Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

15
TENIR LIEU DE POLITIQUE Le paradoxe des « politiques d'économisation » Dominique Linhardt, Fabian Muniesa De Boeck Supérieur | « Politix » 2011/3 n° 95 | pages 7 à 21 ISSN 0295-2319 ISBN 9782804166557 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-politix-2011-3-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dominique Linhardt, Fabian Muniesa, « Tenir lieu de politique. Le paradoxe des « politiques d'économisation » », Politix 2011/3 (n° 95), p. 7-21. DOI 10.3917/pox.095.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. © De Boeck Supérieur

description

Fabian MuniesaPolitiques de Economization

Transcript of Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Page 1: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

TENIR LIEU DE POLITIQUELe paradoxe des « politiques d'économisation »Dominique Linhardt, Fabian Muniesa

De Boeck Supérieur | « Politix »

2011/3 n° 95 | pages 7 à 21 ISSN 0295-2319ISBN 9782804166557

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-politix-2011-3-page-7.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dominique Linhardt, Fabian Muniesa, « Tenir lieu de politique. Le paradoxe des « politiquesd'économisation » », Politix 2011/3 (n° 95), p. 7-21.DOI 10.3917/pox.095.0007--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 2: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dossier

Politiques d’économisation

Coordonné par Dominique Linhardt et Fabian Muniesa

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 3: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Volume 24 - n° 95/2011, p. 9-21 DOI: 10.3917/pox.095.0009

Tenir lieu de politique

Le paradoxe des « politiques d’économisation »

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa

Résumé – Conçu dans une perspective introductive, cet article se propose de mettre en lumière certains enseignements qui émergent des différentes contributions qui composent le dossier sur les « politiques d’économisation ». En partant du constat que celles-ci mettent en jeu une forme paradoxale de politisa-tion, l’objet est d’attirer l’attention sur trois figures analytiques qui se retrouvent, à des degrés divers et suivant différentes modalités, dans l’ensemble des études présentées. Ce premier inventaire indique que les politiques d’économisation gagnent à être abordées suivant trois dimensions : (1) dans la première dimension, il convient de les comprendre comme un contournement du politique ; (2) dans la deuxième dimension, il convient de les comprendre dans leur opposition au politique ; (3) dans leur troisième dimen-sion, il convient de les comprendre comme des politiques qui ne disent pas leur nom. Ces trois dimensions sont désignées par les notions de « subpolitique », d’« antipolitique » et de « quasi-politique », et font chacune l’objet d’une tentative de caractérisation.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 4: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

10 Tenir lieu de politique

«Politique d’économisation » : l’expression qui, mise au pluriel, donne son titre à ce dossier, apparaît dans l’interprétation que Michel Fou-cault propose du rôle de la théorie économique ordolibérale dans

la reconstruction de l’Allemagne de l’Ouest après la Deuxième Guerre mon-diale 1. Il serait exagéré d’y voir un véritable concept qu’il aurait investi d’une fonction heuristique précise. Elle ne vient sous sa plume qu’à une seule reprise et plutôt à la manière d’une mention commode destinée à ramasser en une formule concise ce qui fait l’objet de ses analyses : des situations dans lesquel-les des logiques économiques se voient promues comme une alternative à des logiques politiques. C’est à des configurations de ce type que sont également consacrées les études qui composent le présent dossier. Elles analysent des cas de figure qui ont un air de famille avec celui qui a retenu l’attention de M. Fou-cault. Elles portent donc elles aussi sur des politiques d’économisation dont on pourrait dire, en pastichant l’aphorisme clausewitzien, qu’elles constituent une « continuation de la politique par d’autres moyens ». Elles empruntent en effet la voie de cadrages, de dispositifs, d’instruments et de pratiques qui, formelle-ment, relèvent de l’économie. Les grandeurs jugées pertinentes y ont l’aspect de flux monétaires, d’échanges marchands, de tableaux comptables, d’arrange-ments financiers, de calculs économiques. Elles échappent à ce titre aux catégo-ries avec lesquelles, dans nos sociétés, nous réfléchissons habituellement notre rapport au politique. Et pourtant, il s’agit bien de politiques : elles engendrent des collectifs, distribuent des pouvoirs, forment des hiérarchies, instituent des légitimités, orientent des conduites et déterminent des devenirs communs.

Cet objet identifié par M. Foucault à partir d’un cas précis il y a plus de trente ans gagne à être mis en rapport avec des problématiques qui sont aujourd’hui travaillées dans certaines approches de l’étude sociale des phéno-mènes économiques 2. Celles-ci ont en effet la particularité de mettre au centre de leurs intérêts ce que Koray Çalışkan et Michel Callon appellent, indépen-damment de toute référence foucaldienne, des « processus d’économisation 3 ». Par cette notion est signifiée l’importance que de nombreux travaux accordent aujourd’hui à la multitude d’opérations par lesquelles se produit et se reproduit l’ordre de la réalité économique. Pratiquer la science économique et l’enseigner, construire et faire fonctionner des dispositifs de marché, définir des catégories comptables et établir des budgets, faire du marketing et concevoir des business models, prendre et exécuter des mesures de politique économique, établir des

