TEUR? ÕIMPOS · petit que méconnu, Sant’Ermete di Santarcangelo. Au volant d’une ... Cela...

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L’IMPOS-TEUR?

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Son âge d’or fellinien a beau être révolu, Rimini reste, en Italie, la station balnéaire par excellence. Aujourd’hui encore, et en août plus que jamais, des vacanciers venant de tout le pays s’entassent sur l’A14, poétiquement surnommée autostrada del mare –“l’autoroute de la mer”–, direction la côte adriatique. Depuis quelque temps, pourtant, une partie des voitures bifurque à quelques kilomètres de Rimini et met le cap sur un village aussi petit que méconnu, Sant’Ermete di Santarcangelo. Au volant d’une Audi bleue lancée à près de 200 km/h, Mario Paternoster traque la cause de cette drôle de procession. Le chef de la brigade mobile de la préfecture locale s’arrête devant une maison. Puis se planque derrière un buisson, d’où il observe les personnes qui franchissent le portail et s’engouffrent dans le jardin rempli de roses. “C’est un véritable défilé, les gens viennent de tous les coins d’Italie”, maugrée-t-il. En juin dernier, Paternoster et ses équipes ont fait une descente dans la villa. “À l’entrée, on a trouvé une vieille dame, le regard halluciné, qui ne comprenait rien à ce qu’on lui disait. Elle était probablement sous psychotropes.” À l’intérieur, les policiers tombent sur dix femmes, de tous âges. Les unes sont en train de repasser, les autres préparent la cuisine, d’autres encore s’occupent du ménage. Toutes expliquent avoir choisi de mettre leur santé et leur force de travail dans les mains de Gigliola Ebe Giorgini, 84 ans, une “guérisseuse” qu’elles appellent affectueusement “mamma”. Accusée de manipulation mentale et assignée à résidence, la “mamma” en question ne parle pas à la presse. “Vous avez intérêt à écrire un bon article”, souffle-t-elle seulement, en tenue de jardinage, avant d’indiquer la sortie. Mamma Ebe, qui se présente comme une miraculée, a de bonnes raisons de se méfier des journalistes. Depuis des décennies, au fil de ses ennuis avec la justice, ceux-ci l’ont tour à tour décrite comme une intrigante, une fausse illuminée, ou tout simplement une escroc. Ils se sont moqués de ses prétendus “stigmates”, dont une expertise médicale a prouvé qu’ils avaient été causés par la “sainte” elle-même avec des clous et des morceaux de verre. Ils ont affirmé que ses yeux changeaient de couleur –un jour bleus, l’autre verts– non pas à la suite de rencontres mystiques avec Jésus ou Marie, comme elle l’affirme, mais banalement en fonction des lentilles qu’elle porte. Ils l’ont traitée d’immense imposture. Elle, de son côté, a toujours opposé la même défense: elle a des talents de guérisseuse, c’est un fait, et ses patients n’ont d’ailleurs jamais cessé, à travers les âges, de s’en féliciter ni d’affluer. En 1985, le réalisateur Carlo Lizzani a même consacré un film à cette drôle d’histoire, intitulé Mamma Ebe. Gigliola Ebe Giorgini est-elle une sainte accusée injustement ou une cupide charlatane? Hélas, le film ne répondait pas à la question.

Champagne, yacht et travaux forcés

Mario Paternoster, lui, s’intéresse à Mamma Ebe depuis juin dernier seulement. Alors que l’Italie croyait en avoir définitivement terminé avec la scandaleuse, une femme est venue porter plainte à son bureau. Elle disait avoir été forcée par son mari à se soumettre aux soins de la sainte pour résoudre des problèmes de fertilité. “La victime avait une pathologie tubaire, envisageait une fécondation artificielle, voire une adoption, remet le policier. Mamma Ebe a prétendu la soigner en lui massant le bas-ventre avec une pommade miraculeuse, appliquée pendant un an, une fois par semaine, pour un prix qui tournait autour de 100, 200 euros la séance – on parle donc de milliers d’euros au total. Il s’agissait en réalité d’une crème pour les rhumatismes, donc particulièrement agressive car censée pénétrer jusqu’aux os, et qui a causé de sévères brûlures à cette pauvre fille.” Une aubaine pour les forces de l’ordre. D’ordinaire, les victimes de Mamma Ebe sont en effet plus difficiles d’accès: aux questions des flics, elles répondent toujours évasivement, en répétant le même discours. “C’est comme écouter un disque, avec les mêmes phrases qui passent en boucle: ‘Personne ne nous oblige à être ici, on ne

