Thelma et Louise (Ridlay Scott, 1991) : analyse et théorie féministe

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Université de Liège Faculté de Philosophie et Lettres Département des Arts et Sciences de la Communication Théories féministes du cinéma Thelma et Louise Geneviève Van Cauwenberge Margaux DE RE Master 1 Arts du Spectacle Année académique 2012-2013

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Le film de Ridley Scott de 1991, Thelma et Louise, fait partie des incontournables du cinéma des années nonante. Parce que ce road movie base son récit sur deux héroïnes féminines, on lui a souvent associé l’étiquette de « film féministe ». S’il est vrai que l’œuvre met à l’écran certains fondements de l’inégalité homme/femme et qu’il manifeste sans conteste d’un questionnement sur la répartition des rôles sexuels, il est cependant nécessaire de nuancer cette idée.Le débat sur le caractère féministe ou non de l’œuvre n’a cessé d’occuper les cinéphiles et les théoriciens depuis sa sortie au cinéma en été 1991. La position de départ qui sera adoptée dans ce texte consiste à penser qu’il n’y a pas de réponse tranchée à fournir au débat. Il y a dans Thelma et Louise à la fois des choses en faveur des théories féministes, et d’autres allant à l’encontre de ces théories. Par ailleurs, écrits sur le sujet sont nombreux et n’abondent pas toujours dans le même sens, rendant impossible une catégorisation nette et figée.Ce travail visera à combiner analyse d’images et théories féministes afin d’offrir un regard relativement inédit sur Thelma et Louise. En effet, si beaucoup de textes ont été écrits sur le récit, la narration et les personnages, très peu ont utilisé les images à proprement parler pour alimenter les discussions.Cette analyse s’amorcera par un bref rappel du contexte du film et resituera Ridley Scott ainsi que le genre du road movie. La deuxième partie du travail plongera au cœur des images et proposera une analyse méthodique de plusieurs séquences emblématiques du film. La troisième partie abordera d’une part la place de la femme et de l’homme dans le film, et d’autre part la place de la femme et de l’homme face au film.

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Université de Liège Faculté de Philosophie et Lettres

Département des Arts et Sciences de la Communication

Théories féministes du cinéma Thelma et Louise

Geneviève Van Cauwenberge

Margaux DE RE

Master 1 Arts du Spectacle Année académique 2012-2013

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Table des matières

Fiche technique ......................................................................................................................... 3

Synopsis ..................................................................................................................................... 3

Introduction .............................................................................................................................. 4

Contexte du film ....................................................................................................................... 5 Ridley Scott ..................................................................................................................................... 5 Le genre du film ............................................................................................................................... 5

Analyse de séquences ............................................................................................................... 7 Le téléphone ..................................................................................................................................... 7 Le viol et le meurtre ....................................................................................................................... 10 Le camionneur ............................................................................................................................... 11 Le suicide ....................................................................................................................................... 12

La place de la femme et de l’homme dans le film ................................................................ 13 La femme comme conséquence et la punition ............................................................................... 13 Vers un renversement des genres .................................................................................................. 13

La place de la femme et de l’homme face au film ................................................................ 16 Vers un renversement de l’identification ....................................................................................... 16 Une caméra contradictoire ............................................................................................................. 16

Conclusion ............................................................................................................................... 18

Bibliographie ........................................................................................................................... 19 Ouvrages ........................................................................................................................................ 19 Articles ........................................................................................................................................... 19 Article en ligne .............................................................................................................................. 19

Annexes ................................................................................................................................... 20

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Fiche technique

Durée | 129 minutes

Réalisation | Ridley Scott

Scénario | Callie Khouri

Montage | Thom Noble

Décors | Anne H. Ahrens

Costumes | Elizabeth McBride

Photographie | Adrian Biddle

Musique | Hans Zimmer

Production | Mimi Polk Gitlin, Ridley Scott, Dean O'Brien, Callie Khouri – MGM

et Pathé Entertainment

Distribution

Susan Sarandon | Louise Geena Davis | Thelma Harvey Keitel | Detective Hal Slocumb Michael Madsen | Jimmy Christopher McDonald | Darryl Stephen Tobolowsky | Max Brad Pitt | J.D. Timothy Carhart | Harlan Jason Beghe | State Trooper Marco St. John | Le camionneur

Synopsis

Louise, serveuse dans un diner, propose à son amie Thelma, femme au foyer, de l’accompagner en week-end à la montagne. Ce voyage leur permettrait à l’une comme à l’autre de prendre de la distance par rapport à leurs vies respectives. Sur la route, elles font halte dans un bar et décident de mettre à profit leur courte liberté. Thelma flirte avec Harlan mais les choses tournent mal et il tente de la violer. Louise intervient et le tue. Certaines que la police ne croirait pas à de la légitime défense, elles décident de fuir. S’en suit une cavale mouvementée à travers les États-Unis.

