccottet aime à

l’assimiler à un mur invisible, tout comme Jourdan. Par ailleurs, tous deux croient que

« Si c’est un mur, il y aura bien une herbe pour y pousser »1229. Ils reconnaissent dans les

choses, notamment dans les « simples », autant de « trouées » sur ce « mur » qui rendent

possible l’échange entre les deux côtés. L’amandier « tout murmurant d’abeilles » qui

attire l’attention de Jourdan un matin, ressemble de beaucoup à cette « aurore des

amandiers » qui va au-delà des murets et qui a ébranlé la « plus intime mémoire » de

Jaccottet. Ces deux signes qui se font écho l’un à l’autre sont l’expression du passage :

« Cela s’enfonce très loin à travers les murs. Il n’y a plus de séparations. Les barrières à ce

point si merveilleusement fragiles, il nous semble que les blessures s’effacent »1230. Toute

frontière ayant alors disparue, le poète, qui semble s’introduire dans « l’œuf cosmique »,

se retrouve à la source du temps qui précède la cosmogonie, où « la violence de ses

tourments s’apaise, s’il en a, ou son bonheur s’exalte de cette illusion de légèreté, s’il est

heureux »1231. Il est entré dans cet « espace intérieur du monde » (Weltinnenraum), comme

l’appelle Rilke, qui est à la fois « monde intériorisé et moi extériorisé », « où s’abolissent

1226 Pierre-Albert Jourdan cité par Jaccottet dans « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 283. 1227 Ibid. 1228 Ibid. 1229 Ibid., p. 281. 1230 Ibid., p. 280. 1231 « Octobre 1962 », La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 371.

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les limites fatales entre dedans et dehors »1232. C’est là que le corps humain prend la

dimension du cosmos, alors que son âme embrasse la totalité du temps : « Rien, jamais,

chez lui, n’est au passé ; ou le plus lointain, c’est hier »1233. Le temps ne s’écoule pas pour

le poète devenu cosmos ; la vie et la mort se combinent en lui avec harmonie. Dans ce

monde poreux où le passé, le présent et le futur communiquent entre eux, même la mort

ne s’impose plus comme séparation, mais donne l’impression d’être heureuse, légère ou

même délicieuse : « C’est ce que nous pourrions appeler le miel de la mort légère… »1234.

Les livres du poète suisse, qui s’allie avec les choses « humbles et apparemment frêles »

rencontrées lors de ses promenades, sont autant de « recueils de "simples" » où il note

avec « une minutie émerveillée et merveilleuses » les conseils de ceux-ci1235.

Le chemin qu’il emprunte pour explorer le monde extérieur est, au fond,

identique à celui qui mène à son intérieur, vers le « centre » de son être. Les textes écrits

au fil des années témoignent de l’approfondissement des liens tissés entre le poète et les

choses. En effet, il renonce petit à petit à ses habitudes de pensée en tant qu’homme

individualisé et retrouve son statut d’« homme cosmique ». Aspirant à « un commerce

universel » « par la destruction des hiérarchies traditionnelles » et « par la confusion des

espèces »1236, le poète tente de rendre son corps plus poreux, plus léger et plus ouvert, afin

que son être se dilate dans le cosmos ou bien que le cosmos se repose en lui. Lors de

l’hiver 1965, Jaccottet dépose ces quelques lignes sur son carnet de La Semaison : « Dans

la cage des arbres, dans leur réseau, sous leur envoûtement clairsemé. Des bras d’eau qui

ne sont pas morts, un frémissement anime leur surface […] » (p. 384). On voit que

l’espace extérieur est progressivement intériorisé : les éléments de la nature sont

comparés, tour à tour, à la « cage », au « réseau », et enfin, aux « bras ». L’image des

« bras d’eau » évoque non seulement la ramification du réseau aquatique, mais surtout

une perception du cosmos qui est devenu corps ou celle du corps humain devenu

cosmique. Cette « homologation Cosmos-maison-corps humain », ainsi que l’appelle

Mircea Eliade, remonte loin dans l’histoire et reste actuelle dans nombre de régions du

monde. On pense surtout aux mythes portant sur des macranthropes, tels qu’Ymir,

Purusha ou encore Pangu lequel, selon la mythologie chinoise, est le premier dieu sorti

1232 Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même, op.cit., p. 100. 1233 Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 282. 1234 Pierre-Albert Jourdan cité par Jaccottet, ibid., p. 280 1235 ibid., p. 281. 1236 Nous avons emprunté la formule à Jourdan dans son entretien avec Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », Pierre-Albert Jourdan, op.cit. p. 106.

