Théâtre Gombrowicz

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    Gombrowicz et la thtralit du rcit Dominique GarandJeu : revue de thtre, n 115, (2) 2005, p. 99-106.

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    IDOMINIQUE GARAND

    Gombrowiczet la thtralit du rcit

    Witold Gombrowiczen

    1958,danssachambrede

    la rueVenezuelaBuenos

    Aires.Photo:Archives Rita

    Gombrowicz, tirede Moi et

    mon double,Paris,Gallimard,

    1996,p.1138.

    Toute mon uvre artistique, mes romans autant que mescontes, c'est du thtre. Dans presque chacun de ces ouvrages, on trouvera un rgisseur qui organise l'action; etmes personnages ont des masques, ma faon grotesque dem'exprimer procure, il me semble, une certaine plasticit.

    Witold Gombrowicz1

    L a citation en exergue est sans quivoque: les uvres narratives deWitold Gombrowicz empruntent certains de leurs effets une thtralit dont il faudra pourtant prciser la nature. Comment entendreici le mot thtre ? Si sa thmatisation est explicite dans certainstextes comme la Pornographie, s'il est vrai aussi de certains dialoguesde Ferdydurke et de Trans-Atlantique qu'ils peuvent aisment tretransposs sur une scne, de quelle manire l'uvre de Gombrowiczpeut-elle tre dcrite comme thtre? La mtaphore thtrale revttrs certainement une valeur hermneutique; elle constitue, pour ainsidire,une clef interprtative de certains textes; toutefois, il convient desouligner qu'elle ne garantit aucunement un passage harmonieux dutexte de la page crite la reprsentation scnique.

    Ma rflexion prendra pour prtexte ma rcente exprience d'adaptation pour le thtre d'une nouvelle de Bakaka intitule le Festin chezla comtesse Fritouille2. Il est assez singulier que j'aieparticip ce pro

    jet lanc par Liliana Komorowska, car je n'ai aucune formation spcifique dans ce domaine, mes dernires aventures thtrales datant de

    mes annes au cgep. Par contre, je suis fort d'une longue pratique de l'criture et,surtout - c'est ce qui fut dterminant aux yeux de Mmc Komorowska, je crois -, jesuis un spcialiste de l'uvre de Gombrowicz. J'mettrai plus loin des considrationssur ce qui m'a guid dans le travail d'interprtation du texte et sur les difficults que

    1.Cit par Dominique de Roux dans Gombrowicz, Paris, Christian Bourgois, 1971, p. 132.2.Witold Gombrowicz, Bakaka, Paris, Denol, 1984. galement paru sous le titre: le Festin chezla comtesse Fritouille et autres nouvelles, Denol, coll. Folio 2euros , 2002. J'ai privilgi, pour

    la pice, le mot banquetau mot festin , m'appuyant sur la rfrence explicite Platon dans letexte et l'ide que se fait le narrateur d'un banquet spirituel runissant gens du monde etphilosophes. C'est aussi le vocable que privilgie la traductrice Maryla Laurent dans MichalGlowinski, Gombrowicz ou la Parodie constructive, Montricher, Les ditions Noir sur Blanc, 2004.

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    posait son adaptation au thtre. Mais pour

    introduire ces difficults, je crois utile d'ex

    poser brivement comment se prsente le motif

    de la thtralit dans les textes narratifs de

    Gombrowicz. Je dirai aussi quelques mots du

    rapport que cet auteur entretenait avec l'aristocratie, ce rapport conflictuel tant non seule

    ment l'un des thmes du Festin chez la comtesse

    Fritouille, mais aussi l'une des arnes o Gom

    browicz mit en pratique, dans sa vie, sa con

    ception du thtre .

