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    Article

     

    « Textes visibles » Tiphaine SamoyaultÉtudes littéraires , vol. 31, n° 1, 1998, p. 15-27.

     

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

     

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/501221ar 

    DOI: 10.7202/501221ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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    TEXTES

     VISIBLES

    T ip h a in e S amoyau l t

    • Les processus mo derne s d 'éclatement

    des caractères l inéaires et successifs du

    texte, qui donnent celui-ci à voir autant

    qu 'à l i re , n 'affectent pas seulement le

    p o è m e  : le rom an se trouve lui aussi atteint

    par le visible de l 'éclat fragmentaire. Dans

    les année s i9 60 , un renouvel lement d e la

    lisibilité passe par un travail sur le visuel et

    sur le musical qui dérange des habitudes

    de lecture, instaure un protocole de récep

    t ion qui se cherch e.

     La

     représ entation sem

    ble défini t ivement remise en cause par

    l 'abstraction issue de la démultiplication

    des langages con voq ués. Qu'advient-i l dès

    lors du lecteur-spectateur des œuvres qui

    dé tou rn en t le lisible par le visible et inscri

    vent en fait l'illisibilité dans leur projet ?

    En quoi cette illisibilité peut-elle être sai

    s ie comme une forme poét ique en quête

    de langage et non com me u ne vaine expé

    rimentation  ? En conservan t pou r amon t le

    souvenir de

     Finnegans Wake,

      qui défait la

    continuité d'une lecture l inéaire, l ' inven

    tion d'un langage exigeant la mise en œu

    vre d 'un nouveau mode de lecture, je me

    propose de faire reposer l 'étude sur qua

    tre textes contem pora ins les uns des autres

    où la tentatio n du visible, outre son intérêt

    formel, sou me t le lisible à un certain nom

    bre de dérèglements . I ls ont pour point

    com mu n de se placer dans une forme par

    ticulière de filiation avec Joyce et ils offrent,

    ensemble, plusieurs modalités de détour

    nement de la narration et de la représenta

    tion qui défont les ordr es de la figure e t de

    l 'expression . Le cor pus est ainsi chronolo

    giquement en cadré par deux textes d 'Arno

    Schmidt, Kaffauch Mare Crisium  ( i 960 )

    et  Zettels Traum  (1970) \ travaillant l 'es

    pac e de la pag e et celui du l ivre de façons

    distinctes. Il prend appui aussi sur deux

    textes publ iés en France entre ces deux

    1 Arno Schm idt,

     Kaffauch Mare Crisium,

      Fischer, i960

      ;  Zettels Traum,

      Fischer, 1970 : auc un de

    ces deu x textes , malgré leur reconnaissance extraordinaire en Allemagne, n 'a été traduit en français, l 'œuvre

    d'Arno Schmidt, en raison de ses formats et de sa complexité linguistique offrant une résistance radicale à la

    traduction.

     Abend im Goldrand

      (1975) a été traduit en français pa r Claude Riehl sous le titre

     Soir bordé d'or

    (Maurice Nadeau, 1991) ; sa mise en page sous forme de tapuscrit, sa typographie, son format, l ' insertion de

    docum ents v isuels p résen ten t des po in ts communs impor tan ts avec

     Zettels Traum .

    Études Littéraires Volume 31 N° 1  Automne 1998

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    ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N" 1 AUTO MN E 1 99 8

    dates et qui font jouer des configurations

    spatiales et des modèles visuels :

      Mobile

    (1962) d e M ichel Butor et

     Compact (1966)

    de Maurice Roche

      2

    . La difficulté à appré

    hen der ces œuvres provient certes d 'abord

    de leur insoumission à la représentation

    mais aussi de leur absence de programma

    tion

      a priori  :

      s i tous ces textes peuvent

    être considérés co mm e des romans, ils n 'en

    admettent pas tous l 'appellation. Les édi

    t ions d 'Arno Schmidt n ' indiquent aucune

    ment ion archi textuel le ; M obile  est sous-

    titré  «  Étude pour une représentat ion des

    États-Unis

     »

      ; seul

      Compact

      est explicite

    ment désigné comme roman. Outre que

    l ' inscription du genre dépend aussi d 'ha

    bitudes éditoriales Ces éditions du Seuil le

    font systéma tiqueme nt figurer, ce qui n 'est

    pas le cas d 'autres édi teurs , notam me nt en

    Allemagne), d 'autres élém ents du p aratexte

    per m et ten t de placer ces œu vres dans cer

    taines modal i tés de ce gen re  :  la collection

    blanc he de Gallimard publie en général des

    roma ns et , en cas d 'exce pt ion, le genre f i

    gure sur la page de t i tre, suivant le choix

    de l 'auteu r ; les text es d'Arno S chmidt qui

    ne sont pas des rom ans l 'indiquent , d 'un e

    manière ou d 'une autre

      ;

     par exemple ,

     Soir

    bordé d'or

      porte en sous-t i t re :

     «

     farce-

    féérie ».

      Kaff

      c o m m e

      Zettels Traum

      ins

    crivent la fiction dans une interprétation

    extensive du genre rom anesque . Ce qui est

    en quest ion res te ainsi sans conteste la

    condition de possibil i té d 'une lecture du

    tex te dev enu abstrait par refus du co ntinu,

    dans une exp ression dé multipliée et qui ne

    renvoie qu 'à el le-même. Devant ces œu

    vres ,

      le lecteur ret rouve l 'hési tat ion du

    spec tateur du tableau abstrait

      :

     ho rs du l ieu

    de la figure, il la re ch er ch e ailleurs, dan s la

    matière, dans le grain ou dans la couleur.

    L'univers du signe y est , dans les deu x cas,

    s ingul ièrement déplacé.

    1.

      Les do nn é e s du v i s ib l e

    Des symptôm es de l 'éclatemen t du tex te

    romanesque infléchissent si bien la maté

    riali té des pag es et des ouvra ges qu ' i l con

    vient de donn er de ceux-ci un e de scription

    quasi plas t ique. La première connivence

    établie avec le lecteur t ient à l 'exigence

    d 'un regard qui n 'opère pas la réduct ion

    du signe au signifié, qui invite à contem

    pler la pag e com m e on le fait d 'un tableau,

    à saisir des masses.