donne pas d’argent, on ne se fait pas arnaquer.’ Alors qu’il y en a qui se dépouillent de tous leurs biens, donnent des milliers d’euros, cèdent leur propre maison. Ils ont probablement été briefés. Et puis, il ne faut pas sous-estimer la honte: comment est-ce qu’on peut encore se faire rouler dans la farine par cette fausse sainte?” Il est vrai que le CV de Mamma Ebe devrait valoir toutes les mises en garde. Née en 1933 à Bologne, Gigliola Ebe Giorgini s’entoure d’une aura mystique dès sa plus jeune enfance. D’après ses dires, elle serait la fille d’un général de l’aéronautique, lui-même fils naturel de Padre Pio, peut-être le saint le plus apprécié en Italie, où il est fréquent de voir son icône affichée dans les maisons, les voitures et les magasins. Gigliola prétend aussi avoir rencontré Jésus près d’un fleuve à l’âge de 5 ans. Apparu sous la forme d’un petit enfant blond, le Christ lui aurait dit, tout simplement: “Sois ma disciple.” Gigliola s’exécute. Elle commence rapidement à recevoir des blessés psychiques et des tétraplégiques. Précoce dans ses élans spirituels, la jeune Gigliola l’est aussi dans ses démêlés judiciaires. Sa première condamnation date de 1959. À l’époque, et avec l’aide, semble-t-il, d’un prêtre du coin qui aurait favorisé la démarche, Mamma Ebe, 26 ans, héberge 27 enfants dans une villa

Gigliola prétend avoir rencontré Jésus près d’un fleuve à l’âge de 5 ans. Apparu sous la forme d’un petit enfant blond, le Christ lui aurait dit, tout simplement: “Sois ma disciple.” Elle s’est exécutée

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qui compte seulement huit pièces, dans des conditions sanitaires déplorables. Lorsque les policiers interviennent, Gigliola refuse de rendre les petits à leurs parents, et blesse deux agents de police. L’année suivante, elle est accusée d’homicide après avoir persuadé un couple souhaitant soigner son enfant d’abandonner la médecine traditionnelle pour s’en remettre à ses cures. L’enfant décède. Mamma Ebe est condamnée à un an et deux mois de prison.Il faut néanmoins attendre les années 80 pour qu’elle défraie la chronique nationale, et écope des surnoms qui la suivront toute sa vie: “Mamma Ebe” bien sûr, mais aussi “la santa” (la sainte) “la santona”, “la maga” (la magicienne) ou encore “la guaritrice” (la guérisseuse). À cette époque, des centaines de fidèles affluent dans les établissements et les villas de Mamma Ebe, qui s’est constitué un véritable patrimoine immobilier grâce à son activité de “guérisseuse” et a fondé un faux ordre religieux, jamais reconnu par l’Église. Le fonctionnement est toujours le même: ceux qu’elle appelle ses “séminaristes” et “bonnes sœurs”, convaincus d’être vraiment entrés dans les ordres, renoncent à tout rapport sexuel, font vœu de charité et pauvreté, cèdent leurs biens à la communauté et couvrent de dons leur guérisseuse. Sans voir aucune contradiction dans le fait que la “sainte”, multipropriétaire, possède des voitures de grosse cylindrée et même un yacht. Ni qu’elle partage son lit avec son secrétaire particulier, de 20 ans plus jeune. “Une maman n’a-t-elle pas le droit de dormir avec son fils?” rétorque-t-elle aux mauvaises langues. Quant aux bouteilles de Moët & Chandon qui s’entassent dans sa chambre à coucher, elles sont là, bien évidemment “pour régler des problèmes de digestion”. Le 9 avril 1984, tout cela vole en éclats. Les carabiniers pénètrent dans la maison de repos La Consolata di Borgo d’Ale, dans le cadre d’une enquête sur la congrégation L’Opera Pia di Gesù Misericordioso (L’Œuvre pieuse de Jésus miséricordieux). Pour son arrestation, Mamma Ebe est parfaitement maquillée, exhibe une fourrure de renard, des talons aiguilles, et ne cache pas son mépris pour les policiers, à qui elle s’adresse de la sorte: “Je n’enlève pas mes lunettes car vous n’êtes pas autorisés à regarder mes yeux.” S’ensuit un spectaculaire procès qui tient toute l’Italie en

haleine. Un petit groupe de “bonnes sœurs” décide de témoigner. Les récits sont glaçants: on y apprend que les adeptes qui refusent de travailler 20 heures par jour doivent lécher le sol ou manger à genoux pendant un mois, pendant qu’un autre membre de la communauté leur écrase le dos avec son pied. Les “sœurs” les plus indisciplinées sont soumises à cinq injections quotidiennes d’antipsychotiques et bourrées de sédatifs. Des micros cachés dans les chambres des adeptes permettent à Mamma Ebe d’écouter leurs confidences pour ensuite leur faire croire qu’elle arrive à lire dans leurs pensées. Le courrier est confisqué, les appels toujours coupés. Au terme du procès, Mamma Ebe est condamnée à dix ans de prison, réduits à six en appel.