    Le thtrecomme inauthenticit

    des rapports humainsLe thtre gombrowiczien relve d'une con

    ception particulire de l'tre humain et de son

    rapport aux autres ou au rel. Emport par la

    dynamique des rapports interhumains, le sujet

    n'arrive jamais tre totalement authentique:il

    s'ajuste constamment, emprunte tel masque ou

    tel autre selon les circonstances, adopte des atti

    tudes partir de calculs stratgiques, agit, bref,

    en fonction de l'autre. Simultanment, le rap

    port du sujet au monde est marqu par un degr

    variable d'irralit, le degr suprme tant at

    teint dans les situations o le conflit interhumain se reproduit comme un systme

    autonome qu'aucun individu ne peut matriser. Dans ces situations relationnelles

    exacerbes, les polarisations se radicalisent, les identits se rigidifient, et c'est prci

    sment au moment o chaque sujet prtend tre

    soi-mme

    (dniant s'tre

    construit entirement en raction l'autre) qu'il succombe l'irralit. Dans l'univers

    fictionnel de Gombrowicz, l'inauthenticit et l'irralit sont fortement ressenties par

    le protagoniste principal, qui occupe aussi la fonction de narrateur. Cette sensation

    dsagrable le conduit dsirer autre chose qui le librerait de tels systmes alinants.

    On le voit donc, de roman en roman, laborer une srie de stratgies d'vasion ou de

    diversion. Peine perdue, les fictions gombrowicziennes ne laissent entrevoir aucun

    salut pour le sujet dont la seule authenticit accessible n'est plus ds lors que le com

    bat contre les formes, les conventions et les systmes qui le rapetissent , lui fontune gueule , le pervertissent, l'infantilisent: Je ne sais pas qui je suis mais je souffre

    quand on me dforme , crit Gombrowicz3. La lutte contre la dformation est la

    seule voie qui lui est offerte pour accder un minimum d'authenticit. Mais cette

    lutte, comment l'envisage-t-il ? C'est ici qu'intervient la thtralit.

    Il y a donc d'abord le thtre comme fait socioontologique :la vie est un thtre,

    un tissu de conventions, nous portons toujours des masques, nous jouons constamment

    3. Witold Gombrowicz, Testament. Entretiens avec Dominique de Roux, Paris, Gallimard, coll.Folio, 1996, p. 74.

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    Le Banquet chez la comtesse

    Fritouille de Gombrowi cz, adapt

    par Dominique Garand et mis en

    scne par Liliana Komorowska

    (Fondation Liliana Koromowska/

    Groupe S.M., 2004), prsente au

    Thtre Prospero. Sur la photo :

    Liliana Komorowska (la comtesse),

    Paule Ducharme (la marquise),

    Jean Emery Gagnon (le bourgeois)

    et Jean Deschnes (le baron).

    Photo: Kasia Lech.

    sans nous en rendre compte, etc. Dans son roman la Pornographie, par exemple,

    Gombrowicz utilise maintes reprises la mtaphore thtrale pour dcrire le climat

    d'irralit qui gagne le groupe de rsistants chez qui il s'est rfugi. Il parle avec

    dgot du mlodrame de l'Histoire4 dans lequel tous les rles sont fixs l'avance.

    Au moment o se trame le projet de liquider un chef de la rsistance susceptible de

    trahir, il note sarcastiquement : Je sentis passer le souffle thtral de la conspirationpatriotique (p. 1087). Le thtral quivaut ici au faux, l'inadquat, cette srie

    de ractions programmes travers lesquelles les protagonistes s'imaginent prendre

    part l'Histoire alors qu'ils agissent partir d'une conscience dforme ou hallucine

    du rel. L'irralit dont il est question ici (et qui est aussi nomme telle quelle dans

    Ferdydurke) peut bien tre dcrite par le narrateur comme pacotille, kitsch, conven

    tion, ses effets n'en demeurent pas moins dvastateurs dans la vie des individus:

    Pourquoi fallait-il que la vrit de notre lutte contre l'ennemi et l'envahisseur surgt

    dans cet accoutrement ridicule - combien humiliant et insupportable ! - comme tird'un vieux mlodrame, et pourtant marqu de sang et de mort, une mort vritable !

