Theodore Roszak - Le vol visionnaire expérience et symbole 1980

download Theodore Roszak - Le vol visionnaire expérience et symbole 1980

of 9

Transcript of Theodore Roszak - Le vol visionnaire expérience et symbole 1980

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    1/9

    Le vol visionnaire exprience et symbole par Theodore Roszak(Revue Question De. N

    o35. Mars-Avril 1980)

    Le Divin Lui-mme ne peut tre exprim. Tout cequi peut tre exprim, ce sont Ses symboles.

    GERSHOM SCHOLEM

    Il y a un passage remarquable dansL'herbe du diable... de Castaneda. A un momentdu rcit, Castaneda, jeune anthropologue suivant l'enseignement d'un sorcierYaqui, Don Juan, a pris de l'herbe du diable (la plante Datura) et a voqu lasensation extraordinaire de voler alors qu'il tait en tat de transe.Il cherche ensuite savoir s'il a rellement vol comme un oiseau et si sesamis auraient pu le voir voler. Don Juan, par ses rponses, ne confirme ni ne dniel'objectivit de l'exprience de Castaneda quelqu'un qui a pris de la datura vole decette faon , explique-t-il. Et la rponse la seconde question n'est pas moinsnigmatique : si tes amis connaissaient le pouvoir de l'herbe du diable, ils auraient

    pu te voir voler. Mais, demande Castaneda, supposez que ne me sois attach unrocher avec une lourde chane, aurais-je encore pu voler ? Don Juan le regardeavec incrdulit. Si tu t'attaches un rocher, dit-il, j'ai bien peur que tu doives voleravec le rocher et la chane. Et la conversation s'arrta l.

    La philosophie moderne nous donne une mthode empirique commode pour traiter un

    phnomne aussi complexe. Nous nous rfrons Descartes et coupons simplement lapoire en deux. Nous disons qu'il y a un royaume objectif et un royaume subjectif. (Encore

    le principe de ralit de Freud.) L'apprenti discute d'un comportement objectif, le sorcier

    d'un sentiment subjectif. L'apprenti parle d'un vol rel, le sorcier de l'illusion du vol. Laralit est objective et extrieure . L'illusion est subjective et intrieure . Dans ce

    cas, l'illusion est le reflet mental (une hallucination) du vol rel. Il s'agit donc de quelque

    chose d'irrel.

    Ainsi parle la raison. Mais pourquoi le sorcier a-t-il une conception diffrente ? Pourquoi

    n'admet-il pas que ce vol n'est qu'une illusion, irrelle ? Ce n'est pas parce qu'il ne peut

    faire la diffrence entre le vol d'un oiseau et le vol d'un homme. Cela est aussi videntpour lui que pour nous. Il n'est pas non plus fou ou faible d'esprit. Ce qui lui fait

    problme, c'est la priorit ontologique de la distinction : ceci est plus rel que cela. Ai-

    je rellement vol ? C'est cet adverbe qui le gne. La conversation entre les deuxhommes nous fait revenir la caverne de Platon, l o toute controverse philosophique

    significative doit chapper tt ou tard. O est la ralit, o est l'ombre ? Le vieux sorcier

    est dans la mme position insoutenable que le philosophe bloui par le soleil, qui doit

    expliquer la lumire ceux qui ont vcu leur vie entire dans l'obscurit.

    Pour Don Juan, la vritable exprience du vol appartient une ancienne et prodigieuse

    tradition. Il nous fait revenir au vol visionnaire chamanique, l'un des symboles suprmes

    de la culture humaine, labor par des milliers de symboles religieux et artistiques, scelldans les fondations du langage, enracin dans les couches les plus profondes de notre

    inconscient. Parce que nous sommes habitus traiter des symboles simples (comme les

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    2/9

    chiffres), nous demandons automatiquement : que symbolise le vol visionnaire ? Mais il

    n'y a pas de rponse, si ce n'est que ce symbole appartient uniquement une exprienceuniverselle de crainte mystrieuse qui doit tre vcue dans la souffrance ou dans la

    joiemais qui ne peut en aucune manire tre explique . C'est une exprience de la

    transcendance. Nous touchons au symbole lorsque nous pouvons exprimer sa ralit.

