Thème 2017 Joie de vivre et Religion - catholique … · Joie de vivre et Religion une réflexion...

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1 Thème 2017 Joie de vivre et Religion une réflexion sur ce thème les mercredis 3, 10, 17 et 24 mai 2017 pendant la pause de midi un temps actif et de détente un moment d’écoute et de réflexion un lieu d’échanges et de rencontres conviviales Cette plaquette est publiée par la Paroisse catholique-chrétienne de Genève Secrétariat de l’Église catholique-chrétienne - Case postale 645 – 1212 Grand-Lancy 1 [email protected] +41 (0)22 794 44 15

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Thème 2017 Joie de vivre et Religion

une réflexion sur ce thème

les mercredis 3, 10, 17 et 24 mai 2017

pendant la pause de midi

un temps actif et de détente

un moment d’écoute et de réflexion

un lieu d’échanges et de rencontres conviviales

Cette plaquette est publiée par la Paroisse catholique-chrétienne de Genève

Secrétariat de l’Église catholique-chrétienne - Case postale 645 – 1212 Grand-Lancy

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[email protected]

+41 (0)22 794 44 15

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Lumières de midi … De quoi s’agit-il ?

En 2017, pour la 10e année consécutive, la paroisse catholique-chrétienne de

Genève organise les Lumières de Midi à l’église Saint-Germain, en Vieille-ville de

Genève, un évènement dont les paroisses catholiques-chrétiennes de Bâle, Berne et

Zurich sont à l’origine avec les « Sternschnuppen über Mittag » littéralement « Les

Étoiles filantes de Midi ». Dès les premières années, les intervenants furent invités à

s'exprimer sur un thème biblique de leur choix. Puis les thèmes proposés ont été

élargis aux réalités de la vie quotidienne : « Paroles d’espérance » pendant plusieurs

années, puis plus précis : « Quel sens à l'existence ? » en 2014, « Richesse et

pauvreté : une fatalité ? » en 2015 et « Progrès, pour qui, pour quoi ? » en 2016. Le

choix des intervenants s’est toujours porté sur des personnes en mesure de faire

partager leur expérience de la vie ou d'évoquer des parcours vécus.

Le thème retenu cette année est « Joie

de vivre et Religion ». Comment

associer ces deux concepts ?

Comment la religion favorise-t-elle et

intègre-t-elle ce concept de joie ? Où

trouve-t-on dans les textes religieux

cette notion de joie et a-t-elle une

place élevée au point d’être une

référence indissociable de la vie

spirituelle et communautaire.

Il apparait que la joie est une valeur

fondamentale, aussi bien profane que

religieuse. Elle s’exprime par exemple

par la musique qui agrémente un culte,

ou un rite ou encore par la danse. On

trouve la joie dans l’art de la table ou

dans l’expression et la réalisation d’un

repas communautaire et la convivialité.

Comment valoriser la joie et la rendre

plus accessible à tous, telle est la

question posée, avec la conviction que

les intervenants de cette année

donneront leur propre perception sur

ce thème volontairement généraliste.

C'est à dessein que les interventions

sont de courte durée. Un bref temps de

parole de cinq minutes est réservé au

public pour quelques questions. La

séance, qui est agrémentée par

quelques intermèdes musicaux, se

termine par une collation favorisant les

contacts entre le public et les

intervenants.

L’entrée est libre.

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Les intervenants

Mercredi 3 mai Pasteur Blaise Menu

Enfant de Genève depuis sa naissance en 1970, le

parcours personnel et professionnel de Blaise Menu s’est

inscrit dans l’Église protestante du canton. Cette

expérience locale ne l’a pas empêché d’être attentif et

sensible à la diversité des expressions confessionnelles

comme des références religieuses ou areligieuses

alentours.

Blaise Menu est pasteur dans l’équipe de l’Espace

Fusterie, temple ouvert dans une dynamique urbaine

depuis le printemps 2008 au cœur de Genève.

Il est également pasteur en paroisse, à Troinex-Veyrier, dans la Région du Salève.

Auparavant, il a éprouvé sa vocation et déployé son métier durant plusieurs années

au sein du ministère jeunesse (AJEG), période durant laquelle il a vu son ministère

pastoral reconnu par la consécration. Courant 2000, il a eu l’opportunité d’un stage

à la Radio Suisse Romande (RTS), avec l’équipe des émissions religieuses, stage qui

l’a rendu attentif aux enjeux de ce média et d’une communication adaptée aux

codes du temps. Actuellement, il est Modérateur de la Compagnie des Pasteurs et

des Diacres.

La séance est agrémentée d’extraits musicaux par Christian Canut, orgue.

JOIE DE VIRES ET RELIGION

Inviter un pasteur en ouverture de votre série sur « Joie de vivre et religion », et non

seulement un pasteur mais plus encore le modérateur de la Compagnie des

pasteurs et des diacres, et à ce titre successeur de Jean Calvin... on a beau se

trouver en pleine année jubilaire de la Réforme, je ne peux m'empêcher de

m'interroger: n'y aurait-il pas là, manifestement, une terrible erreur de casting ? Car

s'il est bien des mots qui semblent ne pas s'accorder au point de se défier, comme

un vieux couple pas encore tout à fait lassé continue de se déchirer dans la

nostalgie vivace de ce qui a pu le lier, ce sont bien ces mots-là: protestantisme et

joie de vivre – pire encore: protestantisme genevois et joie de vivre...

Georges Haldas prête au personnage d'une de ses chroniques les propos suivants:

« ...Calvin a fait souffler, sur la joie de vivre, une bise glaciale, dont on sent

aujourd'hui encore les effets. »" (Passion et mort de Michel Servet, p.182). On n'est

pas à Kalvingrad pour rien, du moins dans l'esprit de certains. Or, sans vouloir sauver

Calvin (puisque Jésus Christ s'en est chargé), je me demande si l'image que nous

avons du réformateur rabat-joie n'est pas davantage redevable de ses successeurs

et du siècle qui a suivi sa disparition qu'aux quelques vingt-cinq ans où il aura

marqué Genève par sa présence et sa stature. Car si l'on ose revenir aux textes,

Calvin a (quand même !) écrit dans son Institution de la religion chrétienne ceci: « ...il

n'est en aucun lieu défendu ou de rire, ou de se rassasier, ou d'acquérir de nouvelles

possessions, ou de se délecter avec des instruments de musique, ou de boire du

vin. » (IRC III,19.9).

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Étonnant, non ? Je sais bien qu'il est toujours discutable de mettre en exergue des

citations avantageuses, mais celle-ci a le mérite d'exister et d'être sans ambiguïté.

Insérée dans une réflexion sur l'usage de la liberté (chrétienne), elle illustre l'usage par

le chrétien des dons de Dieu, pourvu que ce soit avec tempérance et sobriété

volontairement consentie. Encore un peu, et l'on croirait entendre sur ce point le

philosophe Pierre Rabhi – sans doute en serait-il lui-même surpris.

« Ainsi donc, ajoute Calvin, que chacun en son état vive ou pauvrement, ou

médiocrement, ou richement, de telle sorte néanmoins que tous reconnaissent qu'ils

sont nourris de Dieu pour vivre, non pour se remplir de délice... » (Ibid.) Pas de doute,

on est bien là au cœur de la sensibilité calviniste. L'économiste Peter Tschopp la

décrivait ainsi dans son recueil sur l'empreinte de Calvin, Finance et politique: « La

frugalité, une préférence pour une certaine modestie, ou peut-être plutôt le refus de

l'ostentation, mais aussi une discrète fierté et joie de vivre, sont les traits typiques de

cette vie collective dont les notables genevois sont les gardiens privilégies. » (p. 295-

296) Voilà qui pouvait être rappelé ici, à la rue des Granges, fût-ce de ce côté-ci de

la rue...

Or les préjugés sont tenaces, pas toujours immérités, mais souvent surévalués. Je me

souviens m'être fait un jour houspiller à la sortie de l'Espace Fusterie par un homme

d'âge mûr, apparemment bien de sa personne mais qui devait avoir de sérieux

comptes à régler avec le protestantisme genevois, au point de me lancer, à moi

dont il ignorait tout mais qui n'ai pas la réputation d'être le tenant d'un

protestantisme neurasthénique: « De toute façon, vous autres, les protestants, vous

êtes des peine-à-jouir ! » Se reconnaîtra qui veut, mais ce n'est pas mon cas. Car si

effectivement, je l'avoue, je n'aime pas danser, ce n'est pas la faute à Calvin, même

dans les méandres de la psychologie sociale.

« De la modération en toute chose », tel est le slogan protestant par excellence. Est-

ce que cela empêche la joie de vivre ? Absolument pas si l'on se souvient que tout

est donné pour vivre et bien vivre, quelle que soit sa situation personnelle; à l'inverse,

oui, résolument oui si la régulation sociale est trop forte, et c'est bien sûr ce qui a

marqué les consciences, puisque réguler la joie était une question de pouvoir sur

autrui.

De la modération à l'empêchement, il y

a pourtant un écart important. C'est

celui qu'il nous faut apprécier

maintenant, pour savoir si joie de vivre et

religion font bon ménage ou pas.

Une lecture très à la mode veut que les

monothéismes soient forcément

intransigeants voire violents, et le

christianisme en particulier, qui ne serait

pas assez solaire aux yeux de tel

philosophe décliniste – pour tout dire un

christianisme empêtré dans une tel

bourbier moralisant qu'il serait à l'image

de la civilisation qu'il a générée :

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à l'agonie, épuisé de se débattre dans la fange. Or le théologien que je suis sait bien

que pour vendre du salut ou fourguer sa camelote, fût-elle philosophique, la

mauvaise foi n'est jamais superflue, et la partialité se pare des atours de la vertu.

Que Michel Onfray en fasse profession de foi n'étonne plus personne, hélas, mais

que Luc Ferry y succombe également, quoique moins gravement, surprend, hélas

encore.

Dans son ouvrage 7 façons d'être heureux, ou les paradoxes du bonheur, il est

décidément trop court dans sa lecture du christianisme antique, comme souvent les

intellectuels français quand il s'agit de religion : car si le fil historique du christianisme

a bel et bien inquiété la joie et relégué la béatitude au conformisme social ou à la

vie éternelle, jusqu'à des postures perverses, la théologie chrétienne ne commence

pas avec les Pères de l'Église en général, ni avec saint Augustin en particulier.

Revenir aux textes bibliques est donc un impératif minimal (soit dit en passant, le

reste du bouquin de Ferry apparaît plus à-propos, avec même des citations bibliques

pertinentes).

Retour aux textes bibliques, donc, mais pas sans précaution ni conviction. Car s'il y a

indéniablement un problème entre religion et contrainte – et nous ne le savons que

trop, nous qui avons le courage de regarder notre histoire en face et d'en endosser

les beautés comme les atrocités –, je prétends que ce n'est pas une fatalité, car nous

avons les ressources d'une lecture qui ne soit pas totalitaire, et d'une expérience qui

ne soit pas tragique.

Pour illustrer cela, et comme le temps est compté, je me contenterai de deux

exemples choisis.