    KAFF auch  MARE  CRISIUM :  le titre fonc

    t ionne d 'emblée à part i r des données non

    habituelles du signe

     ;

     le signifiant p ren d d es

    caractérist iques supplémentaires par la ty

    pographie , l ' u t i l i sa t ion concurren te des

    capitales et des minu scules m ettan t en évi

    de nc e le parallèle entre u n substantif de la

    langue populaire (« Kaff

     »

      signifie

      «

     bled »,

    «

     pa te l in

      »

     en al lem and) et les voca bles

    nob les de la langue latine. L'entrée dan s le

    volum e, qui conserv e ici le format habituel

    des romans, révèle aussi d ' importantes va

    r iat ions typographiques (al ternances ro

    mains / italiques, min uscu les / c apitales) et

    surtout une utilisation fort singulière de la

    ponctuat ion

      :

     ensem ble, ces de ux caractè

    res dérange nt la lecture successive et cons-

    2 Michel Butor,

     Mob ile, Étude pour une représen tation des États-Unis,

      Gallimard, 1962. Les réfé

    rences renvoien t à la réédition d ans la collection

      «

      l 'Imaginaire », Gallimard, 1991. Maurice Roche,

      Compact,

    Seuil , 1966. Je renvoie d ans mes notes à la réédition poly chrom e,

     «

     version originale en co uleurs », publiée par

    les éditions Tristram en 1996.

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    TEXTES VISIBLES

    tituent l'aspect visuel du texte (les œuvres

    ultérieures d'Arno Schmidt, texte et docu

    men ts graphiques).

    .. .

     James Joyc e batte kein M ensch

      mitgenom'm ;

    (auch bei den Russn befand sich kein Exemplar ; : »

    Nix. : Forma=List.

    «

     hattn

     sie erkleert.

     / Und nu r gansgans widerwillich,

    &   zôgernd,  fur 1

      HAUJI

     BABA OF

     ISPAHAN.

     . .

    : » Du Komm nie etwa einfach  mit Dei'm >

    englischn Fach < an

     :

      das kenn'ich

      «

      ; (Schmidt,

    i960, p. 149)

    L'auteur ne se contente pas des signes

    habituels du discours  il leur ajoute les si

    gnes arithmétiques. Il multiplie aussi ces

    signes, tirets, croch ets, p oints d'interroga

    tion suivis de po ints d'exclamation, succes

    sions de parenthèses apparemm ent vides,

    qui créent un fort effet visuel. Ils sont par

    fois une manière d'accélérer l'écriture en

    en simplifiant singulièrement la syntaxe,

    mais ils se présentent aussi comme des

    me ssages cryp tés. Schmidt l'explique ainsi

    dans «

     Berechnungen III

     » le lecteur doit

    voir dans les de ux points un visage ouver

    tem ent interrogatif  ;  dans le point d'inter

    rogation, la contorsion d'un corps ; dans

    la succession d'un point entre guillemets

    et d'un point d'exclamation entre guille

    mets (« . » - : « » ) , une réponse banale

    ment laconique, suivie d'un haussement

    d'épaules de l'interlocuteur  ;  et dans la

    parenthèse, on doit reconnaître la main

    creuse, stylisée, derrière laquelle l'auteur

    chuchote quelque confidence

      3

    . La volonté

    d'expr essivité p asse par un usage pictural,

    quasi  figuratif,  de la ponctuation et qui

    défait, dès lors, son abstraction

    4

    . L'autre

    caractéristique visuelle de  Kaff sans doute

    la plus frappante, tien t dans la distribution,

    sur la page, d es pavés d e tex te dont o n re

    trouve certains traits dans les soixa nte pre

    mières pages du

     Jardin des Plantes

      de

    Claude Simon. Sur la partie gau che du ro

    man de Schmidt, la vie terrestre est pré

    sentée à travers l'histoire d'un jeu ne cou ple

    en week-end dans un village d'Allemagne du

    Nord et la partie droite est constituée d'un

    récit d'aventures lunaires. Mais avant même

    de construire un sens dans la linéarité de son

    double

     itinéraire,

     le lecteur est

     arrêté

     par des

    blocs qui semblent mobiles  un premier sens

    naît de c ette plastique mêm e.

    Mobile  le caractère plastique du texte

    mobile est évidemm ent p oussé à un point

    plus ex trêm e par Butor puisqu'il s'inspire,

    dès son titre polysémique mais dont une

    dimension, au moins, fait hommage, des

    composit ions imprévis ibles de Calder,

    créé es par les dép lacem ents au gré de l'air

    des tiges et des palettes métalliques colo

    rées. En 1962, l 'année même de  Mobile

    un tirage, limité à cinq cen ts exemp laires

    et intitulé Cycle juxtapose neuf goua ches

    de Calder et neuf variations sur un poème

    de Butor

    5

    . Les œu vre s lisibles et visibles se

    regardent dans leur confrontation et leurs

    3 Arno Schmidt,

     «

      Berechnugen III », dans

      Texte und Zeichen,

      prés enté ici d 'après la

     «

      Note de l 'édi

    teur »  de

      Scènes de la vie d'un faune,

      trad. de l 'allemand pa r Jean-Claude Hém ery (Julliard, 1962) rééd ité par

    Christian Bourgois, 1993-

    4 Je signale ici, afin de créer des passages entre les différents tex tes dont je traite, l ' invention g raphiq ue

    et paradoxale, par Maurice Roche, du « point d'ironie », dont Rousseau regrettait l 'abs ence dans la langue fran

    çaise et qui prend la forme, dans son texte posthume,   Grande humo resque op. 27  (Seuil, 1997), d'un hybride

    entr e le poin t d'exclam ation et un point d'interroga tion à l'envers, sembla nt s'affaisser et goutte r sur la page .

    5 Michel Butor,

      Cycle,

      sur neuf gouaches d'Alexandre Calder, La Hune, 1962. Il

      s agit d une

      pla

    quette publiée à l 'occasin de l 'exposition Calder, à la Librairie-galerie La Hune, à Paris. Le texte a été repris

    dans

     Illustrations,

      Gallimard,

      «

      le Chem in », 1964.