    Savoir si ce symbole signifie J'ai vol , J'ai eu l'impression de voler , J'ai faitquelque chose qui ressemblait un vol , D'un point de vue mtaphorique, j'ai vol ,

    etc., est totalement en dehors de la question. Le symbole signifie l'exprience.

    L'exprience est un fondement non verbal ; le symbole repose sur elle comme sonirrsistible expression universelle. Les mots sont incapables de creuser ce fondement, pas

    plus qu'ils ne peuvent s'interposer entre le symbole et l'exprience sans en dtourner la

    signification.

    La racine signifiante

    L'exprience et le symbole pris ensemble constituent ce qu'on pourrait appeler une

    signification-racine : un sens irrductible de signifiance, un fondement sur lequel l'espritse repose et btit. Car la pense doit bien commencer quelque part, partir de quelques

    bases rudimentaires. Ce sont les significations-racine. La tche de la culture humaineconsiste laborer les significations-racine sous forme de rituel ou d'art, de philosophie

    ou de mythe, de science ou de technologieet notamment sous forme de langage, par le

    truchement de mtaphores tires du symbole originel, mais qui ont perdu

    progressivement leur force. Les significations-racine ne peuvent tre expliques ouanalyses : elles sont les diamants qui clipsent toute autre chose.

    Dans le cas du vol, tout langage qui associe la hauteur, la lgret, l'ascension, la monteou l'lvation aux qualits de supriorit, de dignit, de statut privilgi, de mrite, etc.,

    est une extrapolation du symbole originel du vol visionnaire chamanique. De l naquirent

    la grandeur des rois, la majest des montagnes, le prestige d'appartenir aux classes

    suprieures . Rciproquement, le concept du bas est li, linguistiquement, aux idesd'infriorit, de pch, d'infamie, etc. Nous nous levons vers Dieu, mais nous

    tombons , nous glissons , nous descendons en enfer ; nous grimpons l'chelle

    sociale : nous chutons vers les bas-fonds. Le mme symbolisme peut tre tendu d'autres formes d'expression : la musique, l'architecture et la danse ont aussi leurs formes

    d'lvation et de chute. Le jet du danseur, la note aigu du chanteur, la vote gothique

    lvent l'esprit comme l'alouette du pote. Le symbolisme est universel et rarementarbitraire : la mme signification-racine fonde toutes ces laborations, extraites d'une

    exprience primordiale.

    Un symbole essentielcomme celui du vol visionnaireest une prodigieuse inventionhumaine. Il constitue la substance partir de laquelle la comprhension est faonne. A

    mesure que l'imagination modle l'infini le langage et la forme de cette substance, et

    invente des mtaphores toujours plus complexes, le pouvoir de la pense s'accrot

    potentiellement, en richesse et en subtilit. Je dis potentiellement , car il y a toujours lerisque que les significations-racine se perdent au sein de la multitude croissante de leurs

    lointains reflets. C'est le problme de Castaneda lorsqu'il rencontre Don Juan. Castaneda

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    3/9

    connat intellectuellement le symbole du vol visionnaire mais, comme la plupart de nous

    en Occident, il en a probablement perdu la signification. Ainsi, lorsque Don Juan le faitrevenir celle-ci, il ne comprend plus et demande Ai-je rellement vol ? .

    Lorsque nous nous loignons trop de la signification des symboles, le langage perd sa

    connexion avec l'exprience et s'autoreproduit jusqu' devenir une collection

    d'abstractions confuses. Et toutes sortes d'absurdits et de pseudo-problmes s'ensuivent.Par exemple, la signification-racine da vol visionnaire associe la divinit et les cieux.

    Mais lorsque l'exprience qui sous-tend cette signification est perdue, nous nous

    retrouvons avec une proposition littralement absurde qui semble localiser Dieu dans unespace physique au-dessus des nuages. Aussi, lorsque les cosmonautes russes ne

    trouvrent pas le vieux monsieur barbu l o il devait tre, l'athisme primaire accepta

    cela comme une preuve de l'inexistence de Dieu. Les socits primitives oupaganistes, capables de saisir intuitivement le vritable statut ontologique du mythe et du

    symbole, ne se montrent jamais aussi primaires. Leur ralit est polyphonique : elle est

    compose de contrepoints, d'harmoniques et de rsonances. Il s'agit en fait exactement de

    ce que nous appelons superstition , avec notre sensibilit dualiste, notre conception du

    couple objet-sujet. Seuls les chrtiens, notamment les protestants, malades d'avoir prisl'enseignement au pied de la lettre, ont t jusqu' produire une monstruosit comme le

    fondamentalisme biblique. L'ironie est, videmment, que les fondamentalistes et lesscientifiques sceptiques partagent la mme conception limite de la conscience. Ils sont

    les uns comme les autres victimes du principe de ralit.