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Introduction

Le film de Ridley Scott de 1991, Thelma et Louise, fait partie des incontournables du cinéma des années nonante. Parce que ce road movie base son récit sur deux héroïnes féminines, on lui a souvent associé l’étiquette de « film féministe ». S’il est vrai que l’œuvre met à l’écran certains fondements de l’inégalité homme/femme et qu’il manifeste sans conteste d’un questionnement sur la répartition des rôles sexuels, il est cependant nécessaire de nuancer cette idée. Le débat sur le caractère féministe ou non de l’œuvre n’a cessé d’occuper les cinéphiles et les théoriciens depuis sa sortie au cinéma en été 1991. La position de départ qui sera adoptée dans ce texte consiste à penser qu’il n’y a pas de réponse tranchée à fournir au débat. Il y a dans Thelma et Louise à la fois des choses en faveur des théories féministes, et d’autres allant à l’encontre de ces théories. Par ailleurs, écrits sur le sujet sont nombreux et n’abondent pas toujours dans le même sens, rendant impossible une catégorisation nette et figée. Ce travail visera à combiner analyse d’images et théories féministes afin d’offrir un regard relativement inédit sur Thelma et Louise. En effet, si beaucoup de textes ont été écrits sur le récit, la narration et les personnages, très peu ont utilisé les images à proprement parler pour alimenter les discussions. Cette analyse s’amorcera par un bref rappel du contexte du film et resituera Ridley Scott ainsi que le genre du road movie. La deuxième partie du travail plongera au cœur des images et proposera une analyse méthodique de plusieurs séquences emblématiques du film. La troisième partie abordera d’une part la place de la femme et de l’homme dans le film, et d’autre part la place de la femme et de l’homme face au film.

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Contexte du film

Ridley Scott Il serait erroné de considérer Ridley Scott comme un cinéaste féministe. Si le réalisateur a fait plusieurs films mettant en scène des femmes, toute une partie de son œuvre demeure relativement éloignée des thématiques féministes. Sans pour autant stigmatiser le public de ses films, on peut tout de même affirmer que des œuvres comme Gladiator (2000), Hannibal (2001) ou encore le récent Prometheus (2012) sont plutôt orientées vers un spectateur masculin. Les héros téméraires et courageux s’y entichent régulièrement d’une jolie femme qui n’aura cependant qu’un rôle très limité dans l’histoire. Si le spectateur masculin y trouve son compte, la spectatrice féminine devra se contenter de l’image peu gratifiante de son égale diégétique. Quelques films mettant en scène des personnages féminins peuvent être cités, comme Alien le Huitième Passager (1979). Si le personnage féminin est central, l’histoire visera à prouver que la femme peut devenir l’égale de l’homme. Dans Alien, la lieutenante Ripley ira jusqu’à se raser les cheveux pour ressembler aux hommes. C’est donc une relative surprise lorsqu’en 1991, le cinéaste accepte de réaliser le scénario de Callie Khouri, Thelma et Louise. Cette dernière avait jusqu’alors essuyé plusieurs refus de la part des cinéastes et producteurs qui jugeaient la fin du film trop pessimiste. Ce projet cinématographique est très éloigné du reste de la filmographie du cinéaste qui, pour le coup, a totalement mis de côté la science-fiction et le film d’action. La sortie du film fait parler d’elle et les actrices du road movie se retrouvent même en couverture du Time Magazine du 24 juin 1991. Le public et les critiques sont clivés : d’une part ceux qui pensent que le film est une ode à la liberté de la femme, d’autre part ceux qui sont persuadés que le film est une caricature, de surcroit violente et immorale.

Le genre du film Le film Thelma et Louise a la particularité de se situer à la croisée de plusieurs genres : le drame, le film policier, le buddy movie1, la comédie, et surtout le road movie. Le road movie est un genre dont l’appellation émerge dans les années soixante avec le film Easy Rider (Hopper, 1969). Ce genre de film contraste sur un point avec Thelma et Louise. En effet, bien souvent, les road movies mettent en scène des personnages masculins :

« À première vue, le road movie est plutôt du genre masculin : un homme, seul ou à deux, taille la route, à cheval, à pied, sur une moto, à la nage ou en voiture »

Bernard Benoliel, Jean-Baptiste Thoret, 20112 1 Littéralement, un « film de copains »

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Cette tendance générale rend le film de Ridley Scott relativement inattendu. Il est cependant essentiel de souligner que cette association systématique entre road movie et personnage masculin n’a pas d’autre fondement que l’histoire du cinéma. Il existe quelques contre-exemples mettant la figure féminine au cœur du road movie. On retrouve ici les codes du genre : les lieux insaisissables – la route, les restaurants, les motels, les bars –, mais également ses paysages grand-angulaires – le désert et la route entre l’Arkansas et l’Arizona. Comme c’est généralement le cas dans les road movies, le chemin physique dans l’espace se double d’une évolution psychologique et d’une quête identitaire. En effet, les deux protagonistes vont évoluer durant le film, s’émancipant de plus en plus de la domination masculine. La scénariste, Callie Khourie, a été récompensée par un Oscar pour son œuvre. Dans ses interviews, elle souligne l’importance qu’avait, à ses yeux, l’établissement d’une narration basée sur deux femmes : « Les femmes ne conduisaient jamais l’histoire parce qu’elles ne conduisaient jamais la voiture »3.

2 BENOLIEL Bernard, THORET Jean-Baptiste, Road Movie, USA, Hoebeke, 2011. 3 SIMPSON Janice C., Moving into The Driver's Seat, Time Magazine, 24 juin 1991.