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    ETUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUT OM NE 1 99 8

    points de rencontre, dans les interroga

    t ions mutuel les qu 'el les dessinent . Lors

    qu 'on ouvre

     M obile,

      c'est d 'em blée un l ieu

    à regarder qui es t donné au lecteur : une

    carte des États-Unis découpée en tous ses

    États, puis une disposit ion du texte sur la

    page qu i ob l ige à modi f ier l ' o rd inai re

    feuil letage du volume, de bas en haut et

    no n d e droite à gauche . Une fois cela posé,

    d 'autres m arques vienne nt , là enco re, ins

    crire le visible. La disposition tient lieu de

    travail syntaxique principal : el le joue à

    plusieurs n iveaux , aussi bien sur les carac

    tères typographiques que sur la rupture

    avec la l inéarité doublée d'une inversion

    du rapport à la page, sur l 'entrelacement

    des types de don née s (géographiques, cul

    turel les , autobiographiques. . . ) , des sup

    ports d 'origine et des figures (principale

    m en t d ' énum éra t i on e t de r épé t i t i on ) .

    Formellement, visuellement, M obile  se pré

    sente com me u ne succession de notat ions,

    comme un mobi le où seraient suspendus

    des tas de peti tes fiches arbitrairement rap

    prochées , au gré de mouvements aléatoi

    res.

     C'est un peu comme si toutes les villes

    simultanément évoquées tournaient fébri

    lement autour de celle de l 'état d'Alabama

    qui s'appelle justement Mobile, et que l 'ac

    tivité du scripteur était soumise au mouve

    ment d'une toupie, ou d'une bil le qui  s ar-

    rête quand el le veut sur un point de la

    roulette. Articles de journaux, affiches pu

    blicitaires, panneaux indicateurs, toutes les

    cases semblent correspondre à une catégo

    rie de matériau où se pose successivement,

    mais sans déterminisme, le scripteur. Ceci

    constituerait en quelque sorte le récit. La

    6 Tableau élaboré par Jean Paris, dans   Maw

    La cinquièm e c olonn e est par lui t i trée « É léments »,

    respondre à l 'occupation provisoire des pronoms.

    desc ription est assurée par les no tes prises

    en route, rédui tes la plupart du temps à

    des énum érat ions prése ntées en l istes, dis

    posées vert icalement sur la page, chaque

    segment étant précédé d 'un t i ret .

    Compact

      de Maurice Roc he affirme son

    caractère vis ible par la polych rom ie, tech

    n ique empruntée év idemment auss i aux

    arts plastiqu es. Il ne

     s agit

     p lus seu leme nt

    de mimer une forme et ses dimensions

    dans l 'espace, mais de faire de l 'objet-li

    vre lui -même un tableau coloré. Une édi

    t ion récente nous res t i tue cet te polychro

    mie essen t ie l l e : sep t c ou le urs ( roug e,

    vert , bleu, violet, noir, jaune, ma rron )

     s en-

    t rechoquent comme les di fférentes voix

    qu'elles signifient, associées au jeu des

    pro nom s. Dans la pre m ière vers ion, l ' édi

    teur n'ayant pu assumer les frais de cette

    polychromie, les variat ions étaient ren

    dues par des marquages typographiques

    distincts (gras, i tal iques, cap itales, rom an,

    poin ti l lés.. .) . Les de ux é dit ions — celle de

    1966 au Seui l e t ce l l e de 1996 chez

    Tr i s t ram — peuvent donc ê t re cons idé

    rées comme originales (dans l 'édi t ion po

    lychrome, l es j eux typographiques son t

    main tenus) . À l ' a l t e rnance des p ronoms

    (ou

      «

      la loterie des pronoms », pour re

    prendre la bel le expression de Jean-Noël

    Vuarnet (Vuarnet , p . 47) , hasard d 'u ne

    même incarnat ion en un homme malade ,

    aveugle, al longé dans sa chambre et clos

    dans le noir) corresp ond do nc ch aqu e fois

    un temps grammat ica l , une couleur , une

    typographie p rop re, des f igures et des thè

    mes dont j e donne i c i quat re des neuf

    exemples poss ib les

      6

     :

    e Roche,  Seghers, «  Poètes d'aujourd'hui », 1989, p. 28.

    iquel j 'ai préfé ré  «  Figures »  qui me semble mieux cor-

    18

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    TEXTES VISIBLES

    Pronoms

    tu

    on

    il impersonnel

    je

    Temps

    futur

    présen t

    imparfait

    présent

    imparfait

    p résen t

    imparfait

    Couleurs

    noir

    rouge

    bleu

    vert

    Typographie

    ital. gras

    rom. gras

    rom. maigre

    (cap.)

    rom. maigre

    (cap. ,

      min.)

    Figures

    narrateur/

    destinataire

    narrateur

    actif/objet

    t ranscendance

    narrateur

    direct

    Thèmes

    douleur

    insomnie

    céci té . . .

    e r rance

    physique e t /ou menta le

    environnement ,

    voix du Nô

    je

    L'entremêlement des couleurs et des

    voix affecte des unités de longueurs diffé

    rentes qui peuvent aller jusqu'au mot

    même  les glissements d une  voix à une

    autre créent en effet d es superpositions de

    couleurs et de lettres venant brouiller la

    lecture. À cette polychromie polyphonique

    correspond aussi l'insertion de signes non

    linguistiques (braille, notations m usicales,

    lignes pleines, petits de ssin s...) que le texte

    intègre sans effet de collage  il ne  s agit

    pas d'un « roman de montage » au sens où

    Manhattan Transfer en est un (voir Morel,

    p.  212-233 ), mais des bribes d une commu

    nication différente d ans le continuum   des

    vo ix diffractées. Il serait com m od e d e pro

    céder

     à

     une analyse de la forme en emprun

    tant tous ses term es aux arts visuels, en se

    gardant toutefois de tomber dans des ana

    logies arbitraires. Les notions de collage ou

    de montage, qui semblent assez bien cor

    respondre à une culture visuelle des ann ées

    soixante (notamment celle des collages

    picturaux de Peter Blake ou de Derek

    Boshier) s'appliquent mal à   Compact.  Le

    visible du livre est davantage hérité

     d une

    culture textuelle, responsable par ailleurs

    d'un certain malentendu sur l'œuvre de

    Roche. L'appartenance de l'auteur à « Tel

    Quel », la dédicace du livre à Jean-Pierre

    Faye, la préface de Philippe Sollers intitu

    lé e « la Douleur du nom », sont autant d'élé

    m ents par lesquels le livre apparaît com m e

    une illustration des théories du texte, for

    maliste et structurale. « Au tex te plat et dif-

    fus,

     écrit Sollers, de la comm unica tion cou

    rante (des informations), du récit cod é dans

    un ordre mort, répon d [...] un autre tex te ,

    comp act, et com m e à trois dimen sions

    qui nous raconte nous-mêmes non pas

    sous la forme de tel ou tel "personnage"

    (nom , signes particuliers), mais anonyme

    ment sous toutes les formes

      »

     (Sollers,

    p .  10 ) . Cet te co ï nc i dence h i s tor i que

    d une  écriture qui paraît nouvelle et de

    la théorie a finalement pe sé sur le deve

    nir du livre, un peu trop vite considéré

    comme un produit d'école alors qu'un

    lecteur attentif découvre l'originalité du

    propos formel et poétique dans cette

    forme d'il l isibil ité issue de la mise en

    évidence du visible.

