Tendre famille - Florence Sanson (extrait)

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Florence Sanson______________________________

Tendre famille

www.premedit.net

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« Aucune famille ne peut écrire sur sa porte :

Ici, nous n’avons pas de problème. »

Proverbe chinois

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Chapitre I

Lannion était certainement une jolie ville de province, avec ses maisons à encorbellement, ses rues piétonnes, et sans doute Marie-Lise finirait-elle par s’y sentir à l’aise un jour…

Mais pour l’instant, ce n’était pas le cas. Elle avançait entre les façades moyenâgeuses avec

l’impression de s’être égarée dans une reconstitution historique où elle n’avait pas sa place. Tout lui était étranger ici, depuis les pavés chaotiques de la ruelle pentue, jusqu’à l’odeur de marée qui montait de la rivière en contrebas.

Là d’où elle venait, les rues goudronnées commandaient des trottoirs plats, ombragés de marronniers et de platanes ; les meulières trônaient dans des jardins pimpants, et la Marne, qui charriait canoës et avirons entre ses rives manucurées, fleurait la friture d’éperlans et le flonflon des guinguettes.

Dans le coupe-gorge venteux que Marie-Lise parcourrait à présent au bras de son mari, les façades étroites se collaient l’une à l’autre pour étayer un équilibre précaire qui menaçait les passants. Parfois, une lourde bâtisse de granit anthracite rompait l’alignement incertain des colombages et imposait une note d’austérité inquiétante.

Marie-Lise se serra contre Jean-Baptiste. Il cheminait en silence à ses côtés et ne paraissait dérouté ni par la nouveauté du lieu ni par les inégalités du sol. Son profil carré se détachait avec netteté sur le mur de la coutellerie.

À quoi pouvait-il bien penser ? Madame Puisard n’en avait pas la moindre idée. Il semblait

que ce décor inhabituel fît glisser son compagnon de vingt ans

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dans une perspective singulière qui le lui rendait presque aussi étranger que cette ville.

Marie-Lise pria le ciel, qui était plombé, pour que cette impression pénible ne dure pas. Si elle avait accepté de s’exiler en province, c’était pour se rapprocher de son mari, non pour s’en éloigner. Sans doute la fatigue du déménagement et l’absence de ses filles expliquaient-elles ce sentiment bizarre.

Ils rejoignirent leur véhicule. L’Espace familiale était garée sous un panneau de stationnement interdit. Comme il fallait s’y attendre, un papillon rose frétillait sous l’essuie-glace avant.

Jean-Baptiste captura la contravention et la glissa négligemment dans sa poche. Il n’était pas homme à se laisser abattre par un papillon, animal léger avec lequel il se sentait, par ailleurs, de secrètes accointances.

La voiture s’ébranla. Une bourrasque humide rabattit les rejets polluants du diesel sur l’habitacle. Marie-Lise toussota, condamna les ouïes de ventilation puis se replia frileusement sur elle-même. Sa tenue ne se prêtait pas aux rigueurs du climat breton. Sa jupe de coton trop mince ne la protégeait pas des embruns qui avaient jeté un désordre indescriptible dans sa coiffure.

Madame Puisard abaissa le pare-soleil – serait-il de quelque utilité ici ? - et rattacha sa queue de cheval d’un air abattu : jamais elle n’aurait imaginé que la fin juin pût être si hostile dans les Côtes d’Armor…

Les Puisard passèrent devant le grand hôtel où Jean-Baptiste avait réservé une suite la nuit précédente. Par ce geste somptuaire – et rarissime – il avait tenu à célébrer sa promotion professionnelle.

— J’espère que ça t’a plu ma chérie ? s’enquit-il en désignant l’enseigne médiévale qui grinçait dans le vent.

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Il comptait bien qu’elle fût contente, étant donnée la somme colossale qu’il avait englouti.

Marie-Lise contempla la façade du palace dans laquelle le monospace reflétait son profil exténué... — Bien sûr mon chéri, le rassura-t-elle.