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du chaos originel. Il sépare le ciel et la terre, et crée les diverses matières du monde à

partir de sa propre substance : son souffle devient le vent, son œil gauche le soleil, son œil

droit la lune, son sang les rivières, etc. La naissance du cosmos est fondée sur

l’immolation du « géant primordial »1237. Néanmoins, il paraît que celui-ci n’est pas tout à

fait mort, mais reste présent partout dans ce qu’il a créé. Cette homologation

traditionnelle est fondée, selon Eliade, sur la perception du corps humain comme étant

« une situation existentielle », « un système de conditionnements qu’on assume »1238. Le

corps est un lieu que l’homme habite au même titre que sa maison, son pays et le cosmos.

Pour habiter le cosmos, il faut d’abord savoir habiter son corps. Les Chinois traditionnels

qui cherchaient à « habiter » leur corps commençaient toujours par trouver son rythme

biologique. Ils soumettent le corps tout entier à une « pulsion » qui anime le cœur, le

sang, la respiration et les moindres cellules, pour que ceux-ci se mettent en accord avec la

cadence d’un souffle essentiel (jingqi), qui est présent ou bien sensible au sein des

montagnes notamment. D’ailleurs, la montagne, appelée « porte-montagne » et censée

mener vers l’intérieur, occupe une place cruciale dans l’expérience qui consiste à « se

rendre cosmique » chez les Chinois. Si le taoïsme considère la « retraite solitaire dans

l’antre d’une montagne » comme une sorte d’obligation, c’est que les ermites, au contact

brut avec la nature sauvage, apprennent à « s’asseoir et oublier » (zuowang) leur corps ; ils

finissent par « n’être plus sur la montagne mais en elle, ni non plus en leur corps mais

passer, depuis leurs corps devenu montagne, les portes de l’infini et se promener dans les

espaces merveilleux de l’indistinct » 1239 . La montagne s’avère centrale dans

l’homologation cosmos-corps dans la pensée chinoise : « Le corps est une montagne :

mieux, c’est le corps du Très-Haut ! »1240. En outre, le parcours de l’initiation au secret du

cosmos est représenté par l’ascension d’une montagne. Dans la tradition taoïste dite

d’« alchimie intérieure » (neidan), on enseigne qu’il faut monter progressivement au ciel

par l’intérieur du corps de la même façon que l’on y accède à l’extérieur en gravissant un

sommet1241. L’itinéraire extérieur coïncide avec l’itinéraire intérieur, puisque l’expérience

du lieu est en même temps celle de la méditation. S’en tenant à la leçon des maîtres

orientaux, Pierre-Albert Jourdan partage la même vision de l’homme cosmique qui se

1237 Mircea Eliade, « Architecture sacrée et symbolisme », in Mircea Eliade, dir. par Constantin Tacou, Paris, Éd. de L'Herne, 1978, p. 151. 1238 Ibid. 1239 Pierre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », in Le Sacré en Chine, op.cit., p. 61. 1240 Mots d’un ouvrage du canon taoïste rapportés par Pierre-Henry De Bruyn, ibid., p. 69. 1241 Ibid.

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traduit chez lui par une identité homme-arbre. De son propre aveu, il aime associer une

fleur à un peintre - « la valériane à Piero della Francesca » par exemple-, entame

volontiers « un brin de conversation avec une branche de thym », et « descend jusque

dans la flaque de purin comme Tchouang-Tseu » 1242 . Selon Jourdan, cette « folle

sagesse », « cet effort pour sortir des murs de Babel » est justement « l’une des conditions

du salut »1243. Le poète de Caromb qui « croit en une sainte trinité : celle de l’olivier, du

cyprès et du pin »1244 et qui s’identifie à ceux-ci, dépasse ainsi la limite de la situation

humaine pour se mettre sous la même lumière sacrée que celle qui éclaire les plantes.

En retrouvant le statut de « l’homme cosmique », on retrouve dans le même

temps celui de « l’homme divin ». Le poète de Grignan, qui contemple longuement des

« bras d’eau », ne pense peut-être pas à l’image du macranthrope, mais voit plutôt la

figure de lui-même s’incorporant avec le cosmos. L’espace d’un instant, il s’identifie au

dieu créateur et devient lui-même sacré. Les peuples archaïques, qui se trouvaient

constamment dans l’état extatique, ne considéraient point leur existence comme triviale

ni modeste, mais se croyaient liés aux dieux et portaient le monde en chacun d’eux.