    19

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    ÉTUDES LITTERAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTO MN E 19 98

    Zettels Traum

      7

      : du texte de Roche à

    celui de Schmidt, le passage peut se faire

    par la citation d'un intertex te com m un au x

    deux textes, intertexte éminemment visuel

    puisqu ' i l

      s agit

      du carré noir de  Tristram

    Shandy

      :

     «

      anamnés ie s t ern ienne

      »

      dans

    Compact

      (Roc he, p . 105), réitération de la

    ra ture chez Schmidt

    8

    . Visuellement, des

    quatre textes chois is pour l 'é tude,

      Zettels

    Traum  est le plus spectaculaire. Tapuscrit

    reproduit en fac-similé, d'un format de 45

    cm d e long sur 32,5 de large, l 'ouvrage (qui

    pès e 12 kg ) s 'étend sur 1330 page s et ra-

    dicalise considérablement les expérimen

    tat ions typographiques d e

     Kaffen

      rendant

    le texte pratiquement intraduisible et diffi

    ci lement reproduct ible (en dehors de la

    photographie ou du fac-similé), en récla

    mant le respect des traces du geste de fa

    brication. La disposition des blocs se fait

    sur trois colonnes, qui correspond ent, pou r

    la colonne centrale, au texte du roman,

    pou r celle de gauche à un com me ntaire de

    Poe

      9

     et pou r celle de droite à un dialogue

    de l ' inconscient. Au disposit if particulier

    de lecture que cette réparti t ion entraîne

      10

    ,

    s 'a joutent de nom breus es annotat ions ma

    nuscri tes , des ratures , des documents vi

    suels (flammes, cartes postales, photogra

    phies publicitaires, dessins au noir), dont

    l 'insertion ressortit à la fois à l 'éclatement

    de la l inéarité et à la monstrueuse hybri-

    dité formelle. Les disposit ions visuelles

    varient  : les pavé s pren ne nt parfois la forme

    de dessins destinés à s ' imbriquer les uns

    dans les autres et les term es de m onta ge e t

    de collages semblent ici plus appropriés

    puisq ue le tex te offre sa fabrique au m êm e

    ti t re que son about issement . L 'abondante

    i n t e r t ex t ua l i t é r e l ève du m êm e phéno

    mène de const i tut ion du roman en épais

    seur dans l 'espace. La nouveauté de l 'ex

    périmentat ion formel le ne doi t pourtant

    pas se saisir dans la directio n un iqu e d'un

    travail sur la matérialité du signe. Le lan

    gage conserve son pouvoir de communica

    tion et ne met pas véritablement en cause

    le cadre de la représentation. Derrière le

    déconstructivisme formel, une représenta

    tion de la conscience reste en jeu qui dé

    tourne Arno Schmidt de certaines condi

    t ions du modernisme. Le danger serait dès

    lors de ne considérer l 'expérimentation que

    pour

     elle-mêm e,

     sans rendre com pte du sens

    qui en définitive la porte et la soumet.

    2.

      Le dé t our ne m ent d u l i s i b l e

    Par lisibilité,

     il

     convient d'enten dre

     —

     sans

    que soit reprise la distinction de Barthes en

    tre textes lisibles et textes scriptibles — le

    respect d 'un code partagé des lecteurs de

    pro se, c'est-à-dire d'ab ord de la successivité

    7  Zettel  peut signif ier plusieurs choses en allemand, notamment aff iche, morceau de papier , f iche,

    mais c 'est aussi le nom d e Bottom (le t isserand) dans la traduction allemande d e

     Midsummernights Dream.

      Le

    sens de fiche fait jouer la polysémie de manière intéressante quand on connaît le rôle primordial joué par les

    fiches dans la genèse des textes de Schmidt. Voir, en français, Stefan Gradmann, «  Penser, situer, écrire : texte

    et configuration spatiale chez Arno Schmidt », dans

      Penser, Classer, Écrire, de Pascal à Perec,

      Béatrice Didier

    et Jacques Neefs éd., Presses universitaires de Vincennes, 1990, p. 55-67.

    8

      Zettels Traum,

      feuillets 18 (« Hier iss doc h ein M ythos geschaffen  »  : suit le pavé noir de cinq

    centimètres d 'épaisseur) ou 719.

    9 En 1962, lorsqu'i l com me nce à accum uler les f iches en vue de la «  fabrication  »  de

     Zettels Traum ,

    Arno Schmidt était en train de réaliser la traduction des oeuvres complètes d'Edgar Allan Poe qu'il avait entre

    prise avec Hans Wollschlâger.

    10 La seule lecture totale est en effet néce ssaireme nt polyp honiq ue et don c orale.

    2

  • 8/18/2019 Textes visibles

    8/14

    TEXTES VISIBLES

    (encha înem ent de s séquences) , puis de la

    compréhension. Tous les textes évoqués

    dérangent radicalement l 'un et plus que

    partie llem ent l'autre . Leur illisibilité est pro

    clamée de manière presque s téréotypée,

    comme elle l 'est à propos d'une des gran

    des œuvres de la modernité, initiatrices à

    bien des égards des directions expérimen

    tales du laboratoire des années soixante,

    Finnegans Wake  (« The first thing to say

    about

      Finnegans Wake

      is that it is, in an

    i m por t an t s ens é , un readab l e

      »

      [Deane,

    p .  vi i ]) . En 1962, Michel Butor préface

    l'adaptation d'extraits du

     Wo rk inprogress

    par André Du Bouchet e n ces termes :

    Non, pour répondre à une question que l 'on m'a

    posée vingt fois, notamment depuis que j 'ai dé

    claré avoir pris la respons abilité d 'écrire cet avant-

    prop os, no n, je n 'ai jamais lu

     Finnegans Wake

      au

    sens où vous entend ez le mot l ire

      ;

     non, ce rtes, je

    n'ai jamais réussi, moi non plus, l 'ayant attaqué à

    la première ligne, à le suivre jusqu'à la dernière

    sans en sauter un seul mot, évidemm ent, ni mêm e

    une seule phrase, évidemment, ni même des pa

    ges entières.

