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    Cioran

    Trois heures de conversation, jai perdu trois heures de silence.La douceur de vivre a disparu avec lavnement du bruit. Le monde aurait d finir il y a

    cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante sicles.

    Silence presque total. Ah ! Si tous ces gens persvraient indfiniment dans leur sommeil ! Ou silhomme redevenait lanimal muet quil fut !Jentends les cloches de Saint-Sulpice, je crois. Emotion soudaine. Irruption du pass dans une

    poque sinistre comme la ntre. Cest tout de mme un autre bruit que celui des voitures.Rentrer en soi, y entendre ce silence aussi vieux que ltre, plus ancien mme - le silence

    antrieur au temps.On ma racont lhistoire dune femme, sourde depuis trente ans, qui vient de recouvrer loue

    la suite dune opration et qui, atterre par le bruit, a demand quon lui redonne sa surdit...Veille de Pques. Paris se vide. Ce silence si inhabituel comme en plein t. Que les gens avant

    lre industrielle devaient tre heureux ! Mais non. Ils ignoraient compltement leur bonheur,comme nous ignorons le ntre. Il nous suffirait dimaginer dans le dtail lan 2000 pour que nousayons par contraste la sensation dtre encore au Paradis.

    Si la plus grande satisfaction quon puisse atteindre drive de lentretien avec soi dans la solitude,la forme suprme de "ralisation" est la vie rmitique.

    Si seulement on avait le courage de ne pas avoir dopinions sur quoi que ce soit ! Ou alors enmettre une devrait constituer un acte aussi important que prier. Se mettre en tat doraison pouroser avoir une opinion ! Cest cette seule condition que "la parole" pourrait acqurir quelquedignit ou reconqurir son ancien statut, si tant est quelle en et un jamais dont elle pt trefire.

    Pourquoi tout silence est-il sacr ? Parce que la parole est, sauf dans des momentsexceptionnels, une profanation.

    La seule chose qui lve lhomme au-dessus de lanimal est la parole ; et cest elle aussi qui le metsouvent au-dessous.Je crois la parole rcente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-del de dix mille ans. Je

    me figure encore plus mal quil puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille ans, dans milleans seulement.Je crois aux vertus du silence, je ne mattribue quelque ralit que lorsque je me tais, et je parle,

    je parle, et nous parlons tous. Le vrai contact entre deux tres, et entre les tres en gnral, nestablit que par la prsence muette, par non-communication apparente, comme lest toutecommunion vritable, par lchange mystrieux et sans parole qui ressemble la prire intrieure.Jai combattu toutes mes passions et jai essay de rester encore crivain. Mais cest l une chose

    quasi impossible, un crivain ntant tel que dans la mesure o il sauvegarde et cultive sespassions, o il les excite mme et les exagre. On crit avec ses impurets, ses conflits nonrsolus, ses dfauts, ses ressentiments, ses restes... adamiques. On nest crivain que parce quelon na pas vaincu le vieil homme, que dis-je ? Lcrivain, cest le triomphe du vieil homme, des

    vieilles tares de lhumanit ; cest lhomme avant la Rdemption. [...] Cest lhumanit tare dansson essence qui constitue la matire de toute son uvre. On ne cre qu partir de la Chute.Tout ce que lhomme fait, il ne le fait que parce quil a cess dtre ange.

    Tout acte en tant quacte nest possible que parce que nous avons rompu avec le Paradis.Tout crateur sinsurge contre la tentation de langlisme.

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    Par temprament je suis bavard, et tout ce que je puis avoir de bon, je le dois au silence.Il est 1 heure du matin. Ce silence extraordinaire justifierait lui seul ladhsion une forme

    quelconque despoir.Le saint a raison de dire que le silence nous rapproche de Dieu. Cest quand tout se tait en nous

    que nous sommes mme de Le percevoir. Lui, cest--dire quelquun ou quelque chose qui nersiste pas lanalyse, mais qui remplit nanmoins notre silence.

    Le silence va plus loin que la prire, puisquil nest jamais plus profond quedans limpossibilitde prier.Tout silence dont on est conscient, quon cultive ou quon espre se ramne une possibilit

    dexprience mystique.Emile-Michel CIORAN, Cahiers, 1947-1952

    Paul Claudel (1868-1955)

    Extrait 1 :

    On ne pense pas dune manire continue, pas davantage quon ne sent dune manire continue ouquon ne vit dune manire continue. Il y a des coupures, il y a intervention du nant. La pense batcomme la cervelle et le cur. Notre appareil penser en tat de chargement ne db ite pas une ligneininterrompue, il fournit par clairs, secousses, une masse disjointe dides, images, souvenirs, notions,concepts, puis se dtend avant que lesprit se ralise ltat de conscience dans un nouvel acte. Sur cettematire premire lcrivain clair par sa raison et son got et guid par un but plus ou moinsdistinctement peru travaille, mais il est impossible de donner une image exacte des allures de la pense silon ne tient pas compte du blanc et de lintermittence.

    Tel est le vers essentiel et primordial, llment premier du langage, antrieur aux mots eux-mmes : une ide isole par du blanc. Avant le mot une certaine intensit, qualit et proportion de tensionspirituelle.

    La parole crite est employe deux fins : ou bien nous voulons produire dans lesprit du lecteurun tat de connaissance, ou bien un tat de joie. Dans le premier cas lobjet est la chose principale, il sagitden fournir une description analytique exacte et complte, de faire progresser le lecteur par des cheminscontinus jusqu ce que le circuit du spectacle ou de la thse ou de lvnement soit complet ; il ne faut pasque dans cette marche son pas soit distrait ou heurt. Dans le second cas par le moyen des mots, commele peintre par celui des couleurs et le musicien par celui des notes, nous voulons dun spectacle ou dune

    motion ou mme dune ide abstraite constituer une sorte dquivalent ou despcesoluble dans lesprit. Icilexpression devient la chose principale. Nous informons le lecteur, nous le faisons participer notreaction cratrice oupotique, nous plaons dans la bouche secrte de son esprit une nonciation de tel objetou de tel sentiment qui est agrable la fois sa pense et ses organes physiques dexpression. Alimitation du vers premier que je viens de dfinir, nous procdons lmission dune srie de complexesisols, il faut leur laisser, par lalina, le temps, ne ft-ce quune seconde, de se coaguler lair libre, suivantles limites dune mesure qui permette au lecteur den comprendredun seul coup et la structure et la saveur.

    Dans le premier cas, il y a prose, dans le second il y a posie.

    Extrait 2 :

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    La parole humaine ne retentit pas dans le vide. Elle ne demeure pas strile. Elle est unesommation du silence, elle appelle, elle provoque quelque chose dgal ou de comparable elle-mme.Quand le pote a profr le vers pareil une formule incantatoire, il rpond quelque chose dans le blanc.

    Le vers devient ainsi un moyen dinterroger linconnu, il lui fait une proposition, il lui offre une

    condition sonore dexistence. Le vers nouveau nest plus seulement comme la ligne latine une nonciationsolitaire et dsole. Il nexiste plus seulement, il fonctionne. Il nest plus seulement le rsultat dellaboration potique, il en est lorgane vivant, le battement rgulier de la pompe qui puise dans linconnule sentiment et lide.

    Extrait 3 :

    Lexpression sonore se dploie dans le temps et par consquent est soumise au contrle duninstrument de mesure, dun compteur. Cet instrument est le mtronome intrieur que nousportons dans notre poitrine, le coup de notre pompe vie, le cur qui dit indfiniment :Un. Un. Un. Un. Un. Un.

    Pan (rien). Pan (rien). Pan (rien).Liambe fondamental, un temps faible et un temps fort.

    Et dautre part la matire sonore nous est fournie par lair vital quabsorbent nos poumons et que restituenotre appareil parler qui le faonne en une mission de mots intelligibles.

    Ainsi la cration potique dispose dune espce datelier o il faut distinguer le mtal, la forge et le soufflet.Cest de ce triple lment mis en uvre suivant des formules varies que sort le vers. Le mtal spirituelentre en fusion sous un afflux ou vent venu du dehors (inspiration) et le flan informe reoit le poinon dela conscience sous le choc du balancier.

    Paul Claudel, rflexions et propositions sur le vers franais , 1927

    Chrtien

    Lorsquun homme brle au feu de lattention le bois mort de ses particularits, lorsquil laisse laparole de lautre se dployer en un silence qui bruit de sens, il se produit quen seffaant, il devientproprement lui-mme, et offre une coute insubstituable dtre universelle. Comment comprendre ceparadoxe ? Lacte de parole ne peut tre pens partir de la simple dualit du toi et du moi. Ds que tu meparles, nous sommes dj tous l, mme les disparus, et ceux qui viendront au jour aussi. Lesinterlocuteurs ne sadressent pas lun lautre dans le vide dune communication tlpathique, ils se parlentdans le monde auquel ils existent avec tous, et dans la langue dune communaut. Ils ne sont donc jamais

    seulement deux : mme le tte--tte est gros dune rumeur lointaine, et lintimit a encore son ampleur.

    Ecouter lautre, ce nest pas seulement couter ce quil dit, mais ce quoi, du monde ou dautresparoles, sa parole rpond, ce qui lappelle, la requiert, la menace ou latterre. Entrer dans lcoute se fait enbrisant la clture affolante de la dualit : il ne sagit pas en effet que les deux interlocuteurs forment deuxmoitis qui enfin se runissent et se retrouvent pour devenir une sphre, comme dans le mythe antique1.Quand jcoute vraiment aveclautre ce que lui-mme, en parlant, coute ou a cout, alors cest vraimentluique jcoute. Et cest quand jcoute ainsi que moi, jcoute vraiment, car couter avec lautre ne revientpas se fondre avec lui, ni concider : nous entendons deux fois, depuis deux lieux distincts, ce qui aappel notre change. Cela seul donne lcoute son relief et sa gravit.