Selon le shintoïsme japonais, c’est le couple divin Izanagi et Izanami qui ont donné

naissance à toutes les choses du monde. En raison d’une telle origine divine, celles-ci, y

compris l’espèce humaine, sont à leur tour divines et égales entre elles. De même, dans la

cosmologie chinoise, l’univers n’est affecté d’aucune hiérarchie, puisque tout ce qui le

constitue est issu, sans exception, de la libre combinaison du yin et du yang suivant des

proportions différentes. Par conséquent, l’homme n’est ni supérieur ni inférieur à une

herbe, il est aussi ordinaire et aussi sacré que celle-ci. On pense à la « profonde

sympathie » que le poète éprouve face aux fleurs : n’est-elle pas fondée sur leur origine

commune ?

La poésie de Jaccottet est placée tout entière sous le signe de l’identité homme-

cosmos. En écrivant, il s’entraîne à se sensibiliser aux messages du monde dans le but de

s’éloigner du chaos régnant dans le monde humain et de rentrer dans un univers

« parfaitement organisé, donc imité du modèle exemplaire, la Création »1245. S’il nous dit

que « Le monde ne peut devenir absolument étranger qu'aux morts »1246, la majorité des

1242 Pierre-Albert Jourdan, Yves Leclair, « Conversation d’outre-tombe », Pierre-Albert Jourdan, op.cit. pp. 106-107. 1243 Ibid. 1244 Ibid., p. 106. 1245 Mircea Eliade, « Architecture sacrée et symbolisme », in Mircea Eliade, op.cit., p. 152. 1246 « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes, op.cit., p. 464.

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hommes modernes sont, dans cette mesure-là, des morts-vivants ou, du moins, des

aveugles. Ainsi, pour rentrer de nouveau en contact avec les choses, le poète de Grignan

commence par « ouvrir » ses yeux. Celui-ci, au lieu de s’oublier dans la contemplation,

prend conscience de sa présence véritable au monde, éprouvant « une espèce

d’allègement », « un émerveillement qui va quelquefois jusqu’à la jubilation »1247. Il

cherche ensuite à remonter à l’origine de l’expérience de cet émerveillement ou de cet

« étonnement » :

Mais qu’est-ce que l’étonnement ? A l’origine, sauf erreur, être frappé du tonnerre ; pour l’homme amoindri d’aujourd’hui, ne serait-ce pas tout de même encore comme être atteint par des éclairs silencieux, invisibles - c’est-à-dire avoir les yeux rouverts comme une blessure s’ouvre?1248.

Les yeux « rouverts » sont à la fois blessures et ouvertures. Le corps humain qui

se fend devient poreux ; il ne reste plus renfermé sur soi, mais accueille en son sein

l’énergie vitale du monde. Les mots qui jaillissent à la suite de cette « frappe » des

« éclairs silencieux » sont autant de bruits mats que produisent les choses tombant dans le

cœur du poète. Ils confinent au silence, mais ne le sont pas tout à fait, car ils restent

sonores, destinés à annoncer, à renseigner, à répandre une voix cosmique.

Le poète, vivant « dans ces territoires sans églises », ajoute la foi en la nature

sauvage, en sa beauté et son harmonie originelles. Il écoute l’oraison des « simples » et

fait de ceux-ci sa « cathédrale »1249. Son écriture vise moins à exprimer le « soi » qu’à

mettre en avant l’« Autre » qu’il tente sans cesse d’intégrer. En écrivant, le poète redéfinit

sa situation existentielle et « cosmise » l’espace habité. Ce faisant, il goûte la joie de la

« création », proche de celle que Rimbaud évoque dans son poème intitulé « Phrases » :

« J’ai tendu des cordes de cloche à cloche ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des

chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse »1250.

Cette conclusion que l’on propose ci-dessus pour la présente étude ne peut être

que provisoire, car l’œuvre de Jaccottet est inépuisable et le chemin du voyageur d’hiver

se prolonge à l’infini. On se rappelle les mots de Gao Xingjian écrits au seuil de La

montagne de l’âme, où il se présente comme quelqu’un qui a « parcouru la Chine du nord

1247 Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles », Une transaction secrète, op.cit., p. 279. 1248 Ibid. 1249 « C’est aussi une cathédrale, l’amandier en fleur tout bourdonnant d’abeilles. » Jourdan cité par Jaccottet, ibid. 1250 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 132, cité par Jaccottet dans la préface de l’anthologie des haïkus transcrits par lui-même, Haïku, Montpellier, Fata Morgana, 1996, p. 3.

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au sud » et qui est « allé dans de nombreuses montagnes réputées » mais qui n’a encore

« jamais entendu parler » de cette « montagne-là ». Jaccottet, toujours en quête spirituelle,

est proche de cet homme à la recherche de cette « montagne-là », c’est-à-dire de « celle

qu’il n’a pas encore visitée, celle qui sera susceptible de révéler à son âme un sacré encore

vierge de foules et de savoirs »1251.

