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D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Ka b o u l , m a rs 1998. Il pleut depuisdeux jours sur la capitale afghaneen ru i n e , et les rues du vaste bazar

central ne sont plus que d’immenses ru i s-seaux de boue. Traînant les pieds, l e sK a b o u l i s , engoncés dans la mince couve r-ture qui leur sert de manteau, d é a m bu l e n tdans les ru e s. Des hommes mais peu def e m m e s. Dans ce pays en guerre depuis1 9 7 9 , elles vivent aujourd’hui sous une loid’airain impitoya b l e . En quelques mois,les interdits se sont abattus sur une popu-l ation féminine désarmée et apeurée. I n t e r-diction de se promener seules dans les ru e s :telles des fa n t ô m e s , les femmes rasent, e ngroupes de deux ou trois, les murs en pisé,

Femmes fantômesde Kaboul

Depuis les débuts de leurp ro g re s s i o n , en 1996, l e s

nouveaux maîtres deKaboul font régner

l’apartheid sur 80% del ’ A f g h a n i s t a n . U n e

ségrégation fondée nonpas sur la couleur de lapeau mais sur le sexe.

e n f e rmées sous le t c h a d ri, un voile intégr a lqui ne laisse passer leur regard qu’à tra-ve rs une grille de textile. Interdiction det r ava i l l e r , d ’ é t u d i e r. Et comble de l’hor-r e u r , de se faire soigner dans les hôpitauxp u b l i c s. Depuis 1997, il leur reste des cli-niques privées qu’elles ne peuvent paye rou un hôpital délabré, sans eau, sans élec-t ri c i t é , sans chauffage et sans bloc opéra-t o i r e . Autant dire un mouroir.

Dans l’Afghanistan des talibans, « é t u-diants en religi o n » , seuls les hommes méde-cins peuvent exercer dans les hôpitaux,mais ils n’ont pas le droit de soigner nid’opérer une femme. Le docteur Shams,qui a vu sa cousine mourir sans pouvo i r

Voilà ce que voit une femme à travers le treillis placé devant ses yeux dans le tchadri, le seul vêtement que les talibans l’autorisent à porter.

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Le monde des talibans(ici à Mazar i Sharif en

1997) est un universd’hommes. Les femmes

sont tolérées, àcondition d’être

cloîtrées, car on n’a pastrouvé par qui les

remplacer pourperpétuer l’espèce...

Page de droite:décembre 1996.Dans le camp de réfugiés de Kamaz,

au nord du pays, une femme montre son pouce mutilé:on lui en a arraché l’ongle parce qu’il était couvert de

vernis.

Les hommes font la guerre. Et les femmes, quand elles peuvent sortir, vont pleurer leurs morts. Ici,en 1996,au cimetière de Kaboul.

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

lui prodiguer des soins, laisse exploser sac o l è r e . «Les talibans ne sont que des extré-m i s t e s, des militaires qui imposent leur vo l o n t éau peuple par la fo r c e.Ce sont des sauva ge s,q u ine considèrent pas la femme comme un êtrehumain et qui l’ont reléguée au rang d’ani-m a l .» Le docteur Shams est mari é , mais iln’a pas d’enfa n t : «si par malheur j’avais unefil l e , quel serait son ave n i r ?» .

En effet, S h a i m a , 20 ans, a l’impressiond ’ avoir été amputée deson ave n i r. «Avant l’arri-vée des talibans,j’étais étu-diante en médecine, je por-tais des jeans,j’écoutais de lam u s i q u e ,j’allais au cinéma,je sortais avec mes amies.Du jour au lendemain,t o u tcela a été prohibé. Q u a n dje sors,je dois porter le t c h a-d ri qui me fait mal à la tête,et être accompagnée parmon frère ou mon père.C ’ e s ti n s u p p o rt a b l e.» Assise à sesc ô t é s , sa mère, Mar Gul,d i r e c t rice de lycée jusqu’en 1996,a c q u i e s c e .«Notre vie est devenue une prison et l’avenir dema fille se résume à laver le linge , préparer àm a n ge r, s’occuper avec moi de la maison. L e sfemmes n’existent plus;pour les talibans elles nesont bonnes qu’à faire des enfa n t s.»

Dans un coin de la pièce, caché sousdu linge, un petit poste de radio a échappé

aux dernières perquisitions de la milicet a l i b a n . Mar Gul suit mon regard et souri t .«Ils ont pris la télévision, les cassettes,mais ilsn’ont pas vu ce poste.Grâce à lui, nous écou-tons la BBC en cachette. Ça nous permet des avoir que le monde parle un petit peu de nous.»

Si Mar Gul et sa fille arri vent encorem at é riellement à surv i v r e , ce n’est pas lecas de toutes les Afghanes.A Kaboul,13%des femmes sont chefs de fa m i l l e . Elles doi-

vent nourrir seules leursenfants, alors qu’il leurest interdit de trava i l l e r.B r avant les coups debâton que leur assènentles jeunes talibans de lamilice «de la promotionde la vertu et de la pro-hibition des vices»,cer-taines errent dans lesrues, mendiant ça et làune maigre pitance.D’autres font la queuedans les centres deso r g a n i s ations humani-

t a i r e s. M a i s , en juillet 1998, les talibans ontexpulsé les 30 ONG qui s’activaient depuisdes années dans les décombres de la capitale.A Kaboul, restent aujourd’hui les Nationsunies qui ont signé,en mai dern i e r ,un com-promis avec les talibans affirmant notam-ment que «la condition féminine dans le paysd e vait évoluer en confo rmité avec les tra d i t i o n s

Avant l’arrivée des talibans, j’étais

étudiante en médecine,je portais des jeans,

j’écoutais de la musique, j’allais

au cinéma, je sortaisavec mes amies

Fersitta était étudiante, Huma allait encore au lycée. Aujourd’hui,elles sont recluses et interdites d’éducation. Une sorte de condamnation à mort.

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

afghanes et islamiques» . Sans la présence desONG qui leur procurait un peu de dignitéet qui permettait à quelques femmes méde-cins et infirmières de continuer à trava i l l e r ,quel est l’avenir de ces femmes dont l’exis-tence est totalement niée par les hommesau pouvoir? Avec le départ des Occiden-taux, les talibans durciront-ils encore pluscette loi qui leur permet de pendre, l a p i d e r ,couper des mains en public?

M a l gré la terreur qui règne sur le pay s ,les femmes n’hésitent pas, p a r f o i s , à ser é vo l t e r. Sous son t c h a d ri , Shamira port eune robe longue. Les doigts de ses mainsbaguées et de ses pieds sont manucurés.Le visage est ova l e , le regard perçant etlégèrement apeuré.Avant l’arrivée des tali-b a n s , Shamira était professeur de droit àl ’ u n i ve rsité de Kaboul. Elle enseigneaujourd’hui l’anglais dans une des nom-breuses écoles clandestines de Kaboul, q u ir e ç o i vent environ 800 jeunes femmes. Adeux reprises lors de notre entretien, S h a-mira se lève et se dir ige ve rs la port e .L o rsque je lui demande ce qu’elle craint,elle me répond que les voisins auraient punous voir et prévenir les talibans. En A f g h a-n i s t a n , la délation est un système qui fonc-tionne bien. D e vant tant de crainte, je luid e m a n d e : «si les talibans venaient mainte-n a n t , que se passera i t - i l? » . La réponse claquecomme un fouet: «nous serions pendues etvous seriez jetée en pri s o n».

Interdites de travail, bien qu’elles soient souvent chefs de famille, de nombreuses Afghanes sont aujourd’huiréduites à la mendicité.

Mais la vie résiste. Deux petites filles, dont les parents bravent le danger, apprennent à lire dans une école clandestine de Kaboul.

D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Pourquoi alors prendre tant de risquespour enseigner clandestinement? «Parce quenous voulons apprendre.Vo u s, vous êtes desfemmes libres,vous pouvez lire,étudier, penser.Eh bien les femmes afghanes veulent la mêmec h o s e.Les talibans interdisent aux femmes d’étu-dier, car ils ont peur qu’elles se révoltent.Noussommes éduquées, ils sont incultes, c’est ça quileur fait peur.» Dans la pièce vo i s i n e , les élève s

clandestines de Shamira répètent leur leçonde littérature anglaise dans un murm u r e .Ce sera un de leur dern i e rs cours.Q u e l q u e ssemaines plus tard, les talibans entrent enforce dans toutes les écoles clandestines,détruisant tout sur leur passage.

Que sont devenues ces jeunes filles quifondaient tous leurs espoirs sur l’appren-tissage de cette langue interdite, pour fuir

leur pays? Qu’est devenue Fa ri d a , qui osaità peine lever son t c h a d ri pendant le cours ,mais qui osa me murmurer son espoir devoir un jour son pays enfin libéré des tali-bans? Un espoir fragile car, n ’ ayant en fa c ed’eux qu’une opposition affa i b l i e , ils vo l e n tde victoire en victoire et contrôlent désor-mais plus de 80% du pay s. ■

Elizabeth Drévillon

Janvier 1998:femmes fantômes dans

Kaboul en ruines.Quand le cauchemar

afghan finira-t-il?

La responsabilitéde substituer à la

logique de laforce la logique

de la raison et durespect des

points de vue desautres rejaillit sur

chacun d’entrenous.

É D I TO R I A L

Au seuil d’un nouveau millénaire,la question de la responsabilité doit être appré-hendée sur un mode renouvelé:non seulement l’humanité demeure assaillie parles guerres et les violences, mais elle affronte en outre de nouveaux défis mondiaux.

L’impact des activités humaines sur notre planète est si fort que, pour la première foisdans l’histoire de l’humanité,nous nous approchons sans doute d’un point sans retour.L’ a s y-métrie croissante entre les nations et à l’intérieur d’entre elles,les destructions de l’envi-r o n n e m e n t , les ventes d’armes flo rissantes remettent en question nombre des va l e u rs et desnormes de notre civilisation.

Comment pouvons-nous affronter ces nouvelles menaces mondiales? L’histoire prouvequ’aucune situation n’est désespérée pour peu que les dangers que celle-ci recèle soient iden-tifiés suffisamment tôt.

Les conflits qui ont surgis depuis la fin de la guerre froide n’ont pas été engendrés par l’ir-ruption de libertés nouvelles mais plus souvent en réaction à la persistance d’oppressions etde répressions immémori a l e s : le soupçon, l’intolérance et la haine s’étaient bien souve n tforgés depuis des décennies,voire des siècles.Mais parallèlement à ces conflits de ces dern i è r e sa n n é e s , il faut relever que l’humanité a commencé à faire preuve d’une capacité nouvelle àles résoudre.M o z a m b i q u e ,El Salva d o r ,P h i l i p p i n e s , les changements en A f rique du Sud quiétaient inconcevables seulement quelques années plus tôt, les efforts de paix au Moye n -O rient et, e n fin , l’accord en Irlande du Nord: tous ces exemples prouvent que les conflits nesont pas inévitables mais surtout tous démontrent aussi que les avancées ve rs la paix ont étéobtenues par le dialogue, la médiat i o n , la négociation et l’imagi n at i o n , et non par la force.

C’est pourquoi, en cette fin de ce siècle, la transition d’une culture de guerre à une cul-ture de paix est le premier et le plus grand de tous les défis. Et réussir cette transitionn’exige pas seulement de revoir nos démarches fondées sur la force et l’imposition,maisaussi de changer profondément nos attitudes culturelles comme nos comportements quo-tidiens.Toutes et tous,sans relâche,jour après jour.

Il faut d’abord faire preuve d’imagination et de volonté pour aller à la racine des pro-blèmes du monde et tuer les conflits dans l’œuf, ou mieux:les prévenir. Il faut tout autantapprendre à vivre ensemble, autrement dit démontrer notre solidarité enve rs les autres, vo u-loir apprendre d’eux, p a rtager notre savoir et notre expéri e n c e .Apprendre à vivre ensembles i g n i fie aussi oser agir autrement, oser rêver d’un monde meilleur, plus sûr, plus juste,plus humain,oser jusqu’à faire preuve quotidiennement de la volonté et du courage qui ferontde nos rêves une réalité.

Dès lors,quoi de plus naturel que de souligner ici le rôle clé de l’éducation.J’entendspar là non seulement l’éducation form e l l e , dispensée dans les établissements scolaires,mais également cette éducation informelle transmise par tout un éventail d’institutions cul-turelles,y compris,en tout premier lieu,la famille et les médias.

Et qui portera la responsabilité de transformer la culture de guerre en une culture depaix? On serait tenté de répondre: les gouve rn e m e n t s , les parlements, les organisations inter-g o u ve rn e m e n t a l e s. La réponse,e x a c t e , resterait cependant incomplète.Cette responsabiliténe pourra être assumée sans l’engagement déterminé de ceux qui détiennent influence etm oyens fin a n c i e rs.Cette réponse aussi est juste,mais encore une fois part i e l l e .C a r , en finde compte,pour substituer à la logique de la force la logique de la raison et du respect despoints de vue des autres, cette responsabilité rejaillit sur toutes les nations, sur tous lescitoyens,sur chacun d’entre nous,quelque soit l’étendue – minime ou considérable – desa responsabilité personnelle.

Enfin, le défi de promouvoir une culture de paix est si vaste et d’une portée si grandequ’il ne peut être relevé qu’à la condition de devenir une priorité du système des Nationsunies tout entier. En ce qui concerne l’UNESCO,c’est parce qu’ils avaient rêvé d’atteindreune paix éternelle et de mettre fin à la guerre et à la violence pour toujours que ses fonda-teurs ont voulu que l’organisation se donne pour objectif premier d’épargner les généra-tions à venir du fléau de la guerr e . «Au milieu des ténèbres, la lumière l’emport e» , disait leM a h atma Gandhi. C’est cette lumière que répandent les va l e u rs démocratiques gr avées dansl’Acte constitutif de l’UNESCO: justice,liberté,égalité et solidarité. ■

Une responsabilitéuniverselle

Federico Mayor

N O T R E P L A N È T E

Climat: un Le prochain round de négociations sur laréduction des émissions de gaz à effet de serres’annonce plus que serré, si l’on en juge par lenombre de litiges en suspens sur ce dossier del’écologie politique. C’est à Buenos Aires, enArgentine, qu’il se jouera du 2 au 13 novembre.Malgré une première ébauche de consensus,formalisée par le protocole de Kyoto signé auJapon en décembre dernier, les divisions restentgrandes entre les Etats-Unis, soucieux de différerleur ajustement énergétique, l’Europe qui, bienque tardant à réaliser le sien, s’affiche plusvolontariste, et les pays en développement, quirefusent de sacrifier leur croissance économiqueà la réduction d’un risque climatique dont ils nes’estiment pas responsables.

Effet de serre: la grande foire

L e protocole de Kyoto sur la réduc-tion des émissions de dioxyde de car-bone dans les pays industrialisés est

d é s o rmais moins perçu comme unec o nvention sur l’environnement quecomme un des accords commerciauxm a j e u rs de ce siècle. D e vant l’énormité dese n j e u x , les pays en déve l o p p e m e n t ,l ’ I n d eet la Chine en part i c u l i e r , ont tout inté-rêt à en étudier les implications plutôtque de céder aux pressions occidentalesayant pour but d’obtenir leur adhésion.

Ce texte, signé en décembre 1997,c o n f i rme la déterm i n ation de la com-munauté mondiale à porter un coupd ’ a rrêt aux changements cl imat i q u e scausés par l’action de l’homme. Les pay sen développement sont concernés aupremier chef puisque, selon le gr o u p ei n t e r g o u ve rnemental d’experts sur l’évo-lution du climat (GIEC), ils sont deux

fois plus vulnérables que les pays indus-t rialisés aux conséquences des change-ments climat i q u e s.

Si de nombreux observat e u rs , o c c i-dentaux surt o u t , ont disserté sur l’inef-ficacité probable du protocole, il conv i e n taussi de souligner qu’il néglige les inté-rêts à long terme des pays en déve l o p p e-m e n t . Selon le protocole, les pays indus-t rialisés devront, entre 2008 et 2012,avoir réduit leurs émissions de dioxyde decarbone d’au moins 5% par rapport àl e u rs niveaux de 1990. Le problème estque le respect de cette clause a été assi-milé à une sorte de loteri e , où les pays quise sont engagés sur un taux de réductionplus élevé font figure de beaux joueurs fa c eaux récalcitrants qui plaident pour des tauxi n f é ri e u rs. Il s’agit là d’un écran de fuméedestiné à détourner l’at t e n t i o n : le vraiproblème est que les plus gros émetteurs

de gaz à effet de serr e , les pays indus-t ri a l i s é s , p o u rront continuer à polluergrâce à des subtilités comptables leurp e rmettant de tenir leurs engagements sanspour autant réduire leurs émissions.

Le système repose en effet sur uneannée de référence, qui détermine lequota de gaz à effet de serre pouvant êtreémis par chaque pay s. Celui qui n’en uti-lise pas la totalité peut vendre son excé-dent à un autre pay s. Des estimations ded é p a rt élevées donnent à certains pays unavantage leur permettant de remettrel e u rs engagements à plus tard. Ce méca-nisme a un effet perve rs : il incite les pay sen déve l o p p e m e n t , qui n’ont pour l’ins-tant pas intégré le protocole, à augmen-ter au plus vite leurs taux d’émissions.C ’ e s tpeut-être l’aspect le plus négatif du pro-t o c o l e . Car ceux qui ont adopté des tech-n o l o gies énergétiques moins polluantes

N O T R E P L A N È T E

dossier chaud

Nord-Sud en instituant un mécanisme ded é veloppement propre (CDM) qui inv i t eles pays industrialisés à investir dans dest e c h n o l o gies non polluantes au Sud. S afinalité n’est cependant pas de prêterm a i n - f o rte à ce dern i e r , mais d’aider lesp ays industrialisés à réduire leurs émis-s i o n s , comme ils s’y sont engagés. C a r ,e néchange d’investissements dans des pro-grammes non polluants, les pays en déve-loppement vendent aux pays industri a l i-sés et à des entreprises privées des unitésdites de «réduction cert i fié e » , qui pourr o n tfigurer comme crédits dans les bilanscomptables du protocole.

Le CDM fourmille de manquementsà la morale et d’err e u rs économiques. L erôle des pays en développement dans lalutte contre le changement climat i q u edoit-il se borner à aider les pays déve l o p p é sà tenir leurs engagements? Selon ce scé-

auront des difficultés à réduire leurs émis-sions lorsque les années de référenceseront fixées, et cela leur coûtera encoreplus cher. A l’inve rs e , les pays qui conti-nuent d’utiliser des technologies et desc o m bustibles très polluants y parv i e n-dront avec une relat i ve fa c i l i t é , ce quileur vaudra un satisfecit mondial.

Quelle coopération N o rd - S u d ?M a l gré cela, le Nord met une pressioné n o rme sur les pays en développement pourqu’ils adhèrent au protocole. Le vice-président américain Al Gore l’avait dit onne peut plus clairement à Kyo t o : «Nous nep o u vons signer un accord sans la part i c i p a-tion substantielle de grands pays en déve-l o p p e m e n t.» A i n s i ,l ’ a rticle 12 du protocoleencourage ostensiblement la coopérat i o n

Anil Agarwal et Sunita Narain*

Un iceberg détaché de l’Antarctique. Le réchauffement climatique fera-t-il fondre les glaces polaires?

n a ri o, les pays industrialisés inve s t i s s e n tdans des projets au Sud, sans rien chan-ger à l’intérieur de leurs frontières.

Ce système permet au Nord d’acheterla part i c i p ation du Sud. Mais à quel pri x ?Le Nord a tout intérêt à maintenir le coûtde ces unités aussi bas que possible. L’ a d-m i n i s t r ation améri c a i n e , par exe m p l e ,propose de payer les crédits d’émission aup rix dérisoire de 14 à 23 dollars la tonne,quand le coût d’un programme de réduc-tion des émissions aux Etats-Unis tourn e r a i tautour de 125 dollars la tonne. Le CDMvise en fait à garantir au Nord un vaste choixde projets au plus bas prix dans le Sud. C equi amènera les Etats en déve l o p p e m e n tà se concurrencer pour proposer aux pay si n d u s t rialisés les projets d’inve s t i s s e m e n tles moins coûteux et les plus rentables. U n echose est claire: le changement clima-tique a quitté la sphère de l’env i r o n n e m e n tpour entrer dans celle de l’argent. L’ e s s e n t i e lest de commercer sans restriction et sansse soucier de l’épineuse question des droitsde propriété des pauvres.

Incitation au gaspillageSupposons maintenant que ce systèmedonne des résultats à court terme et queles pays en développement s’ori e n t e n tréellement ve rs des technologies énergé-tiques plus efficaces. Une vision à plus longt e rme pose alors d’autres problèmes: p l u sles pays en développement seront per-f o rm a n t s ,moins les pays industrialisés trou-veront un avantage économique à y inve s-t i r. Il reviendra finalement moins cherpour le Nord d’investir chez lui. Et si lamenace de réchauffement planétaire per-siste – ce qui se produira dans la mesureoù les pays industrialisés n’auront pri saucune mesure chez eux –, les pays en déve-loppement feront alors l’objet de pressionspour réduire à nouveau leurs émissions ded i oxyde de carbone, mais cette fois seulset à un coût plus élevé. Quelle forme dec o o p é r ation institutionnelle se mettra-t-elle alors en place?

Le CDM reste muet sur ce point. I llaisse en suspens l’avenir de la coopérat i o nNord-Sud en matière de changement

* Centre pour la science et l’environnement, N e wD e l h i ,I n d e.

N O T R E P L A N È T E

M e n a c e sp e r s i s t a n t e s

Un concert anti-Pop commence à retentirdans les rangs de la communauté interna-

t i o n a l e. Il ne s’agit pas d’un événement musicalmais des négociations que poursuivent une cen-taine d’Etats en vue de réduire ou d’éliminerl’usage des polluants organiques persistants( Po p ) , substances considérées comme parmi lesplus dangereuses jamais produites par l’homme.Elles englobent des pesticides et des insecti-c i d e s, comme le DDT, et des sous-produits del’activité industrielle, comme la dioxine, massi-vement émise par les incinérateurs de déchets,ou le fura n e, utilisé comme solvant pour lesmatières plastiques ou les résines. Etre exposéaux Pop peut provoquer le cancer, e n d o m m a-ger le système nerveux et altérer les défensesimmunitaires.

Comme l’a souligné le chef d’orchestre despourparlers intergouvernementaux, le Pro-g ramme des Nations unies pour l’environne-ment (Pnue), il existe aujourd’hui un largeconsensus sur la nécessité de réduire l’utilisationde ces produits tox i q u e s. Mais cet accord defaçade ne parvient pas à couvrir les notes dis-cordantes qui s’élèvent entre pays industria-lisés et en développement. Les premiers ont eneffet déjà interdit ou réglementé l’utilisationd’un certain nombre de Po p, dont le DDT.Trente-deux Etats d’Europe et d’Amérique duNord ont même signé,fin juin, deux protocolessur la pollution de l’air visant à renforcer cesm e s u r e s. Ils voudraient donc accélérer le mou-vement à l’échelle mondiale,pour échapper auxconséquences de «l’effet sauterelle»: les pol-luants voyageant d’un bout à l’autre de laplanète via l’atmosphère ou l’eau, seules desmesures globales sont en effet capables d’enlimiter les effets locaux. En face, les pays duS u d , qui continuent notamment à se servir deDDT pour lutter contre le paludisme (plus dedeux millions de morts par an), v o u d ra i e n tque ceux du Nord mettent la main au porte-feuille pour les aider à user d’alternativesmoins dangereuses mais souvent plus coûteuses.

Disons-le tout net:la chanson anti-Pop n’estpas encore au point.Réunis à Montréal (Canada)en juillet dernier, les Etats se sont donnés jus-qu’à la fin du siècle pour en préciser la partition.

L e 10 décembre 1997, les représen-tants de quelque 150 gouve rn e-ments ont adopté in extremis le

protocole de Kyoto après s’être mis d’ac-cord sur un point supplémentaire: n ’ aya n tabouti à aucun consensus sur plusieursquestions clés, ils les négocieraient plust a r d , notamment à Buenos A i r e s , l o rs dela quat rième conférence des parties à laC o nvention-cadre des Nations unies surle changement climat i q u e . Or les Etats sontencore loin de s’entendre si l’on en jugepar les discussions entamées à Bonn (Alle-magne) en juin dern i e r ,l o rs d’une réunionp r é p a r at o i r e .

Selon le protocole de Kyo t o, les pay si n d u s t rialisés (dits de l’annexe 1) devrontréduire leurs émissions de gaz à effet des e rre de 5% d’ici 2008-2012, g é n é r a l e-ment par rapport à leurs niveaux de1 9 9 0 . Cet objectif global masque desengagements très dive rs i f i é s : d i m i n u-tion de 7% pour les Etat s - U n i s , de 8%pour l’Union européenne (avec desobjectifs différenciés pour chaque pay s ) ,la Suisse et la plupart des pays d’Europecentrale et ori e n t a l e , de 6% pour le Ja p o net le Canada; s t a b i l i s ation pour la Rus-s i e , l’Ukraine et la Nouvelle-Zélande etmême augmentation de 1% pour la Nor-v è g e , de 8% pour l’Australie et de 10%pour l’Islande.

La pollutionMais les Etat s - U n i s , qui pèsent pour

e nviron 20% des émissions mondiales degaz à effet de serr e , n’ont accepté cetaccord et ne le rat i f i e r o n t , m a rt è l e n t - i l s ,qu’à certaines conditions. Ils ve u l e n t ,d’une part , «une part i c i p ation substantielle»des pays en développement au protocolede Kyoto (voir ci-dessus) et, d’autre part ,la mise en place rapide d’un marché inter-n ational de «permis d’émissions négo-c i a b l e s » .

Ce système, dont les règles restent àp r é c i s e r , vise à inciter certains pays àréduire leurs émissions en-deça du quotaqui leur est assigné, de manière à pouvo i rvendre la différence. Il permettra dumême coup aux pays gros consomma-t e u rs d’énergie (comme les Etat s - U n i s )et à ceux où les coûts d’abattement des émis-sions sont les plus élevés (comme le Ja p o n ) ,d’acheter à l’étranger les droits de conti-nuer à polluer sur leur propre terri t o i r e .L’objectif est de préserver la compétitivitéde leurs entreprises (en leur évitant decoûteux inve s t i s s e m e n t s ) , e t , dans cer-tains cas,un mode de vie fondé sur une uti-l i s ation immodérée de l’énergi e .

Selon plusieurs sources proches de laMaison blanche, l ’ a d m i n i s t r ation Clin-ton compte respecter au moins les troisq u a rts de ses engagements de réductiond’émissions en achetant des perm i s , e n

c l i m at i q u e . Pire encore, il incite les géné-r ations actuelles des pays en déve l o p p e-ment à négliger le contrôle des émissions,au détriment des générations futures quidevront en supporter le fardeau finan-c i e r.Autre question: comment déterm i n e r

si l’introduction, dans un pays en déve-l o p p e m e n t , d’une technologie plus rentablesur le plan énergétique vise à réduire lesémissions de dioxyde de carbone ou seu-lement à sat i s faire des industriels nat i o n a u xou étrangers en quête de compétitivité?