1. Foucault (M.), Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 248.2. Nous utilisons ici cette expression parce que les travaux considérés, s’ils sont en dialogue, appartiennent à plusieurs disciplines, sous-disciplines et « labels » : sociologie économique, anthropologie économique, socio-économie, économie politique, économie des conventions, social studies of finance, etc.3. Çalışkan (K.), Callon (M.), « Economization, Part 1: Shifting Attention from the Economy towards Pro-cesses of Economization », Economy and Society, 38 (3), 2009 ; Çalışkan (K.), Callon (M.), « Economization, Part 2: A Research Programme for the Study of Markets », Economy and Society, 39 (1), 2010.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 5: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 11

95

canaux de transactions financières et réaliser des calculs de création de valeur, mettre en place des régulations et procéder à des contrôles 4… : tous ces types d’activités et bien d’autres apparaissent alors comme ce par quoi se constitue, comme résultante, un genre de tangibilité proprement économique, définissant des comportements, des contenus, des procédés, des rationalités et des institu-tions spécifiques, de telle sorte qu’on finit par les considérer comme formant une portion isolable du réel. Ces travaux reformulent ainsi, à partir d’études consacrées à des réalités situées, l’argument historique de Karl Polanyi, identi-fiant dans le mouvement de la modernité un « désencastrement » de l’économie qui en fait un domaine détaché, obéissant à ses propres règles 5.

La conception de ce dossier se situe au croisement de l’hypothèse foucal-dienne de l’existence de politiques d’économisation et de la compréhension renouvelée que nous avons aujourd’hui des processus d’économisation. À ce point de rencontre, se pose une question : si l’économie s’est effectivement auto-nomisée, comment peut-elle encore être porteuse d’une politique ? K. Polanyi avait apporté une réponse à cette question en affirmant que c’est l’économie elle-même qui, par le reformatage qu’elle opère des rapports sociaux, se pose en matrice politique des sociétés modernes. La littérature sur les processus d’écono-misation reconduit à sa façon cette réponse en repérant la dimension politique des phénomènes économiques dans les processus d’extension et d’intensifica-tion des logiques économiques et dans la force performative des agencements qui leur donnent forme 6. Toutefois, ces réflexions adoptent le plus souvent un point de vue déterminé par l’intérêt pour l’économie. Ce qui fait l’originalité des contributions réunies ici, c’est qu’elles envisagent les mêmes phénomènes en se plaçant dans la perspective de l’analyse politique. Or l’approche politiste ne peut manquer de constater que la question soulevée par les politiques d’éco-nomisation recèle un paradoxe qui n’a que peu retenu l’attention : si, par défi-nition, les politiques d’économisation suspendent la pertinence des catégories politiques au profit de catégories économiques, on est amené à conclure que c’est de cette suspension elle-même qu’elles tirent leur caractère politique. On a donc affaire à une modalité spécifique de politisation par antinomie où des pro-cessus relatifs à un ordre de réalité explicitement défini comme non politique viennent à tenir lieu de politique.

4. Chacun de ces types d’opérations renvoie à une littérature foisonnante dont il ne peut être question de faire ici état. L’aperçu qu’en donne la bibliographie de l’article en deux volets de K. Çalışkan et M. Callon offre un excellent point d’entrée. Notons simplement que Politix a très tôt participé à ce mouvement, en publiant dès 2000 un dossier consacré aux marchés financiers coordonné par Dominique Cardon, Patrick Lehingue et Fabian Muniesa (« Marchés financiers », Politix, 52, 2000).5. Polanyi (K.), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gal-limard, 2009 [1re éd. 1944].6. Cf. le dossier coordonné par Andrew Barry et Don Slater, « The Technological Economy », Economy and Society, 31 (2), 2002, ainsi que, plus récemment, le dossier coordonné par Franck Cochoy, Martin Giraudeau et Liz McFall, « Performativity, Economics and Politics », Journal of Cultural Economy, 3 (1), 2010.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 6: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

12 Tenir lieu de politique

À la manière d’une première approche, cette brève introduction au dossier a pour objet de poser quelques jalons concernant la façon d’appréhender cette modalité particulière de politisation. On distinguera dans cette perspective trois figures analytiques. Celles-ci se retrouvent dans toutes les contributions rassemblées dans ce dossier, bien qu’elles soient présentes dans chacune d’elles suivant les spécificités des terrains étudiés et des analyses menées – spécificités qu’il ne s’agit pas de réduire. Elles constituent autant de façons par lesquelles des situations où l’économique tient lieu de politique se donnent à l’analyse politique.