Le premier est un ouvrage de sagesse et de philosophie : l'Ecclésiaste, qu'on appelle

aussi le Qohélet. Une lecture convenue voit d'ordinaire chez lui un réaliste désabusé,

et fait de ce sage-philosophe un relativiste, avec Protagoras et avant Nietzsche, où

tout se vaudrait puisque rien ne résiste : tout est vanité (=buée)...

C'est faire peu de cas du

contexte et mécomprendre la

posture du penseur. Qohélet

n'est pas un déprimé; c'est un

rebelle, un anticonformiste, un

philosophe de l'inconfort (= de

l'intranquillité cf. Marion Muller-

Colard) qui ose la rupture avec

la pensée dominante – avec ce

qu'on pourrait appeler la bien-

pensance antique (même s'il est

toujours recommandé de bien

penser), mais qu'il faut

reconnaître pour ce qu'elle est :

Un conservatisme bon teint, fût-il

biblique.

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Le front contre lequel butte Qohélet, c'est une pensée sclérosée, celle de la sagesse

classique qui, dans l'environnement du Proche-Orient ancien, dans la Bible et à côté

de la Bible, essaie de rendre le monde cohérent, compréhensible, mais qui assigne

Dieu à résidence et cherche à le domestiquer. Dieu est le garant de l'ordre du

monde reconstruit.

L'intention est certes louable : recevoir le monde, le penser, l'organiser, le structurer,

en comprendre la trame, le rendre habitable, souhaitable. Mais cette mise en

structures du monde et de la création ne va pas sans ankyloser la pensée, au point

que si tout s'explique, tout finit par être justifié. Même le malheur, ce qui est peut-être

rassurant, mais surtout tragique.

Avec le personnage de Job, mais différemment de lui, Qohélet s'affronte à l'absurde

et s'efforce de donner sens au monde; il semble le faire de manière désinvolte, mais

dans un propos qui semble pointer vers une posture molle où tout se vaudrait, le

sage oriente en fait le regard vers la joie :

(14) Il est un fait, sur la terre, qui est vanité : il est des justes qui sont traités selon le fait

des méchants, et des méchants qui sont traités selon le fait des justes. J’ai déjà dit

que cela est aussi vanité, (15) et je fais l’éloge de la joie ; car il n’y a pour l’homme

sous le soleil rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ; et cela

l’accompagne dans son travail durant les jours d’existence que Dieu lui donne sous

le soleil. (Qo 8,14-15)

Pour arriver à la joie, Qohélet pose un constat sans concession sur son monde et les

réponses qui le gouvernent (philosophiques, religieuses, sociales). Il change le

paradigme, le logiciel de base. Il provoque et oblige à voir autrement: il n'y a plus de

système qui tienne, qui soit une fin en soi ou, pire encore, qui soit la fin de l'histoire,

lorsque tout est résolu ; il n'y a plus de destin non plus, aveugle et imbécile. Non : ce

qui reste, c'est la joie; pas la jouissance sans bornes, pas non plus la joie un peu niaise

(sitôt vécue, sitôt oubliée), mais face à tout ce qui passe, plus ou moins avisé ou

contrariant, face à ce qui est vain/buée, demeure au fond de l'être une joie

imprenable que rien ne vient épuiser.

Une joie qui n'ouvre à aucun regret, à

aucune nostalgie, car elle touche au

cœur de l'humain, à sa part essentielle,

même quand surviennent des temps plus

difficiles. Qohélet nous aide à

dédramatiser la vie; il pose une exigence

de salubrité spirituelle.

Avec Qohélet, dans les incertitudes du

temps, déjà, contre les lassitudes et les

soupirs incessants, déjà, on passe de « No

future » à « Y a d'la joie ! ». Mais derrière

l'apparente légèreté des mots, il a un

impératif spirituel :

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celui de ne pas se contenter de peu, mais d'oser l'ambition de la communion – on

ne se réjouit pas tout seul dans son coin.

L'autre exemple ne vient pas des Évangiles – ce serait presque trop facile. Non, je le

trouve chez l'apôtre Paul, encore un qu'on ne soupçonne pas d'être un joyeux drille.

Soit dit en passant, je pense que Jésus de Nazareth avait un profond sens de

l'humour et qu'il vivait dans sa personne la joie de Dieu. Mais restons à Paul. Dans une

lettre paisible qu'il envoie à la communauté chrétienne de Philippes, en Macédoine,

l'apôtre écrit ceci, vers la fin : « Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps; je le

répète: réjouissez-vous... Ne soyez inquiets de rien... Et la paix de Dieu, qui surpasse

toute intelligence, gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. + (extraits

Ph 4,4-7)

Ce qui est étonnant ici, c'est que Paul rédige cela au moment où, emprisonné, en

butte aux attaques de ses adversaires et en proie à de multiples soucis, il a le moins

du monde des occasions de se réjouir. Mais il est ramené à l'essentiel, confronté à ce

qui demeure quand tout est usé (rappelez-vous Qohélet...), parce que les

incertitudes du temps ne constituent pas le dernier mot sur l'être humain : ce dernier

mot est dans les mains de Dieu. Et parce que cette joie trouve sa source en Dieu,

pour l'apôtre comme pour le sage, nous sommes invités à (re)trouver la juste mesure

des choses en étant renvoyés, non pas à nous-mêmes et à notre inquiétude, mais à

celles et à ceux que nous fréquentons et côtoyons. La joie serait alors cette manière

d'être présent, certes à soi mais d'abord à autrui, qui nous inviterait à tenir toutes

choses à leur juste place dans les relations que nous entretenons (familiales,

professionnelles, amicales, commerciales, civiles...). Dès lors, ce qui doit nous

submerger, ce ne sont plus les soucis du moment, mais la paix de Dieu, reflet de sa

joie.

Il y a quelques temps déjà, une amie m'a offert ceci : [petite règle souple de

Jacques Meunier: La joie ne se mesure pas]. Je me souviens qu'en grec, dans la

grande majorité des citations du NT, le mot joie est tout proche du mot grâce : c'est

pour ainsi dire son jumeau. La joie a donc affaire avec la grâce, qui par excellence

ne se mesure pas – je me plais à le rappeler dans cette année des 500 ans de la

Réforme où justement Luther et les réformateurs fracassèrent la théologie en

affirmant qu'on ne pouvait pas mesurer ou jauger, donc non plus monnayer ou

restreindre, la grâce de Dieu.

Il est important de se le rappeler au

moment où la joie serait inquiétée, où

elle semblerait indécente devant le

malheur du monde. Or si elle devait

être suspectée, ce serait d'être solitaire,

ou bien insouciante et sans mémoire.

Mais si Paul et d'autres osent la joie, ce

n'est pas par désespoir, bien plutôt en

en reconnaissant la Source.

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Pour moi, tout un chacun est dès lors renvoyé à une joie première: cette impérieuse

jubilation qu'a Dieu de se faire proche de nous et de nous retourner, libérés, vers

autrui.

J'espère donc qu'il est possible, et même nécessaire, d'allier joie de vivre et religion.

Elle est le fruit d'un balisage certes, de quelques encouragements aussi, mais ne

saurait être imposée: elle est d'abord une expérience de la liberté. Joie de vivre et

religion ne sont en tout cas pas antagonistes, malgré l'expérience de l'histoire ou

l'insistance marquée par une mésalliance entre des théologiens sinistres et des

philosophes grincheux.

Cet alliage ne saurait s'abstraire du monde et feindre d'oublier son épaisseur, sa

pâte, sa pesanteur – jusqu'à la souffrance, nommée et surmontable. C'est ce

qu'évoque Charles-Ferdinand Ramuz dans son roman Joie dans le ciel : il met en

scène la résurrection des morts dans un village de montagne, où chacun est à la joie

de retrouver les disparus, sans plus de conflit, mais où le temps s'est absenté et

qu'avec lui s'en sont allés la conscience du bonheur et le souvenir du mal – ce qui

fait le réel de la vie vivante.

Ce n'est qu'à la faveur d'un événement encore plus extraordinaire que les habitants

retrouveront le goût de la joie. Ramuz écrit alors: « Il y eut pour eux tout le ciel quand

il y eut toute la terre de nouveau; il y eut pour eux toute la joie quand la souffrance

est revenue prendre place à côté d'elle. » (Grasset, p.169). La joie de vivre ne va

donc pas sans la joie de vivre. Khalil Gibran l'évoque aussi lorsqu'il fait dire à son

prophète: « Votre joie est votre tristesse sans masque. » (Casterman, p. 30).

En écho, j'aimerais terminer cette carte blanche – il est temps – en compagnie du

philosophe Alexandre Jollien, de retour de Corée. Dans son itinéraire spirituel Vivre

sans pourquoi, il note au détour d'un chapitre: « C'est aussi dans le tragique que je

dois accueillir la joie, c'est dans le monde cruel, injuste et précaire qu'il me faut

exercer mon métier d'homme. » (p. 35). Et c'est paré de cette lucidité profonde qu'il

s'exclame plus loin: « L'immense malentendu, c'est de rendre la foi austère, triste. »

(p.150). J'ajoute que c'est peut-être cela qu'on appelle dans le NT le « péché contre

le saint Esprit » : rendre Dieu triste à mourir, ou désespérant.

Au lieu de cela, je m'efforce de vivre

un autre Dieu, et avec Jollien je

m'interroge:

« Et si nous pouvions approcher Dieu

dans la joie, parmi les éclats de rire,

dans la futilité même ? » (ibid.).

Oui, Alexandre, et même dans une

jubilation immodérée. Encore faut-il

oser croire que Dieu est souriant et

joyeux.

Blaise Menu

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Mercredi 10 mai Laurent et Martine Garrigues

C’est l’histoire d’une heureuse rencontre entre une

auberge de campagne et deux passionnés par la cuisine

et les arts de la table. Martine est genevoise et c’est dans

le cadre familial que lui vient son goût pour la cuisine et

l’hôtellerie. Diplômée en 1975 de l’École Hôtelière de

Lausanne, elle se retrouve dans les plus grands

établissements : les Frères Troigros à Roanne, le Restaurant

Canonica à Genève, l’Auberge des Grands Bois dans le

Canton de Vaud et l’Hôtel Royal à Cannes.

Dans le cadre de son travail, Martine fait la connaissance de Laurent Garrigues qui,

dans ses quinzaines gastronomiques, offrait aux grands restaurants de découvrir les

spécialités du sud-ouest. Originaire de Bordeaux, c’est un artiste cuisinier qui a

pratiqué dans d’illustres maisons, comme le Hilton à Paris, le Loews à Monte-Carlo, La

Réserve à Bordeaux. À Genève il est Chef au Baron de la Mouette, au Ramada-Inn,

à la Bûcherie.

Martine est catholique-chrétienne et leur mariage a lieu à l’église de la Trinité à

Lancy. C’est là aussi que plus tard sera baptisée leur fille Géraldine. Ils reprennent le

Restaurant des Vieux-Grenadiers, puis en 1997 c’est le coup de cœur avec leur

arrivée à l’Auberge du Renfort à Sézegnin. À côté du traditionnel tournedos sur

ardoise, la carte propose de nombreuses spécialités du sud-ouest, foies gras et

magrets de canard, sans oublier le superbe tartare de bœuf.

Mais le Renfort se veut aussi le chantre du terroir genevois, notamment en proposant

de nombreux vins de la région.

La séance est agrémentée par Martin Ferber, alto.