Emissions mondiales de carbone par grandes régions

S o u r c e : National Energy Information Centre (Etats-Unis)

1990 2000 2010 2020

6

5

4

3

2

1

0

Pays industrialisés

Europe de l’Est/ex-URSS

Pays en développement

N O T R E P L A N È T E

El Niño n emérite passon nom

Il naît dans les eaux du Pacifique tropical,emporte sur son passage récoltes et habita-

t i o n s,provoque des pluies torrentielles,des séche-resses impitoya b l e s,des inondations,des va g u e sde froid, des oura g a n s. . .On le rend coupable detoutes les catastrophes naturelles survenuesr é c e m m e n t .Rien qu’en Amérique latine, il a faitau moins 900 victimes et causé des pertes éco-nomiques supérieures à 20 milliards de dollars.Son nom? El Niño (l’Enfant). Les pêcheurs péru-viens le baptisèrent ainsi parce qu’on en res-sentait les effets à Noël,quand la religion catho-lique célèbre la naissance de l’Enfant Jésus.

Alarmée par des titres dans la presse comme«Attention au Niño» ou «Le Niño nous menace» ,la Croix-Rouge colombienne a lancé une cam-pagne pour donner un autre nom à ce phéno-mène si néfaste.Son inquiétude a grandi lorsque,pour comble de malheur,El Niño s’est doté d’unepetite sœur tout aussi ra va g e u s e, appelée LaN i ñ a . Les Croix-Rouge argentine, b o l i v i e n n e,b r é s i l i e n n e, c h i l i e n n e, é q u a t o r i e n n e, p a ra-g u a y e n n e, p é r u v i e n n e, uruguayenne et véné-zuélienne se sont jointes à cette initiative ens i g n a n t des pétitions, soulignant qu’on ava i tobservé «un malaise indiscutable chez les enfantsdes pays latino-américains, consécutif au faitqu’on associait le mot qui les désigne à la dévas -tation et à la mort».Elles espèrent ainsi que «lepublic et les institutions spécialisées prendrontconscience des conséquences préjudiciables deces excès de langage.»

Le vice-président de la Croix-Rouge colom-b i e n n e, Roberto Liévano Pe r d o m o,a pris la têted’un mouvement qui entend faire du Niño le«Phénomène du Pacifique» , d’après le nomde l’océan où il prend sa source. Mais certainsont fait va l o i r, à juste titre, que cette déno-mination peut aussi prêter à confusion, en s’ap-pliquant à un phénomène qui n’est pas pré-cisément pacifique.

La Colombie est,à ce jour, le seul pays où lanouvelle appellation est utilisée. Et l’Organisationmétéorologique mondiale n’a enregistré aucunedemande officielle pour changer le nom d’ElNiño. ■

à bon marchép a rticulier en Russie. Cet Etat a en effetobtenu à Kyoto de stabiliser ses émissionsd’ici dix ans par rapport à 1990. Or il lesa déjà vu chuter, en grande partie du fa i tde la récession économique. Il disposedonc d’un surplus de «droits à polluer»,qui ne résulte pas d’un réel effort deréduction de ses émissions. Mis sur le mar-c h é , cet «air chaud» , pour employer lejargon des négocia-t e u rs , risque de tirerles prix des permis ve rsle bas. Du coup, l e smontants des inve s t i s-sements nécessairespour accroître l’effica-cité énergétique dansles pays riches n’enparaîtront que plus dis-s u a s i f s.

Les Européens s’ap-puient sur cette analysepour mettre en doute l’efficacité du sys-tème à long term e .Pour eux, comme le sou-ligne le protocole de Kyoto dans son art i c l e17 sans plus de détails, le recours au mar-ché de permis négociables doit venir en sup-plément d’efforts internes de réduction desé m i s s i o n s , mais ne doit pas les remplacer.Que se passera-t-il, d e m a n d e n t - i l s ,q u a n d«l’air chaud» sera épuisé et que les prix desp e rmis augmenteront sur le marché inter-

n at i o n a l , si rien n’a été fait au nive a un ational pour réformer les «secteursri gides» comme les transports? L’ E u r o p evoudrait donc placer cette question de la«s u p p l é m e n t a ri t é» au centre des négociat i o n sde Buenos A i r e s. Selon plusieurs com-m e n t at e u rs , elle craint aussi pour la com-pétitivité de ses entreprises et la pérennitéde son modèle économique. Elle redoute

que la logique mar-chande n’entraînel’érosion de son dispo-sitif de taxes sur l’éner-gi e , au moment mêmeoù certains vo u d r a i e n tle renforcer, n o t a m-ment pour compenserune baisse de la fis c a l i t ésur le travail afin de sti-muler l’emploi.

Comme le rappellele spécialiste améri c a i n

J. W. A n d e rs o n , « le processus de Kyo t oc o n c e rne presque tous les go u ve rnements dela planète et la manière dont leurs peuples fo n tt o u rner leurs industri e s, t ra n s p o rtent mar-chandises et pers o n n e s, c h a u f fent leurs mai-sons et font cuire leur dîner.» Etant donnéles enjeux et leur complexité, les négo-c i ations ne peuvent avancer que lentement.L’essentiel est qu’elles continuent. ■

Sophie Boukhari

En nove m b r e , à Buenos A i r e s , une confé-rence des Etats parties au protocole doitpréciser les principes de ces échangesd ’ é m i s s i o n s. Elle pourrait offrir l’occasionde faire un pas en matière de préservat i o nde l’env i r o n n e m e n t , en proclamant lep rincipe de «droits égaux per capita», q u ireconnaîtrait le droit de chaque individuà émettre la même quantité de gaz à effetde serr e . Une telle initiat i ve ne serait passeulement juste, elle permettrait aussi dese rapprocher de l’objectif final de lac o nvention-cadre sur le changement cli-m atique (à l’ori gine du protocole deKyo t o ) : la stabilisation des concentra-tions de gaz à effet de serre dans l’at m o-s p h è r e . Une approche équitable s’av è r e-rait infiniment plus efficace quel’ingénieuse strat é gie comptable mise enplace par le protocole.

Les discussions de Buenos A i r e sdevront aussi prendre en compte la rapi-dité avec laquelle des pays du Sud se déve-l o p p e n t . Si ceux-ci adhérent au proto-c o l e , ils se ve rront allouer des quotas

d ’ é m i s s i o n s. On peut néanmoins douterqu’ils puissent les utiliser pleinement dansun proche ave n i r. Une solution équitableet préservant l’environnement consisteraità les laisser exploiter ultérieurement la partde quota inutilisée, à mesure que leurs éco-nomies prendront leur essor. Cette dis-position les inciterait à se diriger immé-d i atement ve rs un développement peup o l l u a n t , au lieu de seulement aider les pay si n d u s t rialisés à atteindre leurs objectifs.

Un tel contexte contri buerait à créerun marché mondial pour les technologi e ssolaires occidentales – d’abord dans les pay sen déve l o p p e m e n t , ensuite dans les pay si n d u s t rialisés – qui donnerait un élan àl ’ a d o p t i o n , à l’échelle de la planète, de tech-n o l o gies à taux zéro de pollution. Plus viteces technologies envahiront le secteur del ’ é n e r gi e , plus vite le monde sera enmesure d’éviter la menace des changementsc l i m at i q u e s. A l o rs , les pays en déve l o p-pement auront apporté leur «part i c i p at i o ns u b s t a n t i e l l e » , pour reprendre la form u l edu vice-président des Etat s - U n i s. ■

Le recoursau marché de permis

négociables doit venir

en supplément d’effortsinternes

A P P R E N D R E

Bi e nvenue à l’Ecole polytechniqueTemasek de Singapour, dans lemonde de l’enseignement en ligne.

Cette unive rsité offre le type de serv i c e sauxquels rêve tout étudiant: bases dedonnées dernier cri , c o u rs part i c u l i e rs ,conseils en tous genres. S’il faut le voir pourle croire, nous vous proposons un tour dup r o p ri é t a i r e . Quelques clics sur le réseauI n t e rnet et vous y êtes. . .

Les étudiants du monde entier peuve n ts ’ i n s c rire dans des classes allant de l’in-g é n i e rie au touri s m e , en passant par uneintroduction aux personnages japonais duK at a k a n a . Le temps et la distance ne sontplus un obstacle, les étudiants téléchar-geant des cours conçus sur mesure etb é n é ficiant de soutien scolaire et de mat é-riels à trave rs le courrier électronique, l e sCD-Rom et des bibliothèques électro-niques ouve rtes 24h sur 24. On peut pas-ser les examens, rendre ses exe r c i c e s ,obtenir une consultation privée avec unprofesseur ou rencontrer d’autres étu-d i a n t s , tout en restant confort a b l e m e n tinstallé chez soi.

L’année dern i è r e , des salles de classev i rtuelles de toute forme et de toute tailleont vu le jour un peu partout dans lem o n d e , offrant ainsi de nouvelles oppor-tunités aux unive rsités et aux instituts def o rm at i o n , menacés par la réduction desfinancements publics, et aux étudiants,qui ont besoin d’emplois du temps et dec u rsus plus flexibles pour être compétitifssur le marché du trava i l . Au Mexique,l’Institut de technologie Monterey proposedes cours en ligne qu’il a soit développé lui-m ê m e , soit importé des unive rsités nord-a m é ri c a i n e s. La Banque mondiale part i-cipe à un projet d’unive rsité virtuelle enA f ri q u e . Et s’il est naturel de voir les orga-nismes traditionnels d’enseignement àd i s t a n c e , comme l’Open Unive rsity bri-t a n n i q u e , s’engouffrer dans ce nouveau cré-n e a u ,des écoles prestigieuses s’y inve s t i s s e n ta u s s i . L’ U n i ve rsité Duke des Etat s - U n i souvre ainsi son MBA à une poignéed’hommes d’affaires intern ationaux tri é ssur le vo l e t ,m oyennant des frais de scola-rité s’élevant à 85 000 dollars.

La matière griseLe développement considérable de l’enseignement virtuel bouleverse les relations entre les mondes de l’entreprise et de l’éducation, devenus à la fois partenaires et concurrents.

Cet enseignement à distance est bienloin des cours par correspondance d’an-t a n , dont la vo c ation était d’offrir uneseconde chance à ceux qui avaient échouéou ne pouvaient simplement pas accéderaux circuits traditionnels. Il représente bienplus qu’une issue de secours poura p p r e n d r e . C’est un marché prometteurpour les entreprises inform atiques et det é l é c o m m u n i c at i o n s , qui se concurr e n c e n tpour distri buer ces services à gr a n d eé c h e l l e , c’est-à-dire pour fournir sys-tèmes par sat e l l i t e ,p l at e f o rmes de gestionou cartes à puce. De l’Allemagne à laM a l a i s i e , les géants négocient les coûts detransmission avec les établissements d’en-seignement publics et pri v é s , d é s o rm a i sconsidérés comme des partenaires pardes firmes comme Microsoft ou A p p l e .

Prenons le cas de la We s t e rn Gove rn o rsU n i ve rsity (WGU), fondée en 1997 par plu-s i e u rs gouve rn e u rs de l’Ouest des Etat s -Unis. Convaincus que le système éducatifclassique ne répond plus ni aux besoins desemployeurs ni à ceux des étudiants,ils ontcréé leur propre «unive rsité virt u e l l e » , e nassociant des unive rsités et des entrepri s e s.Son comité consultatif réunit ainsi des éluset des dirigeants de sociétés comme Micro-s o f t ,A p p l e , Sun Microsystems, IBM et sur-tout AT & T, un géant mondial des télé-c o m m u n i c at i o n s , qui a donné plus de7 50 000 dollars.Avec un tel soutien, les gou-ve rn e u rs ont pu élargir leur horizon et négo-cier des accords de coopération avec desfournisseurs étrangers,universités et com-pagnies de télécommunications,au Japon,

au Royaume-Uni,au Canada,au Mexiqueet en Chine.

«Tout comme les échanges commerciaux,l’enseignement déborde de plus en plus du cadredes frontières nat i o n a l e s, explique ReidarR o l l , du Conseil intern ational pour l’en-seignement à distance (ICDE), un orga-nisme qui regroupe des instituts de for-m ation et des entreprises de plus de 130p ay s. Un marché global de l’enseignement esten train d’émerge r.» R. Roll ne semble passe poser de questions sur la nature de cem a r c h é , a l o rs que ceux qui env i s a g e n tl’enseignement non comme un simpleproduit mais comme devant relever d’uneresponsabilité publique, s’en offusquent.Dans ce nouvel âge électronique de l’en-seignement à distance, la limite entre less e c t e u rs public et privé est flo u e .A l o rs quece sont les unive rsités qui, à trave rs leursd é p a rtements en recherche et déve l o p-p e m e n t , ont rendu l’enseignement enligne technologiquement possible – sou-vent avec le soutien financier des entre-p rises –, c’est le secteur privé qui fourn i tles composants nécessaires à la réalisat i o nde ces campus virt u e l s.

Même le contenu des cours est conçuen fonction du marché. La plupart des étu-diants ne s’inscri vent pas en philosophieou en histoire de l’art , mais dans des dis-ciplines comme la gestion, la fin a n c e ,l ’ a n-g l a i s , les technologies de l’inform at i o n ,l ’ e n-seignement ou la médecine. L’ i n s é c u ri t édu marché du trava i l , la nécessité, pour res-ter performant dans la course à l’emploi,de constamment réactualiser un savo i rdont la durée de vie est toujours plusc o u rt e , donnent à l’enseignement en ligneun potentiel de développement énorm e .En Finlande, par exe m p l e , l’OCDE noteque 45% des actifs âgés de 25 à 64 ans pas-sent par la form ation professionnelle pen-dant un an. Et si au Canada ils ne sont que2 8 % , ce taux représente tout de même unedemande considérable.

«Les gens veulent acquérir des compé-tences directement transposables sur le mar-ché du trava i l, souligne John Mallea, u ne x p e rt canadien auprès de l’OCDE. E nEurope centrale et de l’Est, on n’avait jamais

Tout comme leséchanges commerciaux,

l’enseignementdéborde de plus enplus du cadre des

frontières nationales

A P P R E N D R E

vendue en lignevu autant de gens étudier le commerce inter-n at i o n a l , le droit européen, la finance, l ’ i n-fo rm atique et l’anglais. Jusqu’à la cr i s emonétaire de l’an dern i e r, l’Asie était, en lam at i è r e , un territoire en très fo rte expan-s i o n , avec plus de 50 cursus de haut nive a uproposés à Hong-Kong, dont beaucoup parc o rr e s p o n d a n c e.» Dans le même temps,des accords régionaux conclus en A m é-rique du Nord, en Europe et en Asie duSud-Est ont ouve rt la porte au libre-échange dans les services éducat i f s ,p a r-ticulièrement dans le domaine de l’ap-p r e n t i s s a g e , considéré comme moinssensible que l’enseignement primaire ousecondaire pour l’autonomie nat i o n a l e .«L’enseignement est un service comme una u t r e» , estime un fonctionnaire de l’Or-g a n i s ation mondiale du commerce, e nrappelant que 30 pays – du Ghana à la Nor-vège – ont signé les accords du GAT S(Accord général sur le commerce des ser-v i c e s ) , qui garantissent aux fourn i s s e u rsé t r a n g e rs un accès équitable aux mar-chés de l’enseignement.

Des projets à la réalitéPour le meilleur ou pour le pire, le libremarché de l’enseignement en ligne estencore loin d’être une réalité, car il estlimité par une bat t e rie de barri è r e s.To u td ’ a b o r d , le pouvoir de délivrer les accré-d i t ations académiques reste aux mains desa u t o rités nationales et donc va rie beau-coup d’un pays à l’autre. L’absence destandards technologi q u e s , les modes det a x at i o n , la propriété intellectuelle consti-tuent d’autres obstacles. Une firme aus-tralienne doit-elle payer des impôtslocaux pour des cours vendus en Malai-sie? Un étudiant mexicain inscrit dans uneu n i ve rsité canadienne acquitte en géné-ral des frais de scolar ité supéri e u rs àceux payés par son homologue canadien.Cette règle doit-elle aussi s’appliquer àses compat riotes qui suivent un ensei-gnement en ligne avec cette même uni-ve rsité? Enfin, comment les enseignantsp e u vent-ils protéger leurs droits de pro-p riété intellectuelle sur des cours diffu-sés dans le monde entier?

Une multitude de groupes de travail etde foru m s , au sein d’unive rsités et d’or-g a n i s ations intern at i o n a l e s ,se sont at t a q u é sà ces problèmes. Le secteur privé y apport eégalement sa contri bu t i o n , par le biais des u b ventions ou de conseils techniques,

L’enseignement en ligne révolutionne le monde de l’éducation et constitue un marché lucratif pour le secteurinformatique et des télécommunications.

A P P R E N D R E

Le Brésil se met a

l ’ e s p a g n o lLes jeunes Brésiliens ne peuvent plus se

contenter de l’anglais, ils doivent aussiapprendre l’espagnol.Cette proposition du séna-teur José Fogaça,membre du Parti du mouve-ment démocratique brésilien (PMDB), a reçul’aval de la Chambre haute du parlement,qui aadopté un projet de loi rendant obligatoire l’en-seignement de l’espagnol dans toutes les écolespubliques secondaires du pays. Le Congrès doitmaintenant se prononcer définitivement.

Selon le ministère de l’Education, le progra m m ec o n c e r n e ra 6,5 millions d’élèves et il mobiliseraau moins 200 000 enseignants.Aussi l’entrée enapplication de cette loi, dont le texte original estdû à l’ancien président et actuel sénateur ItamarFra n c o, s ’ é c h e l o n n e ra-t-elle sur cinq ans.

L’idée d’imposer l’enseignement de l’espa-gnol a fait tranquillement son chemin.Le séna-teur Pedro Simón (PMDB) proposait dès 1995de rendre son apprentissage obligatoire, m a i suniquement dans les Etats fédérés frontaliersde l’Uruguay, du Pa raguay et de l’Argentine,pays qui,avec le Brésil, font partie du Marchécommun du Sud de l’Amérique (Mercosur).

Depuis que le Brésil est membre de cetteo r g a n i s a t i o n , l’espagnol y progresse en effetà vue d’œil, et son enseignement est réclamépar des écoles qui poussent comme des cham-pignons dans les principales villes du pays, a l o r sque le «portugnol», mélange de portugais etd ’ e s p a g n o l , est devenu langue de tra vail dansles milieux diplomatiques de Brasília et lescercles d’affaires de São Pa u l o.Des enjeux éco-nomiques évidents se cachent donc derrièrece projet éducatif. Selon le sénateur Fo g a ç a ,la nouvelle loi «contribuera à former une véri -table communauté latino-américaine» quii n t é g r e ra le Brésil, unique géant lusophone dansune région entièrement hispanophone.

Langue officielle de 21 pays, p ratiqué par413 millions de personnes, l’espagnol arriveen quatrième position dans le monde, a p r è sle chinois, l’anglais et le hindi. Il s’affirmeaussi de plus en plus comme seconde langueaux Etats-Unis. ■

dans l’espoir d’aider à la mise en œuvred’une libre circulation des serv i c e s.

Même s’il est trop tôt pour faire desprévisions pointues sur l’évolution dumarché de l’enseignement en ligne – lese s t i m ations va rient d’un à quatre mil-liards de dollars en l’an 2000 –, c e rt a i n scraignent que les entreprises ne finissentpar remplacer les organismes de form a-t i o n . «Microsoft pourrait décider de créerune unive rsité concurr e n t e, a f f i rme R. R o l l ,ou bien Harvard pourrait s’allier à des entre-p r ises en leur offrant sa renommée intern a-t i o n a l e. Je crois que ces projets existent.» JimKu h r , le directeur du département édu-c ation de Microsoft pour le monde entier,modère ce point de vue: «Nous ne nous consi-dérons pas comme une entreprise d’ensei-g n e m e n t , car nous nesommes pas experts enp r ogrammes scolaires et enp é d a gogi e. Nous avo n sp ri v i l é gié le part e n a ri atavec de vrais spécialistes.Notre intérêt est de fo u r-nir l’infra s t ru c t u r e ,comme les systèmes der é s e a u , les données par-tagées et le courrier élec-t r o n i q u e , autant d’élé-ments indispensablespour que l’enseignementà distance fonctionne bien. »

Si les unive rsités de renom consti-tuent une cible commerciale évidente, J.Kuhr reconnaît que ce sont les pays end é veloppement de l’Asie et de l’Amé-rique latine qui représentent le plus gr o sp o t e n t i e l . «La demande des étudiants y esttellement fo rte que les go u ve rnements n’ontpas les moyens de construire des campus endur afin d’y répondre. Ils env i s a gent la sociétéde l’info rm at i o n , et en particulier l’ensei-gnement en ligne, comme le moyen de déve-lopper leur pay s, mais ils ont besoin de trou-ver les investissements nécessaires pourfinancer l’infra s t ru c t u r e. »

L’intérêt d’AT&T pour l’enseignementen ligne se situe à plusieurs nive a u x . «N o u svoulons que les gens comprennent les techno-l ogies que nous concevo n s, explique Mari l y nR e z n i c k , qui travaille pour la fondation dece géant des télécommunicat i o n s. Il estaussi de notre intérêt de soutenir financièrement,et en toute philanthropie, les unive rsités danslesquelles nous fo rmons nos salari é s,r é a l i s o n snos travaux de recherche et déve l o p p e m e n t ,e tr e c ru t o n s. Il peut arri ver également que nousdemandions à une unive rsité si elle est capablede fo u rnir les employés dont nous avons besoin.Si ce n’est pas le cas, nous l’aidons en luidonnant les moyens de développer les fo rm a-tions appropri é e s. Mais il ne nous viendra i tjamais à l’esprit de leur apprendre à enseigner.Nous ne sommes pas en concurr e n c e. »

«Je ne suis pas sûr qu’une entreprise vo u sd é vo i l e rait sa strat é gi e, riposte To ny Bat e s ,le directeur du département d’enseigne-ment à distance et de technologie de l’Uni-ve rsité de Colombie bri t a n n i q u e , a uC a n a d a , et si elle l’a fa i t , cette strat é gie peutc h a n ge r.Par exe m p l e ,c e rtains de nos cours enligne sont actuellement bénéfic i a i r e s.Mais quisait ce qu’il adv i e n d ra quand la nouvelle tra n s-p i r e ra ?» Le secret de la réussite de cette uni-ve rsité réside dans la sélection qu’elle opèresur des demandes très spécifiq u e s. «Po u ro f f rir un cours de microbiologi e , il nous fa u to f f rir plus que nos concurr e n t s, comme avo i run prix Nobel dans notre équipe par exe m p l e ,or ce n’est pas le cas, remarque T. B at e s. E nr e va n c h e ,nos relations avec l’industrie fo r e s t i è r enous permettent de proposer des cours sur les

m é t i e rs du bois en Indoné-sie et en A u s t ra l i e , o ùé m e r ge un marché régi o-nal de sous-produits dub o i s. Me voilà en train dep a rler comme quelqu’unqui essaierait de diri ge rune entrepri s e ,et je me sur-prends à aimer ce rôle,r e l è ve - t - i l . C’est à causede notre go u ve rnement quinous demande de dépendrede moins en moins desi m p ô t s. Ce n’est pas la

conséquence inéluctable des lois du marché,mais une décision politique. »

Cela dit, il existe une différence entresouci de rentabilité et recherche effrénéedu profit. «Il faut se demander quel est le rôled’une unive rsité financée par l’argent public,p o u rsuit T. B at e s. Il est difficile de justifier queles taxes aillent à l’enseignement si le secteurp rivé peut s’en charger aussi bien que le secteurp u b l i c.Mais les gens ont besoin qu’on les éclairesur les objectifs poursuivis par les politiques go u-ve rnementales et par le secteur pri v é .Q u e l q u ’ u ndoit avoir l’indépendance d’esprit de poser laquestion suiva n t e : q u i , dans la société, r é c o l t edes bénéfices?» Reste la question de l’équité:«C e rtains domaines ne ra p p o rteront jamaisd’argent,comme l’enseignement pour les han-dicapés ou la fo rm ation de trava i l l e u rs sociaux,c’est là que le go u ve rnement doit interve n i r,pour faire en sorte que tous les secteurs de lasociété soient aussi bien servis que possible» ,conclut-il. ■

Amy Otchet

Sites utiles:Te m a s e k :o l e. t p. a c. s gOpen Univers i t y :w w w. o p e n . a c. u kD u ke Univers i t y : w w w. f u q u a . d u ke. e d uW G U : w w w. w e s t g o v. o rgI C D E :w w w. i c d e. o rgM i c ro s o f t :w w w. m i c ro s o f t . c o m / e d u

Il est difficile dejustifier que

les taxes aillent àl’enseignement si le

secteur privé peut s’encharger aussi bien que

le secteur public

Droits humains:une conquêteinachevéeLe respect des droits humains a fait d'immenses pro g r è s,insistent les uns. Ils sont encore malmenés un peu partout, et leretour en force du libéra l i s m e, qui se déploie désormais surl'ensemble du globe, menace les acquis, soulignent les autre s.P rogrès ici, r é g ressions ailleurs, nouvelles re v e n d i c a t i o n sp a r t o u t , à mesure que le monde change. Qui se bat aujourd ' h u i ,et comment, pour défendre la dignité humaine et donner corps àl ' a s p i ration universelle au mieux-être? Que font les Etats, l e sc i t o y e n s, les instances internationales, pour promouvoir desd roits dont trop d'habitants de la planète sont encore privés? La mondialisation rend-elle le combat plus facile ou plus rude?Une certitude dans cet océan de questions: la longue bataillepour la conquête de «tous les droits pour tous» est encore loind ' ê t re achevée.

Ceci est l’ensemble desd e v o i r s : ne traite pas lesautres de telle façonque si tu recevais lemême traitement celate ferait souffrir.

Mahabarata.Inde

A ucune région du globe n’est aujourd’hui àl ’ a b ri de l’éclatement de conflits arm é s ,d eviolations flagrantes et systématiques des

droits humains et de la négation des libertés fon-damentales. Où en sont donc les droits et les liber-tés et à l’aide de quels outils peut-on juger de leur res-pect? Laissons de côté une vision purementq u a n t i t at i ve , qui se contenterait de comptabiliserl e u rs violations commises jour après jour. Une telleapproche serait en effet équivoque car, entre l’ab-sence de massacres, de disparitions ou de déten-tions arbitraires et le respect total des droits humains,il existe d’innombrables situations interm é d i a i r e soù l’absence de délit ne suppose pas l’exercice effec-tif de la justice. L’intimidation ou le chantage peu-vent aussi créer une apparence d’ordre.

La Déclaration unive rselle des droits del’homme,les pactes et autres instruments interna-tionaux constituent le cadre normatif et théoriquedes conquêtes en matière de droits humains et del ’ é l a r gissement systématique de ce concept au cours

Une longuem a rc h eFrancisco Soberón*

La défense des droits humains est un inlassable combat.Face à tous les arbitraires, mais aussi face aux nouveauxdéséquilibres mondiaux qui remettent en cause les succèsobtenus, la société civile internationale se mobilise.

des 50 dernières années.Approuvée en 1948 par lacommunauté intern ationale comme norme com-mune reconnaissant les droits inaliénables de toutesles personnes dans tous les pay s , la déclaration uni-ve rselle répondait alors au souci de la communautéinternationale de mettre fin à l’horreur des guerresm o n d i a l e s. Par la suite, la lutte pour les droitshumains s’est aussi révélée être une arme puissantepour anéantir les régimes totalitaires comme ceux del’Europe de l’Est, de sanglantes dictatures militairessur tous les continents, et pour freiner l’autori t a-risme des gouve rnements dans les Etats considéréscomme des démocrat i e s.Ce combat a été porteur ded é m o c r at i e , si l’on entend par ce terme non pas seu-lement une forme de gouvernement,mais aussi unespace permettant l’exercice des libertés fonda-mentales. Nous avons tous en mémoire la manièredont l’opinion publique intern ationale a contri bu é ,par ses reve n d i c ations incessantes, à la chute desrégimes de Marcos aux Philippines,de Somoza auN i c a r a g u a ,de Pinochet au Chili, de Pol Pot au Cam-bodge ou de l’apartheid en Afrique du Sud.