« Subpolitique »

La première figure qui qualifie le paradoxe des politiques d’économisation peut être utilement approchée avec la notion de « subpolitique » telle que la conçoit Ulrich Beck dans ses réflexions sur la « modernité réflexive 7 ». Ce que le sociologue allemand entend signifier par cette notion est l’idée selon laquelle il existerait dans les sociétés modernes, en dépit du degré élevé de différenciation qui les caractérise, des phénomènes qui se situent « en dehors », « à côté » ou « en deçà » des instances politiques officielles sans qu’il soit pour autant possible de méconnaître qu’ils sont, à leur façon, politiques. Politiques, ces phénomènes ne le sont pas pleinement au sens où ils ne fournissent pas les contenus de luttes partisanes ou de processus bureaucratiques. Mais politiques, ils le sont néan-moins déjà dans la mesure où ils peuvent exercer des effets, même indirects, sur la hiérarchie des pouvoirs, la validité des revendications de légitimité ou encore la constitution des collectifs. Ces phénomènes que vise la notion de subpoliti-que se tiennent donc plus ou moins durablement dans la zone de contact entre le politique et le non-politique dans laquelle les frontières du politique elles-mêmes sont un enjeu de définition 8. Les phénomènes qu’U. Beck considère appartiennent en tout premier lieu à la sphère technoscientifique dont les déve-loppements ne cessent de donner naissance à de nouveaux risques, se tenant au seuil de l’espace politique et prêts à y faire irruption 9. Mais il y inclut aussi des

7. Beck (U.), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 [1re éd. 1986]. Après la parution de cet ouvrage, Ulrich Beck a repris et affiné la notion de subpolitique (Subpolitik, subpolitisch) dans de nombreux textes, notamment dans Beck (U.), Die Erfindung des Politischen: zu einer Theorie reflexi-ver Modernisierung, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1993. Peut-être l’expression « infra-politique » aurait été plus appropriée, mais nous avons préféré suivre l’option prise par les traducteurs d’U. Beck.8. La problématique de la subpolitique rejoint ici celle des frontières du politique. Cf. Arnaud (L.), Guion-net (C.), dir., Les frontières du politique. Enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.9. La notion de subpolitique se rapproche alors de la première définition de la politique identifiée par Bruno Latour, en laquelle il voit l’apport spécifique des science studies à la science politique : « Le domaine de la politique au sens usuel paraît sans cesse débordé par l’irruption de nouveaux êtres qui demandent à être pris en compte et dont, depuis trois siècles, mais chaque jour plus intensément, l’immense majorité provient des laboratoires – au sens le plus large du terme, en n’oubliant évidemment pas d’y inclure ceux des sciences sociales et camérales ». Latour (B.), « Pour un dialogue entre science politique et science studies », Revue

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 7: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 13

95

phénomènes économiques, comme le montrent les réflexions qu’il consacre à la globalisation ou aux crises financières 10.

Entendue de cette façon, la notion de subpolitique permet d’identifier des moments, des processus et des situations qui sont politiques sans l’être tout à fait, qui concernent des objets, convoquent des groupes, mobilisent des savoirs qui n’ont rien de typiquement politique, mais qui se configurent de telle sorte que leur disponibilité à la politisation s’accroît. C’est un tel mouvement que montre exemplairement l’étude offerte par Antoine de Raymond qui porte sur la culture des clémentines dans l’Algérie coloniale. Le développement de la production de ces fruits fait l’objet de réflexions d’ingénieurs agronomes. Ces derniers envisagent la question en tenant compte des données biologiques, pédologiques et climatologiques ainsi que de l’état des procédés, des planta-tions et des marchés agricoles. Mais ils associent ces aspects scientifiques et techniques à des considérations de nature sociale et administrative. Dans ces réflexions, la structure sociale des unités de production ou encore les effets de la bureaucratie coloniale deviennent des dimensions à part entière de la culture des agrumes. Celle-ci ouvre alors sur des questions qui ont trait à la moderni-sation de l’exercice du gouvernement colonial et, au-delà, de la société algé-rienne toute entière. Jusqu’à ce stade, les réflexions ne quittent guère encore les cercles étroits de l’expertise. On peut toutefois constater que, dès ce moment, la réflexion intègre les éléments qui amorcent ce que Yannick Barthe appelle une « problématisation politique 11 ». Celle-ci se traduit dans le développement d’une stratégie de standardisation des clémentines. En visant à homogénéiser le marché afin de l’étendre, ce processus de standardisation affecte profondé-ment, à l’intérieur, les rapports de force entre différents types de producteurs (ceux qui « savent s’adapter » étant favorisés) et donnera lieu, à l’extérieur, à des négociations entre la France et d’autres nations exportatrices de clémentines. À ce titre, la culture des clémentines apparaît effectivement être devenue un enjeu politique. Mais, en même temps, cette caractéristique est toujours susceptible d’être contestée au profit d’argumentaires techno-économiques portant sur la constitution des fruits eux-mêmes ou sur le fonctionnement du marché qu’ils alimentent. Plus encore, cette réfutation est une ressource pour les promoteurs de la standardisation et dans une certaine mesure une condition de leur succès. Comme le rappelle A. de Raymond, l’économisation n’est politique que pour autant qu’elle contourne le politique – une caractéristique que l’on retrouve de façon constante dans les autres études présentées ici.