    La loi de la gravitation

    Considrons prsent une autre transformation plus complexe du symbolisme du vol

    visionnairetransformation qui a jou un rle critique dans la formation de la pensescientifique. Mes arguments sont de nature indirecte, mais lorsque nous en aurons fait le

    tour, nous verrons quel point une simple vision emprunte au symbolisme traditionnel de

    la culture humaine, mais perd ensuite la signification-racine des choses.

    A partir du vol visionnaire chamanique, nous avons hrit de connotations religieuses qui

    ont limit troitement nos conceptions de l'lvation et de la chute, du haut et du bas, du

    lger et du lourd. Le vol visionnaire est une affirmation de l'lvation en tantqu'orientation fondamentale de l'me. La notion de gravitation la chute a pris

    forme de faon presque ngative. Elle est le versant noir de l'lvation ; dans l'exprience

    du chaman, elle symbolise les sentiments que l'on prouve lorsque l'me perd une partiede sa nature ascensionnelle qui la tient proche du sacr. La gravitation, aborde de tout

    autre point de vue, n'est pas une proccupation fondamentale de ce milieu culturel. C'est

    pourquoi et le fait est remarquable le concept de gravitation ne joue pas

    traditionnellement un rle important dans la pense humaine avant la philosophie grecquetardive. Il n'existe simplement aucun systme mythologique ou folklorique qui ait forg

    une ide-force dans laquelle nous pourrions reconnatre ce concept. Et pourtant, la

    gravitation est (semble-t-il) une notion fondamentale, simple et incontournable. Pourquoi

    l'a-t-on dcouverte si tardivement ? Parce que c'est du moins le raisonnement dusens communles hommes n'ont pas toujours vcu une relation raliste avec la nature.

    Avant l're moderne occidentale, ils n'ont pas considr leur environnement de faon

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    4/9

    rationnelle ; ils se sont livrs des spculations sur les anges et les dmons, des fictions

    animistes.

    Et, certains gards, le sens commun n'a pas tout fait tort. Notre approche physique et

    intellectuelle de la gravitation est remplace dans les cultures non scientifiques par

    l'exprience spirituelle de la chute , la perte de la grce visionnaire. Ce concept est denature thique et mythologique. A partir d'un tel point de vue, prendre du poids n'est pas

    seulement un fait physique ; il s'agit avant tout d'un symbole, celui de l'abandon de la

    condition normale de la grce. Ainsi, dans la philosophie cabalistique, le corps dequintessence de Adam Kadmon, l'tre humain primordial, est sans poids, tout comme les

    sphres cristallines de l'astronomie ptolmenne qui symbolisent un tat de perfection

    originelle et ternelle. La gravitation ne devint un concept important et isol quelorsqu'elle fut considre comme un phnomne vital irrsistible dont il fallut rendre

    compte. Cela se produisit lorsque le sens de l'lvation cessa d'tre une exprience

    normale, immdiatement accessible pour tre vcue progressivement sur un plan

    mystique. Alors seulement, la gravitation devint une nigme physique qu'i fallut

    rsoudre.

    Les philosophes grecs tardifs furent les premiers dpasser le symbolisme transcendantde la gravitation et de l'lvation, pour tudier ces deux forces physiques d'un point de

    vue scientifique. Dans la science grecque comme dans celle de l'Europe mdivale, ces

    forces avaient encore un caractre animiste que Galile et Newton allaient liminer plus

    tard. Il y avait toujours cette ide selon laquelle l'lvation dplaait un lment ou unobjet proche de la perfection divine, et que les choses tendaient vers le haut ou vers le bas

    selon leur degr de mrite. Ce mode de pense, cependant, devint une simple convention,

    progressivement spare du contexte religieux. Les ides taient devenues desexplications, non des expriences. Au fur et mesure de ce processus, la gravitation prit

    significativement une valeur plus positive jusqu' devenir l'gale de l'lvation dans la

    philosophie de la nature grecque et mdivale. Le sens d'une norme lvitationnelle

    s'tait affaibli mesure que la signification symbolique des concepts s'moussait.