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Analyse de séquences

L’analyse qui suit prend le parti d’isoler quelques séquences clés du film Thelma et Louise afin de voir quels sont, du point de vue de l’image et des choix formels, les éléments qui composent l’œuvre. Pour des raisons évidentes de longueur, il a été nécessaire d’opérer des choix quant aux séquences à analyser. Le film de plus de cent vingt minutes a ainsi été réduit pour l’analyse à quatre grandes séquences : la séquence d’ouverture basée sur un échange téléphonique entre Thelma et Louise, la séquence du viol dans laquelle le récit bascule, l’ultime rencontre avec le camionneur et enfin la fin du film.

Le téléphone La première scène du film introduit Louise en train de travailler. On la voit vêtue de son uniforme de serveuse en train de s’activer dans un diner4. Son uniforme est constitué d’une robe blanche et d’un tablier. Elle porte également un serre-tête assorti. Ses cheveux sont attachés, laissant entrevoir des boucles d’oreille. La première image se compose autour d’un rapport gauche droite avec, à gauche, les serveuses qui travaillent et à droite, les clients. Au centre, le chef de salle supervise (annexe 1). Louise va sortir du comptoir pour aller servir les clients. Cette structure de l’image, composée d’une ligne et montrant Louise se détacher de cette ligne, se retrouvera à d’autres moments du film, notamment dans la scène de poursuite finale. En effet, on retrouve à plusieurs reprises une structure similaire pouvant référer à une idée de « sortie des rangs », de transgression. La caméra la suit et entame un travelling de gauche à droite. Après avoir plaisanté avec une jeune cliente à propos des méfaits de la cigarette sur la libido, on retrouve Louise dans les cuisines en train de s’allumer une cigarette. Elle se saisit du téléphone et appelle Thelma. La séquence introduisant Louise est surchargée, à la fois sur le plan visuel et sonore. Le restaurant est bondé, les cuisines grouillent de serveuses et la fumée de cigarette vient ajouter un halo blanchâtre à la scène. Parallèlement, sur le plan sonore, on entend des voix et des bruits de vaisselles. Louise semble englobée par le décor et l’atmosphère du restaurant. Par ailleurs, sur un plan esthétique, la scène présente des couleurs ternes qui se déclinent en une variante de gris (annexe 2). Ce portrait de Louise est peu flatteur. À l’inverse des séquences montrant des femmes dans le cinéma classique hollywoodien, où ces dernières sont comme placées dans des écrins, baignées de lumière zénithale douce, esthétisante et érotisante, le résultat est ici totalement différent. Les volutes de cigarettes, si elles ont pu dans d’autres films servir de halo pour mettre en avant le visage féminin, contribuent ici à brouiller les traits et à ternir les couleurs.

4 Un diner est un établissement-restaurant typique d’Amérique du Nord au style architectural singulier, le plus souvent préfabriqué, servant de la nourriture plutôt traditionnelle 24h/24.

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Le raccord avec l’autre côté du téléphone, à savoir Thelma dans sa cuisine, se fait en partie par le son et par le prolongement des bruits du restaurant en une sonnerie stridente. Thelma apparaît, en robe de chambre fleurie. Elle est occupée à débarrasser la table – comme Louise. La caméra la cadre au milieu d’armoires et de meubles de cuisine. Elle est filmée à contre-jour et ce choix du réalisateur empêche de discerner les traits de son visage. Cet effet est comparable à celui de la fumée de cigarette dans la cuisine de Louise. Du point de vue de la composition, Thelma est cadrée de loin, entourée d’un tas d’objets : des armoires remplies de vaisselle, des tas de livres, des bons de réduction punaisés à une armoire, etc. (annexe 3). Elle crie, « je réponds ! » d’une voix au moins aussi perçante que la sonnerie du téléphone. Elle s’affaire dans la cuisine et finit par décrocher le combiné. La caméra la suit. Comme Louise, Thelma apparaît dans une image surchargée. Sa robe de nuit fleurie ne laisse rien voir de son corps et semble ne faire qu’un avec la tapisserie et la décoration qui l’entourent. L’absence de contraste entre le décor et la femme empêche une quelconque érotisation. Par ailleurs, Thelma n’est pas apprêtée. Elle n’a ni maquillage, ni bijoux. Ses cheveux sont en bataille. Ce portrait de l’héroïne est très peu flatteur. Louise veut savoir si Thelma a parlé à son mari Daryl de leur petit week-end entre amies. « Thelma, c’est ton mari ou ton père ? ». On comprend alors à quel type de loi est soumise la jeune femme : la loi du mâle, le patriarcat. Thelma est à la fois une femme et une enfant. Elle est infantilisée en permanence. Un exemple emblématique de cette tendance se manifeste plus tard dans le film lorsque Thelma passe la nuit avec l’auto-stoppeur JD. Une bonne partie des séquences montre les amants en train de jouer : ils sautent sur le lit, jouent à des jeux, se racontent des histoires. Thelma raccroche le téléphone et Daryl apparaît. Il surgit depuis la pièce adjacente, énergiquement. Il est de mauvaise humeur et sermonne sa femme à trois reprises – sur le fait qu’elle parle trop fort, sur le café et sur le choix du repas du soir. Le ton est condescendant, l’homme est grossier. Thelma répond toujours gentiment, en souriant. Au détour de leur conversation, on comprend qu’il la trompe. Elle ne semble pas réagir. Quand Daryl part et qu’il veut monter dans sa voiture – une voiture sportive rouge, il trébuche ridiculement et s’étale sur le sol, laissant entendre une millième grossièreté. Si Thelma est présentée comme le cliché de la femme au foyer soumise et naïve, engoncée dans un peignoir à fleurs et coincée dans sa cuisine kitsch, Darryl est également présenté de façon très stéréotypée. Il est le misogyne par excellence dont le manque de courtoisie n’a d’égale que la stupidité. Le second coup de téléphone, cette fois de Thelma à Louise, est à nouveau introduit par un raccord sonore, prolongeant cette fois le vrombissement du moteur de la voiture de Darryl en la sonnerie du téléphone du restaurant. Le chef de salle prend l’appel et ne manque pas de draguer Thelma. Louise reprend le téléphone et les deux femmes organisent leur départ. « Prends-lui sa canne à pêche ! » lance Louise avant de