Mais il en allait du palace comme du reste : il avait un je ne sais quoi d’irréel qui mettait tout à distance – tout, y compris, hélas, son cher mari.

L’automobile poursuivit son parcours dans les venelles. Marie-Lise tressautait sur son siège. Les suspensions fatiguées compensaient mal les irrégularités du pavement, et elle songea que les mille cent soixante euros de la nuitée auraient été mieux employés au remplacement des amortisseurs.

Ils dépassèrent l’étude de maître Tanguy à main gauche, soulagés de laisser derrière eux les formalités administratives.

Jusqu’au tout dernier moment, Monsieur Puisard avait redouté qu’il manque un papier, ou que les fonds ne soient pas débloqués, ou que le vendeur fasse faux bond… Et de quoi aurait-il eu l’air s’il s’était montré incapable de mener à bien l’achat d’une maison, lui qui allait bientôt diriger la rédaction du plus gros titre de la région ?

Toutes les corvées n’étaient pas accomplies pour autant. Il restait le déménagement à réceptionner, les meubles à installer, les appareils électriques à brancher… Il soupira d’indignation à la pensée de ces choses triviales qui l’attendaient, lui l’homme de mots.

Et ce n’était pas Marie Lise qui allait le réconforter. Elle ne disait rien. Elle se bornait à poser sa main gelée sur sa cuisse, en guise de soutien mou, et à lui désigner parfois un panneau indicateur. Pourtant, elle aussi se réjouissait d’avoir terminé ce pensum. Elle aussi était excitée devant la vie nouvelle qu’il lui

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offrait.Non ? Ils quittèrent le centre-ville, substituant aux

tressautements du pavé l’onctuosité du goudron. Monsieur Puisard appuya rageusement sur l’accélérateur, se vengeant du même coup de la mollesse de sa femme et du train d’escargot à quoi l’avaient réduit les abords de la cathédrale. Un nuage toxique s’éleva dans l’atmosphère saline si chère à son âme de poète. Dans sa précipitation, il rata l’embranchement pour Morbiziac que sa femme lui avait signalée.

Au lieu de faire demi-tour, Monsieur Puisard s’entêta. Il prétendit dénicher un raccourci et prit la voie express vers Saint-Brieuc. — Tu n’as aucun sens de l’orientation, tu le sais bien, lui rappela-t-il.

— Oui, mais cette fois-ci je suis sûre de ce que je te dis. Saint-Brieuc, c’est dans la direction opposée.— Mais oui mon cœur, mais oui. Détends-toi.

Il passa en cinquième, et lança la voiture à plein régime sur la voie express.

Marie-Lise haussa les épaules.— Tu n’es pas pilote de Formule un, lui rappela-t-elle. Tu es journaliste. — Rédacteur en chef, s’il te plaît, la corrigea-t-il avec suffisance.

Marie-Lise plongea le nez dans la sacoche de cuir noir de Jean-Bapt. A quoi bon lutter ? Après tout, puisqu’il était si sûr de lui…

Elle dénicha le trousseau qu’elle cherchait sous l’acte de vente et l’examina d’un œil perplexe. C’étaient de bien grosses

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clés pour sa petite main. Ce genre d’antiquités lui semblait davantage convenir à des serrures de monastère ou de prison, à des battoires d’agriculteurs ou de marins qu’à ses doigts délicats de femme au foyer.

De nouveau, Marie-Lise s’inquiéta : aurait-elle la poigne nécessaire pour transformer Pen Bizien - ferme au confort préhistorique - en havre de paix domestique et en site de résurrection conjugale ? Elle n’était pas du tout certaine de posséder cette force, ni même de vouloir vraiment lâcher ses enfants, pour détourner le torrent de son amour maternel vers Jean-Bapt.

Sa bonne volonté se heurtait déjà à l’obstination de ce dernier, qui s’acharnait à suivre le mauvais chemin rien que pour lui prouver qu’elle avait tort.