    1 Allusion au mythe racont par Aristophane dans Le Banquetde Platon (189d-193d).

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    Ces aperus suffisent pour carter lutopie dune coute parfaite, dune coute adquate, au senso les philosophes parlent de connaissance adquate. Certes, nous parlons pour tre couts, et qui nesouhaiterait tre cout du mieux possible et de la plus parfaite attention ? Si on met de ct, car celaappellerait une autre mditation, les situations o lon parle pour ne pas tre cout, deux questions seposent. Etre cout peut-il et doit-il former la fin ultime et essentielle de mes actes de parole ? Et en quoi,

    dautre part, la perfection de lcoute peut-elle consister ? Une parole qui ne viserait que lcoute est uneparole de captation : elle enjoint, elle ordonne, elle sduit, elle charme, elle agit de bien dautres faonsencore, ou du moins elle cherche le faire, mais elle sexcepte et se retire du dialogue de vrit ou envrit. Je ne vise lcoute que comme un moment de la rponse, que comme la condition dun autre actede parole. Parler, cest dabord dire, articuler en un sens selon lequel nous pouvons exister ensemble dansle monde, et mme une parole de rvlation, avec tout ce quelle a de critique, de dcisif et dimprieux,ne peut avoir ce poids que parce quelle dit quelque chose de Dieu, du monde, de leur rapport, et doncappelle ce dire une rponse ntre, sans laquelle elle ne serait pas elle-mme. Un crisimpose lcoute, ilnous saisit comme malgr nous, mais il ne forme pas le premier moment dun dialogue. Il montre quelquechose, il dvoile la joie, la souffrance, lhorreur, lasurprise, dont, si je lentends, je dois rpondre, mais il nedit proprement rien. La parole vit de ltouffement des cris, elle les interdit pour pouvoir elle -mme dire,ce qui ne signifie pas, bien au contraire, quelle en nie ou en mconnaisse le saisi ssement comme unepossibilit essentielle de la voix humaine. En se faisant lostensoir lumineux de leur sens, en disant,tremblante, ce quen eux il y a toujours dinou, elle ne les rend que plus dchirants. Car elle porte jusquenelle leur dchirure, ce qui est lunique faon de ne pas loublier. Seule la parole, en disant, et non pas en semettant hurler son tour, coute vraiment les cris, car seule elle les exauce, en soutenant, ce qui est sacharge propre, ce quils ont dinsoutenable, et en le soutenant comme tel, savoir sans le dnier. Lcoutene peut donc se sparer de la rponse et de la reprise.

    O situer la perfection de lcoute, supposer quil y en ait une ? Si une coute parfaite tait unecoute si pntrante, si comprhensible, quelle enveloppt en quelque sorte ma parole de sa lucide

    prvenance, quelle mentendt demi-mot et coup sr, dans ce que je dis et dans ce que je ne dis pas,quelle anticipt toujours le mouvement de mes phrases sans pouvoir en tre surprise, alors el le tendrait supprimer ma parole et se supprimer comme coute, ce qui, loin de former un accomplissement, neconduirait qu la ruine et la violence. Il y a des acceptions de lcoute parfaite o elle se renverse encomplte violence et en totale emprise. Nous ne voulons pas parler ceux qui savent tout trop bien et paravance, nous ne voulons pas parler pour quon finisse nos phrases notre place, nous ne prenons pas laparole pour nous dessaisir du lieu de notre tre. Linterprtation aussi a sa violence, et peut-tre est-cemme toujours une violence qui fonde et qui suscite linterprtation. Si lcoute comprend trop (et loncomprend sans doute toujours trop), elle tend devenir vision, autopsie, perspicacit qui me traverse, aulieu de maccueillir autour du foyer de la parole. Ce don quon prte, en diverses traditions, desphilosophes ou des spirituels, de savoir dun coup dil qui ils ont affaire, de percer les tres jour sansquils aient mme parler, est-ce vraiment un don ? Il retire plus quil ne donne, sil arrache lautre sacharge de parole, c'est--dire linsubstituable poids de son humanit.

    A lencontre dune si funeste utopie, de quelque clat quelle veuille se parer, il faut penser que laperfection de lcoute est dtre imparfaite, pour emprunter une formule taoste. Lcoute commence parle vide et le dessaisissement, et non pas par la mise en branle et en uvre dun savoir couterpralablement acquis et possd. Savoir couter a quelque chose dobscne, de pornographique, silessence de la pornographie est la dserte interchangeabilit de lintime, son invasion par danonymestechniques et un regard qui veut tout voir. Le seul savoir dont il puisse en cet ordre tre question, cestquil y ait question, que je me laisse dessaisir de ce que je croyais savoir par la parole de lautre, devenue

    occasion dune commune ouverture. En dautres termes, il y va de ce que la tradition socratique nomme la

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    docte ignorance2, de lacte de savoir ce que je ne sais pas. Savoir quon ne sait pas, cest savoir apprendre,savoir chaque fois apprendre. Et savoir chaque fois apprendre, cest rencontrer, se laisser rencontrer, selaisser dire. Chaque fois : la prcision est dimportance.

    Car, avec cette docte ignorance, il ny va pas dune posture, dune position, dune attitude. Elle

    nest docte que de renatre et de recommencer. Son savoir nest pas un bagage, il est de perdre ses bagages.Lhospitalit dans une table, c'est--dire un lieu normalement inconvenant pour recevoir des rois, unehospitalit en dfaut, parce quelle na rien dautre offrir quun lieu vacant et sans apparat. Sa dficienceest sa nudit, et donc sa perfection.

    Quest-ce qui se donne entendre en cette piphanie, et comment lentendre ? Toute parolevritable se risque et saventure, et lcoute ne pourra lui tre fidle qu se mesurer avec cette aventure.Laquelle ? Prendrela parole, si lon prte attention la force de cette expression, recouverte par lhabitude,ce nest pas la recevoir l o elle mest tendue, comme en un tour de table ou en un colloque, mais laprendre au silence et depuis le silence. Nulle parole humaine nest premire, comme si elle se confondaitavec lorigine et inaugurait le sens, mais toute parole digne de ce nom est pourtant matinale, et se lve en

    tremblant dans lincertitude de laube. Elle savance, pour reprendre le beau titre dHenri Michaux, face ce qui se drobe . Ce que je dis, je ne sais pas le dire. La mesure de la parole est de parler limpossible.

    ()

    On nest tout oue que si lon est tout lvres, comme on nest tout lvres que si lon est tout oue.Heidegger a profondment montr que parler, cest couter, et qucouter, cest parler. Porter avec lautrece qui lui donne sa charge de parole ne se peut quen apportant soi-mme son offrande de souffle et desens. Me laisser questionner par ce quil a dire, cest aussi avoir moi-mme le questionner et linterroger. Il nest pas sr que lcoute puisse toujours rpondre ce qui lui est dit, car elle ne disposepoint dune puissance magique qui lui permettrait de dnouer ou de trancher tous les nuds gordiens de

    lexistence, mais il est sr que dece qui lui est dit, elle doit toujours rpondre. Active est son hospitalit, quiforme le perptuel noviciat de la parole. Chacun a fait lpreuve que lattention avec laquelle nous sommescouts a une force heuristique, porte notre parole au-del delle-mme, fconde notre pense et larenforce de faon imprvue. Cest que cette attention ne va pas vers nous, mais vers linou dont surgitnotre parole : ainsi cest sur lui, et non pas sur nous, quelle porte sa lumire, qui nous est aubaine. Il y vadune attention itinrante, laquelle nous accompagne, alors qu linverse, si lattention nous scrute et si sondessein est de nous juger, comme dans un examen ou une audition, elle comporte bien plutt unedimension de gne et dinhibition. Dans un cas, le silence de lcoute parle et, dans lautre, il se tait.

    A ces considrations, une objection toutefois se prsente. Si lon coute tendu vers linou, si loncoute avec ce quon ne sait pas, et qucouter avec ce quon sait constitue le commencement de la surdit,

    nen vient-on pas une pense comme extatique de lattention? Quest-ce qui distingue ce saisissementdune sorte de stupeur devant limprvisible? Nest-ce pas une conception toute ngative, qui met hors jeula comprhension, ses structures et ses possibles ?

    Ce serait mal entendre, cest le cas de le dire, ce noviciat de la parole. Cest mme le mouvementdes paroles de lautre, cest mme aussi le mouvement de ma propre interrogation, que je suis tendu verslinou comme vers lorigine de notre change. La docte ignorance ne consiste pas se rendre amnsiqueet stupide pour mieux couter, mais faire taire en nous la rumeur du dj dit pour mieux, selon la belleexpression de Heidegger, nous laisser dire. Elle suspend mon savoir, elle ne le dtruit pas. Elle me libre

    2 On songe au clbre Adage de Socrate ( tout ce que je sais, cest que je ne sais rien ), mais lexpression vient deSaint Augustin, lettre CXXX, 28 : Il y a donc en nous comme une docte ignorance, une ignorance instruite parl'Esprit de Dieu qui soutient notre faiblesse . Et en 1440, Nicolas de Cues intitula ainsi son clbre ouvrage.

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    de mon aveugle adhsion la croyance quil suffit pour entendre tout cequon me dira jamais. Il sagit demobiliser, de rendre fluides et vifs mon savoir et mon exprience, afin quils servent lattention au lieu dese substituer elle.

    Par l, est rendue manifeste la radicale diffrence entre lacte de parole et le dchiffrement dun

    message ou la rception dune information. Ecouter nest pas dcoder, car la parole ne constitue pas uncode. Une machine peut dcoder en mettant en jeu ses programmes. Jamais elle ne pourra couter.Lcoute est proprement palpitante, elle ne se peut quavec ce cur qui bat, ce souffle pris et rendu, cettepatience du corps tout entier. Cest de tout son corps quon coute, lacte de parole ntant jamaissparable dun acte du corps. La vrit toujours inacheve de lcoute est une vrit cordiale.

    Jean-Louis Chrtien, LArche de la parole, PUF, 1998, p.14-21

    Delbois

    Cest bien connu, Orphe charmait de son chant les btes sauvages et jusqu linanim. Lespierres et les arbres se mettaient en mouvement, il les faisait danser : on dit quen Thrace, dont il tait

    originaire, certains arbres gardent, figs dans linterminable instant du chant, la position quils avaient endansant sous ce charme. Il les animait, car le chant est le souffle, lanima, lme, et cette me, ce souffletransit ce quil touche, le pntre et lanime. Il donne son me au monde.