française de science politique, 58 (4), 2008, p. 662. Pour une réflexion portant explicitement sur le caractère subpolitique d’activités scientifiques, cf. De Vries (G.), « What is Political in Subpolitics? How Aristotle Might Help STS », Social Studies of Science, 37 (5), 2007.10. Cf. Beck (U.), Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2003 [1re éd. 2002] ; Beck (U.), Weltrisikogesellschaft, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2007.11. Barthe (Y.), Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 8: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

14 Tenir lieu de politique

La question qu’une telle configuration pose est alors celle du critère qu’on applique pour juger du caractère politique de ce qui se donne comme non poli-tique. Il est raisonnable de faire l’hypothèse que ce critère est de type consé-quentiel : c’est à partir des effets, qu’ils soient effectifs, vraisemblables ou même seulement latents, que des processus, qui ne sont pas en eux-mêmes politiques, produisent ou sont susceptibles de produire, dans un contexte donné, sur les rapports politiques qu’est inférée la nature politique des processus en question. Le cas étudié par A. de Raymond est de ce point de vue éclairant : c’est par le lien de cause à effet établi avec les formes et les buts du gouvernement colo-nial que la standardisation des clémentines peut, par ricochet, être retraduite dans un langage politique. Et ce constat peut être généralisé. Il dévoile la figu-ration subpolitique des entreprises d’économisation comme une politique par les conséquences. C’est ce qui explique l’affinité de cette figure analytique avec les conceptions pragmatiques du politique telles qu’on les trouve par exemple chez John Dewey 12. Mais cette caractéristique est également récurrente dans l’analyse que fait M. Foucault de la refondation allemande. Ce dernier n’a de cesse d’insister sur l’idée que le politique, en raison de la situation dans laquelle se trouve l’Allemagne de l’Ouest au sortir de la guerre, est ce qui fait défaut. Ce sont justement les actions sur les cadres des activités économiques qui agissent « comme un siphon, comme une amorce 13 » pour la formation d’un ordre poli-tique qui advient donc bien sur le mode de la conséquence, y compris lorsque les décisions prises prennent la forme d’un retrait, comme c’est le cas avec la libération des prix.

« Antipolitique »

Envisager les politiques d’économisation comme étant politiques par leurs conséquences n’épuise toutefois pas la caractérisation de ce qui fait d’elles des politiques. Comme le montrent les études rassemblées dans ce dossier, s’en tenir là conduirait à sous-estimer l’intentionnalité de ceux qui promeuvent le pas-sage par l’économique comme une stratégie qui poursuit le but explicite de faire advenir un monde qui soit plus conforme à ce qu’ils attendent qu’il soit. Dans ce cas, les actions entreprises initient des processus qui non seulement contournent,

12. Cf. Dewey (J.), Le public et ses problèmes, Pau-Tours-Paris, Éditions de l’Université de Pau-Léo Scheer, 2003 [1re éd. 1927]. Pour des analyses qui reconnaissent à la fois l’intérêt de l’approche de J. Dewey et qui en même temps soulignent ses limites, cf. Marres (N.), « The Issues Deserve More Credit: Pragmatist Contri-butions to the Study of Public Involvement in Controversy », Social Studies of Science, 37 (5), 2007, et Stavo-Debauge (J.), Trom (D.), « Le pragmatisme et son public à l’épreuve du terrain. Penser avec Dewey contre Dewey », in Karsenti (B.), Quéré (L.), dir., La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris, Éd. de l’EHESS (« Raisons pratiques », n° 15), 2004.13. Foucault (M.), Naissance de la biopolitique…, op. cit., p. 84. La métaphore du siphon apparaît de nou-veau quelques pages plus loin : « Et si bien sûr il existe un circuit inverse allant de l’État à l’institution économique, il ne faut pas oublier que le premier élément de cette espèce de siphon, il est dans l’institution économique. Genèse, généalogie permanente de l’État à partir de l’institution économique » (ibid., p. 86, souligné par nous).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 9: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 15

95

mais contestent le politique. Dès lors, on est amené à identifier une dimension « antipolitique » des entreprises d’économisation. Le principe en réside dans le dessein de réduire le domaine d’intervention du politique, de ses institutions, de ses procédures et de ses fonctionnements en tant qu’ils constitueraient des obs-tacles à la réalisation des objectifs visées. Comme le montre Andrew Barry, qui a attiré l’attention sur cette dimension 14, on est ici au cœur du paradoxe des poli-tiques d’économisation. Car avec les entreprises d’économisation il ne s’agit pas seulement d’arracher certaines questions à l’emprise du politique en arguant que ces questions ne relèvent pas de ce qui est de l’ordre du commun (mais, par exemple, de ce qui doit rester du domaine privé ou individuel). Il s’agit de faire un pas de plus, en contestant la tendance même du politique à monopoliser les questions qui engagent l’ordre commun et donc de frayer le chemin à des modes alternatifs de le construire. C’est cette visée de restriction de la prérogative du politique à établir les formes du commun qui installe l’horizon de ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation politique.