Ils avaient déjà perdu une demi-heure.— Reconnais que tu t’es trompé et fais demi-tour ! dit-elle en lui désignant l’horloge d’un doigt accusateur. Il est onze heures et demie, on va être en retard pour les déménageurs.— On ne peut pas faire demi-tour sur une voie express, trancha Monsieur Puisard d’une voix coupante. — Si tu m’avais écoutée quand je t’ai dit de tourner à la sortie de Lannion…

À l’impression d’irréalité dans laquelle Marie-Lise s’était enlisée ces jours derniers succéda un sentiment beaucoup plus familier : l’agacement. — Tu n’as qu’à prendre la prochaine sortie, ordonna-t-elle. Retourne sur Lannion… mon chéri.

Lorsqu’elle dépassait le ton mesuré que ses bonnes manières exigeaient d’elle, Marie-Lise essayait de se rattraper en glissant un petit mot gentil. Mais « mon chéri » prononcé

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avec colère ne produisait que rarement l’effet d’apaisement escompté.— C’est ce que j’essaye de faire… ma chérie, répliqua Jean-Baptiste d’un ton acide.

Il finit par bifurquer, et Marie-Lise lui caressa le cou comme elle aurait flatté le flanc d’un chien un peu débile.— Je suis pressée que tout soit fini… confessa-t-elle pour justifier sa mauvaise humeur.

« Elle s’imagine sans doute qu’elle est la seule… » songea Jean-Baptiste qui s’épuisait par avance à l’idée des branchements à effectuer.

Madame Puisard baissa les yeux sur ses genoux.— J’ai peur qu’ils abîment les meubles de papa, murmura-t-elle alors d’un air fautif, car l’idée du mobilier paternel ne la tracassait guère en vérité pour l’instant.

Elle cherchait lâchement un moyen d’adoucir son mari.« Il ne manquait plus que ça ! » se cabra Jean-Baptiste. Il en

avait plein le dos de ce chagrin. Il s’était écoulé deux années depuis la disparition du beau-père, et cette obstination dans l’affliction était déplacée. Certes, il était rassurant de posséder une femme fidèle dans ses attachements, mais ne pouvait-elle rester discrète ?

Quoiqu’il en soit, il ne pouvait lui dire tout de go : « Arrête de nous em….der avec ton père ! ». Aussi, saisit-il la main de sa femme qu’il baisa tendrement avant de décréter : — Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer.

Madame Puisard hocha la tête. Même si la compassion de son mari était de façade, elle lui évitait de commencer leur vie

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bretonne pour une dispute. Elle laissa doucement glisser son regard sur le paysage, tentant d’imaginer le mobilier Napoléon III de son père sous les poutres de chêne, contre les murs de pierre, sous les linteaux de granit gris de Pen Bizien…

Mais c’était bien difficile. Elle échoua pareillement à se représenter ses filles dans ce

décor néolithique. Qu’avait-elle fait à ces pauvres innocentes ? Elle aurait payé cher pour serrer sa couvée contre son

cœur. Hélas, pouvait-on encore parler de couvée pour des poussins de treize, seize et dix-huit ans ?

La gorge de Marie-Lise se serra. Tout ce qu’elle avait lu lui revenait : oui elle était un ogre, et elle dévorait sa progéniture avec son amour.

Il fallait que cela cesse. Ne venait-elle pas ici précisément pour tenter cette chose

impossible : se rapprocher de son mari pour laisser grandir ses enfants ?

Elle colla son coude au coude de Jean-Bapt et regarda avec détermination droit devant elle.

Ils pénétrèrent dans la cour au moment où le camion de déménagement arrivait.

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Chapitre II

Jean-Claude Puisard ne s’était jamais défait de l’accent traînant qu’il devait à son origine lorraine. Lorsque jadis il haussait le ton pour faire respecter la discipline – à la maison ou au lycée - sa manière de s’attarder sur la dernière syllabe conférait à ses remontrances un côté bon enfant qu’il compensait par une extrême sévérité.