Joie de vivre et religion

Martine Garrigues introduit cet instant de réflexion en disant qu’ils sont très honorés

son mari et elle de participer aux Lumières de Midi. Elle continue en déclarant qu’ils

sont membres de la paroisse de Lancy. Au Renfort de Sézegnin, elle est à l’accueil,

son mari est aux fourneaux et leur fille se dirige également vers ce métier.

Le thème de ce jour sera centré sur la restauration bien sûr, leur métier, que

représente-il à travers leurs vies, qu’est-ce qui les a poussé vers « cette vocation ? »

depuis plus de quarante ans.

Laurent Garrigues commence par

un constat sur les métiers de la

restauration : Pas une journée, pas

une chaîne de télévision, sans un

chef de cuisine qui présente ses

recettes. C’est aspect est fort

agréable et joli, mais derrière le

rideau se cache bien autre chose. Il

revient sur deux aspects qui lui

paraissent fondamentaux.

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Sa première référence est « Les repas dans la Bible » par le Père Philippe Bernard,

dont il cite quelques phrases : « Manger, un acte sacré, Après tout, pourquoi ya-t’il

tant de moines sur les boîtes de fromage ?`Pourquoi tant de vignobles portent-ils des

noms de saint ? Pourquoi tant d’abbayes productrices de bières, de fromages, de

liqueurs, de bonbons, de gâteaux de chocolats et autres pâtes de fruits ? Pourquoi

tant de religieux inventeurs d’élixirs en tous genres ?

La réponse est toute simple, c’est parce que la culture est quelque chose de vital.

Mais il faut aller plus loin. Parce que c’est vital, le boire et le manger sont, à toutes les

époques et en tous lieux, des éléments essentiels de la vie humaine. Le boire et le

manger sont très souvent liés au sacré, et ce dans toutes les religions. Manger

ensemble, le partage de la table, crée entre les convives une communauté

d’existence.

La seconde référence est beaucoup plus « charnelle » et pleine d’espérance. Le

dimanche précédent cette séance des Lumières de Midi, à part les élections en

France, il y avait sur Arte un film « Le festin de Babette », réalisé en 1987. Laurent

Garrigues explique que c’est un film danois qui se passe à la fin du XIXe siècle.

Babette est une grande cheffe de cuisine dans l’une des plus grande table du Paris

de l’époque. Elle fuit la répression de la Commune et trouve refuge dans un petit

village du Danemark qui est très pieux et elle devient gouvernante des deux filles du

pasteur. Le seul lien qui relie Babette à la France est un billet de loterie qu’elle joue

chaque année. Au bout de quatorze ans, elle gagne le gros lot, une somme

conséquente de dix-mille francs de l’époque. Tout le village pense qu’elle va repartir

vers Paris, mais elle convoque les habitants et elle leur dit « Non, je ne vais pas partir

mais je vais vous offrir un grand repas, avec les meilleurs vins et les plus belles

marchandises qu’il puisse y avoir ». Elle invite douze convives et va faire son marché.

Les gens de ce village ne sont pas habitués à cette forme de nourriture. Le repas

débute, et peu à peu une ambiance commence à se créer où l’on sent ce partage,

cette hospitalité, qui va donner un sens extraordinaire à ce film, et surtout une

communion entre ces gens qui petit à petit, tout au long du repas vont apprendre à

se parler. Les sourires arrivent et, évidemment Babette est extrêmement

enthousiasmée par ce repas.

Sur ces deux thèmes, l’un qui est sacré, l’autre qui l’est une peu moins mais

représente bien son métier, Laurent Garrigues explique ce partage continu, cette

façon de voir les choses.

Au quotidien, la tâche est différente, ce

métier, au-delà de ses concepts, est

d’une réalité qui est plus dure. C’est clair

et net : tous les jours nous mangeons au

minimum trois fois par jour. Donc nous

avons le petit déjeuner, le déjeuner puis

le dîner, sans parler des collations. Donc,

quand on commence ce métier, nos

maîtres d’apprentissage nous disent une

chose bien précise : « quand vous

commencez, vous ne terminez pas, vous

recommencez constamment ».

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À peine avoir fini la mise en place du matin vous commencez pour le midi et à peine

vous avez fini la mise en place du midi vous commencez celle du soir. C’est une

chose qu’il faut accepter parce que le rythme est difficile, physique, et il faut

vraiment aimer ce métier pour pouvoir le continuer.

Laurent Garrigues évoque ses débuts : « Quand j’ai commencé mon apprentissage

c’était à l’âge de seize ans. Aujourd’hui j’en ai 62 et les années sont là, mais cela ne

m’empêche pas que la flamme est restée et que quand je me mets derrière ma

planche de travail le plaisir est toujours là. Mais les contraintes, surtout physiques

aujourd’hui, sont là également et il faut composer. Il faut composer beaucoup de

choses : l’équilibre du couple. Surtout pour nous deux qui travaillons depuis vingt ans

dans un même lieu, dans un même endroit, dans un même espace, équilibre

également familial avec notre fille, ce qui n’a pas toujours été évident car nous

étions très occupés vis-à-vis de notre clientèle, et enfin l’équilibre physique et moral.

Physique parce que nous sommes constamment debout, et moral parce que

aujourd’hui il y a beaucoup de médias, de réseaux sociaux, de gens qui nous jugent,

qui disent parfois n’importe quoi, et cela s’est développé depuis quelques années. Et

cela il faut l’accepter, en prendre connaissance et conscience. Comme on dit

souvent dans notre métier, mais c’est plus particulièrement vrai pour mon épouse,

nous montons sur scène deux fois par jour. Alors cela a ses avantages, il faut toujours

être souriants et comme nous avons chacun notre caractère ce n’est pas toujours

évident. Malgré tout, notre espérance est toujours vivante. La passion de bien faire

les choses nous pousse toujours à bien faire notre métier et à réjouir notre clientèle et

donner du bonheur. Cuisinier, artisans nous sommes et nous continuons dans cette

voie. D’autres questions évidemment se posent à nous, par rapport à la hiérarchie

dans notre métier qu’est-ce qu’on a fait de notre talent, c’est un sujet très important,

pour moi surtout en cuisine, parce que si Dieu nous a donné quelque chose, il faut le

valoriser. Question éternelle qui nous met aussi toujours un petit peu mal à l’aise,

surtout à l’âge où nous arrivons, lorsque les bilans s’inscrivent. »

Laurent Garrigues continue : « Ce qui est essentiel dans ce métier, c’est la façon de

donner, la façon de dire – parce que j’ai appris, je vais vous donner quelque chose

de bon, de très bon – Cela, c’est le côté client. Nous, en amont, c’est la même

chose : si on n’a pas du plaisir et de la joie à vous faire à manger, il est certain que le

plat que l’on vous servira ne sera pas très bon. La joie de notre quotidien, c’est de

descendre le matin en cuisine, de regarder ma planche de travail et de

commencer mon travail. C’est ma première joie, c’est mon équilibre, ma façon de

penser. Après, j’essaie de transmettre cette façon que j’ai à mes clients.

Quand vous apprenez un métier, en fait

vous ne savez pas vraiment pourquoi,

mais c’est le métier qui vous prend. Au fil

des années d’apprentissage, il y a des

maîtres qui vont vous apprendre les

techniques, afin que votre métier évolue,

votre connaissance s’améliore. À un

moment donné, vous avez une sorte

d’éclairage qui vous donne un plaisir à

travailler, et ce plaisir à travailler on ne sait

pas d’où il vient.

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C’est la grande question que l’on se pose et c’est le thème de la vocation. À travers

ça on commence à prendre du plaisir et ce plaisir il faut le redistribuer aux gens qui

vous font confiance et viennent manger chez vous, à table ou au restaurant, peu

importe. Et à partir de ce moment-là, vous commencez à cimenter votre carrière et

à cimenter votre vie. À travers la religion, il y a la période de Pâques, que nous avons

vécue il y a très peu de temps, qui est le symbole même de la réunion autour du

Christ qui, sachant qu’il va mourir, et ressusciter, va partager ce dernier repas qui est

le symbole de notre religion. À travers ce don, j’essaye à mon humble niveau de

faire plaisir et de donner de l’amour aux gens et de donner un éclair de joie à travers

ma cuisine et, bien évidemment à travers l’accueil. Il ne faut pas oublier que l’une

des choses les plus importantes, c’est l’accueil et mon épouse est remarquable en

cela. La cuisine est une chose, mais il faut vraiment que les gens soient bien installé

et bien accueillis pour que la fête et la joie soient complètes.

Lorsque je suis arrivé à Genève, c’était le moment où on créait ce que l’on qualifiait

de – nouvelle cuisine – que l’on décrivait comme des repas pas cuits. C’étaient des

images très fortes. On a reconditionné la cuisine, c’est-à-dire que tous les plats se

sont transformés en assiette, ce qui a révolutionné la cuisine. Cela a été notre

cheminement gastronomique, ce qui est toujours resté jusqu’à aujourd’hui. Et par

rapport au service en salle cela a provoqué la colère et on appelait les serveurs des

porteurs d’assiette, ce qui était très péjoratif. J’avais été pris à partie par un client qui

ne savait pas exactement ce que nous voulions faire, et il disait que les plats sur

assiette ce n’est pas de la restauration. Mais, au fil du temps, c’est devenu la

nouvelle méthode. Parfois, au début on est un peu réfractaire, mais on apprend

toujours quelque chose. Tout à l’heure j’ai parlé de la cuisine moléculaire. Certes on

a trop exagéré, mais il n’empêche que la chantilly c’est nous qui la faisons, que la

cuisine c’est de la chimie, et évidemment on peut pousser plus loin, il y a des

produits nouveaux, mais il n’empêche que cela apporte toujours des connaissances.

En tout, ce qu’il faut retenir le plus c’est le fond plutôt que la forme ».

Martine et Laurent Garrigues

En conclusion, Jean Lanoy remercie Martine et Laurent Garrigues de nous avoir parlé

de l’amour de la cuisine, de l’art de la table, de l’art de l’accueil et personnellement

il en retient que c’est un véritable sacerdoce, à l’instar du sacerdoce religieux.

13

Mercredi 17 mai Jean-Philippe Rapp

Jean-Philippe Rapp est journaliste. Il a participé aux

magazines Temps Présent, Zig-Zag-Café et au Téléjournal

de 1970 à 2005. Il a réalisé notamment en collaboration

avec Jean-Claude Chanel la « Saga des Perrochons », où

il a suivi pendant trente ans cette famille paysanne qui

avait quitté le Canton de Vaud pour s’installer au

Québec). Il y eût également un film, « Cabales à

Chermignon », des repartages notamment « Sacrifices

pour une Révolution » (portrait de Thomas Sankara,

construction d’un hôpital de pédiatrie), ou encore « Le

Tourisme, nouveau colonialisme ».

Il a également donné des cours à l’Institut du Développement sur l’Information et le

Développement.

Actuellement, il est directeur du Festival International du Film Alpin des Diablerets,

dirige la maison de productions Pushkar productions et participe au tournage de

différents films en Afrique, notamment au Niger et au Togo.

La séance est agrémentée par Nicolas Dériaz, orgue.