Pour mieux circonscrire cette caractéristique des politiques d’économisation, un détour par l’analyse foucaldienne de la reconstruction allemande s’avère de nouveau intéressant. Plus exactement, on considérera la critique que lui adres-sent Jean-Yves Grenier et André Orléan 15. Le point d’orgue de leur démons-tration est la mise en évidence d’un « oubli » dont M. Foucault se serait rendu coupable, un oubli qui se révèle être un oubli du politique. La critique prend une apparence à première vue purement empirique : M. Foucault fait en effet débuter son analyse au 24 juin 1948, date à laquelle intervient la libération des prix. Mais il ne mentionne à aucun moment l’événement qui précède de quel-ques jours cette décision et qui en constitue pourtant la condition de possibi-lité : la réforme monétaire, c’est-à-dire la création du Deutsche Mark.

« Or, à quoi avons-nous affaire avec la réforme monétaire de 1948 ? Quel en est l’enjeu premier ? On en aura une première idée en observant qu’elle n’est pas le résultat d’une initiative allemande car, comme le note justement Foucault, il n’existe plus d’administration, ni a fortiori de gouvernement allemand à partir de mai 1945. Il s’agit d’une action pensée et mise en œuvre par la puissance domi-nante du camp occidental, les États-Unis d’Amérique, qui l’imposent à leurs par-tenaires britannique et français. Autrement dit, la réforme monétaire est un acte promu par une puissance militaire d’occupation. Son enjeu est de nature essen-tiellement politique : créer un nouvel État permettant d’affronter la puissance communiste. On se trouve ici dans le registre le plus pur de la souveraineté 16. »

À elle-même, cette observation suffit à jeter le doute sur la possibilité de caracté-riser l’État allemand comme un « État économique, radicalement économique »,

14. Barry (A.), « The Anti-Political Economy », Economy and Society, 31 (2), 2001.15. Grenier (J.-Y.), Orléan (A.), « Michel Foucault, l’économie politique et le libéralisme », Annales HSS, 62 (5), 2007.16. Ibid., p. 1175.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 10: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

16 Tenir lieu de politique

qui tirerait sa légitimité, son droit, sa souveraineté uniquement de l’établisse-ment d’une activité économique libre. Mais elle va plus loin. Elle suggère que M. Foucault se serait laissé prendre au jeu du dispositif théorique ordolibéral : tout le récit qu’il fait de la reconstruction allemande, en évacuant ses aspects proprement politiques, ne ferait ainsi que prolonger l’attitude antipolitique de l’ordolibéralisme au lieu de la prendre comme un objet d’analyse.

On comprend mieux cette attitude antipolitique de l’ordolibéralisme dès lors qu’on prend en compte le contexte de sa naissance et plus précisément en considérant ce à quoi s’oppose, dans ce contexte, la théorie économique de l’État qu’il promeut. L’ordolibéralisme s’est en effet développé au sein de l’École de Fribourg dans les années 1930, dans un contexte d’exaltation, y compris théorique, de l’État. On trouve dans l’œuvre de Carl Schmitt une illustration de cette tendance. Lorsque ce dernier affirme que « le concept d’État présuppose le concept de politique 17 », il entend défendre l’idée d’une détermination politique de l’État face, notamment, au libéralisme et aux conséquences qu’il lui impute : l’esprit des affaires, l’éloge de l’enrichissement, l’apologie de la concurrence, le relativisme moral, face également à la science économique et le type de ratio-nalité qu’elle véhicule. Il dénonce donc d’un même geste la mollesse coupable du bourgeois et son pendant théorique : homo œconomicus. Envisagé depuis ce contexte, l’ordolibéralisme se présente comme une entreprise d’inversion des tendances théoriques dont C. Schmitt est l’incarnation exemplaire. Les affinités de ce dernier avec le régime nazi sont bien connues 18. De là il n’y a qu’un pas à imputer les démons qui se sont déchaînés dans l’histoire récente de l’Allema-gne à ces tendances théoriques en tant qu’elles auraient contribué à donner des airs de légitimité à des crimes de masse d’une dimension inouïe. Or, aux yeux des ordolibéraux, ces démons sont précisément des démons politiques. Plus exactement : ce sont les démons de la politique elle-même. Et aucune forme de bornage ne peut durablement garantir qu’ils ne fassent, un jour ou l’autre, leur retour. Dès lors – et c’est là ce qui distingue le libéralisme du néolibéralisme – les réalités économiques ne peuvent plus être conçues comme un simple facteur de limitation au déploiement de logiques politiques : il faut aller plus loin et créer les conditions qui permettent aux premières de se substituer aux secon-des. Dans ce but, ce sur quoi le politique réclamait l’exclusivité, notamment la capacité à édifier un ordre stable, doit être dévoilé dans sa contingence : le politique n’est pas une nécessité ; mieux : s’en passer, c’est se débarrasser des dangers qu’il porte.