« Tous les droits pour tous», tel est en défini-t i ve le message de la déclaration unive rs e l l e ,t e l l eest la référence propre à évaluer nos succès.

* Président de l’Association des droits humains du Pérou,vice-président de la Fédération internationale des ligues desdroits de l’homme.

Il a fallu attendre 1994 pourque tous les Sud-Africainspuissent voter librement.

Ici au Transkei.

Une multitude de tra i t é s. . .peu re s p e c t é s

Si tous les Etats membres des Nations unies déci-daient de respecter les règles internationales

concernant les droits humains édictées depuis lad é c l a ration universelle de 1948, leurs citoyensvivraient tous à l’abri de l’arbitraire. Des dizaines dec o n v e n t i o n s,de pactes et de déclarations ont en effetété signées et ratifiées depuis un demi-siècle, visantà protéger les individus et les groupes des violencespolitiques et économiques dont ils pourraient êtrevictimes.

C o n t rairement à ce que pourrait laisser croirela dégradation des conditions de vie d’une bonnepartie de la population de la planète, les Nationsunies se sont préoccupées,dès le début des années5 0 , de renforcer la législation internationale enmatière de droits économiques et sociaux. C ’ e s tdans ce domaine qu’ont été signés les premiers tra i-t é s, dont la Convention sur la liberté syndicale etla protection du droit syndical (1948), bientôt sui-vie par la Convention sur l’égalité de rémunéra-tion (1951) et celle sur l’abolition du tra vail forcé( 1 9 5 7 ) . Pour autant, les droits civils n’ont pas étéo u b l i é s : la Convention de Genève relative au tra i-tement des prisonniers de guerre était signée en1949 et la Convention internationale sur l’élimi-

nation de toutes les formes de discriminationraciale adoptée en 1965. Les femmes ont égale-ment vu très tôt leurs droits réaffirmés par des textesinternationaux comme la Convention sur les droitspolitiques de la femme (1952) ou la Conventionsur le consentement au mariage, l’âge minimumdu mariage et l’enregistrement des mariages( 1 9 6 2 ) .

Il a toutefois fallu attendre 1966 pour que deuxtextes essentiels, le Pacte international relatif auxdroits civils et politiques et celui concernant les droitsé c o n o m i q u e s, sociaux et culturels, soient promulguéspar les Nations unies.D e p u i s, l’action normative inter-nationale en matière de droits humains ne s’est pasra l e n t i e, de la Convention sur l’élimination de toutesles formes de discrimination à l’égard des femmes(1979) à celle contre la torture et autres peines ou tra i-tements cruels, inhumains ou dégradants (1984) et laConvention relative aux droits de l’enfant,adoptéeavec un bel unanimisme en 1989.Plus de 30 conven-t i o n s, sans compter la déclaration universelle, les deuxpactes de 1966 et les innombrables déclarations nonc o n t ra i g n a n t e s,ont ainsi été adoptées depuis 1968.

La plupart des Etats ont signé et ratifié ces textesqui les engagent.Cela ne veut pas dire qu’ils les res-

p e c t e n t . D’autant qu’ils peuvent se soustraire entoute légalité à la règle commune grâce à la pra t i q u efort commode des réserves, qui permet à un Etat derefuser certains passages du traité tout en acceptantles autres. C’est ainsi que la quasi-totalité des paysmusulmans ont émis, au nom du respect des prin-cipes islamiques, des réserves aux conventions rela-tives aux femmes qu’ils ont signées, les vidant de cefait de leur substance. Les Etats ayant accepté lesconventions dans leur totalité et en ayant fait passerles prescriptions dans les législations nationales sonten réalité fort peu nombreux.D’autres y ont apposéde mauvais gré leur paraphe et utilisent toutes lesressources de la procédure internationale pour lesrendre, chez eux,nulles et non avenues. ■

Aucun Etat n’en réfute la validité car tous l’onta p p r o u v é . Mais cela va-t-il au-delà de la simplereconnaissance officielle? Lorsqu’un Etat signela déclaration unive rs e l l e , il s’engage à observe rles droits explicitement formulés dans ses art i c l e s ,à les faire respecter et à sanctionner les per-sonnes qui les violent. En général, les Etats intè-grent les instruments juridiques intern at i o n a u xdans les légi s l ations nat i o n a l e s , mais il arri veaussi que la faiblesse des systèmes judiciairesn ationaux et la corruption généralisée de la classepolitique transforment leur mise en œuvre en unvœu pieux. Ce n’est donc pas l’existence destextes constitutionnels qui définit la démocrat i e ,mais l’instauration d’un Etat de droit, avec desinstances et des moyens de recours qui garantis-sent leur application au profit des citoye n s.

Cela dit, face à une opinion internationale cri-tique et vigi l a n t e , aucun Etat , aucun gouve rn a n t ,aucune autorité politique,militaire ou judiciaire nese risquerait aujourd’hui à nier l’existence de cesdroits fondamentaux. Le progrès le plus remar-quable de ces dernières années réside dans le degr éde conscience qu’ont atteint des millions d’indivi-dus dans le monde entier. Les citoyens des régionsles plus reculées, tout en ignorant le contenu de lad é c l a r ation unive rs e l l e , r e vendiquent néanmoinsles «droits humains», comme on a pu le constat e rdans de nombreuses communautés rurales de larégion andine d’Amérique latine.

Grâce à l’existence,au dynamisme et à la vo l o n t éde milliers d’associations – depuis l’action des fa m i l l e sdes victimes de violations jusqu’aux organisat i o n sde portée intern ationale –, des batailles qui sem-blaient perdues d’avance ont été gagnées.On assisteà l’émergence d’une culture mondiale des droitshumains fondée sur la reconnaissance implicite del ’ e xercice par les organisations de citoyens d’un droitde surveillance du comportement des Etat s.

Cette prise de conscience croissante de la sociétécivile ne peut manquer de se répercuter sur la poli-tique des gouve rnements et permet de nouve a u xp r o grès en matière de mécanismes et d’instru m e n t sj u ridiques intern at i o n a u x . La lutte des femmes contreles discri m i n ations dont elles font l’objet est un bone xemple de ce type d’évo l u t i o n . L’adoption par lesN ations unies, en 1967, d’une déclaration spécifiq u epour la protection et la reconnaissance des droitsdes femmes,ainsi que la conférence de Bei-jing de 1995 et l’entrée en vigueur deses dispositions, représentent des pro-grès remarquables en faveur de lacondition féminine,qui résultenten grande partie de l’action mili-tante sur le terr a i n .

Mais l’apparition d’uneconscience éthique mondiales’accompagne de nouvelles frac-t u r e s , qui sont en train de trans-f o rmer le paysage politique et

Grâce audynamisme de milliersd ’ a s s o c i a t i o n s,des batailles qui semblaientp e rdues d’avanceont été gagnées

Des dictatures militaires les plus brutales...

économique de la planète.La globalisation accélé-rée,le triomphe du marché au détriment des régu-lations sociales et du rôle de l’Etat,la priorité don-née à la productivité et à la compétitivité sur l’équité,l ’ a f faiblissement des Etat s - n at i o n s , l’émergence den o u veaux blocs économiques, sont quelques-unsdes aspects les plus marquants de cette mutation.

Pour l’instant, le processus de mondialisat i o nn’est pas synonyme d’accès pour tous à des va l e u rsu n i ve rselles communes. Mais en même temps qu’ila g gr ave les phénomènes d’exclusion et de polari s a-tion sociale, il crée un cadre favorable au déve l o p-pement des mécanismes intern at i o-naux de protection des droits humains.C’est l’une des principales ambiguïtésde la situation actuelle, dont il fa u d r ad é s o rmais tenir compte, car la per-ception que les individus ont de leursdroits est en train de changer, a i n s ique le milieu dans lequel ceux-cis ’ e xe r c e n t . Il convient donc de s’in-t e rroger sur la réalité des avancées enm atière de libertés et de droits fonda-mentaux au cours de ces 10 dern i è r e sannées de croisade libérale. Ont-ils progressé demanière signific at i ve? La réponse est généralementn é g at i ve ,notamment parce que ce qui est en train deremplacer l’Etat fort , ce n’est pas un Etat modestemais efficace, mais un Etat fa i b l e , qui a tendance àg o u ve rner en se basant sur les liens politiques, l ac o rruption et le clientélisme.

Dans ce nouveau décor,deux éléments essentielssont susceptibles d’assurer le progrès des droitshumains dans le monde: la reconnaissance de leurcaractère indivisible et la lutte contre l’impunité.L e smanœuvres juridiques et les méthodes de propa-g a n d e , s o u vent illégales et violentes, protègent trops o u vent les responsables – intellectuels et politiques– et les auteurs directs des crimes les plus épouva n-tables contre des personnes et contre l’humanité.

L’impunité en est venue à être autorisée par la loi,dans le but d’exonérer les militaires de leurs respon-s a b i l i t é s. Dans la plupart des cas, l’octroi de l’impu-nité a été le fruit de négociations entre des gouve r-nements élus démocratiquement et des militaires quiabandonnaient le pouvo i r , ou entre des organisat i o n smilitaires insurgées et des gouve rnements transitoiresaprès des périodes de violence intérieure (comme cefut le cas entre les guérillas du Salvador et du Gua-temala d’un côté, les gouve rnements et les forcesa rmées de ces pays de l’autre).S ’ attaquer à l’impunitéexige de prendre des mesures concrètes pour connaître

la véri t é , rendre la justice et indemni-ser correctement les victimes ou leursfa m i l l e s.Pour pouvoir tourner la page,il faut déjà l’avoir lue.

Cela suppose aussi l’édific at i o nd’un nouvel ordre intern at i o n a l ,car lesmécanismes producteurs de l’impu-nité et de l’arbitraire sont à l’œuvre nonseulement dans les pays eux-mêmes,mais aussi au niveau intern at i o n a l ,puisque les grandes puissances modi-fient souvent les règles du jeu en fonc-

tion de leurs intérêts politiques ou de leurs impérat i f sé c o n o m i q u e s , en condamnant ou en pardonnant lesc rimes des Etats selon qu’il s’agit de pays «ennemis» oud’«alliés» potentiels.

Quant au principe de l’indivisibilité, il expri m eavant tout le rejet d’une hiérarchisation des droitshumains en même temps qu’une reconnaissance dur a p p o rt entre les libertés individuelles et les condi-tions économiques et sociales nécessaires à leur exe r-c i c e . En ce sens, la perte des droits économiques,sociaux et culturels qui affecte les trava i l l e u rs depresque tous les pays est actuellement l’un des aspectsles plus préoccupants de la question. La baisse dup o u voir d’achat , les mauvaises conditions de trava i l ,la précari t é , la perte de couve rture sociale pour desmillions de pers o n n e s , qui se traduisent par la crois-sance des phénomènes d’exclusion, constituent unrecul pour l’ensemble des droits humains, dans lamesure où le sous-développement offre un terr a i npropice aux violations des droits fondamentaux, e tretarde la form ation d’une société civile capable dedialoguer avec l’Etat . Non seulement cela déve l o p p el’individualisme et le sauve - q u i - p e u t , mais favo ri s el’absence de protection juridique qui, au contraire,existe pour les droits civils et politiques.

Le cinquantenaire de la Déclaration unive rs e l l e ,le 10 décembre prochain, sera l’occasion de réflé c h i raux progrès réalisés et de renouveler l’engagementde la communauté intern ationale et des citoye n sface à la tâche énorme qui nous attend. La lecturequotidienne des journ a u x , les images de la télévision,nous rappellent qu’il n’y a pas lieu de nous féliciter,ni de tomber dans l’autosatisfaction.Toutefois, lam o b i l i s ation active et croissante des défenseurs desdroits humains au sein des ligues nationales et desorganisations mondiales,souvent à leurs risques etp é ri l s , constitue aussi un motif d’espoir. C e l aconfirme que les peuples ne sont pas prêts à aban-donner aux mains des gouvernements ou des ins-tances internationales leur aspiration à un mondeplus juste,plus fraternel et plus solidaire. ■

Ce que tu détestes, n ele fais pas à tonc o m p a g n o n . Vo i l àl’essentiel de la loi, l ereste n’est quec o m m e n t a i r e s.

Talmud.Judaïsme.

Le cinquantenairede la déclara t i o nu n i v e rselle sera

l’occasion der é fléchir aux

p rogrès réalisés

...à l’infantilisation des masses, l’imagination des pouvoirsautoritaires est inépuisable.

Dans quel monde vivons-nous aujourd’hui?Le début de la décennie 90 a vu s’écrouler unsystème mondial partagé entre deux zones

d ’ i n flu e n c e , dont le seul mérite est d’avoir réussi àc i r c o n s c rire géographiquement les conflits pendantprès d’un demi-siècle. Mais l’ordre de Yalta était unordre de la terr e u r.En 1989-90,la donne géopolitiquec h a n g e , sans qu’aucune autre vision planétaire nevienne combler le vide ainsi créé.Ceux qui,à l’époque,ont cru que feu le communisme serait automat i q u e-ment et partout remplacé par la démocratie se sontt r o m p é s. Ce sont plutôt des nationalismes port e u rsde tensions ethniques qui ont prospéré sur sesd é c o m b r e s. Cette évolution a favo risé une multipli-c ation des conflits dont les responsables jouissent del’impunité si leurs actions conviennent aux intérêtsd o m i n a n t s. Car la vieille pratique du «double stan-d a r d » , c’est-à-dire d’une appréciation à géométri eva riable du respect des droits élémentaires des citoye n spar les différents Etats du globe, n’a guère été affec-tée par les bouleve rsements de la fin des années 80.Les années 90 ont constitué une rupture géopoli-t i q u e , mais personne n’a su répondre aux nouve a u xdéséquilibres en substituant,autant que faire se pou-va i t , la force du droit à celle des arm e s.

Les droits humains et la démocratie n’ont doncpas gagné grand-chose à ce changement de décor.M a l gré l’inflation des déclarations et des colloquessur ces thèmes, ils sont loin d’être devenus une com-posante importante de la pratique des relat i o n si n t e rn at i o n a l e s. Il n’est toujours pas nécessaire d’êtredémocrate pour être un ami de l’Occident. Avant1990,il suffisait d’être anticommuniste pour figu-rer parmi nos alliés, ce qui nous a, quand le com-munisme s’est effondré,encombrés d’«amis» deve-nus à la fois inutiles et imprésentables. Puis vint letour de l’antiterr o ri s m e . Le terr o risme existe bien sûret il est dangereux, mais il a suffi de se proclamer anti-t e rr o riste pour faire partie de nos amis. S o u t e n uau-delà de toute raison au prétexte qu’il se battaitcontre un Etat terroriste,Saddam Hussein a sym-bolisé dans les années 80 cette nouvelle cécité.A u j o u r d ’ h u i , pour être un ami de l’Occident, il suf-

fit d’appliquer les règles de la bonne gouvemance etde l’économie de marché. Le problème à chaquef o i s , c’est que la condition mise au soutien occi-dental est peut-être juste, parfois nécessaire, j a m a i ssuffisante.

Parallèlement,on a multiplié les impossibilitéssupposées à l’exercice de la démocratie,en préten-dant par exemple que l’Afrique est trop pauvre pourêtre démocratique ou en légi t i m a n t ,s u rtout en A s i e ,l’alibi du relativisme culturel, totalement démenti parla réalité. Dès qu’on leur donne le choix, les Asia-tiques se comportent en effet comme les autres:en1 9 9 2 , les citoyens du Myanmar ont massive m e n tvoté pour Aung San Suu Kyi et contre la junte nili-taire. L’ultime autel sur lequel nous sommes prêtsà tout sacri fier est la stabilité, e f f e c t i vement plusprésentable que la simple défense de nos intérêtsé c o n o m i q u e s. Là encore, l’Occident est prêt à déli-vrer des cert i fic ats de bonne conduite à ceux quisemblent la garantir. Il est vrai que la guerre est unobstacle de taille au déve l o p p e m e n t , mais at t e n t i o nà la stabilité des cimetières!

Emma Bonino.

Pour un nouveauréalisme Emma Bonino*

Depuis 1995, date de sa nomination comme commissaire européenne,on voit l’Italienne Emma Bonino sur tous les fronts. Militante des droits humains depuis qu’elle est entrée en politique, elle prend ici parti pour l’instauration de relations internationales aux antipodes du cynisme dominant.

Il n’est toujourspas nécessaired’être démocratepour être un amide l’Occident

* Commissaire européenne à l’aide humanitaire,à la pêche et auxconsommateurs.

Nous continuons donc de sacri fier quotidien-nement à la realpolitik. Seules les raisons invoquéespour la justifie r , hier l’anticommunisme, a u j o u r-d’hui la bonne gouve m a n c e ,ont changé. Mais s’agi t -il vraiment de r e a l p o l i t i k? Ne succombons-nous pasplutôt à une illusion autoritaire due au fait que noussommes davantage séduits par des hommes fort sque par des institutions solides? Le meilleur exe m p l ede cette dérive réside dans le traitement que nousavons longtemps réservé aux «tigres» asiatiques entenant compte de leurs seules performances éco-n o m i q u e s. Or il est faux d’affirm e r , comme on lefa i t , que la croissance économique conduit auto-matiquement à la démocratie.Dans le cas de nom-breux pays asiat i q u e s , non seulement le type decroissance choisi a compromis les chances d’und é veloppement durable,mais il a réduit celles d’unetransition démocratique non violente et légale.M a i sl’on n’apprend rien de l’histoire. Nous avions eneffet à peine fini de nous tromper sur les «tigr e s »que nous nous sommes inventé des «lions» afri c a i n s ,sans que personne ne dise un mot sur le fait quenos nouveaux amis interdisent les partis politiques,c e rtains ayant même mis au point le curieux conceptde «démocratie sans partis».

Le double standard est l’outil indispensable decette conception de la r e a l p o l i t i k.E t , comme rien n’estplus vo l atil qu’elle,des ennemis d’hier peuvent deve-nir les meilleurs amis d’aujourd’hui, parce que nosp ri o rités changent. La vraie r e a l p o l i t i k ne peut,à mons e n s , se résumer à ces contors i o n s. Seule une diplo-m atie fondée sur des va l e u rs simples et reconnuespar tous,au nombre desquelles la démocratie et le res-pect des droits humains élémentaires, peut êtreconduite sur le long terme et être défendue devant toutle monde la tête haute. Les «réalistes» se trompenten opposant la r e a l p o l i t i k à l’idéalisme. Pour êtred u r a b l e ,une politique doit reposer sur un idéal.To u ten mesurant l’importance de nos intérêts écono-miques et politiques, je suis donc convaincue qu’ilest de notre intérêt de promouvoir la démocrat i e .L ed é veloppement de relations économiques exige eneffet de la stabilité.Or les institutions démocrat i q u e ssont infiniment plus stable que les dictat u r e s.

Il convient donc de mettre au point de nouve l l e sméthodes de gestion des contraintes géopolitiqueset économiques. A i n s i , ce que nous appelons àl’Union européenne le dialogue critique perm e t

d’utiliser une panoplie d’instruments diplomat i q u e sd i f f é r e n t s , sans avoir systématiquement recours auxsanctions et à l’isolement pour tenter – sans succès– de soumettre certaines dictatures. Si un embargosur la technologie peut en effet s’avérer utile, a u c u nd i c t ateur n’a jamais été affecté par un blocus ali-mentaire ou sanitaire. Ces embargos drastiques peu-vent par contre nourrir un esprit de revanche nat i o-naliste chez les peuples qui en souffrent. L e ssanctions sont certes un instrument des relat i o n si n t e rn ationales et il faut les utiliser quand toutes lesressources du dialogue sont épuisées,mais elles doi-vent être un des dern i e rs outils de la panoplie quandil convient de ponctuer le dialogue de moments def e rm e t é . L’Europe a quitté l’Afghanistan parce quetoute discussion avec les talibans est actuellementi n u t i l e , et notre présence n’y était plus qu’un alibi àp a rtir du moment où les organisations humanitairesont été empêchées de trava i l l e r.A i l l e u rs , le momentn’est pas venu de claquer la porte:le fait de quitterun pays doit être l’étape ultime de notre politique.

Un tel parcours peut être mal perçu car il ne peutjamais être linéaire. C’est pourquoi cette méthode,qui utilise des instruments gr a d u é s , exige pour êtrec o m p rise d’être expliquée très clairement: le part e-n a i r e - a d ve rsaire et les opinions publiques doive n ts avoir à tout moment à quel stade de la discussion l’one s t . C’est à cette seule condition que nous éviteronsd’être accusés de recouri r ,une fois de plus,au doublestandard en imposant des sanctions aux uns et pas àd ’ a u t r e s. Le problème est que notre culture diplo-m atique et l’absence d’une politique extérieure euro-péenne commune nous interdisent d’avoir sur cesquestions des positions transparentes et efficaces.

Le grand enjeu de notre fin de siècle est donc dechanger le sens que l’on donne au terme de realpo-l i t i k. Ce serait là une véritable révolution culturelle.Nous ne la ferons pas du jour au lendemain:si l’onrompait avec tous ceux qui violent les droitsh u m a i n s ,nous cesserions d’avoir des relations ave cles trois quarts des régimes de la planète.Et mêmeau sein des Quinze, nous pourrions trouver plusd’un motif de ru p t u r e . . . Le respect des droitshumains se construit tous les jours. Malheureuse-ment,ceux qui estiment,dans les pays développés,être les titulaires de la politique n’en font guère unep ri o ri t é , et les grands partis observent sur ces ques-tions un silence assourdissant qui fragilise la démo-c r at i e , y compris dans nos pay s. Il est temps de fa i r e ,chez nous aussi, une place plus importante au droitdans l’espace politique.

Une politique intern ationale fondée sur le respectdu droit,des conventions et des règles est en fait laseule possible. Il faut savoir en négocier les étapespour tenter d’avancer tous les jours. Les progr è ssont lents,mais ils ne sont pas inexistants:les deuxtribunaux ad hocsur l’ex-Yougoslavie et le Rwandaont enregistré des succès modestes, mais des succèsquand même.Les génocidaires et autres criminelsde guerre ne peuvent plus narguer la communautéinternationale. C’est dans ces avancées que nous,militants des droits humains, d e vons puiser desforces pour apporter la contradiction aux tenantsd’une realpolitik à courte vue. Il n’y a pas,j’en suissûre,d’autre voie à suivre. ■

Une politiqueinternationalefondée sur le

respect du droit,des conventionset des règles est

en fait la seulepossible

En Irak,l’embargo a réduit desfamilles entières à la mendicité.

Dans la nature innéedes hommes se trouvele penchant vers lat y rannie et l’oppressionm u t u e l l e.

Ibn Khaldoun.1332-1406. Maghreb.

Bosnie 1995:des réfugiés deSrebrenica arrivent à Tuzla . Entre le tremblement de terre de Leninakan,e n

décembre 1988, et la guerre du Golfe en1 9 9 1 , le monde semblait avoir changé de

b a s e . Une société mondiale émergeait, d i s a i t - o n ,en évoquant un «nouvel ordre humanitaire inter-n at i o n a l » .Les premières résolutions sur le droit d’as-sistance humanitaire avaient été adoptées par l’As-semblée générale de l’Onu,quelques jours seulementavant la première intervention humanitaire sur lesol de l’Union soviétique,lors de ce terrible séismed’Arménie. Avec la chute du mur de Berlin, un anplus tard, et les multiples mouvements de démo-c r at i s ation en A f ri q u e ,avec les résolutions du Conseilde sécurité des Nations unies imposant le passage deso r g a n i s ations humanitaires pour le sauvetage desKurdes d’Irak,une ère nouvelle était annoncée.Lafin de l’affrontement bipolaire devait inaugurer uneépoque de paix et de démocrat i e , rendue possible etrenforcée par la révolution de l’information.

La possibilité de «voir» le monde en direct et encontinu soutenait le rêve de tous les après-guerres.Comme en 1918, comme en 1945, les années 90ont résonné du même appel en forme de motd’ordre: «plus jamais ça». Et «ça» s’est produit. Aumoment où l’on célébrait dans les enceintes inter-nationales l’avènement d’un monde enfin réconci-lié avec lui-même, des milices fascisantes entamaientle sanglant dépeçage ethnique de la Yo u g o s l av i e ,e nmême temps qu’un pouvoir raciste déployait sesescadrons de la mort au Rwanda avant de s’en-gloutir dans la fureur génocidaire.

La nouvelle donne mondiale pouvait-elle venir àbout de ces crimes contre l’humanité que la com-munauté intern ationale pensait déjà avoir bannis àN u r e m b e r g, au lendemain de la Seconde Guerr emondiale? Certainement pas, sauf à supposer que

Génocides en directB o s n i e, R w a n d a , ou comment des crimes contre

l’humanité ont pu être perpétrés 50 ans aprèsla fin de la Seconde Guerre mondiale.

ceux-ci n’étaient rien d’autre que des dérivés de l’af-frontement Est-Ouest ou d’obscurs malentendus,e tdonc à ignorer l’importance centrale des enjeux poli-tiques locaux.C’est pourtant l’illusion qu’une concep-tion occidentalo-centrée du monde, t o u j o u rs prompteà se présenter comme unive rs e l l e , a produite.

Et c’est bien cette négation du politique qui, s o u sd’autres formes mais dans une grande continuité,s’est manifestée face aux crises de la Bosnie et duR wa n d a . Ce n’était plus, en l’occurr e n c e , la gr a n d efracture mondiale qui se rejouait localement, m a i sd’obscures pulsions ethniques qui jetaient les unescontre les autres des tri bus resurgies d’un autre âge.D’une représentation purement géopolitique, où lespeuples étaient otages d’affrontements qui les dépas-s a i e n t , on est passé à une imagerie de chaos et def u r e u r , où des tri bus en proie à une nature pri m i t i ves ’ é t riperaient pour la captation d’énigmatiques profit s.

C’est oublier, d ’ a b o r d ,que les guerres dites mon-diales furent d’abord des incendies que l’Europealluma et entretint jusqu’à son suicide.Les guerres desa u t r e s , celles d’aujourd’hui, sont toujours insensées.C’est oublier,e n s u i t e , que les techniques, y compri sles techniques de communicat i o n , sont neutres dupoint de vue de la morale.Elles peuve n t , en d’autrest e rm e s , être mises au service du pire comme dum e i l l e u r. C’est oublier, e n fin , que si les pays occi-dentaux - et plus largement les puissances intern a-tionales - ne peuvent être tenus pour comptables detoutes les horr e u rs du monde, ils portent une partde responsabilité dans ces affrontements. Une res-ponsabilité que, p r é c i s é m e n t , cette vision métaphy-sique et moralisat rice élude opport u n é m e n t .