    (p. 1088). Le tragique grotesque de Gombrowicz, c'est prcisment cette adhsion

    spontane du sujet humain des chimres qui le dvorent, l'avalent, se nourrissent de

    son sang. L'irralit ne se mesure donc pas l'absence d'effets tangibles de l'action

    humaine; il s'agit plutt d'une situation o le sujet ne reconnat plus son dsir

    autrement que sous la forme d'une injonction ou d'une sommation comparatre

    impose de l'extrieur.

    Lethtrecomme stratgie de combat contre l'inauthenticitLe sujet gombrowiczien, lui, aspire jouir de lui-mme, tre souverain. Mais com

    ment faire puisque nous dpendons si troitement du regard de l'autre, ce dernier

    ft-il un crtin, si derrire le masque (telle est bien la leon de Ferdydurke) se

    cache un autre masque, si rien ne peut garantir l'authenticit, si nous sommes tou

    jours dj alins ? La rponse de Gombrowicz adoptera la voie de la ngativit,

    obira la logique du mal combattu par le mal, privilgiera la prescription du symptme. Ainsi, l'artifice conscient deviendra dconstruction du factice, le surcrot de

    convention permettra de prendre ses distances l'gard des conventions imposes, le

    mlodrame de l'Histoire sera dtourn par un thtre intime et clandestin. Le sujet

    gombrowiczen est sans illusion, il sait ne pas pouvoir matriser le rel ; son projet

    sera donc d'en faire jouer les forces au profit de son dsir. Mais cela ne se fait pas

    sans pril, et la catastrophe n'est jamais loin.

    Dans la Pornographie, le narrateur et son alter ego, Frdric, entretiennent le dsirsecret d'unir deux adolescents, Hnia et Karol, pour former avec eux un quatuor ero

    tique hautement improbable. Frdric est un homme qui a fait du thtre dans sa

    jeunesse, est-il prcis;ailleurs, Gombrowicz le dfinira comme un entremetteur en

    scne. Une scne du roman met bien en vidence un usage subversif du thtre

    contre le thtre des conventions . L'un des obstacles l'union erotique d'Hnia et

    Karol est incarn par le fianc d'Hnia, Albert, homme plus vieux qu'elle, de bonne

    famille, bien plac, honorable, tenant son rang. Afin de dstabiliser Albert, Frdric

    4. Witold Gombrowicz, la Pornographie dans Moi et mon double, Paris, Gallimard, coll.Quarto , 1996, p. 1091. Les autres mentions de page renvoient cette dition.

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    organise avec la complicit du narrateur un jeu thtral particulirement pervers:

    cach derrire un bosquet, il rgle une chorgraphie entre les deux adolescents, leur

    faisant faire des mouvements la fois suggestifs et incomprhensibles. Le spec

    tacle est organis de manire ce qu'Albert, entran par le narrateur, l'aperoive

    de loin et en soit boulevers. La mise en scne produit son effet: Albert, troubl,

    peroit dans les jeux des adolescents quelque chose qui chappe ses reprsentations,quelque chose de pire, dit-il, que la rvlation d'une infidlit. Cette dcouverte

    dstabilisante le conduira s'offrir en sacrifice

    dans un jeu de massacre o se croiseront le mlo

    drame de l'Histoire et le thtre du dsir organis

    par Frdric.

    Ce thtre dans le thtre rappelle certains

    gards le thtre de la cruaut d'Artaud : il abolitla frontire entre le thtre et la vie (sa mise en

    scne tient lieu de rel inconcevable et non

    matrisable pour le spectateur qui en a le

    souffle coup), il obit la logique d'un dsir

    contaminant, il engage entirement ses concep

    teurs qui devront sans cesse composer avec la

    dynamique qu'ils ont instaure. Frdric offre ici

    la figure par excellence du rgisseur dontparle Gombrowicz dans l'exergue de ce texte.

