Terre des ombres - Furet

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PASCAL LAINÉ

TERRE DES OMBRES

GALLIMARD

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© Éditions Gallimard, 1982.

Imprimé en France

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« L'élément tragique est le reflet du monde contemporain, c'est un témoi-gnage de vérité qui m'engage en tant qu'artiste. Mais montrer des drames et des tragédies n'est pas pour autant un but en soi. Les montrer, c'est contribuer à un changement nécessaire. »

ALEKSANDER FORD.

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Première époque

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Le petit Witold se trouve sur le devant du groupe. Deux mains de femme sont posées sur ses épaules, comme pour le maintenir immobile. Mais le petit garçon fixe bravement l'objectif, le menton haut, les bras croisés, les genoux joints, l'œil interrogatif, attendant depuis une demi-minute que l'appareil de Maître Rytwinski capture son image.

Les deux mains posées sur les épaules de Witold sont celles de Lucyna, sa mère. C'est une belle et grande femme blonde, à la peau claire, aux formes amples. Elle porte une robe blanche, largement décolletée. Elle sourit à l'intention de l'objectif, mais son sourire, qui guette depuis une demi-minute le déclic libérateur, s'est quelque peu figé. Par contre ses mains sont posées avec élégance et naturel sur les épaules du petit garçon, dont la fragile présence tout contre elle justifie sa poitrine un peu lourde, ses hanches larges, et sublime ce corps déjà mûr en une magnifique image de la maternité. De ses yeux clairs, presque transparents, Lucyna considère l'objectif avec bienveillance.

A sa droite se trouve Andrzej, le père de Witold. C'est un homme grave et mince. Il porte un canotier dont le rebord lui ombre le visage jusqu'au milieu du nez. Son costume d'alpaga bleu nuit brille légèrement au soleil. De la main

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droite, il tient ses lunettes cerclées d'or, attendant que la photo soit prise pour les remettre. Il ne sourit pas. D'ailleurs il ne regarde pas l'objectif.

De l'autre côté de Lucyna se tient Roman, le cousin d'Andrzej. Roman est officier de cavalerie. Il a perdu l'œil gauche en chargeant contre l'Armée Rouge, il y a neuf ans. Il aurait volontiers sacrifié l'œil droit, pour en finir avec les bolcheviks. Il bombe le torse sous la veste croisée qu'il a rapportée la semaine dernière de Varsovie, où son tailleur juif lui fournit les meilleures étoffes anglaises. De son œil unique il défie l'objectif qui ne lui fait pas peur.

Roman est l'amant de Lucyna depuis au moins dix ans, l'âge du petit Witold. Il possède le domaine, les étangs et les bois de L..., à quelques kilomètres seulement d'ici. Il élève des chevaux pour l'armée. Il aime ces bêtes qui crèvent sans broncher sous la mitraille et les shrapnels. Il aime leur robe luisante et l'odeur forte de cette nudité qu'ondulent, après l'effort, de brefs frissons. Mais il offre à Lucyna des parfums de Paris. Il sait être brutal et raffiné tour à tour, la véritable aristocratie l'exige. C'est pour cela que Lucyna l'admire et l'aime. Andrzej, lui, n'est que raffiné. Il ne sait pas parler aux paysans. Il ne les aime pas. Il n'aime pas la Pologne ! Toutes ces années passées autrefois en Suisse, pour soigner sa phtisie, ont fait de lui un étranger. (Il joue du piano. Roman l'écoute, goguenard. Lucyna ne l'écoute plus.)

A côté de lui se trouve Mademoiselle Hélène, petite, les cheveux bruns, la peau très blanche, le visage rond sur une silhouette frêle. Devant l'appareil photographique elle se tient droite et convenable comme une épingle à chapeau.