Joie de vivre et religion

Jean-Philippe Rapp commence par rappeler que s’il a répondu à l’invitation des

Lumières de Midi, c’est grâce à Irène Savoy et Jean-Claude Chanel, avec qui il a eu

une longue collaboration au sein de la Télévision Suisse Romande, et grâce à qui il a

beaucoup appris, notamment que l’une des choses les plus importantes, c’est de

s’intéresser aux autres.

Il raconte : « La rencontre avec des gens, connus ou pas connus, c’était autant de

défis. C’était un pari un peu fou, parce que ces gens ont les recevait cinq fois

cinquante minutes, alors que d’ordinaire à la télévision, au bout d’un quart d’heure

vous en avez déjà tellement marre que vous passez à autre chose. Mais là, c’était

vraiment rencontrer une personnalité, son monde, son univers, ses amis, les

personnes qui l’ont influencé. Pour moi c’est une chose importante et c’est cela que

j’ai envie de vous dire aujourd’hui.

Ce que j’ai appris du métier, c’est l’intérêt de la vie des gens. Quand nous avons

créé, entre autres, des expériences comme par exemple au Burkina Faso, ou

d’autres fois où il y avait des choses magnifiques à faire, je me suis interrogé « qu’est-

ce qui a fait que dans ce métier-là tu as pu donner un peu de ta personnalité, et

c’était peut-être aussi lié à une question de foi ».

Jean-Philippe Rapp se souvient très bien, lors de la création de Zig-Zag café, qu’il y

avait des gens pour et des gens contre. Il avait entendu quelqu’un qui disait « Mais il

faut le laisser faire, dans trois mois il n’aura plus de sujet, il n’aura plus d’invité, tout

cela va capoter très rapidement ». Il ajoute : En fait on en a eu pendant dix ans et

on en demandait encore. Pour moi je me disais que ce qui était important lorsque

vous êtes dans un tram, dans une réunion ou comme dans cette église, si vous vous

étiez adressé à telle ou telle personne, elle vous aurait peut-être raconté une histoire

extraordinaire et vous, vous auriez appris beaucoup de choses ».

14

« Cela m’amène à une petite anecdote que je veux vous raconter parce qu’elle

m’a beaucoup touché à l’époque. J’ai enseigné à l’université de Fribourg la

communication et j’avais des étudiants qui étaient là pour apprendre à

communiquer. Et toujours, lorsque le cours débutait, il y avait un vietnamien qui

s’installait tout au fond, avec son bonnet sur la tête et juste avant la fin du cours il

sortait. Et j’ai décidé de former ce groupe à l’interview. Donc un matin. Les étudiants

n’étaient pas très satisfaits mais ils ont joué le jeu. Le vietnamien ne voulait pas

répondre, et je lui ai dit à votre tour maintenant. Alors ce garçon a expliqué devant

tous ses camarades que son rêve à lui était d’être journaliste et d’être formé à

l’Université de Fribourg, mais que comme il n’avait pas d’argent, il allait travailler à

Berne le soir dans un restaurant. Il avait pris un abonnement général de telle sorte

qu’il pouvait dormir dans le train entre Fribourg et la frontière autrichienne et retour.

C’était sa façon de vivre. Et j’ai dit vous voyez, on croit se connaître, mais si on s’était

donné la peine de lui parler, on aurait découvert tout un univers et peut-être qu’une

solidarité serait née.

C’est un peu ça mon idée, car je suis convaincu que chacun a une histoire, chacun

a un parcours, une vie dans laquelle il y a des réussites, des échecs, il y a tout, et

que cela vaut la peine de pouvoir le raconter dans des sociétés où on ne

communique pas. Et je me rends compte que les gens sont seuls. Quand nous avons

fait cette émission pendant dix ans, c’est énorme, je me suis posé la question mais

pourquoi as-tu fais cela ?

Et je me suis souvenu de Georges Haldas, dont c’est cette année le centième

anniversaire de sa naissance. Il avait raconté dans son livre « Le Boulevard des

Philosophes » la mort de son père. Son père était grec et il avait fait fortune en

Grèce, puis avec les aléas de l’existence il avait tout perdu. Arrivé à Genève, il était

devenu un petit employé, il avait épousé une genevoise et avait eu deux enfants,

dont Georges Haldas. Lorsque son père était mourant, il s’était adressé à Georges et

lui avait dit « Ne va pas tout comme moi rater ta vie ». Et je pense que cette réflexion

l’a marqué toute sa vie, et comme nous avons beaucoup échangé, cela m’a

marqué aussi. Je me suis posé la question ; qu’est-ce qu’au fond, réussir sa vie ?

Après des centaines de rencontres, à

travers des collaborations avec Jean-

Claude Chanel, des émissions comme

Zig-Zag Café ou d’autres, je sais

maintenant qu’il n’y a pas de réponse

et ceux qui prétendent réussir leur vie

parfois se trompent lourdement, car

une vie est fait de beaucoup

d’éléments, certains positifs, d’autres

négatifs, des situations où on s’est bien

comporté, d’autres où on ne s’est pas

très bien comporté. Ce sont des vies

d’homme et de femme, et moi je suis

de ceux qui pensent que de toute

manière, au terme de tout cela, il y a

peut-être des comptes à présenter.

Mais moi je ne me fais pas de soucis et

c’est ce qui fait par exemple que

lorsque je parle de la télévision, je n’ai

aucune amertume et j’ai été un

privilégié extraordinaire.

15

Lorsqu’avec Jean-Claude Chanel nous avions remplacé tous les deux Claude

Torracinta à Temps Présent, nous avions reçu une carte postale de quelqu’un qui

nous demandait pourquoi nous ne parlerions pas du « mal développement ». Et c’est

vrai, nous on se vante d’avoir une société développée, on regarde avec

condescendance les sociétés en voie de développement, mais en réalité, est-ce

qu’on est aussi bien développés qu’on le croit ? On s’est demandé alors, par

exemple, nos écoles, sont-elles vraiment exemplaires ? On s’aperçoit que dans ces

écoles il y a des choses qui ne vont pas bien, toutes sortes de problèmes. Alors

évidemment, lorsqu’on pense aux pays du Sud, où lorsqu’on parvient à inscrire un

enfant dans un collège c’est une épreuve qui peut prendre trois jours, finalement

jusqu’ce que ce soit possible.

Mais, finalement, avec Jean-Claude Chanel, nous nous sommes tournés vers la

santé. Nous avons rencontré des habitants du Burkina-Faso (à l’époque son nom

était la Haute-Volta) et nous leur avons proposé de faire le portrait comparé de

deux hôpitaux, celui de Genève et celui de Ouagadougou. On faisait la réalisation

et le montage ensemble, et nous aurions comme cela une approche plus solidaire.

Nous sommes partis à Ouagadougou et arrivé à l’hôpital, on s’est rendu compte

qu’il y avait un grand manque d’eau, les conduites étaient bouchées, les conditions

sanitaires étaient épouvantables. Puis nos deux réalisateurs burkinabés sont venus à

Genève et il était convenu que chacun faisait son film de son côté, on ne se disait

rien, pour pouvoir comparer le résultat final.

À la fin il y a eu une conférence de presse et, chose complètement inhabituelle,

nous avons montré les deux films. À la fin, les journalistes se sont levés et ils ont

applaudi, non pas parce que nous étions des réalisateurs géniaux, on avait eu une

bonne idée et cela avait été fait consciencieusement mais c’était surtout la

rencontre entre ces deux mondes. Pourquoi ? C’est parce qu’à l’hôpital de

Ouagadougou on avait vu notamment un homme qui avait été opéré et qui était

encore « dans les vaps ». Il était couché sur une civière, à même le sol, dans la

poussière dans le couloir des urgences, dans des conditions complètement

inacceptables. Or il y avait un frère ou un cousin, qui lui soutenait délicatement la

tête sur ses genoux et il lui caressait doucement la tête en attendant qu’il se réveille.

On se disait oui, ils n’ont pas grand-chose, mais ils arrivent quand même à se

transmettre des choses précieuses, de la nourriture, s’occuper avec ces gestes

tendres, alors qu’évidemment, à Genève, avec tous ces tuyaux, les machines, c’est

un peu plus difficile. Et surtout eux, ils sont allés voir l’hôpital cantonal et, au premier

plan de leur film, on voit des gens qui nettoyaient les vitres, et ils disaient, « Dans cet

hôpital, pour garantir que tout est propre, ils dépensent une somme comparable au

budget de l’hôpital pour toute l’année ». Ensuite ils ont fait le tour de l’hôpital, ont

rencontré des professeurs qui leur ont dit des choses qu’ils ne nous auraient jamais

dites à nous,

À la suite de cela, le directeur de la télévision nous avait dit « écoutez, c’est

tellement fort ces deux sujets, que vous ne pouvez pas laisser les gens aller prendre

simplement leur tisane après la projection du film, il faut proposer quelques chose ».

Ce n’était pas du tout notre rôle et l’idée est venue que cet hôpital de

Ouagadougou est un hôpital de 720 lits, avec 720 matelas qui n’ont pas été

changés depuis vingt ans, donc c’était une possibilité de faire quelque chose. En

contrepartie, nous demandions aux africains de venir présenter quelques spectacles

culturels, pour qu’il y ait toujours cette participation. On s’était dit il nous faut

quarante-mille francs pour changer les matelas, essayons de demander vingt-mille

francs, et on demandera vingt-mille aux industries pharmaceutiques.

16

Le lendemain, quand je suis arrivé à la

télévision, un ouvrier était là, qui

m’attendait pour me donner un billet

de cent francs. « Monsieur Rapp c’est

pour vous ». Après la diffusion de

l’émission la veille, il voulait participer.

Je l’ai remercié mais je ne me rendais

pas compte qu’il se passait quelque

chose, car nous avions réuni un million

de francs. Donc, avec Jean-Claude

Chanel on s’est dit si nous avons

obtenu cette somme, quel et

l’élément dans ce film qui a touché

les gens à ce point ?

Cet élément. C’était un pédiatre avec lequel on avait pu faire la visite de son

service. Il avait soulevé une fillette d’une douzaine d’année et nous avait dit qu’elle

souffrait d’insuffisance rénale et qu’il ne pouvait rien faire, car avoir la machine

nécessaire coûterait tellement cher et ce ne serait pas vraiment sûr que cela soit

utile. Donc des gens ont pris conscience des choix douloureux que devait prendre

ce médecin.

Nous sommes retournés voir ce médecin la semaine suivante, nous avions

pratiquement le million en poche et dans la discussion, sans lui révéler le montant

exact, nous lui avions dit que nous avions eu un peu de succès avec le film. Il disait

que cela tombait bien, parce qu’il avait un projet avec un certain Thomas Sankara,

qui est devenu par la suite le chef de l’État, car les enfants, à l’hôpital, sont juste à

côté des gens qui ont des maladies infectieuses, et on en perd quarante par mois. Si

nous pouvions construire quelque chose en dehors, on les préserverait de la

contagion. Nous avons dit « Bien, on va le faire ».

Nous sommes retournés le voir, il y avait un belge qui s’occupait de former des

maçons, des serruriers, et on s’est mis tous ensemble, et miracle absolu, nous sommes

allés voir le représentant de la coopération suisse, en lui disant « Voilà, nous avons eu

un coup de cœur, on a envie de faire cela. Il nous a répondu Top-là je pars avec

vous » et, préalable, sans rapport d’expert qui prenne six mois, on est repartis la

semaine suivante avec un contrat signé. Et on a régulièrement suivi les travaux,

montré les progrès, expliqué aux gens et donné un compte-rendu chaque mois à la

télévision.