    Pouvoir du chant qui inquite mesure quil fascine, pouvoir dmesur sur toutes choses, quasidivin qui, en mme temps quil donne une me, un souffle aux tres, les assujettit plus compltement.Pouvoir qui stend sur toutes les puissances, celle de la mort y compris: le chant dOrphe enchaneCerbre bien plus srement que ne le fit la force dHracls (on voudra y voir, beaucoup plus tard,lefficacit plus grande de la raison par rapport la force, assimilant ainsi le chant dOrphe la voix de laraison), il sduit jusquau dieu de lombre. Orphe, doux pote, libre une force irrsistible, pas moins que

    le chant bachique qui saisit chacun par les cheveux et le fait dlirer et le captive et le soumet. Car ladiffrence entre le bachique et lapollinien est certes essentielle, mais elle se fait sur le fond dun mmepouvoir, dune mme puissance exorbitante. Puissance irrsistible et totale sur le monde qui, dans le cas delOrphe apollinien, certes lordonne et lhumanise, mais qui tout aussi bien pourrait lasservir ou ledtruire, comme le rag3 indien qui incendie le monde et ravage jusquau chanteur lui -mme. Pouvoir duchanteur qui subjugue, du pote qui enchante, puissance de lme sur les mes et les corps.

    juste titre, le philosophe sest tt mfi de cet empire et de cette sujtion : celui qui coute, celuiqui par malheur se laisse sduire par le chant captieux, est hors de lui-mme, il ne se matrise plus, tantmatris. Il abdique, il ny peut rien, cest plus fort que lui. Lenchantement est un enchanement. Voil lechant comme lautre de cette Raison par laquelle lhomme se rend matre de lui -mme : il est immdiat,

    prcritique. Archaque puissance dont lhumanit dut se dfaire, dont elle dut se rveiller pour tre enfinelle-mme. Laquelle dailleurs est toujours prs dy succomber de nouveau, et la plupart du temps pour lepire : le chant enrgimente, on dfile en chantant et en levant le bras avant de labattre lourdement.Sujtion des foules par le chant : le chant qui humanise jusquaux btes renvoie alors inversement leshommes, soubliant eux-mmes, leur bestialit.

    Perversion du chant, et non sa nature vritable ? Peut-tre. Car Orphe nest pas lanctre descharmeurs de serpents, ni le petit joueur de flte qui conduit les rats ou les enfants pour sa vengeance. Ilnest pas non plus, comme feignait de le croire le trs raide Clment dAlexandrie, tout occup luiopposer la figure du Christ librateur, celui qui par ses chants rduit la dernire servitude cette bellelibert, la seule relle, celle des citoyens de la terre . Sil sduit les animaux, il na pas vocation tre

    3 Rag ou raga : chant mystique indien. Une lgende veut quil enflamme ceux qui lcoutent et le chantent.

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    conducteur de troupeaux, fussent-ils humains. Adam devant les btes reoit de Dieu le pouvoir de lesnommer, et cette nomination, dbut de parole, est un acte de matrise : par l il prend le pouvoir sur eux,et si le verbe divin cre le monde, la parole humaine quant elle est le dbut de son empire sur lui. Lechant dOrphe, en revanche, sil sduit, sil envote, ne prend pas possession: sil captive les animaux, cenest pas pour leur passer le joug du laboureur et les asservir un usage domestique il leur fait don de

    lcoute, il leur fait natre des temples dans loue, ainsi que lcrit Rilke. Et lorsque Dante litallgoriquement cette scne dans son Convivio, il y voit au contraire la manire dont le savoir, la sagesse etlhumilit pntrent doucement les curs durs comme pierres et les mes ensauvages et ignorantes.

    Pourtant Orphe aura bien fini par endosser limage du pouvoir, non pas seulement du pouvoir dela musique, mais bien du pouvoir du chant : Orphe, cest lincantation dans le chant. Lorsque les potesde la Renaissance, Ronsard en tte, semparent de la figure dOrphe et prtendent retrouver la Grce, ilsnont pas seulement en tte (ou dans loreille) la musique des astres des no-pythagoriciens : ils veulent, enaccord avec une thorie de la fureur potique, de lenthousiasme, de la mania4grecque quils hritent dePlaton, retrouver le pouvoir quasi magique du chant orphique, de lpode5celui-l mme que Platonraillait dans La Rpubliquechez les magiciens et devins qui, se rclamant dOrphe, prtendaient par leurs

    hymnes obtenir toutes sortes deffets. Ils croient ce pouvoir, ces effets rels. Le retour la musiquegrecque, qui est lobsession potique de cette Renaissance et qui lui fera produire videmment tout autrechose, est anim de ce dsir de lincantation, c'est--dire de lefficacit magique de la parole chante : nonpas seulement les modes de la musique, qui provoquent fureur ou apaisement, mais bien cette mystrieusecombinaison de la parole et de la musique que Ronsard, perant le secret des Grecs ou prtendant leretrouver, cherche ressusciter dans sa propre posie et dans ses chansons . Par cette combinaison, parcette union, on cherche obtenir ce pouvoir exorbitant denflammer et de mouvoir corps et mes. Danscette action, la musique expressive joue un rle videmment important, mais en ralit cest la prsence dela parole, y compris par le rythme que sa scansion impose, que repose cette efficacit recherche : lepouvoir de la musique, chez les potes de la Renaissance, mais aussi chez les jeunes musiciens eux-mmes

    (Claude le Jeune, par exemple) qui vont permettre linvention de lopra, cest dabord le pouvoir de laparole chante, le pouvoir de lincantation orphique.

    Il ne sagit pas que dhistoire. Ce nest pas non plus seulement un objet anthropologique :lassimilation, par le biais de la figure dOrphe, du chant lincantation est une question philosophique, etmme politique, sil sagit bien en effet du pouvoir de la parole. La parole chante est la parole efficace, etle chant comme incantation prtend concentrer ce pouvoir. Il est le virage que prend la parole vers lepouvoir, le lieu de la parole comme prise et emprise.

    On comprend alors les rticences de Platon contre cet emballement, jug tantt ridicule, tanttdangereux, de la parole dans le chant, contre ce virage de la parole dans lincantation. Mais la fascination

    quexerce la dimension incantatoire nest pas elle-mme quun souvenir curieux et un peu folklorique (ouinoffensivement mtaphorique) rang dans les placards de lhistoire: lincantatoire a de multiples formes,modernes et contemporaines, les formes de la parole magico-religieuse ou mme rhtorico-politique qui

    veut dominer et subjuguer ; et laspiration du chant lincantation estloin dappartenir seulement un gemythique ou mtaphysique. Gare Orphe !

    Mais o est le pouvoir ? Peut-tre le philosophe, platonicien de prfrence, ou le pote enorgueilli deson pouvoir, se trompe-t-il en prtendant au pouvoir du chant sur les mes et les corps : cest la parole qui

    4Mania : divinit grecque personnifiant la folie. Les Grecs distinguaient la folie ou dlire prophtique (venantdApollon), le dlire potique (inspir par les Muses), le dlire rotique (inspir par Aphrodite), la dmence

    rituelle (lie Dionysos).5 pode : Lpode est la troisime partie d'une triade , unit d'un chur lyrique, aprs la strophe etl'antistrophe, par exemple dans les Odesde Pindare et dans les churs tragiques.

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    asservit et le monde et les hommes ; et le chant qui le prserve et ladoucit.Mlos: mlodie et douceur.Logos: parole et prise. On peut toujours tcher dy croire. Toutefois, si lloge du chant ne fait que dissimuler une incapacit ou un refus de penser rigoureusement, sil est le dernier refuge dun mysticismelouche, la fois paresseux et revanchard, sil nest que le nom pompeux dont saffuble la haine de laraison, il nest alors que le dguisement quauront pris les Mnades6 dlirantes pour vraiment tuer Orphe,

    ce grand instructeur de lhumanit. (1444 mots)

    Vincent Delecroix, Pouvoir dOrphe , dans Chanter : Reprendre la parole, Flammarion2012, p.153 157

    Deleuze 1

    Cest terrible, ce qui se passe Apostrophes 7. Cest une mission de grande force technique,

    lorganisation, les cadrages. Mais cest aussi ltat zro de la critique littraire, la littrature devenuespectacle de varits. Pivot na jamais cach ce quil aimait vraiment, ctait le football et la gastronomie.La littrature devient un jeu tlvis. Le vrai problme des programmes la tlvision, cestlenvahissement des jeux. Cest quand mme inquitant quil y ait un public enthousiaste, persuad quilparticipe une entreprise culturelle, quand il voit deux hommes rivaliser pour faire un mot avec neuflettres8. Il se passe des choses bizarres, sur lesquelles Rossellini, le cinaste, a tout dit. Ecoutez bien : Lemonde aujourdhui est un monde trop vainement cruel. La cruaut, cest aller violer la personnalit dequelquun, cest mettre quelquun en condition pour arriver une confession totale et gratuite. Si ctaitune confession en vue dun but dtermin je laccepterais, mais cest lexercice dun voyeur, dun vicieux,disons-le, cest cruel. Je crois fermement que la cruaut est toujours une manifestation dinfantilisme. Tout

    lart daujourdhui devient chaque jour plus infantile. Chacun a le dsir fou dtre le plus enfantin poss ible.Je ne dis pas ingnu : enfantin Aujourdhui, lart, cest la plainte ou la cruaut. Il ny a pas dautremesure : ou lon se plaint, ou lon fait un exercice absolument gratuit de petite cruaut. Prenez par exemplecette spculation (il faut lappeler par son nom) quon fait sur lincommunicabilit, sur lalination, je netrouve en cela aucune tendresse, mais une complaisance norme Et cela, je vous lai dit, ma dtermin ne plus faire de cinma. Et cela devrait dabord dterminer ne plus faire dinterview. La cruaut etlinfantilisme sont une preuve de force mme pour ceux qui sy complaisent, et simposent mme ceuxqui voudraient y chapper.