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raccrocher. Cette réplique introduit le programme du week-end. Il s’agit d’une activité très éloignée de la vision qu’on pourrait avoir d’un week-end entre filles. Les deux femmes qui veulent déconnecter de leur quotidien ambitionnent de le faire par le biais d’activité masculine. Cet élément annonce la suite du récit et la masculinisation qui va s’opérer progressivement et sur laquelle nous reviendrons. La préparation du voyage va être relativement longue. Thelma s’habille, se met des bigoudis, se maquille. Le montage alterné met en vis-à-vis les préparatifs de Thelma et ceux de Louise. On voit ainsi par contraste les différences de caractère des deux amies : l’une organisée et méthodique, l’autre plutôt désordonnée et impulsive. Thelma comme Louise vont emporter une grande quantité de vêtements. Thelma va trouver le pistolet de Darryl en ouvrant un tiroir et le glisser dans son sac. On comprend qu’elle craint de se retrouver seule sans la protection de son mari. Nous verrons plus tard dans le film que sa crainte est justifiée puisque l’arme de Darryl la préservera d’un viol. Le dernier geste de Louise avant de partir est d’essuyer son évier méthodiquement. Elle monte ensuite à bord de sa superbe voiture, une Ford Thunderbird verte. Si la tenue qu’elle a choisie pour le départ est très masculine, comportant un jeans et un chemisier cintré, sa voiture la masculinise encore davantage en renvoyant à celle de Darryl. Tout au long du film, Louise ne cessera d’ailleurs de souligner l’importance qu’a sa voiture. La composition visuelle de cette séquence introductive tend à rendre visible l’enfermement symbolique des héroïnes dans leur condition. Par ailleurs, rien dans la disposition ne vise à mettre leur corps en évidence. Tant leurs habits que l’éclairage convergent vers une image finalement très peu flatteuse des deux femmes. Les effets de ce portait s’éloignent fortement de ce que Laura Mulvey appelle la fétichisation qui réduirait la femme au statut d’objet destiné à être regardé. Elles sont présentées comme des femmes quelconques soumises chacune à une autorité masculine – celle du chef de salle et celle du mari. Une série de clichés semblent graviter autour d’elles : la peur de se retrouver sans la protection masculine, le choix compulsif de vêtements, le besoin de laisser une maison bien ordonnée, etc.

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Le viol et le meurtre Le périple en voiture est rapidement interrompu par une halte dans un bar. La caméra suit la traversée des lieux des deux femmes. Les regards masculins semblent tous se tourner vers elles (annexe 4). À nouveau, l’image est très sombre – relativement au lieu – et on ne distingue pas les visages. On retrouve le motif de la fumée qui accentue cet effet d’indiscernabilité. Thelma et Louise traversent une sorte d’arrière-plan situé derrière les poutres et les clients qui obstruent le champ de la caméra. Elles sont vêtues de tenues féminines, sont abondamment maquillées et portent des bijoux. Cette image contraste avec la séquence introductive. Ici, les deux femmes sont fétichisées et deviennent l’objet des regards des hommes du bar. Leur présence contraste avec le reste parce qu’elles sont les seules à être en mouvement. Les clients du bar semblent relativement figés, en position de voyeurs immobiles, alors que Thelma et Louise déambulent parmi les tables. Elles décident de s’enivrer « pour s’amuser ». C’est dans le bar qu’elles font la connaissance de Harlan qui en vient rapidement à les draguer. Alors que Thelma, malade, sort du bar avec Harlan, Louise la cherche à l’intérieur. On voit alors une courte séquence dans les toilettes où une dizaine de femmes sont agglutinées devant un miroir, occupées à se maquiller (annexe 5). La minute d’après nous fait rejoindre Thelma dehors qui vient visiblement d’être malade. Le parking est baigné par une lumière froide et une fine brume. S’en suivent une série de plans rapprochés relativement instables montrant Harlan tentant d’empêcher Thelma de rentrer dans le bar et, pour finir essayer d’obtenir d’elle plus que de simples baisers. Cette séquence s’achève par le viol de Thelma – des débats se poursuivent quant à l’exactitude du terme pour parler de la séquence puisqu’on ne voit pas véritablement d’acte sexuel non consenti. Le montage est rapide, les plans sont rapprochés. On voit les cuisses de Thelma, filmées de près, ensuite ses fesses et les mains de Harlan qui la touchent. Le point de vue ici adopté pose problème et la séquence met mal à l’aise. La scène est un viol, mais est à la fois montrée de façon érotique par la multiplication des gros plans. Le geste de la caméra est alors associé à un regard voyeur sur l’action. Le regard de la spectatrice féminine ne peut cautionner celui de la caméra. Le regard masculin, à l’inverse, peut cependant assouvir son désir de voir le corps de la jeune femme. L’action est interrompue par l’arrivée de Thelma. Cette dernière, pour obliger Harlan à s’éloigner de Thelma, a recours à deux stratégies : d’une part à son arme qu’elle pointe sur Harlan, et d’autre part à des répliques grossières – très proches du vocabulaire de Harlan ou de Darryl. La prise de parole féminine est efficace parce qu’elle copie la parole masculine et l’injonction est rendue plus puissante par la présence de l’arme, objet associé par les stéréotypes au masculin.