    Mais on voit bien que ce thtre , organis

    comme une subversion de la ralit, destin d

    gager d'elle son refoul, n'acquiert son efficacit

    que d'tre fusionn cette mme ralit . Ce thtre n'a pas sa place sur une

    scne, et son but ultime est en dfinitive (comme chez Artaud) de nier le thtre pour

    qu'apparaisse de l'indit, du non reprsentable. L'conomie narrative mme de la

    Pornographie supporterait mal, d'ailleurs, une transposition sur la scne. Pratique

    ment tous les vnements de ce roman sont des vnements de pense lis la per

    ception. Tout passe par le canal d'un regard qui interprte le moindre signe. Le jeu

    des focalisations devient ds lors omniprsent, ce que rendrait mieux le cinma qui,

    avec sa technique d'alternance entre plans rapprochs et plans d'ensemble, est mieux

    en mesure d'organiser la subjectivation du regard.

    Thtre

    et prescription du symptme :le combat de Gombrowicz contre l'aristocratie

    Cette fonction de dvoilement du faux par une surenchre dans l'artifice a aussi t

    vrifie par Gombrowicz dans ses propres relations avec les autres. Tous les tmoins

    de sa vie le confirment : on ne pouvait tre en relation avec lui que si l'on acceptait

    un jeu de rle improvis qui n'tait pas toujours exempt de cruaut. Multiplier les vi

    sages,drouter, feindre, telle tait aussi sa manire comme crivain : Je dois devenir

    mon propre commentateur, mieux encore mon propre metteur en scne , crivait-il

    Jerzy Giedroyc en prparation de son JournaF. Cette conception stratgique du

    Ferdydurke de Gombrowicz,

    adapt et mis en scne par Carmen

    Jolin (Groupe de la Veille,2004).

    Sur la photo:JeanTurcotte, Franois

    Trudel,Michel-Andr Cardin et

    Frdric Lavalle. Photo:

    Groupe delaVeille.

    5. Jerzy Giedroyc, Witold Gombrowicz, Correspondance 1950-1969, Paris, Fayard, 2004, p. 56.

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    thtre comme arme de combat trouve un exemple clairant dans le rcit des dmlsde l'crivain avec l'aristocratie. Une section complte du Journal est consacre cettequestion, que Gombrowicz approfondit dans une suite de rcits exemplaires. Il commence par raconter comment ils'est amus contaminer des amis communistes enleur insufflant le virus hraldique : il lui suffisait de mentionner quelques fleurons

    de son arbre gnalogique pour que ces intellectuels progressistes, voire rvolutionnaires, se mettent voquer le leur. Prendre l'autre au pige de son refoul a toujourst une activit prise par Gombrowicz. Encore faut-il comprendre qu'il ne l'a jamaisfait sans s'tre lui-mme soumis au mme type d'preuve. L'aristocratie fut de sonaveu un problme surmonter : L'aristocratie a t pour moi un de ces malaisesjuvniles de l'immaturit, de ces charmes verts, monstrueux, ns de moi peut-tre, quisait,.ou bien moi imposs, contre quoi je me dbattais sur le plan littraire et, plusencore, dans la vie. [...] En effet, le pouvoir de toute mythologie verte consiste juste

    ment nous tourmenter, nous perscuter, malgr notre dsaveu et notre mprispour son vidente absurdit6. Le pige tendu aux communistes lui fournissait doncla preuve qu'un problme si intime ne pouvait tre rgl de manire purement intellectuelle, par simple rejet de principe. carter l'Ennemi, le dnier, le repousser au loinne permet en rien de s'en librer. Le vrai test consiste se sentir souverain en saprsence, sans faire de cette souverainet un masque, une faade, une attitude compose. Devant le fait indubitable que l'aristocratie lui en imposait, lui faisait perdreses moyens, lui procurait un sentiment d'humiliation, et ce, malgr toute sa lucidit