    Mais il fallut attendre Newton pour que la gravitation prit une place de choix dans la

    pense scientifique et devnt un concept dominant des sciences naturelles, concept surlequel bien des esprits allaient rflchir. En effet, la loi de la gravitation universelle tient

    une place fondamentale en tant que concept majeur inaugurant la rvolution scientifique

    comme si la premire chose que la science moderne avait d faire tait de dtruire lesymbole du vol visionnaire. Bacon explicite clairement ce point dans le Novum Organum

    o il dclare la guerre l'imagination. La comprhension, souligne-t-il, n'a pas besoin

    d'ailes ; elle doit rester accroche de tout son poids la terre afin qu'elle ne puisse ni

    gambader, ni voler. Faire l'erreur de prendre ces affirmations pour de simplesmtaphores, c'est oublier le rle essentiel que jouent les symboles dans la cration du

    langage et le modelage de la psych. Une socit qui dcide de garder ses conceptions

    accroches la terre est une socit qui commence prendre le phnomne de la

    gravitation au srieux.

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    5/9

    De faon significative, cette focalisation sur la gravitation en tant que phnomne naturel

    fondamental et universel correspondait l'obsession croissante du dclin de l'hommedans la pense religieuse des seizime et dix-septime sicles. A mesure que le sens de la

    dgradation humaine devant Dieu augmentait et que l'me devait supporter le poids de

    plus en plus lourd du pch, le problme de la gravitation tourmentait les esprits. Jusqu'

    ce point de l'histoire, nous avons tudi des conceptions de l'thique et de la naturedrives d'un ancien symbolisme qui unissait l'exprience de la gravitation celle de la

    chute. Mais, prsent, un vnement d'une importance majeure se produisait ; les deux

    lignes de pensespirituelle et naturelletaient devenues deux royaumes spars dulangage. Les scientifiques n'abordaient plus le problme de la gravitation comme un

    symbole reli une exprience de signification transcendantale. L'ironie de ce processus

    tait, videmment, que leur perte de la dimension de l'exprience tait en soi-mme lesigne de l'ultime dclin. Ils avaient perdu ainsi que la socit dans son ensemble leur capacit de percevoir l'univers comme un trsor de significations spirituelles. Dans

    leur science nouvelle, il n'y avait plus trace du sens sacr de la nature. N'est-ce pas cet

    abandon des valeurs cosmiques qui a fourni les bases du protestantisme ?

    D'un point de vue fondamental, la gravitation a trouv sa place dans la comprhension

    humaine en tant qu'exprience de chute, de perte d'lvation spirituelle. Telle est sasignification-racine. Mais la vision du scientifique exige que cette exprience

    simplement subjective et lie un mode de connaissance prlogique, soit limine.

    Avec les spculations de Newton sur la gravitation, nous inaugurons l'ge d'une

    philosophie de la nature fonde sur l'alination, le degr de cette alination se mesurantau nombre des symboles utiliss par une culture pour parvenir la comprhension du

    monde qui ont t vids de leur nergie transcendante. Bien sr, du point de vue

    scientifique courant, c'est justement l que rside toute la valeur de la pense de Newton.Il a objectiv et circonscrit le phnomne de la gravitation. Il a libr la

    comprhension des concepts de gravitation et d'lvation de leurs connotations

    religieuses et mythiques. Voil, dit le sens commun, ce qu'est une approche raliste .

    Proprits occultes Dieu, garde-moi...

    de croire que le Haut et le Bas ne font quun

    comme tous les hommes de science doivent le supposer

    WILLIAM BLAKE

    Mais objectiver la gravitation, c'tait la sparer de l'exprience qui lui a millnairement

    donn son sens. Tout comme la chute des corps, la gravitation ne pouvait plus tre

    rattache symboliquement une signification religieuse. Cela donna un caractre

    trangement abstrait au dbat scientifique sur la gravitation Newton lui-mme s'eninquitait. Il pouvait formuler mathmatiquement la gravitation comme un comportement

    des choses dans la nature. Mais il ne pouvait s'empcher de se demander si ce

    comportement qu'il avait si ingnieusement mesur ne devait pas avoir quelque ralit

    substantielle, une base plus solide que celle des mathmatiques. Qu'tait la gravitation endehors d'une quation algbrique ?