Lorsque nous nous sommes rendus à l’inauguration de la pédiatrie, je me suis dit qu’il

existe des miracles, car les conditions étaient là. Si ces conditions étaient reportées,

un an plus tard, il n’y avait plus le même enthousiasme. Nous sommes restés très liés

et je suis très content car c’est une des aventures où, je pense, nous avons rempli

notre rôle. Notre rôle c’était d’informer, mais aussi de contribuer à ce qui se passait.

Et aujourd’hui je me rends compte que pour mes collègues c’est difficile de pouvoir

raconter ce qui se passe, parce que cela veut dire qu’il faut être su place,

rencontrer le regard es gens, échanger.

17

Je me souviens, lorsqu’il y a eu les évènements entre la Croatie et la Serbie, j’étais le

présentateur du journal du soir et j’avais exprimé le désir de partir avec une équipe,

car je ne pouvais pas apporter un témoignage si je n’avais pas vu le regard des

gens, si je n’avais pas ressenti l’ambiance, et on est parti. À Vukovar, on est arrivé sur

une place où des combats venaient de se terminer quelques heures auparavant.

Des gens prenaient le soleil et tout au fond de la place, il y avait des gens qui

faisaient de la conscription. C’étaient des croates qui s’enrôlaient pour aller

combattre. Ils avaient des casques qui ressemblaient à ceux des allemands, et pour

attirer les gens, ils diffusaient une musique : c’était Lili Marlène. Je me suis dit voilà,

l’histoire se répète tout le temps, on n’apprend pas grand-chose. Mais notre rôle est

de transmettre des impressions, des émotions, les constats que l’on a pu faire, juste

pour permettre de comprendre ce qui se passe.

Dans le cadre de ces Lumières de Midi, je me suis posé la question de ce qui nous a

motivés et je crois que c’est l’amour des gens. Moi j’aime beaucoup les gens.

Je vais vous donner un autre exemple. Je fais encore de petits reportages pour une

télévision dans la Vallée de Joux. On cherche des personnes, avec lesquelles on fait

des entretiens de quelques minutes et on nous avait signalé un monsieur et sa

femme. Celle-ci tricotait et je lui avais demandé comment elle avait rencontré son

mari. Elle m’avait dit que cette histoire commençait bien plus tôt. Elle avait tenté de

se suicider à l’âge de quatre ans, puis à huit ns et à douze ans, et à vingt ans elle

était dans un asile psychiatrique. Elle racontait comment elle avait été

accompagnée, par son père, qui avait trouvé les mots, elle s’était exprimée par des

dessins, par les rencontres qu’elle avait pu faire, comment elle avait pu orienter sa

vie, jusqu’au moment où elle avait rencontré son mari, etc. J’étais très frappé et je

me demandais ce que je pouvais faire avec ce témoignage. Je me suis rendu

compte que si cette femme parlait de cela maintenant, c’est que c’était important

pour elle que ce soit publié, car elle était au bout d’un processus qui pourrait aider

beaucoup de gens. On a fait ce reportage et j’ai reçu de très belles lettres de gens

qui disaient qu’ils avaient été très touchés.

Quand je dis que j’aime les gens oui, j’aime les gens et les gens sont intéressants. La

vie des gens c’est forcément une aventure. Ce ne sont pas les plus grands, les plus

célèbres qui sont forcément les plus intéressants, c’est souvent des gens qui ont lutté

pour essayer de s’en sortir.

Pourquoi j’ai fait cela, c’est parce que je me disais lorsque tu rencontres quelqu’un

et que tu peux le mettre à contribution pour ton programme de télévision, il va

probablement rencontrer des frères et des sœurs, des gens qui vivent une même

situation, qui vont peut-être se dire ce que j’ai entendu, la façon dont cette

personne a pu s’en sortir, je peux peut-être en faire quelque chose. Et cela je crois,

c’est le privilège de mon métier, de pouvoir partager comme vous voulez. Il suffit de

parler aux gens autour de soi. Mon principe c’est d’écouter et, si dans le tram, tu

parles à la personne qui est en face de toi, pour autant qu’elle ne soit pas avec des

oreillettes ou qu’elle soit en train de téléphoner, si tu lui parles, tu as peut-être la

possibilité de rencontrer une histoire forte, une histoire vraie, et je pense que la

télévision, au départ, cela doit être ça. Elle est porteuse de mauvaise nouvelles, elle

est porteuse de variétés plus ou moins réussies, elle est porteuse de beaucoup de

choses, mais le témoignage des gens qui peuvent se l’approprier dans de vraies

conditions, pas des émissions où l’on fait semblant d’aller à la rencontre des gens,

pas du tout, mais celles où on offre la parole, où on donne la parole elle est

importante parce qu’elle est porteuse de valeurs ».

18

En allant à la rencontre de tous ces gens, Jean-Philippe Rapp a éprouvé souvent de

la joie.

« Par exemple, il y a une trentaine d’année, on avait décidé de faire une émission

sur la Chine dans le treize-heures. On avait envoyé une équipe en Chine pour faire le

portrait de la télévision et c’était celle de Shanghai. Le but était de faire le même

soir la comparaison du contenu de la télévision de Shanghai et de Genève, pour

voir où sont les différences, où sont les intérêts. Il faut savoir qu’en Chine, les suisses

ont une place particulière parce qu’en 1948 la Suisse a reconnu très vite les Chinois

et depuis lors, ce sont des gens qui ont une énorme mémoire et ils s’en souviennent.

Donc on a fini par pouvoir obtenir d’aller faire ce tournage, et je ne cacherai pas

que c’était difficile. On a enregistré tout ça et je me souviens très bien qu’en sortant

du studio de la télévision à Shanghai on avait envie de danser tellement on était

content, heureux, non pas de l’exploit technique mais d’avoir permis un tout petit

peu que des gens puissent se rencontrer.

Et puis il y a beaucoup d’autres exemples. Je suis allé un jour dans une petite

entreprise qui faisait des montres et qui finançait des émissions dans la région. J’avais

rendez-vous avec une commission pour les convaincre de faire encore quelques

émissions. La jeune femme qui m’accueille était la présidente de la commission et

son visage me disait quelque chose, mais je n’étais pas très sûr. Lorsque la séance

s’est terminée, je lui ai dit « Je crois qu’on se connaît ? » et elle m’a dit bien sûr qu’on

se connaît. Un jour, elle avait quatorze ans, elle m’avait abordé lorsque je faisais mes

courses et m’avait dit qu’elle rêvait de faire un stage à la Télévision Suisse Romande.

Elle m’avait demandé qu’est-ce que vous en pensez. Je lui avais répondu tu fais

quoi mardi ? Et le mardi suivant elle était dans mon bureau. Après coup je me suis

souvenu qu’elle avait fait une formation avec moi et elle m’avait suivi. Cela, c’était

une grande joie de se dire, qu’après elle avait fait autre chose mais que j’avais peut-

être un peu changé son destin. C’est une des joies de ce métier.

J’ai encore une histoire que je ne résiste pas à vous raconter. On avait fait une

émission avec le portrait comparé de trois stations, une belge, une suisse et une

française, en Valais, avec un gros duplex très compliqué. Là-dessus, je fais l’émission

et je vois, tout au fond quelqu’un qui nous parle, un vieux valaisan. On termine

l’émission et en sortant je me suis arrêté vers lui et il m’avait dit alors : « Il faut que je

te dise, tu causes comme je bois ! ». Dans le fond, j’ai eu beaucoup de joie, parce

que c’était difficile de nous décourager Parfois on avait des échecs, une émission

qui n’avait pas bien marché, ce n’était pas grave, car le bonheur d’aimer son travail

je pense que cela donne une grande motivation ».

Jean-Philippe Rapp ajoute que dans

ses nombreuses rencontres il a eu des

échanges avec des gens de foi.

« Quand j’avais quatorze ou quinze ans

je n’étais pas un très bon élève, j’étais

plutôt un mauvais garçon et le hasard

a fait que j’ai fait deux ou trois ans dans

un internat avec de futurs prêtres et là

j’ai effectivement rencontré des

hommes de foi qui étaient des profs.

19

C’étaient des gens pour lesquels j’ai une admiration éperdue, car ils passaient

entièrement leur vie à nous faire réussir. Après, parmi les gens de foi que j’ai pu

rencontrer, il y en a un qui m’a beaucoup marqué, on s’est rencontré de multiples

fois, c’était l’Abbé Pierre. C’était un bonhomme, pas seulement quelqu’un qui avait

fait quelque chose d’extraordinaire, c’était un pragmatique, quelqu’un qui prenait

les problèmes l’un après l’autre et qui tentait de les résoudre, avec beaucoup de

joie.

Il faut s’ouvrir à la vie. Pendant longtemps on a considéré que pour réussir son

passage ailleurs il fallait sacrifier sa vie, bien se comporter. Moi je n’en crois pas un

mot. Si vous avez été des gens heureux, qui ont apporté de la joie et avez eu de

bons rapports avec les autres, voilà, c’est bon. Je suis quand même assez frappé du

fait que lorsque vous entreprenez quelque chose, vous vous dites ce n’est pas toi qui

a fait cela, ce n’est pas toi qui a pris cette décision, il y a quelqu’un qui te donne des

indications.

Je vous donne un tout dernier exemple. Nous sommes en train de tourner un film sur

un journaliste de télévision qui s’appelait Philippe Dayden. C’est un garçon qui était

devenu mon frère d’élection. À 18 ans il était brillantissime mais il était tombé dans

l’alcool pendant quinze ans, c’était dramatique. Et un jour il s’en sort, il met toute son

énergie ailleurs, il devient champion du monde de parapente, puis ensuite il entre à

la télévision, il devient un excellent journaliste et ensemble on a eu l’occasion de

faire pas mal de choses. Quand il est mort, on s’est dit avec le réalisateur voilà, il y a

quelque chose à tirer de ça, tous ses biens, ses cassettes, ses lettres, ses photos, sa

famille nous a tout donné. Et nous faisons un film actuellement, où on va a sa

recherche. Il y a des tas de questions que je n’ai pas su poser, par exemple qu’est-

ce qui t’a permis de surmonter cette épreuve. Nous avons rencontré la personne qui

était sa répondante vis-à-vis de sa période d’alcool, une femme vraiment

fantastique qui nous a raconté comment il vivait cette relation et cette évolution. Le

film s’appellera « L’homme qui ne quittait jamais personne ». Car c’est vrai il ne

quittait jamais personnes, depuis la petite enfance il avait les même copains, nous

avons travaillé longtemps ensemble, mais jamais je ne lui ai posé la question à quel

moment est-ce que tu as eu la lumière. Et je crois que ce qui est important est de

dire aux gens qu’on les aime.

Et il ne faut pas renoncer à avoir de l’affection, jamais.

Voilà, c’est ce que je voulais vous dire ».