Le progrès technique qui a réduit, paraît-il, lemonde à la dimension d’un village,nous fait vivredans une proximité aussi virtuelle que générale.Chacun voisine avec tous. Mais cette possibilité deconnaître en temps réel les malheurs de nos contem-porains semble être plus accablante que stimulante.Sans doute parce qu’elle émousse insidieusementnos capacités d’indignat i o n , mais aussi, et peut-êtresurtout,parce qu’elle ne souligne que plus cruelle-ment notre fa i b l e s s e : nous sommes simultanémentdes «géants» en matière d’inform ation et des «nains»en matière d’action. L’utopie d’un monde rendutransparent par la technique aussi bien, d’ailleurs,que le pseudo-réalisme des raisons d’Etat , sont deuxmanières symétriques de nier la politique.Ce sontces deux formes de retranchement du monde qu’ilnous faut dépasser, c’est la politique commec o n s t ruction d’un monde commun, comme espacede délibération, qu’il nous faut réinventer chaquejour. Ce n’est certes pas là une recette pour venir àbout des passions destru c t ri c e s , mais le seul moye npour nous situer devant elles. Cela peut aussi s’ap-peler la responsabilité. ■

* Fondation Médecins sans frontières

Rony Brauman*

L a conjoncture intern ationale de la fin desannées 90 illustre plus que jamais l’indivisi-bilité de tous les droits, économiques et

s o c i a u x , c i v i l s , politiques et culturels, dans leurextension la plus large.Mais,si nous en sommes àun moment crucial où les droits se multiplient enmême temps qu’évoluent leurs form u l ations et leurspratiques,le risque est grand,si nous ne nous pen-chons pas sur les enjeux,acteurs,stratégies et inté-rêts entourant leur défense, qu’il se produise uned é va l u ation des idéaux et un détournement desprincipes que la déclaration univer-selle cherchait à protéger.

Depuis les années 80 en effet,l’interdépendance planétaire engen-drée par le processus d’intern at i o-n a l i s ation a fait des droits humainsun enjeu de plus en plus discuté, e tde plus en plus médiat i s é , dans demultiples arènes. Les recomman-d ations émises par les conférencesdes années 90 – Rio, Le Caire,C o p e n h a g u e , B e i j i n g, I s t a n bul enp a rticulier – ont le plus souve n treposé sur l’affirm ation de droits:droit à l’env i r o n n e m e n t , d r o i t ss o c i o - é c o n o m i q u e s , droits desf e m m e s , droit au logement, e t c.Ces dossiers impliquent un nombre croissant dep e rsonnes et d’organismes, ce qui contri bue à unemeilleure connaissance et une meilleure diffusionde l’inform ation concernant les droits dans desdomaines précis. Mais ces protagonistes, p a r-fois très puissants, parfois bien fa i b l e s , ont aussides positionnements et des intérêts très différentset préconisent des strat é gies qui ne se recoupentpas toujours. Car l’interdépendance ne signifiepas forcément l’établissement de rapports symé-t riques et l’égalité des chances. Ce sont peut-êtremême les formes prises par l’intern at i o n a l i s at i o net le bouleve rsement des rapports sociaux qui expli-queraient les préoccupations croissantes concer-nant les droits humains.

Ces «nouveaux droits» apparaissent donc dansune conjoncture particulière qui explique à la foisl’urgence de leur défense, mais aussi certaines dif-ficultés liées aux conditions de leur émergence.Car il faut effectivement les défendre, sans pourautant cautionner la fragmentation des enjeux,

ni détourner l’attention des rapports politiqueset sociaux qui sont à l’ori gine des abu s.

Pour savoir si on est vraiment devant l’émer-gence de nouveaux droits ou devant une simplea c t u a l i s ation des principes de la déclaration de1 9 4 8 , il faut se pencher sur les formes prises parla mondialisation et les strat é gies actuelles de crois-sance économique et, plus précisément, sur lesn o u velles formes d’exclusion et de margi n a l i s a-tion qui caractérisent toute une chaîne de rapport sallant de l’intern ational au régional et au nat i o-

n a l , jusqu’aux communautésl o c a l e s. Il faut revenir à la fa ç o ndont on conçoit la mondialisat i o net la croissance économique pourtenter de comprendre la complexitédes processus actuels et l’émer-gence de nouvelles reve n d i c at i o n sdans le champ des droits humains.

Selon la vision dominante éco-n o m i s t e , la mondialisation serait ler é s u l t at des ajustements inévitablesaux nouvelles normes de compéti-tivité intern ationale et aux lois dumarché qui assureraient une allo-c ation optimale des ressources àl’échelle mondiale. Or la globalisa-tion doit plutôt être vue comme un

processus éminement politique recouvrant desn é g o c i at i o n s , des rapports d’influence et de forcec o n s t ruits et institutionnalisés par des acteurs quien portent la responsabilité, qu’ils soient desE t at s , des firmes transnat i o n a l e s , des institu-tions multilatérales de fin a n c e m e n t ,e t c. De plus,le processus de mondialisation des marchés desbiens et services et des marchés financiers a desi m p l i c ations sociales, économiques et politiquesdifférentes selon les régi o n s. A i n s i , bien que fa i-sant partie d’un même processus mondial, ces situa-tions différentes se caractérisent par des enjeuxspécifiques sur le plan de la remise en cause desdroits et de la nécessité de leur défense.

Un des traits marquants du processus actuelde libéralisation est le fait qu’il a été accompa-gné d’un retrait programmé de l’Etat de cert a i n sdomaines (planificat i o n , p r o d u c t i o n , r é f o rm e ssociales) et d’une réori e n t ation de ses interve n-tions dans d’autres domaines (redistri bu t i o n ,r é g l e m e n t at i o n , m é d i at i o n ) , dans le but de

Cinquante ans après la déclaration universelle de 1948,peut-on parler de l’émergence d’une nouvelle génération dedroits humains et, si oui, quel rapport ont-ils avec ceux misen avant il y a un demi-siècle?

Dans une nation libre, i lest très souventindifférent que lesparticuliers ra i s o n n e n tbien ou mal: il suffitqu’ils ra i s o n n e n t . De làsort la liberté quig a rantit les effets deces mêmesra i s o n n e m e n t s.

Montesquieu.1689-1755. France.

Les enjeux de

Depuis les années 80

l ’ i n t e rd é p e n d a n c ep l a n é t a i re a fait

des dro i t shumains un enjeude plus en plus

d i s c u t é

Quellesformes prend

la mondialisation,et quelles sont ses

conséquences sur lefonctionnement des Etats?

favo riser des strat é gies part i c u l i è r e sde croissance économique reposantsur la promotion des intérêts pri v é s.Cela a contri bué à délégitimer et àf r a giliser des Etats déjà caractéri-sés par une crise fis c a l e ,n o t a m m e n tdans des pays du Sud sous ajuste-ment stru c t u r e l , avec des consé-quences particulières sur les droits.

La redéfinition du rôle des Etat sr e l è ve d’une politisation gr a n d i s-sante du processus de globalisat i o ne t ,n o t a m m e n t , d’une politisation dela gestion de la «crise» dans les pays duSud sous ajustement. M a i s , au Nordou au Sud, les strat é gies de relance éco-nomique reposant sur le secteur privé impli-quent des formes particulières d’intégr at i o nau marché mondial et de nouveaux rapports ave cles sociétés multinat i o n a l e s. Sur le plan intern e ,les strat é gies de réforme cherchant à constru i r eun ensemble de relations économiques et socialesrépondant aux critères intern ationaux en mat i è r ede productivité, de rentabilité du capital et de com-p é t i t i v i t é , s ’ attaquent directement ou indirecte-ment aux droits acquis (emploi, a l l o c at i o n ss o c i a l e s ,e t c. ) , quand ils existent,a fin de perm e t t r eune redistri bution des ressources de cert a i n ss e c t e u rs jugés «moins productifs» (le domaines o c i a l , de la santé et de l’éducat i o n , par exe m p l e )ve rs ceux qui sont jugés l’être dava n t a g e . C et r a n s f e rt a un coût social inestimable, car il s’ac-compagne d’un démantèlement des règles misesen place au cours des décennies précédentes.

Pendant les années 90, face à l’aggr avation dela margi n a l i s ation et de l’exclusion de cert a i n e sc at é g o ries sociales, une réflexion est menée àl ’ i n t é rieur des institutions de Bretton Wo o d sautour de la notion de «groupes cibles» – lesf e m m e s , les vieillards, les enfa n t s , les handicapés.Des mesures spécifiques sont prises en leurfave u r , sans qu’il y ait remise en question des stra-t é gies économiques ayant contri bué à la fragi l i-s ation de leur situat i o n . Plus récemment, dans leR a p p o rt sur le développement dans le monde 1997de la Banque mondiale1, qui porte sur la redéfi-nition du rôle de l’Etat , un tableau précise les dif-férentes fonctions que cette institution lui assigne.La fonction «assurer l’équité sociale» n’est pas pré-

s e n t é ecomme un objectifen soi – encore moins un droit social et écono-mique – mais comme un élément de stabilisat i o net de consolidation d’un modèle de croissance éco-nomique dont la logique ne peut qu’accentuer lesinégalités et donc être potentiellement port e u s ed ’ a bus de droits.

Dans la mesure où la pauvreté et les dys-fonctionnements dont souffre la planète ont pouro ri gine un mode de régulation sociale et politiquesélectif et inéquitable, la reve n d i c ation de nou-veaux droits recouvre en fait un problème delutte pour la redistri bution du pouvo i r , donc unequestion éminemment politique. En présentantles réformes économiques et maintenant, i n s t i-t u t i o n n e l l e s , sous un angle technique, les insti-tutions multilatérales et nationales évitent que soitposée la question cruciale du contrôle sur le pro-cessus de déve l o p p e m e n t : qui le contrôle ? En fonc-tion de quelles finalités? En faveur de quels inté-rêts? Il semble donc illusoire de vouloir redéfinirdes mesures pour promouvoir les droits sociauxet économiques, incluant l’aspiration à leuré l a r gi s s e m e n t , avant que le contenu et la finalitédu projet de croissance préconisé par ces insti-tutions soient clari f i é s.

Bonnie Campbell*

* Département de sciencepolitique, Université du Québec à Montréal,Canada

la globalisation

La revendicationde nouveauxdroits recouvreen fait unproblème delutte pour laredistribution dupouvoir

Ce qui émerge avec les interventions de plusen plus poussées et multiformes des institutionsd’aide multilatérales et bilatérales dans le domainesocial et politique, c’est donc une tentat i ve deréduire les processus politiques à des processusde gestion technique. Selon ces institutions et leurse x p e rt s , il y aurait des normes «indiscutables» dic-tées par la seule théorie économique. Il en résulteune tentat i ve de dépolitisation qui nie la légi t i-mité des objectifs politiques. C’est dans cecontexte qu’il faut replacer la question des droitshumains et qu’on peut, entre autres, c o m p r e n d r ela place grandissante des compagnies multina-t i o n a l e s , leur liberté d’action, leur influence surla form u l ation des politiques publiques, et doncleur pouvo i r.

Mais l’impact social, politique ou écono-mique des acteurs externes va rie en fonctiond’une série de fa c t e u rs , dont les contextes poli-tiques intern e s. Ces dern i e rs va rient eux-mêmesà l’infini, depuis l’Etat de droit – où il existe desarènes dans lesquelles la remise en cause desrègles sociales concernant les normes fonda-mentales de trava i l , la santé ou l’env i r o n n e m e n t ,peut être débattue publiquement par des orga-nismes ayant un statut reconnu – jusqu’à des situa-tions de déligi t i m i s ation et de fragi l i s ation des stru c-tures état i q u e s , où de telles arènes sont faibles oumême inexistantes.

Des codes de conduite rarement efficacesDans ces conditions, les grandes entreprises trans-n at i o n a l e s ,s u rtout celles qui vendent des biens dec o n s o m m ation dans les pays ri c h e s , se sont pré-occupées de voir mis en place des codes deconduites ou d’éthique, a fin d’éviter des campagnesde boycottage comme il s’en est produit en Europeet en A m é ri q u e . Mais ces codes, quand ils exis-t e n t , souffrent pour la plupart de plusieurs lacunesmajeures dont l’absence de dispositifs pour les fa i r erespecter ou l’absence de surveillance efficace etde sanctions en cas de violat i o n . De ce fa i t ,l ’ a d o p-tion de codes de conduite ou d’éthique risque decautionner les abus de droits des grandes entre-p rises sans qu’il y ait réellement possibilité de regardou de contrôle sur leurs activités.

Dans le même temps, on l’a vu, le processusde globalisation et de remise en cause du rôle redis-t ri butif de l’Etat et son retrait de nombreuxdomaines politiques et sociaux, a fait émerger den o u veaux acteurs – jusqu’à présent peu ou pasreconnus – qui se mobilisent et se structurent pourr e ve n d i q u e r , sous de nouvelles form e s , des droits– droits des sans-abri , des jeunes, des pers o n n e sâ g é e s , des personnes handicapées, droit de res-pirer un air sain, de boire de l’eau propre, de nepas être asphyxié par les émanations de carboneou empoisonné aux pesticides, e t c. Dans cer-taines villes nord-améri c a i n e s , les lave u rs dep a r e - b rise se regroupent pour faire valoir leur droit

Alaska:nettoyage d’une plage polluée par le naufrage du navirepétrolier Exxon Valdez en 1989.

La liberté consiste àpouvoir faire tout ce quine nuit pas à autrui.

Déclaration des droits del’homme et du citoyen.

1789. France.

Touche pas à ma déclara t i o nC’est entendu,la déclaration universelle de 1948

est une vache sacrée, et nul ne songerait – offi-ciellement du moins – à proposer de la remplacerpar une nouvelle version plus conforme à l’air dut e m p s.Cet accord de façade sur un texte fondateur estl o i n , t o u t e f o i s, de signifier qu’il est unanimementa c c e p t é . Au contra i r e, la déclaration a souvent faitl’objet de rudes attaques qui se sont précisées cesdernières années.Comme s’il convenait d’en relativiserla va l e u r, plusieurs régions du monde se sont en outredotées de chartes particulières, censées asseoir lesdroits humains sur des principes qui leur sont propreset qui ne figurent pas dans le texte de l’Onu. La charteafricaine des droits de l’homme et des peuples ou lacharte islamique des droits de l’homme déclinenta i n s i , chacune à leur manière, l’idée que s’en fontleurs dirigeants et une partie de leurs peuples.

De la conférence de Téhéran de 1968 à celle deVienne en 1993 consacrées par les Nations unies à cet h è m e, et dans d’autres enceintes, les remises encause ont parfois été si vigoureuses que d’aucunsont publiquement posé la question:à défaut d’êtrepurement et simplement remplacé,le texte de 1948n ’ a u rait-il pas besoin d’un «toilettage»? Ne convien-d rait-il pas d’y inclure les préoccupations de culturesoubliées par les législateurs de l’époque, a v e u g l é spar leur occidentalocentrisme? Comble du para d ox e :la déclaration de 1948 ne serait-elle pas enfin renduev raiment universelle par la prise en compte de ces

spécificités? Deux camps,en fait,se sont rapidement fait face: l e s

tenants d’une universalité qu’ils estiment dangereux derenégocier ont affronté les défenseurs de spécific i t é sdont certaines n’ont que de lointains rapports avec lerespect des droits de la personne. L’affrontement a cul-miné dans la première moitié des années 90 et l’on av u ,à Vienne et dans d’autres conférences comme celledu Caire en 1994 et de Beijing en 1995, q u e l q u e sg rands pays d’Extrême-Orient remettre en cause – a unom de valeurs asiatiques – le caractère universel dela déclaration et s’allier aux Etats musulmans les plusc o n s e r vateurs pour s’opposer à la volonté occidentalede faire admettre l’universalité des droits.

Pauvres droits! Chaque camp s’en est en réalitéservi pour justifier ses propres errements politiques.C’est en leur nom que l’Occident a officiellement menéses opérations de police internationale depuis la finde guerre froide, tandis qu’ailleurs on les violait allè-grement en leur opposant des «valeurs» qui en sontsouvent la négation.Une telle instrumentalisation n’aguère servi la cause des droits humains. Mais elle afait comprendre qu’entamer une discussion sur l’ac-tualisation de la déclaration reviendrait à ouvrir uneboîte de Pandore dont on ne sait quels monstress e raient capables de surgir. Et si mention est faite dansles textes internationaux des années 90 de la légitimitédes «spécificités culturelles et religieuses», au gra n ddam d’ailleurs de nombreuses organisations de défense

des droits et des associations de femmes en particulier,le caractère universel des droits de la personne a de soncôté été solennellement réaffirmé.

S’il faut se réjouir de l’accalmie relative enregistréesur le front de la querelle entre tenants de l’universalitéet partisans des spécific i t é s, on peut en reva n c h eregretter que le vrai débat ait été occulté par l’utili-sation politique du dossier des droits humains. A uNord comme au Sud en effet,nombre de leurs défen-seurs estiment qu’il serait utile de les consolider en fai-sant appel à toutes les cultures du monde pour les légi-t i m e r.Ne pourrait-on y trouver, en les explorant toutes,une vision commune de la condition humaine et deson nécessaire respect qui rapprocherait les peuplesau lieu de les éloigner? C’est sur un tel socle,p e n s e n t -ils, que l’on pourra construire l’universel de demain.

Sophie Bessis

à gagner un peu d’argent. A bien des égards, c e sr e ve n d i c ations s’apparentent à une actualisa-t i o n , dans le contexte de la mondialisat i o n , de plu-s i e u rs articles de la déclaration de 1948. C e rt a i n e sr e ve n d i c at i o n s , comme celles réclamant un droitde regard sur les renseignements pers o n n e l s , u ndroit à une vie saine qui pourrait être mise en dan-ger par les manipulations génétiques, le droit àl ’ e nv i r o n n e m e n t , reflètent les avancées dans lesdomaines technologiques et scien-t i f i q u e s. Mais ici encore, on peutposer la question: qui contrôle lesf ruits de ces recherches? Qui décidede l’utilisation de leurs résultat s ?Dans quel but et en fonction dequels intérêts?

C’est dans ce sens que l’on l’as-siste peut-être moins à l’émergenced’une nouvelle génération de droitsqu’à la reconnaissance du fait que,dans le contexte de la globalisa-t i o n , la défense des droits doit tenircompte d’une multiplication de lieux et d’enjeuxdans l’espace et dans le temps. En d’autres term e s ,les enjeux et les reve n d i c ations prennent desf o rmes spécifiques en fonction des lieux et desm o m e n t s. A chaque moment, dans la complexi-f i c ation des rapports en cours ,s u rvient la possi-bilité que soient mis en avant des codes ou desrèglements qui, au nom des droits humains, c h e r-

cheront plutôt à légitimer des intérêts part i c u l i e rs ,des procédures ou des strat é gies qui, dans les fa i t s ,risquent de donner lieu à des abus de droits ouà cautionner de nouveaux rapports de forcei n é q u i t a b l e s. A i n s i , dans le contexte d’une poli-t i s ation accrue des enjeux, les possibilités d’uner é c u p é r ation et d’une instru m e n t a l i s ation desdroits semblent, elles aussi, a c c ru e s.

En définitive , l’impact sur les droits du pro-cessus actuel de globalisation estavant tout une question politique quiimplique la construction de rap-p o rts de pouvoir à différentsn i ve a u x , par des acteurs identi-fiables qui en portent la responsa-b i l i t é . Cette mise en exergue desa c t e u rs et des responsabilitésmontre non seulement que le déve-loppement et la défense des droitssont des domaines intimement liés,mais aussi que la défense des droitsn o u veaux et anciens – qui sont

indissociablement liés – passe par une réappro-p ri ation des strat é gies de développement et du pou-voir nécessaire à leur défense. ■

1 Banque mondiale, L’ E t at dans un monde en mutat i o n.R a p p o rt sur le développement dans le monde, 1 9 9 7 .Wa s h i n g t o n , D. C . ,1 9 9 7 .

L’impact sur les droits du

processus actuelde globalisationest avant toutune question

politique

Nulle qualité humainen’est plus intoléra b l edans la vie ordinaire ni,de fait, moins toléréeque l’intoléra n c e.

Guiacomo Leopardi. 1798-1837.Italie.

«L a communauté intern ationale doit tra i t e rdroits de l’homme globalement,de manière équi-table et équilibrée, sur un pied d’égalité et en

leur accordant une égale va l e u r» :en juin 1993,à V i e n n e ,la Conférence mondiale des Nations unies ajoutaitune proclamation de plus à la longue liste des réso-lutions adoptées au fil des ans,rappelant les Etatss i g n ataires de la déclaration unive rselle à leur devo i rde garantir les droits économiques,sociaux et cul-turels (alimentation,logement, travail, santé,édu-c at i o n . . . ) , au même titre que les droitscivils et politiques (libert é ,s û r e t é ,j u s-t i c e . . . ) .Une initiat i ve nécessaire, t a n til est vrai que les premiers ont été, d è sl ’ o ri gi n e , n é g l i g é s , pour des raisonshistoriques et idéologiques.

Dans les années 50, les discus-sions sur l’élaboration d’un pacted e vant donner une réalité juri d i q u eà la déclaration de 1948 sont vive s.Tandis que le Français René Cassinprône un texte unique, les blocs occidental et com-muniste s’opposent: l’un insiste sur la primauté desdroits politiques, l ’ a u t r e , soutenu par quelques pay sen développement,accorde au contraire la prioritéaux droits économiques. Un compromis est trouvéavec, en 1966, la rédaction de deux pactes, sur lesdroits civils et politiques, considérés comme étantd ’ a p p l i c ation immédiat e , et sur les droits écono-m i q u e s , sociaux et culturels,d ’ a p p l i c ation progr e s-

Les parents pauvres

Dans un monde où le fossé se creuse entrenantis et démunis, ces derniers réclament unplus grand respect des droits économiques etsociaux, trop souvent maltraités.

s i ve .A ce jour, ce dernier a été rat i fié par 137 Etat s.Il stipule que «chacun des Etats (...) s’enga ge à agir (...)au maximum de ses ressources disponibles,en vue d’as-surer progr e s s i vement le plein exercice des droits reconnus» .Les ambiguïtés de cette formulation sont souventexploitées par les gouve rn e m e n t s , ceux des pays end é veloppement en part i c u l i e r , pour justifier leurn o n - r e s p e c t ,o b s e rve Philippe Te x i e r ,l ’ e x p e rt fran-çais au Comité des droits économiques,sociaux etculturels des Nations unies, créé en 1985, en regr e t-tant que «la plupart des pays s’assoient sur le pacte».

Ce juriste préconise ainsi la mise en place d’unprotocole facultatif permettant, à l’image de celuir e l atif aux droits politiques, de recevoir des plaintesd’individus ou de gr o u p e s , tout en concédant que «l erespect d’un droit politique,comme l’interdiction de la tor-ture,est plus facile à contrôler que par exemple le droit àun logement digne» . «Seul un tel document perm e t t rait decréer une juri s p rudence des droits économiques, p o u rs u i tle président australien du même comité, P h i l i pAlston, sans quoi ceux-ci continueront à être traités endroits de seconde classe.»

«L’ u t i l i t é de pouvoir recevoir des plaintes ne réside pastant dans d’éventuelles sanctions, a f f i rme Maribel Wo l f,c o rrespondante de l’ONG Te rre des Hommes-France auprès des Nations unies, que dans la possi-bilité de dénoncer publiquement les atteintes aux droitséconomiques, car les Etats n’aiment pas ça .» Ceux-cis e m b l e n t , en effet, manifester un intérêt des pluslimités à cette proposition, car seuls six pays ont,pour l’instant,répondu au projet de protocole éla-boré par le comité, q u atre – Chy p r e ,S y ri e ,F i n l a n d eet Equateur – assez ou très favorablement, deux –Allemagne et Canada – avec scepticisme.

«Face à la désertion des go u ve rnements des pay si n d u s t ri a l i s é s, qui se réfugient derrière l’économie dem a r c h é , et à celle des élites des nations en déve l o p p e-ment,qui refusent la redistribution des richesses, c’est le

rôle de la société civile de défendre cesd r o i t s» , avance M.Wo l f, en se félici-tant de l’évolution récente,même sielle est modeste,prise en ce sens parAmnesty Intern at i o n a l , j u s q u ’ i c iessentiellement préoccupée du res-pect des libertés individuelles. L a s-sée de se sentir «regardée de haut» parles experts des droits politiques,M.Wolf revendique autant qu’eux lelabel de «d é fenseur des droits de

l ’ h o m m e» . «Qu’on cesse de considérer que les droits poli-tiques sont exigi b l e s, tandis que les droits économiquess e raient de simples postulats ou des utopies» , clame A l i-rio Uribe Muñoz,un avocat colombien spécialistede ces questions.

Le sort réservé aux droits économiques, s o c i a u xet culturels de chaque individu dépend, d ’ a b o r d ,de cette prise de conscience. ■

Emmanuel Abadie

C’est le rôle de la société civile

de défendreces droits

Les droits économiques et sociaux rognés par le marché.

■ Quel bilan peut-on faire de la conférence deRome?

William Pa c e :Le traité créant la Cour pénale intern a-tionale (CPI) est l’une des avancées les plus monu-mentales en matière de droit intern ational depuisl’adoption de la charte fondat rice des Nations unies.Il représente aussi un tournant majeur de l’après-g u e rre froide,un grand pas en avant ve rs la démocrat i ei n t e rn at i o n a l e . Les 800 organisations de la coalitiondes ONG vont lancer immédiatement une campagnepour que 60 Etats rat i fient le traité avant le 31 octobre2 0 0 1 ,p e rmettant ainsi la création effective de la courd’ici le 31 décembre de la même année.

■ Qui pourra saisir la cour?W. P.: Un Etat partie au traité,le conseil de sécuritéou le procureur de la CPI.Lors de son enquête,ced e rnier pourra recueillir des témoignages de vic-t i m e s , considérés comme une source d’inform a-tion.Le droit des victimes à participer,à être pro-tégées et à exiger réparation est ainsi entériné par lestatut de la CPI.

■ Qui nommera les juges, et sur quels critères?W.P. : La conférence des Etats parties sera responsablede leur désignat i o n . Il faudra une représentat i o ng é o graphique équitable, associant les pri n c i p a u xsystèmes judiciaires du monde. Les juges devrontdisposer d’un haut niveau de qualification.

■ Les pays signataires du traité pourront,pendantsept ans, refuser la clause concernant les crimesde guerre. S’agit-il là d’une sérieuse restriction?

W.P. : Je pense que très peu de pays exploiteront cettec l a u s e . A long term e , ce ne sera pas une limitat i o ni m p o rt a n t e , à condition que cette disposition ne soitpas prorogée par la conférence des Etats part i e s.

■ Quel rôle les associations pour les droits humainssoutenant la CPI peuvent-elles jouer dans leurspays ainsi que dans ceux qui n’ont pas signé letraité?

W.P. :Notre rôle sera de continuer à nous battre pourla paix et la justice intern at i o n a l e s.Au niveau nat i o-n a l , nous travaillerons plus étroitement avec les par-lementaires et les magi s t r ats pour faire progr e s s e rles processus de rat i fic at i o n .Par la suite,quand la CPIaura commencé d’exister,nous nous efforcerons dela soutenir,de surveiller les violations des lois huma-nitaires intern ationales où qu’elles se produisent, d erechercher les victimes, de les informer et de leurp o rter assistance. Nous exigerons des tri bu n a u xn ationaux et de la CPI qu’ils pours u i vent ceux quicommettent des crimes contre l’humanité.

■ Certains pays ont exprimé la crainte que la CPI neporte atteinte à la souveraineté nationale. Qu’enpensez-vous?

Une victoire du droitLe 17 juillet dernier, à Rome, 120 pays ont

adopté le projet de statut d’une Cour pénaleinternationale (CPI), qui jugera les crimes

contre l’humanité – génocides et crimes deguerre. William R. Pace, président de la

Coalition des ONG pour la création de la cour,nous livre ses commentaires.

8 octobre 1997:les principaux accusés de crimes de guerre croates sont traduits devant le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie.

W. P.: Ses statuts se fondent sur un principe fonda-m e n t a l : la complémentari t é . La nouvelle cour neremplacera pas, mais complètera les systèmes judi-ciaires nationaux,qui conserveront leur primauté.De plus,un dispositif très important de sauve g a r d e s– plus lourd que ne l’auraient souhaité les ONG – aété intégré au stat u t . Il protège la souveraineté nat i o-nale et apporte des garanties contre tout procureursoupçonné de légèreté.