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    6/9

    Newton finit par considrer que la gravitation tait une force agissant distance. Mais

    cela l'entrana vers des abmes encore plus profonds. Au lieu de lui donner le caractretangible, matriel que sa science semblait exiger, ses considrations aboutirent une

    autre abstraction dracine. Pour la bonne raison que cette force cosmique qu'voquait

    Newton en dernier ressort tait galement un symbole. Comme Durkheim l'a soulign,

    toutes les forces de la nature mystrieuses, insaisissables et apparemmentindispensables qui hantent la thorie scientifique occidentale remontent l'exprience

    religieuse originelle du mana, le pouvoir sacr. L'ide de force est d'origine religieuse,

    nous rappelle Durkheim. C'est de la religion qu'elle a t extraite, d'abord par laphilosophie, puis par les sciences. Aucun primitif accoutum au mana n'aurait de

    difficult saisir l'ide d'une force qui agit magiquement distance, et traduirait, bien

    sr, cette ide en termes d'exprience religieuse, d'action divine. Ce qui ferait revenircette ide de force sa signification-racine.

    Mais les condisciples scientifiques de Newton, la recherche d'une approche objective de

    la nature, ne pouvaient pas plus trouver la signification-racine de la force que celle de la

    gravitation. Cette dernire notion devint donc suspecte. Est-ce que cette force existaitvraiment ? Si oui, quelle tait sa cause ? Et comment pouvait-elle agir distance ?

    Newton tait proccup par de telles questions mais il n'avait pas de rponses quant l'existence mme de la gravitation. Ses critiques, mme ceux qui acceptaient ses thories

    mathmatiques, l'accusrent d'inventer des proprits occultes . Une grande partie de

    la prface de Roger Cotes la seconde dition du Principia est consacre rejeter ces

    charges d'obscurantisme. Newton tenta de relever ce dfi, mais finit par abandonner leproblme. Une force de gravitation devait exister, sinon comment expliquer le

    fonctionnement de l'univers ? Mais, reconnut-il, je ne prtends pas connatre la cause de

    la gravitation et, en consquence, je ne m'occuperai plus de ce problme . Sur ce point,dit Newton, dans une clbre remarque, Je ne forme aucune hypothse . La gravitation

    fut donc simplement considre comme un comportement mesurable des choses.

    De ce point de vue, les concepts-cl de gravitation et de force restaient suspendusdans un vide abstrait. Les seules forces qui auraient pu redonner ces termes leur

    signification originale reposaient sur une catgorie transcendante qui ne faisait plus partie

    du rpertoire de la conscience occidentale. Ainsi, ces termes devinrent-ils de simplesabstractions relies par un fil tnu aux formulations mathmatiques.

    Il est possible d'approcher de faon semblable le second terme de la synthse de Newton,terme encore plus dcisif, celui de loi il s'agit clairement d'un emprunt

    mtaphorique de la science la religion et probablement de la notion la plus importante

    qui ait inaugur la rvolution scientifique. Ses racines plongent, de la faon la plus

    vidente, dans l'exprience religieuse. Mais tant donn que tous ces concepts ont tvids de leur signification par l'exigence de l'objectivit, ils sont devenus de plus en plus

    superflus comme bien d'autres termes scientifiques. La charge mythique de ces

    concepts est bien trop forte pour qu'ils puissent dfinir clairement la chose relle qui

    est la description mathmatique du comportement.

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    7/9

    Le vol visionnaire chamanique est devenu une illusion ; l'avion, voil la ralit. Alors,

    que peut rpondre le vieux sorcier, qui travaille sur un autre plan, lorsque l'apprenti luidemande : Ai-je rellement vol ?

    Un symbole vide de l'exprience transcendante qui l'a engendr est une chose morbide. Il

    meurt aussi srement que le corps une fois que le cur s'arrte. Le monde que nousconstruisons partir de ces symboles cadavriques est un monde de mort le Ulro de

    Blake. Les symboles sont toujours en nous, et ils le seront tant que vivra la culture

    humainele langage, l'art, la pense.