Jean-Philippe Rapp

20

Mercredi 24 mai Jean-Christophe Aubert

Jean-Christophe Aubert a été de longues années, de

1986 à 2008 pour être précis, titulaire de l’orgue de Saint-

Germain. Mais auparavant, il a mené parallèlement des

études scientifiques en mathématiques et musicales en

classe d’orgue à Genève. Du côté des mathématiques,

après des années d’assistanat à l’université de Genève et

à l’EPFL, il s’est dirigé vers l’enseignement au Collège de

Saussure et au développement de la fondation « Culture

& Rencontre » sise dans le même établissement.

Côté musique, il a dirigé pendant 30 ans le Chœur Universitaire de Lausanne avec

lequel il a abordé principalement des œuvres allant du XVIII au XXe siècle. Des

échanges avec d’autres universités ont permis des collaborations musicales et

scientifiques (à Rome, Louvain, Boston le MIT et Montréal. En 1983, il fondait la

Chapelle Vocale de l’Université avec laquelle il se consacra essentiellement à

l’étude du renouveau de la musique ancienne. En 2012, il recevait le Prix de

l’Université de Lausanne pour l’ensemble de son activité au sein du Chœur

Universitaire.

Son exposé est soutenu par des mélodies de Daniel de Moraïs au luth.

Quelques remarques sur la musique sacrée

Introït

Il y a quelque 350 millions d’années quelques amphibiens quittèrent leur milieu

aquatique pour se risquer sur la terre ferme. Audace, hasard ou nécessité ? Avaient-

ils vu la petite sirène de Walt Disney, ou avaient-ils eu connaissance de cette phrase

d’Einstein : « créer c’est penser à côté ? » Toujours est-il que, entre autres difficultés,

ils durent modifier leur système respiratoire. Apparurent alors des poumons, une

trachée et deux cordes vocales. La musique est née de ces modifications ! Ce que

fut la musique des premiers êtres vivants; impossible de le dire. À l'époque, on ne

s'intéressait pas au futur, le présent nécessitait toute l'attention. On n'enregistrait pas,

on n'écrivait pas, on était dans l'immédiateté, l'instinct de survie et les yeux rivés sur

les dangers possibles. La musique était peut-être d'abord une irruption dans le

silence, un cri, un inattendu, une menace, une agression et une peur. La Genèse

nous le dit à sa manière : « j'ai entendu Dieu, j'ai eu peur et je me suis caché ». On

voit, par exemple, les oiseaux qui au premier bruit s'envolent et les animaux terrestres

qui s'enfuirent La musique est ce qui change l'ordinaire et qui fait autre l'espace où

nous nous trouvons. Une modification, on pourrait dire : une altération.

Enjambons les millénaires

En regardant les fresques des grottes de Lascaux et de Chauvet, en admirant cette

mise en couleur, cette pixellisation de la roche, on a de la peine à penser que les

humains se tenaient debout, silencieux, et muets. Des sons, des cris, c’est-à-dire de la

musique, peut-être énigmatique pour nos oreilles – leurs peintures l’est aussi pour

notre intellect – devaient faire écho à ces fresques monumentales.

21

On nous dit qu’ils furent les premiers

à enterrer leurs morts. Un monticule,

quelques cailloux, une manière de

laisser une trace, un message, ou les

prémices d’un monument. Il semble

difficile de penser que cette

interrogation, cette première

conscience de la fragilité humaine

soit née dans un silence absolu. En

les entendant, on découvrirait peut-

être les débuts d’une litanie, les

premiers balbutiements d'une

incantation, l'écho d'un kyrie vieux

de quelques 30'000 ans et la

connaissance de leur musique nous

aiderait certainement à élucider

l’énigme de leur peinture.

Mais s'il est possible d'admirer les peintures des grottes de Lascaux, mieux, être

bouche bée devant tant de splendeur, pour ce qui est de la musique de la

préhistoire : Game Over ! Jamais on ne pourra connaître l’intériorité du langage

monodique ou harmonique des Sapiens.

La musique ne dure pas, c'est une de ses caractéristiques, peut-être l'un des secrets

des émotions qu'elle dégage : ce saisissement, ce frémissement, cet émoi. On ne

connaît pas non plus la musique des premiers chrétiens. La principale raison de cette

méconnaissance vient du fait que ces assemblées, organisées en Églises, vivaient

dans la clandestinité. La question de survie nécessitait donc une certaine retenue :

silentium ! Mais peu à peu des gestes, des signes, des traces, des rites chargés de

significations ont fait jour. C'est ce qu'on appelle le sacré. Le chant prend sa place

dans cette liturgie. Il fait mémoire et il rassemble. La voix par ses intonations, par ses

accents et par ses mélismes colore le texte. La musique est capable de faire halte

sur une syllabe ou une note et d'en prolonger le sens. Elle peut mettre en relief un

mot et le charger d'émotion. Elle peut proposer un regard en majeur ou en mineur,

elle ouvre de nouvelles dimensions et elle peut même faire frissonner la chair.

Et pourtant

Petit, insignifiant, presque ridicule, tels sont les adjectifs qui, a priori, qualifient

l’appareil vocal de l'être humain. Celui de l’homme : quelque 17 mm et celui de son

alter ego (la femme) 20% de moins (je vous laisse faire le calcul !). Pas de quoi

pavoiser, ni de quoi bomber le torse et pourtant, sur la scène d’un opéra, ce picolo

de la musique joue parfois à égalité avec l’orchestre symphonique ! Certes les deux

cordes vocales ne sont pas les seules responsables des émissions sonores et des

interactions où source et résonateurs s’influencent l’un l’autre, jouent un rôle

important. Mais toujours est-il que, dans le rapport miniature grand effet, le résultat

est spectaculaire. Il semblerait que notre capacité à produire une si grande variété

de sons tienne en partie aux modifications apparues au cours de l’évolution.

22

C’est dire que l’homme préhistorique chantait moins bien que nous (arrogance de

la modernité !). La position du larynx et de l’os hyoïde en particulier ont intrigué les

paléoanthropologues1 .Certains ont montré qu’une descente du larynx pouvait être

responsable de cette diversité.

La voix ne se résume cependant pas au son seulement. La profondeur sacrée d’un

plain-chant, la poésie éphémère d’un madrigal ou l’Empfindsamkeit teintée de clair-

obscur d’un Lied tiennent au fait que notre instrument sonore est relié à notre

cerveau. Un brin capable d’élaborer un langage, une langue et de la musique.

Là également l’évolution entre en scène.

Les études paléontologiques nous montrent que l’australopithèque n’avait de loin

pas notre boîte crânienne.

Pourquoi celle-ci s’est-elle développée ?

Il semblerait que la cuisson des aliments (c'est à dire la maîtrise du feu) soit l’une des

raisons de ce spectaculaire développement2. Manger cru nécessite beaucoup

d’énergie et demande une digestion longue. L’apport en calorie est donc faible. La

vision idéale d’une cueillette de petites baies suivie de la dégustation d’un ananas

arrivé à maturité avec en dessert quelques dattes et figues ne reflète pas la réalité.

La règle en vigueur à l’époque était : mieux vaut dévorer un fruit non mûr, acide et

dur, plutôt que de se le faire souffler par un amical congénère !

Le petit barbecue préhistorique a permis à nos ancêtres d’obtenir un apport

énergétique appréciable, de mastiquer une nourriture plus tendre (chauffer déploie

les protéines) et accessoirement de tenir à l’écart certains prédateurs trop agressifs.

Des études montrent que le comportement humain a été influencé par ce passage

du cru au cuit. L’homo sapiens a ainsi pu développer des organes très voraces en

énergie comme le cerveau (22 fois l’énergie du tissu musculaire). On peut donc

penser que la musique, la beauté de la voix et les possibilités de cet instrument

minuscule sont en partie liés à cette transformation remarquable de feu nos

ancêtres. Ce génial passage du cru au cuit, de la cuisine froide à la cuisine chaude.

Changement de tableau........Résonance

Les chanteurs ne semblent pas porter leur vue sur un même point de fuite, mais

regardent dans trois directions différentes, chacun suivant la ligne du contrepoint

dont il a la responsabilité. Leur bouche, différemment ouverte indique des hauteurs

de sons inégales. Chantent-ils le même texte ? D’après l’époque, cela semble très

probable, mais une interprétation agogique incite peut-être à quelques retards. Les

résolutions harmoniques, comme les dissonances inattendues se font désirer car faire

attendre, suggérer ou laisser entrevoir séduisent et charment. On peut ainsi goûter

aux liens subtils et délicats entre le texte et la musique.

1 The Evolution of Human Speech: The Role of Enhanced Breathing Control

AMERICAN JOURNAL OF PHYSICAL ANTHROPOLOGY 109:341–363 (1999) 2 The ernegetic significance of cooking Rachel N. Carmody, Richard W. Wrangham

Departement of Human Evolutionary Biology, Harvard University, Cambridge, MA 02138, USA

23

Par quelques figures musicales, par quelques rythmes, par quelques harmonies et par

quelques formules empruntées à la rhétorique, la musique trouve les notes

adéquates pour nous dire le poème et parfois en révéler des profondeurs autres ou

cachées. Les deux personnages aux voix aiguës encadrent celui qui a la double

responsabilité de chanter la basse et de réaliser avec son luth quelques notes de

continuo.

Ce tableau est de Lorenzo Costa

\footnote {Lorenzo Costa (Ferrare

1460-Mantoue 1535) / Concerto

(1485-1495)} et a pour titre Concerto.

Il se trouve à la National Gallery de

Londres (salle 6 au deuxième étage

pour être précis !). En restant

quelques instants, immobiles, à

l’écoute de ce Concert qu’il nous

est donné à voir, on entend peu à

peu la musique.

On la découvre et on frémit (la musique ne cherche qu’à émouvoir), on reste

suspendu à cette audition inattendue et hors du temps : un concert, probablement

un madrigal. Une atmosphère baignée de mélancolie (le regard de chacun semble

plus interrogateur que porteur d’une affirmation), un certain désordre de l’âme

accentuée par la couleur noire du fond du tableau, tout semble être peint pour

nous décrire une polyphonie fugitive. Bien entendu, il faut rester silencieux et sans

bouger pour accéder à cette écoute. La foule qui passe ne perçoit rien. Elle ne vous

croit pas, tout semble immobile.......et pourtant ils chantent.

Changement de décor

Imaginez une forêt dense, touffue, impénétrable, comme celle que l’on devait

trouver dans nos contrées au 8e ou au 9e siècle. Marche difficile, progression lente,

mais décor royal, essence dégageant une fragrance enivrante, bois tendre, bois

dur, feuilles jonchant le sol, ronces inquiétantes, épines de toute sorte. Ce qui est

probablement le plus surprenant c’est le noir, l’obscurité. Les hautes cimes des arbres

empêchent la lumière de descendre, jusqu’au sol. Vous avancez à tâtons, en

trébuchant, en glissant sur les fougères humides, puis soudain, s’ouvre devant vous

une clairière. A l’obscurité à laquelle vous vous êtes peut-être habitué fait opposition

une clarté. Ce qui était désordre devient presque ordonné, cette ouverture

ressemble à une construction de l’espace, point de fuite, horizon, ombre que l’on

pourrait presque calculer. Ce qui était chaos devient agencé, harmonisé,

mesurable, régi par le nombre.