■ Croyez-vous que les Etats-Unis, qui ont votécontre le traité,essaieront de le saboter?

W. P. : Il serait très dangereux et même tragi q u eque les Etats-Unis en viennent à prendre desmesures pour saboter la CPI. La plupart dese x p e rts et des diplomates pensent que les A m é ri-cains la soutiendront, une fois que leurs diri g e a n t sauront mieux assimilé ses stat u t s , auront compri sà quel point cette cour constitue un instru m e n tremarquable de promotion de la justice pour leconseil de sécurité et la communauté intern at i o-n a l e , et se seront rendu compte que les nat i o n sdont les systèmes judiciaires civils et militairesenquêtent sur des crimes contre l’humanité pré-

sumés commis par leurs ressort i s s a n t s , n’ont ri e nà craindre de la CPI.

■ Les pays qui ont voté contre sa création pour-ront-ils, dans le futur, signer le traité?

W. P. : Bien sûr.L’ A f rique du Sud a joué un rôle pré-pondérant et indispensable dans les discussions surce traité histori q u e , or il y a seulement cinq ans,c’était un pays paria.De nombreux pays d’Europede l’Est, d ’ A f rique et d’Amérique lat i n e , r é c e m-ment encore dirigés par des dictat u r e s , ont apport éun soutien déterminant à Rome. Ces nations – enp a rticulier celles de l’Afrique subsaharienne – ont fa i tp r e u ve de déterm i n at i o n . En résistant aux fort e spressions exercées notamment par la France et lesEtats-Unis pour saper le traité,elles ont démontréun remarquable courage politique.

■ L’Inde a déclaré à Rome que même l’usaged’armes nucléaires devrait être considéré commeun crime de guerre. Quelle est votre position?

W. P. : L’Inde et d’autres pays ont fait des propositionstellement alléchantes qu’il semblait impossible queles nations les rejettent. Cela dit, les gouve rn e m e n t ss avaient que le but de l’Inde n’était pas de rendre lesa rmes nucléaires hors - l a - l o i ,mais de couler le traité.To u t e f o i s , les puissances nucléaires ont entendul ’ ave rt i s s e m e n t , et ce point sera évoqué à l’ave n i rdans toutes les conférences de révision. Mais cequ’il est peut-être plus important de comprendre,c’est que, selon l’avis émis en 1996 par la cour inter-nationale de justice,il est pratiquement impossibled’utiliser des armes nucléaires ou de destru c t i o nmassive sans commettre de crimes contre l’huma-nité,tels qu’ils ont été définis.

■ Comment réagissez-vous aux inquiétudes de cer-tains pays, qui craignent que des excès commis par leurs militaires engagés dans desmissions de maintien de la paix puissent fairel’objet de poursuites par la CPI?

W. P. : L’écrasante majorité des nations participant àde telles missions n’a pas partagé cette crainte sou-levée par la France et les Etat s - U n i s. La plupart desONG ont exprimé leur indignation à l’idée qu’ung o u ve rnement puisse prétendre que des contin-gents censés garantir la paix seraient autorisés àcommettre des crimes de guerre ou contre l’huma-nité en toute impunité, faute de quoi il pourr a i trefuser de participer à ces opérat i o n s. Et puis, e n c o r eune fois, les tri bunaux militaires nationaux seraienta l o rs , en pri o ri t é ,c o m p é t e n t s.L’inquiétude au sujetde ces «excès» n’est donc pas sérieuse.

■ Quand la CPI sera pleinement opérationnelle,pensez-vous qu’elle deviendra un organismesupranational qui interférera avec le conseil desécurité?

W. P. : Le danger, c’est que le conseil de sécurité inter-fère avec le travail de la CPI, et non l’inve rs e . On acréé un tri bunal chargé de faire respecter les conve n-tions de Genève sur les lois en temps de guerre et lac o nvention sur le génocide. Tout ce que l’on peutd i r e , c’est qu’il sera supranational dans la mesureoù le statut qui le régit sera accepté par tous,et qu’il

Les deux é b a u c h e sMalgré les nombreuses difficultés aux-

quelles sont confrontés le Tribunal pénalinternational pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et leTribunal pénal international pour le Rwa n d a( T P I R ) , leur existence a incontestablement servila création de la Cour pénale internationale(CPI).Etablis par le Conseil de sécurité des Na-tions unies,en 1993 et 1994,ces tribunaux ontpour mission de poursuivre les violations gra v e sdes lois humanitaires internationales.

Installé à La Haye (Pa y s - B a s ) , le TPIY ainculpé 59 personnes1, dont 27 ont été arrê-t é s. Deux d’entre eux ont été condamnés àcinq et 20 années de prison. Basé à A r u s h a( Ta n z a n i e ) , le TPIR a inculpé 35 individus dont26 sont en détention, tout comme cinq sus-p e c t s. Parmi eux, l’ancien Premier ministreJean Kambanda, en fonction pendant leg é n o c i d e, des fonctionnaires de haut ra n g ,des hommes d’affaires et des responsablesde médias de l’époque. Ce tribunal a prononcéle premier jugement pour génocide le 2 sep-tembre dernier.

Le manque de moyens financiers, l ’ i n e x-périence et aussi le peu de soutien interna-tional expliquent en partie les faiblesses deces tribunaux, notamment la lenteur desp r o c è s, particulièrement en ce qui concernele Rwa n d a . D’autre part, leur présence n’em-pêche pas les crimes de guerre, comme onl’a vu lors des massacres de Srebenica, c o m-mis en 1994, soit un an après que le TPIY acommencé à tra va i l l e r. To u t e f o i s, s o u l i g n e n tde nombreux observa t e u r s, ce sont des labo-ra t o i r e s, qui délivrent des leçons doulou-reuses mais essentielles, comme la nécessitéde faire participer les victimes. ■

1 tous les chiffres sont arrêtés à août 1998

Rwanda 1994: le charnier del’église de N’Tarama..

Nul ne peut être tout àfait libre tant que tousne le sont pas.

Herbert Spencer.1820-1903.

Royaume-Uni.

aura le soutien du conseil de sécuri t é . En fa i t ,c o m m eelle complète les juridictions nat i o n a l e s , la CPI seraun mélange d’instance intern ationale et suprana-t i o n a l e , quand le conseil de sécurité la sollicitera.Elle n’entravera certainement pas l’action de ce der-n i e r , mais l’assistera.L’une des dispositions contro-ve rsées permet d’ailleurs au conseil de reporter ou desuspendre une affaire pendant 12 mois, s’il y a confli tentre la recherche de la justice et le maintien de la paixet de la sécurité intern at i o n a l e s.

■ La crédibilité de la CPI pourra-t-elle êtreaffectée si le conseil de sécurité renouvelle la suspension tous les ans?

W. P. : O u i , mais cela nuirait encore plus à la crédibi-lité et à l’autorité du conseil de sécurité. Je sais queje me démarque des autres ONG en disant cela,mais je crois que la proposition conjointe du Canadaet de Singapour (les deux Etats ayant proposé quela CPI se retire d’une affaire si le conseil de sécuri t éle lui demande, pendant une période de 12 mois

r e n o u ve l a b l e , ndlr) est l’une des plus grandes réus-sites du traité. Il pourra arri ver qu’un conflit séri e u x ,sur le plan légal et politique, entre la CPI et le conseilde sécurité justifie une suspension temporaire. M a i sje crois que les ONG sous-estiment beaucoup ladifficulté de faire adopter une telle résolution par lescinq membres permanents et les deux tiers desmembres élus du conseil de sécurité.

■ Votre conclusion?W. P. : Un gros travail nous at t e n d .Avec la création dela CPI,nous avons donné un exemple supplémen-taire de l’émergence de cette «nouvelle diplomatie»c a r a c t é ristique de l’après-guerre froide, qui perm e td’espérer en de meilleures institutions intern at i o n a l e spour le siècle prochain. L’Histoire se résume trops o u vent à un récit de guerres gagnées et de paix per-dues.Cet été,à Rome,la paix a gagné et la guerre aperdu. ■

Propos recueillis par Ethirajah Anbarasan

Le combatse mondialiseDes acteurs nouveaux et nombreux sont venus re n f o rcer les vieilleso rganisations de défense des droits humains. La lutte pour les dro i t séconomiques et sociaux y a acquis ses lettres de noblesse. Comme en Corée duS u d , où les femmes ne veulent plus se taire sur leurs conditions de tra v a i l .Comme au Royaume-Uni où le logement est revendiqué en tant que dro i t .

A l o rs que l’unive rsalité des droits humainsest plus contestée que jamais, sur le terr a i n ,des militants toujours plus nombreux oppo-

sent un démenti formel à tous les relat i v i s m e s. L ec o m b at pour les droits humains est devenu unive r-s e l . «La conférence de Vienne organisée en juin 1993 parles Nations unies a servi de révélateur à un mouve m e n tqui se cesse de s’amplifier depuis la fin des années 80 et ac o n f i rmé l’émergence des acteurs locaux» , résume A n t o i n eB e rn a r d , directeur exécutif de la Fédération inter-n ationale des ligues des droits de l’homme,passée de66 membres en 1991 à 105 en 1997.Les forums desO N G ,organisés en marge des cinq conférences onu-siennes qui se sont déroulées entre 1992 et 1995,ont mis en lumière un autre phénomène majeur: l am u l t i p l i c ation des mouvements de femmes. L e u rmot d’ordre: un homme sur deux est une femme et

les droits des femmes sont des droits de l’homme.Leur pri o ri t é : lutter contre les discri m i n ations et lesviolences qu’elles subissent partout dans le monde.A i n s i , la communauté des «défenseurs» a-t-elle inté-gré de nouveaux types d’acteurs , jusque-là margi-n a l i s é s , en même temps qu’elle devenait mondiale.

En Afrique, en Amérique latine,en Europe del’Est et enfin en A s i e , la chute ou l’affaiblissement der é gimes d’oppression a permis la création de milliersd’associations. Cette dynamique s’est d’abord tra-duite par la création de ligues nationales des droitsde l’homme et de sections d’Amnesty Intern at i o n a l .Mais elle ne s’est pas limitée à cet essaimage desgrandes organisations du Nord. Les initiat i ve sl o c a l e s ,s o u vent foisonnantes, ont pris le relais,d ’ a u-tant que les mutations économiques et sociales appe-laient la création de nouvelles solidarités.

Pour la Nigériane Ayo Obe, présidente de laCivil Liberties Organisat i o n , l’aide et les dollarsé t r a n g e rs ont certes donné l’impulsion initiale. M a i saujourd’hui, les militants, souvent bénévoles,sontl é gi o n . Ils cherchent avant tout à «améliorer la société» ,à compenser l’indigence des autori t é s , à lutter contrela violence d’Etat, les discriminations et la dégra-d ation de l’env i r o n n e m e n t .Ces aspirations se retrou-vent dans la plupart des pays d’Afri q u e , où l’explo-sion associat i ve a sans doute été la plus spectaculaire.

La multiplication des groupes de défense desdroits humains à la fin des années 80 est aussi le résul-t at d’actions militantes jusque-là menées dans la clan-destinité ou en exil. «En A m é rique lat i n e , la mouva n c edes droits de l’homme était déjà développée avant la chutedes dictatures mais,r e groupée autour de grandes ligues,e l l efonctionnait sur le mode de la confrontation politique.A u j o u r d ’ h u i , très dive rs i fié e , elle se livre à un travail defo n d ,notamment de sensibilisation juri d i q u e» ,explique A .B e rn a r d . Dans les pays ex-communistes, le mouve-ment pour les droits humains a aussi connu une for-midable expansion après la chute du mur de Berlin en1 9 8 9 . «Dès que l’empire soviétique a commencé à s’écrou-l e r, de nombreuses ONG se sont répandues à trave rsl ’ U R S S» , rappelle Boris Pustintsev,président de Citi-zens Wat c h .A l o rs que la première génération de cesa s s o c i ations luttait contre «les tentat i ves visant à freinerle processus de démocrat i s at i o n» , la seconde se consacreessentiellement à limiter les dégâts occasionnés par lac rise sociale.En Europe de l’Est, les dissidents d’hierayant pris les commandes de l’Etat , la société civiles’est retrouvée orpheline de ses meilleurs défen-s e u rs. Les initiat i ves locales ne refle u rissent quedepuis deux ou trois ans. Encore fragi l e s , elles seconcentrent sur les problèmes brûlants, comme ladéfense des minorités.

C’est en A s i e , où les dictatures ontla vie la plus dure, que le combat pourles droits humains s’est développé leplus tardive m e n t .Après s’être engouf-frés dans la brèche ouve rte par les tran-sitions démocrat i q u e s , n o t a m m e n taux Philippines (1986) et en Coréedu Sud (1987), les militants asiat i q u e sont mis les bouchées doubles. Tr è so r g a n i s é s , exploitant les nouve l l e st e c h n o l o gies de la communicat i o n ,i l sse sont regroupés en coordinations régi o n a l e s.L’ u n ede leurs pri o rités est le démantèlement des «lois des é c u rité nationale» qui permettent à leurs gouve r-nements de légitimer les pires exactions.

Bien que mondial et relativement structuré, lem o u vement pour les droits humains a encore unlong chemin à parcouri r. Manque d’expert i s e ,p r o-blèmes de financement,répression de plus en plusm u l t i f o rm e , sont le lot quotidien des militants.C e u x -ci doivent aussi apprendre à collaborer avec les pou-vo i rs , sans pour autant en devenir les hommes liges.Bien que faible et peu fia b l e ,estime B. P u s t i n t s e v, l eg o u ve rnement russe fait certains pas dans la bonned i r e c t i o n . Les ONG indépendantes doivent alorsl’aider,le conseiller, servir de relais avec les popu-l at i o n s. Or «ce nouveau rôle est difficile à jouer» , l e svieux réflexes de mise sous tutelle des initiatives dela société civile étant encore vivaces.

Confrontés à des problèmes inédits, les défen-s e u rs des droits humains sont condamnés à tâtonner.Au Maghreb, explique l’historien marocain Dri s sE l - Ya z a m i , le mouve m e n t , qui s’est d’abord déve-loppé en reprenant la tradition européenne,a aujour-d’hui «une mission historiquement nouve l l e : limiter lesaffrontements entre les islamistes et l’Etat.» Pour lui, l e smembres des ligues, des associations de femmes etde journalistes qui s’allient avec les régimes en placepour lutter contre l’islamisme ratent ainsi l’occasiond ’ a c q u é rir une légitimité incontestable au sein deleur société. Pour cela, «ils devraient tenter de jouer unrôle de pacific ation et de médiat i o n. »

Les pays du Nord n’ont pas échappé aux boule-ve rsements des années 90.Tandis que les vieilles orga-n i s ations peinaient à se renouve l e r , est apparu unn o u veau militantisme, plus offensif et plus jeune.

Face à la montée des inégalités, «l aradicalité s’est déplacée sur le terrain social,explique la Française Martine Bart é-l é my, spécialiste de la vie associat i ve àla Fo n d ation nationale des sciencesp o l i t i q u e s. Les ONG, qui recourentd avantage à l’action directe, d e v i e n-nent très spécialisées, ajoute l’avo c atb ritannique Michael Ellman,é vo q u a n tles mouvements pour les femmes, l e sh o m o s e x u e l s , les sans-abri , les enfa n t s ,

e t c.«On n’agit plus pour réaliser un projet global de société,r e n c h é rit M. B a rt é l é my, mais dans un but précis,ave cun souci d’efficacité immédiat e. »

Très dive rs , les mondes associatifs évoluent cepen-dant dans une direction commune: au Nord commeau Sud, les thématiques économiques et socialesdeviennent pri o ri t a i r e s. Même les ligues se mobili-sent contre l’exclusion.«Nous devons avant tout faire lelien entre les droits civils et politiques et les droits écono-miques et sociaux, estime l’Américaine Ja ri bu Hills,c o o r d i n at rice de la Southern Human Rights Organi-z e rs ’N e t wo r k .On ne peut plus lutter contre la violence poli-cière sans se battre contre l’extrême pauvreté et le systèmede production.» En pours u i vant leur combat dans lemonde entier, les militants ont démontré que les droitshumains représentent bel et bien un idéal unive rs e l .I l sveulent désormais prouver qu’ils sont indivisibles. ■

Sophie Boukhari

Liberté impliquer e s p o n s a b i l i t é . C ’ e s tpourquoi la plupart deshommes la redoutent.

George Bernard Shaw.1856-1950.Irlande.

Huairou,septembre 1995:le forum des ONG en marge de laconférence des Nations unies de

Beijing sur les femmes.

Le mouvementpour les droits

humains a encoreun long chemin à

parcourir

L es travailleuses sud-coréennes n’ont jamaisbénéficié des mêmes droits que leurs homo-logues masculins. Mais, dans les années 60,

pendant que les hommes luttaient pour leurs condi-tions de travail et leurs salaires,les femmes étaienttrop occupées à défendre les droits humains fon-damentaux. Pourtant,sur 45 millions d’habitants,la Corée du Sud compte 22 millions d’actifs,dontprès de neuf millions sont des femmes, dont lesdroits ne sont pas reconnus. Les hommes,qui diri-gent le mouvement ouvri e r , tiennent rarementcompte de leurs problèmes spécifiques au trava i l .I l sn’ont pas pris conscience de ce qu’elles pourraienta p p o rter en part i c i p a n t , à leurs côtés, à la lutte pourl’amélioration des conditions de travail.

Créée en 1992, la Korean Women Wo r k e rs A s s o-c i ation United (KWWAU) regroupe six associa-tions régionales de femmes. Elle est dirigée par uneéquipe de six unive rsitaires qui ont des années d’ex-p é rience au sein d’organisations spécialisées dans ledroit des femmes au travail.Ses activités sont mul-tiples:enquêtes sur les injustices dont souffrent lesfemmes au trava i l ;d é n o n c i ation publique des poli-tiques gouvernementales ne tenant pas compte del e u rs droits professionnels; lancement de campagnespour améliorer la couve rture sociale en cas de mat e r-n i t é , pour la parité et la stabilité dans les contrats det r avail et la form ation professionnelle; tenue def o ru m s ; é l a b o r ation de plans d’action destinés àsensibiliser les groupements régionaux et autresassociations qui s’attachent à rendre plus justes lesconditions de travail des femmes.

L’ a s s o c i ation dispose d’un service appelé«Ligne de l’égalité», un centre de consultat i o ndestiné aux femmes confrontées à des difficultéset à des injustices sur leur lieu de trava i l , et qui nes avent pas comment les surm o n t e r. L’an dern i e r ,56,6% des personnes accueillies se sont plaintesde retards dans le paiement des salaires, de la pré-c a rité de leur emploi et de licenciements abu s i f s ;14,6% ont dénoncé des abus sexuels et des vio-l e n c e s ; 13,7% ont fait état de conditions de tra-vail ne tenant pas compte de leur mat e rn i t é ;8 , 7 %ont parlé de discri m i n ation sexuelle; 6,4% ont évo-qué des maladies liées au trava i l .

Mais la «Ligne de l’égalité» ne se limite pas àrépondre à des appels téléphoniques, à recevoir lesf e m m e s , à les conseiller et les orienter en matière pro-f e s s i o n n e l l e . Elle organise aussi des conférences etdes programmes pédagogi q u e s.L’ a s s o c i ation vient depublier un livre dressant le bilan des cas traités entreseptembre 1996 et août 1997, qui expose les pro-blèmes les plus courants rencontrés par les femmesdans le monde du travail et la manière de les aborder.

La KWWAU a,cette année,disposé d’un bud-get de 90 000 dollars.Une somme provenant prin-

cipalement des cotisations de ses membres et des u b ventions d’autres organisations nationales eti n t e rn at i o n a l e s. Des agences gouve rnementales ontégalement apporté leur contri bu t i o n ,pour une petitepartie,en cofinançant des projets.

L’action de ce mouvement commence à se fa i r es e n t i r.A l’issue de plusieurs réunions entre ses gr o u-pements régionaux et des syndicats coréens, u naccord a été conclu,portant sur la construction decrèches proches des lieux de trava i l . Il a été suivi, e n1993, de la signature d’une convention collective,p r é voyant l’ouve rture de garderies dans les hôpi-taux,les banques et d’autres entreprises. ■

Jany Lesseur

Corée du Sud:travaille et tais-toi

Janvier 1997:femmes en grève à Séoul.

Les pays pauvres n’ont pas l’exclusivité du phé-nomène des sans-abri.Si la majorité des Bri-tanniques bénéficie d’un niveau de vie sinon

élevé,du moins convenable,selon les critères d’unpays riche, une bonne partie de la population y estprivée d’un logement décent.

C’était le cas de M. Gordon (le nom de cettep e rsonne a été changé, à sa demande, ndlr) qui,b i e nq u ’ atteint d’une maladie mentale, avait sa fillette detrois ans à charge. Il vivait dans les pires conditionsd’humidité et de froid, louant un local délabré. S o nu n i ve rs a changé le jour où la direction des serv i c e ssociaux de sa commune s’est adressée à Shelter, u n eo r g a n i s ation non gouve rnementale anglaise spécia-lisée dans la défense du droit au loge-m e n t .R é s u l t at :l ’ a s s o c i ation a négociéavec l’administration l’at t ri bu t i o nd’une allocation mensuelle à M.G o r-d o n , et mis un logement plus décent àla disposition du père et de sa fil l e .

Selon les estimations de Shelter,470 familles perdent quotidiennementleur logement au Roya u m e - U n i , s et r o u vant ainsi contraintes d’errer à larecherche d’un toit,ne serait-ce qu’à titre temporaire.En mars 1998, au moins un million de pers o n n e sv i vaient dans ces conditions inhumaines.«Nous sommeslà pour elles, explique Chris Holmes, le directeur decette ONG,la plus importante du genre au Roya u m e -U n i , car dans une société,tout le monde a le droit de béné-ficier d’un logement conve n a b l e ,décent et sûr.» Cela fait 32ans que l’association vient ainsi en aide aux sans-abriet apporte son soutien à ceux qui surv i vent dans desconditions de logement déplorables.

Bien que disposant de quelque 400 salari é s ,«Shelter ne pourrait pas fonctionner sans ses 900 béné-vo l e s» , assurent ses responsables.L’institution assistegr atuitement les personnes en difficulté à trave rsun réseau de 52 centres d’ori e n t ation et d’aideimplantés dans la quasi-totalité du pay s.Par ailleurs ,elle mène de fréquentes campagnes pour faire pres-sion sur les pouvo i rs publics, afin d’obtenir desm o d i fic ations de la légi s l ation et l’adoption de solu-tions économiquement viables pour les déshérités.Les bénévoles participent à des projets spécifiq u e s ,à des missions de terrain, au traitement des infor-m ations ainsi qu’aux tâches administrat i ve s. L e sr é s u l t ats sont tangi b l e s : «En 1997,grâce à notre action,100 000 familles et part i c u l i e rs menacés d’expulsion ontreçu une aide,une assistance ou une protection» , ava n c eC .H o l m e s. Les centres proposent des services allantde l’inform ation sur les droits du citoyen à l’ac-compagnement des familles s’installant dans denouveaux logements.

Shelter dispose d’un budget de près de 17 mil-lions de dollars. La majorité des fonds provient dedons individuels, d ’ e n t r e p rises pri v é e s , d’écoles oude groupes religieux.Des opérations,comme celleintitulée «Offrez votre vieil anorak»,lui permettentaussi de recueillir de l’argent, et son réseau de bou-tiques – où l’on trouve divers objets portant le logode l’association ainsi que les publications qu’elleédite – assure un complément financier.

Si le drame des sans-abri porte évidemmentatteinte à la dignité de l’individu, l ’ a s s o c i at i o nsouligne qu’il engendre aussi des coûts sociaux etéconomiques considérables. S ’ a p p u yant sur les sta-t i s t i q u e s , elle répète à qui veut l’entendre que

l’espérance de vie d’une personne pri-vée de toit est de 42 ans, a l o rs quela moyenne nationale est de 74 anspour les hommes et de 79 ans pourles femmes. M a i s , consciente du fa i tque le logement n’est pas tout, c e t t eONG s’intéresse également aux per-sonnes qui, bien qu’ayant un domi-cile fixe ,v i vent dans des conditionsd é p l o r a b l e s. C a rri e , une fillette de 10

a n s , habite ainsi dans un studio avec ses parentset son petit frère. «On a fait l’acquisition de ceta p p a rtement avant la naissance de Carri e, r a c o n t esa mère. Et puis, quand on a voulu déménager pourt r o u ver quelque chose de plus gra n d , les prix du loge-ment avaient tellement augmenté qu’on ne pouvait nien louer ni en acheter un autre. Notre fille souffre degraves crises d’asthme et elle n’a pas de place pour joueret pour faire ses devo i rs, cela se ressent dans ses études.On n’arri ve pas à ra n ger correctement la maison. I ln’y a plus aucune place.Je consulte un médecin à causedu stress. J’ai l’impression d’être constamment épui-sée et j’ai souvent des envies de révo l t e. »

Des drames de ce genre ont inspiré la dern i è r ecampagne de Shelter, lancée en mars dernier etbaptisée «Derrière les portes closes». Elle enten-dait montrer la gr avité de telles situat i o n s , a f i nde sensibiliser les pouvo i rs publics et de les inci-ter à traiter ce genre de cas en pri o ri t é . C o m m el’explique Louise Casey, la sous-directrice deS h e l t e r , «une maison ne peut pas être un foyer si elleest dangereuse et insalubre ou si elle rend l’existencem i s é ra b l e. Ce n’est pas parce que l’on a un toit quel’on vit dans un espace décent, et le fait d’avoir unl ogement ne devrait pas pri ver les gens d’être aidés. »

J.L.

Pour en savoir plus,vous pouvez consulter le site Internet de l’as-sociation:http://www.shelter.org.uk

Mon idéal politique estl’idéal démocra t i q u e.Chacun doit êtrerespecté en tant quep e r s o n n e, et personnene doit être divinisé.

Albert Einstein.1879-1955.

Allemagne - Etats-Unis.

Vivre dignement au Royaume-Uni

470 famillesperdent

quotidiennementleur logement au

Royaume-Uni

Même les plus optimistes ne croyaient paspossible l’interdiction,en un laps de tempssi court , d’une arme utilisée au cours de ce

siècle sur l’ensemble de la planète par la plupart desa rm é e s.Po u rt a n t , en 1997, le comité Nobel a décern éle prix Nobel de la paix à la campagne intern at i o n a l epour l’interdiction des mines antipers o n n e l , la récom-

pensant ainsi d’avo i rdéclenché «un processusq u i ,en l’espace de quelquesa n n é e s,a permis de passerd’une vision à un projetr é a l i s a b l e» . Il concluait enparlant de «modèle pourles effo rts intern at i o n a u xà ve n i r,en matière de paixet de désarm e m e n t» . L er ê ve est devenu réalitéen décembre 1997,quand 121 pays ont

signé à Ottawa le traité sur l’élimination des minesa n t i p e rs o n n e l . Leur nombre continue à augmen-t e r , et rien ne peut plus désormais entraver cettemarche en avant.

A la fin des années 80 et au début des années 90,des ONG ont commencé à se pencher séri e u s e m e n tsur ce véritable scandale humanitaire mondial, c e sdizaines de millions de mines antipersonnel qui fontchaque année des centaines de victimes. En octobre1 9 9 2 ,Handicap Intern at i o n a l ,Human Rights Wat c h ,Medico Intern at i o n a l ,Mines A d v i s o ry Group, P hy-sicians for Human Rights et Vietnam Veterans ofA m e rica Fo u n d ation lançaient la campagne, sous laf o rme d’un appel commun,réclamant la fin de l’uti-l i s at i o n ,de la production,du commerce et du stockagedes mines antipers o n n e l .Elles pressaient égalementles gouve rnements d’investir plus de moyens dans ledéminage et l’assistance aux victimes.