1251 Pièrre-Henry De Bruyn, « Les montagnes sacrées en Chine : zones érogènes d’un corps cosmique », Le Sacré en Chine, op.cit., p. 56.

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Bibliographie

1. Œuvres de Philippe Jaccottet

La plupart des œuvres de Jaccottet sont regroupées dans l’édition de la Pléiade

(Gallimard, 2014, établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et

Jean-Marc Sourdillon) sauf celles que nous évoquons ci-dessous.

1.1. Poèmes, essais, chroniques et récits de voyage

Trois poèmes aux démons, Porrentruy, Aux Portes de France, 1945.

Autriche, Lausanne, Rencontre, coll. « Atlas des voyages », 1966.

Gustave Roud, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1968.

L’Entretien des Muses, Paris, Gallimard, 1968.

Rilke par lui-même, Paris, Éd. du seuil, 1970.

Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 1987.

Cristal et fumée, Montpellier, Fata Morgana, 1993.

Ecrits pour papier journal, chroniques 1951-1970, Paris, Gallimard, 1994.

Israël, cahier bleu, Montpellier, Fata Morgana, 2004.

Remarques sur Palézieux, Montpellier, Fata Morgana, 2005.

De la poésie : Entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005.

Pour Maurice Chappaz, choix de textes critiques 1945-1997, Montpellier, Fata Morgana, 2006.

Un calme feu, Montpellier, Fata Morgana, 2007.

Avec André Dhôtel, choix de textes critiques 1950-1984, Montpellier, Fata Morgana, 2008.

Arbres, chemins, fleurs et fruits, Genève, La Dogana, 2008.

L’encre serait de l’ombre, coll. « Poésie / Gallimard », 2011.

Taches de soleil, ou d’ombre. Notes sauvegardées 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013.

Tout n’est pas dit, billets pour « La Béroche », 1956-1964, Cognac, le Temps qu’il fait, 1994,

2015.

Ponge, pâturages, praires, Le Bruit du temps, 2015.

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1.2. Anthologie de poésie

Haïku, Montpellier, Fata Morgana, 1996.

D’une lyre à cinq cordes, Paris, Gallimard, 1997.

Une constellation, tout près. Poètes d’expression française du XXe siècle, Genève, La Dogana,

2002.

D’autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du XXe siècle, Genève, La Dogana, 2005.

1.3. Correspondance

« Correspondance avec André Dhôtel (1958-1991) », dans André Dhôtel, « À tort et à

travers », Charleville-Mézières, Bibliothèque municipale, 2000.

Correspondance avec Gustave Roud 1942-1976, éd. José-Flore Tappy, Gallimard, coll. « Les

Cahiers de la NRF », 2002.

Jaccottet traducteur d’Ungaretti. Correspondance 1946-1970, éd. José-Flore Tappy, Gallimard,

coll. « Les Cahiers de la NRF », 2008.

2. Œuvres littéraires d’autres auteurs

BAILLY Jean-Christophe, Le Propre du langage, Paris, Éd. du Seuil, 1997.

—, L’apostrophe muette, Paris, Hazan, 2000.

BONNEFOY Yves, L'Arrière-pays, Mercure de France, 1987.

CHAR René, Œuvres complètes, intro. Jean Roudaut, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1983.

CHENG François, La Joie, Paris, Cerf, 2011.

—, Œil ouvert et cœur battant, Paris, Desclée de Brouwer, 2011.

GUÉRIN Maurice de, Œuvres, Paris, Classiques Garnier, 2011.

HÄRTLING Peter, Hölderlin : biographie, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Éd. du Seuil,

1980.

HÖLDERLIN Friedrich, Œuvres, dir. Ph. Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque

de la Pléiade », 1967.

—, Hypérion, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1973.

JOURDAN Pierre-Albert, Le bonjour et l’adieu, préf. Philippe Jaccottet, Paris, Mercure de

France, 1991.

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MUSIL Robert, L’Homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, éd. du Seuil, coll.

« Points », 1956.

PAULHAN Jean, Le Clair et l’obscur, Cognac, le Temps qu’il fait, 1983.

PLATON, Le Timée, trad. Emile Chambry, Garnier Flammarion, 1949.

PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, présenté et annoté par Antoine Compagnon,

Paris, Gallimard, 1988.

RILKE Rainer Maria, Poésie, trad. Maurice Betz, Paris, Emile-Paul frères, 1938.

—, Vergers suivi de Quatrains valaisans. Les Roses. Les Fenêtres. Tendres impôts à la France,

Paris, Gallimard, 1978.

RONSARD Pierre, Hymnes, intro. et noté par Albert Py, Genève, Librairie Droz, 1978.