    Mais les symboles morts sont des contrefaons, de la mme manire qu'une momie est la

    contrefaon d'un corps vivant. Tout comme un cadavre devient plus grotesque mesurequ'on le maquille pour lui donner l'apparence de la vie, un symbole dfunt devient de plus

    en plus hideux mesure que nous tentons laborieusement et dsesprment de masquer

    sa mort.

    Voil, fondamentalement, pourquoi je pense que la science est rductionniste. Elle tentede btir une ralit partir de symboles moribonds, symboles desquels, au nom de

    l'objectivit, toute la vitalit sacramentelle a t enleve. La science ne peut tre tenuepour seule responsable de ce projet macabre. Cela quivaudrait confondre le symptme

    et la cause. Les symboles sont morts dans l'ensemble de notre culture. L'activit que nous

    appelons science passe pour tre une philosophie de la nature dans une culture qui a

    perdu collectivement son sens du symbolisme transcendant. C'est une tentative bientrange et difficile que de comprendre la nature du mieux que nous pouvons par le

    truchement des symboles sans vie dont nous avons hrit.

    Voir et voir

    Les mythes, les rituels, les mtaphores linguistiques et les motifs artistiques fonds par le

    symbole du vol visionnaire sont des crations humaines. Mais lorsque l'exprience choisitun oiseau ou une cime de montagne comme son symbole, elle s'approprie une part de

    nature dj existante. L'alouette est le symbole du vol visionnaire, mais dans son essence

    en tant qu'objet peru, elle constitue galement une cause pour l'exprience qui engendrece symbole. L'oiseau vivant peut assumer une transparence pour l'imagination, comme

    s'il tait un pome trouv . Le pote qui s'approprie l'alouette tire ce symbole de la

    nature et l'incorpore dans la culture humaine. Peut-tre est-ce ainsi que les hommes ontappris l'art des transformations symboliques, en discernant dans la nature environnante un

    objet dont la transparence ouvrait sur des significations plus profondes ? Tous les faits

    spirituels, disait Emerson, sont reprsents par des symboles naturels.

    Il s'agit d'une magie particulire qui travaille l'imagination. Celle-ci ne se contente pas de

    projeter des symboles, mais elle les trouve dans le monde. Car le monde est une source de

    symboles naturels qui peuvent assumer une transparence absolue. Quand le pouvoir

    visionnaire est lev, de tels symboles peuvent apparatre n'importe o, dans chaquecaillou, feuille ou coquillage ; ce pouvoir peut illuminer les objets les plus humbles.

    Wordsworth nous parie de la force de l'imagination visionnaire :

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    8/9

    ... et l mon esprit s'est exerc

    Sur les formes vulgaires des choses prsentesLe monde actuel de nos jours familiers

    Pourtant si puissant...

    Pour ceux qui ont des yeux capables de voir ( l'il spirituel , comme l'appelait Goethe),la nature entire devient un manuscrit de significations-racine o chaque chose est

    simultanment profane et sacre, en mme temps elle-mme et pourtant

    extraordinairement transparente. Quand cela se produit, nous atteignons cette visionsacramentelle ou magique de la nature qui est l'antithse de la vision fragmentaire.

    Il y a peut-tre une diffrence, disait Goethe, entre voir et "voir" ; ainsi les yeux del'esprit doivent-ils travailler en perptuelle connexion avec ceux du corps. Pour une

    imagination dveloppe, cette seconde manire de voir est tout fait naturelle. Don

    Juan le montre clairement lorsqu'il tente d'expliquer son apprenti les ambiguts du

    monde environnant. Don Juan souligne que le fait d'apprendre voir rvlera

    Castaneda un monde entirement diffrent ; et lorsque l'apprenti lui demande s'il peutcontinuer de voir le monde de faon ordinaire, Don Juan rpond qu'il peut choisir

    indiffremment l'une ou l'autre vision . Il lui indique que cette vision non ordinaireaccrot le pouvoir de discrimination, en nous rendant capables de voir les objets tels

    qu'ils sont vraiment .