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Louise abat Harlan. Les causes du tir de Louise demeurent troubles. Le viol vient d’être interrompu et Thelma a été sauvée. Par ailleurs, les deux femmes sont sur le point de partir. Pourtant, c’est au moment où Harlan insulte une ultime fois Louise, en lui disant « suce-moi » que le coup part. L’acte de parole imprégné de machisme – une insulte doublée d’une invitation à l’acte sexuel – provoque la mort d’Harlan. La caméra change subitement de côté et se place face au révolver (annexe 6). De cette façon, le spectateur n’est pas rendu complice du meurtre. Si la caméra s’était trouvée côté crosse, on aurait vu Harlan tomber à la renverse et le regard du spectateur aurait été assimilé à la trajectoire de l’arme, le cautionnant alors du même coup. Le fait de se trouver de l’autre côté préserve le spectateur du statut de hors-la-loi. Mais ce choix pose un problème : il place le spectateur dans une position d’opposition face aux héroïnes. Cet aspect sera développé plus tard dans l’analyse. Sur le plan narratif, le coup de feu n’est que la conséquence d’une autre action. Le tir n’est pas l’initiative de Louise, mais sa réponse à la violence de Harlan. L’action principale est le viol, l’action qui en découle est le meurtre. La femme est réduite à un rôle secondaire de victime qui n’agit que par réaction à l’action de l’homme.

Le camionneur À plusieurs reprises, Thelma et Louise vont croiser un camionneur sur la route. À chaque fois, le routier va klaxonner les jeunes femmes et leur adresser des gestes vulgaires. L’homme est une caricature : presque complètement édenté, il s’exprime dans un anglais vulgaire doublé d’un accent américain très prononcé. À la troisième rencontre, le camionneur leur crie des obscénités du haut de sa cabine. Les femmes font mine d’accepter les avances. La forme du camion horizontale et longue, cadrée de loin, est relativement suggestive au vu des attentes du routier. Thelma et Louise s’asseyent sur le capot de leur décapotable. Elles sont vêtues très simplement d’un jeans moulant et d’un t-shirt. Elles ont perdu en féminité. Louise a symboliquement troqué ses bijoux contre un chapeau de cowboy. Elles sont montrées de dos, le camion en fond coupe l’image horizontalement. Le camionneur approche depuis l’arrière-plan et semble minuscule (annexe 7). Le dialogue qui suit place le routier à hauteur des deux femmes alors que depuis la cabine de son camion, il les surplombait. À ce moment de la séquence, Thelma et Louise vont vraisemblablement donner une leçon de morale à l’homme. La séquence se présente sous la forme d’un jeu de champ contrechamp, isolant d’une part les deux femmes, et d’autre part le routier. La conversation s’envenime, le camionneur tourne les talons et les deux filles se mettent debout sur leur voiture. S’en suit un concours de tir visant à crever les pneus du camion et, finalement, à le faire exploser. La scène est une allusion au western où Thelma et Louise s’approprient le rôle de cowboy, d’abord parce que Louise porte un chapeau et que les deux femmes sont vêtues en référence, mais également parce que la scène montre l’homme se déhancher pour éviter les balles. La musique country et l’harmonica participent également de cette citation.

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Symboliquement, les deux femmes détruisent le prolongement de la masculinité du routier : son camion. Dans un ultime geste de provocation, elles se saisissent de sa casquette et s’en vont. Thelma la pose sur sa tête, renonçant définitivement à sa féminité.