La campagne prit de l’ampleur, jusqu’à ras-s e m b l e r , dans une coalition sans précédent, un mil-lier d’organisations réparties dans 60 pay s. Pa r a l-l è l e m e n t , son comité de direction, i n i t i a l e m e n tcomposé des six ONG à l’ori gine de l’opérat i o n ,s’élargissait pour représenter la diversité des parti-c i p a n t s , rassemblant désormais des organisat i o n sallant de l’Afghanistan à la Suède, en passant par le

C a m b o d g e ,l ’ A f rique du Sud, le Kenya , le Ja p o n ,l aColombie ou encore la Norv è g e . La Fédérat i o nl u t h é rienne mondiale s’y est également associée.Notre force a été de toujours fonctionner avec dess t ructures souples, sans secrétari at central,ni quar-tier général, ni bu r e a u c r at i e .Nous nous réunissionsrégulièrement pour élaborer des strat é gies globaleset planifier des actions communes, mais chacunétait libre de développer son propre trava i l , en l’adap-tant à son mandat ,à sa culture et au contexte.Le seulciment entre les ONG était qu’elles se sentaientsoudées autour d’un même objectif.

La ligne directrice consistait à faire pressionpour que des mesures soient prises aux nive a u xi n t e rn at i o n a l , n ational et régi o n a l . Au départ , i ls’agissait d’amener les pays à réviser la conventionsur les armes classiques de 1980,visant à contrôlerl ’ u t i l i s ation des mines antipers o n n e l , pour aboutir,à trave rs des amendements,à leur éliminat i o n .M a i scomme la convention révisée n’a pas abouti à unaccord sur une interdiction générale, nous avo n spoursuivi notre combat,en appelant les gouverne-ments à rejoindre un groupe pro-interdiction, quis’est réuni plusieurs fois à Genève . P u i s , en mai1 9 9 6 , le gouve rnement canadien a proposé d’ac-cueillir une réunion gouve rnementale en octobrede la même année.D’âpres négociations ont suivi,débouchant sur la conférence historique d’Ottawa ,en décembre 1997, consacrée au traité d’éliminat i o ndes mines antipersonnel.

Non seulement ce traité a été négocié en untemps record, mais il restera aussi probablementdans l’histoire comme celui entré le plus rapide-ment en vigueur. Au moment de sa rédaction, 28Etats – plus de la moitié requise pour son applica-tion – avaient déposé leurs instruments de ratifica-tion devant les Nations unies, alors que six autresl’ont depuis finalisé et n’ont plus qu’à remettre leurtexte.Le résultat de cette campagne et de ce parte-n a ri at avec des Etats est remarquable. Ce processush i s t o rique prouve que gouve rnements et sociétécivile ne doivent pas se considérer comme des adve r-s a i r e s. Il démontre que des nations moyennes etpetites peuvent s’at t e l e r , avec la société civile, a urèglement de problèmes humanitaires à une vitessestupéfiante. ■

Un rêve devenuréalité Jody Williams*

Six organisations non gouvernementales se lançaient, en 1992, dans uncombat ambitieux pour l’élimination des mines antipersonnel.Cinq ans plus tard, 121 pays ont signé le traité d’Ottawa les interdisant.

* Coordinatrice de la campagne internationale pour l’interdiction des minesantipersonnel, colauréate duprix Nobel de la paix 1997.

Affichettes britanniques de lacampagne.

* Health Law Institute,Université d’Alberta, Canada

La circonspection de Bertrand Russell à l’égardde l’éthique de la science est aujourd’hui pluspertinente que jamais. Pourtant,la commu-

nauté intern at i o n a l e , c’est-à-dire nous tous, s e m b l eencore incapable d’instaurer un cadre vraiment res-pectueux des droits humains, susceptible de guiderses choix dans l’usage des technologies nouvelles.L’élan de la science, encouragé par les entreprisescommerciales qui financent la recherche,continueà dominer nos décisions. Les cadres actuels défi-nissant les droits humains peuvent-ils nous indi-quer la direction à suivre? Ce n’est pas sûr.

La réponse du légi s l ateur face à la révo l u t i o ngénétique en cours illustre les carences desapproches juridiques actuelles. Le projet dugénome humain, qui a pour but de donner lesséquences et la carte de tous nos gènes, est pro-bablement l’entreprise scientifique intern at i o n a l ela plus surveillée de tous les temps. La plupart desn ations qui s’y sont engagées ont réservé une par-tie de leur budget scientifique au traitement deses conséquences éthiques, j u ridiques et sociales.Cela ne s’est cependant traduit pour l’instant quepar quelques mesures form e l l e s , sans véri t a b l eimpact juri d i q u e . Les légi s l ations intérieures ontt o u j o u rs eu du mal à suivre le rythme du progr è st e c h n o l o gi q u e . La pluralité des cultures, d e sc r oyances et des va l e u rs accroît les problèmes aun i veau intern at i o n a l . Seuls les principes les plusélémentaires peuvent alors transcender les débat s.Comme le montre la déclaration de l’UN E S C O s u rla protection du génome humain, bon nombre dedocuments finaux se limitent à des termes aussivagues que celui de «dignité humaine».

Des raisons plus spécifiques expliquent aussila difficulté à concevoir de véritables instru-ments juridiques préservant les droits humains,comme la difficulté de rédiger des règlements aya n t

un sens du point de vue scientifiq u e , ou le fait queles normes sociales – par exemple la fécondat i o nin vitro – évoluent presqu’aussi vite que la tech-n o l o gi e . Les problèmes juridiques posés parD o l l y, le premier mammifère cloné, donnent lamesure des défis.A i n s i , un certain nombre de loisinterdisant le clonage humain et adoptées ava n tl ’ a rrivée de Dolly – c’est le cas au Roya u m e - U n i– se réfèrent à la technique de fragmentation del ’ e m b ryo n . Or une application ri gide de ces dis-positions ne prendrait pas en compte la techniquedu transfert nucléaire utilisée pour créer Dolly.

Plus gr ave encore, Dolly pose des problèmespolitiques et a donné lieu à des polémiques ve n a n tbien souvent d’une mauvaise inform at i o n .D ’ a u-cuns prétendent ainsi que les lois sur l’eugé-nisme du début du X Xe siècle et les récents com-mentaires sur le clonage humain reposent sur unevision inexacte du déterminisme génétique, et entirent la conclusion paradoxale que les politiqueseugéniques imposées par l’Etat vont de touteévidence à l’encontre de la dignité humaine, t a n-dis que les règlements sur le clonage cherchentexplicitement à la protéger.

Autre controve rs e : d’aucuns prétendent quele mariage entre le commerce et la génétiquehumaine conduirait à une ère de laissez-fa i r ee u g é n i q u e , où la définition sociale de la maladie,du handicap et de la normalité serait dictées parles forces du marché. Comment les instru m e n t straditionnels de défense des droits humains peu-vent-ils traiter cette question? Cela semble impos-s i b l e . D’abord parce que la commercialisation dela génétique appartient à une industrie multi-milliardaire en plein essor, considérée par denombreux gouve rnements comme vitale pourl ’ é c o n o m i e .E n s u i t e , parce que toute politique consi-dérée comme susceptible d’entraver la capacité dechoix du consommateur se heurterait à des résis-t a n c e s. O r , s’il est facile de condamner des poli-tiques eugéniques imposées par l’Etat ,c o m m e n tcontrôler les décisions des consommat e u rs ?

F i n a l e m e n t , ce sont les forces sociales et nondes mesures gouve rnementales qui déterm i n e r o n tl ’ é volution des comportements par rapport à lar é volution génétique. Sans être un réactionnaire,j’estime nécessaire une certaine forme de contrôles o c i a l . De nombreux problèmes liés à la révo l u-tion génétique risquent néanmoins d’être hors dep o rtée des instruments relatifs aux droits humains,et l’industrie génétique continuera d’aller del ’ ava n t , sous la pression de forces sociales indis-sociables de la culture occidentale. ■

Science etconscience Timothy Caulfield*

«La science, en soi, ne peut pas nous fournirune éthique. Elle peut nous indiquer commentatteindre un objectif donné et, parfois, nous montrer que certains objectifs sontinaccessibles. Mais parmi ceux réalisables,notre choix doit être guidé par desconsidérations autres que purementscientifiques.» Bertrand Russell, 1950

É T H I Q U E S

Faut-il autoriser, tolérer ou interdire le commerceet l’usage des drogues? Devant les progrès de laconsommation, partisans et adversaires de ladépénalisation continuent de s’affronter.

La guerre à la drogue est un échec.Déclarée par les Etats-Unis en 1983,r e p rise par la communauté intern a-

tionale en 1989, elle a consisté à couper lesp ays consommat e u rs du Nord des produc-t e u rs de drogues illicites du Sud,cibles d’opé-r ations de répression toujours plus coûteuses.Les sommes allouées à la lutte antidroguespar les seuls Etats-Unis sont ainsi passées de4,7 milliards de dollars en 1988 à 12,3 mil-liards en 1993. Po u rt a n t , les participants à lasession spéciale de l’Assemblée générale desN ations unies, réunis à New York du 8 au 10juin dern i e rs ,ont pu,en fait de bilan,c o n s t a-ter que jamais de telles quantités de sub-stances illicites n’ont été mises sur le mar-c h é , à des prix aussi peu élévés, i n d i c e s

incontestables d’une surproduction généra-l i s é e .L’échec patent d’une répression exclu-s i vement centrée sur l’offre (culture, p r o-duction et trafic) – suivant la logique d’unmonde divisé entre «bons» et «méchants»,q u is’est subsituée à celle de la guerre froide –,laisse place à la recherche de nouvelles pistes.Si tout le monde est aujourd’hui à peu prèsd’accord pour considérer que le consom-m ateur de drogue est au cœur du problème,reste à trouver des solutions.

Le grand rassemblement de New-York aura été l’occasion de relancer le débatentre tenants des politiques d’interdictionet partisans d’une libéralisat i o n . Un débatde spécialistes souvent obscur pour l’opi-nion publique, notamment en raison de

la confusion entre les deux gr a n d sconcepts qu’il met en jeu: la dépénalisa-tion de l’usage et la légalisation desdrogues proprement dite.

S e rvant de cadre au régime intern a-tional d’interdiction, les trois conve n-tions des Nations unies sur les stupé-fiants laissent une place à l’interp r é t at i o n .En effet, les auteurs des traités ont tou-j o u rs considéré qu’à la différence desmesures visant l’offre de drogues, les dis-positions destinées à combattre leurc o n s o m m ation – désignée sous le term ed’usage – relèvent de la souveraineté dechacun des Etats membres.Comme le sou-ligne le dernier rapport 1997 sur lesdrogues du Programme des Nations uniespour le contrôle intern ational des drogues( P n u c i d ) , «aucune des conventions n’imposeaux parties de condamner ou de punir l’ac-q u é r e u r, le détenteur ou le consommateur ded r og u e s, quand bien même leurs actes

Surveiller

ou punir?En Hollande, derrière les vitrines des coffee-shops,

les clients fument du haschisch en toute légalité.

Philippe Bordes*

* Observatoire géopolitique des drogues (OGD)

É T H I Q U E S

constituent un délit; des mesures altern at i ve sp e u vent toujours se substituer aux pours u i t e sp é n a l e s » . En ve rtu de quoi, les pays signa-taires de ces conventions ont pu déve l o p p e rdes réponses va riées à l’usage de stupé-f i a n t s. C’est ainsi qu’au sein de l’Unione u r o p é e n n e , on trouve des pays qui incri-minent l’usage personnel de drogues entant que tel (France, L u xembourg) quandd ’ a u t r e s , comme l’Espagne, ne pours u i-vent que l’usage dans un lieu public et lapossession à des fins de commerce. D em ê m e ,l ’ a bus de drogues, ou tox i c o m a n i e ,devrait de plus en plus être traité nonpar une peine de pri s o n , mais par la pri s een charge du tox i c o m a n e , sur ordre de laj u s t i c e , dans le cadre de programmes desoins (on parle d’injonction thérapeu-t i q u e ) . Mais de grandes disparités sub-sistent entre les différents systèmes de pri s een charge des tox i c o m a n e s. E t , trop sou-ve n t , des forces de l’ordre dépassées parl’ampleur et la sophistication croissantesdu trafic, sont tentées de réprimer lesimple usager pour sat i s faire à l’obligat i o nde résultats visibles, peuplant ainsi lesp risons sans déstabiliser le marché illicite.

C’est dans ce contexte que les part i s a n sde la dépénalisation de l’usage des stupé-fiants font de plus en plus entendre leurvo i x .Ce qu’ils préconisent, c’est d’autori s e r ,ou plutôt de renoncer à poursuivre,la pos-session de petites quantités de drogues des-tinées à la consommation pers o n n e l l e .C e t t ed o c t rine gagne du terrain dans l’Union euro-p é e n n e . Dans le reste du monde, e nr e va n c h e , on assiste souvent à une cri m i-n a l i s ation accrue de la possession et del’usage de drogues,p o u rtenter de pallier l’explo-sion de ce phénomèner e l at i vement nouve a upour les pays du Sudqu’est la tox i c o m a n i e .I la rri ve ainsi de voir desc o n d a m n ations à mortprononcées pour ladétention de quelquesgr a m m e s. Dans le rai-sonnement de ses promoteurs , la dépénali-s ation n’est qu’un des volets d’une politiqueglobale dite de réduction des ri s q u e s. S e l o nses pri n c i p e s , le recours à des drogues illicitesest un phénomène inhérent à nos sociétésqu’il serait vain d’espérer éliminer, sauf àprétendre trouver une solution aux mauxcontemporains que sont la solitude, le chô-m a g e , ou les autres formes de détresse éco-nomique et morale.

L’abstinence ne doit donc pas être unbut premier – comme c’est le cas avec laprohibition –, m a i s , pour reprendre l’ex-pression d’un spécialiste néerlandais, H e n kJan Van V l i e t , «l’objectif final dans une hiéra r-chie d’objectifs» . Il s’agit avant tout de mettre

en place une politique d’assistance aux usa-g e rs , qui leur permette de sortir de leurdépendanoe quand ils le décident (et passeulement sur injonction d’un magi s t r at )et leur évite la margi n a l i s ation et les ri s q u e sphysiques liés à la prise de drogues. A ceté g a r d , l ’ a p p a rition du sida et la propaga-tion de l’infection chez les héroïnomanes,qui s’injectent le produit, aura fourni unargument de poids. De nombreux gouver-nements adeptes de la répression ont ainsiété contraints d’autoriser dans un premiertemps la vente libre de seringues avant demettre en place des programmes de distri-bution aux héroïnomanes de produits de

substitution (voire d’hé-r o ï n e , comme c’est lec a s , à titre expéri m e n t a l ,en Suisse et aux Pay s -B a s ) . Cette dern i è r emesure doit garantir let oxicomane contre lesproduits frelatés ou à lacomposition douteusequi abondent sur le mar-c h é , tout en le coupant

du contact avec le founisseur-criminel.Un autre point fondamental de la doc-

t rine de réduction des risques est la dis-tinction entre drogues douces et dures. L e spremières (essentiellement les dérivés duc a n n a b i s :m a ri j u a n a ,haschisch) sont consi-dérées comme peu nocives, à la différencedes secondes (héroïne, c o c a ï n e , d é ri v é samphétaminiques et autres drogues de syn-t h è s e ) , qui présentent des risques «inac-c e p t a b l e s » .A l’heure actuelle, seuls les Pay s -Bas fondent sur cette distinction leurlégislation sur les stupéfiants, même si unrapport scientifique remis au mois de juind e rnier au secrétaire d’Etat français à laSanté a fait sensation en affirmant que «le

cannabis ne possède aucune neurotoxicité» et,«de ce point de vue,se différencie complètementde l’alcool,de la cocaïne,de l’ecstasy et des psy-chostimulants».

L’exception néerlandaise, d o n c, e nfait un modèle pour les tenants de laréduction des ri s q u e s. Contrairement à lac r oyance répandue, la possession dedrogues pour usage personnel y est bieninterdite par la loi. M a i s , depuis 1972, l apossession et la vente de quantités ded é rivés du cannabis inférieures à 30grammes sont tolérées. Ce qui a perm i sle développement des fameux c o f fe e - s h o p s,quelque 200 lieux publics où les usagersp e u vent acheter et consommer librementm a rijuana et haschisch. C’est précisé-ment sur ce dernier point que les pri n c i p e sde réduction des risques rencontrent la plusv i ve opposition.Comme le souligne le Pnu-c i d , «la plupart des arguments avancés au nomde la réduction des risques sont compat i b l e savec une interp r é t ation souple de la poli-tique de prohibition».Mais dans le cas néer-l a n d a i s , le cap d’une légalisation de fa i tdu cannabis semble être franchi. U n evoie sur laquelle les Nations unies refu-sent de s’engager.

La légalisation des drogues, comme sonnom l’indique, consisterait tout simple-ment à proposer les substances aujourd’huiillicites en vente libre. En réalité, il n’estplus guère d’antiprohibitionniste pourprôner une solution aussi radicale. Il estplutôt question de légalisation contrô-l é e . C’est-à-dire d’une prise en charge parles Etats du système de production et ded i s t ri bution des stupéfiants, selon unp rincipe assez comparable à celui desr é gies de l’opium des grands empiresc o l o n i a u x . Dans le camp des partisans dela légalisation se trouvent des pers o n n a-

Il arrive de voir des condamnations àmort prononcées pour

la détention dequelques grammes

En Thaïlande, les soldats détruisant des champs de pavot clandestins.

É T H I Q U E S

lités aussi dive rses que des économistesl i b é r a u x , des juri s t e s , des médecins, p s y-chologues ou sociologues.

Ils ne se placent pas sur le plan de lac o n s o m m at i o n , mais sur celui de la luttecontre la cri m i n a l i t é . Leur raisonnement:il faut légaliser les drogues pour limiter lescoûts énormes de la répression telle qu’elleest actuellement menée; pour couper lescriminels,seuls bénéficiaires de la prohibi-t i o n ,d’une source de revenus considérables,et pour réduire les coûtsen matière de santépublique en garantissantla qualité des produits eten levant des taxes des-tinées à financer les sys-tèmes de soin des tox i-comanes.

A ces arguments,les partisans de la prohibition répondenttantôt sur un plan technique, tantôt surcelui de la morale. Comment organiser,en prat i q u e , un commerce légal desdrogues? Qui vendra? Les médecins, p r o-mus «dealers en blouse blanche» pourp r e s c rire des produits sans utilité théra-peutique? A qui vendre? Aux majeurss e u l e m e n t , mais alors comment empêcherun marché noir destiné aux mineurs ?Faut-il légaliser seulement le cannabis?Mais pour porter réellement un coup auxo r g a n i s ations de trafiquants, ce sonttoutes les drogues qu’il faut légaliser tantest grande la capacité des réseaux à sec o nve rtir d’un produit à un autre en fonc-

tion des modes et des marchés. E n fin ,q u e laveu d’impuissance, pour un Etat , que d’enêtre réduit à organiser le suicide parempoisonnement de ses citoye n s !

On l’aura compri s , le débat sur les poli-tiques antidrogues soulève des questionsd’une grande complexité.Et encore,les argu-ments avancés souffrent de n’avoir jamaisi n t é gré la dimension globale du marché dess t u p é fia n t s. Les études, déjà très insuffi-s a n t e s ,qui les alimentent,ne tiennent compte

que de la situation dansles pays ri c h e s.Or le Sudne peut être exclu dud é b at . Comment parlerde légaliser la consom-m ation du cannabis enEurope et reprocher à telou tel pays producteurde ne rien entreprendre

pour éliminer les cultures illicites qui fontvivre des populations entières? Commentparler de consommation en oubliant les mil-lions de nouveaux usagers apparus depuispeu dans les pays en développement? Pe u t -o n ,e n fin ,é voquer la «réduction des ri s q u e s »sans s’attaquer au problème des relat i o n sentre l’explosion de l’épidémie de sida enA f rique australe et l’abus d’alcool, « d r o g u elégale» de l’Occident? En ce domaine, u n eseule évidence – l’heure est à la généralisat i o nd’un débat fondé sur des études rat i o n n e l l e set non plus sur des préjugés et des tabousq u i , en fin de compte,c o n t ri buent à la my t h i-fic ation des drogues et, p a rt a n t , à leur pou-voir d’at t r a c t i o n . ■

Les dro g u e s en chiffresPR O D U C T I O N

• Héro ï n e : les champs de pavotdu Triangle d’Or (Birmanie, L a o s,Thaïlande) produisent quelque 2500 tonnes d’opium, s u s c e p t i b l e sde donner 250 tonnes d’héroïne.Le Croissant d’Or( A f g h a n i s t a n / Pakistan) produit unequantité équiva l e n t e. Les culturesde pavot se développent en A m é-rique latine (une centaine detonnes d’opium par an, soit 10tonnes d’héroïne) ainsi qu’en A s i ec e n t ra l e.• Cocaïne: les plantations dec o c a ï e r s, dans les pays andins( P é r o u ,B o l i v i e, C o l o m b i e ) ,f o u r-nissent annuellement selon Inter-pol de 700 à 1 300 tonnes dec h l o r h y d rate de cocaïne.• Cannabis: la production derésine de cannabis ou haschischse répartit entre Maroc (2 000 à 2

500 tonnes) et Pa k i s t a n / A f g h a n i s-tan (plus de 2 000 tonnes).L’ h e r b ede cannabis ou marijuana est pro-duite dans le monde entier Lesdeux premiers producteurs mon-diaux sera i e n t , selon l’OGD,l’Afrique du Sud et les Etats-Unis.L’Organisation mondiale desdouanes signale la saisie de 513tonnes en 1997.

CONSOMMATION

Il n’existe aucune estimation réel-lement fïable de la consommationglobale de substances illicites. L e sNations unies avancent les chiffresde 8 millions d’héroïnomanes,13,3 millions de cocaïnomanes,141,2 millions de consommateursde dérivés du cannabis et plus de280 millions de consommateursde drogues de synthèse (halluci-n o g è n e s, dérivés ainphétami-

niques) et divers médicamentsdétournés de leur usage théra-peutique (sédatifs).

REVENUSILLICITES

Le chiffre d’affaires global annueldu commerce illicite des droguesr e p r é s e n t e rait environ 400 mil-liards de dollars, soit près de 8%du total du commerce internatio-nal.Les marges de profit varientselon les produits:de 300 % duprix de gros pour le crack (formede cocaïne fumable) à 100 % pourl’héroïne. ■

La durev é r i t é

Que doivent dire les médecins à leursmalades condamnés pour qu’ils réali-

sent qu’ils n’ont plus que quelques mois à vivre?En fait, de nombreux praticiens cachent la dou-loureuse vérité à leurs patients, de peur de lesvoir perdre leur dernière chance de survie: l ’ e s-poir et la volonté de lutter. Mais ils leur fontpeut-être plus de mal que de bien, si l’on encroit une étude récemment publiée par leJournal of the American Medical Association(J A M A, 3 juin 1998).

Portant sur 917 adultes en phase terminalede cancer du poumon ou du colon, elle a mon-tré que les malades surestiment leurs chancesde vivre de plusieurs mois, même quand lespronostics des médecins sont plus pessi-m i s t e s : 59% d’entre eux pensent qu’ils ont90% de chances de vivre au moins six mois,mais seulement 45% à juste titre.

Cet excès d’optimisme pèse lourdementsur le choix des tra i t e m e n t s. Persuadés qu’ilsvivront plus de six mois, les patients ont ten-dance à demander des traitements agressifssusceptibles de prolonger leur vie au lieu deprivilégier ceux qui atténuent la douleur.

Il faut souligner que les plus optimistes,q u e lque soit leur tra i t e m e n t , vivent plus long-temps que les réalistes. Mais ceux qui cher-chent à tout prix à prolonger leur vie ontexactement la même durée moyenne de sur-vie que ceux qui préférent un traitement de« c o n f o r t » . En fait, les premiers font face à 1,6fois plus d’événements malheureux que lesseconds (retour à l’hôpital, tentative de réani-m a t i o n , mise sous assistance respira t o i r e,e t c . ) .

«Si les patients comprenaient mieux leurschances de survie, choisiraient-ils les mêmest r a i t e m e n t s ?» , s’interroge la principale auteurde l’étude, le Dr Jane We e k s, du Dana-Fa r b e rCancer Institute (Boston, E t a t s - U n i s ) , d a n sun communiqué de presse du J A M A. C o m m ele conclut l’étude, «pour que les soins pallia -tifs répondent aux valeurs des malades etpour éviter les thérapies inutiles, il faut peut-être que les médecins parlent autrement à leurspatients et s’assurent que ces derniers enten -dent et comprennent ce qu’ils disent» . ■

Comment organiser,en pratique,

un commerce légal des drogues?

R e p è re s

S I G N E S D E S T E M P S

En Asie centrale, la politique de mise en valeur du patrimoine culturel n’obéitqu’à un objectif: consolider de fragiles identités nationales.

Culturellement

Dans les anciennes républiques sov i é-tiques d’Asie centrale,l’enjeu cul-turel majeur de la construction des

indépendances nationales demeure la réap-p r o p ri ation d’un passé naguère pensé etgéré par Moscou. C e p e n d a n t , loin d’amenerà une dépolitisation des pat rimoines nat i o-naux,la fin du système soviétique à provo-qué leur surp o l i t i s at i o n .Car la nouvelle rela-tion au passé perpétue ainsi de vieilleshabitudes de pensée.

Dès les années 70, en effet, les intelli-gentsias nationales ont pu procéder à uner é h a b i l i t at i o n , encore sélective ,d ’ é l é m e n t sisolés de leurs pat rimoines respectifs. C eprocessus répondait à deux finalités:d’unep a rt ,j u s t i fier par l’histoire les frontières poli-tiques instituées par le stalinisme et, d ’ a u t r ep a rt , établir la nécessité historique d’unefusion délibérée des peuples de la régi o navec leur grand frère russe.

A u j o u r d ’ h u i , ce schéma reste à la base dela relecture des passés nat i o n a u x ,dans l’an-cienne périphérie soviétique. L’apparitiond’organisations politiques autonomes, à lafin des années 80, puis les proclamat i o n sd’indépendance en 1991, ont simplementrenforcé le premier de ces postulat s ,en inve r-sant le second:il faut plus que jamais légi-timer les frontières, mais marquer désor-mais la rupture avec la Russie. C e t t e

é volution récente recouvre toutefois unegrande va riété d’at t i t u d e s , selon les spécifi-cités des dive rs pat rimoines et aussi selon laréalité politique de cinq nouveaux Etats auxintérêts parfois divergents.

La finalité principale des lieux demémoire est de servir de ve c t e u rs de consen-s u s. Mais les sociétés centrasiatiques sonttraversées par des clivages internes héritésd’une histoire moderne et contemporaine

p a rticulièrement riche en confli t s. Il est doncdifficile d’inspirer un sentiment d’unité enpuisant des figures politiques de référencedans le passé proche. C’est pourquoi l’onprivilégie l’histoire ancienne,en rejetant la«mémoire gri s e » ,non écri t e ,d’un passé plusrécent – dont la richesse fut pourtant révé-lée en 1996, dans la région de Ta c h k e n t( O u z b é k i s t a n ) , par les émouvantes célé-brations populaires du vingtième anniver-saire de la mort d’Ali Khân Tûra Sâghûnî.

Ce personnage avait diri g é , dans les années2 0 , un foyer de résistance contre l’Arm é erouge avant de présider, 20 ans plus tard,une éphémère République musulmane duTurkestan oriental.