    On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas sexprimer. Mais, en fait, ils narrtent pas desexprimer. Les couples maudits sont ceux o la femme ne peut pas tre distraite ou fatigue sans que

    lhomme dise : Quest-ce que tu as ? exprime-toi, et lhomme sans que la femme, etc. La radio, latlvision ont fait dborder le couple, lont essaim partout, et nous sommes transpercs de parolesinutiles, de quantits dmentes de paroles et dimages. La btise nest jamais muette ni aveugle. Si bien quele problme nest plus de faire que les gens sexpriment, mais de leur mnager des vacuole s de solitude etde silence partir desquelles ils auraient enfin quelque chose dire. Les forces de rpression nempchentpas les gens de sexprimer, elles les forcent au contraire sexprimer. Douceur de navoir rien dire, droit

    6 Mnades : Dans la mythologie grecque, les Mnades (de manomai, dlirer ), ou Bacchantes chez les

    Romains, sont les accompagnatrices de Dionysos. Elles sont en proie au dlire bachique et se comportent

    parfois en vraies furies.

    7Apostrophes, mission de tlvision littrairefranaisecre et anime parBernard Pivot, de 1975 1990.8Allusion lmission tlviseDes chiffres et des lettres.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Francehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Pivothttp://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Pivothttp://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Pivothttp://fr.wikipedia.org/wiki/1990_%C3%A0_la_t%C3%A9l%C3%A9visionhttp://fr.wikipedia.org/wiki/1990_%C3%A0_la_t%C3%A9l%C3%A9visionhttp://fr.wikipedia.org/wiki/1990_%C3%A0_la_t%C3%A9l%C3%A9visionhttp://fr.wikipedia.org/wiki/1990_%C3%A0_la_t%C3%A9l%C3%A9visionhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Pivothttp://fr.wikipedia.org/wiki/France
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    de navoir rien dire, puisque cest la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de rarfi quimriterait un peu dtre dit. Ce dont on crve actuellement, ce nest pas du brouillage, cest despropositions qui nont aucun intrt. Or ce quon appelle le sens dune proposition, cest lintrt quellereprsente. Il ny a pas dautre dfinition du sens, et a ne fait quun avec la nouveaut dune proposition.On peut couter des gens pendant des heures : aucun intrt Cest pour a que cest tellement difficile

    de discuter, cest pour a quil ny a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire quelquun : a naaucun intrt, ce que tu dis ! On peut lui dire : cest faux. Mais ce nest jamais faux, ce que ditquelquun, cest pas que ce soit faux, cest que cest bte ou que a na aucune importance. Cest que a at mille fois dit. Les notions dimportance, de ncessit, dintrt, sont mille fois plus dterminantes quela notion de vrit. Pas du tout parce quelles la remplacent, mais parce qu elles mesurent la vrit de ceque je dis. Mme en mathmatiques : Poincar disait que beaucoup de thories mathmatiques nontaucune importance, aucun intrt. Il ne disait pas quelles taient fausses, ctait pire.

    Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p.175-178

    Deleuze 2

    On dit que les mauvais romanciers prouvent le besoin de varier leurs indicatifs de dialogues ensubstituant dit-il des expressions comme murmura-t-il , balbutia-t-il , sanglota-t-il , ricana-t-il , cria-t-il , bgaya-t-il qui marquent les intonations. Et vrai dire, il semble que lcrivain parrapport ces intonations nait que deux possibilits : ou bien le faire (ainsi Balzac faisait effectivementbgayer le pre Grandet, quand celui-ci traitait une affaire, ou faisait parler Nucingen dans un patoisdformant, et lon sent chaque fois le plaisir de Balzac). Ou bien le dire sans le faire, se contenter dunesimple indication quon laisse au lecteur le soin deffectuer : ainsi les hros de Masoch ne cessent demurmurer, et leur voix doittre un murmure peine audible ; Isabelle, de Melville, a une voix qui ne doitpas excder le murmure, et langlique Billy Budd ne smeut pas sans quon doive lui restituer son bgaiement ou mme pire ; Grgoire, chez Kafka, piaule plus quil ne parle, mais cest daprs le

    tmoignage des tiers.

    Il semble pourtant quil y ait une troisime possibilit : quand dire, cest faire9 Cest ce qui arrivelorsque le bgaiement ne porte plus sur des mots prexistants, mais introduit lui-mme les mot s quilaffecte ; ceux-ci nexistent plus indpendamment du bgaiement qui les slectionne et les relie par lui-mme. Ce nest plus le personnage qui est bgue de parole, cest lcrivain qui devient bgue de la langue: ilfait bgayer la langue en tant que telle ().

    Faire bgayer la langue : est-ce possible sans la confondre avec la parole ? Tout dpend plutt dela manire dont on considre la langue : si lon extrait celle-ci comme un systme homogne en quilibre,ou proche de lquilibre, dfini par des termes et des rapports constants, il est vident que les dsquilibres

    ou les variations naffecteront que les paroles (variations non-pertinentes du type intonation). Mais si lesystme apparat en perptuel dsquilibre, en bifurcation, avec des termes dont chacun parcourt sontour une zone de variation continue, alors la langue elle-mme se met vibrer, bgayer, sans seconfondre pourtant avec la parole qui nassume jamais quune position variable parmi dautres ou neprend quune direction. Si la langue se confond avec la parole, cest seulement avec une parole trsspciale, parole potique qui effectue toute la puissance de bifurcation et de variation, dhtrogense et demodulation propre la langue. Par exemple, le linguiste Guillaume considre chaque terme de la langue,non pas comme une constante en rapport avec dautres, mais comme une srie de positions diffrentiellesou points de vue pris sur un dynamisme assignable : larticle indfini un parcourra toute la zone de

    variation comprise dans un mouvement de particularisation, et larticle dfini le , toute la zone comprise

    dans un mouvement de gnralisation. Cest un bgaiement, chaque position de un ou de le 9 Allusion au livre de Austin Quand dire cest faire (1962)

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    constituant une vibration. La langue tremble de tous ses membres. Il y a l le principe dunecomprhension potique de la langue elle-mme : cest comme si la langue tendait une ligne abstraiteinfiniment varie ().

    [Les grands crivains] ne mlangent pas deux langues, pas mme une langue mineure et unelangue majeure, bien que beaucoup dentre eux soient lis des minorits comme au signe de leurvocation. Ce quils font, cest plutt inventer un usage mineur de la langue majeure dans laquelle ilssexpriment entirement : ils minorentcette langue, comme en musique o le mode mineur dsigne descombinaisons dynamiques en perptuel dsquilibre. Ils sont grands force de minorer : ils font fuir lalangue, ils la font filer sur une ligne de sorcire, et ne cessent de la mettre en dsquilibre, de la fairebifurquer et varier dans chacun de ses termes, suivant une incessante modulation. Cela excde lespossibilits de la parole pour atteindre au pouvoir de la langue et mme du langage. Autant dire quungrand crivain est toujours comme un tranger dans la langue o il sexprime, mme si cest sa languenatale. A la limite, il prend ses forces dans une minorit muette inconnue, qui nappartient qu lui. Cest

    un tranger dans sa propre langue : il ne mlange pas une autre langue sa langue, il taille danssa langueune langue trangre et qui ne prexiste pas. Faire crier, faire bgayer, balbutier, murmurer la langue enelle-mme. Quel plus beau compliment que celui dun critique disant des Sept piliers de la sagesse10: ce nestpas de langlais. Lawrence faisait trbucher langlais pour en extraire musiques et visions dArabie. EtKleist, quelle langue veillait-il au fond de lallemand, force de rictus, lapsus, crissements, sonsinarticuls, liaisons tires, prcipitations et ralentissements brutaux, au risque de susciter lhorreur deGoethe, le plus grand reprsentant de la langue majeure, et pour atteindre des fins tranges en vrit,

    visions ptrifies, musiques vertigineuses.

    Gilles Deleuze, Critique et Clinique, d. de Minuit, 1993, p.135-138

    Gadamer

    Mais comme le rle jou par le dialogue parmi les hommes est vari ! Jai pu observer unjour dans un htel berlinois une dlgation militaire dofficiers finnois assis autour dune grandetable ronde, en silence et plongs dans leur pense, et entre chacun deux et son voisin stendaitla vaste toundra du paysage de leur me comme une distance infranchissable. Et qui ne sest pastonn en voyageur des pays du Nord du constant flux dferlant du discours qui, mugissant ettonnant, roule sur les marchs et les places du pays du Sud, de lEspagne, par exemple ou delItalie ? Mais peut-tre ne devrait-on pas plus considrer lun comme un manque de dispositionau dialogue que lautre comme un don particulier pour le dialogue. Car le dialogue est peut -tre

    tout de mme autre chose que le style de relation, lintensit sonore variable, de la vie sociale. Ilest clair que ce nest pas cela qui est vis par le reproche relatif linaptitude au dialogue, et ledialogue est donc comprendre en un sens plus exigeant.

    Eclairons-le par un phnomne contraire qui nest peut-tre pas sans avoir contribu cette rgression de la capacit dialoguer : je pense au dialogue tlphonique. Nous y sommestellement habitus que nous avons de longs dialogues au tlphone et lappauvrissementcommunicatif, produit au tlphone par la limitation lauditif entre des hommes qui sont desproches, est peine sensible. Mais le problme du dialogue ne se pose pas dans les cas olenchevtrement de la vie de deux hommes tisse aussi, et continue tisser, les fils du dialogue. La

    10 Livre crit en anglais par T.E. Lawrence (surnomm Lawrence dArabie ).

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    question de linaptitude au dialogue signifie au contraire quon se demande si lon souvresuffisamment et si lon trouve lautre suffisamment ouvert pour que les fils du dialogue puissentaller et venir. Ici lexprience du dialogue tlphonique est instructive comme lest un ngatifphotographique. Ce qui est presque impossible au tlphone, cest cette coute de la disponibilitdautrui sengager dans un dialogue, et ce qui ne nous est jamais donn en partage au tlphone,cest cette exprience par laquelle les hommes se rapprochent dordinaire les uns des autres,entrent pas pas plus profondment dans un dialogue et sont finalement tellement engags danscelui-ci quune premire communaut qui ne peut plus tre rompue est ne entre les partenairesde ce dialogue. Jai appel le dialogue tlphonique une espce de ngatif photographique. Carjustement, la sphre du ttonnement et de ltre lcoute par laquelle les hommes serapprochent les uns des autres est en quelque sorte insensiblement abolie par le rapprochementartificiel que permet le fil tlphonique. Quelque chose a la brutalit du drangement ou dtredrang, reste attach tout appel tlphonique, mme lorsque linterlocuteur assure, aussi

    vivement que ce soit, se rjouir de lappel.