    l'gard de la vulgarit ou de la mdiocrit de plusieurs de ses reprsentants, la tactique de Gombrowicz consistera non pas engager avec elle un combat rgl mais,paradoxalement, mimer sa propre infriorit, la transformant donc en thtre .Devant le prince Gatano, incarnation mme de l'lgance, il dit en se regardant dansle miroir : Pourrais-je un jour tre aussi imposant et aussi distingu que vous,Prince, et vous, Madame ?Voil mon rve7! La perversit de cette question - sur unton qui rappelle beaucoup celui du narrateur du Festin... - est que, sous les apparences d'une autodrision, elle souligne le caractre non pas inn des qualitsaristocratiques, mais bien leur possible apprentissage, voire leur artificialit. Qui plusest, en dvoilant de faon parodique un dsir secret, Gombrowicz instaure une distance psychologique par rapport lui. Conclusion gnrale tire de l'exprience : dater de ce jour, je commenai mettre au point ma nouvelle faon d'tre qui consistait tirer les choses au grand jour pour m'en librer8. Cette tactique correspondexactement ce que la psychologue paradoxale de l'cole de Palo Alto nomme la prescription du symptme9.

    Le Festin chez la comtesse Fritouille:un thtre de la cruaut

    Le protagoniste principal du Festin chez la comtesse Fritouille, lui, n'arrive pas prendre cette distance salutaire. La nouvelle, rdige en 1928, montre bien que le problme du rapport l'aristocratie a proccup Gombrowicz ds l'poque de ses premiers essais littraires. Elle tmoigne aussi d'une manire qui restera celle de l'auteur

    6. Witold Gombrowicz, Journal, tome 1, Paris, Gallimard, coll. Folio , 1995, p. 113.

    7.1bid.,p. 117.8. Ibid., p. 118.9. Voir P.Watzlawick, J. H. Beavin et D. D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil,coll. Points, 1972.

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    jusqu' sa mort, qui consiste faire de ses narrateurs des egos exprimentaux en position de non-matrise par rapport ce qui leur arrive. Le narrateur du Festin... croitprofondment en la valeur de l'aristocratie : elle reprsente pour lui la quintessencede ce qu'un artiste comme lui peut dsirer sur le plan de l'tre. Il ne songerait doncpas la parodier pour s'en distancer. Au contraire, tous ses efforts consisteront

    gommer ses origines bourgeoises pour se hisser la hauteur de ses idoles. Il ne s'agitpas pour autant d'un apprentissage:le narrateur se peroit, de par sa nature de pote,intrinsquement semblable aux aristocrates, il participe d'une mme essence spirituelle et seuls les alas de sa naissance l'ont mis distance de ce qui devrait tre sonvritable destin. Mais l'occasion lui est enfin offerte d'entrer dans ce cnacle, d'y participer. L'exprience s'avrera un fiasco total :ce qui s'annonait comme un banquetde l'esprit deviendra pour le narrateur le lieu d'un supplice. Il se verra humili sanscomprendre ce qui a pu dchaner contre lui la cruaut de ses htes. Il comprendra,

    mais trop tard, qu'il fut, lui, le vrai ragot capable de rehausser ce repas maigre, victime sacrificielle de ces aristocrates qu'il finira par dcrire comme des cannibales .

    Il ne fait aucun doute que la nouvelle cherche dbusquer le secret du pouvoir aristocratique, mais le plus important est qu'elle ne le fait pas l'aide de la mthode conventionnelle du portrait-charge sur la base d'une critique sociale. la limite, cette nouvelle n'est pas une dnonciation de l'aristocratie comme classe sociale dgnre (ceque plusieurs, je l'ai constat, seraient ports conclure), mais une dmonstration dela solidarit entre bourreaux et victimes, une dmonstration des pouvoirs de l'arbitraire partir du moment o des formes reoivent notre assentiment et engagent notredsir. C'est aussi un texte qui met en vidence le leurre du langage.