    Le mod e particulier de lecture qu 'exigen t de nous

    les particularités de  Finnegans Wake  est moins

    différent qu'il pourrait sembler de celui que nous

    appliquons à la plupart des autres livres de fic

    t ion. Le dernier ouvrage de Joyce, en no us inter

    disant d'avoir à son égard l ' illusion d'une lecture

    intégrale (c 'est ce que l 'on entend quand on le

    déclare illisible), nous démasque cette illusion en

    ce qui concerne les autres, que nous ne réussis

    sons jamais à lire aussi intégralement que nous

    l'imaginons (Butor, 1962, p. 7-8).

    Le pr op os liminaire transform e l 'illisibi

    lité en leçon de lecture. Celle-ci nous ap

    prendrai t quelque cho se de l 'es thét ique de

    la réc eptio n, d e l 'illusion selon laquelle

     l in-

    t égra l i t é du sens sera i t por tée par l a

    successivité et la com pré hen sion alors que

    ce sens est, par nature, incomplet. L'illisi-

    bili té serait donc un e modalité du transport

    direct d 'un au-delà du sens, d 'un autre du

    sens, ce qui suffirait déjà à en faire un prin

    cipe es thét ique.

    Les données du visible sont en même

    temps des fac teurs de dé tournement du

    l is ible. Ces facteurs sont au nombre de

    trois, au moins : il

      s agit

      d'abord de l ' im

    possibil i té de la lecture successive. Tout

    ce qu i infléchit le texte dans sa matériali té

    affecte considérablement et la lecture l i

    néaire et l 'évidence du sens. Aucun de ces

    l ivres ne peut se raconter puisque tous

    déjouent ainsi la continuité d'une diégèse.

    La lecture t radi t ionnel le, c 'es t -à-dire l i

    néaire, successive, de mot à mot, de gau

    ch e à droite, de hau t en bas et page à page,

    ne rencontrerai t , écri t Claudia Reeder à

    p ropos de

      Compact  «

      qu e des impasses

    s ém an t i qu es , n a r r a t i ves e t v i s ue l l e s »

    (R eed er , p . 25 ) . Les t ex t e s b r i s en t l a

    mim ésis et l' illusion référen tielle e t en cela,

    i l s imposent une dimension cri t ique au

    texte romanesque et leur l i t térali té t ient

    ainsi dans leur statut conco m itant d e tex te

    et de métatexte.

    Le deuxième facteur d'illisibilité tient à

    la torsion du langage. Renoncer à la lec

    ture diachronique, ce à quoi obl igent ces

    textes ,

     m et évidem ment à mal les coordon

    nées du rôle du lecteur. En outre, ce der

    nier es t constamment t roublé par le lan

    gage qu i lui est soumis

      :

     dispo sition visuelle

    différente bie n sûr, mais aussi syn taxe mal

    menée, bouleversements sémant iques ma

    jeurs,

      autres facteurs d'illisibilité. Lorsque

    le lecteur est obligé de voir le texte avant

    de lire, lorsqu e la vision globale e t spa tiale

    et l 'acte de lecture sont concomitants, i l

    éprouve d 'abord une sorte de déroute. Le

    par ado xe de toute lectu re est ainsi soulevé

    par le texte visible : la lecture se fait avec

    les yeux mais l 'habitude des signes et la

    rapidité d e l 'analyse fait ou blier l 'obligation

    2 1

  • 8/18/2019 Textes visibles

    9/14

    ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTO MNE 19 98

    du regard, q ui n'est plu s vraiment sollicité

    comme sens. Les textes visibles induisent

    une forme d'illisibilité parce qu'ils démet

    tent l'évidence d'un regard imm édiatement

    analytique pour inviter à une décomposi

    tion de l 'activité en ses multiples lieux ;

    partan t, ils exp rim ent le jeu com plex e de s

    liens entre signifiants et signifiés et instau

    rent un rapport fécond au langage. C'est

    ainsi encore que l 'illisibilité peut devenir

    une propriété du texte li t téraire, dans le

    renouvellement infini qu'elle propose des

    langages de la fiction, dans le d éplac em ent

    linguistique de ses frontières.

    Le dernier facteur d'illisibilité dépend

    étroite m ent du p réc éd en t : il tient à la jux

    taposition de langages hétérog ènes (dessins,

    graphismes, onom atopées , citations, bribes

    de récits. . . ). Si la lecture est constam men t

    dérangé e par cette déco nstruction, elle doit

    aussi s'ouvrir à tous les possibles proposés

    par les textes, dont l 'objet est de porter

    l'œu vre littéraire vers un

     ailleurs,

     de repous

    ser toujours p lus loin ses marg es.

    3 .

      La m usiq ue de l ' id iom e

    Il serait ainsi difficile de n e voir da ns  l ef-

    fort du texte visible qu'un simple clin d'œil

    de la l i t térature en direction de la peintur e.

    L'expérimentation visuelle est au service

    d' un e réflexion sur le signe et sur l'« artis-

    ticité

     »

     du genre rom anesq ue qui doit beau

    coup à

     Finnegans Wake,

      œuvre dans la

    quelle ce qui est visuel est presq ue toujours

    de l 'ordre du signe linguistique, à l 'excep

    tion de quelques schémas, de petits des

    sins marginaux ou de quelques passages

    où le texte se li t sur plusieurs colonnes

    Goyce, p. 260-308). L'illisibilité naît d'un

    travail sur ces signes dont la plasticité est

    évidente G 'auteur joue d e la concaténation,

    de l 'agglom ération, q ui sont aussi des tech

    niques de l 'art con tem pora in), m ais le prin

    cipal enjeu de cet te plast ic i té reste de

    mul t ip l ie r l a s igni f iance en c réant un

    idiome propre . L' idiome s 'entend ic i en

    relation avec ce que dit Derrida, au com

    me nc e me nt de

      la Vérité en peinture,

      lors

    qu'il propose de s ' intéresser  « à ce qu'il en

    est de l 'idiom e, du trait ou du style idioma

    tique (singulier, propre, inimitable) dans

    le dom aine de la peintu re , ou bien encore ,

    autre traduction possible, à la singularité

    ou à la spécificité irréductible de l 'art pic

    tural, de ce "langage" que serait la pein

    ture,

     e tc . » (Derrida, p . 5) . Il s agit  donc de

    déterminer l ' idiome propre du texte visi

    ble,  ce qui fait sa spécificité et en même

    tem ps sa po rté e : l ' idiome du t ex te visible

    a ceci de particulier qu'i l se fonde sur l 'hé

    térogénéité et sur l 'emprunt à différents

    langages. Aussi son abstractio n n e p rovient-

    elle pas d'un mimétisme avec une orienta

    tion particulière de l 'art pictural. , mais

    d'une superposition de références qui doit

    autant à la m usiqu e, à l 'abstraction pr op re

    de l 'art musical.