À présent, Monsieur Puisard avait soixante-douze ans passés, et plus personne ne semblait prêter la moindre attention à ce qu’il pouvait dire, avec ou sans accent.

À commencer par sa femme. C’était désespérant et très dommage, mais Dieu merci, il

avait de petites compensations.Ainsi en ce moment même s’amusait-il à faire enrager

Hélène, qui le suivait de pièce en pièce pour tenter de picorer quelques miettes de sa conversation avec JB. La malheureuse ne tolérait de partager son Jean-Baptiste avec personne. Elle virevoltait autour du combiné comme une hyène affamée, luttant pour ne pas l’arracher de l’oreille de son mari. Qu’aurait pensé son fils d’un tel procédé ? Lui si raffiné, si délicat, si intelligent… Il n’existait pas d’adjectifs assez forts pour qualifier tout ce que le petit dernier représentait pour sa mère. Son exil en province la crucifiait. Elle le faisait d’ailleurs payer à son mari, qui feignait de se réjouir de ce déménagement – à son avis l’acte le plus sensé de leur fils depuis sa naissance.

— Bon bon, tout s’est bien passé alors… constata ce dernier avec un petit sourire en coin. Tu n’avais rien oublié cette fois ?

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Jean-Baptiste ne releva pas l’allusion. Il avait hélas l’habitude des moqueries de son père. Hélène en revanche ne s’y habituerait jamais.— Passe-moi le téléphone, ordonna-t-elle. Elle menaçait son vieil époux de ses griffes bombées. Et va chercher les enfants.

Jean-Claude se résigna à lui abandonner l’appareil. Il finissait toujours par perdre à ce petit jeu.— Bien sûr, grommela-t-il. Bien sûr…

Un perdant. Voilà ce que la retraite avait fait de lui. Il quitta le salon et traversa le hall d’un pas lourd. Ses

genoux regimbaient douloureusement sous lui. Son cœur battait avec une amère obstination dans sa poitrine. La vieillesse, quelle blague…

Et dire qu’on travaillait toute sa vie pour en arriver à grincer des rotules et se faire régenter sous son propre toit !

Monsieur Puisard entreprit en silence l’ascension du premier étage. Les marches de chêne étaient larges, recouvertes d’un tapis bleu usé sur lequel ses pantoufles glissaient. Il s’agrippa à la rampe de noyer verni, dont le ruban se déroulait sur deux niveaux. Venait ensuite la rambarde de sapin vermoulue et enfin la porte du grenier.

Jean-Claude fit une halte au premier. Il reprit son souffle devant le portrait de jeune fille que sa femme et lui avaient acquis au temps de leur splendeur. Ce souvenir lui tira une grimace. Dès qu’il évoquait l’homme qu’il avait été autrefois, - plein d’énergie et de cheveux - ça lui faisait mal. Peut-être pas aussi mal que ses jointures podagres, mais enfin tout de même.

Il s’apprêtait à repartir, un peu dépité, lorsque le cri de son épouse le figea net.— Tu te dépêches ? Jean-Bapt ne va pas attendre jusqu’à

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demain ! Fais vite descendre les gosses.

Il se hâta, le visage sombre. Difficile de reconnaître dans cette virago atrabilaire le brin de femme qu’il avait épousée.

Comme il l’avait aimée… dans le temps. La vieillesse était-elle donc incompatible avec l’amour ?Tout couinant de corps et d’âme qu’il était, il ne rendait

pas complètement les armes. Peut-être Hélène reviendrait-elle vers lui, son mari, lorsqu’elle aurait compris que son idiot préféré ne retournerait pas plus au nid que les trois autres.

Il parvint enfin au grenier, où il interrompit un curieux jeu.La grande Mathilde était assise sur son lit. Elle brandissait

d’un air caustique une carte de Monopoly et une maison de bois.— Rue petzouille ! proclamait-elle lorsque son grand-père entra. J’achète trois cabanes à cochons !

Agenouillées à même le parquet ciré, Sylvie et la petite Floriane se tordaient de rire.— La rue petzouille, elle est bien à Morbac ? renchérit Sylvie, hilare.