Des soutiens haut placés

Cela aurait dû marquer la fin de l’histoire de l’escroquerie Mamma Ebe et reléguer la guérisseuse au statut de gourou éphémère. Mais il n’en a rien été. Lors du procès, beaucoup de fidèles viennent soutenir la “mamma”. Un témoin est prêt à jurer que quatre jours avant l’arrestation, la “sainte” saignait des mains. Depuis, elle est sortie de prison et a repris ses activités. Même après deux nouvelles arrestations, en 2002 puis en 2004, Mamma Ebe est toujours là, aussi populaire et prospère qu’au premier jour. Comment expliquer cette ferveur intacte? L’avocat Fausto Malucchi se souvient encore de la file de voitures garées devant la villa Gigliola, l’une des nombreuses propriétés de Mamma Ebe qu’il apercevait, gamin, sur le chemin de l’école. La demeure est maintenant sous scellés, mais on aperçoit encore, sur la façade, des petites icônes à l’effigie de la madone ou de Jésus. C’est ici que s’était introduit, en 2009, un journaliste de la Rai en prétextant une fausse sclérose en plaques. Il en était ressorti avec des brûlures insoutenables et de la fièvre, liées à une pommade administrée par Mamma Ebe. À l’intérieur de la villa, les pièces avaient été transformées en cabinets médicaux, et une blanchisserie nettoyait le linge “sali par le démon”. Les patients y étaient nombreux, poursuit Maître Malucchi. Et tout le monde dans la région s’en trouvait bien. “La compagnie de bus locale avait même augmenté le nombre de trajets pour pouvoir emmener tous les adeptes chez Mamma Ebe! La ville voisine s’est enrichie avec tous ces pèlerinages.” Elle n’est pas la seule. D’après l’avocat, l’Église aussi aurait profité de la fortune de la gourou. “Si les autorités religieuses locales ont parfois tiré la sonnette d’alarme, l’institution centrale a préféré fermer l’œil”, explique l’avocat. Dans un pays aussi croyant que l’Italie, le fait que Mamma Ebe ait longtemps su entretenir des rapports ambigus avec l’Église a certainement fait beaucoup pour son petit commerce. Fausto Malucchi sort ainsi une photo représentant Mamma Ebe tout sourire, près de Jean-Paul II, puis toute une série de documents, dont un télégramme daté de 1981, dans lequel un cardinal la remercie. “Je pense qu’elle a donné des biens immobiliers et de l’argent à l’Église. En soi, rien de neuf, il suffit de penser qu’un des chefs de la bande criminelle de la Magliana (principale organisation criminelle romaine des années 70, dont les livre et film Romanzo Criminale racontent l’histoire, ndlr) a été enterré dans la basilique de Sant’Apollinare à Rome, près d’un pape. L’Église est sensible aux dons d’argent.” Autre solide atout de Mamma Ebe: compter, parmi ses fidèles, des personnes haut placées. “Des entrepreneurs, des magistrats, des femmes d’officiers de la police”, énumère Gaetano Berni, ancien avocat de la guérisseuse. Si l’on veut entendre un autre son de cloche sur cette histoire, c’est avec ce Florentin au style impeccable –costume beige sur mesure, mocassins à pampilles et pas une goutte de sueur malgré une température qui frôle les 40 degrés– qu’il faut prendre rendez-vous. L’homme, qui a aussi défendu des trafiquants d’armes, est un habitué des causes difficiles. “C’est bien plus amusant”, plaisante-t-il, avant de sortir ses notes, rédigées d’une calligraphie élégante dans un petit agenda en cuir noir orné de son nom. Avec