Le suicide Les deux femmes sont finalement localisées par la police. La poursuite commence et durera une dizaine de minutes. Comme dans un film d’action, les voitures volent en éclat, les moteurs vrombissent et quelques ralentis ne manquent pas d’ajouter des effets spectaculaires à la scène. On passe ainsi du western au film d’action. Une vue du ciel montre la décapotable poursuivie par plusieurs voitures, en plein milieu du désert (annexe 8). De nouveau, on est face ici à un motif très géométrique avec la ligne des voitures de police et, plus en avant, la décapotable. L’idée de transgression est symbolisée dans l’image. La séquence suivante montre Thelma s’allumer une cigarette. On a ainsi affaire à deux héroïnes sans maquillage ni bijoux, qui fument, portent des chapeaux d’homme et des vêtements de cowboy et utilisent des armes. Le processus de masculinisation semble arriver à son terme. Alors que tout semble compromis pour Thelma et Louise, elles rient aux éclats. En réalité, le rire va être omniprésent dans plusieurs séquences du film. Ces éclats de voix, stridents et suraigus, ont quelque chose de démentiel. Ils réfèrent à l’irrationnel, mais également à la résurgence du féminin. En effet, on a souvent induit l’idée selon laquelle le rire est le propre de la femme. À l’inverse, l’homme est chargé d’endosser le rôle rationnel. Les deux femmes coincées entre le précipice du Grand Canyon et les lignes de policiers sont définitivement prises au piège. Tout à coup, la caméra va abandonner le point de vue des deux femmes et se focaliser sur les policiers. On voit alors Thelma et Louise à travers le viseur d’une arme. Alors que dans la scène du viol, le spectateur se voyait refuser la place du tireur, ici il est assimilé à la visée du policier. Cet emploi est problématique car il place à nouveau le spectateur en opposition avec les deux femmes. Par ailleurs, si dans la scène du viol, le point de vue du spectateur ne pouvait être assimilé à celui de l’arme au risque de devenir illicite, ici, la caméra justifie l’arrestation. Les deux femmes sont des hors la loi. Thelma décide qu’il faut « continuer ». Les deux femmes se mettent à pleurer et s’embrassent – montrant alors une émancipation de la femme aboutissant au lesbianisme, selon les critiques. La voiture démarre en trombe. La caméra filme la lente envolée du véhicule. Ce dénouement place le film aux antipodes du traditionnel happy end hollywoodien.

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La place de la femme et de l’homme dans le film

La femme comme conséquence et la punition Un élément semble essentiel pour considérer la place de la femme et de l’homme dans le récit. Nous l’avons dit, il s’agit de l’histoire de deux femmes, Thelma et Louise, et strictement de leur histoire. Si on considère l’enchaînement des actions, on se rend compte que le moment central pour l’évolution du récit est la séquence du viol et du meurtre. Il constitue le moment où le récit bascule d’une histoire banale de deux amies qui partent en week-end à un road trip hors la loi. Mais un problème se pose puisque l’élément déclencheur, le moteur de l’action, s’incarne dans une figure masculine. En effet, Harlan provoque la situation de viol et engendre le meurtre. L’action de la femme est secondaire, elle est le corolaire de l’action de l’homme. Il existe d’autres exemples du même type. Par exemple, JD arnaque Thelma en lui dérobant tout son argent et c’est grâce aux conseils du jeune homme qu’elle pourra par la suite récupérer le butin en braquant. Le lien de subordination qui unit le pôle masculin et féminin est central dans le dénouement des actions. Les femmes agissent par réaction à ce qu’elles subissent. Par ailleurs, elles décident de partir en week-end parce que Thelma a besoin de prendre de la distance par rapport à Darryl et que Louise a besoin de se changer les idées quant à ce qu’elle a vécu au Texas. Les femmes ne sont pas passives au sens strict, comme c’est souvent le cas dans les films classiques hollywoodiens, mais leur activité est relative. Elles agissent, mais prennent rarement des initiatives. Les actions entreprises par les femmes, de leur propre chef ou sous l’impulsion des actions masculines, se soldent majoritairement par des échecs. En réalité, le film Thelma et Louise propose un récit qui manifeste de similitudes avec le schéma narratif classique. À plusieurs reprises, on retrouve la dimension punitive. Thelma et Louise ne sont alors plus si étrangères au personnage de Rebecca d’Hitchcock ou encore à Helen de von Sternberg. Tout d’abord, lorsque les deux amies décident d’aller dans le bar et de s’amuser, Thelma finit violée. Ensuite, lorsque Thelma se laisse aller à la tromperie avec le jeune auto-stoppeur, il leur dérobe tout leur argent. Enfin, la mort finale, qu’elle soit considérée comme belle et noble ou comme triste et pessimiste, demeure punitive. Ainsi, le résultat de tout le processus d’émancipation est ici la mort des protagonistes.

Vers un renversement des genres Si on distingue d’une part le rôle joué par les femmes – Thelma et Louise – et le rôle incarné par les hommes, on peut dire que le féminin est ici hors la loi, alors que le masculin est la loi. Darryl, mais aussi Harlan, sont des hommes qui détiennent un pouvoir en termes de genres. Ils reflètent le patriarcat, la loi du père. Les policiers et l’inspecteur, qui pousseront finalement Thelma et Louise dans le précipice, font allusion à la loi de l’État. Les femmes vont transgresser ces deux lois. Lorsque Thelma part sans prévenir Darryl et lorsqu’elle refuse le viol, avec la complicité de Louise,