Ainsi comprise, l’entreprise ordolibérale offre la version extrême d’un for-mat d’économisation à visée antipolitique. Or, sans jamais atteindre la même intensité, les cas étudiés dans les contributions à ce dossier offrent de nombreux

17. Schmitt (C.), La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 [1re éd. all. 1927], p. 57.18. Cf. par exemple Zarka (Y. C.), Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, Presses universitaires de France, 2005.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 11: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 17

95

exemples qui montrent que la propension à adopter des attitudes antipolitiques est une caractéristique commune des contextes dans lesquels se déploient des politiques d’économisation. C’est ce que montre l’étude de Thomas Angeletti qui analyse la construction du modèle « FIFI » au tournant des années 1970 dans le cadre du VIe Plan. La figure antipolitique se rend ici descriptible dans les choix techniques opérés par les statisticiens et les économistes de l’INSEE en charge de l’élaboration du modèle. Par exemple, lorsqu’ils redéfinissent le niveau des salaires comme la résultante d’une interaction entre le niveau général des prix et le taux de chômage, ils excluent de facto la possibilité de faire des salaires l’objet d’une intervention politique directe. Les syndicats qui ont été associés à la mise en place du modèle ne manquent pas de le constater en considérant que le modèle est conçu de telle sorte qu’il est impossible que leur point de vue soit tout simplement pris en compte. Or, comme le montre T. Angeletti, ce point de vue est défini dans des termes « civiques », ce qui indique que le constat auquel parviennent les syndicats vise directement l’annulation de la possibilité de conti-nuer à traiter de la question des salaires sur un mode politique, en figurant un rapport de force entre employeurs et employés susceptible de donner lieu à des négociations. De façon plus générale, tout le processus qu’articule l’élaboration du modèle conduit à installer l’existence de nécessités qui, à titre de contraintes (les inputs) ou de résultantes (les outputs), échappent au politique dans l’exacte mesure où ils ne peuvent plus donner lieu ni à la formulation d’une orientation ni à l’expression d’un choix ni à la formation d’une volonté commune 19. Ce qui auparavant portait le nom de « politique économique » subit alors une réduc-tion drastique : elle ne consiste plus qu’à trouver la meilleure façon de s’adapter aux contraintes sur lesquelles on n’a plus prise en tant que telles. Dans l’article que nous proposons nous-mêmes de la mise en œuvre de la Loi organique rela-tive aux lois de finances (LOLF) dans la première moitié des années 2000, la situation se présente d’une façon similaire : nous y documentons en effet l’échec d’un groupe de fonctionnaires du ministère de la Recherche dans leur tentative d’imposer une lecture politique de la réforme face à une lecture dominante qui revient à installer la contrainte de réduction des dépenses comme point d’arti-culation exclusif des décisions budgétaires.

Les deux études qui viennent d’être évoquées ne quittent pas le cadre de l’État. Les politiques d’économisation qui s’y observent renvoient donc à des modifications des conceptions et des procédures internes à l’État. Le cas étudié par Cyril Magnon-pujo introduit de ce point de vue un contraste en obser-vant une situation d’externalisation de ce qui pourtant a été historiquement construit comme une prérogative exclusive de l’État, à savoir l’intervention armée dans des contextes de guerre. Le recours des gouvernements américain

19. Ce constat doit être rapproché de la façon dont Luc Boltanski caractérise la condition de ceux qu’il appelle les « responsables » et qui se trouvent réduits à « vouloir le nécessaire ». Boltanski (L.), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 12: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

18 Tenir lieu de politique

et britannique à des sociétés privées dans des conflits armés a en effet pris des proportions considérables au cours des quinze dernières années. De nombreux facteurs ont contribué à rendre cette contractualisation problématique et les initiatives se sont multipliées qui affirment la nécessité de mettre en place des moyens appropriés pour réguler ces sociétés. À partir d’une typologie analyti-que de ces initiatives, C. Magnon-pujo parvient à un constat contre-intuitif. Il montre en effet que les attitudes antipolitiques sont caractéristiques des instan-ces étatiques qui tendent à miser sur une régulation du secteur par le marché. En revanche, les acteurs privés tendent pour leur part à faire appel à l’État et au politique, en réclamant une régulation par la loi. Les raisons invoquées de part et d’autre engagent moins une rhétorique de la nécessité que des questions qui ont trait à la responsabilité et à la légitimité : c’est pour éviter de voir leur respon-sabilité mise en cause pour des fautes commises par les employés des sociétés privées que les États préfèrent s’en tenir à un cadre purement commercial dans lequel toute faute pourra être considérée comme un manquement contractuel attribuable à la société contractante ; symétriquement les sociétés privées sou-haitent, elles, profiter de la légitimité supplémentaire qu’amènerait l’établisse-ment d’un rapport de délégation entre elles et les États qui les missionneraient ; ceux-ci ne seraient plus alors seulement des clients, mais des mandants.