ROUD Gustave, Air de la solitude et autres écrits, Paris, Gallimard, 2002.

UNGARETTI Giuseppe, Vie d'un homme, Paris, Gallimard, Ed. de Minuit, 1981.

3. Études critiques

3.1. Ouvrages généraux

COLLOT Michel, Le corps cosmos, Exhibitions International, 2008.

—, La Pensée-Paysage, Arles, Actes sud ; ENSP, 2011.

DUPOUY Christine, La Question du lieu en poésie, Amsterdam, New York, Rodopi, 2006.

ESTEBAN Claude, Critique de la raison poétique, Paris, Flammarion, 1987.

MAULPOIX Jean-Michel, Le poète perplexe, Paris, José Corti, 2002.

—, Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti, 2009.

3.2. Etudes sur Philippe Jaccottet

3.2.1. Ouvrages

BÉNÉVENT Christine, "Poésie" et "A la lumière d'hiver" de Philippe Jaccottet, Paris,

Gallimard, 2006.

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VISCHER Mathilde, La Traduction, du style vers la poétique : Philippe Jaccottet et Fabio

Pusterla en dialogue, Éditions Kimé, 2009.

3.2.2. Articles imprimés

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CHAMPEAU Serge, « Paysage, âme, poème », Ontologie et poésie, Paris, J. Vrin, 1995.

CHAPPUIS Pierre, « Une expérience du singulier », « Une démarche tâtonnante », « Au

souffle », Tracés d'incertitude, Paris, José Corti, 2003.

COLLOT Michel, « Dans la proximité de l’inaccessible », Paysage et poésie, Du romantisme

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DEWULF Geneviève, Entretiens sur l'autre et l'ailleurs avec Philippe Jaccottet et Jacqueline de

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Kijno, Ponge, Prévert, Quignard, Richard, Sarraute, Villeneuve d'Ascq (Nord), Presses

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Haïku, avant-propos par Roger Munier, préf. Yves Bonnefoy, Fayard, 1978.

LECLAIR Yves (dir.), Pierre-Albert Jourdan, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1996.

SCHNEIDER Pierre, Le voir et le savoir ; essai sur Nicolas Poussin, Paris, Mercure de

France, 1994.

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mythe, Limoges, Pulim, 2001.

ZWEIG Stefan, Le Combat avec le démon, Paris, Belfond ; Librairie générale française,

2007.

4. Ouvrages théoriques

ASSMANN Jan, L'Égypte ancienne : entre mémoire et science, trad. Laure Bernardi, Paris,

Hazan, Musée du Louvre, 2009.

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BACHELARD Gaston, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.

—, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957.

—, L'Air et les songes, Paris, José Corti, 1987.

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BRUN Jean, Les Présocratiques, Paris, PUF, 1989.

BOUTOT Alain, Heidegger, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

CHENG Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éd. du Seuil, 1997.

CHENG François, L’Espace du rêve, mille ans de peinture chinoise, Paris, Phébus, 1980.

CLÉMENT Catherine, Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 2002.

DELAY Nelly, Le Jeu de l’éternel et de l’éphémère, Arles, Edition Philippe Picquier, 2004.

ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.

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—, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1979.

FREUD Sigmund, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot, 1986.

—, Malaise dans la civilisation, Paris, Payot et Rivages, 2010.

HEIDEGGER Martin, « Lettre sur l’humanisme », Questions III, Paris, Gallimard, 1966.

—, Essais et conférences, trad. André Préau, préf. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1973.

—, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976.

—, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986.

—, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1996.

KLEIN Jean-Pierre, Penser l'art-thérapie, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

LÉVI-STRAUSS Claude, L’autre face de la lune, Paris, Éd. du Seuil, 2011.

—, Regarder écouter lire, Paris, Plon, 1993.

MASSON Michel (édi.), Le sacré en Chine, Turnhout, Brepols, 2008.

MATTEI Jean-François, L’Ordre du monde, Paris, PUF, 1989.

—, Heidegger et Hölderlin Le Quadriparti, Paris, PUF, 2001.

MUGLER Charles, Deux thèmes de la cosmologie grecque : devenir cyclique et pluralité des

mondes, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1953.

PAQUOT Thierry et YOUNÈS Chris (dir.), Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris,

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PETRUCCI Raphaël, La philosophie de la nature dans l'art d'Extrême-Orient, Paris, You

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TACOU Constantin (dir.), Mircea Eliade, Paris, Éd. de L'Herne, 1978.

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THÉON DE SYMRNE, Expositions des connaissances mathématiques utiles pour la

connaissance de Platon, trad. J. Dupuis, Paris, 1892, rééd. Bruxelles, 1966.