    Notre comparaison fait pour la premire fois sentir ltendue des conditions propres unauthentique dialogue qui puisse nous conduire dans la profondeur de la communaut humaine, etles forces antagonistes qui sopposent celui-ci et se sont dployes dans la civilisation moderne.La technique de linformation qui nen est peut-tre quau dbut de son perfectionnement et qui,si lon doit en croire les prophtes de la technique, rendra bientt totalement superflus les livreset les journaux et, plus forte raison, cet authentique enseignement susceptible de naitre desrencontres humaines, nous rappelle son contraire, les hommes qui ont chang le monde par leurcharisme dans le dialogue : Confucius et Gautama, le Bouddha, Jsus et Socrate. Nous lisonsleurs dialogues, certes, mais ce sont des notes prises par dautres qui ne peuvent conserver et

    reproduire le vritable charisme du dialogue qui nest prsent que dans la spontanit vivante duquestionner et du rpondre, du dire et du se laisser dire. Cependant, des notes de ce type,prcisment, sont particulirement instructives. En un certain sens, elles relvent de la littrature,cest--dire quelles prsupposent un art de lcriture apte voquer et figurer une ralit vivantepar des moyens littraires. Mais la diffrence des jeux potiques de limagination, ce genre denotes laisse transparatre de faon unique quelque chose qui, larrire -plan, tait la vritableeffectivit et le vritable vnement. Le thologien Franz Overbeck la bien vu et il a forg, enlappliquant au Nouveau Testament, le concept de la littrature originaire (Urliteratur) qui prcdela littrature proprement dite, comme le temps originaire prcde le temps historique.

    ()

    Quest-ce quun dialogue ? Assurment nous entendons par l un processus entrehommes qui, en dpit de tout largissement et de toute infinit potentielle, possde pourtant uneunit propre, une clture (Geschlosenheit). Ce qui a t pour nous un dialogue a laiss quelquechose en nous. Ce nest pas davoir expriment quelque chose de nouveau qui a fait du dialogueun dialogue, mais que quelque chose de lautre soit venu notre rencontre que nous navions pasencore rencontr dans notre exprience du monde. Ce qui mobilisait les philosophes dans lacritique du penser monologique, lindividu lexprimente en soi-mme. Le dialogue a une forcemtamorphosante. L o un dialogue a russi, quelque chose nous est rest, et ce qui nous est

    rest nous a chang.

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    Hans-Georg Gadamer, Langage et vrit, Gallimard, 1995, p.168-170

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    Lhomme est lanimal qui parle: cette dfinition, aprs tant dautres, est peut-tre la plus

    dcisive. Elle recouvre et absorbe les dfinitions traditionnelles, par le rire ou par la sociabilit.Car le rire de lhomme affirme un langage de soi soi, et de soi aux autres. De mme, dire quelhomme est animal politique, alors quil existe des animaux sociaux, cest signifier que lesrapports humains sappuient sur le langage. La parole nintervient pas pour faciliter ces rapports ;elle les constitue. Lunivers du discours a recouvert et transfigur lenvironnement matriel.

    Mais dire que le langage fournit le mot de passe pour lentre dans le monde humain, cestposer un problme et non pas le rsoudre. Rien de plus paradoxal en effet que lapparition dulangage chez lhomme. Lanatomie, la physiologie, ne procurent ici que des explicationsfragmentaires et insuffisantes. Un savant dune espce trangre notre plante et qui se

    bornerait examiner les dpouilles de lhomme et des singes suprieurs ne discerneraitprobablement pas cette diffrence capitale entre un homme et un chimpanz, dont lorganismeprsente tant de ressemblances. Sil ne le savait pas ailleurs, il ne dcouvrirait pas que la fonctiondu langage existe chez lhomme et fait dfaut chez le grand singe.

    La parole apparait comme une fonction sans organe propre et exclusif, qui permettrait dela localiser ici ou l. Un certain nombre de dispositions anatomiques y contribuent, maisdisperses travers lorganisme, et lies ensemble pour le seul exercice dune activit qui sesuperpose elles sans les confondre. Nous parlons avec nos cordes vocales, mais aussi bien grce certaines structures crbrales, avec le concours des poumons, de la langue, de la bouche tout

    entire, et mme de lappareil auditif, - car le sourd de naissance est ncessairement muet. Ortoutes les composantes de la parole existent chez le singe suprieur, mais, sil lui arrive dmettredes sons, il est pourtant incapable de langage.

    Le mystre est ici celui dune reprise des possibilits naturelles, de leur coordination dansun ordre suprieur et proprement surnaturel. Si le chimpanz a la possibilit du langage, mais nonpas sa ralit, cest que la fonction de la parole, dans son essence, nest pas une fonctionorganique, mais une fonction intellectuelle et spirituelle. Les savants ont essay de cerner lemystre autant que possible, et de dpartager, en de multiples expriences, lhomme et lanimal.On a soumis les deux concurrents des sries de tests soigneusement talonns. Mieux, on a t

    jusqu lever cte cte dans des conditions identiques un petit singe et un petit enfant, demanire suivre dans le dtail le dveloppement des diverses fonctions. Le point de dpart estapparemment le mme. Le bb humain et le bb chimpanz utilisent des ressources analoguespour stablir dans leur univers en voie dlucidation progressive. De 9 18 mois, entre les deuxconcurrents, la partie demeure gale. Ils rpondent aux mmes tests avec des succs divers, lun etlautre tmoignant de sa supriorit selon les circonstances. Le petit singe est sans doute plusadroit ; le petit homme est capable dune attention relativement mieux soutenue.

    Mais le moment vient assez vite o le dveloppement du singe sarrte, alors que celui delenfant prend un nouvel essor. La comparaison perd son sens. Le singe nest dcidment quun

    animal. Le bb accde la ralit humaine. La limite ici qui les dpartage enfin dune manireabsolue, cest le seuil du langage. Le chimpanz peut mettre certains sons, il pousse des cris de

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    plaisir ou de peine. Mais ses gestes vocaux demeurent chez lui souds lmotion. Il ne sait pasen faire un usage indpendant la situation dans laquelle ils surviennent. Le dressage le pluslaborieux naboutit qu de mdiocres rsultats: cest la rptition mcanique du perroquet ou lerflexe conditionn cr chez lanimal qui rpond automatiquement un signal donn, tel que lechien aboyant au commandement.

    Lenfant au contraire sengage dans une lente ducation qui fera de lui un nouvel tre dansun monde renouvel. Cet apprentissage, tendu sur des annes, se fonde sur lassociation de la

    voix et de laudition au service dune fonction nouvelle dont les possibilits dpassent infinimentcelles des sens lmentaires ainsi apparents. Lintelligence humaine se fraye un chemin traversles structures sensori-motrices quelle unit par laffirmation dune finalit suprieure. Nousdevons constater cette mergence, et admettre quelle ne ralise pas chez lanimal dont la voix nesmancipe jamais de la totalit vcue, pour faire alliance avec le sens auditif. Cette dissociation etcette association ne nous sont pas explicables, sinon par une vocation originaire lhumanit danslhomme, qui donne progressivement la nouvelle fonction de la parole une prpondranceincontestable dans le comportement. Cest ici quil faut situer, dans la srie des tres vivants, laligne de dmarcation qui spare lhomme de lanimal, par la vertu dune mutation dcisive.

    Lavnement du mot manifeste la souverainet de lhomme. Lhomme interpose entre lemonde et lui le rseau des mots et par l devient le matre du monde. Lanimal ne connat pa s lesigne, mais le signalseulement, cest--dire la raction conditionnelle une situation reconnue danssa forme globale, mais non analyse dans son dtail. Sa conduite vise ladaptation une prsenceconcrte laquelle il adhre par ses besoins, ses tendances en veil, seuls chiffres pour lui, seulslments dintelligibilit offerts par un vnement quil ne domine pas, mais auquel il participe. Lemot humain intervient comme un abstrait de la situation. Il permet de la dcomposer et de laperptuer, cest--dire dchapper la contrainte de lactualit pour prendre position dans lascurit de la distance et de labsence.

    Le monde animal apparat ainsi comme une succession de situations toujours prsentes ettoujours vanouissantes, dfinies seulement par leur rfrence aux exigences biologiques du

    vivant. Au contraire, le monde humain se prsente comme un ensemble dobjets, cest--diredlments stables de ralits, indpendant du contexte des situations particulires dans lesquellesils peuvent intervenir. Par-del la ralit instinctive et momentane offerte la prise deconscience la plus spontane, se compose une ralit en ide, plus stable et plus vraie que

    lapparence. Lobjet, qui rsiste aux dsirs, devient le centre des situations, au lieu de leur tretoujours subordonn. Le mot importe plus que la chose, il existe dune existence plus minente.Le monde humain nest plus un monde de sensations et de ractions, mais un univers dedsignations et dides.

    Il importe de smerveiller devant cette dcouverte du mot, introduisant la ralithumaine par-del le simple environnement animal. La vertu du nom saffirme dans le fait quildonne lidentit de la chose. Le langage condense en soi la vertu dhumanit qui permetllucidation despenses par llucidation des choses. Les structures intellectuelles mergent de laconfusion ; cest leur niveau dsormais que se ralisera laction la plus efficace, action distance

    et ngation de la distance.