Mademoiselle Hélène est l'institutrice française de Witold. Elle lui a fait apprendre des fables de La Fontaine, elle lui a montré Versailles et le pont du Gard dans un livre illustré. Chaque matin, c'est elle qui choisit les vêtements qu'il va

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mettre, et le soir, c'est encore elle qui lui fait prendre sa cuillerée de sirop contre la toux (Lucyna craint que Witold n'ait hérité la fragilité pulmonaire de son père, et le petit garçon absorbe toutes sortes de médicaments et de potions qui vont censément le préserver de la phtisie).

La nuit, Andrzej rejoint Mademoiselle Hélène dans sa chambre du second étage. Ils lisent ensemble Les Fleurs du Mal ou des poèmes de Rimbaud. Au petit matin, ivre de fatigue et de poésie, Andrzej regagne en titubant son bureau, où Lucyna lui a fait installer un lit juste après la naissance de Witold. Mademoiselle Hélène s'endort, ivre de passion désespérée, d'amour impossible, de désirs inassouvis, de clandestine pureté.

Le petit Witold porte une culotte courte de flanelle grise, tenue par des bretelles. L'une de ses chaussettes blanches fait la vis sur le mollet. La chemisette est blanche, également. Le gilet de laine est à motifs de losanges gris perle et bleu ciel. Tout comme la veste de Roman, le gilet vient de Varsovie, où Lucyna s'est rendue la semaine dernière avec son cousin pour régler des affaires de famille. Mais Lucyna l'a choisi trop grand pour le garçonnet. « Mon Dieu, comme cet enfant est encore petit ! » s'est-elle esclaffée, vraiment surprise, tâchant de faire blouser convenablement le gilet sur la taille de Witold. Et Roman a dit, bombant le torse :

— Il ne te reste plus qu'à manger du beefsteack et faire du sport !

Derrière le petit groupe, on voit très bien la maison où Wiltold est né. C'est une grande bâtisse carrée, de pierre grise, de style néo-classique, dans le goût allemand, mais qu'un toit lourd et pentu écrase quelque peu. Le soleil du matin se reflète sur le double vitrage des fenêtres.

Peu avant de mourir, le père d'Andrzej avait fait orner le perron d'une marquise toute semblable à celle de l'hôtel du

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Mont-Blanc, à Evian, où il se rendait chaque été pour prendre les eaux, jouer au baccara, et s'enticher pour six semaines de quelque comtesse florentine ou de quelque lady à meute de pékinois. Cette véranda devait permettre aux dames, quand il pleuvait, de monter en voiture sans être mouillées.

Mais Andrzej n'entretient plus la véranda, dont le vitrage manque en maints endroits, et les dames doivent ouvrir leurs parapluies.

Sur un côté de la maison, un bosquet de saules et de bouleaux fait une verdure menue et moussue. De l'autre côté de la maison, le « jardin à l'anglaise », où serpente un ruisseau, est également une création du grand-père de Witold. Et c'est lui qui a fait édifier la tonnelle au bord du ruisseau, baptisée par ses soins « kiosque de l'Amour ». On s'y rend encore, quand il fait beau, pour prendre le café, et Lucyna, ses cousines, ses amies, sourient au souvenir du grand-père qui devenait chaque jour plus galant, plus attentif, plus pressant auprès des dames, depuis qu'il souf-frait d'une maladie de coeur et que le voyage d'Evian et autres embarquements pour Cythère lui étaient interdits par les médecins.

Au loin, on aperçoit les premiers contreforts, lourdement mamelonnés, des monts Tatra. Plus loin encore, on devine des sommets sans élan, épais et maladroit arrière-plan qu'enlumine parfois un torrent, ou peut-être un reste de neige.

La voiture est attelée. Maître Rytwinski range son appa-reil photographique dans l'étui qu'il porte en bandoulière, et monte sur le siège du conducteur (on dirait qu'il empoigne la voiture et qu'il va la soulever, dans l'effort qu'il fait pour se

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soulever lui-même). Les autres se partagent les deux ban-quettes, face à face, de la voiture découverte.