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elles vont à l’encontre de la loi du mari. Lorsqu’elles commettent le meurtre et les hold-up, elles se placent contre la loi de l’État. La loi transgressée par les deux femmes émane d’une part du mari, et d’autre part de l’État. Cette double origine est emblématique de la définition moderne du terme « patriarcat » telle qu’énoncée par Kate Millet. La notion de patriarcat renvoie ici à la domination universelle des femmes par les hommes. Le patriarcat comme domination du père n’est plus adapté à la société des années nonante. Le film Thelma et Louise montre à voir cette nouvelle acceptation du terme. La transgression de la loi masculine mène les héroïnes à une métamorphose problématique. L’évolution de leur rôle, comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, va aller vers une masculinisation de plus en plus forte. Tout se passe comme si l’émancipation de la femme ne pouvait se faire que par la réappropriation du schéma masculin. La casquette, le chapeau de cow-boy, l’absence de bijoux et de maquillage, la grossièreté de langage, tous ces éléments contribuent à la métamorphose des héroïnes. L’impression que laisse le film est que pour s’émanciper, la femme doit d’abord transgresser la frontière des genres et devenir l’homme. Successivement, les héroïnes s’approprient l’arme de Darryl, l’amour des belles voitures, l’attrait pour l’alcool, le vocabulaire vulgaire, les vêtements masculins, les jeux de séduction, etc. Cette attitude, plutôt que de condamner les comportements stéréotypés des hommes dont elles croisent la route, va les reproduire. Les traits du genre féminin sont évincés au profit du masculin. Comme certaines théoriciennes féministes le soutiennent, la soumission de la femme aux différentes dominations s’explique par des facteurs psychologiques. La domination sociale qui s’exerce à l’encontre des femmes dans une société libre se fait avec le consentement des femmes elles-mêmes. Aucune pression subalterne n’est exercée à leur égard. En réalité, ce sont les stéréotypes sur la répartition des rôles sexuels qui les poussent à accepter la domination masculine. Les femmes intègrent et reproduisent ces stéréotypes. Or, ici, dans un but qui semble être celui de dénonciation de ce type de processus, le film recourt abondamment à des stéréotypes. Les hommes du film sont ainsi caricaturés, sans nuance, par des femmes qui reproduisent leurs comportements. Finalement, le résultat semble être un renforcement des clichés et donc, de la répartition des rôles sexuels. La concrétisation de la transgression pose également une série de problèmes. Le portrait des deux femmes, tel qu’il est donné dans les dernières minutes du film, est finalement très peu flatteur. Outre le fait qu’elles passent à certains moments pour démentes – notamment par le biais du rire –, le film se clôt par un suicide. Ce constat va de pair avec le dénouement punitif des actions féminines tel qu’observé précédemment. Le discours qui s’énonce paraît signifier que la femme qui s’émancipe par la conquête des traits masculins et l’inversion des rôles est vouée à en subir les néfastes conséquences que sont la démence et la mort.

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Un paradoxe concernant la masculinisation réside et nécessite d’être souligné. À mesure que le film avance, la masculinisation est de plus en plus forte, mais l’érotisation semble également de plus en plus présente. Si on compare Thelma au début du film, vêtue de sa robe blanche et trop maquillée, son image est moins attractive que lorsqu’elle fait la morale au camionneur. Dans cette deuxième séquence, les deux femmes sont assises sur la décapotable, dans une position provocante. Cette masculinisation a quelque chose de séduisant pour le spectateur masculin (annexe 9). La transgression du genre passe par une sorte de libération qui transforme les deux amies en deux héroïnes beaucoup plus extraverties et plus sures d’elles et par conséquent, plus attractives. Peu à peu, elles vont davantage se constituer en objet de regard pour le spectateur masculin. Le fait qu’elles se donnent un ultime baiser sur la bouche dans la scène finale assouvit le fantasme masculin de voir deux femmes s’embrasser. La spectatrice n’a quant à elle que faire de cette séquence.

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La place de la femme et de l’homme face au film

Vers un renversement de l’identification Si on reprend la distinction de Chantal Nadeau – qui elle-même reprend celle Teresa de Lauretis –, l’œuvre de Ridley Scott s’apparente à un woman’s film. Le woman’s film place des héroïnes féminines au cœur du récit sans pour autant contester le régime des regards utilisé par le cinéma dominant et commercial. À l’inverse, le women’s cinema vise à inclure la femme d’une part dans le récit, en la posant comme sujet, et d’autre part comme spectatrice, en lui donnant les moyens de s’identifier. Comme nous venons de le voir, nous avons ici affaire à une inversion des rôles, mais pas à une remise en question des catégories de genre. Le regard qui en découle pour la spectatrice est le même que celui que porte un spectateur sur un personnage masculin dans un film classique. Chantal Nadeau va jusqu’à dire que « si l’identification chez la spectatrice peut jouer, c’est bien parce qu’elle ne conteste rien ». Dans la majeure partie des séquences, la spectatrice voit ses égales diégétiques tourner les hommes en ridicule. Le sentiment qui en découle est probablement très positif et peut s’interpréter comme une sorte de revanche prise sur la domination masculine. Le schéma est strictement identique à celui du cinéma classique hollywoodien, mais inversé du point de vue des genres. A priori, le spectateur masculin ne peut pas s’identifier aux deux héroïnes. Il n’a pas non plus intérêt à s’identifier aux personnages masculins qui sont sans cesse rendus ridicules. Mais le spectateur masculin va assouvir son désir de voir au fur et à mesure que le film avance. Il n’a donc pas besoin de se confondre avec la spectatrice pour éprouver du plaisir à regarder le film. Il n’y a pas ici de solution apportée à la question des regards. Thelma et Louise est un film pour femmes, sans conteste, dans lequel on assiste à une inversion des rôles. Ainsi, l’objet de regard reste partiellement la femme, pour le spectateur masculin, et devient l’homme dans l’histoire, pour la spectatrice féminine – Brad Pitt en torse nu dans la chambre de motel. Les identifications du spectateur et de la spectatrice sont rendues possibles par l’ambivalence sexuelle dont les héroïnes sont porteuses. Ni le spectateur ni la spectatrice n’ont vraiment besoin de se travestir pour s’identifier.