    Pour les peuples paens et primitifs , que les Juifs comme les Chrtiens ont toujoursconsidrs comme idoltres, le vent, le feu, le rythme des saisons, le vol des oiseaux, la

    ronde des toiles... ainsi que toutes les crations de la main de l'homme sont habits par

    une prsence intelligible. Ce sont les portes symboliques qui conduisent l'imagination des expriences plus profondes. Dans les cieux comme sur la terre, toute chose a sa

    correspondance transcendante. Selon Goethe, la Nature parle d'autres sens connus,

    mconnus ou inconnus. Ainsi parle-t-elle avec elle-mme comme avec nous de mille

    faons diffrentes. Pour l'observateur attentif, elle n'est jamais morte ou silencieuse. Defaon semblable, Kathleen Raine a remarqu que plus nous approfondissons les symboles

    de la nature, plus nous sommes obligs d'mettre des hypothses animistes sur le

    monde .

    Mais il s'est produit dans notre culture particulirement un trange et tragique

    processus : une densification des symboles, par laquelle ils ont perdu leur nature subtile.Ils survivent en nous, quand ils ne meurent pas, par le truchement de concepts purement

    profanes, de projets historiques, de formulations objectives. C'est seulement ce niveau

    que nous acceptons leur ralit. Nous sommes exactement comme les prisonniers de la

    caverne de Platon, abuss par les ombres que nous voyons, loigns de la lumire. Neserait-ce que mentionner la notion de correspondance transcendante aurait sans doute une

    rsonance trop mystique pour la grande majorit des gens de notre socit. Pourtant, cette

    notion a t un lieu commun pour d'autres cultures durant des sicles et mme pour un

    petit nombre au sein de notre culture. Pour les Blake, les Wordsworth, les Goethe et ceuxqui partageaient leurs pouvoirs, lire le manuscrit symbolique du monde tait aussi naturel

    que respirer. La vision ne nie pas la ralit de l'objet naturel en tant que tel , ni

  • 8/3/2019 Theodore Roszak - Le vol visionnaire exprience et symbole 1980

    9/9

    celle de toute cration humaine ; elle reconnat, au contraire, qu'il est dans la nature d'une

    chose d'tre une prsence symbolique.

    Qu'est-ce que la ralit ?

    Pour Goethe; une plante tait une chose aussi relle que pour n'importe quel naturaliste ;mais elle reprsentait galement le cycle infini de la croissance, de la fertilisation, de la

    floraison et de la putrfaction une chorgraphie d'actes symboliques. La ralit de la

    plante existe sur ces deux plans. Approcher le monde ainsi, c'est abolir la dichotomiealinante et briser le couple intrieur/extrieur. Cette dichotomie ne peut rpondre la

    question O trouvons-nous la signification symbolique des plantes ? . Car l' extrieur

    n'acquiert naturellement sa signification transcendante que lorsqu'il est vcu de l'intrieur . Aucune chose ne peut avoir une ralit absolue tant qu'elle n'est pas

    approche par ce que nous appelons subjectivit . Cela n'implique pas forcment un

    bouleversement psychique explosif, une rvlation destructrice qui efface la personnalit

    et aborde toute chose en Dieu bien que les plus passionns des mystiques aient

    souvent dcrit ainsi l'exprience de la signification-racine. Mais il est remarquable quepour des artistes comme Goethe et Wordsworth, cette exprience fut vcue avec calme,

    comme s'il s'agissait d'un retour naturel de l'esprit en son lieu originel. Et dans lasimplicit d'un tel abandon, il y a, mon sens, plus de conviction que dans les extases les

    plus folles.

    Parce que notre conscience orthodoxe est devenue aline un point pouvantable, ilnous est difficile de comprendre ce que veut dire : vaincre la dichotomie sujet/objet .

    Le sens commun compare cette exprience quelque incroyable effacement de l'identit

    une sorte d'blouissement aveuglant, semblable celui que recherchent nombre degens par l'usage des drogues psychdliques. Il s'agit au contraire de corriger notre

    tat normal d'alination par de simples exercices de conscience qui nous montrent

    quel point cette dichotomie est sans signification. Par exemple, Owen Barfield, dansSaving the Appearances, nous demande simplement de considrer o se trouve un arc-en-ciel. A l'intrieur ? A l'extrieur ? La rponse nous indique galement o se trouve le

    symbolisme des objets naturels.