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    Rien ne met mieux en lumire le privilge du langage dans la constitution du monde quela contre-preuve ralise par les maladies du langage. Laphasique, en qui sont atteintes lesstructures de la parole, nest pas simplement priv dun certain nombre de mots, incapable dedsignation correcte. Cet aspect de son mal, longtemps considr comme essentiel, nest en faitque secondaire. Le malade est un homme en qui la fonction du langage se dfait, cest --dire quetoute larticulation intellectuelle de lexistence se trouve chez lui en voie de liquidation.Laphasique perd le sens de lunit et de lidentit de lobjet. Dans un monde cass, incohrent, ilest captif de la situation concrte, condamn un monde vgtatif. Il ny a donc pas proprement parler de maladie du langage, mais des troubles de la personnalit, o le patient setrouve dsadapt de la ralit humaine, et comme dchu de cet univers dans lequel lmergencede la parole lavait fait entrer. Les termes qui rassemblaient sous une mle tiquette les objets oudes qualits identiques ne parviennent plus exercer leur fonction disciplinaire. Tout ce que lelangage avait donn, laphasie le remporte. Sinistre destruction dune vie personnelle ainsi excluede la communaut humaine.

    Georges Gusdorf, La Parole, PUF, 1952, p.7-12

    Gusdorf 2

    Les deux intentions de la parole humaine sont complmentaires. L'expression pure, dgage detoute communication, demeure une fiction, car toute parole implique la vise d'autrui. Rompre lesilence, ft-ce mme par un cri d'angoisse, ou par un chant sans paroles, c'est toujours s'adresser quelqu'un, prendre tmoin, appeler l'aide. Le pacte social de communication n'est jamaisrompu que dans Je sens d'une communication meilleure, l'anarchiste mme ne refusant icil'obissance que pour affirmer la ncessit d'une obissance plus vraie. Autrement dit, le refus de

    la communication comme fait implique la nostalgie de la communication comme valeur. Lorsquele surralisme, la recherche de l'expression pure, reniait toute discipline de pense et lchait lesmots l'tat sauvage, il rvait encore d'inventer une langue, neuve et fulgurante, - comme leprouve d'ailleurs le fait qu'il y eut un public surraliste et des chapelles surralistes,communiquant dans l'affirmation de certaines valeurs. Toute expression tend obtenir lareconnaissance d'autrui. Je veux tre connu comme je suis, dans ma dernire sincrit, deshommes et de Dieu mme. J'attends cette reconnaissance comme une confirmation, comme unecontribution mon tre. Inversement, l'ide d'une communication sans expression n'a pas desens, parce que mon langage ne saurait tre absolument dsappropri. Il n'existerait pas si uneintention personnelle d'abord ne l'avait fait natre. Si je parle, c'est que j'ai quelque chose dire; ilfaut toujours unjecomme sujet de la phrase. Mon langage consisterait-il parler comme tout lemonde , ne ferait-il que rpter ce qu'on dit autour de moi, encore signifierait-il que je me rallie l'opinion commune, ce qui suppose l'engagement d'un geste d'adhsion, que j'aurais toujours purefuser. Mme si, par souci d'objectivit, je me taisais pour laisser la parole aux autres, il resteraitque le Nous est un assemblage deje: il n'y a pas de contrat social sans consentement mutuel.

    Toute parole a donc une fonction personnelle, elle correspond une initiative qui nous situe dansle langage, et nous pose en nous opposant.

    Il faut donc admettre l'existence d'une alliance intime entre la communication et l'expression.En fait, la communication authentique n'est pas le simple change de mots dmontiss qui

    n'engagent personne. Les lieux communs et les propos sur la pluie et le beau temps reprsententnon pas la russite suprme, mais la caricature de l'entente entre les hommes. La communication

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    vraie est ralisation d'unit, c'est--dire uvre commune. Unit de chacun avec l'autre, maisensemble unit de chacun soi-mme, rarrangement de la vie personnelle dans la rencontre avecautrui. Je ne communique pas aussi longtemps que je ne fais pas effort pour dlivrer le sensprofond de mon tre. La communion d'amour, qui reprsente l'un des modes d'entente les pluscomplets, ne va pas sans un remembrement de la personnalit, chacun se dcouvrant au contactde l'autre. Toute relation relle est communication selon les personnes et non pas seulementselon les choses; plus exactement les choses n'interviennent que comme symboles des personnes.L'expression la plus pure, l'affirmation du gnie dans l'art, fonde une nouvelle communion, et lacommunication parfaite libre en nous des possibilits d'expression qui sommeillaient.

    L'erreur est ici de s'en tenir une conception qui prend le langage au mot, conception plateselon laquelle un mot est un mot, un sens est un sens. En ralit, une langue ne s'offre pascomme un automatisme prtabli, auquel il suffirait purement et simplement de se rallier. Lalangue n'existe que comme condition virtuelle de la parole en acte; elle doit tre reprise etactualise par l'effort d'expression grce auquel la personne s'affirme en fonction de la ralit

    verbale. Le langage basique de l'impersonnalit reprsente le plus bas degr de l'intention et del'expression. De mme que la langue tablie n'est que le terrain de la parole, de mme la paroleapparat comme le moyen ncessaire de la communication, qui consacre le moment o la parolefonde un nouveau langage, le moment o le nous se ralise dans l'alliance dujeet du tu. La tche

    virile de prendre la parole rclame donc de nous que nous passions de la matrialit des mots leur signification en valeur. Notre libert concrte s'affirme la mesure de notre capacit depromouvoir ensemble l'expression et la communication dans le langage qui nous manifeste. Ilfaut ds le principe renoncer ici au rve d'une libert absolue, libert peut-tre du Dieu qui a crles choses en les nommant. Ni en mtaphysique, ni en politique l'homme ne bnficie d'uneinitiative aussi radicale, - sa libert est libert sous condition, libert en situation, qui commence

    par l'obissance, c'est--dire par la reconnaissance de ce qui est. tre libre, c'est donner uneforme, mais bon gr mal gr nous devons accepter que le fond nous soit pralablement donn. Lenihiliste du langage, le surraliste, qui atomise la parole humaine, comme pour le plaisir de ladtruire, incapable de toute discipline quelle qu'elle soit, s'affirme beaucoup moins libre que legrand crivain qui se cre un style original avec les mots de tout le monde. La libert la plus hautecommence par la communaut - non point libert qui spare mais libert qui unit.

    Quelques extraits de textes de Martin Heidegger sur la parole

    1. Hlderlin et lessence de la posie (1936), Approche de Hlderlin11, Tel Gallimard, tr. fr.1962

    Cette parole qui fonde la conclusion du pome Andenken[de Hlderlin] est la suivante : Mais cequi demeure, les potes le fondent . Cette parole projette une lumire sur notre question concernantlessence de la posie. La posie est fondation par la parole et dans la parole. Et quest-ce qui est fond ?Ce qui demeure. Mais ce qui demeure peut-il tre fond ? Nest-ce pas ce qui toujours est dj lsubsistant ? Non ! Il faut prcisment que ce qui demeure soit amen persister contre le flux qui

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    Pote allemand (1770-1843)

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    emporte ; le simple doit tre arrach la complication, la mesure tre prfre limmense. Il faut quevienne dcouvert ce qui supporte et rgit ltant en son ensemble. Il faut que ltre soit mis dcouvert,pour que ltant apparaisse. Or, prcisment, ce qui demeure est le fugitif. Ainsi est rapide Ephmretout le cleste ; mais en vain, non. Mais que cela demeure, voil qui est confi pour souci et service ceux qui oeuvrent en potes. Le pote nomme les dieux et nomme toutes les choses en ce quelles sont.

    Cette nomination ne consiste pas pourvoir simplement dun nom une chose qui auparavant aurait tdj bien connue ; mais le pote disant la parole essentielle, cest alors seulement que ltant se trouve parcette nomination nomm ce quil est, et est ainsi connu commetant. La posie est fondation de ltre parla parole.

    p.47-48

    La posie nest pas un simple ornement qui accompagnerait ltre -l, ni un simple enthousiasmepassager ; elle nest pas du tout une simple exaltation ou un passe -temps. La posie est le fondement quisupporte lHistoire, aussi nest-elle pas simplement une manifestation de la culture, et plus forte raisonnest-elle pas simplement l expression de l me dune culture (). Le domaine o uvre la posie

    est le langage. Lessence de la posie doit tre conue partir de lessence du langage. Ensuite nous avonsdiscern comment la posie est la nomination de toutes chosesnon point un dire quelconque, mais celuipar lequel tout se trouve initialement mis dcouvert, tout ce que nous dbattons et traitons ensuite dansle langage de tous les jours. En consquence, jamais la posie ne reoit le langage comme une matire uvrer et qui serait sa disposition, mais cest au contraire la posie qui commence par rendre possible lelangage. La posie est le langage primitif dun peuple historial. Il faut donc quinversement lessence dulangage soit comprise partir de lessence de la posie.

    p.54-55

    2. La parole (1950),Acheminement vers la parole, Tel Gallimard, tr. fr. 1976

    Que veut dire parler ? Lopinion courante statue: Parler, cest la mise en action des organes de laphonation et de laudition. Parler est lexpression sonore et la communication des motions et fluctuationsintimes de lhomme. Ces dernires sont accompagnes de penses. Caractriser ainsi la parole prendcomme allant de soi trois prsuppositions :

    Dabord et avant tout, parler cest exprimer. Rien de plus courant que la reprsentation de laparole comme intrieur qui sextriorise. Faire de la parole une extriorisation cest justement rester lextrieur, dautant plus quon explique lextriorisation en renvoyant un domaine dintimit. Ensuite,parler passe pour une activit de lhomme. Il faut donc logiquement dire: cest lhomme qui parle, parlantchaque fois une langue particulire. Nous ne pourrions ds lors plus dire : cest la parole qui parle car

    cela voudrait dire : cest la parole qui fait lhomme, qui le rend homme. Dans une telle pense lhommeserait un produit de la parole. Enfin, lexpression dont lhomme est lagent reprsente et expose le relet lirrel.

    On sait depuis longtemps que ces caractristiques ne suffisent pas dlimiter la parole en cequelle est ().