Monsieur Puisard savoura la caricature - ses petites filles faisaient preuve d’humour dans l’adversité, ça leur servirait dans la vie – puis, retrouvant ses réflexes de directeur d’école, il tapa dans ses mains.— Debout là-dedans. Vos parents sont au téléphone et ils veulent vous parler… en direct de la rue Petzouille !

Floriane sauta la première sur ses jambes. Elle n’était pas habituée à se séparer de sa maman et l’idée de rester loin d’elle

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encore douze longues journées lui pesait. Elle avait beau apprécier papy et mamy, ce n’était pas la même chose.— Maman ! s’écria-t-elle en se précipitant dans l’escalier.

C’était la plus jeune, la petite dernière, la chouchoute.Mathilde haussa les épaules, méprisante.

— C’est ça, flofounette, se moqua-t-elle, cours vite parler à ta maman chérie et à ton petit papounet…

Sylvie se leva à son tour. Son visage soufflé aux grands yeux acier était aussi engageant qu’une bogue de châtaigne.

Monsieur Puisard la regarda quitter la pièce. Cette gamine replète le touchait, il ne savait pourquoi. Elle ne ressemblait à personne.

Il s’approcha de la dernière de ses petites filles, qui ne semblait pas le moins du monde désirer suivre ses sœurs ou parler à ses parents. — Allez ma grande, l’encouragea-t-il - il ne souhaitait pas braquer cette adolescente de dix-huit ans pleine de morgue. Ta grand-mère nous attend en bas.

La jeune fille se renfrogna. — Pas envie de leur parler.

Elle fixait le vélux d’un air rancunier, comme si c’était lui, et non son rabat-joie de grand-père, qui l’empêchait de retrouver son amoureux le soir. — Ecoute, je sais que tu attends tes résultats du bac et que tu es à cran, ajouta Jean-Claude, conciliant. Je sais aussi que tu n’as pas envie de partir en Bretagne…

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Il faisait de son mieux pour se montrer compréhensif mais en réalité, il ne comprenait pas du tout ces chichis qu’on faisait autour des enfants aujourd’hui. Si, de son temps, il s’était permis le dixième de ce que s’autorisait Mathilde, son père n’aurait pas hésité un instant à lui coller une paire de taloches. Et il aurait eu bien raison. — … mais tu dois comprendre, poursuivit-il cependant patiemment, que cette place est une grande chance pour ton père.

Il pensait en lui-même : une chance inespérée.Mathilde se moquait éperdument de ce que lui racontait

son grand-père. Et pour bien le lui faire comprendre, elle se mit à chantonner.— Petite peste ! s’emporta-t-il. Tu mériterais qu’on t’envoie en pension pour t’apprendre à vivre. Je peux te dire que moi, ça m’a appris les bonnes manières.

Le pensionnat et gnagnagna… Pff… Mathilde connaissait le refrain sur le bout des doigts.

Elle leva les yeux au ciel. Monsieur Puisard eut alors envie de la gifler, mais il

s’abstint. — Ho et puis fais ce que tu veux !

Qu’elle se débrouille avec son père après tout. — En attendant, tu peux faire une croix sur tes escapades nocturnes avec ton petit copain.

Ayant dit, il sortit, claqua la porte et l’abandonna à son mauvais caractère.

C’est qu’il en avait plus qu’assez de toutes ces filles. La

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gestion de six cents garçons lui avait donné moins de fil à retordre que les quatre femelles actuellement réunies sous son toit.

Il redescendit vers les cercles inférieurs. Combien l’enfer de Dante en comptait-il déjà ?

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Chapitre III

Aujourd’hui, Marie-Lise jubilait pour deux raisons : 1/ le temps était beau ; 2/ les filles revenaient.

Pour Madame Puisard, la conjonction de ces événements banals – soleil + arrivée des enfants - tenait du miracle : jamais elle n’aurait rêvé configuration plus heureuse.