    Cela dit, la nouvelle ne peut tre interprte de manire monologique et c'est ce quirend son adaptation au thtre si dlicate. Le texte joue sur plusieurs registres etdonne entendre plusieurs voix en simultan. Il est trs concret, physique, et la fois

    hautement symbolique. Des lments grotesques ctoient de subtiles allusions lalittrature romantique. Mais surtout, derrire l'apparent ralisme de la narrationcommencent se dgager des aspects fantastiques qui prendront de plus en plus d'importance, si bien qu'on ne sait plus si le rcit rend compte de faits qui se sont vraiment drouls ou d'une srie d'hallucinations. Le narrateur lui-mme ne nous dit rienqui pourrait nous aider dpartager les faits concrets de ses fantasmes. Son rcit estcrit aprs coup et comporte donc une part de rlaboration o les faits raconts semlangent aux tentatives d'interprtation. Bien plus, certaines descriptions exploitent

    des ressources langagires impossibles rendre telles quelles au thtre (mais celapourrait figurer dans un film d'animation) : Cependant, la main blanche, longue,reptilienne de la comtesse reposait sur le satin dessin de son fauteuil, son pied nerveux s'agitait sous la table, mauvais comme un serpent noir, piquant10. Le rseaumtaphorique reptilien , avec toutes ses connotations dans notre civilisation, contamine et surdtermine la vision du geste concret ( son pied nerveux s'agitait sous latable ). Ailleurs, la bouche du baron Apfelbaum devient un groin et son oreille,dj petite, rapetisse de plus belle pour imposer l'autre sa noblesse.

    10. Op. cit., p. 94.

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    Le Banquetchezla comtesse

    Fritouille de Gombrowicz,

    adapt par Dominique

    Garand et mis en scne

    par Liliana Komorowska.

    Coproduction de laFon-

    dation Liliana Koromowska

    et du GroupeS. M., prsen-

    teau Thtre Prospero

    l'automne 2004. Sur

    la photo:NolBurton

    (le cuisinier), Paule

    Ducharme (la marquise),

    Jean Emery Gagnon (le

    bourgeois), Liliana

    Komorowska (la comtesse)

    et Jean Deschnes (le

    baron). Photo:Kasia Lech.

    Une autre srie de difficults est occasionne par l'ironisation de la voix du narrateur.

    En effet, il n'chappe pas au lecteur qu'avant d'tre un jouet de drision pour les aristocrates, le narrateur est d'abord raill par l'auteur. Comment cela se peut-il puisqu'il

    tient lui-mme les fils de son rcit ? L'ironisation est provoque par la mise de l'avant

    de sa navet, de ses illusions romantiques, et aussi de sa prtention. Il ressort claire

    ment, l'couter, que le narrateur est aveugl par son propre dsir, tel point qu'au

    moment de rapporter les paroles de la comtesse l'invitant son banquet, paroles d'une

    vulgarit choquante, il refuse d'en tirer les conclusions qui s'imposent et les interprte

    comme une licence autorise dans les milieux aristocratiques (ces carts contribuent

    leur charme!). L'ironie auctoriale va plus loin: comme l'a soulign le critique polonaisMichal Glowinski

    11, Gombrowicz parodie dans cette nouvelle deux thmes abondam

    ment exploits dans la littrature romanesque du XIXesicle:le thme du bourgeois qui

    rve d'tre admis dans les cercles aristocratiques et le thme de l'enfant pauvre, mal

    trait par ses parents, qui erre dans les champs tandis que, dans leurs maisons cossues,

    les riches festoient. Gombrowicz s'amuse de ces reprsentations, les grossit jusqu' l'ab

    surdit. Cette dimension risque toutefois d'chapper au lecteur d'aujourd'hui. En effet,

    l'ironisation du discours du narrateur avait quelque chose de subversif dans les annes

    20, dans la mesure o ces reprsentations et ce langage humanistico-romantique fai

    saient encore autorit auprs d'une bonne frange du public bourgeois. Aujourd'hui, le

    langage et les croyances du narrateur sont d'emble jugs drisoires: on ne peut tout

    simplement pas croire que quelqu'un se leurre ce point.