Maître Rytwinski est notaire à Varsovie. C'est un ami de collège de Roman et d'Andrzej. Il est arrivé l'autre jour, par le même train que Lucyna, Roman, et que le gilet à losanges.

Il fait venir ses cigares de Londres, et se parfume à l'œillet car il est gros et il transpire sous sa redingote. Il s'essuie le visage avec un mouchoir qu'il garde constamment à la main pour contenir la sueur qui sourd de ses tempes, de ses joues, des bourrelets de sa nuque. Il s'essuie le front d'un geste discret, comme s'il effaçait une pensée triste, un souci. Mais c'est bien de la sueur qu'il éponge ainsi ! Une sueur luisante et grasse. Et du limon bien trop fertile de sa peau, l'entêtant parfum d'œillet s'exhale comme une odeur de terre après l'orage.

La personnalité de Maître Rytwinski pourrait se résumer dans les efforts qu'il fait pour contenir ce qui tend à déborder de lui. Odeur, bourrelets, et jusqu'à ce rire qui se débande violemment tandis qu'il vous chuchote, presque à l'oreille, toute sa nostalgie de distinction, de finesse, d'aristocratie.

Il prend les rênes de l'attelage et murmure aux chevaux qu'on peut aller. La voiture s'ébranle doucement.

Witold regarde l'étui de l'appareil photographique de Maître Rytwinski qui brimbale sur le flanc du gros homme. Il se demande s'il aura la permission, tout à l'heure, d'ouvrir l'étui et de manipuler l'appareil.

Quittant la pelouse, on s'engage sans transition dans la forêt. Maître Rytwinski sussure une plaisanterie, l'un des derniers commérages à la mode à Varsovie, et puis éclate de rire sans transition.

Lucyna l'écoute avec intérêt, car c'est le meilleur ami de Roman. Celui-ci le taquine sur « son ventre de notaire ». Andrzej n'écoute pas. Il songe de son côté. Il ne regarde

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même pas Mademoiselle Hélène, qui pourtant le regarde, elle, autant qu'elle le peut sans se faire trop remarquer. Elle serre entre les mains un petit volume des Harmonies poétiques et religieuses qu'il a fait relier spécialement pour elle.

On s'en va pique-niquer au bord de l'étang de L..., qui appartient à Roman. Toute la famille se laisse rêveusement secouer sur les ornières et les cailloux du chemin, et l'air est léger.

« Les dernières pluies ont fait des dégâts », constate pourtant Roman, lorsqu'on arrive un peu plus tard sur ses terres. Depuis un moment Maître Rytwinski s'est enfin tu, et Lucyna, qui n'a plus rien à écouter, se laisse aller à une indifférence somnolente. Elle regarde défiler les arbres qui se ressemblent tous, et elle trouve que c'est long, la forêt. Heureusement que Roman l'emmène très souvent à Varso-vie ! Elle y fait des achats, des robes pour elle, des chapeaux, et puis un gilet à losanges pour le petit. Ou bien des souliers (on dirait qu'il ne grandit que des pieds, cet enfant !). La vie serait insupportable si elle n'allait pas à Varsovie au moins tous les deux mois. Elle a presque toutes ses amies, là-bas. Elles font leurs achats ensemble. Elles se sentent enfin utiles et responsables, en faisant leurs achats. Bien sûr, à Varsovie on ne trouve pas tout, en comparaison de Paris, ou seulement de Berlin. Mais Varsovie fait oublier la forêt qui se répète durant tant d'heures, les prairies où les saisons se morfon-dent, et les labours qui font de si vastes cimetières pour les jours d'une jeune femme. Les vrais paysages, ce sont les vitrines de la rue Nowy-Swiat !

Le soleil file derrière les hautes branches noires des sapins, et fait une traînée d'étincelles. Witold regarde sa mère et Roman, qui sont assis face à lui. Les alternances d'ombre et de lumière font une pulsation irrégulière sur leurs visages rendus plus blancs, presque diaphanes. Par moments cela

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clignote si rapidement qu'on croirait le tremblotement d'une image de cinéma.