24

Au loin un mur ocre que vous apercevez encore à peine tant la soudaine lumière

vous éblouit. Votre avance cette fois rapide, vous confirme votre intuition : c’est une

abbaye, un cloître, le clocher bien carré, la façade simple et grave témoignent de

l’art cistercien. Passé la porte un peu bancale du jardin, votre regard est attiré par le

puits central. L’eau semblable à celle de tout à l’heure est ici dirigée, peut-être

sanctifiée. Du puits partent 4 chemins dont la symbolique ne vous échappe pas,

mais c’est l’église qui vous attire. L’art roman que vous avez autrefois étudié et aimé.

Cet art se trouve maintenant devant vous. Vous redécouvrez la relation entre le

maçon et le matériau.

L’architecte grec inscrivait tout son art dans l’angle droit. Le maçon roman lui ne

regarde pas la pierre selon sa largeur sa longueur et sa hauteur seulement, mais il se

soumet à son poids, il se voûte, il s’arc-boute, il découvre avant Newton la

pesanteur. Arrivés au narthex des sons vous font passer de la vue à l’ouïe : une

musique en accord avec le lieu au déroulement lent faisant écho à la pesanteur de

la pierre…..un alléluia, une jubilation, une prière. C'est peut-être en effectuant ce

parcours, ce détour par quelques siècles qu'il est possible de comprendre

véritablement le sens, la profondeur et la joie de cette musique. L'authenticité ne se

livre pas par contemplation et esthétisme seulement. Le discours est plus profond.

Une abbaye romane est devenue belle avec le temps. A l'origine, elle est un lieu de

salut. Un plain-chant, un motet de Palestrina ou une cantate de Bach sont d'abord

des prières, des supplications ou des expressions de joie avant d'être des chefs

d'œuvre. Ils n'ont pas été écrits pour distraire ou pour plaire, mais pour servir. La

culture est peut-être en premier lieu une forme de culte. Les objets deviennent

beaux se font nommer art et entrent dans les musées quand le sacré s'éloigne.

Joie me direz-vous !

Il y a parfois cette évidence, cette force de la musique, qui communique une joie

intérieure. Philippe Jaccottet3 nous le dit avec les mots du poète : « La dernière

sonate pour piano de Schubert m'étant revenue hier soir, par surprise, une fois de

plus, je me suis dit simplement voilà, voilà ce qui tient inexplicablement debout,

contre les pires tempêtes, contre l'aspiration du vide ; voilà ce qui mérite,

définitivement, d'être aimé : la tendre colonne de feu qui nous conduit, même dans

le désert qui semble n'avoir ni limites, ni fin. » '

La musique a peut-être ce pouvoir de ré-enchanter le monde.

Plus dramatique, ce récit nous venant d'Auschwitz4. Un homme demanda à un

gardien SS accompagnant le groupe de prisonniers à la mort l'autorisation de

pouvoir chanter. Il accepta. L'homme se mit alors à chanter le Kaddish, la prière des

morts. Bouleversé, le SS l'aida à fuir. Je n'ai pas pu vérifier l'authenticité de ce récit

même s'il est possible de faire confiance à celui qui le rapporte, mais les détails

historiques sont ici de moindre importance. Je peux considérer cette force de la

musique comme vraisemblable.

3 Ph Jaccottet, Notes du ravin, Paris, Fata Morgana, p.21 4 Ph. Charru, Quand le lointain se fait proche, Ed du Seuil, p. 284

25

On trouve cette force et cette joie de la musique chez Bach, bien sûr. Bach, on

devrait dire la famille Bach, puisqu'ils sont une cinquantaine à avoir exercé le métier

de Kappelmeister entre 1600 et 1750. Et on comprend du reste la plénitude de

l'écriture de Johann Sébastian Bach en regardant celle de ses prédécesseurs.

La musique allemande est basée sur le choral. Dans l'espace défini par la chaire et

le buffet de l'orgue, dans ce dialogue mystérieux entre le pasteur et le cantor,

dialogue institué par Luther, le choral revêt une importance plus grande que toute

autre composition musicale. Il est à la fois musique et parole : texte entendu

(prêché) et texte rendu (chanté). Pour comprendre le choral, il convient

probablement de le replacer dans cet espace, lieu matriciel de son histoire, plutôt

que d'en saisir la seule beauté harmonique, fut-elle sublime.

Rappelons que dans l’organisation du service religieux, Luther confie à la musique

une place prépondérante : il favorise l’ouïe plus que tout autre sens. Avec le

musicien Johann Walther, il publie en 1524 trente-deux Geystliche Lieder à l’usage

de l’église réformée d’Allemagne. Le travail n’en restera pas là, puisqu’en 1545 déjà,

on dénombre plus de cent chorals.

Le choral est véritablement une invention de la Réforme.

Comme nous le dit Jacques Mercanton 5 « À l’instant où, sous l’effet de la rupture,

l’Église cesse, de part et d’autre, d’être une communion pour devenir une

collectivité, sa foi cherche une expression dans un chant direct, affronté, concentré,

où les voix s’harmonisent sans se confondre, où s’appuient, et soutiennent

mutuellement leur ferveur, leur passion, leur conquête ».'

Il a été dit dans lors du premier mercredi que Calvin n'était pas aussi hostile qu'on le

prétend à la musique et à l'émotion qu'elle suscite. Sans contredire ces propos,

notons toutefois qu'à l'époque où Bach réjouissait les fidèles de Leipzig de Toccatas,

Préludes et Fugues, Cantates, Motets et Passions, Genève n'avait pas encore

d'orgue dans sa cathédrale. Cette différence n'est cependant pas due à la vision

des deux réformateurs seulement, mais à la culture dans laquelle chacun s'est trouvé

et a évolué.

Le choral est le chant de la

communauté. C'est ce qui rassemble

la Gemeinde dans les moments de

joie comme de lutte ou de deuil.

N'oublions pas qu'à l'époque de Bach

30% des enfants n'atteignaient pas

l'âge de 10 ans. 25% n'atteignait pas

l'âge de 5 ans. Toute famille était

lourdement touchée par ces drames

et devait vivre avec ces cicatrices.

5 J. Mercanton; L'Ami secret et l'enfant mystérieux, Ed de l'Aire, p. 327

26

Blaise Menu parlait dans le premier exposé de cette force de la musique qui reste

quand tout bascule, quand tout disparaît : un peu comme le chant du prisonnier

d'Auschwitz.

Dans le motet « Der Mensch vom Weibe geboren » Johann Christophe Bach, un

oncle de Johann Sébastian, décrit la fragilité de la vie. L'homme vit peu de temps et

est rempli d'inquiétude.

Par des doubles croches, le musicien décrit cette inquiétude. Il s'élève comme une

fleur, puis il retombe. La musique évoque cette lente chute où le vent donne

l'impression par moment que la feuille reprend de la hauteur. Mais elle tombe et

disparaît comme une ombre. Arrivé à cette coda, Bach place à cet endroit un

choral, le chant de louange de la communauté. C'est l'Église qui encadre le

réconfort, la foi et le salut.

Dans un motet plus connu, de Jean-Sébastien cette fois, nous trouvons une

évocation intense de la joie : «Jesus meine Freude». Le titre n'a à priori rien

d'étonnant. Il l'est plus si l'on sait que ce motet était destiné à commémorer le récent

décès de Johanna Maria Rappold, femme d'un notable de Leipzig. Comment

exprimer de la joie, même en musique, en pareilles circonstances ? Une analyse

approfondie de la pièce permettrait d'en comprendre les raisons. Le choral « Jesu

meine Freude » jalonne tout le motet en guise de colonne vertébrale, revenant à

chaque verset impair : un soutien ferme et assuré. Au centre de l'œuvre, il place le

texte « mais vous n'êtes pas faits de chair seulement, mais aussi d'esprit ». L'écriture

en forme de croix donne sens à ce renversement : de la tristesse à la grâce. Bach

puise son inspiration dans le choral, mieux, il se nourrit de cette forme musicale. Que

ce soit en musique sacrée ou en musique profane, le choral est présent. Même dans

la célèbre partita pour violon seul, écrite à la mémoire de sa femme brusquement

décédée, l'analyse montre que le choral est le substrat musical de l'œuvre. La

musicologue allemande Helga Thoene6 a en effet mis en évidence la présence du

choral de Pâques « Christ lag in Todesbanden » de Martin Luther dans cette œuvre.

Le Hilliard Ensemble s'est risqué à donner une nouvelle version de cette partita : le

violon avec en arrière-plan les chorals chantés par l'ensemble vocal. Illuminée ou

auréolée par cette harmonie, la pièce est transformée et prend un tout autre sens.

Il y a aussi la fin de la première partie de la Saint-Matthieu de J.-S. Bach. Dans le

jardin de Gethsémané, Jésus reste seul abandonné par tous ses disciples. Bach écrit

alors dans un thème fugué (le mot fugue vient du latin fugere et signifie fuir) le sauve-

qui-peut général, mais il décrit aussi (à l'aide des hautbois et des traversos) l'aller et le

retour entre le ciel et la terre que personne ne comprend encore. Par des gammes

ascendantes et descendantes il préfigure également la croix qui va se dresser. Le

monde bascule. Tout est perdu. En opposition à cet effondrement, il confie au

chœur le chant d'un choral « O Mensch bewein dein' Sünde gross ». Le choral vient

se superposer à la peinture orchestrale qu’il nous est donné d'entendre, un peu

comme un phylactère traversant un tableau.

6 Helga Thoene, \textitJ.-S. Bach Ciaccona - Tanz oder Tombeau ?, dr. ziethen verlag,

Oschersleben

27

Parfois, au contraire c'est un

débordement d'instruments comme

dans le Magnificat de J.-S. Bach. On

peut en effet s’étonner de voir les

trompettes et les timbales venir

souligner une annonce qui au

premier abord se veut intérieure et

recueillie, faite d’acceptation plutôt

que d’éclats. On pense ainsi aux

représentations de Botticelli ou de

Leonardo da Vinci. Le messager se

présente à Marie dans un hortus

conclusus, à l’abri des regards du

monde et loin du vacarme de la

foule. L’annonce est discrète (un seul

ange : Gabriel) et tout semble se

passer dans un silence empreint de

respect et d’adoration. Le messager,

l’index légèrement levé pour

indiquer d’où vient la révélation,

annonce, l’élue, baissant la tête

accepte.

Mais il faut ici distinguer le travail du musicien de celui du peintre. Le peintre suggère

un regard, esquisse une approche. Il fait halte sur un verset et tente d’en reproduire

toute l’intensité, laissant la globalité du texte à notre imagination. Le musicien lui,

doit, pour des raisons liturgiques, traduire la totalité du cantique. Par une succession

de mouvement, il donne une intention propre à chaque phrase. Le Magnificat de J.-

S. Bach suit bien cette déclinaison. Chacun des onze versets possède une

orchestration différenciée. J.- S Bach propose ainsi une lecture extrêmement riche

de ce texte et met en évidence le bouleversement qu'il annonce : une nouvelle

Genèse, une incarnation. Les trompettes et les timbales peuvent bien avoir leur

place dans ce contexte !