Les petites ne descendraient pas du train sous la pluie. C’était une bénédiction.

À treize heures, le thermomètre de la gare affichait 25 degrés à l’ombre. Le quai réverbérait une chaleur aveuglante. Les employés s’éventaient avec leur casquette en se plaignant des dérèglements climatiques, et pour la première fois depuis son arrivée en Bretagne Nord, Madame Puisard ôta son pull-over et chaussa des lunettes noires. Aucun éblouissement oculaire, aucune odeur de transpiration ne viendrait s’interposer entre elle et ses enfants.

Marie-Lise parcourait le quai sur des jambes cotonneuses. Elle titubait, comme si après toutes ces journées de bruine, de ciel bas et de vent, la brusque irruption de l’été lui donnait le vertige.

Elle s’appuya contre Jean-Baptiste qui cheminait d’un pas ferme à ses côtés. L’avait-elle retrouvé ? Sans doute, car malgré les fatigues de l’emménagement, malgré – ou grâce – à l’absence des filles, ils avaient passé de bons moments ensemble.

Des moments si agréables qu’elle en avait presque oublié l’existence de sa progéniture. Presque… car ainsi que l’avait cruellement souligné Monsieur Puisard, ce n’était pas en

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consacrant chaque minute de ces dix jours à travailler dans les chambres des filles qu’elle risquait de s’en désintoxiquer.

C’était vraiment cruel de sa part. JB ne faisait pas d’effort pour la comprendre. Pourtant, c’était lui qui imposait cette transplantation armoricaine à toute la famille ; et à elle qu’incombait de faire prendre la greffe !

A cet instant, l’inquiétude qui ne quittait guère la pauvre Marie Lise, vint la tourmenter de nouveau : et si, malgré tout l’amour qu’elle avait mis pour agencer leurs chambres, les enfants allaient ne pas aimer sa décoration ?

Elle avait jeté tout son cœur dans la bataille.Mais un cœur de mère, ça se piétine si allègrement…

— Ne t’en fais donc pas, la sermonna Jean-Bapt. Tu sais bien que de toute façon, elles ne seront pas contentes, quoi que tu fasses.

Voilà en effet qui était rassurant.Monsieur Puisard partit consulter la composition du train.

— Elles feront ce qu’on leur dira, un point c’est tout, conclut-il. Ce ne sont plus des bébés. Tiens, leur compartiment est là.

Il désignait le wagon de tête d’un air bougon. — Et nous on est là. Il faut qu’on se retape tout le quai dans l’autre sens.

Pendant qu’il râlait, le TGV entra en gare, couvrant ses protestations d’un grincement strident. Mais de toute manière, Marie Lise n’entendait plus. A mesure que la vitesse du train décroissait, son cœur s’accélérait. D’un geste convulsif, elle empoigna son mari et le hala sans ménagement vers le repère B d’où ses enfants ne tarderaient plus à descendre. Elle

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bataillait contre son émotion, contre la foule agglutinée aux abords de la voie, contre la mauvaise volonté de son homme.— Pas la peine de courir, aboya ce dernier. — Mais je suis pressée de les voir, pas toi ?

Monsieur Puisard se garda bien de répondre. Il détestait la bousculade. Et puis surtout, il ne partageait pas la hâte de sa femme à récupérer leur marmaille.

Mieux valait cependant ne pas ébruiter l’information. Marie-Lise n’aurait pas compris. Elle aurait appelé indifférence son discernement, l’aurait traité de père dénaturé, et patati et patata, et cela aurait dégénéré et il aurait été obligé de la faire taire en criant.

Comme s’il n’aimait pas ses gosses ! La différence, c’est que son affection ne l’empêchait pas de

rester lucide quant à leurs défauts, voilà tout. Ni de comprendre à quel point leur présence était nuisible au couple.

Il fallait être aveugle, comme Marie-Lise, pour se réjouir de récupérer des mioches trop gâtés qui s’empresseraient de dévaster leur sérénité par leurs caprices et leurs cris. — Les voilà ! hurla Marie-Lise.