Oncle Roman possède une caméra. C'est un grand privilège aux yeux du petit Witold, comme de prendre le train pour Varsovie, ou comme d'avoir des moustaches grises et de sentir le tabac blond.

Oncle Roman montre tous les films qu'il prend. Witold a vu trembloter Venise. Il a vu trembloter Monte-Carlo et la Riviera française. Et puis il s'est vu trembloter lui-même devant la maison, sur la pelouse, dans le jardin à l'anglaise. Ensuite les arbustes filent sur le côté de l'image, liquéfiés par la vitesse, la façade grise de la maison surgit à leur place, et l'on voit Lucyna, en robe blanche sous la marquise. Elle agite un mouchoir à l'intention du cinéaste, en signe d'adieu peut-être, depuis le fond de l'image où elle se sait prise. Ensuite la main s'approche des lèvres, y recueille sans doute un baiser (oui, un baiser ! mais Andrzej n'y trouvera rien à redire, il ne fait pas attention, il ne voit rien), et le baiser s'envole vers oncle Roman, sous la forme d'une petite tache brillante qui s'agite frénétiquement d'un bord à l'autre de l'image, avant que Lucyna, la maison, la véranda n'éclatent tout à coup comme une bulle. Pendant un instant des objets étincelants et bizarres défilent à toute allure, d'éphémères hiéroglyphes. Puis, plus rien que le blanc, où dansent les poussières du salon et la fumée du cigare de Roman.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi, mon petit Witold ? fait soudain Lucyna.

— Je parie qu'il nous prépare un mauvais coup! s'es-claffe Roman. Qu'est-ce que tu as imaginé, pour cette fois-ci ? Quelque chose de nouveau, ou bien tu vas nous attraper des grenouilles pour les fourrer dans le panier du repas?

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Witold baisse les yeux. Lucyna se désintéresse de lui. Elle s'abandonne au plaisir de se sentir belle et molle. Le soleil monte derrière les cimes des sapins, et sur la gorge douce de Lucyna, un châle d'ombre ajouré de lumière tiède est jeté. Les cahots de la route s'allongent et s'assouplissent en roulis sur les grands ressorts à lames de la voiture. Lucyna ferme les yeux.

Mais elle les rouvre soudain, fixant le petit volume à couverture de cuir brun que Mademoiselle Hélène continue de serrer contre elle comme une religieuse en prière le ferait de son missel.

— J'espère que vous n'avez pas emporté que ce livre ! dit Lucyna, avec agressivité. Il faut que Witold travaille un peu ses fables de La Fontaine, puisque son père tient tant à ce qu'il sache le français !

Mademoiselle Hélène écarquille les yeux d'Andrzej à Lucyna, alternativement. Elle serre encore plus fort le livre contre sa poitrine, comme si Lucyna pouvait tout d'un coup le lui arracher.

— Tu lui parles en polonais trop vite! fait alors Roman, souriant. Elle ne comprend pas ce que tu dis.

Lucyna hausse les épaules avec nervosité, et se désinté-resse de Mademoiselle Hélène à son tour.

Celle-ci n'a pas compris (Roman ne se trompait pas) ce que Lucyna venait de lui dire. Elle a seulement perçu l'irritation, la haine sans doute, dans le regard. Alors elle se sent mal et devient toute blanche. Depuis un moment elle luttait contre la nausée. C'est à cause du tangage de la voiture. Elle n'aime pas aller en voiture.

Elle tourne la tête du côté d'Andrzej, mais sans rencontrer son regard. Andrzej n'a rien remarqué, il ne sait pas qu'elle est malade, qu'elle est haïe, qu'elle est méprisée ! Et elle ne trouve rien à quoi se retenir dans ce moment où tout son être

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chavire, bascule d'un cahot l'autre, et sombre, très loin du ciel là-haut si limpide (si pur), dans l'abîme de sa déréliction. Elle serre toujours son petit livre, pour garder cela au moins, le cadeau d'Andrzej, l'amour d'Andrzej, tandis qu'elle se sent mourir.