Une caméra contradictoire Un autre problème d’identification va se poser, tant pour le spectateur masculin que féminin. En effet, si le récit se centre exclusivement sur l’histoire des deux protagonistes principales, certains moments dérogent à la règle et génèrent des situations d’identification contradictoires.

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Comme nous l’avons dit précédemment, le spectateur est sans cesse associé aux deux jeunes femmes. La focalisation narrative est interne et s’accompagne souvent d’un point de vue et d’écoute équivalent. Le point de vue est féminin. Le premier moment qui déroge à la règle est celui du viol et du meurtre. Alors que tout le début de la séquence s’attèle à transmettre le sentiment de Thelma qui sent Harlan devenir dangereux, au moment du viol, la caméra adopte un point de vue très masculin sur la scène. Comme nous l’avons dit, les cuisses, les fesses et la poitrine de la jeune femme sont filmées de très près, plaçant la spectatrice féminine dans une position difficile et qui, en même temps, assouvit le désir de voir du spectateur masculin. Quelques minutes après, au moment où Louise tire sur Harlan, la caméra s’oppose à nouveau aux héroïnes en filmant frontalement les deux femmes et l’arme. Nous l’avons dit lors de l’analyse de séquence, c’est ici une position ambiguë qu’adopte la caméra puisqu’elle rejette l’acte de Louise. Tant pour le spectateur masculin que féminin, un problème se pose sur le plan de l’identification. Un second moment reproduit cette cassure du processus d’identification. Lorsque les deux amies sont sur le point de foncer dans le précipice, on les voit un instant à travers la visière d’un fusil. Ce qui différencie ces deux moments, qui sont similaires puisqu’une arme est chaque fois en jeu, c’est la légitimité du tir. Un policier qui vise des hors la loi apparaît comme légitime et la caméra cautionne son geste. À l’inverse, une femme qui abat un homme pour se venger n’est pas légitime. Le problème ici est que la caméra induit une idée contradictoire en se plaçant à l’opposé des héroïnes. En réalité, le statut des héroïnes pose un problème majeur puisqu’à partir de la séquence du meurtre, elles deviennent hors la loi. Si la spectatrice féminine n’a pas de mal à s’identifier à une femme qui enfreint la loi du mari, le glissement vers le statut de hors-la-loi est problématique. Ces deux moments, qui prennent le parti de s’opposer aux héroïnes, visent à respecter une certaine légalité du point de vue. La rupture de l’identification qui en découle semble inévitable pour préserver le spectateur du statut de complice.

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Conclusion

Il serait peu pertinent de remettre en cause le statut de « culte » qu’a acquis le film Thelma et Louise ces vingt dernières années. De la même façon, il ne faut pas réduire la portée de son discours en rejetant sans nuance son caractère féministe. Il est certain que Thelma et Louise sont deux femmes qui donnent une leçon de morale au machisme. Elles incarnent deux figures très sympathiques qui sèment derrière elles un vent de liberté. Par ailleurs, le geste que pose Ridley Scott lorsqu’il accepte de réaliser le scénario de Callie Khouri est audacieux. Il est cependant essentiel de rester attentifs à certains phénomènes qui se produisent dans le film et qui n’apparaissent peut-être pas de façon évidente. Les quelques ruptures d’identifications du spectateur lorsque la caméra, sans raison valable, s’oppose soudainement à ses héroïnes, le problème de la masculinisation des deux protagonistes qui débouchent sur une inversion des rôles et sur une identification de la spectatrice équivalente à l’identification masculine ainsi que l’action de la femme comme dépendante de celle de l’homme sont autant d’éléments qui doivent être gardés à l’esprit. Par ailleurs, comme l’annonçait déjà l’introduction de ce travail, le fait d’étiqueter des films entre des catégories visant à savoir s’ils sont ou non féministes est très peu intéressant. L’essentiel est plutôt de voir comment les mécanismes se produisent, dans les films, pour induire telle ou telle image de la femme. Si beaucoup de femmes ont réagi positivement au film à sa sortie, et continuent d’ailleurs à le faire à l’heure actuelle, c’est sans doute parce que le spectateur est conditionné par le reste de la production à ignorer une série d’aspects. Il semblerait que même un cinéaste et une scénariste manifestant explicitement la volonté de faire un film féministe ne parviennent pas à totalement se dépêtrer des écueils de la répartition des rôles sexuels. La problématique des genres, parce qu’elle est intimement liée à l’Humain et à des comportements datant de temps immémoriaux, demeure difficile à saisir dans sa complexité.

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Bibliographie

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Article en ligne LIPSITZ Raina, « Thelma and Louise : The last great film about women, The Atlantic, [en ligne], 2011, [URL : http://www.theatlantic.com/entertainment/archive/2011/08/thelma-louise-the-last-great-film-about-women/244336], (consulté le 10 avril 2013)

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Annexes

Annexe 1

Annexe 2

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Annexe 3

Annexe 4

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Annexe 5

Annexe 6

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Annexe 7

Annexe 8

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Annexe 9