TUZET Hélène, Le Cosmos et l’imagination, Paris, J. Corti, 1965.

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TABLE DES MATIERES

Introduction ........................................................................................... 8

PREMIÈRE PARTIE : « ORDRE », « PARURE DES FEMMES », « MONDE »

Chapitre I. Le cosmos comme « ordre » ........................................................ 20

1. L’intuition d’un « ordre du monde »..............................................................................................20

1.1. Signes d’une « harmonie cachée »..........................................................................................................231.2. « Ordre » au niveau du temps..................................................................................................................251.3. « Ordre du monde » : illusion ou réalité ?...........................................................................................30

2. Le désordre dans le monde humain................................................................................................31

2.1. Le fondement oublié de la science moderne.....................................................................................322.2. Une « pseudo-vie » « si près de la mort ».............................................................................................352.3. La rupture entre l’époque du chaos et l’« Âge d’or ».....................................................................37

3. L’ordre retrouvé dans la nature.......................................................................................................42

3.1. Le poète qui s’ouvre au dehors...............................................................................................................433.2. La dimension éthique de la nature........................................................................................................46

4. Restaurer l’ordre dans le monde humain......................................................................................49

4.1. Au niveau collectif : comment habiter le monde?..........................................................................504.2. Au niveau individuel : comment mener une vie juste ?...............................................................56

Chapitre II. Le cosmos comme « parure des femmes » ...................................... 62

1. La beauté qui ne pouvait pas être « rien que belle »...................................................................64

2. Le « beau » : ce qui « ne ment pas » ou « ment moins ».............................................................67

3. Définition de la beauté par Jaccottet.............................................................................................69

4. Beauté comme malédiction pour l’humain...................................................................................72

Chapitre III. Le cosmos comme « monde » .................................................... 74

1. Leçon du monde...................................................................................................................................74

1.1. Leçon de la « joie d’être »..........................................................................................................................751.2. Leçon des « simples »..................................................................................................................................80

2. Signes du monde..................................................................................................................................85

2.1. Montagne.........................................................................................................................................................852.2. Rivière................................................................................................................................................................922.3. Lumière..........................................................................................................................................................1002.4. Neige...............................................................................................................................................................109

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2.5. Oiseau.............................................................................................................................................................1183. Le monde végétal : « une heureuse condition de l’existence ».............................................124

3.1. « Une existence rédimée »......................................................................................................................1243.2. Le « soutra-sans-mot » de fleurs...........................................................................................................1273.3. L’« herbier » de Jaccottet........................................................................................................................129

4. L’art d’approcher le monde : sentir, écouter et regarder.......................................................146

4.1. Sentir...............................................................................................................................................................1464.2. Ecouter...........................................................................................................................................................1504.3. Regarder.........................................................................................................................................................162

DEUXIÈME PARTIE: LIEU ET TEMPS

Chapitre IV : Lieu et cosmos .................................................................... 175

1. Lieu, paradis, patrie........................................................................................................................176

1.1. L’absence de l’homme dans les paysages de Jaccottet...............................................................1771.2. « Appels » du lieu.......................................................................................................................................1801.3. Le « paradis terrestre ».............................................................................................................................1821.4. La leçon de l’immédiat............................................................................................................................1861.5. La « méditerranéité » chez Jaccottet..................................................................................................1921.6. L’image du « seuil » chez Jaccottet....................................................................................................201

2. Les « traits épars » du « paradis » jaccottéen.............................................................................204

2.1. Le Val des Nymphes et le temps des dieux enfuis.......................................................................2052.2. Les « resserres à outils » et la présence de l’immémorial..........................................................2092.3. Les vieux murets : signes « moins visibles » du sacré.................................................................2122.4. Grignan en hiver : une force d’en bas...............................................................................................2162.5. L'île de Majorque : paysages thérapeutiques.................................................................................220

3. Le « lieu » selon Jaccottet...............................................................................................................224

3.1. Le lieu et le « complexe de liage ».......................................................................................................2253.2. Lieu du Quadriparti..................................................................................................................................2283.3. Lieu où « règne un repos ».....................................................................................................................2293.4. Lieu comme « centre ».............................................................................................................................2323.5. Entre l’espace profane et l’espace sacré : les barrières poreuses............................................2363.6. La maison cosmique.................................................................................................................................237

Chapitre V : Temps et cosmos .................................................................. 242

1. Le temps linéaire et irréversible chez l’homme moderne......................................................243

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1.1. La conception de la mort........................................................................................................................2441.2. La recherche de l’immémorial.............................................................................................................253