Roman considère Andrzej, lui aussi. Avec ironie. Cet homme lui lait pitié, avec son canotier, ses costumes démodés, son allure d'artiste nécessiteux, sa maîtresse mina-ble. Il hausse les épaules et regarde la forêt qui se scelle derrière la voiture sur l'étroit chemin, comme un livre qu'on referme, comme une histoire qui se termine.

Il se met à frissonner soudain (lui qui ne songe jamais à la fin des choses, ni à la mort) ! C'est de penser à son idiot de cousin, sans doute. Le funèbre imbécile ! Au faîte des arbres le ciel est toujours aussi bleu. Pourquoi se gâcher cette belle journée à cause d'Andrzej et de sa gueule de Lazare mal ressuscité ?

Mais il frissonne à nouveau. Cette forêt ! Cette forêt qui se referme si vite derrière eux ! Si noire sous le ciel de cristal ! Cette forêt qui se referme derrière lui, Roman, pas seulement derrière Andrzej !

Et Roman a peur comme un petit enfant qui ne trouve que la nuit au bout de son cauchemar et qui ne comprend pas, car il y a des mots qu'il ne saurait pas même prononcer, et dont le sens lui a toujours échappé. Il frissonne seulement, sans pouvoir dire pourquoi !

Maître Rytwinski conduit les chevaux avec autorité, les jambes écartées de part et d'autre du ventre. Il se sent un vrai campagnard, un vrai châtelain depuis qu'il tient les rênes de l'attelage. Alors il n'éprouve plus le besoin de se faire apprécier, et il se tait tout bonnement. Juché plus haut que ses passagers, il se tient le dos très droit, la tête haute, le menton avancé en étrave, mais ça ne fait rien ! il a beau fixer

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l'azur en s'élongeant la colonne vertébrale, il a les fesses plus larges que les épaules, et tout cela tressaute sur le siège, en une niasse compacte et sans chic.

Entre le rebord du chapeau de toile blanc et le col de celluloïd, le cou fait un bourrelet rose et luisant, où passe de temps en temps le couperet d'ombre d'une haute branche.

Le petit Witold considère avec ennui le dos de Maître Rytwinski. Cela bouche le paysage, ce dos, ce gros oreiller !

Les autres fois c'est Roman qui conduit, les coudes loin du buste, défiant la forêt des claquements de son fouet ; ou bien c'est Kowalski, le régisseur de la propriété (moins bruyant, bien sûr, afin de ne pas troubler la conversation, ou pareillement le silence, de ses maîtres).

Mademoiselle Hélène continue de lutter contre l'envie de vomir. Roman a cessé de frissonner. Il pense à autre chose. C'est ça ! Il pense à autre chose, si bien qu'il ne se souvient plus d'avoir songé tout à l'heure... mais à quoi donc?

Après s'être désintéressé de Witold, puis de Mademoiselle Hélène, Lucyna se désintéresse à présent du paysage, de la promenade. Elle ne s'ennuie même plus. Witold les observe, elle et Roman, assis côte à côte mais engoncés chacun dans le manteau d'égoïsme en quoi consiste au vrai son amour fou, et le petit garçon devine avec tristesse l'ennuyeuse complicité qui lie ces adultes, devant lui.

Andrzej regarde encore un horizon imaginaire dans la transparence, pour lui, de l'épaisse forêt de sapins noirs. Il se souvient de sa jeunesse malade, de cette vallée des Alpes où se sera bornée sa vraie vie. Depuis que le sang n'étoile plus les soupirs du jeune poète, depuis qu'il est guéri (et qu'il n'est plus au juste qu'un infirme essoufflé), Andrzej sait bien qu'il se survit, d'une existence absurde, inutile, de ne plus être éphémère.