Il y a enfin ce motet de Purcell. « Entend ma prière, O Lord ». 8 voix qui tissent une

trame dense, profonde et tourmentée. Tel un sarment de vigne, les notes tournent,

se nouent, se croisent et se quittent. La musique porte cette supplication avec force

et émotion. Une joie intérieure apparaît peu à peu, mettant en lumière une foi

profonde. Calme, le motet se termine dans un pianissimo immatériel et pour donner

plus de mystère et plus de sens encore à ce qui vient d'être entendu, le dernier

accord n'est ni majeur, ni mineur. La tierce est absente. Cette absence semble

vouloir dire : « non pas ma volonté, mais la tienne ».

Une musique ancienne me direz-vous, certes, mais on retrouve cette même force

dans des œuvres plus contemporaines : « Thrène à la mémoire des victimes

d'Hiroshima » de Penderecki, « Un survivant à Varsovie » de Schoenberg, « Nuits » de

Xenakis, ou plus récemment, « La Passion selon Saint-Marc - Une Passion après

Auschwitz » de Michael Levinas.

28

Certains ont peut-être entendu cette œuvre, donnée récemment en création

notamment à Genève. Le dernier chant sur un poème de Paul Ceylan (Epsenbaum),

qui conclut l'œuvre décrit, sans heurts, sans harmonies brisées et sans ruptures le

deuil et la joie. Une voix, une seule voix, une lamentation, les accords deviennent

superflus. L'intensité est trop forte pour être dite à plusieurs. Le texte ne peut pas être

chanté et porté par un ensemble vocal, une seule personne et comme dans le

motet de Purcell la fin se veut interrogative. Les joies dont on a parlé ici sont certes

plus intérieures qu'extérieures. Non qu'il n'y ait pas de plaisir à boire une Calvinius

avec des amis, mais il est des joies intérieures qui semblent plus intenses, qui

demandent d'être nourries, qui viennent de l'étonnement de la succession des jours;

des joies qui nous habitent et qui nous font progresser; des joies qu'il faut développer

et qui peuvent trouver rayonnement en musique, en peinture, en lectures. Jean-

Philippe Rapp parlait de la joie de pouvoir réaliser une action humanitaire hors du

commun. Un projet a priori utopique et pourtant finalement accompli.

Si vous me permettez ce petit détour par l'enseignement. Enseigner c’est

transmettre. Ce qui est très différent de communiquer. Les journaux, les média dans

leurs grandes majorités communiquent (un transfert d’information, un signalement

souvent dans l’urgence, en temps réel, être le premier ou ne pas être, voilà le credo

de la communication). Enseigner signifie au contraire prendre du temps, analyser,

étayer, lire, c’est-à-dire relire, comprendre, se pencher sur ce qui est autre, s’attarder

sur les frontières, faire dialoguer certains auteurs et certains textes, confronter des

opinions, déjouer des barrières disciplinaires pour faire émerger et peut-être faire

siennes certaines idées directrices. Enseigner, c'est, comme le mot le dit lui-même :

faire signe, donner à voir à découvrir et à entendre.

La musique, c'est peut-être aussi faire signe. Signes perdus des grottes de Lascaux,

signes construits des chorals de Bach, signes tourmentés des motets de Purcell, signes

chargés d'interrogation d'Arvo Paert ou de Michael Levinas.

Nous avons eu le plaisir d'être accompagné

aujourd'hui par le luth, sous les doigts de

Daniel de Moraïs. Cet instrument à cordes

pincées nous vient de Perse et même d'Asie

en transitant par l'Andalousie, sous la

domination mauresque. Les notes qu'il

égrène sont comme la succession des jours.

L'instrument porte en lui cette fragilité du son

et met en évidence le côté éphémère et

délicat de la musique. À peine entendues,

les notes disparaissent et laissent place au

silence et à la mémoire.

Il faut prendre cette notion de passage pour clé de lecture : traces fragiles, discours

sensible, harmonies raffinées ; une buée sur une vitre...

Mais une musique d'une intériorité rayonnante.

Jean-Christophe Aubert

29

Références musicales

Choral « Erforsche Mich, Gott »

https://www.youtube.com/watch?v=Aw1MsXySejE

Motet « Der Mensch Vom Weibe geboren »

https://www.youtube.com/watch?v=OtCcZsizVR4

« Ciaccona ». J.-S. Bach

https://www.youtube.com/watch?v=RRNJoA6nNyQ

« Jesu meine Freude ». J.-S. Bach

https://www.youtube.com/watch?v=qm4sg3VrnC0

« Matthaus Passion ». J.-S. Bach

https://www.youtube.com/watch?v=jm1os4VzTgA

« Hear my prayer », O Lord, H. Purcell

https://www.youtube.com/watch?v=Re6R5QOwjJw

30

L'Église catholique chrétienne, qui est-elle ?

L'Église catholique chrétienne - également connue dans plusieurs pays sous le nom

d'Église vieille-catholique – est l'une des trois Églises nationales reconnues

officiellement de Suisse. Elle s'est constituée à la suite du concile Vatican I en 1870,

lorsque des catholiques libéraux protestèrent contre la proclamation des dogmes de

l'infaillibilité pontificale et de la juridiction universelle du pape sur toute l'Église.

Quelques années plus tard, ce mouvement de contestation allait se concrétiser et

assurer l'avenir de cette Église par diverses dispositions constitutives, qui seront

reconnues par les autorités de plusieurs cantons suisses. En 1875, à Olten, fut adoptée

la Constitution de l'Église avec une structure ecclésiastique propre et l'adoption de

diverses réformes.

Une des caractéristiques de l'Église catholique chrétienne est sa structure à la fois

épiscopale et synodale, soit la gestion de l'Église assumée non seulement par

l'Évêque et le clergé, mais également par les délégués laïques des paroisses qui

forment, ensemble, le Synode national.

Fondamentalement, cette Église s'inscrit dans la pure tradition chrétienne. Si elle

rejette certains dogmes ou certaines pratiques, tels que le dogme récent de

l'immaculée conception de Marie, le centre de la vie communautaire est fondé sur

la célébration de l'eucharistie et l'existence des sacrements du baptême, de la

confirmation, du mariage, du pardon – exercé différemment que la confession jadis

obligatoire dans l'Église romaine – de l'onction des malades et des ordinations.

La vie de l'Église s'est progressivement

construite d'une part sur l'adoption de

pratiques traditionnelles du christianisme

primitif, d'autre part sur des réformes de

progrès plus actuelles. Ainsi hommes et

femmes peuvent, à égalité, accéder à

toutes les responsabilités sacerdotales.

Évêque, prêtres et diacres ne sont pas

contraints au célibat. Dès son origine,

l'Église a cultivé l'œcuménisme, en union

particulière avec les Églises orthodoxe et

anglicane. Elle est liée à l'Union d'Utrecht,

cette communauté d'Églises vieilles-

catholiques (ou catholiques-chrétiennes)

autonomes, qui a pour mission de

sauvegarder leur unité. !

Actuellement, elle compte, en Suisse,

quelque 15’000 membres et une trentaine

de paroisses.

L’église Saint-Germain

en Vieille-ville de Genève

Contacts et informations :

Jean Lanoy, curé.

Tél. 022 794 06 54 / Port. 076 394 06 54

[email protected]

31

Quelques coupures de presse

32

Liste des personnalités déjà intervenues

2008 Thème : Paroles d’espérance avec des personnalités genevoises

2 avril Mme Martine Brunschwig Graf Conseillère nationale

9 avril M. Cornelio Sommaruga Président honoraire d’Initiative et

changement

16 avril M. Gérald Sapey Ancien directeur de la Radio Suisse

Romande et de la Tribune de Genève

23 avril M. Charles Beer Conseiller d’État

30 avril Mme Astrid Stuckelberger Dr. en psychologie et gérontologie

2009 Thème : Une personnalité genevoise commente un thème

Biblique de son choix

22 avril M. Robert Cramer Conseiller d’État

29 avril M. Alexandre Demidoff Journaliste, responsable de la rubrique

culturelle du journal « Le Temps »

6 mai Mme Vivianne De Witt Présidente de Radio Cité

13 mai M. Bernardino Fantini Président de l’Association des

Concerts d’Été à Saint-Germain

20 mai Mme Liliane Maury-Pasquier Conseillère nationale

27 mai M. Bernard Gruson Président du Comité de direction des

Hôpitaux Universitaires de Genève

2010 Thème : Une personnalité genevoise commente un thème

Biblique de son choix

6 octobre M. Metin Arditi Écrivain

13 octobre Mme Madeleine Bernasconi Présidente d’associations EMS

20 octobre M. Daniel Gostelli Directeur du CARE

2011 Thème : Paroles d’espérance en l’église Saint-Germain

4 mai M. Guillaume Chenevière Ancien directeur de la Télévision Suisse

Romande

11 mai Mme Isabelle Ferrari Directrice de l’Espace Rousseau

18 mai M. Dominique Föllmi Ancien Président du Conseil d’État

25 mai Mme Michèle Kunzler Conseillère d’État

2012 Thème : Paroles d’espérance à Saint-Germain

18 avril Mme Thérèse Obrecht Présidente de la section Suisse de

Reporters sans Frontières

25 avril M. Laurent Beausoleil Directeur d’EMS à Lancy

2 mai M. Jean-Paul Guisan Conseiller municipal de la

Ville de Genève

9 mai Mme Françoise Buffat Écrivain

2013 Thème : Paroles d’espérance à Saint-Germain

10 avril M. Noël Constant Éducateur de rue

17 avril M. Armand Lombard Créateur d’entreprises innovantes

24 avril M. Pierre Ronget Conseiller administratif de la Ville de

Vernier

1er mai Mme Monique Desthieux Théologienne catholique-romaine

33

2014 Thème : Quel sens à l’existence

6 mai M. Andràs November Professeur honoraire à l’IHEID

13 mai Mme Laurence Déonna Reporter, écrivain et photographe

20 mai Mme Anne-Marie von Arx-Vernon Directrice adjointe de la fondation

« Au cœur des Grottes »

27 mai M. Pierre Weiss Docteur en Sciences économiques

et sociales

2015 Thème : Richesse – pauvreté : une fatalité ?

5 mai M. Bertrand Kiefer Directeur de la Revue Médicale Suisse

12 mai M. Félix Böllman Ancien Directeur d’Espace 2 et de la

Chaîne du Bonheur

19 mai Mme Esther Alder Conseillère administrative de la

Ville de Genève

26 mai M. François Nordmann Ancien ambassadeur de Suisse

2016 Thème : Progrès : pour qui, pour quoi ?

5 avril M. Claude Torracinta Journaliste

12 avril M. André Kolly Ancien directeur du Centre

Catholique de radio et de télévision

19 avril Mme Lisa Mazzone Conseillère nationale

26 avril Mme Catherine Laubscher Secrétaire régionale du syndicat

Unia Neuchâtel

2017 Thème : Joie de vivre et religion

3 mai Pasteur Blaise Menu Modérateur de la Compagnie des

Pasteurs EPG

10 mai Laurent et Martine Garrigue Restaurateurs à Sézegnin

17 mai M. Jean-Philippe Rapp Journaliste de télévision

24 mai M. Jean-Christophe Aubert Musicien et enseignant

2018 Thème : Bienveillance, force ou faiblesse ?

34

L’église saint-germain

Aquarelle de Guy Pittet

Les textes intégraux des interventions de ces dernières années sont

disponibles sur :

www.catholique-chretien.ch/paroisses/Genève