    Dans cet te problém atique, M obile  tient

    une place un peu marginale , puisque son

    idiome vise d'abord à défaire une abstrac

    tion et ne rejoint dès lors que rarement le

    langage m usical. Si la réf ére nc e à Jo yce in

    tervient dans le pro toc ole o rdinaire de lec

    ture, c 'est p lus la forme qu e les signes eux-

    mêmes qui fa i t la démonstra t ion de son

    caractère plastique. La fabrication d'ion lan

    gage intervient pourtant dans l 'entrechoc

    per m ane nt des langages, de la pro se la plus

    comm unicat ive, par e xem ple la publ ic ité ,

    reade r 's digest reader 's digest reader 's digest rea

    (Butor, 1991, p. 139),

    au langage le plus expressif de la poésie,

    en passant par ceu x du livre d'histoire, du

    22

  • 8/18/2019 Textes visibles

    10/14

    TEXTES VISIBLES

    manuel de géographie, du guide touristi

    que, du journal intime, du projet d'un autre

    roman, etc. Il y a ainsi

      work in progress

    en c e sen s que le fragment promet l'œuvre

    bien que celle-ci soit incertaine. Elle est

    moins qu'une virtualité

     

    un hasard.

     Le

     frag

    ment est aussi le lieu où peuvent s'effacer

    les frontières qui séparent les genres. Il

    n est ni le roman, ni la poésie. Il n est pas

    encore l 'Œuvre mais i l tend vers elle

    (comme les fragments de Mallarmé ten

    daient vers le

     Livre).

     La principale qu estion

    posée par M obile  est cependant d'abord

    de l'ordre de la représentation  comment

    représenter

      un pays dans le tex te littéraire

     ?

    Comm ent dire à la fois son espace , sa po

    pulation, son histoire, son tem ps présent,

    son avenir ? Comment représenter la tota

    lité d'un lieu lui-même fragmenté en cin

    quante

     états,

     même « unis

     »,

     u n nombre bien

    plus important de villes et encore plus im

    portant de faits

     ? Le

     texte, qui se heurte aux

    limites les plus extrêmes de la représentation,

    se conten te le plus souvent de nomm er cha

    que lieu, en capitales, convoquant les repré

    sentations à l'extérieur, dans l'imaginaire du

    lecteur. Le seul effort totalisant passe par une

    constante dém ultiplication des lieux formels

    et par la possibilité offerte au lecteur de re

    constituer un e réalité plurielle et d isloquée.

    Déd ié à Jackson Pollock, le livre semble bien

    constitué de gouttes de peinture jetées de

    manière apparemment arbitraires sur une

    toile, ou de formes né es de l'informe, e n

     sus

    pension aléatoire

      u

    . Comme lorsqu'on re

    garde une toile de Pollock, on aperçoit

    d'abord la fragmentation d u sujet puis, dans

    un second temps, la totalité élaborée par

    cette multiplicité rendue à son essentielle

    dislocation.

    Dans l'ensem ble, les œ uvres ici rappro

    chées ont pour point commun romanes

    que d e se m aintenir dans le cham p problé

    matique de la représentation tout en

    travaillant rigoureusement à la constitution

    d'un langage prop re, au x mu ltiples signifi

    cations du signe — leur idiome. Dans  Com-

    pact

    les effets visuels sont mis au service

    d une polyphonie, d une «  stéréographie »

    visant à une représentation m ultipliée, au

    moyen de signifiants parfois altérés, des

    voix de la conscience et de l'inconscient.

    Les altérations interviennent évidemment

    dans les phénomènes d'agglomération de

    signes, le mélange des langues (latin,

      a n

    .

    glais, italien, russe, braille), les onomato

    pées  ; m ais aussi, com m e ch ez Joyce, dans

    la création de vocables formés de la con

    ca téna t i on i mprobabl e de f ragments

    d'autres vocables, de fragments de sons :

    J ' a i r e s s o r t i m o n r i g o u r d i n , m o n p e t i t

    décorticophone à ressort (loi : F=K A 1 )

      [vert]«...

    n o u s l e « b r a n c h o n s d a n s l e

    babadalgharraghtakdmminarronnkonn.. .

    «... le dern ier cri de la tec hn iqu e ... »

      [marron]

    Je l 'ai planté dans la prise, et me voilà reparti au

    radada, à tomb eau ouvert pou r une mort bijou,

    un séisme à la mesure de la cervelle,  [vert]  (Ro

    c he ,

      p. 152).

    La vo ix définitivemen t fragmentée fait

    éclater le signe afin de

     dire «

     l'invisible quand

    il affecte le corps »  (Pierssens, p. 14). Le

    composé linguistique est là pour surmon

    ter provisoirement la douleur, celle d une

    absen ce, c elle de la disparition du nom :

    11 On peu t pens er ici à la grande toile de 1953,

      Océan Greyness

      (Musée Guggenheim, New York),

    où la figuration naît de la défiguration, regards émergeant du gris, absents à tous visages...

    23

  • 8/18/2019 Textes visibles

    11/14

    ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AU TOM NE 19 98

    Vous seriez, vous, le fils qui vous regarderait —

    Vous le pè re q ue vous regarderiez allongé sur un

    chariot dans la chambre frl igorifique de l 'hôpi

    tal.

     ..  [blanc sur fond noir]  (Roche, p. 112).

    La douleu r devient ainsi un doux leurre

    et progressivement une méditation sur le

    temps qui ne la fai t pas passer :  d'où,

    l'heure,

      écho du

     «

      je me demandais quelle

    heure i l pouvait être

     »

      de Combray

    12

    . Plus

    synesthésique que calligrammatique,  Com

    pact

      fait du visuel un moyen d'approcher

    le sonore : il ne

      s agit

      pas , comme le pré

    cise Michel Pierssens, de

     «

     redo uble r le re

    présen té par sa représentation

     »

     (Pierssens,

    p .