    Personne ne se risquera qualifier dinexacte ou mme rejeter comme inutile la dterminationqui caractrise la parole comme extriorisation sonore de mouvements psychiques intrieurs, commeactivit humaine, comme exposition symbolique et conceptuelle. Cette faon de prendre en vue la paroleest exacte ; elle sajuste exactement ce quun examen des phnomnes linguistiques peut chaque

    moment y constater. Cest dans le cercle de cette justesse que se meuvent donc aussi toutes les questionsqui accompagnent la description et lexplication des phnomnes linguistiques. Le rle trange de ces

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    reprsentations exactes, nous ne le mditons assurment pas encore assez. Elles tiennent partout, commesi elles taient inbranlables, le champ des diverses manires de considrer scientifiquement la parole. Ellesremontent une antique tradition. Et pourtant elles ne font aucune attention ce qui est le plus ancien : lamarque o sempreint comment est la parole. Ainsi, malgr leur anciennet et malgr leur intelligibilit,elles ne mnent jamais la parole en tant que parole ().

    Si par consquent il nous faut chercher le parler de la parole o il a t parl, nous ferons bien, aulieu de prendre au hasard nimporte quel parl, au contraire de trouver quelque chose o soit purementparl. Le parl ltat pur est tel quen lui la perfection deparlercelle qui sied au parlde par elle-mmedevient achvement en initial. Le parl ltat pur est le Pome.

    p.16-18

    Quand il neige la fentre,

    Que longuement sonne la cloche du soir12,

    Ce parler nomme la neige ; tard, le jour svanouissant, alors que sonne la cloche du soir, ses floconstombent sans bruit contre la fentre. Quand il neige ainsi, tout ce qui remplit le temps dure pluslongtemps. Cest pourquoi la cloche, qui jour aprs jour fait retentir la svre limitation de son temps,sonne alors longuement. Le parler nomme le temps du soir dhiver. Ce nommer , quel est-il ? Ne fait-ilquaffubler des mots des objets et vnements connus et reprsentables neige, cloche, fentre ; tomber,sonner ? Non. Nommer, ce nest pas distribuer des qualificatifs, employer des mots. Nommer, cestappeler par le nom. Nommer est appel. Lappel rend ce quil appelle plus proche. Sans doute, cetapprochement ne fait-il pas venir ce qui est appel pour le dposer au plus proche dans le cercle du djprsent et ly mettre en scurit. Lappel appelle bien pourtant venir. Ainsi mne-t-il une proximit laprsence de ce qui auparavant ntait pas appel. Mais, appelant venir, lappel a davance fait appel ce

    quil appelle. Dans quelle direction ? Au loin, l o sjourne, encore absent, lappel.Lappel venir appelle une proximit. Mais lappel narrache pourtant pas ce quil appelle au

    lointain ; par lappel qui va vers lui, ce qui est appel demeure maintenu au loin. Lappel appelle en lui-mme, et ainsi toujours sen va et sen vient ; appel venir dans la prsence appel aller dans labsence.La neige qui tombe et la cloche du soir qui sonne : maintenant, ici, dans le pome, les voil qui sontadresss nous dans une parole. Ils viennent en prsence dans lappel. Pourtant ils ne viennentaucunement prendre place parmi ce qui est l, ici et maintenant, dans cette salle.

    p.22-23

    Parler, pour les mortels, cest appeler en nommant. (p.34)

    Lhomme parle pour autant quil rpond la parole. (p.36)

    3. Lhomme habite en pote (1951), Essais et confrences, Tel Gallimard, tr.fr. 1958

    12 Heidegger mdite un pome de Georg Trakl (1887-1914).

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    Lhomme habite en pote (Hlderlin). On peut la rigueur se reprsenter que des poteshabitent parfois en potes. Mais comment lhomme - ce qui veut dire : tout homme et dune faonpermanentepourrait-il habiter en pote ? Toute habitation nest-elle pas jamais incompatible avec lamanire des potes ? Notre habitation est presse et contrainte par la crise du logement. En ft-il mmeautrement, notre faon dhabiter est aujourdhui bouscule par le travail, rendue instable par la course aux

    avantages et au succs, prise dans les sortilges des plaisirs et des dlassements organiss. Sil arrivepourtant que notre habitation laisse encore une place, et un peu de temps, la posie, alors ce qui a lieudans le cas le plus favorable, cest quon soccupe de belles -lettres, que les pomes soient imprims ouradiodiffuss. La posie est alors nie comme nostalgie strile, papillonnement dans lirrel, et rejetecomme fuite dans un rve sentimental. Ou bien elle est compte comme littrature. La valeur de lalittrature est apprcie la mesure de l actualit du moment. Lactualit, de son ct, est faite etdirige par les organes qui forment lopinion publique civilise. Le mouvement littraire est un de leursagents, et, par agents , il faut entendre ceux qui poussent les autres et sont eux-mmes pousss. Ainsi laposie ne peut apparatre autrement que comme littrature. L mme o elle est considre comme moyende culture et dune faon scientifique, elle est un objet de lhistoire littraire. La posie de lOccident acours sous la dnomination gnrale de littrature europenne .

    Maintenant, sil est entendu davance que la posie na quune forme dexistence, qui est lie lavie littraire, comment lhabitation de lhomme pourrait-elle tre alors fonde sur la posie ? Cette parole,du reste, que lhomme habite en pote, est seulement la parole dun pote, et dun pote qui, dit -on, napas su venir bout de la vie13. La manire des potes, cest de ne pas voir la ralit. Ils rvent au lieu dagir.Ce quils font est simplement imagin. Pour les imaginations, il suffit de les faire. Laction de lhomme sedit en grecpoisis. Et lhabitation de lhomme doit tre posie et potique? Mais seul peut ladmettre celuiqui vit loin de la ralit et ne veut pas voir les conditions sociales et historiques auxquelles la vie deshommes est aujourdhui soumise, ce que les sociologues appellent le collectif .

    Mais avant de dclarer incompatibles, dune faon aussi simple, lhabitation et la posie, il pourraittre utile de considrer avec calme la parole du pote. Elle parle de lhabitation de lhomme. Elle ne dcritpas les conditions prsentes de lhabitation. Surtout, elle naffirme pas quhabiter veuille dire avoir unlogement. Elle ne dit pas davantage que la posie ne soit rien de plus quun jeu irrel de limaginationpotique. Qui dont, parmi ceux qui rflchissent, oserait alors dclarer sans ambages, du haut dunesupriorit assez douteuse, que lhabitation et la posie sont inconciliables ? Elles se supportent peut-trelune lautre. Bien plus : peut-tre mme lune porte-t-elle lautre, de telle sorte que lune, lhabitation,repose dans lautre, la posie. Si nous le supposons, alors assurment nous sommes tenus de penser dansleur tre mme habitation et posie. Si nous ne nous raidissons pas contre cette obligation, nous pensons, partir de lhabitation, ce quon appelle dordinaire lexistence de lhomme. A vrai dire, nous dlaissonsainsi la reprsentation courante de lhabitation. Cette reprsentation ne voit dans lhabitation quun

    comportement de lhomme parmi beaucoup dautres. Nous travaillons la ville, mais habitons en banlieue.Nous sommes en voyage et habitons tantt ici, tantt l. Une habitation ainsi entendue nest jamais que lapossession dun logement.

    Quand Hlderlin parle dhabiter, il a en vue le trait fondamental de la condition humaine. Et pourla posie, il la considre partir du rapport lhabitation, ainsi entendue dans son tre.

    Cela ne veut certainement pas dire que la posie ne soit quune dcoration et un surcrot delhabitation. Le caractre potique de lhabitation ne veut pas dire non plus quen toute habitation, dunefaon ou dune autre, ce caractre se rencontre. La parole : lhomme habite en pote dit aucontraire : cest la posie qui, en tout premier lieu, fait de lhabitation une habitation. La posie est le

    13 Hlderlin a fini sa vie dans la folie.

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    vritable faire habiter . Seulement par quel moyen parvenons-nous une habitation ? Par le btir 14.En tant que faire habiter, la posie est un btir ().

    Seulement de quel ct, nous autres hommes, trouvons-nous des ouvertures sur ltre delhabitation et de la posie ? O, dune faon gnrale, lhomme prend-il cette prtention darriver jusqu

    ltre dune chose? Lhomme peut la prendre seulement l o il la reoit. Il la reoit de la parole que lelangage lui adresse. A vrai dire, il la reoit seulement quand il di rige dj son attention sur ltre propre dulangage et aussi longtemps quil le fait. Cependant, la fois effrns et habiles, paroles, crits, proposradiodiffuss, mnent une danse folle autour de la terre. Lhomme se comporte comme sil tait le crateuret le matre du langage, alors que cest celui-ci au contraire qui est et demeure son souverain. Quand cerapport de souverainet se renverse, dtranges machinations viennent lesprit de lhomme. Le langagedevient un moyen dexpression. En tant quexpression, le langage peut tomber au niveau dun simplemoyen de pression. Il est bon que mme dans une pareille utilisation du langage, on soigne encore sonparler ; mais ce soin, lui seul, ne nous aidera jamais remdier au renversement du vrai rapport desouverainet entre le langage et lhomme. Car, au sens propre des termes, cest le langage qui parle.Lhomme parle seulement pour autant quil rpond au langage en coutant ce quil lui dit . Parmi tous les

    appels que nous autres hommes pouvons contribuer faire parler, celui du langage est le plus lev et il estpartout le premier. Le langage nous fait signe et cest lui qui, le premier et le dernier, conduit ainsi versnous ltre dune chose. Ceci toutefois ne veut jamais dire que, dans nimporte quelle signification de motprise au petit bonheur, le langage nous livre ltre transparent de la chose, et cela dune faon directe etdfinitive, comme on livre un objet prt lusage. Mais la correspondance, dans laquelle lhomme coute

    vraiment lappel du langage, est ce dire qui parle dans llment de la posie. Plus luvre dun pote estpotique, et plus son dire est libre : plus ouvert limprvu, plus prt laccepter. Plus purement aussi illivre ce quil dit au jugement de lattention toujours plus assidue lcouter, plus grande enfin est ladistance entre ce quil dit et la simple assertion, dont on discute seulement pour savoir si elle est exacte ouinexacte.

    p.224-228

    Plein de mrites (sans doute), mais en pote, lhomme habite Viennent ensuite dans le texteles mots : sur cette terre . On est tent de juger cette addition superflue ; car habiter dsigne dj lesjour de lhomme sur la terre, sur cette terre, laquelle tout mortel se sait confi et livr.