Oui, cette promenade est bien comme toutes les promena-

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des, c'est bien la même tristesse contenue, le même éloigne-ment, petit à petit, des uns et des autres dans cette voiture où chacun se rend par son propre chemin en son île déserte. Et le petit Witold souffre comme tout le monde. Il souffre d'autant plus qu'il ne s'explique pas ce qu'il ressent. (A son âge on ne parle pas à table et on ne comprend pas ces choses.) Il éprouve seulement l'évidence poignante de toutes ces solitudes qui s'aggravent d'être ainsi juxtaposées, confrontées dans une joute silencieuse. Inavouable lutte, mais en vérité sans merci, de chacun contre tous, et dont nul ne dira rien, fût-ce à soi-même.

Roman finit de boire et de manger. Il a ôté sa veste de coupe et d'étoffe anglaises, il a retroussé ses manches de chemise, ouvert son gilet. Il porte de larges bretelles noires. Maître Rytwinski s'est débarrassé de même de sa redingote de notaire. Ils sont un peu saouls, tous les deux, et ils s'adonnent à leurs souvenirs de collégiens. Est-ce le poids du repas qui les enfonce ainsi dans la vase de leur passé ? Ils ne se souviennent plus très bien, d'ailleurs. Plus très bien ! Cela leur monte de l'œsophage, on dirait, comme des renvois. Mais c'est à qui se rappellera le plus de choses, les dates probables, les noms plus ou moins écorchés. C'est à qui se soulagera le mieux, desserrant le col de sa chemise, la ceinture de son pantalon, et personne ne semble dégoûté, sauf le petit Witold, qui regarde tout cela de loin, et qui comprend décidément bien trop de choses pour son âge.

Rytwinski s'adonne à ses souvenirs grassement. (Pour le moment il est grassement gai. Et l'on peut supposer qu'il rédige grassement ses actes notariés. Maître Rytwinski est grassement gras.)

On évoque maintenant les dames d'une maison close de la

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rue Chmielna. Le notaire se souvient, il en a les larmes aux yeux (ou bien c'est d'avoir trop bu) :

— Roman et moi, on nous appelait là-bas « les petits télégraphistes », à cause de l'uniforme du lycée.

— Une vareuse noire, avec deux rangées de boutons dorés, précise Roman.

— « Les petits télégraphistes ! », « les petits télégraphis-tes ! », s'esclaffe Lucyna. J'aurais bien aimé te connaître à cette époque, mon Romek chéri !

— Tu te rappelles aussi notre casquette? reprend Maître Rytwinski. Une vraie casquette d'amiral !

— Hé! fait Roman. On avait l'air de deux officiers de marine, c'est vrai! Mais ces dames n'en avaient peut-être jamais vu...

— C'est plutôt que les vrais amiraux ne venaient pas en uniforme, grasseye Maître Rytwinski.

— Quelle importance, dit plaisamment Lucyna, si elles vous « aimaient » en télégraphistes ?

Oh, comme elle regrette, Lucyna, que les femmes de bonnes mœurs ne puissent pas pénétrer dans un bordel, seulement pour voir... pour voir la tête que vous y avez, messieurs ! Est-ce que le désir se lit dans vos yeux ? Est-ce que vos mains tremblent quand vous sortez les billets avant de monter? Et dans l'escalier ? A quoi pensez-vous dans l'escalier ? A la femme qui monte à votre côté ? — Et à quelle partie de son corps pensez-vous ? Dites-moi ! A moi, vous pouvez bien le dire, n'est-ce pas ? — Mais est-ce qu'elles ne montent pas plutôt devant vous, pour vous montrer le chemin ?

— On connaissait le chemin, l'interrompt Roman dans un grand éclat de rire. (Il devient « gras » à son tour, Roman ! A l'image de son copain ! De son copain retrouvé ! Sacré vieux fornicateur ! Je parie que tu fréquentes toujours la rue

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