      16), mais de suggérer cette représenta

    tion elle-même par un e tradu ction récipro

    que des matériaux sonores et visuels.

    Les textes d'Arno Schmidt se si tuent

    dans une référence cons tan te

      à

     Joyce qui

    permet d 'expl ici ter le rapport du vis ible

    à l ' id iom e

    1 3

      :  la créat ion d 'u ne dime nsion

    du langage fondée sur l a théor ie des

    « Etyms »  semble devoir êt re rel iée aux

    langages créés par Lewis Carrol l , d 'une

    part , à Joyc e, de l 'au tre. Le discou rs écri t

    pa r Schm i d t en r em erc i em en t du p r i x

    Go ethe — discours fortement intertextuel

    et truffé de citations implicites de Goethe

    lui-même — est à cet égard éloquent :

    Freud a montré comment chaque phrase , vo i re

    chaque mot isolé nécessite, pour être prononcé,

    la coopération des 3 (ou 4) instances de la per

    sonnalité : chacun e y va de sa contr ibution ; soit

    pou r autoriser soit pou r interdire par des lapsus ;

    toutes parviennent à s 'exprimer autant dans le

    choix des mots qu e dans le con tenu de la phrase.

    Or, Freud  s est  borné à exposer tout ceci dans la

    théorie de l 'analyse, en fournissant ce qu'on pour

    rait appeler la forme en creux d 'une technique

    d'écrivain. Cependant, Lewis Carroll, le vrai Père

    de l 'Église de ce type de littérature m ode rne, avait,

    bien avant lui, fait voir par to ute son œ uvr e  :  com

    ment on peut, par un art délibérément vir tuose,

    « charger »  ses textes de syllabes et de lettres ap

    paremment innocentes mais suggestives ; de fa

    çon à ce que ce soient toujours des significations

    multiples mais reliées entre elles avec précision

    qui arrivent au lecteur.

    Pour pren dre un e xem ple tiré de Joyce , qui est l 'un

    des grands de ce grou pe

      :

     q uand la pseudo- héroïne

    de son roman t ra i te son an t i -héros de we[a /

    ejkling

     —

     cela désigne d'abord un

     «

     peinard

     »,

     tout

    le mo nde en conv iendra. Mais puis que l 'auteur, en

    vieil étymophile, l 'a écrit avec de ux « e », voici que

    s' insinue imperce ptiblement la semaine — ce qui

    est une façon d'épingler — vu sous l 'angle du de

    voir conjugal — un genre très spécie ux de « peine-

    à-jouir »  (Schmidt, 1991, p. 111).

    Joyce joue le rôle de fondateur d'un lan

    gage dont l 'auteur de  Zettels Traum  four

    nit une théorie qui repose sur la convic

    tion selon laquelle la prose fictionnelle

    puisse surgir des ruines de la mimésis. À

    condi t ion de prendre conscience que cha

    cun a en lui de ux langages à sa disposit ion,

    l 'un consistant en m ots ordinaires

     (les

     mo ts

    usuels uti l isés par la conscience), l 'autre

    étant dérivée des

     «

      Etyms

     »,

     langage de

     l in-

    conscient . Ces étymon s exprim ent la pen

    sée secrète qui se dissimule habituellemen t

    derr ière les énoncés conscients (et peu

    importe que parfois i ls n 'aient rien à voir

    avec l 'étymologie réelle de ces énoncés).

    12 Michel Pierssens fait une belle analyse  «  p roust ienne  » du tem ps dans  Compact,  dans  Maurice

    Roche, op. cit.,

      p. 15-16.

    13 Qu elque s détails hors-texte m éritent d 'être s oulignés : Schm idt a écrit un article assassin sur la

    première t raduct ion de

      Ulysses

      en allemand (par Georg Goyert, Zurich, Rhein-Verlag, 1956). La bibliothèque

    d'Arno Schmidt conte nait tren te ouvrages de Joyce ou à lui consacrés, dont

      The EssentialJames Joyce

      auquel

    il est fait référenc e au d ébu t de

     Kajf(p.

      10) :

      The Essential James Joyce,

      Harry Levin éd., Lond res, Jo hn Cape ,

    1956. Les essais de Schmidt consacrés à Joyce et à

     Finnegans Wake

      ont été rassemblés en 1969 sous le titre

    Der Triton mit dem Sonnenschirm.

    24

  • 8/18/2019 Textes visibles

    12/14

    TEXTES VISIBLES

    La voix inconsciente (ou subconsciente ,

    com m e l 'écrit Schmidt en mettant l 'accent

    sur un e dime nsion plu s locale de l 'instance)

    pos sède des traits idiomatiques distincts et

    ses significations sont presque toujours

    sexuel les . Là encore la construct ion vi

    suelle a à voir avec la dim ensio n s on ore et

    li ttérale d'un e po lyph on ie. Joyce est enfin

    présen t par le t ruche me nt d es intertextes,

    qu e des cahiers entiers d'étu de s s'efforcent

    de préciser et d' inven torier

      14

    . La présence

    constante d'une bibliothèque dans le l ivre

    ou les l ivres (par un p hé no m èn e très parti

    culier d' inversion m étony miq ue où le con

    tenant se re trouve contenu dans le con

    t enu) ,

     cons titue un autre aspect par lequel

    la disposition visuelle est aussi une archi

    tecture sonore. Les voix des auteurs du

    passé, com me ntées, se disposent selon une

    géo mé trie variable sur l 'espac e de la page .

    Elles donnent une dimension supplémen

    taire à la polyp hon ie.

    Les tex tes visibles se pr ése nte nt à la fois

    comme sculpture ou peinture dans l 'es

    pace e t musique d ans le tem ps. « Je sculp

    tais patiem m ent u n totem m usical que  j'éti

    r a i s d a n s l ' e s p a c e j u s q u ' à l e r e n d r e

    transparent », écrit le narrateur de  Com

    pact.  Le fait que le visuel, le plas tique ne

    se contentent pas de signifier en eux-mê

    m es déjoue la simple lecture mim étique et

    conduit l 'expérimentat ion du côté du so

    nore ,

      la fiction du côté de la diction.