2. Le temps cyclique et réversible pour l’homme ancien............................................................258

2.1. La Mésopotamie : le temps renouvelable........................................................................................2592.2. L’Égypte : un art funéraire « tourné vers l’avenir ».....................................................................2642.3. Le Japon : le présent éternel..................................................................................................................272

3. Les signes de « l’éternel retour » dans l’œuvre de Jaccottet..................................................275

3.1. Aube................................................................................................................................................................2763.2. Crépuscule : le ciel comme mesure du temps................................................................................2803.3. Nuit..................................................................................................................................................................283

TROISIÈME PARTIE: POÉSIE ET COSMOS

Chapitre VI : L'ordre du monde et l'ordre de la poésie .................................... 296

1. Une poésie pensante........................................................................................................................296

1.1. La langue moderne « maltraitée ».......................................................................................................2961.2. La poésie de l'incertitude et de l'ignorance.....................................................................................3011.3. « Opposer l’impossible à l’impossible »............................................................................................306

2. La poésie comme réponse à la voix du monde..........................................................................308

2.1. Nommer.........................................................................................................................................................3082.2. La poésie, la musique, le cosmos........................................................................................................311

3. L’écriture « cosmique » de Jaccottet............................................................................................313

3.1. Les « notes-graines ».................................................................................................................................3133.2. Problème de l’image.................................................................................................................................3243.3. Le haïku pour Jaccottet...........................................................................................................................332

Chapitre VII : L’écriture reliée à l’élémentaire .............................................. 340

1. Feu........................................................................................................................................................341

1.1. Le feu comme principe unificateur de la vie et de la mort.......................................................3421.2. Les éclats du cosmos à saisir.................................................................................................................3461.3. « Allumer une bougie / à une autre bougie ».................................................................................348

2. Eau.......................................................................................................................................................350

2.1. La parole de l’eau......................................................................................................................................3502.2. Eau cosmogonique....................................................................................................................................3522.3. Eau purificatrice.........................................................................................................................................356

3. Air........................................................................................................................................................357

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3.1. « Air » et « or » : la poésie estivale chez un « voyageur d’hiver »...........................................3573.2. L’air qui n’équivaut pas au vide..........................................................................................................3593.3. Souffle, air, parole de Dieu....................................................................................................................361

4. Terre.....................................................................................................................................................364

4.1. « C’est la terre que j’aime… »...............................................................................................................3644.2. Habitants de la terre..................................................................................................................................367

Conclusion : Le poète cosmique ................................................................ 371

Bibliographie ....................................................................................... 378

1. Œuvres de Philippe Jaccottet........................................................................................................378

1.1. Poèmes, essais, chroniques et récits de voyage.............................................................................3781.2. Anthologie de poésie................................................................................................................................3791.3. Correspondance..........................................................................................................................................379

2. Œuvres littéraires d’autres auteurs.............................................................................................379

3. Études critiques.................................................................................................................................380

3.1. Ouvrages généraux....................................................................................................................................3803.2. Etudes sur Philippe Jaccottet................................................................................................................3803.3. Etudes sur d’autres écrivains.................................................................................................................383

4. Ouvrages théoriques........................................................................................................................383

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La notion de « cosmos » dans l’œuvre de Philippe Jaccottet

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Résumé La notion de « cosmos » occupe une place centrale dans toute l’œuvre de Jaccottet, moins en tant qu’abstraction conceptuelle que sous forme de « traits épars », diffusés partout dans ce monde-ci. La conception jaccottéenne du cosmos s’inscrit dans la lignée de la cosmologie grecque, notamment dans celle de Pythagore qui assimile le mot « cosmos » à la triade ordre-monde-parure des femmes. Notre première partie s’organise ainsi autour de cette triple signification du « cosmos », dont la première dimension s’avère tout particulièrement significative, puisque l’ordre est à la source de la perception esthétique chez l’homme, alors que le monde n’est possible qu’étant ordonné. Le travail que mène le poète à la poursuite d’un ordre qui transparaît à travers les paysages et les choses acquiert alors un sens existentiel et ontologique, notamment aux temps modernes où le monde humain s’approche plus du « chaos » que du « cosmos », c’est-à-dire d’un ensemble beau, ordonné et uni. Se conduisant en « élève du monde », le poète se laisse guider par la lumière des choses dont la vie, à l’opposé de celle de l’homme, s’inscrit dans la belle ordonnance du cosmos.