Les grands ancêtres de l’histori o gr a p h i em é d i é vale doivent rappeler, face à la Russieen part i c u l i e r , le passé d’Etat indépendant dechaque république et sa vo c ation à jouird’institutions politiques propres. C’est ainsique l’Ouzbékistan, très en pointe dans lad é ru s s i fic at i o n , a réhabilité la figure d’AmîrTêmûr (le Tamerlan des chroniqueurs euro-péens du Moyen A g e ) , présenté moinscomme un conquérant que comme unefigure-type de souverain juste, p r é o c c u p édu maintien des équilibres sociaux. Un telchoix est parfois mal perçu dans les Etat svo i s i n s , où l’on n’a pas toujours gardé du«conquérant de fer» un souvenir at t e n d ri .C e rtains y voient l’affirm ation d’une vo c at i o nhégémonique de l’Ouzbékistan. C’est le casdu Ta d j i k i s t a n , un pays majoritairement per-s a n o p h o n e , créé de toutes pièces à la fin desannées 20, dont l’histori o graphie nat i o n a l ese fonde sur l’exaltation de la résistance àl ’ i rrésistible turquisation de l’Asie centrale.

L’histoire culturelle n’échappe pas à lap o l i t i s at i o n .Dès la déstalinisat i o n ,à la fin desannées 50, on a assisté, dans toute la péri-phérie méridionale de l’URSS, à une pre-

Source: L’Etat du monde, 1998

QazaqstanCapitale:AstanaSuperficie (km2):2 717 300Population (millions):16,8PIB/hab.(dollars): 3 010L a n g u e s : qazaq (langue d’Etat), r u s s e(langue officielle), a l l e m a n d ,u k ra i n i e n ,c o r é e n

KirghizistanCapitale: BichkekSuperficie (km2): 198 500Population (millions): 4,5PIB/hab.(dollars): 1 800Langues:kirghise, russe

TadjikistanCapitale: DouchanbéSuperficie (km2):143 100Population (millions): 5,9PIB/hab.(dollars):920Langues: tadjik,russe

TurkménistanCapitale:AchkhabadSuperficie (km2):488 100Population (millions):4,2PIB/hab.(dollars): 3 469Langues:turkmène, russe

OuzbékistanCapitale: TachkentSuperficie (km2):447 400Population (millions): 23,2PIB/hab.(dollars): 2 370Langues:ouzbek, russe, tadjik

La finalité principaledes lieux de mémoire

est de servir de vecteurs

de consensus

Pakistan

Chine

AfghanistanIran

Astana

Bichkek

IslamabadTéhéran

Achkhabab

Kaboul

Tachkent

Douchanbé

Russie

S I G N E S D E S T E M P S

correct Stéphane A. Dudoignon*

D’immenses portraits de Tamerlan décorent les rues de Tachkent.

mière consécration de grands ancêtres nat i o-n a u x . Ces dern i e rs mettaient en relief las p é c i ficité de chaque culture nat i o n a l e ,t o u ten insistant sur la nécessité de la fusion ave cle monde ru s s e . Comme ils devaient êtreapolitiques et areligi e u x , on alla les cher-cher dans l’histoire littéraire ou dans la tra-dition orale.

Là encore,le Moyen Age fut largementmis à contri bu t i o n .Mais la période modern eput elle aussi être réintégrée dans l’histoireofficielle grâce aux «civilisateurs» (prosveti-t e l i, en ru s s e ) . Ces fig u r e s , e m p runtées àl’histoire culturelle russe du XVIIIe siècle età celle du populisme des années 1860-70,p e rmirent de présenter les mouvements der é f o rme que connut l’Asie centrale, j u s q u ’ àla sov i é t i s ation des années 20, comme lavictoire d’un esprit des Lumières inspiré del ’ e xemple ru s s e .A i n s i , dès la mort de Staline,les Qazaqs rééditèrent Choqan Va l i k h a n ov,un auteur du milieu du XIXe siècle qui,pré-senté en morceaux choisis,peut faire fig u r ed’intellectuel ru s s o p h i l e .Dans les années 7 0 ,on reparla beaucoup d’un «civilisat e u r » ,

Ibrahim Altynsaryn,théoricien de la nota-tion du qazaq en cyrillique.

Depuis l’indépendance, les Qazaqsencensent davantage les intellectuels qui,en 1917-19, d i rigèrent l’Alash Orda, un gou-ve rnement formé par des notables de lasteppe proches des milieux anti-bolché-viques ru s s e s. Mais on continue d’oublier lep a rti des «trois centaines»(Utch Djuz), qui, à la mêmeé p o q u e , fut le port e - p a r o l ed’une classe moyenne em-b ryonnaire et de l’intelli-gentsia radicale des villes dusud de la steppe. Car l’héri-tage est encombrant, U t c hDjuz ayant pratiqué à la foisune sorte d’islam politiqueavant la lettre et une strat é gie d’alliance ave cles bolchéviques. . .Autre problème: les radi-caux qazaqs d’Utch Djuz prônaient une soli-darité transfrontalière des peuples musul-m a n s. Or il est aujourd’hui totalement exclude contester les frontières dessinées au coursdes années 20 et 30.Ce souci explique aussi

l’oubli délibéré d’une figure comme celledu président Ali Khân Tûra Sâghûnî, q u iétait originaire de Tokmak, dans l’actuelleK i r g h i z i e , fut actif au Ferghana ouzbek et auX i n j i a n g, puis exilé à Ta c h k e n t , et quicompte encore des disciples dans presquetoute l’Asie centrale.

Cette volonté des nouveaux Etats cen-t r a s i atiques de fa i r ecoïncider le champhistorique, sur unedurée plus oumoins longue,avecun espace géopoli-tique hérité de lap é riode stalinienne,n’est pas sans pro-duire certaines dis-

t o rsions conceptuelles. Elles apparaissent, e np a rt i c u l i e r , dans la manière dont les nou-veaux pouvo i rs entendent marquer l’espaceg é o gr a p h i q u e , en particulier urbain. L e s

* Chercheur à l’Université de Tokyo, Japon

Les nouveaux pouvoirs entendentmarquer l’espace

urbain

S I G N E S D E S T E M P S

La tour de la

d i s c o rd eDe nouveaux travaux pour réduire l’inclinai-

son de la tour de Pise,probablement le seulchef-d’œuvre architectural au monde célèbre enraison d’un défaut de construction,ont débuté,cet été, en Italie. Ce campanile en marbre blanc,de huit étages et 56 mètres de haut,construitentre 1173 et 1350, commença à pencher quandses fondations glissèrent au cours de l’érectiondu troisième étage, mais les constructeurs déci-dèrent malgré tout de continuer.

Galilée utilisa son surplomb en lâchant desbilles de métal depuis le dernier étage pour prou-ver la théorie de la pesanteur. La tour,qui pencheaujourd’hui d’environ cinq mètres,a été ferméeaux touristes en 1990 de peur qu’elle ne s’ef-fondre.

Depuis des siècles, des solutions parfois déli-rantes ont été proposées pour remédier à cettesituation. L’une d’elles consistait à attacher unballon gonflé à l’hélium à son sommet,une autrepréconisait de remodeler le terrain environnant,afin qu’il penche dans la même direction que latour qui,ainsi,paraîtrait droite.

La toute dernière méthode consiste à la sur-élever d’un demi-degré, soit 40 cm.On extrait dela terre du côté nord – le plus élevé – des fon-d a t i o n s, explique le Professeur John Burland,membre de la commission Pise, de manière à«réduire l’inclinaison de façon douce et contrô -lée dans des proportions imperceptibles à l’œiln u» . Des câbles d’acier provisoires retiennentl ’ é d i f i c e, «au cas très improbable de mouve -ments imprévus».

Cette opération est si violemment criti-quée que la presse italienne a surnommé lemonument la «Tour de la discorde» . L’ o r g a-nisation A r t Watch International estime qu’ellea rendu la structure de la tour plus instableq u ’ a va n t . Dans un livre intitulé Una Torre DaNon Salvare (Comment ne pas sauver la tour),un historien de l’art pisan, Piero Pierotti, é c r i tque ce monument «à l’imaginaire fla m b o y a n t»est aussi «indubitablement un symbole phal -l i q u e» .«Cette tentative de le redresser est peut-être, a j o u t e - t - i l, un nouvel aspect de l’époquedu Viagra. »

r e s t a u r ations de monuments se succèdent aumême rythme enfiévré que les réécrituresdes manuels d’histoire. Le dernier gr a n dchantier de ce type a été mené tambour bat-tant à Khiva et à Boukhara,dont l’Ouzbé-kistan a fêté le 2 500e annive rsaire en 1997.

On retrouve ici la sollicitude des pou-vo i rs publics pour le passé lointain. L e sministères en charge du pat rimoine pri v i l é-gient l’architecture royale des dynasties fon-d at ri c e s , en particulier celle des T i m o u ri d e sou des lignées immédiatement postéri e u r e s– quitte à négliger ce qui peut paraître moinsprestigieux,sinon plus récent et donc plusp r o b l é m at i q u e . C’est ce que suggère, a uQ a z a q s t a n , le chantier der e s t a u r ation du mausolée dus h ay k h Ahmad Ya s avi (X Ie

s i è c l e ) ,e n t r e p ris avec la Tu r-quie dès 1992 et caractéris-tique du rapprochementpanturc des lendemains d’in-dépendance.

S o u vent symboles d’uni-t é , les tombeaux de saintsn at i o n a u x , restaurés à gr a n dr e n f o rt de publicité, p e u vent aussi reflé t e run délitement régionaliste de l’autori t é .A i n s i ,au Ta d j i k i s t a n , la restauration du mausoléede s h aykh Muslih ad-Dîn, situé à Khoud-j a n d , a été réalisée, pendant la perestroïka,a l o rs que les Khoudjandis contrôlaientencore le PC tadjik. Elle a été suivie de celledu tombeau de s h ay k hYûsuf Hamadânî‚ àK o u l a b , au lendemain de la victoire mili-taire des milices koulabies en 1992.

Ces initiat i ve s , il va sans dire, ont aussiune dimension religi e u s e . Elles témoignentde la volonté des Etats de contrôler les socia-bilités liées aux confréries my s t i q u e s ,p r é c i e u xr e m p a rt contre la progression d’un wa h h a-bisme récemment importé d’Arabie saouditeet du Pa k i s t a n .A i n s i , les nouveaux Etats cen-t r a s i atiques reprennent à leur compte unetradition pré-soviétique d’exploitation poli-

tique de l’ichanisme,une forme déspiri t u a l i-sée du confrérisme soufi,t r a d i t i o n n e l l e m e n thostile aux mouvements fondamentalistes.C’est ce qu’at t e s t e , par exe m p l e , la sollici-tude actuelle de l’Etat ouzbek pour le tombeaudu grand mystique Bahâ ad-Din Naqshband,à Boukhara,ou sa tolérance vis-à-vis du culteposthume voué à Alî Khân T û r a . Mais il estvrai que ce dernier comptait, jusqu’à sa morten 1976, de nombreux fidèles à l’intéri e u rmême du parti communiste ouzbek.

La politisation du pat rimoine culturelreprésente donc un enjeu clé pour lac o n s t ruction nat i o n a l e , y compris pour ladélicate question des frontières,comme le

montrent les reven-d i c ations plus oumoins symboliquesde l’intelligentsiatadjique sur lesvilles-sanctuaires deSamarcande et deB o u k h a r a , situées enOuzbékistan depuisle premier redécou-page ethno-terri t o-

rial de l’Asie centrale soviétique en 1924.To u t e f o i s , il est important de noter que

la redécouverte de ces patrimoines s’effec-tue selon plusieurs niveaux de conscience,pas toujours reliés entre eux par un simplesouci de cohérence rat i o n n e l l e . Le nive a uo f f i c i e l , avec son culte des grandes figures etmonuments isolés sur le fond d’un passél o i n t a i n , se superpose à une strate semi-offi-c i e l l e , celle des expéri m e n t ations idéolo-giques des milieux lettrés. Ces deux stratessemblent avoir peu d’impact sur la contre-culture ou, du moins, le niveau inform e ld é veloppé par les populat i o n s. Dotées dela mémoire pointilleuse d’un passé proches o u vent douloureux, celles-ci semblentbeaucoup moins désorientées que ne le lais-seraient supposer les hésitations idéolo-giques des nouveaux pouvoirs. ■

Les ministères encharge du patrimoine

privilégientl’architecture royale

des dynastiesfondatrices

Samarcande, en Ouzbékistan,fait l’objet de revendications de l’intelligentsia tadjique.

C O N N E X I O N S

Un décor de fiction dans un studio japonais. Un avant-goût de demain?

Nous le fantasmons depuis si long-temps,ce troisième millénaire.Orplus il se rapproche,plus l’an 2000

nous paraît anodin, plus la rupture noussemble artificielle.

Le futur est déjà là:il se profile derrièreles mots et les images dont les médias nousa b r e u ve n t . Pour en saisir les contours , l egroupe de communication italien Media-set a commandé une étude à l’institut derecherche et de marketing Explorer-Ipsos.Intitulée «Les médias et le millénaire», elle aété menée dans sept pays considérés comme«les principaux foye rs de tendance» , où la forcede frappe médiatique est assez puissantepour influencer un public mondial: A l l e-m a g n e ,E s p a g n e ,E t at s - U n i s ,F r a n c e , Ja p o n ,Italie et Roya u m e - U n i . «Nous avons essayé decomprendre comment le prochain millénaireétait représenté dans la presse,à la télévision,s u rInternet,dans la mode,le design,la publicité etl ’ a rt» , précise Giulia Ceri a n i , la responsabledes études sémiotiques chez Explorer quia présenté pour la première fois les gr a n d e slignes de cette analyse en mai dern i e r , àl ’ U n i ve rsité Candido Mendes de Rio deJaneiro (Brésil).

A en croire les médias, l’homme du X X Ie

siècle n’aura pas la vie fa c i l e .Ils nous prédisentle «c h a o s» ,assène G.C e ri a n i .Et d’évoquer envrac les dessins animés et les séries téléviséesmettant en scène la suppression du monderéel et l’intrusion d’a l i e n d o m i n at e u rs , l e sf o rums de discussion sur la fin de l’histoire quise multiplient sur Intern e t , la tendance del ’ a rt et de la mode à traduire les idées de muta-tion et d’hy b ri d at i o n .Ce pessimisme révèle àson sens une perte totale de repères face à«un unive rs de contradictions et de “ c o n t a m i n a-t i o n ” », marqué par la disparition des fron-tières entre des objets, des identités et desva l e u rs longtemps restés clairement distincts,comme le masculin et le féminin, le moi etl ’ a u t r e , le naturel et l’art i fic i e l .

Cette peur de l’avenir se nourrit engrande partie des développements ful-gurants et incontrôlés de la science et dela technologi e : les manipulations géné-tiques permettent par exemple de «libé-rer» l’identité d’une personne de song é n o m e , la circulation accélérée de l’in-f o rm ation bouleve rse les certitudes cul-t u r e l l e s , tandis que l’intelligence art i fic i e l l esemble abolir les frontières entre l’homme

et la machine. «La presse et l’audiovisuel sefont l’écho d’inquiétudes grandissantes enve rsles conséquences de la science, qui suscite unebien moins grande adhésion et beaucoup plusde questionnements éthiques qu’il y a 15 ou20 ans» , c o n f i rme la spécialiste françaisedes médias Suzanne de Cheve i g n é , d u

Centre national de la recherche scienti-fique (CNRS).

L o rsqu’ils ne ve rsent pas dans le cat a s-t r o p h i s m e , les médias, et en particulier lat é l é v i s i o n , offrent au contraire une visionquasi idyllique du futur, présenté commeune ère de fantastiques progrès pour

Le futur à la uneEntre euphorie et catastrophisme, la vision que les médias offrent du prochain

siècle manque cruellement de nuances.

C O N N E X I O N S

«E c o u t e z ,vous êtes un beignet.»Le pfesseur Michael Hawley entonneson hymne aux objets intelligents.

«Vous êtes une petite chose un peu ronde avec unorifice sur le dessus.Vous y versez de la nourri-ture qui ressort par un autre trou,dans le bas.Vous roulez un peu à droite et à gauche pen-dant la journée.Au fond,vous êtes comme unbeignet.Vous n’en savez pas davantage sur lanature,sur ce que vous mangez et ce que vouse x p u l s e z.» M. H awley est l’un des respon-sables du consortium Things T h at T h i n k( T T T,«Les choses qui pensent»), un gr o u p ede recherche du Media Lab,au Massachu-setts Institute of Te c h n o l o g y, le fa m e u xMIT américain.Tous ses efforts consistentà rendre les objets usuels plus intelligentspour qu’ils surveillent notre corp s. «N o u ssommes si ignorants sur son fonctionnement aujour le jour. . . parce que nous n’avons aucunmoyen de le contrôler ni de le sentir.»

Il y a trop longtemps que nous devo n snous plier à la technologi e , adapter notrec o rps et notre vie à des ordinat e u rs imbé-c i l e s. Nous mémorisons d’interm i n a b l e sadresses électroniques pour trouver les

billets d’avion les moins chers sur le We b ,mais nous ne nous savons jamais où nousavons mis nos clés.

La solution à tous ces problèmes, d umoins aux Etat s - U n i s , passe par la tech-n o l o gi e . To u j o u rs plus de technologi e .M i n i at u ri s é e , plus intelligente et sur-t o u t . . .o m n i p r é s e n t e .Les objets intelligentssont le fruit des progrès de l’inform a-t i q u e , qui permet d’intégrer les unive rsn u m é rique et phy s i q u e . Ils vont à la foiss’introduire dans notre environnement etse rapprocher de notre corp s. Selon Mit-chel Resnick, un autre membre du consor-tium T T T, le développement de cesr e c h e r c h e s , qui bénéficient d’un soutienconsidérable du secteur pri v é , est lié à troisé vo l u t i o n s : la miniat u ri s ation et la baissedes coûts des processeurs ,l ’ a m é l i o r at i o ndes capteurs et les progrès des technolo-gies de la communication et des réseaux.En quelques années, la miniat u ri s ation deso r d i n at e u rs est allée tellement vite que «c equi était gros comme une maison a été réduità la taille d’une arm o i r e , puis a pu tenir surun bu r e a u ,ensuite sur les genoux et enfin dans

Le site du moish t t p : / / w w w. u n . o rg / d e p t / d p ko

Q uelque 70 000 soldats représentant 70 pays ont,ces dernières années, participé à une vingtaine demissions de maintien de la paix des Nations unies. Portant leurs casques ou bérets bleus bien dis-

tinctifs, ils sont envoyés par le Conseil de sécurité pour aider à mettre en application des accords de paix,surveiller des cessez-le-feu,créer des zones tampons entre des adversaires et empêcher les combats pen-dant que des négociateurs recherchent des solutions pacifiques.

Combien coûtent ces opérations? A quelle vitesse s’organise un déploiement en cas de crise? Alors queles missions sont de plus en plus complexes, quels problèmes se sont posés dans le passé récent? Quellesleçons en a-t-on tiré? Le site répond à ces questions, en livrant des informations détaillées sur 50 annéesde missions de la paix des Nations unies, des chiffres sur les contingents,par opération et par pays contri-b u t e u r, des données sur les activités parallèles comme le déminage, l’assistance médicale.Pour faciliter sac o m p r é h e n s i o n , le profane trouvera un glossaire, des cartes géogra p h i q u e s, des photos ainsi qu’unebibliographie.

Ceux qui veulent en savoir plus pourront même suivre un cours par correspondance sur le maintien dela paix.Il est destiné,non seulement au personnel militaire, mais aussi aux enseignants et à tout citoyenintéressé par le sujet. ■

Des objets Bientôt, vos chaussures seront peut-être équipéesde puces électroniques qui contrôleront votretempérature. De là à ce qu’elles vous emmènent enbalade...

l ’ h u m a n i t é : thérapies géniques, é m e r g e n c ed’une citoyenneté mondiale via Intern e t ,d é veloppement d’énergies propres, e t c. L ed i s c o u rs médiatique «oscille entre l’euphorie etl ’ a n go i s s e» , résume Brian Tr e n c h , de l’Uni-ve rsité de Dublin, qui souligne le caractère«s u p e r fic i e l» des émissions et articles sur lessujets scientifiq u e s. P i e rre Cheva l i e r , de lachaîne de télévision La Sept/Art e ,r e c o n n a î tque de tels sujets font appel à des «l a n ga ges trèss p é c i fiq u e s» , difficiles à transmettre par l’image,et que les journalistes maîtrisent mal.D ’ a u t r ep a rt , la plupart des responsables de l’audio-visuel pri v i l é gient l’audimat par rapport à laqualité des émissions. Or pour capter l’at-tention d’un grand nombre de spectat e u rs ,choquer est souvent plus efficace qu’instru i r e .«En gr o s,plus l’audience est large et populaire,p l u sle discours est cat a s t r o p h i s t e» , c o n s t ate S. d eC h e ve i g n é .La manière dont les médias cou-vrent les sujets scientifiques diffère égale-ment selon leur contexte culturel. A i n s i ,l e sA m é ricains ont une vision globalement posi-t i ve et «p ra g m at i q u e» des nouvelles technolo-gies et du clonage alors que, dans les pay sl atins d’Europe, les interr o g ations éthiquessont très présentes. «Les médias américains secontentent de présenter les faits et se livrent peu àdes spéculations sur leurs conséquences possibles» ,explique Bruce V.L e we n s t e i n ,de l’Unive rs i t éC o rnell (Etat s - U n i s ) . B.Trench insiste surune autre réalité. Pour lui, l’optimisme desmédias vis-à-vis des nouvelles technologies del ’ i n f o rm at i o n , par exe m p l e , traduit en fait lesouci de ménager les riches annonceurs publi-citaires que sont les entreprises de ce sec-t e u r. «Les médias appartiennent de plus en plusà des intérêts pri v é s, ajoute le spécialiste newyorkais de l’audiovisuel Charles B. Po t t e r.Pour lui, l’image qu’ils donnent du futur n’adonc pas de valeur en soi: elle n’est qu’un«p r o d u i t» de plus à ve n d r e .

Reste que les sondages effectués parExplorer-Ipsos montrent que le publicest saturé de discours simplificat e u rs. I lréclame des messages plus nuancés, l erassurant sur la reconquête possible de sond e s t i n . «Les gens ont conscience de vivre unep é riode de transition et veulent de l’ordre. I l sdemandent une communication plus rat i o n-n e l l e ,moins dominée par l’émotion, e x p l i q u eG. C e ri a n i . Ils sont saturés d’étra n ge etd ’ é t ra n ge r. D’où le retour actuel du design àdes fo rmes simples, p r o t e c t ri c e s, e x p ri m a n tune technologie maîtri s é e.» Une tendance àl’apaisement et au recentrage sur la vie quo-tidienne à laquelle les médias seraientbien inspirés de se conform e r. Car encontinuant à souligner l’incapacité d’ima-giner une sortie de cri s e , ils contri bu e r a i e n tà renforcer l’angoisse du public. . . et le suc-cès du scénario new age, de formes de spi-ritualité immanente jugées capablesd’exorciser le démon de l’incert i t u d e . ■

Sophie Boukhari

C O N N E X I O N S

une poche. Cela pourrait bientôt devenir lapoche elle-même» , précise M. H aw l e y.

Sa marotte à lui est de mettre la tech-n o l o gie au service du corps humain. S e sc o l l a b o r at e u rs ont équipé des coureurs dem a r athon et des alpinistes partis à l’assautde l’Everest de nouveaux capteurs sen-s o ri e l s. C e rtains de ces «cobayes» ontmême avalé une pilule qui contrôle leurt e m p é r at u r e . Selon M. H aw l e y, u n emontre-bracelet ou une chaussure inté-grant un microprocesseur pourront bien-tôt surveiller notre état de santé. L econtrôle sanitaire deviendra, pour ceux quip o u rront se le perm e t t r e , «l’une des gra n d e si nventions qui s’imposeront au quotidien.Au jour le jour,vos chaussures en sauront bienplus sur vous que votre médecin. »

Margaret Orth, diplômée du MIT, estquant à elle en train de mettre au point untissu électronique. Son objectif est de créerdes vêtements à la fois confortables etcapables de contrôler non seulement votrerythme cardiaque mais aussi vos émotionsou vos désirs de créat i v i t é . Elle a par exe m p l ei m a giné une veste musicale intégrant unclavier et pense «qu’en créant des objets intel-ligents et proches de nous physiquement, nousfinirons par considérer la technologie d’un autreœ i l . Elle nous para î t ra accessible, c r é at i ve etfinalement humaine.»

L’une des clés de ces technologi e sréside dans le fait que les produits intel-ligents communiqueront entre eux. L e sc h e r c h e u rs du Media Lab ont proposé dedoter chaque objet de la planèted’un «code d’identification uni-ve rsel et binaire» (UBIC), q u ip e rmettrait à tout autre objet ouréseau inform atique de ler e c o n n a î t r e . I m a ginez unpaquet de corn flakes intelligent.Un capteur mesure la quantité decéréales qu’il contient. Le pro-c e s s e u r , qui «sait» quand ilest presque vide, e nvoie l’in-f o rm ation au réseau de la maison. U nsignal est alors envoyé à votre fourn i s s e u r ,pour commander un autre paquet de cornfla k e s. Montrez maintenant un tube d’as-p i r ine à un écran situé dans votre salle debains en réseau et vous ve rrez apparaîtrele site Web du fa b riquant ou des infor-m ations sur les effets de ce médicaments.Ou encore, s o rtez une boîte de potage auxc h a m p i g n o n s , un vieux sac de carottes etd’autres réfugiés de votre réfri g é r ateur etmettez-les sur la table de votre cuisine.E l l evous suggérera plusieurs recettes et vo u s

récitera la marche à suivre au fur et àmesure que vous les exécuterez.

Dans tous les cas, il s’agit de rendreles tâches quotidiennes aussi simples eta u t o m atiques que possible, de manière àlibérer du temps pour se détendre our é flé c h i r. Mais si votre maison commandetout à votre place, depuis la nourriture jus-qu’au tube de rouge à lèvres, les com-merçants et les fa b ricants n’auront pas demal à se faire une idée très précise de vo t r ev i e . Les écrans disposés chez vous nevous bombarderont-ils pas de messagesp u b l i c i t a i r e s , qui permettront de fa i r ebaisser les coûts? Ne vous pousseront-ilspas à la consommation? Par exe m p l e ,votre concessionnaire automobile pourr avous rappeler que votre voiture a besoind’un réglage mais, en consultant vo t r ecompteur kilométri q u e , il saura aussiquand vous envoyer de la publicité pourvous pousser à en changer. Le pro-blème qui se pose, c o m m eface à toute nouvelle inve n-t i o n , est de savoir l’utiliserau mieux tout en gardant lecontrôle de sa vie pri v é e .

Henry Jenkins,spécialistedes médias et professeur de lit-t é r ature au MIT, r a p p e l l eaussi que les nouve l l e st e c h n o l o gies fontt o u j o u rs peur.

pensants

Une bonne a f f a i r e«Les objets qui pensent» est l’un

des laboratoires de recherchedu Media Lab,dans l’un des templesmondiaux de l’innovation techno-logique, le MIT (Massachusets Ins-titute of Technology) aux Etats-Unis.Quelque 45 entreprises privées les p o n s o r i s e n t . Elles versent entre125 000 et 200 000 dollars par an.

Le budget total du Media Lab estd’environ 25 millions de dollars, q u ese répartissent l’administration etla recherche. En contrepartie de leuraide, les entreprises bénéficient decertains droits de propriété intel-lectuelle appartenant au labora-t o i r e, mais de manière non exclu-sive.