    Les quatre œ uvre s ici prése ntées ensem

    ble sont ainsi marquées par la recherche

    d'un langage qui puisse se projeter dans

    plusieurs dimensions. Leur abstraction ne

    surgi t pas d 'un e simple déconstru ct ion de

    la succession du récit par la suprématie

    d'un visuel multiple, mais il naît de la réu

    nion dans un même lieu de langages dis

    tincts qui, brisant ensemble tout repérage

    sûr, conduit le texte du côté de la l igne

    expressive

     —

     visuelle et sono re —, démise

    de la figure et de la rep rése ntatio n. L'œuv re

    moderne est exposée par Butor en termes

    de partit ion

     «

     d 'un évé nem ent sonore, par

    t i t ion d 'un événement en général ; nous

    devons travailler au livre, en cette méta

    m orp hos e aux déb uts de laquel le nous as

    sistons, comme à la partition d'une civili

    sa t ion

      »

     (Butor, 1968 , p . 84) : part i t io n

    musicale, partit ion politique, le temps et

    l 'espace sont aussi disloqués ; répartit ion

    du d i sc o n t in u c he z S c hm id t : « Me in

    Leb en ? , ist ke in K on tin uu m [.. .] : ein

    Tablett voll glit ternder snapshots »

    15

    . Par

    tout , la composi t ion — quand le sens qu e

    ce mot pren d po ur la créat ion des formes

    littéraires s'enrichit de ses significations

    musicales — tient lieu de travail d'exhibi

    tion du discontinu. Chez Roche, la musi

    qu e finit progressivem ent par occu per tout

    l 'espace. La survie des sons permet jus

    qu'au bout de maintenir un lien entre le

    langage et un é non ciateu r dém ultiplié. Bien

    que définitivement disloqué à la fin, le

    rythme peut être qualifié de

      «

     parfait

      »

      : il

    est le rythme de l 'illisible.

    En contribuant à la formation d'un lan

    gage,

     l 'illisibilité, parc e q u'el le naît d es re

    lations que nouent les arts entre eux dans

    14 Notam men t les

      Bargfelder Ausgabe,

      Arno Schm idt Stiftung, Bargfeld. Pou r ne men tio nne r que

    quelques-unes de ces références dans Kaff je mentionnerai, outre la référence à peine masquée à   « Anna

    liewjah », p. 1 25, celle à Ch am ber Music, p. 161 , la lecture de l'odyssée d e Jam es Joy ce, p. 25 6, la pré sen ce de

    Circé, des Lestrygons et des mangeurs de lotus.. .

    15

      «

     Ma vie ? , pas du con tinu [.. .] : un tableau surch argé d'in stant ané s étin cela nts », dan s  Bargfelder

    Ausgabe,

      1.1 / 1.2., Bargfeld, 19 87, p. 301 .

    2 5

  • 8/18/2019 Textes visibles

    13/14

    ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 31 N° 1 AUTO MN E 19 98

    l 'écri ture, peut être ainsi pensée en termes

    esthé tiques . Les raisons po ur lesquelles la

    recherche de l ' id iome passe d 'abord par

    les données du visible (la page-tableau),

    t iennent non seulement à la capacité d' in

    tégration du roman mais au désir concur

    rent et peut-êt re contradictoire de d onn er

    forme aux expér imenta t ions , fo rme qu i

    seule le relierait à l 'art — l'art abstrait cons

    ti tuant dès lors le comble de

      l art.

    26

  • 8/18/2019 Textes visibles

    14/14

    TEXTES VISIBLES

    R é f é r e n c e s

    BUTOR,

      Michel ,

      Mobile. Étude pour une représentation des États-Unis,

      Par is , Gal l imard ( l ' Imagina ire) ,

    1991 [1962].

    , Répertoire III,  Paris , Minuit, 1968.

    ,  Cycle,  La Hune, 1962.

    , « Esquisse d 'un seui l pour F innegan », dans James Joyce , Finnegans Wake,  f r agmen ts adap tés

    par André Du Bouchet , in t roduct ion de Michel Butor , su iv is

      de Anna Livia Plurabelle,

      Paris, Galli

    mard, 1962.

    DEANE,  Seamus ,  « In tro duc t ion », dans Finnegans Wake,  London and New York, Peng uin Books , 1992.

    DERRIDA, J a c q u e s ,

      la Vérité en peinture,

      Par is, F lamm arion (Ch am ps) , 1978.

    GRADMANN,

      Stefan, « Pen ser, s itue r, écri re : tex te et con figu ration spatia le che z Arno Sch mid t », dan s

    Penser, Classer, Écrire, de Pascal à Perec,  sous la d irect ion de Béatr ice Didier e t Jacques Neefs ,

    Presses univers i ta i res de Vincennes , 1990, p . 55-67.

    JOYCE, J ames ,

      Finnegans Wake,

      London and New York, Penguin Books , 1992.

    MOREL,

     Jean-Pier re , « "Col lages" , mo ntage et rom an che z D ôbl in e t Dos Passos », dans  Revue d'esthéti

    que (Collages),  no 3-4, (10 / 18), 1978, p . 212-2 33.

    PARIS,

     J e a n ,  Maurice Roche,  Par is , Seghers (Poètes d 'aujourd 'hui) , 1989.

    PIERSSENS, Michel ,

      Maurice Roche,

      Amsterdam-Atlanta , Rodopi , 1989.

    REEDER, Claudia ,  Maurice Roche. L'Écriture enjeu,  Madison, Univers i ty of Wisc ons in , 1976.

    ROCHE,

      Maur ice,  Compact,  Paris , Tristra m, 1996.

    ,

      Grande h umoresque op. 27,

      Paris, Seuil, 1997.

    SCHMIDT,  A rno ,  « Re me rciem ents p ou r le pr ix G oeth e 1973 », t rad . de l ' a l lem and par Aglaia I . Har t ig ,

    dans

      Po&sie,

      57 (aut om ne 1991) .

    , Bargfelder Ausgabe,  to m e I / 1.2., Bargfeld, 19 87 .

    , Zettels Traum,  Frankfurt-am-main, Fischer, 1970.

    ,

      Scènes de la vie d'un faune,

      t rad . de l ' a l lemand par Jean-Claude Hém ery, rééd i té par Chr is t ian

    Bourgois, 1993 [1962].

    , Kaffauch Mare Crisium,  Frankfurt-am-main, Fischer, i960.

    SIMON, C laude ,  le Jardin des Plantes,  Paris , Minuit, 1997.

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      Paris , Seuil, 1966 .

    VUARNET,  Jean-Noël ,  « Hyp ogram me s et Hypo gées », dans  Spécial Maurice Roche,  A. Du aul t éd ., Fri-

    bourg, Encres Vives 74,

      À la Lettre

      4 / 5 , ( p r i n t e m p s 1 9 7 3) .