Les trois silhouettes apparurent, formes inégales ployant sous le poids des bagages. — Les voilà ! s’égosilla-t-elle de nouveau en agitant les bras. Hou hou ! Vite, va prendre leurs valises !

Monsieur Puisard libéra tout d’abord les mains de Floriane, qui se jeta aussitôt au cou de son père. — Papa ! hurla-t-elle.

Cette démonstration d’affection parvint à émouvoir le

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sévère Monsieur Puisard. — Bonjour ma puce, dit-il d’une voix un peu voilée.

Puis il s’empara du lourd sac de Mathilde, qui le gratifia d’un léger signe de tête. Visiblement, elle méprisait de toute sa hauteur ce père abusif – transformé pour l’heure en stupide bourricot. Et tiens, elle espérait bien que le poids des bagages allait lui décoller les bras du corps, à cet égoïste qui osait la priver de son amoureux.— Si tu n’es pas d’humeur à dire bonjour, tu n’as qu’à porter tes affaires toi-même, la sermonna Monsieur Puisard.

Mathilde lui arracha ses affaires des mains.— Je ne t’avais rien demandé. De toute façon, c’est toujours moi qui trinque.

Ses yeux bouffis et sa mine revêche parlaient mieux qu’un long discours. Elle n’était que chagrin et rancune.

Et voilà : elle n’était là que depuis cinq minutes, et déjà elle tapait sur les nerfs de son père.

Sylvie se faufila discrètement entre les jappements de Floriane et le désespoir agressif de Mathilde. Elle détestait les éclats de voix. Lestée d’un gros sac à dos que personne ne songeait à lui ôter, elle s’empiffrait comme à son habitude de gâteaux salés. Le rouge à lèvres maternel avait laissé sur sa joue pâle une parenthèse écarlate.

La famille s’empila dans la voiture. Floriane était très excitée. Elle insista pour s’installer près de la fenêtre mais Mathilde l’envoya promener d’un ton cassant – droit d’aînesse oblige.

Madame Puisard était aux anges. Elle savourait les éclats de voix qui lui parvenaient de la banquette arrière comme un

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écureuil grignote des noisettes. Ces cris lui étaient aussi plaisants qu’ils étaient odieux à son mari. Ce dernier mit le moteur en marche d’un geste impatient.— J’espère que tu as parlé aux examinateurs plus gentiment qu’à ta sœur, gronda-t-il en lui jetant un regard noir dans le rétroviseur.

La jeune fille ignora son père. Elle avait mieux à faire. Elle sortit de sa poche son téléphone portable et s’abîma dans la rédaction d’un message.

Jean-Baptiste cramponna son volant. Marie-Lise n’eut pas besoin de le regarder pour saisir qu’il était – déjà – hors de lui.

Floriane aussi l’avait compris. Elle s’était tue et attendait la suite des événements avec une curiosité peu charitable contre laquelle Sylvie luttait elle-même difficilement.— D’après ce que tu as dit, ton bac s’est bien passé ma chérie, hasarda Marie-Lise afin de calmer le jeu.

Hélas, elle semblait bien être la seule à vouloir désamorcer le conflit.— Ouais bof, répondit en effet Mathilde d’un ton qui suggérait qu’être ou ne pas être bachelière, telle n’était pas SA question.

A l’évidence, son bac et ses parents lui inspiraient un égal mépris.— Parle correctement à ta mère ! éclata Monsieur Puisard. Et puis range-moi ce portable…

Mathilde s’entêta avec un petit sourire satisfait. C’était son père qui la réduisait à ce moyen de communication frustrant, il n’avait qu’à en assumer les conséquences.

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Marie-Lise retint son souffle. Elle connaissait assez sa fille pour savoir qu’elle ne céderait pas. Elle espérait seulement que son aînée n’irait pas trop loin dans la provocation.