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le temps, Gaetano Berni est passé maître dans l’art de balayer les accusations d’exercice abusif de la médecine que l’on a adressées à son ancienne cliente. “Il y a quand même eu un film sur cette dame, c’est une histoire très connue, personne ne peut sérieusement croire qu’elle est médecin, défend-il. Vous voulez priver les gens de l’effet placebo? On parle ici de théories alternatives, par ailleurs très en vogue dans une société hédoniste où l’homme ne supporte plus le moindre problème, ce qui le pousse à aller voir ce genre de personnages. Peut-être que dans 100 ans, un théoricien grassement payé par une fac américaine affirmera que les théories de Mamma Ebe font du bien. Et puis franchement, vous pensez que la psychologie est une science exacte? Que les études réalisées

au début du XXe siècle par Carl Gustav Jung sont scientifiquement prouvées?” C’est aussi ce flou qui attire tant de gens. Chiara* est allée trouver Mamma Ebe un jour, sur les conseils d’un proche. Elle en est ressortie médusée. “Elle m’a dit qu’elle n’avait pas de pancréas.” Mais son ami y est retourné, encore et encore. “Pendant des années, il a pris des psychotropes sans vraie prescription médicale, juste parce que Mamma Ebe lui a dit de le faire. Il a même arrêté la masturbation sur ses recommandations.” Daniele Chiocchi, l’un des plus fidèles disciples de la guérisseuse, qui s’occupait des tâches les plus humbles comme vider les poubelles ou faire les courses, a, lui, prêté 32 000 euros à la “sainte”, qui ne lui ont jamais été restitués. Il affirme également qu’elle guérit les gens du sida, et l’appelle régulièrement pour lui demander de prier afin qu’il puisse retrouver les clés de sa voiture quand il les égare. Depuis son cabinet personnel, le docteur en psychologie Patrizia Santovecchi affiche un sourire triste à l’évocation de ces histoires. Au cours de sa carrière, elle a reçu quatre victimes de Mamma Ebe. À chaque fois, la présidente de l’ONAP (Observatoire national des abus psychologiques) a écouté le même récit: les soins, les ordres, les bénédictions, les exorcismes… Les victimes avaient souvent le même profil: “des personnes qui traversaient un moment particulièrement difficile, comme une perte d’emploi, la fin d’un amour ou un deuil. Leur désir d’aller mieux les conduisait à embrasser les solutions les plus improbables”. Le malheur ne faisant pas de discriminations, les adeptes de Mamma Ebe sont issus de toutes les couches sociales. Partout, le sens critique semble faire défaut. Patrizia Santovecchi explique pourquoi: “Ses disciples sont toujours très occupés, ça leur évite d’avoir le temps de se poser des questions. Les bonnes sœurs, par exemple, sont toujours débordées, on leur donne constamment des choses à faire. C’est typique des sectes. On occupe les gens et on leur présente le monde extérieur comme diabolique et méchant. Je me souviens de membres d’une secte qui, dans les années 90, ne savaient même pas que l’homme

était allé sur la Lune.” Patrizia Santovecchi rentre à peine de vacances, elle est encore en sandales, et déjà son portable n’arrête pas de vibrer. Elle tire la sonnette d’alarme: “C’est un phénomène qui se développe partout, pas seulement avec Mamma Ebe. L’Italie n’a pas de loi contre la manipulation mentale.” Originaire d’un petit village des Pouilles où les superstitions sont monnaie courante, le flic Mario Paternoster confirme que le cas de Mamma Ebe n’est pas isolé. “L’autre jour, on est allés chez un type qui se fait payer pour ‘énergiser’ l’eau, raconte-t-il. Chez lui, on a trouvé des baignoires, avec une trentaine de femmes qui prenaient des bains ‘énergisants’. J’ai pété un câble, c’était tellement absurde ce que ces gens racontaient!” Sa morale de l’histoire: “Je préfère les vrais criminels, au moins ils ont une éthique. Ils ne te prennent pas pour un con.” Quant à coincer Mamma Ebe pour de bon, ni lui ni Patrizia Santovecchi ne semblent y croire. “Elle a perdu quelques adeptes à cause de ses procès, mais beaucoup sont restés, plus fidèles que jamais”, dit la psychologue. À 84 ans, le temps est peut-être le seul ennemi de Mamma Ebe. Et encore. “Les adeptes ont continué de suivre ses préceptes même lorsqu’elle était en prison. Tout ce qu’elle dit devient dogme. Même si elle meurt, c’est impossible de les raisonner!” soupire Chiara. Avant de reprendre: “Il n’y a pas de victoire contre Mamma Ebe.” • TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR MN

* Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée

“Je n’enlève pas mes lunettes car vous n’êtes pas autorisés à regarder mes yeux” Mamma Ebe aux carabiniers venus l’arrêter