On relève parmi ces sponsors, e nplus des groupes de l’industrie infor-m a t i q u e, des entreprises aussivariées que Vi s a , Fe d e ral Express,M a t t e l ,L e g o,G i l l e t t e,Vo l v o, D i s n e you Nike. ■

«Nous avons le sentiment de leur donner tropde pouvoir sur notre vie.» Et «nous savons aussi,pour l’avoir constaté à maintes repri s e s,q u ’ e l l e sne résolvent pas les problèmes de notre vie quo-t i d i e n n e ». Faire confiance à la machine,a j o u t e - t - i l , veut non seulement dire s’enremettre à la technologie – qui sembleétrange et peu fiable – mais aussi aux entre-p rises qui la fa b ri q u e n t .Or celles-ci,p e n s e n tde nombreuses pers o n n e s , sont avides deprofits à court terme, planifient l’obsoles-c e n c e , se désintéressent des vrais besoinsdes consommateurs et négligent la qualité.Qu’adviendra-t-il si nous rendons notre cul-ture de plus en plus dépendante de machinesque nous ne comprenons pas,que nous nesavons pas réparer et qui ne nous inspirentpas confiance? ■

Sari M. B o re n

La chaussure intelligente,tout un programme.

D I R E S

Manuel Vázquez ou la liberté

Pourquoi écrit-on des romans policiers? Que pense-t-on de sa société et dumonde quand on est un auteur à succès? Avec humour et gravité, l’écrivaincatalan nous conte son parcours.

Manuel Vázquez Montalbán

■ Savez-vous que votre nom compteplus de 200 entrées sur le We b ?

Manuel Vázquez Montalbán: Je n’enconnaissais que deux pages. L’ u n e , r é a-lisée par un Italien, l ’ a u t r e , par un Nord-A m é ricain d’ori gine galicienne nomméC o l m e i r o. Je sais qu’elles existent, m a i sje n’ai pas cherché à aller plus loin. On m’ainstallé Internet depuis peu et je suis loinde naviguer en expert .

■ Po u rquoi un homme comme vous,auteur de poèmes, d ’ e s s a i s, d ’ a r t i c l e sd’opinion jetant un re g a rd critique surl’actualité internationale, s ’ e s t - i ltourné vers le roman policier?

M .V.M . : Toute la littérat u r e , sans exception,se divise en romans d’amour et en romanspoliciers. Citez-moi n’importe quel titre etvous verrez qu’il s’agit,soit d’une enquêtesur la violation d’un tabou,donc d’un délit,soit d’une histoire d’amour.

Le roman policier traditionnel, avec soni m a ginaire immuable, a p p a rtient auxromans de genre et de séri e , avec leurcôté très routinier et prévisible. Mais lepolar des 30 ou 40 dernières années nedevrait pas s’appeler «policier». C’est unroman comme un autre, dans lequel onenquête sur la signification d’un délits o c i a l . Et ses exigences sur le plan litté-raire sont aussi ambitieuses que cellesdes autres œuvres de fic t i o n . Pour moi, Jo h nLe Carré ou Graham Greene sont aumême niveau littéraire que V i r ginia Wo o l f,par exe m p l e . On va crier à l’hérésie, m a i sj’en suis intimement conva i n c u . Ce quim ’ i n t é r e s s e , c’est qu’à partir d’un mêmep e rs o n n a g e , le roman puisse quasimentse transformer en une saga de l’évo l u t i o nde la société.

■ A quoi Carvalho, le détective privé devos ro m a n s, doit-il son succès?

M . V. M . : J ’ at t ri bue sa réussite intern at i o-nale à une raison bien précise: il n’a passeulement reflété la mutation de l’Es-p a g n e , mais une mutation plus globale.C a rvalho symbolise le climat des années6 0 , où l’on a vu naître de grands espoirsé c o l o gi q u e s , les hippies, la pilule, la libert ésous toutes ses form e s , des révolutions end o u c e u r , des révolutions lyri q u e s. Et aussicette sorte de désenchantement fin-de-s i è c l e , où tout le monde craint de perdreson emploi, d ’ attraper le sida, cette peurde la liberté qu’ont si bien su inculquerceux qui usent de mécanismes à caractèrerépressif – du pape aux manipulat e u rsdu marché du trava i l .C a rvalho y réflé c h i tdans tous les romans où il apparaît, ce quirend son discours compréhensible, àAthènes ou ailleurs.

■ Po u rquoi la cuisine tient-elle un rôle siimportant dans vos livres? Elle y estp resque un personnage à part entière !

M . V. M . : D ’ a b o r d , parce qu’à part écri r e ,

cuisiner est la seule chose que je sache fa i r e .E n s u i t e , et surtout dans la série Carvalho –dans mes autres romans, il n’en est presquejamais question –,parce que j’avais besoinde ce ressort romanesque. Un personnager é c u rrent a besoin de deux ou trois ticsr e c o n n a i s s a b l e s. Tout lecteur de Simenonsait que Maigret attend la cuisine de sai-son,les premiers petits pois de la brasseriedont j’ai oublié le nom et le demi-pressioncomme on le sert je ne sais plus où.Le publicattend que cela arri ve , que Sherlock Holmesjoue du violon ou sniffe de la drogue. J ’ a idonné deux ou trois traits caractéristiques àC a rva l h o, qu’il m’a fallu respecter d’unroman à l’autre.

Mais je crois, en outre, que cette his-toire de cuisine contient une métaphorede la culture elle-même, que j’ai parfoiss o u l i g n é e : la cuisine est le masque de lam o rt . On doit tuer pour se nourri r , q u ’ i ls ’ a gisse d’une laitue ou d’un animal.Si l’en-chaînement est immédiat , c’est-à-dire ont u e , on mange, c’est un acte de sauva g e-ri e . Mais si on tue, cuisine et mange,l’acte prend un tour culturel. On luiapplique un artifice ou une techniquequi lui donne de la dignité et le transform een comportement culturel.

■ Et l’autre tic de votre pers o n n a g e, s amanie de brûler des livre s ?

M .V. M . : C a rvalho dit à un moment donné,ou à plusieurs repri s e s , qu’il brûle des livresparce que la littérature ne lui a pas appri sà vivre. C’est une exagération qui ne ve u trien dire,mais c’est un rite obligé de la partdu pers o n n a g e .

■ L i t t é ra i re m e n t , Carvalho ne va jamaism o u r i r ?

M.V. M.: Là,je me heurte à un sérieux pro-blème de crédibilité. Je me suis piégé endonnant un âge à Carva l h o, même si j’enai fait abstraction par la suite.Mais le par-c o u rs psychologique du personnage cor-

D I R E S

Montalbán, de l’écriture

respond à son évolution biologi q u e , d’où ladifficulté de le laisser éternellement dansun rôle de détective privé qui sous-entendtout un rituel (de gestes, d ’ a gr e s s i o n s , d eforce physique,etc.) qu’il ne peut franche-ment plus se perm e t t r e .D o n c, soit je le metsà la retraite après son tour du monde encompagnie de Biscuter (un ancien bagnardqui tient le rôle d’assistant du détective ,ndlr) dans le roman du millénaire que j’es-père publier en l’an 2000, et j’en termine,soit je le reconvertis.

J’ai lancé une b o u t a d e1 dont l’accueilm’a conduit à penser qu’elle méri t a i tpeut-être réflexion. Il s’agirait d’en fa i r eun espion, un de ces espions que nous pour-rions qualifier de post-modern e , au ser-vice de nouveaux pouvo i rs qui n’en dis-posaient pas jusque-là, comme ung o u ve rnement autonome, ou bien unespion municipal, é c o l o gi q u e ,i n d u s t ri e lou encore ethnique, de bonnes affaires enp e rs p e c t i ve . Dans les conflits mondiauxà ve n i r , comme l’ont prévu des essay i s t e stels que Toffler ou Enzensberger, ces nou-veaux générat e u rs potentiels de guerr e sciviles auront besoin de services d’infor-m at i o n . Pourquoi ne pas faire de Carva l h oun espion de la Generalitat2, avec toute lacharge d’ironie et de symbolique qui enrésulterait? C’est une piste, mais je ne saispas encore si je vais la suivre.

■ Comment créez-vous vos livre s ?M .V. M . : Par un processus d’accumulat i o ntrès classique. Le poète Thomas Eliot l’af o rt bien décri t . On commence pare n granger des mat é ri a u x ,c o n s c i e m m e n tou non. Pa r f o i s , on accumule sans se dired’emblée qu’il en sortira un livre, u nroman ou un poème. Mais il se crée uner é s e rve , un magasin si l’on ve u t . Q u a n dils ont atteint un volume suffisant,ces mat é-riaux cherchent une issue. C’est commela moraine d’un glacier qui entasse desd é b ri s : il vient un moment où ils cherchentà s’écouler et alors naît un cours d’eau.Je crois que la création procède ainsi.

■ Comment expliquez-vous cette capa-cité de mimétisme qui vous permetd ’ é c r i re sur l’Argentine ou sur Bang-

ko k , comme si vous y aviez vécu?M .V. M . : D ’ a b o r d , par le système de docu-m e n t ation que je viens d’évo q u e r ,e n s u i t e ,par le fait que les modes de réflexion etles émotions des gens se ressemblent tou-j o u rs dava n t a g e . Tout compte fa i t , n o u snous nourrissons de la même fa ç o n , d e smêmes produits culturels et médiat i q u e s.Nos styles de vie se rapprochent de plusen plus, nos rapports de production sonttrès vo i s i n s , ce qui nous permet de mieuxcomprendre notre comportement et aussicelui des autres.

A ristote aurait dit que «l’homme est cequ’il mange» ,o r , en matière de culture, n o u smangeons tous à peu près la même chose.Rien ne ressemble plus à regarder la télé-vision dans un quartier péri p h é rique deBarcelone que d’en faire autant dans unebanlieue de Bangkok. De plus, n o u svoyons les mêmes émissions, u n i f o rm é-ment produites aux Etat s - U n i s.

■ C’est ainsi que Barcelone constituep resque un personnage de plus dansbeaucoup de vos ro m a n s ?

M .V.M . : E x a c t e m e n t . Barcelone est une villep o rt u a i r e , une ville de transit, en mêmetemps qu’elle illustre la coexistence de nom-breuses mémoires en un même lieu.

Tous ces éléments en font une ville plu-ri e l l e , à tous égards. Ce type d’endroits offrehabituellement de grandes possibilités àl ’ é c ri va i n . Il existe beaucoup de villes lit-t é r a i r e s , d’autres ne le sont pas. B a r c e l o n ea fait l’objet d’innombrables livres,comme Buenos Aires et tant d’autresc i t é s. Aux Etat s - U n i s , la littérature et lecinéma ont créé tout un imaginaire autourde San Francisco ou de New Yo r k , m a i spresqu’aucun sur Wa s h i n g t o n .

■ Et pour vous-même, que re p r é s e n t eB a rc e l o n e ?

M . V. M . : C’est ma pat ri e , au sens le plusauthentique de ce mot:le lieu où on a vu lejour,où les réflexes se sont formés,où on ad é c o u ve rt que les autres existent,où la moi-tié des gens vous veut du mal et l’autre moi-tié du bien,où on a appris toute une série derègles de conduite, pas seulement linguis-tiques mais de toutes sort e s , comme de

déchiffrer des systèmes de signes qui vousdonnent le sentiment d’appartenir à ce ter-ritoire plus qu’à aucun autre. A mesurequ’on rationalise toutes ces données et qu’onreprend à son compte l’affirm ation de Saint-Exupéry – je suis du pays de mon enfance,disait-il –, l ’ e n fance devient un terri t o i r ephysique,émotionnel, et Barcelone repré-sente tout cela pour moi.

Je dirais même que je suis moins de Bar-celone que d’un quartier précis de la ville,un lieu qui vous marque d’entrée de jeu,même si on s’efforce ensuite de s’en abs-traire et si on y incorpore de nouveaux élé-ments culturels. Barcelone représenteessentiellement cela pour moi, à quois’ajoutent sa topographie et son histoire,une ville classique qui n’est pas le produitd’une archéologie unique, mais la sommede plusieurs archéologi e s. M o n u m e n-t a l e s , c e rt e s , avec la cité romaine, la citég o t h i q u e , la ville du néoclassicisme, d um o d e rn i s m e , de Gaudi, mais aussih u m a i n e s. C’est une ville qui a attiré demultiples flux migr at o i r e s , e n t r a î n a n tl ’ a s s i m i l ation d’éléments neufs et un cer-tain métissage après le choc avec la cul-ture antéri e u r e . Une ville qui, de plus, s ’ e s tconstituée à la fin du siècle dernier ave cune grande partie de la pay s a n n e rie cat a-l a n e , p r o l é t a risée lors de son ralliementà la révolution industri e l l e . Elle représente,de ce fa i t , le point de rencontre des classespopulaires de différentes régions du pay s.

■ Vous avez toujours été très engagé surle plan politique. Pensez-vous que let ravail de l’écrivain doive être obliga-t o i rement militant?

M.V. M.: Pas du tout.L’écriture est un actede libre choix.C e rtains écri vains éprouve n tle besoin et la volonté d’intervenir sur leplan social et politique, d’autres non. C equ’on doit demander à un auteur,c’est debien écri r e . Je soutiens quant à moi, c o m m ebeaucoup, qu’il y a toujours une idéologiedans ce que propose un écri va i n ,même chezcelui qui semble le plus étranger à ce genrede préoccupat i o n s. Il existe toujours unelecture idéologi q u e , une prise de positionvis-à-vis du monde, de la réalité et de nous-mêmes.Mais il faut respecter le libre choix

D I R E S

P ro l i fiq u e et éclectiqueComme son héros, le détective Pe p e

C a r va l h o, Manuel Vázquez Mon-talbán se définit comme un piéton del’histoire, qui ne cesserait de marcher.D e vant la production littéraire de ceté c r i vain prolifiq u e, né à Barcelone en1 9 3 9 ,un journaliste plaisante.«On n’apas fini d’écrire la critique de son der -nier roman que parfois le suivant estdéjà en librairie!» L’homme se décritvolontiers comme un «accro du bou -l o t» , qui a peut-être plus écrit que vécu:«il faudra que j’arrête d’écrire un jourpour me rappeler comment on vit»,a-t-il dit dans un entretien.

Son style, très personnel, est unmélange particulier de critique, d ’ h u-mour et d’ingéniosité. Des ouvra g e scomme Crónica sentimental de España4,El escriba ísentado ou M a n i fiesto sub -n o r m a l (Manifeste subnormal) exposentsa vision aiguë de la réalité contempo-ra i n e.R o m a n c i e r, essayiste et poète,M .Vázquez Montalbán n’a jamais aban-donné l’exercice du journalisme. Au fil

de ses chroniques hebdomadaires dansles quotidiens espagnol El Pais et italienLa Repubblica ou dans le mensuel fra n-çais Le Monde diplomatique, il donneson point de vue sur l’actualité,a n a l y s a n tla situation politique et sociale du mondeau jour le jour. Le cycle des romans aya n tC a r valho pour héros, entamé en 1972avec Yo maté a Kennedy (J’ai tué Ken -nedy ou les mémoires d’un garde duc o r p s) lança son inventeur sur le mar-ché et lui valut un succès international.L’enquêteur galicien,«a n c i e n agent de laCIA, ex-membre du Parti communiste,intransigeant, cultivé, brutal dansnombre de ses comportements et bonv i v a n t» , a derrière lui plus de 25 annéesd’existence littéraire et des admira t e u r sinconditionnels qui ont créé à son nomdes amicales, des cafés ou des forumsde discussion Internet. Pepe Carva l h o,dont on peut suivre les aventures dansplus de 20 romans, parmi lesquels L o sMares del Sur (Les Mers du Sud) ,p r i xPlaneta 1979 et prix international de lit-

t é rature policière 1981, La soledad delm a n a g e r (La Solitude du manager) , l aRosa de Alejandría (La Rose d’Alexan -d r i e) ou Quinteto de Buenos Aires a faitdes incursions plus ou moins réussies auc i n é m a , à la télévision et même dans labande dessinée.

M .Vázquez Montalbán est égale-ment l’auteur d’enquêtes romancéessur des personnages clés, comme sonAutobiografía del general Franco(Moi, Franco) , Pasionaria y los sietee n a n i t o s (L a P a s s i o n a r i a) ou sono u v rage le plus récent, O César on a d a, qui a pour cadre la Rome desB o r g i a . Son œuvre poétique com-p r e n d , entre autres, Liquidación de res -tos de serie, Coplas a la muerte de mitía Daniela, P r a g a et Pero el viajeroque huye.

Fin gourmet,grand cuisinier, fou decette «religion laïque» que représentepour lui le football, M. Vázquez Mon-talbán a toujours défendu des positionsde gauche, ce qui lui a valu de connaître

les prisons franquistes dans sa jeunesse.Cet écrivain «hispano-catalan, peut-être aussi européen ou euro-africain»,comme il s’est un jour défini,a obtenuen 1995 le prix national des lettresespagnoles pour l’ensemble de sonœ u v r e. Diplômé ès lettres, il a éténommé docteur honoris causa de l’Uni-versité autonome de Barcelone. M a i sles collègues et amis de cet hommesimple et réservé continuent à l’appelerManolo.

de l’écrivain,qu’il veuille se sentir en com-munion avec des causes concrètes ou encommunion avec lui-même.

■ Vous êtes allé récemment à Cuba, o ùvous avez écrit sur la visite du papeJe a n - Paul II dans ce pays. L’ i d é evenait-elle de vous, ou du dire c t e u rd ’El Pais, le quotidien espagnolauquel vous collabore z ?

M . V. M . : Je suis allé à Cuba pour me docu-menter sur mon prochain livre. I n f o rm éde ce projet, mon journal m’a demandédes chroniques.Tout ce que vous avez sousles ye u x , ici dans mon bu r e a u , est cubain( d o s s i e rs ,d o c u m e n t s ,l i v r e s ,e t c. ) .Tout cequ’il y a sur les tables traite de Cuba, c a rje suis en pleine créat i o n ,d’où cette allurede champ de bat a i l l e .

■ Comment interprétez-vous ce voyagedu pape?

M . V. M . : Cette visite à Cuba m’a paruêtre un événement majeur, parce qu’ilest surprenant qu’à la fin du X Xe s i è c l e ,u npape se pose à peu de chose près en sau-veur d’une révolution marxiste. Pour moi,la situation tenait à la fois de la cari c at u r eet du prodige.

■ Et l’avenir de l’Euro p e, comment levoyez-vous? Quel rôle peut jouer uneE u rope unie dans la mondialisation?

M . V. M . : L’idée d’Europe me paraît indis-

sociable désormais de celle de mondia-l i s at i o n . L o rsqu’on a conçu l’Unione u r o p é e n n e , on pensait plutôt en term e sde blocs, entre lesquels elle pourr a i tconstituer une troisième vo i e . On sou-haitait surtout empêcher le retour desconflits qui avaient marqué les luttespour s’approprier les marchés, à l’ori gi n e ,entre autres, des guerres mondiales.L’image d’un bloc européen, capable dec o n c u rrencer le bloc nord-américain etle bloc asiat i q u e , s’est donc imposée.Aujourd’hui prévaut un modèle plusl a r g e , celui de la mondialisat i o n . L anotion d’Europe n’en reste pas moins inté-r e s s a n t e , pour une raison essentielle:l’Europe a un substrat culturel différentde celui des autres blocs env i s a g e a b l e s.Les luttes pour l’émancipat i o n , l ’ é g a-l i t é , la libert é , qui ont fait l’histoire euro-p é e n n e , c o n s e rvent beaucoup de poids.A u s s i , une lecture européenne du capi-talisme mondial doit-elle être différentede celle qu’en aura, par exe m p l e , la cul-ture nord-améri c a i n e , soucieuse avant toutd’une politique de résultats et de l’effi-cacité du système. En reva n c h e , d a n sune politique européenne – selon celuiqui la diri g e , bien sûr –, il existe un fondde mémoire de combat pour l’émanci-p at i o n , de désir de conquêtes sociales. E tc’est une autre lecture du déve l o p p e-ment capitaliste. En tout cas à mon sens.

■ Et si cela ne se produisait pas?M . V. M . : A l o rs , je cesserais de m’intéres-ser au projet. Si l’Europe de demain a unevraie politique sociale intérieure et une poli-tique extérieure plus solidaire dans ses rap-p o rts avec le Sud, elle m’intéresse. Si ellef o rme seulement un bloc de plus, qui fa i tla même politique que les autres, je m’ena c c o m m o d e r a i , mais elle ne m’intéresserap a s. Je crois que les objectifs de l’Europeunie dépendront beaucoup des forcesqu’elle associera. Si les secteurs néolibé-raux durs du capitalisme sauvage fin i s s e n tpar l’emport e r , l’Europe sera un bloccapitaliste sauva g e .

■ Que pensez-vous de l’essor des nou-veaux médias électroniques? La cul-t u re audiovisuelle re m p l a c e ra-t-elle lac u l t u re écrite?

M .V. M . : L’ a p p a rition de nouveaux moye n sd’expression soulève régulièrement laquestion de la mort du livre, or il vit tou-j o u rs. Chacun finit par délimiter son ter-ritoire et sa fonction première. Cette nou-velle culture est plus facile à intégrer pourles nouvelles générations qui ont déjàassimilé l’ordinateur comme outil. M a i s ,à mon av i s , on ne lira jamais un texte lit-téraire sur un écran. L’ i n f o rm at i q u ep o u rra engendrer de nouvelles form e sd’expression littéraire, mais elles n’aurontni la consistance, ni la longueur, ni lap e rmanence d’un roman. Peut-être ve rr a -

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t-on apparaître des genres inédits, liés àl ’ o r d i n at e u r , mais je pense que les genrestraditionnels restent très attachés à laf o rme concrète du livre, au fait de pou-voir en reprendre la lecture, r e venir à unpoint donné, en arrière ou en ava n t , et aucontact physique avec ce vecteur de la lit-t é r ature qu’est le livre.

■ Vous venez d’être nommé docteurhonoris causa de l’Université auto-nome de Barc e l o n e. Que signifie cet i t re pour vous?

M .V. M . : Cette nomination s’est faite sansa p p a r at ,p e rsonne ne portant la toge ni ri e nde ce genre. On se serait plutôt cru en mai6 8 , comme l’a souligné mon éditrice ita-l i e n n e . Tout le monde paraissait trèsd é t e n d u , très décontracté. Le côté ri t u e lm’a presque échappé. Mais cette nomi-n ation m’a apporté une sat i s faction pro-f o n d e : en un sens, ce que j’avais publié surl’histoire de la communication port a i tses fru i t s.

Cette unive rsité m’a laissé des souve-n i rs peu ordinaires. J’ai écrit un livre enp ri s o n ,publié en 1963, intitulé I n fo rme sobrela info rm a c i ó n ( R a p p o rt sur l’inform a-t i o n ) .Toutes les données utilisées ve n a i e n tde l’UN E S C O, la seule documentat i o nqu’on m’autorisait à recevo i r. Je me suisfondé sur des rapports sur l’inégalité dela répartition du papier, de la localisat i o ndes grandes agences de presse, e t c.Vo i l àpourquoi mon texte ressemble tant auR a p p o rt McBri d e3, mais j’en reve n d i q u e ,sans fausse humilité, l ’ a n t é ri o ri t é . C elivre a été accueilli en Espagne comme leborgne au royaume des ave u g l e s , b i e nque je l’aie écrit à l’âge de 22 ans, et ave cun remarquable manque de mat é ri a u x .Aune époque où le gouve rnement fran-q u i s t e , où la doctrine sociale de l’Eglise,qui ne valait guère mieux, c o i f faient toutce qu’on écri vait sur la communicat i o n ,il a eu l’effet d’un baume, et tant lesécoles de journalisme que les spécialistesl’ont adopté sous le manteau.

Ce lien avec cette unive rsité s’est ren-forcé quand j’y ai été nommé professeurde communicat i o n , que j’ai dirigé aussiquelques colloques et publié des livres.To u sces éléments font partie de ma réalitép r o f o n d e , et cette nomination laisseentendre qu’on a reconnu cette partie demes activités.

■ Pensez-vous que les jeunes puissenta b o rder le X X Ie siècle avec espoir?

M . V. M . : On ne doit jamais donner deconseils à pers o n n e , mais s’il faut parlerd ’ e s p o i r ,d i s o n s , avec un certain cy n i s m e ,au meilleur sens du term e , qu’il va leur enfa l l o i r , de l’espoir, quitte à se tromper soi-m ê m e . Si l’on n’avait pas un minimum

d’espoir ou de confiance en l’ave n i r ,même en se berçant d’illusions, on at t e i n-drait un niveau de lucidité où l’on pour-rait seulement conseiller le suicide indi-viduel et collectif. L’espoir sous-entendnécessairement une certaine capacité à sel e u rr e r , ou alors une foi si inébranlable dansun projet – religi e u x ,a m o u r e u x , social oui d é o l o gique – qu’elle prime tout le reste.Comme les grands actes de foi se révèlenttrès difficiles aujourd’hui, au vu des évé-nements de l’histoire, on peut seulementconclure à la nécessité d’espérer pourcontinuer le jeu mécanique de l’exis-t e n c e . Le message que je fais passer danstout ce que j’écri s , c’est que nous vivo n sen ce moment une époque sinistre sur leplan culturel. La culture dominante nousenseigne l’inutilité du savoir histori q u e ,mais aussi l’inutilité de croire en des uto-p i e s , de penser que les choses pourr a i e n têtre différentes.

On observe que ces deux interdits –regarder derrière et devant soi – sonti n t e r d é p e n d a n t s ,p a r faitement imbri q u é s ,et qu’ils nous contraignent à nous soucieruniquement du présent, à ne jamais por-ter de jugement sur le spectacle dudésordre social ou économique, et à ne paschercher d’où il prov i e n t . Comme onnous a enlevé le droit d’analyser ce qui,dans le passé, p o rte la responsabilité dece que nous vivons aujourd’hui, du coup,l’histoire se retrouve sans coupables,et c’estprécisément le but poursuivi par les déten-t e u rs de la culture dominante.

Si vous dites qu’il faudrait revoir le sys-t è m e , on vous traite de dangereux utopiste.On vous explique que vous n’avez pasc o m p ris où nous ont menés les utopies duX Xe s i è c l e . On vous oblige à accepter cequ’on vous donne: l’ordre qu’on instaurepour vo u s , le marché du trava i l , les rap-p o rts Nord-Sud, les rapports entre lecentre et la péri p h é ri e . Si vous suggérezqu’il pourrait en être autrement, c ’ e s ttout juste si on ne vous traite pas de post-r é volutionnaire nostalgique! A u s s i ,p o u rque les jeunes croient au futur, il fa u tpenser à retrouver notre passé, à connaîtreles causes de la situation actuelle, et à exe r-cer le droit qu’a toute nouvelle générat i o nà modifier ce qu’elle trouve . ■

Propos recueillis par Lucía Iglesias Ku n t z

1 en français dans l’entretien.2 gouvernement autonome catalan.3 p rix Nobel de la Paix en 1974, ancien présidentd’Amnesty Intern at i o n a l , l’Irlandais Sean Mac Bri d ep r é s i d e , à la fin des années 70, une commission indé-pendante chargée par l’UN E S C O de rédiger un rapportintitulé Voix multiples,un seul monde sur la communi-c ation dans les sociétés modern e s. Ce rapport ali-mentera le débat autour d’un «nouvel ordre mondialde l’information».4 les titres laissés dans leur ve rsion ori ginale corr e s-pondent à des ouvrages non traduits en français.Barcelone la trépidante, un personnage de roman.