Notre deuxième partie tourne autour de deux notions constitutives de celle du « cosmos » : le lieu et le temps. En examinant de près plusieurs lieux qui sont chers à Jaccottet, nous nous permettons de relever nombre de points communs qu’ils partagent avec le modèle grec du « cosmos », surtout de celui de Parménide, d’Empédocle et de Pythagore. Notre travail visant à élucider la perception du temps chez Jaccottet montre l’héritage de la pensée primitive chez lui, celle de l’Egypte avant tout, ainsi que celle d’autres civilisations anciennes. En effet, le poète est constamment hanté par un vieux rêve de « l’éternel retour ». Il porte une attention intime aux variations subtiles et périodiques de la nature : la lumière du matin, celle du crépuscule, ainsi que les quatre saisons, prennent place successivement dans ses carnets, faisant ainsi se répondre le rythme de l’écrit et celui du temps cosmique.

Dans un dernier temps, nous essayons de mettre en exergue le rôle fondamental de la pensée cosmique dans la pratique poétique de Jaccottet. Placée sous le signe du passage, la poésie est destinée à récolter l’éclat de choses insignifiantes, créant ainsi des trouées sur le « mur » qui entoure le monde de ténèbres. La poésie est thérapeutique et salvatrice, non seulement pour le poète qui se croit atteint d’une « maladie » qui l’aurait conduit à la mort spirituelle, mais surtout vis-à-vis de l’espèce humaine tout entière. En écrivant, il tente de restaurer l’ordre du cosmos au sein du monde moderne, de faire jaillir la beauté qui était autrefois omniprésente et de rendre uni un monde en proie à la ruine, dans l’espoir de rétablir le sens du « cosmos » dans sa triple dimension.

À l’image du voyageur d’hiver qui franchit un col sous la neige, le poète ne cesse d’avancer vers un foyer imaginaire. Il n’est heureusement pas seul, mais encouragé par ses compagnons de route : Hölderlin, Novalis, Rilke, Roud, Jourdan… « Là-bas où s’en va sur la haute route,

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parlant / De cette croix au bord du chemin plantée / En souvenir des morts, / Un voyageur avec / L’autre. […] » (Hölderlin)

Mots-clés : cosmos, ordre, beauté, signes du monde, lieu, temps, poésie cosmique

Résumé en anglais The notion of the « cosmos » takes a central place in the work of Jaccottet, less as the conceptual abstraction than as the form of the “sparse traits” disseminated in this world. The Jaccottet’s conception of the cosmos takes part in the Greek Cosmology and especially in the Pythagoras Cosmology that assimilates the word of “cosmos” with a triad: order-world-women looks. The first part of our study is organized around that triple significance of “cosmos”, whose first dimension is particularly full of significance due to the fact that the order is at the source of esthetic perception for a human being, and the world is not possible without order. The project that undertakes the poet in the research of an order that shows through the scenery and the objects, acquire then an existential and ontological meaning, especially in the modern times in which the human life approaches more to the “chaos” than to the “cosmos” that represents an altogether of beauty, order and union. As an “apprentice of the world”, the poet lets himself be guided by the light of the things whose life, contrary to the human’s life, is registered in the beautiful order of cosmos.

Our second part is mainly about the two constitutive terms of the notion of “cosmos”: the place and the time. After having precisely examined some of the places that Jaccottet cherishes, we can discover a number of common places that they share with the Greek model of “cosmos”, especially the one of Parmenides, Empedocles and Pythagoras. Our study, having for object to examine the perception of the time in Jaccottet’s work, shows the presence of the primitive taught, especially the Egyptian taught as well as the one of the ancient civilizations in general. Actually, the poet is constantly haunted by the ancient dream of the “eternal return”. He puts an intimate attention into the subtle and periodic variations of the nature: the morning light, the twilight, as well as the four seasons, take all place, one by one, in his notes making in that way the correspondence between the rhythm of writing and the one of the cosmos.

In the last part we are trying to put the accent on the fundamental part that takes the cosmic taught in the poetic praxis of Jaccottet. Placed under the sign of the passage of time, the poetry is meant to accumulate the splendor of the insignificant things, making in that way the holes in the “wall” that is surrounding the world of darkness. The poetry is therapeutic and healing not only for the poet who considers himself as sick of an illness that could cause the spiritual death, but especially for the whole human kind. By his writing the poet is trying to restore the cosmos order in the modern world, to make the beauty that was once present everywhere shine again and to reunite the world tending to fail, hoping to reestablish the meaning of the “cosmos” in its triple dimension.

At the image of the winter traveler who is passing the path lost in the snow, the poet is continuing towards an imaginary home. He is, fortunately, not alone and is encouraged by his path companions: Hölderlin, Novalis, Rilke, Roud, Jourdan… “There where you take a highway, talking/From that cross at the board of the planted path/As a souvenir of those who died, / A passenger with/Another […].” (Hölderlin)

Keywords: cosmos, order, beauty, signs of the world, place, time, cosmic poetry.