« Quasi-politique »

L’un des enseignements vers lequel convergent les travaux présentés dans ce dossier réside dans le constat que les politiques d’économisation rencon-trent systématiquement des résistances au projet antipolitique qu’elles portent. Dans le cas exposé par T. Angeletti, les syndicats s’insurgent contre l’impossibi-lité impliquée par le modèle de formuler certaines questions de façon politique. Dans le cas de la LOLF, un groupe de hauts fonctionnaires fait preuve d’une inventivité bureaucratique remarquable pour contrecarrer une interprétation de la réforme qu’ils jugent surdéterminée par les préoccupations étroitement bud-gétaires de « Bercy » et s’obstine à lui imprimer une orientation politique, tendue vers la formulation de choix collectifs qui, certes, tiennent compte des contrain-tes qui découlent de l’état des finances publiques, mais sans être entièrement déterminée par elles. Le cas étudié par C. Magnon-pujo est de ce point de vue le plus emblématique puisque la prégnance des questions relatives à la régulation et au contrôle des private military and security compagnies, en Grande-Breta-gne comme aux États-Unis, tend aujourd’hui à la réaffirmation de la fonction guerrière comme une prérogative de l’État, qui ne peut s’exercer que sous son contrôle direct.

Ce constat conduit à mettre en lumière une troisième figure analytique qui qualifie les politiques d’économisation. Si celles-ci suscitent, comme on vient de le suggérer, des réactions politiques, on est amené à faire l’hypothèse qu’elles ne font pas seulement contourner le politique ni même seulement s’opposer à lui

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 13: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 19

95

depuis un point d’extériorité. On est conduit de plus à considérer qu’elles sont elles-mêmes porteuses d’une politique. Par définition, cette politique ne s’affi-che pas comme telle. C’est pourquoi nous proposons de désigner cette dimen-sion des politiques d’économisation par l’expression de « quasi-politique ». Si ce caractère « quasi politique » ne s’affiche pas, il est néanmoins susceptible de se révéler dans certaines situations d’épreuve, lorsque, confrontés à des incer-titudes ou des difficultés, les acteurs sont poussés à interroger les présupposés politiques véhiculés dans des formes économiques qui se présentent comme étant a priori non politiques.

Si cette dimension quasi politique se repère dans toutes les contributions du dossier, elle devient particulièrement apparente dans les études proposées par Ariane Debourdeau et Horacio Ortiz. Ariane Debourdeau a choisi de s’in-téresser à l’instrument des tarifs d’achat grâce auquel des entités privés – des particuliers ou des entreprises – peuvent se voir autorisées à alimenter le réseau électrique avec l’énergie photovoltaïque qu’elles ont produite et de percevoir en échange une rémunération. Cet instrument a été forgé en Allemagne où il existe, dans sa forme actuelle, depuis le début des années 2000. Son but est bien sûr d’inciter au développement des énergies propres dans un contexte défini par le double problème de la gestion énergétique et du réchauffement clima-tique. Le dispositif mis en place en Allemagne a rapidement été perçu comme un franc succès, sans que le recours à un mode de fonctionnement entrepre-neurial et marchand pour la régulation du secteur des énergies renouvelables n’ait posé de difficulté. Ce succès a rapidement fait de la solution allemande un modèle à imiter. Et c’est ainsi, sur le mode d’un policy transfer, que le gou-vernement français a décidé de mettre lui aussi en place des tarifs d’achat pour l’électricité photovoltaïque. Pourtant, cette importation donnera lieu à un échec. Des controverses nombreuses jalonnent la mise en place du dispositif en France. Elles conduisent à un moratoire qui annonce déjà un abandon. Ce qui importe ici, ce sont les raisons de cet échec. Comme le montre A. Debour-deau, celui-ci tient au fait que l’instrument des tarifs d’achats, qui se présente comme régi par des logiques libérales-marchandes, se révèle comme transpor-tant avec lui des conceptions politiques précises, qui concernent notamment la manière dont on se figure l’État et le citoyen. En Allemagne, ces conceptions apparaissent ajustées au genre de « métaphysique politique 20 » qui domine (et qui correspond peu ou prou au modèle de la soziale Marktwirtschaft). Elles ont pu dès lors passer inaperçues. En France, en revanche, elles se heurtent à des conceptions très différentes de l’État et du citoyen : le premier est encore lar-gement caractérisé, dans le domaine de l’énergie, par les habitudes planistes ; le second n’est que difficilement saisissable comme une « producteur-consom-mateur ».

20. Au sens de Lamont (M.), Thévenot (L.), eds, Rethinking Comparative Cultural Sociology: Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge-New York-Paris, Cambridge University Press-Édi-tions de la MSH, 2000.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 14: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