    L'adaptation du rcit pour le thtreA posteriori, il m'apparat que l'adaptation d'un tel texte ncessite un troit dialogue

    entre le scripteur et le metteur en scne, les deux dimensions devant tre penses de

    11. Michal Glowinski, Gombrowicz ou la Parodie constructive, op. cit.

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    concert. Conformment ce que j'crivais plus haut, j'aurais aim que les aristocrates

    soient rellement sduisants, qu'ils en imposent et que leur mchancet, leurs masques

    grotesques et pervers n'apparaissent que progressivement, d'une manire d'abord

    troublante et, ensuite seulement, exacerbe. La mise en scne avait l'avantage d'tre

    cohrente. Toutefois, parmi tous les registres de voix prsents dans le texte, on a pri

    vilgi l'aspect grotesque (en le tirant mme du ct du burlesque caricatural). On a

    opt pour l'interprtation la plus simple et la plus univoque:ces aristocrates sont des

    dgnrs qui trompent leur ennui et se donnent du pouvoir en fltrissant les classes

    infrieures. On a aussi choisi, pour la reprsentation, de prendre au pied de la lettre le

    rapport entre le chou-fleur et le petit Pierrot Choufleur perdu dans les champs:ds le

    dbut de la pice, on voit le cuisinier assassiner l'enfant et prlever sa cervelle pour la

    mettre au menu. Or, l'une des subtilits du texte est d'utiliser cette homonymie entre

    le lgume et le nom de l'enfant pour nourrir la paranoa hallucinatoire du narrateur.

    Ils'agitd'un pur effet de langage, comme le soutient Glowinski, qui prsente justement

    la nouvelle comme une fable langagire : le narrateur veut parler au-dessus de sa

    condition en mimant les aristocrates qui, comble de surprise, se mettent parler et

    se comporter vulgairement; le narrateur est drout par les propos double entente

    des aristocrates qui multiplient les jeux de mots polysmiques; il ne peut pntrer leur

    babillage hypercodifi, fait d'allusions et de demi-mots;enfin, le soupon autour de la

    nature du chou-fleur, provoqu par la seule homonymie, le conduit au dlire, d'autant

    plus que les aristocrates, ayant saisi sa mprise et son dsarroi, s'emploient l'aug

    menter de nouvelles allusions gastronomiques. Mystifi par l'clat d'une parole inauthentique, le narrateur voit se dsagrger la reprsentation idale qu'il se faisait du

    grand monde et s'imposer une irralit toujours plus cauchemardesque. Il n'a pas saisi

    le caractre thtral de son idal, un thtre quelque peu kitsch dont il n'aurait pu

    percer le secret qu'en le parodiant. Mais c'est ce qu'accomplit la nouvelle, en super

    posant les voix. Voil, tout compte fait, ce qu'une adaptation et une mise en scne

    devraient en premier lieu transposer, en

    entranant le spectateur, aprs l'avoir

    subjugu, dans l'orbite d'une dmystification qu'il n'avait pas forcment

    souhaite au dpart. Un thtre vrai

    ment gombrowiczien ne peut laisser

    indemne le spectateur, j

    Le Banquet chez la comtesse

    Fritouille de Gombrowicz, adapt par

    Dominique Garand et mis en scne

    par Liliana Komorowska (Fondation

    Liliana Koromowska/Groupe S. M.,

    2004), prsente au Thtre Pros-

    pero. Sur la photo:Paule Ducharme

    (la marquise), Jean Emery Gagnon

    (le bourgeois), Liliana Komorowska

    (la comtesse) et Jean Deschnes

    (le baron).Photo: Kasia Lech.

    106 IHII115-2005.2I