    Seulement, quand Hlderlin dit hardiment que lhabitation des mortels est potique, cette parole, peine prononce, veille limpression que lhabitation potique arrache prcisment les hommes laterre. La posie, lorsquon lidentifie au genre potique , nappartient-elle pas au royaume de la

    fantaisie ? Lhabitation en mode potique survole le rel dans le ciel de la fantaisie. Le pote (Hlderlin) vaau-devant de pareilles apprhensions en disant expressment quhabiter en pote est habiter sur cetteterre . Non seulement Hlderlin met la posie labri dune erreur dinterprtation facile commettre,mais, en ajoutant les mots sur cette terre , il nous dirige proprement vers ltre de la posie. Celle-ci nesurvole pas la terre, elle ne la dpasse pas pour la quitter et planer au-dessus delle. Cest la posie qui toutdabord conduit lhomme sur terre, la terre, et qui le conduit dans lhabitation.

    p.230

    Le pote appelle dans la parole chantante toute la clart des aspects du ciel, toutes les rsonancesde ses parcours et de ses souffles, et les ayant appeles, il les fait briller et sonner dans la parole. Mais le

    14 En allemand bauen, qui signifie aussi cultiver et a signifi habiter .

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    pote ne dcrit pas seulement, sil est pote, lapparence du ciel et de la terre. Chantant les aspects du ciel,le pote appelle ce qui, en se dvoilant, fait apparatre justement ce qui se cache, savoir commece qui secache. Du sein des apparences familires, le pote appelle cette chose trangre o lInvisible se dlguepour demeurer ce quil est : inconnu.

    p.2404. Le dploiement de la parole (1957),Acheminement vers la parole, op.cit.

    Faire une exprience avec la parole, cest quelque chose dautre que se procurer des informationssur la langue. De telles informations, la science des langues, la linguistique et la philologie des diversidiomes, la psychologie et la philosophie du langage les mettent notre disposition, et dans une telleaccumulation que plus personne ne peut les embrasser dun seul coup dil. Depuis peu, la recherchescientifique et philosophique sur les langues vise toujours plus rsolument produire ce que lon nommela mtalangue . La philosophie scientifique qui poursuit la production dune telle super-parole se

    comprend elle-mme consquemment comme mtalinguistique. Ce mot sonne comme mtaphysique ;mais il ne fait pas que sonner comme lui : il estcomme lui ; car la mtalinguistique est la mtaphysique dela technicisation universelle de toutes les langues en un seul instrument, linstrument unique dinformation,fonctionnel et interplantaire. Mtalangue et satellites15, mtalinguistique et technique spatiale sont leMme.

    Il ne faut toutefois pas laisser se rpandre lopinion que serait ainsi port un jugement dprciatifsur ltude scientifique et philosophique des langues et de la langue. Cette tude garde ses droits et elle ason propre poids. A chaque instant, sa manire, elle donne apprendre des choses utiles. Mais lesinformations scientifiques et philosophiques sur la langue sont une chose ; autre chose est une exprience

    que nous faisons avec la parole. Savoir si la tentative de nous placer devant la possibilit dune telleexprience russit, savoir jusquo porte chez chacun dentre nous ce qui, l, peut -tre a russi cela,aucun de nous ne la en main.

    p.144-145

    La parole est la maison de ltre.

    p.150

    5. Le pome (1968),Approche de Hlderlin, op.cit.Le verbe nommer drive du substantif nom , nomen, onoma. L-dedans persiste la racine gno ,gnosis,c'est--dire : connaissance. Qui a un nom est connu au loin. Nommer cest dire, c'est --dire montrer.Nommer cest montrer en ouvrant (). Nommer dvoile, libre de labritement. Nommer est le montrerqui laisse faire lpreuve. Pourtant, si cette monstration doit avoir lieu de telle sorte quelle sloigne de laproximit de ce qui est dire, alors un tel dire du lointain, tant dire-au-loin, devient appel. Mais si ce quiest appeler est trop proche, il fautafin que lappel soit sauvegard en sa lointainetquil soit, en tantque nomm, obscur de par son nom. Le nom doit voiler. La nomination est, en tant mme quappellibrant de labritement, du mme coup, un r-abritement.

    15 Le premier satellite artificielSpoutnik Iest lanc par l'URSSen1957, anne de cette confrence.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Spoutnikhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Spoutnikhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Spoutnikhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_r%C3%A9publiques_socialistes_sovi%C3%A9tiqueshttp://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_r%C3%A9publiques_socialistes_sovi%C3%A9tiqueshttp://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_r%C3%A9publiques_socialistes_sovi%C3%A9tiqueshttp://fr.wikipedia.org/wiki/1957http://fr.wikipedia.org/wiki/1957http://fr.wikipedia.org/wiki/1957http://fr.wikipedia.org/wiki/1957http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_r%C3%A9publiques_socialistes_sovi%C3%A9tiqueshttp://fr.wikipedia.org/wiki/Spoutnik
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    Six extraits de luvre de Philippe Jaccottet (n en 1925)

    1.

    Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort. Bgayant, je ne suispas encore terrass. Ce que jai fait ne me sert rien, mme si ce fut approuv, tenu pour une tapeaccomplie.Magicien de linscurit le pote, juste parole de Char. Si je respire, cest que je ne sais toujoursrien. Terre mouvante, horrible, exquise, dit encore Char. Ne rien expliquer, mais prononcer juste. (La Semaison,I)

    2.

    Bonheur dsespr des mots, dfense dsespre de limpossible, de ce que tout contredit, nie, mine oufoudroie. A chaque instant cest comme la premire et la dernire parole, le premier et le dernier pome,embarrass, grave, sans vraisemblance et sans force, fragilit ttue, fontaine persvrante ; encore une foisau soir son bruit contre la mort, la veulerie, la sottise ; encore une fois sa fracheur, sa limpidit contre labave. Encore une fois lastre hors du fourreau. (Id.)

    3.

    Mieux quaucune autre posie, dans la plus grande simplicit et la plus raffine pourtant, loin depoursuivre dlire et rupture, [la posie japonaise16] russissait, me semblait-il, illuminer dinfini desmoments quelconques dexistences quelconques. Ctait plus extraordinaire mes yeux que lexcs, levertige, livresse. Comme si, laffirmation dsespre de Rimbaud, la vraie vie est ailleurs , rpondaitnon pas une affirmation contraire (qui ne met pas davantage convaincu), mais comme une floraison designes discrets tmoignant dune vraie vie possible ici et maintenant.

    Jtais bien oblig de constater que, si les formules tendaient sentre-dtruire, les systmes sentre-

    annuler, ces signes-l, en dpit ou cause de leur fragilit mme, de leur insignifiance, persistaient, quilsrsistaient au doute. Une exprience vrai dire trange, difficile communiquer et surtout faire prendreau srieux : que lapparition de la neige la crte dune montagne, au -del des arbres dfeuills, que le volparfaitement rectiligne dune aigrette dans le ciel, au-dessus des reflets dun tang, que ces choses sansaucune valeur, que ces hasards naturels et dpourvus de tout sens, se rvlassent mes yeux dun plusgrand secours, pour continuer vivre, que toutes les doctrines et les prires du monde.

    Au fond, ctaient de simples lueurs, des claircies. Comme si, dans lobscurit impntrable de notrecondition, souvraient des passages, je ne puis mieux dire, des espces de fentres, de perspectives par opntraient de nouveau un peu de lumire, un peu dair. Et ce peu de lumire, ce peu dair avaient sur moitant de pouvoir quil mest arriv de les dire presque divins, cest --dire venus du plus loin, du plus haut.

    (Une Transaction Secrte, Gallimard, p.312-313)

    4.

    Parler donc est difficile, si cest chercherchercher quoi?

    Une fidlit aux seuls moments, aux seules choses

    qui descendent en nous assez bas, qui se drobent,

    si cest tresser un vague abri pour une proie insaisissable

    16 Jaccottet fait allusion au genre japonais du haku, pome trs bref, caractris par sa simplicit, souvent bas surlvocation dun vnement naturel (la chute dune feuille, le passage dun oiseau).

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    Si cest porter un masque plus vrai que son visage

    pour pouvoir clbrer une fte longtemps perdue

    avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

    encore, et qu peine soulvent de leur couche

    cette rumeur, ces premiers pas trbuchants, ces feux timides

    - nos paroles :

    bruissement du tambour pour peu que leffleure le doigt

    inconnu

    (Chants denbas, 1974)

    5.

    Le mot amour , le presque imprononable, me vient maintenant lesprit, flotte, tournoie autour demoi comme un oiseau. Je comprends bien quil y a eu dans ce travail, pour le rendre possible, un land amour , cest--dire un mouvement positif, gnreux, chaleureux, vers le dehors, loin de moi, hors demes froides penses et de mes craintes ; un lan qui sest port dabord vers linaccessible, ltrangre donton aura pourtant connu au moins le passage, celle dont la beaut est disperse sur de nombreux visages, labeaut qui reste mes yeux un mystre et que lon ne pourra jamais cesser dimaginer, de poursuivre ensecret, dvoquer parfois; non pas une beaut idale, abstraite, plutt une lumire qui sincarne

    trangement dans le corps fminin et que Baudelaire a dite mieux que personne ( ma nymphe tnbreuseet chaude ), une lumire qui parle ltre tout entier jusque dans ses profondeurs, qui llectrise, lechange, larrache lui-mme et met le feu la lyre, la fait vibrer, chanter comme pour lui rpondre,comme si la beaut elle-mme, la femme, tait une lyre, cachait une lyre, et quil fallt se faire lyre pour luirpondre. (Une transaction secrte, Gallimard, p.333).

    6.

    Il faut rserver le droit de la parole ce qui vit. Laissez les morts ensevelir leurs morts 17. Cette parolenest pas ncessairement dure. Elle pourrait signifier : laissez les tnbres leurs tnbres, et allumez lalampe qui conduit au lever du jour. (Et, nanmoins, 2001)

    17 Clbre parole de Jsus (Evangile de Luc, 9, 60)