À l’arrière, le visage des deux sœurs exprimait clairement le souhait inverse.— Ce n’est pas ma faute si on est obligé de communiquer par SMS… lâcha finalement Mathilde. Ça ne serait pas arrivé sans ce déménagement débile.

Madame Puisard respira. La réaction de la jeune fille restait dans la limite du supportable, même si elle n’y mettait pas tout le respect souhaité. Ce qu’elle disait n’était pas si faux d’ailleurs, et JB aurait été bien inspiré de ne pas s’entêter. Mais il ne l’entendait visiblement pas de cette oreille et elle le sentit se crisper à ses côtés. Il lutta en silence quelques secondes pour finalement se résoudre à ravaler –temporairement- sa rage. Serrant les dents, il se concentra sur la conduite. — Ça va être chouette papa d’habiter au bord de la mer... lui sussura alors Floriane.

Elle avait passé les bras autour du cou de sa mère, de l’appui-tête et de la ceinture de sécurité et souriait tendrement à son père.

A l’arrière, Sylvie et Mathilde échangèrent un regard écœuré. Cette môme n’était qu’une sale lèche-botte… Elle ne perdait rien pour attendre.

Le gravier de la cour crissa enfin sous les pneus. Les filles virent se dresser devant elles un bâtiment rectangulaire aux fenêtres minuscules. — On dirait une prison, maugréa Mathilde.

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Monsieur Puisard se hâta de garer la voiture. Il était temps qu’il s’occupe de cette petite peste. Il saisit la jeune fille par le bras, l’extirpa de l’habitacle et lui arracha son portable. — Une prison, tu ne crois pas si bien dire.

Il traîna Mathilde au premier étage, ouvrit une chambre et la jeta sur le lit.— Bienvenue dans ta prison.

Mathilde se laissa tomber tel un paquet de linge sale. Puis elle réclama son téléphone.— Tu plaisantes j’espère ? Tu restes là. Et je ne veux plus t’entendre ! On va t’apprendre le respect ma petite.

La « petite » ne prit pas la peine de protester. Elle détestait son père. Elle détestait les lieux. Tout ici lui faisait horreur : la télé, le canapé et le fauteuil crapaud, crapaud comme son daron. Elle s’étendit sur le lit – à deux places - enfouit son visage dans l’oreiller de plume choisi par sa mère. Que son géniteur ne s’y trompe pas : malgré les apparences, elle n’était pas là. Il n’y avait que son enveloppe charnelle. Son esprit était avec Morgan et le vieux ne pouvait rien contre ça.

Jean-Baptiste referma la porte à clé. Il était content. Non seulement la gamine ne lui traînait plus dans les pattes, mais en plus elle ne pouvait plus parler à l’autre cloche. D’un pouce vengeur, il coupa le portable, l’empocha avec un sourire sardonique puis partit rejoindre sa femme.

Celle-ci effectuait le tour du propriétaire en compagnie des deux plus jeunes sangsues. Comme de juste, Sylvie suivait sans dire un mot. Accablée par les odeurs de moisi, elle s’effacait devant les autres, avec cet air de s’excuser de vivre qui horripilait tant son père. On ne pouvait jamais savoir ce que

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cette gamine bizarre pensait. Et d’ailleurs, pensait-elle seulement ?Une seule de ses filles possédait-elle cette faculté ?À regarder Floriane qui gambadait de pièce en pièce

comme un caniche, puis revenait se pendre aux jupes de sa maman et aux pantalons de son papa telle une tique, il en doutait.

Enfin… cette agitation forcenée avait au moins le mérite de mettre un peu de baume dans le cœur maternel. Il n’y avait plus qu’à espérer que ce tohu-bohu ne dure pas trop longtemps et qu’il puisse, enfin, se mettre à son roman breton.

Parvenu à ce point de sa réflexion, Jean-Baptiste fut tiré de ses pensées par le hurlement strident de sa femme : Floriane, qui rebondissait joyeusement depuis cinq minutes sur le lit de ses parents, venait de perdre l’équilibre et de s’ouvrir le front contre la table de chevet.

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