20 Tenir lieu de politique

L’article d’Horacio Ortiz offre la clé pour comprendre les situations de ce type. Son étude nous plonge au cœur de l’économie financière. Il observe les activités des employés d’une société d’investissement. On est donc a priori très éloigné de toute espèce de considération politique. L’univers est cadré par des instruments destinés à la réalisation de tâches techniques qui doivent faire fruc-tifier des investissements dans des conditions de sécurité optimales. Les procé-dures ont été préalablement apprises dans des enseignements puis au contact du monde professionnel. Pourtant, dans cet univers, les situations de crise ne sont pas absentes. Il peut s’agir de crises qui affectent l’ensemble du secteur, à l’image de la crise dite de la « bulle internet » au tournant des années 2000 ou encore la crise dite des « subprimes » quelques années plus tard. Il peut égale-ment s’agir de crises internes aux entreprises, à l’occasion, par exemple, d’une réorganisation ou d’un changement de stratégie d’investissement. Ce que mon-tre H. Ortiz, c’est que, dans ces situations, les acteurs déploient une réflexivité sur leurs pratiques et cherchent à les justifier à leurs propres yeux ou aux yeux d’autrui. Or ces réflexions et ces justifications quittent rapidement le terrain technique pour se placer d’emblée sur un plan politique : il suffit ainsi d’un rien pour que les acteurs, dans ces situations, tirent tout le fil de la théorie libérale : l’État doit être garant, l’agence doit être individuelle, le marché doit être effi-cient, etc. H. Ortiz en conclut à l’existence de ce qu’il nomme les « trames poli-tiques » qui se tiennent en filigrane des pratiques financières, dissimulées sous la technicité des opérations, mais toujours présentes. C’est dans cette sorte de « sécularisation » économique de catégories politiques que réside, dans ce mode d’analyse, le caractère « quasi politique » des entreprises d’économisation.

*

« Subpolitique », « antipolitique », « quasi-politique » : ces trois expressions reflètent la difficulté que soulèvent, pour l’analyse, les types de configuration que nous avons définis par l’idée de « politique d’économisation ». Elle peut s’énon-cer de la façon suivante : la nécessité de décrire des manifestations hétérodoxes du fait politique, lorsque celui-ci n’adopte pas les formes canoniques de la sou-veraineté, de la représentation, de la délibération, de la participation ou encore de la mobilisation, mais celles, par exemple, de la standardisation, de la modéli-sation économique, de l’établissement de catégories budgétaires, de la construc-tion d’un marché, de la fixation de prix ou de l’évaluation d’actifs financiers. Il s’ensuit que, dans ces configurations, les catégories du politique sont arrachées à l’évidence ordinaire qui les recouvre dans les situations pleinement construites comme politiques et impliquent dès lors de faire l’objet d’un réinvestissement réflexif : si les politiques d’économisation existent, elles ne peuvent pas ne pas affecter les conceptions mêmes que nous nous faisons du politique.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur

Page 15: Tenir Lieu de Politique - Fabian Muniesa

Dominique Linhardt et Fabian Muniesa 21

95

Avant de donner la parole aux contributeurs, nous voudrions faire une der-nière remarque. Ce que nous cherchons à aborder en réinvestissant l’expression foucaldienne de politique d’économisation pourrait facilement être rabattu sur le thème du néolibéralisme. Le fait que cette expression vienne sous la plume de Foucault à l’occasion, justement, d’une réflexion sur le néolibéralisme serait en soi suffisant à nous orienter dans cette direction. Il est également un fait que les développements auxquels le néolibéralisme donne lieu depuis une qua-rantaine d’années est un facteur qui participe de la prégnance de la question que M. Foucault a contribué à formuler. Il n’en reste pas moins qu’à nos yeux la question des politiques d’économisation ne se limite pas au néolibéralisme, mais qu’elle dessine un cadre plus large. Ainsi, si la plupart des contributions de ce dossier envisagent des situations dans lesquelles le répertoire néolibéral joue un rôle important, on voit également, à travers d’autres, que la problématique peut aussi bien servir à éclairer des contextes d’économie coloniale ou d’éco-nomie planifiée. Se restreindre au complexe néolibéral, reviendrait donc à se priver de prises comparatives susceptibles d’éclairer la question en faisant varier les angles. Cette première conclusion amène à une deuxième. Les études sur le néolibéralisme présentent une certaine tendance à se focaliser sur la critique idéologique. Il ne s’agit pas de mettre en doute l’importance d’un tel travail. Ce que ce dossier entend démontrer, c’est qu’il est possible d’aller plus loin et que pour cela les approches sociologiques, capables de décrire finement des proces-sus situés, ont toute leur pertinence.

Dominique Linhardt est chercheur au Groupe de sociologie politique et morale de l’Institut Marcel Mauss (UMR 8178 associant EHESS et CNRS). Il travaille sur la sociologie de l’État avec un intérêt par-ticulier pour ses transformations contem-poraines. Fabian Muniesa est chercheur au Centre de sociologie de l’innovation (UMR 7185 associant Mines ParisTech et CNRS). Il travaille sur la sociologie économi-que et mène actuellement des recherches

sur la performativité des savoirs de manage-ment (programme PERFORMABUSINESS qui bénéficie du soutien d’un Starting Inde-pendent Researcher Grant du Conseil euro-péen de la recherche). Ils ont récemment publié ensemble : « Trials of Explicitness in the Implementation of Public Management Reform », Critical Perspectives on Accoun-ting, 22, 2011.

[email protected]@mines-paristech.fr

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 18

9.34

.13.

174

- 09

/11/

2015

12h

13. ©

De

Boe

ck S

upér

ieur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 189.34.13.174 - 09/11/2015 12h13. ©

De B

oeck Supérieur